HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME TROISIÈME

 

LIVRE VINGT-SEPTIÈME.

 

 

21 juin. — Réunion de la commission de la chambre des représentants et des ministres. — Déclaration de la commission. — 22 juin. — Séance de la chambre des représentants. — Abdication de l'empereur. — Proposition de M. Dupin et de M. de Mourgens. — Adresse de la chambre des représentants à l'empereur. — Réponse de l'empereur. — Séance de la chambre des pairs. — Son adresse à l'empereur. — Réponse de l'empereur.

 

I

Pendant ces entretiens avec Benjamin Constant, où l'empereur semblait assister en philosophe et en spectateur, comme un autre Dioclétien au dépouillement de la majesté impériale sur lui-même, on délibérait son sort aux Tuileries. Les membres de la commission nommée lé matin par les deux chambres pour se concerter avec les ministres sur les mesures de salut public y étaient réunis. C'étaient Fouché, Davoust, Caulaincourt, Carnot, Cambacérès, Lanjuinais, La Fayette, Dupont de l'Eure, destiné depuis à présider au renversement de la monarchie qu'il n'avait point préméditée, et à la naissance de la seconde république Flaugergues, Grenier, Dupin, Boissy d'Anglas, toujours égal aux extrémités de la patrie ; Thibaudeau, aussi ennemi de la république que des Bourbons, et que cette double haine livrait à l'empereur.

Lucien, combattu entre les irrésolutions de son frère et l'ascendant croissant de La Fayette, fut faible, et montra des dispositions à transiger. La Fayette fut poli dans les termes, implacable dans les résolutions.

Les dangers s'accumulant avec les heures, l'absence de l'empereur, et son abattement déjà connu par les confidences de ses conseillers, adoucissaient les cœurs et les formes. Après une délibération nocturne, calme et assoupie comme la nuit, la commission décréta « Que le salut de la patrie exigeait des négociations tentées directement par les deux chambres avec les puissances alliées. »

C'était déposer l'empereur, non encore du trône, mais du gouvernement. Le temps se chargerait du reste. La Fayette, Lanjuinais, Fouché, osèrent demander plus, et se plaignirent de ce que la commission n'imposait pas textuellement, l'abdication.

 

II

Napoléon dormait, pendant que ses ennemis et ses propres ministres le déposaient ainsi aux Tuileries. On s'étonnait autour de lui de cette indifférence et de cette apathie. « Il ne domptait plus comme autrefois la fatigue ou le sommeil, disait Benjamin Constant, sa puissance d'action semblait à son terme. » Il se montra, à son réveil, mécontent, murmurant, aigri, mais non révolté contre ces résolutions. Il remettait tout à la merci de ses familiers, comme déchargé du poids de résolutions trop lourdes pour sa propre volonté.

La chambre des représentants et la chambre des pairs s'ouvrirent avec le jour. On y demandait à grands cris, et avant tout, la communication immédiate des délibérations prises la nuit par la commission des Tuileries. On s'étonnait de ne pas la recevoir. Cette lenteur paraissait aux esprits ombrageux l'indice d'une lutte engagée à l'Élysée contre la chambre., Elle n'était qu'une irrésolution de l'empereur. Dix mille hommes de différentes armes étaient entrés la nuit dans Paris, et relevaient ses espérances. Les faubourgs s'agitaient à son nom, les fédérés avaient devancé le lever du jour par groupes frémissants et nombreux sous ses fenêtres. Lucien, accouru au lever de son frère, énumérait lés ressources qui lui restaient encore Grouchy, échappé intact à la poursuite des Prussiens, rentré avec quarante mille hommes par Namur, et se rapprochant de Paris pour se joindre aux débris de Waterloo, ralliés par Ney et par Jérôme ; les dépôts de la garde impériale, fiers de leur nom, et incorruptibles aux efforts des chambres ; quinze ou vingt mille fédérés qu'on pouvait armer le jour même, et mêler aux troupes de ligne, sinon pour combattre l'ennemi, du moins pour dominer Paris. Il fallait, disait-il à Napoléon, quitter à l'heure même l'Élysée, halte indécise aux yeux de l'opinion entre l'empire et la déchéance, s'installer aux Tuileries, y convoquer le Conseil d'État et les ministres, ressaisir le gouvernement, ajourner les deux chambres. On retrouverait en elles cette obéissance ou cette lâcheté des assemblées insolentes envers qui les ménage, serviles devant qui les brave. Ces conseils de Lucien semblaient cette fois relever l'affaissement moral de Napoléon. On craignait autour de lui qu'il ne se réveillât par un coup d'audace. Mais déjà ses amis les plus dévoués la veille, Regnault de Saint-Jean d'Angély, Thibaudeau, son frère Joseph lui-même, étaient passés à des partis plus modérés, et avertissaient sous-main La Fayette et les meneurs de la chambre des fluctuations belliqueuses de l'Élysée. Joseph et ces conseillers de modération se flattaient d'une transaction entre l'ambition usée de Napoléon et l'opposition des chambres, transaction pour laquelle l'empereur abdiquerait en faveur de son fils, et donnerait à Joseph la régence et la tutelle du roi de Rome. On croyait à ce prix obtenir des puissances alliées la paix, des chambres la sanction, de la France l'abandon des Bourbons. Fouché et ses confidents berçaient de ces illusions dans les chambres et dans le conseil les partisans les plus compromis de Napoléon, et les détachaient ainsi eux-mêmes de sa cause en sauvant en apparence l'honneur et les intérêts du parti napoléonien. Manuel recevait le mot de cette diplomatie de Fouché. Il se chargeait d'endormir, à ce prix, les dernières palpitations de l'impérialisme et de l'énergie militaire dans la chambre et dans le peuple.

