21 juin. — Réunion de
la commission de la chambre des représentants et des ministres. — Déclaration
de la commission. — 22 juin. — Séance de la chambre des représentants. —
Abdication de l'empereur. — Proposition de M. Dupin et de M. de Mourgens. —
Adresse de la chambre des représentants à l'empereur. — Réponse de
l'empereur. — Séance de la chambre des pairs. — Son adresse à l'empereur. —
Réponse de l'empereur.
I Pendant
ces entretiens avec Benjamin Constant, où l'empereur semblait assister en
philosophe et en spectateur, comme un autre Dioclétien au dépouillement de la
majesté impériale sur lui-même, on délibérait son sort aux Tuileries. Les
membres de la commission nommée lé matin par les deux chambres pour se
concerter avec les ministres sur les mesures de salut public y étaient
réunis. C'étaient Fouché, Davoust, Caulaincourt, Carnot, Cambacérès,
Lanjuinais, La Fayette, Dupont de l'Eure, destiné depuis à présider au
renversement de la monarchie qu'il n'avait point préméditée, et à la
naissance de la seconde république Flaugergues, Grenier, Dupin, Boissy
d'Anglas, toujours égal aux extrémités de la patrie ; Thibaudeau, aussi
ennemi de la république que des Bourbons, et que cette double haine livrait à
l'empereur. Lucien,
combattu entre les irrésolutions de son frère et l'ascendant croissant de La
Fayette, fut faible, et montra des dispositions à transiger. La Fayette fut
poli dans les termes, implacable dans les résolutions. Les
dangers s'accumulant avec les heures, l'absence de l'empereur, et son
abattement déjà connu par les confidences de ses conseillers, adoucissaient
les cœurs et les formes. Après une délibération nocturne, calme et assoupie
comme la nuit, la commission décréta « Que le salut de la patrie exigeait des
négociations tentées directement par les deux chambres avec les puissances
alliées. » C'était
déposer l'empereur, non encore du trône, mais du gouvernement. Le temps se
chargerait du reste. La Fayette, Lanjuinais, Fouché, osèrent demander plus,
et se plaignirent de ce que la commission n'imposait pas textuellement,
l'abdication. II Napoléon
dormait, pendant que ses ennemis et ses propres ministres le déposaient ainsi
aux Tuileries. On s'étonnait autour de lui de cette indifférence et de cette
apathie. « Il ne domptait plus comme autrefois la fatigue ou le sommeil,
disait Benjamin Constant, sa puissance d'action semblait à son terme. » Il se
montra, à son réveil, mécontent, murmurant, aigri, mais non révolté contre
ces résolutions. Il remettait tout à la merci de ses familiers, comme
déchargé du poids de résolutions trop lourdes pour sa propre volonté. La
chambre des représentants et la chambre des pairs s'ouvrirent avec le jour.
On y demandait à grands cris, et avant tout, la communication immédiate des
délibérations prises la nuit par la commission des Tuileries. On s'étonnait
de ne pas la recevoir. Cette lenteur paraissait aux esprits ombrageux
l'indice d'une lutte engagée à l'Élysée contre la chambre., Elle n'était
qu'une irrésolution de l'empereur. Dix mille hommes de différentes armes
étaient entrés la nuit dans Paris, et relevaient ses espérances. Les
faubourgs s'agitaient à son nom, les fédérés avaient devancé le lever du jour
par groupes frémissants et nombreux sous ses fenêtres. Lucien, accouru au
lever de son frère, énumérait lés ressources qui lui restaient encore
Grouchy, échappé intact à la poursuite des Prussiens, rentré avec quarante
mille hommes par Namur, et se rapprochant de Paris pour se joindre aux débris
de Waterloo, ralliés par Ney et par Jérôme ; les dépôts de la garde
impériale, fiers de leur nom, et incorruptibles aux efforts des chambres ;
quinze ou vingt mille fédérés qu'on pouvait armer le jour même, et mêler aux
troupes de ligne, sinon pour combattre l'ennemi, du moins pour dominer Paris.
Il fallait, disait-il à Napoléon, quitter à l'heure même l'Élysée, halte
indécise aux yeux de l'opinion entre l'empire et la déchéance, s'installer
aux Tuileries, y convoquer le Conseil d'État et les ministres, ressaisir le
gouvernement, ajourner les deux chambres. On retrouverait en elles cette
obéissance ou cette lâcheté des assemblées insolentes envers qui les ménage,
serviles devant qui les brave. Ces conseils de Lucien semblaient cette fois
relever l'affaissement moral de Napoléon. On craignait autour de lui qu'il ne
se réveillât par un coup d'audace. Mais déjà ses amis les plus dévoués la
veille, Regnault de Saint-Jean d'Angély, Thibaudeau, son frère Joseph
lui-même, étaient passés à des partis plus modérés, et avertissaient
sous-main La Fayette et les meneurs de la chambre des fluctuations
belliqueuses de l'Élysée. Joseph et ces conseillers de modération se
flattaient d'une transaction entre l'ambition usée de Napoléon et
l'opposition des chambres, transaction pour laquelle l'empereur abdiquerait
en faveur de son fils, et donnerait à Joseph la régence et la tutelle du roi
de Rome. On croyait à ce prix obtenir des puissances alliées la paix, des
chambres la sanction, de la France l'abandon des Bourbons. Fouché et ses
confidents berçaient de ces illusions dans les chambres et dans le conseil
les partisans les plus compromis de Napoléon, et les détachaient ainsi
eux-mêmes de sa cause en sauvant en apparence l'honneur et les intérêts du
parti napoléonien. Manuel recevait le mot de cette diplomatie de Fouché. Il
se chargeait d'endormir, à ce prix, les dernières palpitations de
l'impérialisme et de l'énergie militaire dans la chambre et dans le peuple. «
L'abdication, disait Fouché devant l'empereur lui-même, concilie à la fois
les intérêts de l'empereur, comme père, comme chef de dynastie, et les
intérêts de la patrie découverte et désarmée par le désastre de Waterloo.