« L'abdication, disait Fouché devant l'empereur lui-même, concilie à la fois les intérêts de l'empereur, comme père, comme chef de dynastie, et les intérêts de la patrie découverte et désarmée par le désastre de Waterloo. Plus de prétexte à la guerre, et si les alliés, désintéressés par la retraite volontaire du seul homme qu'ils déclarent inconciliable avec le repos de l'Europe, continuent les hostilités, les chambres, révoltées de cette perfidie et de cet outrage à l'indépendance des nations, lèveront la France entière pour la cause de chaque citoyen. »

Caulaincourt et Maret, trop clairvoyants pour croire aux scrupules des alliés vainqueurs et à l'insurrection nationale pour un enfant captif de l'Autriche, mais trop politiques pour pousser l'empereur et la capitale à des extrémités de feu et de sang où tout périrait, même la patrie, se payaient de ces raisons, 'et autorisaient l'empereur à faiblir par leur faiblesse. Il se promenait a pas interrompus dans la salle du conseil, écoutant tout sans rien résoudre, tantôt approuvant d'un mot, tantôt réfutant d'un geste, et semblant chercher dans l'avis contradictoire de tous une décision qu'il ne trouvait pas en lui-même. Regnault de Saint-Jean d'Angély attendait en vain cette décision promise par lui aux députés pour la porter à la tribune. Elle ne sortait pas des lèvres de Napoléon.

Les représentants, lassés d'attente, usaient leur impatience dans des groupes disséminés, et dans des entretiens tumultueux où la lassitude se traduisait en-menaces et en invectives contre cet homme qui ne savait, disaient-ils, ni vaincre ; ni reconnaître sa défaite, ni oser, ni régner, ni tomber du trône. Le président Lanjuinais ne pouvait contenir la colère et les murmures. Il donna enfin à midi la parole au général Grenier, rapporteur de la commission des Tuileries. Ce général lut le rapport. On le trouva dérisoire dans un moment où les chambres avaient à prononcer entre le salut de la nation et les velléités d'un seul homme, obstacle, à la fois, à l'indépendance du sol et à la liberté de la représentation. Le rapporteur descend de la tribune sous les clameurs de la chambre irritée. Legrand, jeune représentant de la Creuse, y monte pour énumérer les dangers de la patrie. D'autres clameurs, parties des bancs impérialistes, l'en font descendre et l'accusent de semer les alarmes. Un autre député propose une déclaration aux puissances, portée par cinq commissaires négociateurs, et conçue dans des termes rassurants pour la paix de l'Europe. Duchesne ; représentant de l'Isère, veut déchirer le voile, et parle de Napoléon comme du seul obstacle aux négociations. Il allait conclure à l'abdication, quand Regnault de Saint-Jean d'Angély, averti par Lanjuinais de la nécessité de prévenir la déposition par la résignation volontaire et plus décente du trône, s'élance à la tribune, interrompt l'orateur, et annonce à la chambre qu'avant trois heures l'empereur s'expliquera par un message conforme à la pensée de tous.

On s'indigne contre ce délai, on dispute les heures et les minutes à celui à qui on n'a disputé ni la France, ni le trône, ni le sang de la patrie. « Nous n'avons qu'un parti à prendre, s'écrie Duchesne resté à la tribune, c'est d'engager l'empereur, au nom du salut de l'État, au nom de la patrie expirante, de déclarer son abdication. — Oui, oui, s'écrie-t-on dans toutes les parties de l'assemblée, qu'il abdique, s'il veut éviter qu'on le dépose ! — Attendez, dit Lanjuinais ; le salut de la patrie est dans le message que médite l'Empereur ! — Le salut de la patrie, réplique une voix tonnante, n'est que dans l'abdication ! » La Fayette se lève. « Si l'abdication temporise, je proposerai, dit-il, la déchéance. » Les applaudissements éclatent. Le général Solignac, un de ces hommes qui sentent la décence des scènes nationales et qui réservent leur dignité même aux vaincus, se jette en travers de cette impatience de La Fayette pour implorer encore une heure. On semble disposé à accorder ce répit à la fortune. La Fayette, Sébastiani, Dupin, Duchesne, Lacoste, Girod de l'Ain, Roy, Manuel, veulent à grands cris précipiter le dénouement. L'heure est accordée avec peine et la séance suspendue. L'heure n'était pas encore écoulée, que les représentants, les yeux attachés au cadran de la salle, se montraient du doigt la minute que l'aiguille allait franchir, et sommaient de la voix le président de rouvrir la délibération. « L'accusation ! l'accusation ! la mise hors la loi ! l'arrestation immédiate ! » criaient des voix sans pitié. Un billet confidentiel de Fouché à Manuel et communiqué par ce représentant à ses collègues annonça que l'empereur dictait en ce moment son abdication.

 

III

Napoléon, toujours irrésolu, comme nous l'avons vu la veille, la nuit et le matin, recevait depuis trois heures le double contre-coup des, récits qui lui arrivaient de la chambre et des nouvelles qu'il recevait de l'armée. Entouré de ses ministres, de ses conseillers intimes de ses frères, de la foule à distance qui entourait l'Élysée, et dont le sourd murmure arrivait jusque dans l'intérieur des salons, il ne cessait d'aller de son cabinet au jardin du jardin dans son cabinet, tantôt seul, tantôt avec un des confidents dont il écoutait tour à tour les inspirations. A chaque retour de ses pas perdus dans les allées de l'Élysée, chaque dépêche qu'il décachetait, à chaque interlocuteur nouveau qui arrivait de l'Assemblée et du camp, on s'attendait, autour de lui, à lui voir déclarer une résolution définitive. Il en déclarait mille contradictoires. Il lassait mille fois plus ainsi la fortune, ses conseillers, ses frères et lui-même par ses irrésolutions, qu'il ne les aurait lassés par une volonté une et énergique. « Vous le voyez, disait-il à ses ministres, rien n'est perdu, des troupes encore nombreuses me restent. » Il ordonnait à Davoust d'aller faire un rapport rassurant sur l'état de l'armée à la chambre, convaincu que ce tableau de sa force imposerait à l'Assemblée. « On ne m'a pas même écouté, lui disait tristement Davoust en rentrant à l'Élysée.

Enfin on lui annonce que la chambre ne lui donne plus qu'une heure. A cet outrage, lui qui a déjà tant de fois abdiqué en délibération et en paroles devant son conseil, s'indigne contre la sommation plus que contre la déchéance. « Eh quoi ! s'écria-t-il, de la violence ! Eh bien, puisqu'il en-est ainsi, je n'abdiquerai pas !... » A ces mots ses ministres, et Fouché surtout, tremblent que l'orgueil humilié ne lui rende l'énergie du désespoir. Ils se regardent. « Non, répéta-t-il, je n'abdique pas !... La chambre n'est qu'un ramas de Jacobins, d'ambitieux que j'aurais dû dénoncer à la nation et chasser !... Mais le temps que j'ai perdu peut se réparer. »

Ses conseillers se troublent. Regnault de Saint-Jean d'Angély, un des hommes qui laissent parler le plus le cœur dans les affaires, et dont l'attachement est le moins suspect à son maître, le conjure pathétiquement de faire trêve à des illusions mortelles, de ne pas entrer en lutte avec une assemblée qui montrera en lui l'unique obstacle à une paix devenue la nécessité et la passion.de la nation.

« Ne vous êtes-vous pas sacrifié une fois au salut commun en 1814 ? lui dit-il, sacrifiez-vous encore ! C'est le seul reproche digne de vous à vos revers et à votre pays ! — Est-ce que j'ai jamais refusé d'abdiquer ! réplique en murmurant l'empereur, mais je veux qu'on me laisse y songer en paix. Quand j'aurai abdiqué cependant, reprit-il, comme s'il se repentait déjà de cette concession forcée arrachée à son émotion, vous n'aurez plus d'armée, et dans huit jours l'ennemi sera à Paris ! » Son regard et son accent, en parlant ainsi, semblaient interroger les ministres et les généraux présents v cette lutte si obstinée, si prolongée et si indécise dans son âme. Les regards et les attitudes ne lui répondaient que par l'incrédulité et par l'abattement. Il reprenait ses promenades solitaires dans les allées les plus sombres de l'Élysée.

 

IV

Mais les cris de : « Napoléon hors la loi ! » répondaient déjà dans l'Assemblée aux derniers cris de : « Vive l'empereur ! » qui se fatiguaient sous les fenêtres de son palais à provoquer une énergie consumée en paroles. Lanjuinais lui envoya le commandant de la garde du palais législatif pour le supplier de hâter son message, s'il ne voulait pas que la chambre prononçât sa déposition et le décrétât d'accusation. Déjà les mesures étaient prises pour arrêter Napoléon, au milieu du faible groupe qui l'entourait, par les hommes résolus de la chambre, et les exécuteurs de cet ordre se tenaient prêts au premier signe dans les antichambres de l'Élysée. Une obstination aussi prolongée pouvait ensanglanter la scène. L'heure prenait le caractère sinistre des dépositions d'empereur à Rome. Entre un homme et un pays, le glaive pouvait trancher le nœud. Napoléon passa dans un cabinet écarté, à l'extrémité de l'aile gauche du palais, et, assisté de Lucien son frère, il dicta lentement, et en pesant tous les termes, sa dernière abdication.

« Français disait l'empereur, en commençant la guerre pour soutenir l'indépendance nationale, je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés, et sur le concours de toutes les autorités nationales. J'étais fondé à en espérer le succès, et j'avais bravé toutes les déclarations des puissances contre moi. Les circonstances me paraissent changées. Je m'offre en sacrifice à la haine des ennemis de la France ; puissent-ils être sincères dans leurs déclarations, et n'en avoir voulu réellement qu'à ma personne !

« Ma vie politique est terminée et je proclame mon fils, sous le titre de Napoléon Il, empereur des Français.