Plus de prétexte à la guerre, et si les alliés, désintéressés par la retraite
volontaire du seul homme qu'ils déclarent inconciliable avec le repos de
l'Europe, continuent les hostilités, les chambres, révoltées de cette
perfidie et de cet outrage à l'indépendance des nations, lèveront la France
entière pour la cause de chaque citoyen. » Caulaincourt
et Maret, trop clairvoyants pour croire aux scrupules des alliés vainqueurs
et à l'insurrection nationale pour un enfant captif de l'Autriche, mais trop
politiques pour pousser l'empereur et la capitale à des extrémités de feu et
de sang où tout périrait, même la patrie, se payaient de ces raisons, 'et
autorisaient l'empereur à faiblir par leur faiblesse. Il se promenait a pas
interrompus dans la salle du conseil, écoutant tout sans rien résoudre,
tantôt approuvant d'un mot, tantôt réfutant d'un geste, et semblant chercher
dans l'avis contradictoire de tous une décision qu'il ne trouvait pas en
lui-même. Regnault de Saint-Jean d'Angély attendait en vain cette décision
promise par lui aux députés pour la porter à la tribune. Elle ne sortait pas
des lèvres de Napoléon. Les
représentants, lassés d'attente, usaient leur impatience dans des groupes
disséminés, et dans des entretiens tumultueux où la lassitude se traduisait
en-menaces et en invectives contre cet homme qui ne savait, disaient-ils, ni
vaincre ; ni reconnaître sa défaite, ni oser, ni régner, ni tomber du trône.
Le président Lanjuinais ne pouvait contenir la colère et les murmures. Il
donna enfin à midi la parole au général Grenier, rapporteur de la commission
des Tuileries. Ce général lut le rapport. On le trouva dérisoire dans un
moment où les chambres avaient à prononcer entre le salut de la nation et les
velléités d'un seul homme, obstacle, à la fois, à l'indépendance du sol et à
la liberté de la représentation. Le rapporteur descend de la tribune sous les
clameurs de la chambre irritée. Legrand, jeune représentant de la Creuse, y
monte pour énumérer les dangers de la patrie. D'autres clameurs, parties des
bancs impérialistes, l'en font descendre et l'accusent de semer les alarmes.
Un autre député propose une déclaration aux puissances, portée par cinq
commissaires négociateurs, et conçue dans des termes rassurants pour la paix
de l'Europe. Duchesne ; représentant de l'Isère, veut déchirer le voile, et
parle de Napoléon comme du seul obstacle aux négociations. Il allait conclure
à l'abdication, quand Regnault de Saint-Jean d'Angély, averti par Lanjuinais
de la nécessité de prévenir la déposition par la résignation volontaire et
plus décente du trône, s'élance à la tribune, interrompt l'orateur, et
annonce à la chambre qu'avant trois heures l'empereur s'expliquera par un
message conforme à la pensée de tous. On
s'indigne contre ce délai, on dispute les heures et les minutes à celui à qui
on n'a disputé ni la France, ni le trône, ni le sang de la patrie. « Nous
n'avons qu'un parti à prendre, s'écrie Duchesne resté à la tribune, c'est
d'engager l'empereur, au nom du salut de l'État, au nom de la patrie
expirante, de déclarer son abdication. — Oui, oui, s'écrie-t-on dans toutes
les parties de l'assemblée, qu'il abdique, s'il veut éviter qu'on le dépose !
— Attendez, dit Lanjuinais ; le salut de la patrie est dans le message que
médite l'Empereur ! — Le salut de la patrie, réplique une voix tonnante,
n'est que dans l'abdication ! » La Fayette se lève. « Si l'abdication
temporise, je proposerai, dit-il, la déchéance. » Les applaudissements
éclatent. Le général Solignac, un de ces hommes qui sentent la décence des
scènes nationales et qui réservent leur dignité même aux vaincus, se jette en
travers de cette impatience de La Fayette pour implorer encore une heure. On
semble disposé à accorder ce répit à la fortune. La Fayette, Sébastiani,
Dupin, Duchesne, Lacoste, Girod de l'Ain, Roy, Manuel, veulent à grands cris
précipiter le dénouement. L'heure est accordée avec peine et la séance
suspendue. L'heure n'était pas encore écoulée, que les représentants, les
yeux attachés au cadran de la salle, se montraient du doigt la minute que
l'aiguille allait franchir, et sommaient de la voix le président de rouvrir
la délibération. « L'accusation ! l'accusation ! la mise hors
la loi ! l'arrestation immédiate ! » criaient des voix sans
pitié. Un billet confidentiel de Fouché à Manuel et communiqué par ce
représentant à ses collègues annonça que l'empereur dictait en ce moment son
abdication. III Napoléon,
toujours irrésolu, comme nous l'avons vu la veille, la nuit et le matin,
recevait depuis trois heures le double contre-coup des, récits qui lui
arrivaient de la chambre et des nouvelles qu'il recevait de l'armée. Entouré
de ses ministres, de ses conseillers intimes de ses frères, de la foule à
distance qui entourait l'Élysée, et dont le sourd murmure arrivait jusque
dans l'intérieur des salons, il ne cessait d'aller de son cabinet au jardin
du jardin dans son cabinet, tantôt seul, tantôt avec un des confidents dont
il écoutait tour à tour les inspirations. A chaque retour de ses pas perdus
dans les allées de l'Élysée, chaque dépêche qu'il décachetait, à chaque
interlocuteur nouveau qui arrivait de l'Assemblée et du camp, on s'attendait,
autour de lui, à lui voir déclarer une résolution définitive. Il en déclarait
mille contradictoires. Il lassait mille fois plus ainsi la fortune, ses
conseillers, ses frères et lui-même par ses irrésolutions, qu'il ne les
aurait lassés par une volonté une et énergique. « Vous le voyez, disait-il à
ses ministres, rien n'est perdu, des troupes encore nombreuses me restent. »
Il ordonnait à Davoust d'aller faire un rapport rassurant sur l'état de
l'armée à la chambre, convaincu que ce tableau de sa force imposerait à l'Assemblée.