« Les ministres actuels formeront provisoirement le conseil de gouvernement. L'intérêt que je porte à mon fils m'engage à inviter les chambres à organiser sans délai la régence par une loi.

« Unissez-vous tous pour le salut public et pour rester une nation indépendante.

« NAPOLÉON.

« Palais de l'Élysée, 22 juin 1815. »

Son secrétaire, Fleury de Chaboulon, qui était allé chercher à l'île d'Elbe cette seconde fatalité d'une déchéance, reçut de la main de Napoléon le manuscrit de Lucien pour en faire plusieurs copies. Les copies que ce secrétaire remit, un instant après, à l'empereur portaient la trace de quelques gouttes de larmes. Napoléon les aperçut. Jetant au jeune homme, naguère confident de ses espérances, aujourd'hui de son humiliation, un regard plein de reproche à sa destinée « Ils l'ont voulu » dit-il rejetant ainsi, par une dernière consolation de l'orgueil, la témérité du retour et les conséquences de Waterloo sur un peuple qui n'avait provoqué ni son ambition ni son désastre.

 

V

Maret, en lisant l'acte d'abdication, parut craindre que les puissances ne fussent pas satisfaites des termes dans lesquels l'empereur déclarait qu'il descendait du trône. « Que voulez-vous dire ? répondit Napoléon. Que les alliés, répliqua Maret, exigeront peut-être la renonciation de vos frères à la couronne. Ah ! Maret, s'écria l'empereur, jaloux jusqu'au dernier moment des éventualités de sa dynastie, voulez-vous donc nous déshonorer tous ? » Napoléon, au moment où tout lui échappait, croyait encore avoir fondé un empire pour les collatéraux de l'humble maison de son père. Le génie ne préserve pas les grands hommes eux-mêmes des illusions et des petitesses de la médiocrité. Un enfant n'aurait pas espéré dans une pareille heure ce que Napoléon affectait d'attendre du destin. Il rentra, son abdication à la main, dans le grand cabinet du conseil et remit les deux copies à ses ministres. Fouché tenait enfin le fruit si longtemps disputé à son impatience. Il affecta la compassion, reçut l'acte en s'inclinant des mains de l'empereur, et le porta, suivi de Carnot, de Caulaincourt et des autres ministres, à l'Assemblée. Carnot et Caulaincourt, tout en reconnaissant la nécessité de cette capitulation suprême de l'empereur, restaient fidèles et attendris. Cette capitulation affranchissait leurs actes, non leurs cœurs. Ils portaient dans leur attitude et sur leur physionomie le deuil, l'un de l'indépendance de la France, l'autre du détrônement de son ami.

 

VI

Mais ces sentiments personnels de deuil et d'attendrissement pour l'homme ne pénétraient pas dans l'Assemblée ; ou du moins ils y étaient étouffés sous la crainte d'une dernière tentative de Napoléon pour ressaisir l'empire, sous ces ruines et sous la colère de la patrie trompée par ses promesses et par ses revers. Pendant que Napoléon discutait les termes et les formes de son abdication, les cris de déchéance se multipliaient dans la salle. Un de ces hommes que la mobilité et la sensibilité banale de leur âme jettent partout où il y a un mouvement du sort, un drame et des larmes, M. de Laborde, qui avait pleuré de bonne foi en serrant les mains de Louis XVIII à son départ des Tuileries, accourut de l'Assemblée à l'Élysée pour avertir, avec la même émotion, l'empereur que l'heure pressait, et qu'il fallait prévenir le vote de l'Assemblée, s'il ne voulait pas que ce vote fût un outrage. Laborde s'était croisé avec les ministres sans les reconnaître.

« Ils sont donc bien pressés s'écria avec humeur Napoléon dites-leur de s'apaiser, il y a un quart d'heure que je leur ai envoyé mon abdication. »

Fouché était déjà monté a la tribune, l'acte d'abdication à la main. La vue de cette feuille de papier qui contenait l'obéissance de l'empereur à la chambre et à la destinée calma tout. Il fut aisé à Fouché de se prévaloir lui-même de la compassion qu'un grand peuple doit à un grand homme et à un grand sacrifice. L'acte fut écouté en silence. Il y a des mots qui détendent en un moment les colères des hommes rassemblés. Mais il y a des hommes qui se jettent à propos, et avec une froide prévoyance des retours possibles, dans les événements, pour les achever et les constater par des actes irrévocables, légistes de la fortune qui changent en lois les décrets du sort. Tel fut ce jour-là M. Dupin.

Il s'élança à la tribune, une délibération tout écrite à la main, et proposa, de peur que l'auteur de l'abdication ne pût un jour la retirer, comme il avait fait de celle de Fontainebleau, d'accepter cette abdication par un vote authentique de la chambre, afin que deux parties, la nation et l'empereur, intervenant au contrat, l'une ne pût le retirer sans la participation de l'autre. M. Dupin, jeune et formaliste, ignorait encore que ce n'est pas la forme, mais la victoire ou le revers qui confirme ou qui révoque ces abdications d'empire. Il demanda la création d'une commission chargée de préparer une constitution nouvelle et de la faire jurer par le prince choisi par le peuple. Ce mot, qui indiquait aux derniers partisans de l'empire la pensée d'une autre dynastie, souleva des murmures auxquels les ennemis de l'empire.ne tenaient pas en ce moment à répondre. Les circonstances parlaient et agissaient assez vite pour eux. Un autre représentant, Mourgens, demanda que le trône fût déclaré vacant et que l'Assemblée se déclarât constituante. Nouveaux murmures dans les rangs dés adhérents de la dynastie de l'empereur. L'un d'eux veut qu'on lise l'article de l'acte du champ de mai qui proscrit à jamais les Bourbons du trône, afin de faire rougir la nation d'un si prompt désaveu d'elle-même. Lanjuinais s'y oppose sous prétexte que cet acte est assez connu.

Regnault de Saint-Jean d'Angély, retrouvant une ancienne éloquence souvent profanée par le servilisme de l'adulation, attendrit une dernière fois la tribune par le contraste entre la grandeur et l'abaissement de la fortune de son maître. Il évita habilement par des concessions oratoires les propositions de M. Dupin et de M. Mourgens, en admettant seulement la moitié de leurs décrets. La chambre, satisfaite de ce qu'elle avait conquis en une heure, vota, sur la demande de Regnault de Saint-Jean d'Angély, une adresse de respectueuse reconnaissance à l'empereur, portée à l'instant à l'Élysée par son président 'et ses secrétaires. Elle vota en outre la nomination d'une commission de cinq membres, choisis dans les deux chambres, pour exercer provisoirement le gouvernement et confirmer les ministres de Napoléon dans leurs fonctions. Les membres de la commission du gouvernement furent Carnot, Fouché et le général Grenier dans la chambre des députés ; dans la chambre des pairs, Quinette et Caulaincourt.

 

VII

Cependant l'empereur, laissé à sa solitude dans l'Élysée, à mesure que le pouvoir qui l'abandonnait passait aux chambres, aux commissions, à ses propres ministres, attendait, dans une résignation qui n'était pas sans retours et sans espérances, les actes de la représentation nationale envers lui. Averti de quart d'heure en quart d'heure par Lucien, Regnault et ses affidés, des émotions alternatives de l'Assemblée, il en recevait les contre-coups dans le fond de ses appartements et de ses jardins. Il ne cessait de s'y promener comme sur l'espace étroit d'où il observait les progrès et les revers de ses batailles, avec l'agitation inquiète d'un homme qui trompe la fièvre de l'âme par le mouvement du corps.

La nuit tombait, rien ne lui indiquait encore s'il la passerait libre et actif dans un palais ou dans la prison d'un souverain détrôné. Toutes ses pensées et toutes les pensées de ses frères se concentraient maintenant sur la déposition ou sur le maintien de son fils et de sa dynastie sur le trône. Il ne luttait plus que pour l'ambition de sa famille ou pour l'empire à sa postérité. Détrôné lui-même, il se croyait vainqueur encore, s'il empêchait la France de détrôner du moins son nom.

On lui annonça enfin la députation de la chambre des représentants. Elle était en grande partie composée de ses ennemis. Bien qu'elle déguisât le détrônement sous le respect, l'acte de lui apporter les remercîments de la France pour une abdication libératrice ressemblait plus à une dérision qu'à un hommage. Nul n'ignorait que cette abdication, contestée par lui et arrachée par les menaces de l'opinion, avait été conquise plus qu'obtenue, qu'elle était un sacrifice à la force plus qu'un sacrifice à la patrie. Lui-même, il le savait mieux que personne.

Maître néanmoins de sa physionomie et de son attitude, il prit avec grandeur le rôle que la nécessité lui donnait, et que le respect déguisé de la chambre lui permettait de prendre. Devant Lanjuinais, devant La Fayette, devant Fouché, laisser lire le ressentiment ou l'humiliation, c'était tomber deux fois. Il revêtit l'apparence de la résignation la plus volontaire et du patriotisme le plus désintéressé. Il se dépouilla de toute pompe, comme Dioclétien à Salone, et parla en homme que les événements ne touchent plus que par l'intérêt qu'il porte, du haut de sa gloire et du lointain de son exil, à son pays.

 

VIII

Seul, debout dans un salon mal éclairé, le visage impassible, quand Lanjuinais, suivi de ses collègues, eut été introduit et lui eut donné lecture de la déclaration honorifique et respectueuse de la chambre, il répondit avec la gravité d'accent et la lenteur méditative d'un homme qui cherche sans solennité ses expressions dans son cœur : « Je vous remercie à mon tour, dit-il à Lanjuinais, de vos sentiments je désire que mon abdication puisse faire le bonheur de la France ; mais je ne l'espère point, reprit-il avec une sévère incrédulité d'accent, je laisse l'État sans direction politique. Le temps perdu à me renverser, ajouta-t-il d'une voix de reproche et en regardant les républicains de la députation, aurait pu être employé à mettre la France en état d'écraser l'ennemi... Je recommande à la chambre de renforcer promptement les armées... » Triste décision d'un général qui venait de perdre les dernières armées de la France, et qui n'avait pu, en trois mois de dictature absolue, lever pour sa cause que quinze mille volontaires pour renforcer ses vieilles bandes. — « Qui veut la paix doit se préparer à la guerre. Ne mettez pas cette grande nation à la merci des étrangers ! » — Et l'ennemi était sur les pas de celui qui parlait ainsi, aux portes de Paris. « Craignez d'être déçus dans vos desseins, c'est là qu'est le danger ! » Comme si le danger dans une pareille conjoncture n'eût plus été dans l'invasion du sol découvert par lui à un million d'étrangers, mais dans une question de trône. « Dans quelque position que je me trouve, je serai toujours heureux si la France est heureuse. Je recommande mon fils à la France. J'espère qu'elle n'oubliera pas que je n'ai abdiqué que pour lui ! » — Mot paternel, mais personnel, qui démentait maladroitement tous les autres désintéressements du langage. « Je l'ai fait aussi, répéta-t-il cependant, ce grand sacrifice, pour le bien de la nation. » — Puis, se reprenant de nouveau pour mieux inculquer sa pensée vraie dans l'esprit de la France : « Ce n'est qu'avec ma dynastie que la France peut espérer d'être libre, heureuse et indépendante ! »