« On ne m'a pas même écouté, lui disait tristement Davoust en rentrant à
l'Élysée. Enfin
on lui annonce que la chambre ne lui donne plus qu'une heure. A cet outrage,
lui qui a déjà tant de fois abdiqué en délibération et en paroles devant son
conseil, s'indigne contre la sommation plus que contre la déchéance.
« Eh quoi ! s'écria-t-il, de la violence ! Eh bien, puisqu'il en-est
ainsi, je n'abdiquerai pas !... » A ces mots ses ministres, et Fouché
surtout, tremblent que l'orgueil humilié ne lui rende l'énergie du désespoir.
Ils se regardent. « Non, répéta-t-il, je n'abdique pas !... La chambre
n'est qu'un ramas de Jacobins, d'ambitieux que j'aurais dû dénoncer à la
nation et chasser !... Mais le temps que j'ai perdu peut se réparer. » Ses
conseillers se troublent. Regnault de Saint-Jean d'Angély, un des hommes qui
laissent parler le plus le cœur dans les affaires, et dont l'attachement est
le moins suspect à son maître, le conjure pathétiquement de faire trêve à des
illusions mortelles, de ne pas entrer en lutte avec une assemblée qui
montrera en lui l'unique obstacle à une paix devenue la nécessité et la
passion.de la nation. « Ne
vous êtes-vous pas sacrifié une fois au salut commun en 1814 ? lui dit-il,
sacrifiez-vous encore ! C'est le seul reproche digne de vous à vos revers et
à votre pays ! — Est-ce que j'ai jamais refusé d'abdiquer ! réplique en
murmurant l'empereur, mais je veux qu'on me laisse y songer en paix. Quand
j'aurai abdiqué cependant, reprit-il, comme s'il se repentait déjà de cette
concession forcée arrachée à son émotion, vous n'aurez plus d'armée, et dans
huit jours l'ennemi sera à Paris ! » Son regard et son accent, en
parlant ainsi, semblaient interroger les ministres et les généraux présents v
cette lutte si obstinée, si prolongée et si indécise dans son âme. Les
regards et les attitudes ne lui répondaient que par l'incrédulité et par
l'abattement. Il reprenait ses promenades solitaires dans les allées les plus
sombres de l'Élysée. IV Mais
les cris de : « Napoléon hors la loi ! » répondaient déjà dans
l'Assemblée aux derniers cris de : « Vive l'empereur ! » qui se
fatiguaient sous les fenêtres de son palais à provoquer une énergie consumée
en paroles. Lanjuinais lui envoya le commandant de la garde du palais
législatif pour le supplier de hâter son message, s'il ne voulait pas que la
chambre prononçât sa déposition et le décrétât d'accusation. Déjà les mesures
étaient prises pour arrêter Napoléon, au milieu du faible groupe qui
l'entourait, par les hommes résolus de la chambre, et les exécuteurs de cet
ordre se tenaient prêts au premier signe dans les antichambres de l'Élysée.
Une obstination aussi prolongée pouvait ensanglanter la scène. L'heure
prenait le caractère sinistre des dépositions d'empereur à Rome. Entre un
homme et un pays, le glaive pouvait trancher le nœud. Napoléon passa dans un
cabinet écarté, à l'extrémité de l'aile gauche du palais, et, assisté de
Lucien son frère, il dicta lentement, et en pesant tous les termes, sa dernière
abdication. « Français
disait l'empereur, en commençant la guerre pour soutenir l'indépendance
nationale, je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les
volontés, et sur le concours de toutes les autorités nationales. J'étais
fondé à en espérer le succès, et j'avais bravé toutes les déclarations des
puissances contre moi. Les circonstances me paraissent changées. Je m'offre
en sacrifice à la haine des ennemis de la France ; puissent-ils être sincères
dans leurs déclarations, et n'en avoir voulu réellement qu'à ma personne ! « Ma
vie politique est terminée et je proclame mon fils, sous le titre de Napoléon
Il, empereur des Français. « Les
ministres actuels formeront provisoirement le conseil de gouvernement.