Le chef et le héros de cette dynastie parlait ainsi en remettant la France envahie, ravagée et asservie par les représailles de l'Europe, à une chambre de représentants qui n'avait d'option qu'entre la ruine du pays ou une capitulation avec la victoire. Napoléon ne songeait évidemment, dans un pareil moment, à tromper personne parmi ses ennemis ou parmi les patriotes impériaux qui l'écoutaient mais il songeait à la postérité que les séides de son despotisme devaient travailler trente ans à corrompre avec les textes qu'il leur préparait. Il avait le pressentiment de la puissance du sophisme sur les peuples. Il montra le génie de la divination des aberrations des partis. Il fut grand par son intelligence de notre petitesse, sublime par son mépris pour l'humanité.

Rien des inconséquences de ce discours n'échappa aux membres de la députation, ennemie respectueuse de Napoléon, qui l'entendirent. Aucun ne le releva. La convenance et l'infortune le défendaient. Ils baissèrent les yeux pour qu'il ne pût y lire ni un consentement, ni une réfutation de ces dernières plaintes que la victoire laisse aux vaincus. Ils se retirèrent en silence pour reporter ces paroles confuses et mieux rédigées à l'Assemblée. Elle se suspendit pendant la nuit pour laisser agir les heures et la commission du gouvernement.

 

IX

Mais la chambre des pairs, composée en plus grande masse des familiers de Napoléon, ne s'était pas suspendue. Une séance de nuit y disputait encore la couronne et l'empire à la nécessité. C'était là que les frères de l'empereur, Lucien, Joseph, Jérôme, son oncle le cardinal Fesch, ses anciens ministres, ses hauts dignitaires, ses conseillers d'État, ses ambassadeurs, ses généraux, ses courtisans, enrichis de dix ans de largesses et grandis de titres et de dotations, représentaient avant tout le parti désespéré de sa fortune. L'empereur comptait encore, non sur leur reconnaissance, il avait trop vicié le cœur humain pour fonder des espérances sur des vertus, mais sur des intérêts liés aux siens. Le détrônement de sa dynastie, c'était pour tous une déchéance personnelle. Ils avaient jeté leur sort dans le sien. La ratification de la chambre des pairs était constitutionnellement nécessaire à l'acte de la chambre des députés qui venait d'instituer un gouvernement national, au lieu d'un régime impérial, vœu secret de l'empereur et de sa famille. Cette famille venait protester et lutter.

 

X

Lucien, le plus intrépide, le plus éloquent et le moins impopulaire de tous les membres de cette cour, monta, à dix heures du soir, à la tribune. Il tenta de surprendre, par un vote d'acclamation et d'enthousiasme, ces hommes déjà énervés par le sentiment de l'affaissement du sol qui ne les portait plus, et dont le plus grand nombre ne pensait déjà qu'à se faire pardonner le 20 mars par la monarchie quelconque que la défaite de Waterloo leur imposerait. « Il s'agit, s'écria brusquement Lucien, à la manière des orateurs antiques, ou des tribuns de ta Convention et des clubs, parlant à un peuple qu'on enlève aisément de la voix et du geste, il s'agit de savoir ici si la France est une nation indépendante et libre L'empereur a abdiqué : « Vive l'empereur ! » c'est le cri de la France et de la monarchie tout interrègne est une anarchie. C'est la loi de l'État Que la chambre des pairs, qui a juré fidélité à, cette loi et à l'empereur, qui a renouvelé naguère son serment au champ de mai, déclare d'un mouvement spontané et unanime devant les Français et devant les étrangers qu'elle reconnaît Napoléon II pour empereur. J'en donne le premier l'exemple ! Je jure fidélité à l'empereur Napoléon II. »

Lucien avait cru parler à un peuple, il parlait à des courtisans. Son acclamation resta froide, isolée et sans écho sur ses lèvres. Sa scène préméditée de l'antiquité ou de la Révolution échoua dans un siècle blasé de drame et expérimenté de quinze ans de servitude. Des rires et des murmures éclatèrent et grondèrent contre son improvisation.