L'intérêt que je porte à mon fils m'engage à inviter les chambres à organiser
sans délai la régence par une loi. «
Unissez-vous tous pour le salut public et pour rester une nation
indépendante. « NAPOLÉON. « Palais de l'Élysée, 22 juin 1815. » Son
secrétaire, Fleury de Chaboulon, qui était allé chercher à l'île d'Elbe cette
seconde fatalité d'une déchéance, reçut de la main de Napoléon le manuscrit
de Lucien pour en faire plusieurs copies. Les copies que ce secrétaire remit,
un instant après, à l'empereur portaient la trace de quelques gouttes de
larmes. Napoléon les aperçut. Jetant au jeune homme, naguère confident de ses
espérances, aujourd'hui de son humiliation, un regard plein de reproche à sa
destinée « Ils l'ont voulu » dit-il rejetant ainsi, par une dernière
consolation de l'orgueil, la témérité du retour et les conséquences de
Waterloo sur un peuple qui n'avait provoqué ni son ambition ni son désastre. V Maret,
en lisant l'acte d'abdication, parut craindre que les puissances ne fussent
pas satisfaites des termes dans lesquels l'empereur déclarait qu'il
descendait du trône. « Que voulez-vous dire ? répondit Napoléon. Que les
alliés, répliqua Maret, exigeront peut-être la renonciation de vos frères à
la couronne. Ah ! Maret, s'écria l'empereur, jaloux jusqu'au dernier moment
des éventualités de sa dynastie, voulez-vous donc nous déshonorer tous ? »
Napoléon, au moment où tout lui échappait, croyait encore avoir fondé un
empire pour les collatéraux de l'humble maison de son père. Le génie ne
préserve pas les grands hommes eux-mêmes des illusions et des petitesses de
la médiocrité. Un enfant n'aurait pas espéré dans une pareille heure ce que
Napoléon affectait d'attendre du destin. Il rentra, son abdication à la main,
dans le grand cabinet du conseil et remit les deux copies à ses ministres.
Fouché tenait enfin le fruit si longtemps disputé à son impatience. Il
affecta la compassion, reçut l'acte en s'inclinant des mains de l'empereur,
et le porta, suivi de Carnot, de Caulaincourt et des autres ministres, à
l'Assemblée. Carnot et Caulaincourt, tout en reconnaissant la nécessité de
cette capitulation suprême de l'empereur, restaient fidèles et attendris.
Cette capitulation affranchissait leurs actes, non leurs cœurs. Ils portaient
dans leur attitude et sur leur physionomie le deuil, l'un de l'indépendance
de la France, l'autre du détrônement de son ami. VI Mais
ces sentiments personnels de deuil et d'attendrissement pour l'homme ne
pénétraient pas dans l'Assemblée ; ou du moins ils y étaient étouffés sous la
crainte d'une dernière tentative de Napoléon pour ressaisir l'empire, sous
ces ruines et sous la colère de la patrie trompée par ses promesses et par
ses revers. Pendant que Napoléon discutait les termes et les formes de son
abdication, les cris de déchéance se multipliaient dans la salle. Un de ces
hommes que la mobilité et la sensibilité banale de leur âme jettent partout
où il y a un mouvement du sort, un drame et des larmes, M. de Laborde, qui
avait pleuré de bonne foi en serrant les mains de Louis XVIII à son départ
des Tuileries, accourut de l'Assemblée à l'Élysée pour avertir, avec la même
émotion, l'empereur que l'heure pressait, et qu'il fallait prévenir le vote
de l'Assemblée, s'il ne voulait pas que ce vote fût un outrage. Laborde
s'était croisé avec les ministres sans les reconnaître. « Ils
sont donc bien pressés s'écria avec humeur Napoléon dites-leur de s'apaiser,
il y a un quart d'heure que je leur ai envoyé mon abdication. » Fouché
était déjà monté a la tribune, l'acte d'abdication à la main. La vue de cette
feuille de papier qui contenait l'obéissance de l'empereur à la chambre et à
la destinée calma tout. Il fut aisé à Fouché de se prévaloir lui-même de la
compassion qu'un grand peuple doit à un grand homme et à un grand sacrifice.
L'acte fut écouté en silence. Il y a des mots qui détendent en un moment les
colères des hommes rassemblés. Mais il y a des hommes qui se jettent à
propos, et avec une froide prévoyance des retours possibles, dans les
événements, pour les achever et les constater par des actes irrévocables,
légistes de la fortune qui changent en lois les décrets du sort. Tel fut ce
jour-là M. Dupin. Il
s'élança à la tribune, une délibération tout écrite à la main, et proposa, de
peur que l'auteur de l'abdication ne pût un jour la retirer, comme il avait
fait de celle de Fontainebleau, d'accepter cette abdication par un vote
authentique de la chambre, afin que deux parties, la nation et l'empereur,
intervenant au contrat, l'une ne pût le retirer sans la participation de
l'autre. M. Dupin, jeune et formaliste, ignorait encore que ce n'est pas la
forme, mais la victoire ou le revers qui confirme ou qui révoque ces
abdications d'empire. Il demanda la création d'une commission chargée de
préparer une constitution nouvelle et de la faire jurer par le prince choisi
par le peuple. Ce mot, qui indiquait aux derniers partisans de l'empire la
pensée d'une autre dynastie, souleva des murmures auxquels les ennemis de
l'empire.ne tenaient pas en ce moment à répondre. Les circonstances parlaient
et agissaient assez vite pour eux. Un autre représentant, Mourgens, demanda
que le trône fût déclaré vacant et que l'Assemblée se déclarât constituante.
Nouveaux murmures dans les rangs dés adhérents de la dynastie de l'empereur.
L'un d'eux veut qu'on lise l'article de l'acte du champ de mai qui proscrit à
jamais les Bourbons du trône, afin de faire rougir la nation d'un si prompt
désaveu d'elle-même. Lanjuinais s'y oppose sous prétexte que cet acte est
assez connu. Regnault
de Saint-Jean d'Angély, retrouvant une ancienne éloquence souvent profanée
par le servilisme de l'adulation, attendrit une dernière fois la tribune par
le contraste entre la grandeur et l'abaissement de la fortune de son maître.
Il évita habilement par des concessions oratoires les propositions de M.
Dupin et de M. Mourgens, en admettant seulement la moitié de leurs décrets.
La chambre, satisfaite de ce qu'elle avait conquis en une heure, vota, sur la
demande de Regnault de Saint-Jean d'Angély, une adresse de respectueuse
reconnaissance à l'empereur, portée à l'instant à l'Élysée par son président
'et ses secrétaires. Elle vota en outre la nomination d'une commission de
cinq membres, choisis dans les deux chambres, pour exercer provisoirement le
gouvernement et confirmer les ministres de Napoléon dans leurs fonctions. Les
membres de la commission du gouvernement furent Carnot, Fouché et le général
Grenier dans la chambre des députés ; dans la chambre des pairs, Quinette et
Caulaincourt. VII Cependant
l'empereur, laissé à sa solitude dans l'Élysée, à mesure que le pouvoir qui
l'abandonnait passait aux chambres, aux commissions, à ses propres ministres,
attendait, dans une résignation qui n'était pas sans retours et sans
espérances, les actes de la représentation nationale envers lui. Averti de
quart d'heure en quart d'heure par Lucien, Regnault et ses affidés, des
émotions alternatives de l'Assemblée, il en recevait les contre-coups dans le
fond de ses appartements et de ses jardins. Il ne cessait de s'y promener
comme sur l'espace étroit d'où il observait les progrès et les revers de ses
batailles, avec l'agitation inquiète d'un homme qui trompe la fièvre de l'âme
par le mouvement du corps. La nuit
tombait, rien ne lui indiquait encore s'il la passerait libre et actif dans
un palais ou dans la prison d'un souverain détrôné. Toutes ses pensées et
toutes les pensées de ses frères se concentraient maintenant sur la
déposition ou sur le maintien de son fils et de sa dynastie sur le trône. Il
ne luttait plus que pour l'ambition de sa famille ou pour l'empire à sa
postérité. Détrôné lui-même, il se croyait vainqueur encore, s'il empêchait
la France de détrôner du moins son nom. On lui
annonça enfin la députation de la chambre des représentants. Elle était en
grande partie composée de ses ennemis. Bien qu'elle déguisât le détrônement
sous le respect, l'acte de lui apporter les remercîments de la France pour
une abdication libératrice ressemblait plus à une dérision qu'à un hommage.
Nul n'ignorait que cette abdication, contestée par lui et arrachée par les
menaces de l'opinion, avait été conquise plus qu'obtenue, qu'elle était un
sacrifice à la force plus qu'un sacrifice à la patrie. Lui-même, il le savait
mieux que personne. Maître
néanmoins de sa physionomie et de son attitude, il prit avec grandeur le rôle
que la nécessité lui donnait, et que le respect déguisé de la chambre lui
permettait de prendre. Devant Lanjuinais, devant La Fayette, devant Fouché,
laisser lire le ressentiment ou l'humiliation, c'était tomber deux fois. Il
revêtit l'apparence de la résignation la plus volontaire et du patriotisme le
plus désintéressé. Il se dépouilla de toute pompe, comme Dioclétien à Salone,
et parla en homme que les événements ne touchent plus que par l'intérêt qu'il
porte, du haut de sa gloire et du lointain de son exil, à son pays. VIII Seul,
debout dans un salon mal éclairé, le visage impassible, quand Lanjuinais,
suivi de ses collègues, eut été introduit et lui eut donné lecture de la
déclaration honorifique et respectueuse de la chambre, il répondit avec la
gravité d'accent et la lenteur méditative d'un homme qui cherche sans
solennité ses expressions dans son cœur : « Je vous remercie à mon
tour, dit-il à Lanjuinais, de vos sentiments je désire que mon abdication
puisse faire le bonheur de la France ; mais je ne l'espère point, reprit-il
avec une sévère incrédulité d'accent, je laisse l'État sans direction
politique. Le temps perdu à me renverser, ajouta-t-il d'une voix de reproche
et en regardant les républicains de la députation, aurait pu être employé à
mettre la France en état d'écraser l'ennemi... Je recommande à la chambre de
renforcer promptement les armées... » Triste décision d'un général qui venait
de perdre les dernières armées de la France, et qui n'avait pu, en trois mois
de dictature absolue, lever pour sa cause que quinze mille volontaires pour
renforcer ses vieilles bandes. — « Qui veut la paix doit se préparer à
la guerre. Ne mettez pas cette grande nation à la merci des étrangers ! »
— Et l'ennemi était sur les pas de celui qui parlait ainsi, aux portes de
Paris. « Craignez d'être déçus dans vos desseins, c'est là qu'est le danger ! »
Comme si le danger dans une pareille conjoncture n'eût plus été dans
l'invasion du sol découvert par lui à un million d'étrangers, mais dans une
question de trône. « Dans quelque position que je me trouve, je serai
toujours heureux si la France est heureuse. Je recommande mon fils à la
France. J'espère qu'elle n'oubliera pas que je n'ai abdiqué que pour lui ! »