Un homme grave, sensible, respectueux envers le malheur, mais inflexible aux entraînements qui pouvaient perdre sa patrie, M.-de Pontécoulant, rompu depuis 1789 aux révolutions et aux assemblées, succéda à Lucien, et jeta le calme patriotique de sa parole mesurée sur la provocation intempestive de Lucien. a Ce que je n'aurais pas dit dans la prospérité de l'empereur, s'écria Pontécoulant, je le dis aujourd'hui que l'adversité l'a frappé. J'ai reçu de lui des bienfaits, des honneurs, je lui dois tout, je lui suis resté fidèle jusqu'à l'heure où il m'a délié de mes serments. Maison nous propose un acte inusité, une témérité sans délibération Qui êtes-vous, vous qui venez de parler ici ? Ce prince étranger est-il Français ? Il l'est peut-être par les talents et par les services qu'à une autre époque il a rendus à la liberté. Je veux bien, moi, le reconnaître pour Français. Mais la constitution le reconnaît-elle ? Non, elle ne voit en lui qu'un prince romain, et Rome ne fait plus partie du territoire depuis 1814. Que veut-il ? Qu'on proclame Napoléon II. Qui est Napoléon II ? Un enfant, un souverain captif à Vienne. Et c'est là le souverain que nous reconnaîtrions pour maître de la France ? Les sénatus-consultes déclarent un prince captif dénationalisé. Il -faudrait lui substituer une régence ; laquelle ? C'est ce que vous proclamerez ! »

« Continuer l'empire sans l'empereur le lendemain de Waterloo, dit Boissy d'Anglas, ce serait une démence ! En descendant du trône, l'empereur entraîne l'empire avec lui ! »

Le consentement général à ces paroles de Boissy d'Anglas et de Pontécoulant porta le désespoir dans l'âme du jeune soldat dont la complicité à Grenoble avait entraîné, par l'exemple, la défection de l'armée, la ruine de la patrie. Il ne lui restait pour cause que la cause de Napoléon. Sa chute entraînait sa renommée, son ambition, sa vie peut-être. Il s'agitait sur son banc, retenu en vain par lcs conseils de ses voisins plus désintéressés et plus froids que sa jeunesse. Il s'élança enfin à la tribune.

C'était Labédoyère. Le vertige de ses remords était lisible sur ses beaux traits. Les hommes sages de l'Assemblée déploraient sa présence à une tribune où ce jeune homme n'avait à choisir qu'entre l'aveu humiliant d'une défection militaire et' l'obstination insensée dans la perte de son pays. Il avait déjà parlé le matin en faveur de Napoléon II, refuge des bonapartistes vaincus.

 

XI

« L'abdication de Napoléon, dit-il avec l'accent de l'indignation injurieuse contre ses collègues, est nulle, je le déclare, si vous ne proclamez pas Napoléon II. » Des murmures d'incrédulité lui répondirent. « Eh ! qui donc s'y oppose ? reprit-il avec une attitude plus menaçante des adorateurs de tous les pouvoirs qui savent se détacher d'un monarque avec autant d'habileté qu'ils en montraient a le flatter ! » Il oubliait que lui-même s'était détaché des Bourbons, protecteurs de sa famille, après en avoir reçu faveur et grade. « Oui, je les ai vus, ces hommes, poursuivit-il au milieu des marques de dédain et d'inattention de ses collègues qu'il voulait rappeler au silence par l'injure ; je les ai vus ramper autour du trône aux pieds du souverain heureux ! Ils s'en éloignent quand il est tombé dans le malheur Ils repoussent Napoléon II parce qu'ils sont pressés de recevoir la loi des étrangers. à qui ils donnent déjà les noms d'alliés et d'amis ! » La chambre, soulevée à ces reproches, éclata d'indignation. « Eh bien ! je le déclare, poursuivit en s'animant davantage par la résistance le jeune, général, si Napoléon II n'est pas proclamé, l'empereur doit tirer l'épée ! Il se verra à la tête de cent mille hommes ! Tous les cœurs généreux viendront à lui. Il sera entouré de ces braves guerriers couverts de blessures et qui lui gardent encore la dernière goutte de leur sang ! » Puis, se tournant vers quelques généraux et maréchaux plus impassibles que lui et que sa pensée semblait désigner à la pensée publique : « Malheur, s'écria-t-il, à ces généraux vils qui l'ont déjà abandonné et qui peut-être méditent en ce moment de nouvelles trahisons ! » Le scandale de cette accusation de trahison dans la bouche d'un homme qui avait trahi lui-même ses devoirs gronda dans l'Assemblée. « La nation, continua Labédoyère, serait indigne de l'empereur, si elle l'abandonnait une seconde fois dans ses revers ! » A ces mots, on proteste de toutes parts contre ce prétendu abandon trop démenti par le sang de trente mille Français versé pour lui à Waterloo et coulant encore sous les remparts de Paris pour sa cause. « Quoi ! ne l'avons-nous pas déjà abandonné une fois ? répond le jeune homme étonné de ce démenti ne sommes-nous pas près de l'abandonner encore ? Quoi ! il y a quelques jours à peine que, en face de l'Europe, vous juriez de le défendre ! Où sont ces serments ? cette ivresse ? ces milliers d'électeurs organes, des volontés du peuple ? Napoléon les retrouvera si, comme je le demande, on déclare que tout Français qui désertera son drapeau sera jugé selon la rigueur des lois ! que son nom sera déclaré infâme sa maison rasée sa famille proscrite !... Alors plus de traîtres ! plus de ces manœuvres qui ont occasionné les dernières catastrophes et dont peut-être quelques auteurs siègent ici !... » Labédoyère faisait allusion de la pensée et du regard au maréchal Ney lui-même, qui, dans la séance du matin, avait consterné l'Assemblée et réfuté Labédoyère en avouant les désastres de Waterloo, comme si l'aveu des extrémités de la patrie eût été la réparation de sa défection à Lons-le-Saulnier et le préliminaire de sa réconciliation avec les Bourbons dont il avait montré le retour comme inévitable. Mais ces colères et ce délire de Labédoyère, invoquant les supplices sur les têtes des traîtres supposés, comme pour détourner la foudre de sa propre tête, faisaient bondir les uns de colère, les autres d'impatience, tous d'indignation.