— Mot paternel, mais personnel, qui démentait maladroitement tous les autres
désintéressements du langage. « Je l'ai fait aussi, répéta-t-il
cependant, ce grand sacrifice, pour le bien de la nation. » — Puis, se
reprenant de nouveau pour mieux inculquer sa pensée vraie dans l'esprit de la
France : « Ce n'est qu'avec ma dynastie que la France peut espérer
d'être libre, heureuse et indépendante ! » Le chef
et le héros de cette dynastie parlait ainsi en remettant la France envahie,
ravagée et asservie par les représailles de l'Europe, à une chambre de
représentants qui n'avait d'option qu'entre la ruine du pays ou une
capitulation avec la victoire. Napoléon ne songeait évidemment, dans un
pareil moment, à tromper personne parmi ses ennemis ou parmi les patriotes
impériaux qui l'écoutaient mais il songeait à la postérité que les séides de
son despotisme devaient travailler trente ans à corrompre avec les textes
qu'il leur préparait. Il avait le pressentiment de la puissance du sophisme
sur les peuples. Il montra le génie de la divination des aberrations des
partis. Il fut grand par son intelligence de notre petitesse, sublime par son
mépris pour l'humanité. Rien
des inconséquences de ce discours n'échappa aux membres de la députation,
ennemie respectueuse de Napoléon, qui l'entendirent. Aucun ne le releva. La
convenance et l'infortune le défendaient. Ils baissèrent les yeux pour qu'il
ne pût y lire ni un consentement, ni une réfutation de ces dernières plaintes
que la victoire laisse aux vaincus. Ils se retirèrent en silence pour
reporter ces paroles confuses et mieux rédigées à l'Assemblée. Elle se
suspendit pendant la nuit pour laisser agir les heures et la commission du gouvernement. IX Mais la
chambre des pairs, composée en plus grande masse des familiers de Napoléon,
ne s'était pas suspendue. Une séance de nuit y disputait encore la couronne
et l'empire à la nécessité. C'était là que les frères de l'empereur, Lucien,
Joseph, Jérôme, son oncle le cardinal Fesch, ses anciens ministres, ses hauts
dignitaires, ses conseillers d'État, ses ambassadeurs, ses généraux, ses
courtisans, enrichis de dix ans de largesses et grandis de titres et de
dotations, représentaient avant tout le parti désespéré de sa fortune.
L'empereur comptait encore, non sur leur reconnaissance, il avait trop vicié
le cœur humain pour fonder des espérances sur des vertus, mais sur des
intérêts liés aux siens. Le détrônement de sa dynastie, c'était pour tous une
déchéance personnelle. Ils avaient jeté leur sort dans le sien. La
ratification de la chambre des pairs était constitutionnellement nécessaire à
l'acte de la chambre des députés qui venait d'instituer un gouvernement
national, au lieu d'un régime impérial, vœu secret de l'empereur et de sa
famille. Cette famille venait protester et lutter. X Lucien,
le plus intrépide, le plus éloquent et le moins impopulaire de tous les
membres de cette cour, monta, à dix heures du soir, à la tribune. Il tenta de
surprendre, par un vote d'acclamation et d'enthousiasme, ces hommes déjà
énervés par le sentiment de l'affaissement du sol qui ne les portait plus, et
dont le plus grand nombre ne pensait déjà qu'à se faire pardonner le 20 mars
par la monarchie quelconque que la défaite de Waterloo leur imposerait. « Il
s'agit, s'écria brusquement Lucien, à la manière des orateurs antiques, ou
des tribuns de ta Convention et des clubs, parlant à un peuple qu'on enlève
aisément de la voix et du geste, il s'agit de savoir ici si la France est une
nation indépendante et libre L'empereur a abdiqué : « Vive
l'empereur ! » c'est le cri de la France et de la monarchie tout
interrègne est une anarchie. C'est la loi de l'État Que la chambre des pairs,
qui a juré fidélité à, cette loi et à l'empereur, qui a renouvelé naguère son
serment au champ de mai, déclare d'un mouvement spontané et unanime devant
les Français et devant les étrangers qu'elle reconnaît Napoléon II pour
empereur. J'en donne le premier l'exemple ! Je jure fidélité à l'empereur
Napoléon II. » Lucien
avait cru parler à un peuple, il parlait à des courtisans. Son acclamation
resta froide, isolée et sans écho sur ses lèvres. Sa scène préméditée de
l'antiquité ou de la Révolution échoua dans un siècle blasé de drame et
expérimenté de quinze ans de servitude. Des rires et des murmures éclatèrent
et grondèrent contre son improvisation. Un
homme grave, sensible, respectueux envers le malheur, mais inflexible aux
entraînements qui pouvaient perdre sa patrie, M.-de Pontécoulant, rompu
depuis 1789 aux révolutions et aux assemblées, succéda à Lucien, et jeta le
calme patriotique de sa parole mesurée sur la provocation intempestive de
Lucien. a Ce que je n'aurais pas dit dans la prospérité de l'empereur,
s'écria Pontécoulant, je le dis aujourd'hui que l'adversité l'a frappé. J'ai
reçu de lui des bienfaits, des honneurs, je lui dois tout, je lui suis resté
fidèle jusqu'à l'heure où il m'a délié de mes serments. Maison nous propose
un acte inusité, une témérité sans délibération Qui êtes-vous, vous qui venez
de parler ici ? Ce prince étranger est-il Français ? Il l'est peut-être par
les talents et par les services qu'à une autre époque il a rendus à la
liberté. Je veux bien, moi, le reconnaître pour Français. Mais la
constitution le reconnaît-elle ? Non, elle ne voit en lui qu'un prince
romain, et Rome ne fait plus partie du territoire depuis 1814. Que veut-il ?
Qu'on proclame Napoléon II. Qui est Napoléon II ? Un enfant, un souverain
captif à Vienne. Et c'est là le souverain que nous reconnaîtrions pour maître
de la France ? Les sénatus-consultes déclarent un prince captif
dénationalisé. Il -faudrait lui substituer une régence ; laquelle ? C'est ce
que vous proclamerez ! » « Continuer
l'empire sans l'empereur le lendemain de Waterloo, dit Boissy d'Anglas, ce
serait une démence ! En descendant du trône, l'empereur entraîne l'empire
avec lui ! » Le
consentement général à ces paroles de Boissy d'Anglas et de Pontécoulant
porta le désespoir dans l'âme du jeune soldat dont la complicité à Grenoble
avait entraîné, par l'exemple, la défection de l'armée, la ruine de la
patrie. Il ne lui restait pour cause que la cause de Napoléon. Sa chute
entraînait sa renommée, son ambition, sa vie peut-être. Il s'agitait sur son
banc, retenu en vain par lcs conseils de ses voisins plus désintéressés et
plus froids que sa jeunesse. Il s'élança enfin à la tribune. C'était
Labédoyère. Le vertige de ses remords était lisible sur ses beaux traits. Les
hommes sages de l'Assemblée déploraient sa présence à une tribune où ce jeune
homme n'avait à choisir qu'entre l'aveu humiliant d'une défection militaire
et' l'obstination insensée dans la perte de son pays. Il avait déjà parlé le
matin en faveur de Napoléon II, refuge des bonapartistes vaincus. XI «
L'abdication de Napoléon, dit-il avec l'accent de l'indignation injurieuse
contre ses collègues, est nulle, je le déclare, si vous ne proclamez pas
Napoléon II. » Des murmures d'incrédulité lui répondirent. « Eh ! qui donc
s'y oppose ? reprit-il avec une attitude plus menaçante des adorateurs de
tous les pouvoirs qui savent se détacher d'un monarque avec autant d'habileté
qu'ils en montraient a le flatter ! » Il oubliait que lui-même s'était
détaché des Bourbons, protecteurs de sa famille, après en avoir reçu faveur
et grade. « Oui, je les ai vus, ces hommes, poursuivit-il au milieu des
marques de dédain et d'inattention de ses collègues qu'il voulait rappeler au
silence par l'injure ; je les ai vus ramper autour du trône aux pieds du
souverain heureux ! Ils s'en éloignent quand il est tombé dans le malheur Ils
repoussent Napoléon II parce qu'ils sont pressés de recevoir la loi des
étrangers. à qui ils donnent déjà les noms d'alliés et d'amis ! » La chambre,
soulevée à ces reproches, éclata d'indignation. « Eh bien ! je le
déclare, poursuivit en s'animant davantage par la résistance le jeune,
général, si Napoléon II n'est pas proclamé, l'empereur doit tirer l'épée ! Il
se verra à la tête de cent mille hommes ! Tous les cœurs généreux viendront à
lui. Il sera entouré de ces braves guerriers couverts de blessures et qui lui
gardent encore la dernière goutte de leur sang ! » Puis, se tournant vers
quelques généraux et maréchaux plus impassibles que lui et que sa pensée
semblait désigner à la pensée publique : « Malheur, s'écria-t-il, à
ces généraux vils qui l'ont déjà abandonné et qui peut-être méditent en ce
moment de nouvelles trahisons ! » Le scandale de cette accusation de trahison
dans la bouche d'un homme qui avait trahi lui-même ses devoirs gronda dans l'Assemblée.
« La nation, continua Labédoyère, serait indigne de l'empereur, si elle
l'abandonnait une seconde fois dans ses revers ! » A ces mots, on proteste de
toutes parts contre ce prétendu abandon trop démenti par le sang de trente
mille Français versé pour lui à Waterloo et coulant encore sous les remparts
de Paris pour sa cause. « Quoi ! ne l'avons-nous pas déjà abandonné une fois
? répond le jeune homme étonné de ce démenti ne sommes-nous pas près de
l'abandonner encore ? Quoi ! il y a quelques jours à peine que, en face de
l'Europe, vous juriez de le défendre ! Où sont ces serments ? cette ivresse ?
ces milliers d'électeurs organes, des volontés du peuple ? Napoléon les
retrouvera si, comme je le demande, on déclare que tout Français qui
désertera son drapeau sera jugé selon la rigueur des lois ! que son nom sera
déclaré infâme sa maison rasée sa famille proscrite !... Alors plus de
traîtres ! plus de ces manœuvres qui ont occasionné les dernières
catastrophes et dont peut-être quelques auteurs siègent ici !... »
Labédoyère faisait allusion de la pensée et du regard au maréchal Ney lui-même,
qui, dans la séance du matin, avait consterné l'Assemblée et réfuté
Labédoyère en avouant les désastres de Waterloo, comme si l'aveu des
extrémités de la patrie eût été la réparation de sa défection à
Lons-le-Saulnier et le préliminaire de sa réconciliation avec les Bourbons
dont il avait montré le retour comme inévitable. Mais ces colères et ce
délire de Labédoyère, invoquant les supplices sur les têtes des traîtres
supposés, comme pour détourner la foudre de sa propre tête, faisaient bondir
les uns de colère, les autres d'impatience, tous d'indignation. Des
cris unanimes invoquent contre lui la sévérité du président et la réparation
de ses outrages. « Non, je n'écoute rien ! » répondit-il à ces cris.
Valence, vieilli dans les camps, se lève pour lui donner un conseil paternel
; il refuse de l'entendre. Masséna, couvert de ses cheveux blancs, de ses
victoires et de sa fidélité à la France, lui crie cc Jeune homme, vous vous oubliez
vous-même ! Il se croit encore au corps de garde, » dit avec dédain le vieux
Lameth, qui retrouve dans ces apostrophes les fureurs impuissantes de la
Convention autrefois bravées par lui. Labédoyère,
dont la voix est étouffée par les soulèvements de la chambre, promène
lentement son regard sur tous les membres de l'Assemblée. « Il est donc
écrit, dit-il en recueillant toutes les forces de sa voix, qu'on n'entendra
jamais ici que des voix basses ! » A cette injure collective l'Assemblée n'a
qu'une âme, qu'une attitude, qu'un geste pour la repousser et pour la
renvoyer en mépris à l'orateur. « Oui, répète-t-il avec une attitude de
dédain et d'insolence qui aggrave son apostrophe, oui, depuis dix ans cette
chambre n'a entendu que des voix avilies. » Le
tumulte interrompit de lui-même par son excès la délibération. XII Le
comte de Ségur demande en termes plus polis et plus modérés que le
gouvernement prenne le titre de régence. La nation semblait à ces hommes
avoir tellement oublié ses propres titres qu'elle ne pourrait se gouverner
que sous le nom d'un maître même absent Maret appuie Ségur dans l'intérêt de
la dynastie qui les entraîne en s'écroulant. Lameth s'oppose à cette
obstination de l'assujettissement de la patrie à une famille qui condamnait
la patrie à s'ensevelir avec une dynastie. Le roi Joseph, à qui on a fait
entrevoir le titre de régent, insiste en vain. Flahaut et Maret s'acharnent à
cette hérédité qui sauve au moins le débris de la famille. L'Assemblée
ne décide rien que la nomination de deux membres pris dans son sein pour
compléter le gouvernement provisoire. La
députation de la chambre des pairs, conduite par un des orateurs qui avaient
le plus adulé l'empereur heureux, Lacépède, se présenta, au milieu de la
nuit, aux portes de l'Élysée, pour annoncer à Napoléon que ses partisans
mêmes l'abandonnaient, et que sa famille seule ou sa domesticité avait
soutenu le principe de sa dynastie. La députation de la chambre des députés
sortait à peine de ses appartements qu'elle se rencontra sur le seuil avec
celle de la pairie. Ce fut le dernier coup aux espérances obstinées de
Napoléon. Il avait foi dans l'éloquence de Lucien, dans le nombre de ses
parents, de ses serviteurs, de ses courtisans qui remplissaient la chambre
des pairs. Il croyait trouver là du moins un point d'appui légal contre la
mobilité et l'indépendance de la chambre des représentants. Détrompé aux
premiers mots de Lacépède, il déguisa mal sa colère. « Je n'ai abdiqué que
pour mon fils, dit-il d'un ton menaçant en répétant les termes de son aide de
camp Labédoyère ; si les chambres ne le proclamaient pas, mon abdication
serait nulle Je resterais dans tous mes droits !... » Ces
droits d'un seul homme contestant face à face la disposition de soi-même à
une nation étaient ceux qu'il avait pris par la main armée de quelques
soldats le 18 brumaire, et repris le 20 mars par l'embauchement de l'armée.
Mais la chambre des pairs, sortant elle-même de ces deux sources, ne pouvait
lui opposer des droits plus saints ; elle l'écoutait en silence. « D'après la
marche que l'on prend, ajouta-t-il, on ramènera les Bourbons !... Vous
verserez bientôt des larmes de sang !... On se flatte d'obtenir le duc
d'Orléans, mais les Anglais ne le veulent pas. D'Orléans lui-même voudrait-il
monter sur le trône avant que la branche régnante eût abdiqué ?... Ce serait
un usurpateur. » Il
discutait déjà avec la sourde et muette nécessité. Celui qui avait si souvent
attesté le destin comme le droit suprême le subissait en murmurant à son
tour. Le destin, c'était Waterloo, et le contre-coup inévitable d'une défaite
sur un empire qui n'avait pour base, depuis le 20 mars, qu'une victoire de
l'armée sur le peuple, vengée malheureusement pour la patrie par une défaite
de l'armée par l'étranger. Le principe s'écroulait sous les conséquences.
L'épée avait tout fait ; l'épée brisée, tout s'écroulait : empire, homme,
nation. FIN DU TROISIÈME VOLUME
|