Des cris unanimes invoquent contre lui la sévérité du président et la réparation de ses outrages. « Non, je n'écoute rien ! » répondit-il à ces cris. Valence, vieilli dans les camps, se lève pour lui donner un conseil paternel ; il refuse de l'entendre. Masséna, couvert de ses cheveux blancs, de ses victoires et de sa fidélité à la France, lui crie cc Jeune homme, vous vous oubliez vous-même ! Il se croit encore au corps de garde, » dit avec dédain le vieux Lameth, qui retrouve dans ces apostrophes les fureurs impuissantes de la Convention autrefois bravées par lui.

Labédoyère, dont la voix est étouffée par les soulèvements de la chambre, promène lentement son regard sur tous les membres de l'Assemblée. « Il est donc écrit, dit-il en recueillant toutes les forces de sa voix, qu'on n'entendra jamais ici que des voix basses ! » A cette injure collective l'Assemblée n'a qu'une âme, qu'une attitude, qu'un geste pour la repousser et pour la renvoyer en mépris à l'orateur. « Oui, répète-t-il avec une attitude de dédain et d'insolence qui aggrave son apostrophe, oui, depuis dix ans cette chambre n'a entendu que des voix avilies. »

Le tumulte interrompit de lui-même par son excès la délibération.

 

XII

Le comte de Ségur demande en termes plus polis et plus modérés que le gouvernement prenne le titre de régence. La nation semblait à ces hommes avoir tellement oublié ses propres titres qu'elle ne pourrait se gouverner que sous le nom d'un maître même absent Maret appuie Ségur dans l'intérêt de la dynastie qui les entraîne en s'écroulant. Lameth s'oppose à cette obstination de l'assujettissement de la patrie à une famille qui condamnait la patrie à s'ensevelir avec une dynastie. Le roi Joseph, à qui on a fait entrevoir le titre de régent, insiste en vain. Flahaut et Maret s'acharnent à cette hérédité qui sauve au moins le débris de la famille.

L'Assemblée ne décide rien que la nomination de deux membres pris dans son sein pour compléter le gouvernement provisoire.

La députation de la chambre des pairs, conduite par un des orateurs qui avaient le plus adulé l'empereur heureux, Lacépède, se présenta, au milieu de la nuit, aux portes de l'Élysée, pour annoncer à Napoléon que ses partisans mêmes l'abandonnaient, et que sa famille seule ou sa domesticité avait soutenu le principe de sa dynastie. La députation de la chambre des députés sortait à peine de ses appartements qu'elle se rencontra sur le seuil avec celle de la pairie. Ce fut le dernier coup aux espérances obstinées de Napoléon. Il avait foi dans l'éloquence de Lucien, dans le nombre de ses parents, de ses serviteurs, de ses courtisans qui remplissaient la chambre des pairs. Il croyait trouver là du moins un point d'appui légal contre la mobilité et l'indépendance de la chambre des représentants. Détrompé aux premiers mots de Lacépède, il déguisa mal sa colère. « Je n'ai abdiqué que pour mon fils, dit-il d'un ton menaçant en répétant les termes de son aide de camp Labédoyère ; si les chambres ne le proclamaient pas, mon abdication serait nulle Je resterais dans tous mes droits !... »

Ces droits d'un seul homme contestant face à face la disposition de soi-même à une nation étaient ceux qu'il avait pris par la main armée de quelques soldats le 18 brumaire, et repris le 20 mars par l'embauchement de l'armée. Mais la chambre des pairs, sortant elle-même de ces deux sources, ne pouvait lui opposer des droits plus saints ; elle l'écoutait en silence. « D'après la marche que l'on prend, ajouta-t-il, on ramènera les Bourbons !... Vous verserez bientôt des larmes de sang !... On se flatte d'obtenir le duc d'Orléans, mais les Anglais ne le veulent pas. D'Orléans lui-même voudrait-il monter sur le trône avant que la branche régnante eût abdiqué ?... Ce serait un usurpateur. »

Il discutait déjà avec la sourde et muette nécessité. Celui qui avait si souvent attesté le destin comme le droit suprême le subissait en murmurant à son tour. Le destin, c'était Waterloo, et le contre-coup inévitable d'une défaite sur un empire qui n'avait pour base, depuis le 20 mars, qu'une victoire de l'armée sur le peuple, vengée malheureusement pour la patrie par une défaite de l'armée par l'étranger. Le principe s'écroulait sous les conséquences. L'épée avait tout fait ; l'épée brisée, tout s'écroulait : empire, homme, nation.

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME