HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME TROISIÈME

 

LIVRE VINGT-SIXIÈME.

 

 

Halte de Napoléon à Philippeville. — Dépêches au conseil des ministres. — Lettre à son frère Joseph. — Il quitte Philippeville et s'arrête à Rocroy. — Délibération de l'état-major de l'empereur à Rocroy. — Arrivée de Napoléon à Laon. — Bulletin de la bataille de Waterloo. — Disposition des esprits à Paris. — Impression de Paris à la nouvelle de la défaite. — Arrivée de Napoléon à Paris. — 20 juin, Napoléon à l'Élysée. — Entrevue de Napoléon avec Caulaincourt et avec ses frères. — Conseil des ministres. — 21 juin. — Intrigues de Fouché. — Attitude de La Fayette. — Son discours à la chambre des représentants. — Adoption de ses propositions par la chambre. — Résistance de l'empereur. — La chambre nomme une commission chargée de la protéger. — Proposition de Sébastiani. — Appréhensions de la chambre. — Concours du peuple autour de l'Élysée. — Napoléon et Lucien. — Irrésolution de l'empereur. — Message de l'empereur aux chambres. — Séances des deux chambres. — Conseils de Lucien à Napoléon. — Abattement de Napoléon. — Intervention de Benjamin Constant entre les chambres et Napoléon. — Son entrevue avec l'empereur à l'Élysée.

 

I

Napoléon s'arrêta quelques instants à Philippeville pour donner, de là, des ordres de ralliement aux lieutenants qu'il avait laissés derrière lui, au hasard de la déroute et de la poursuite. Il fut rejoint dans cette courte halte par Maret, son secrétaire d'État, et par les secrétaires de son cabinet échappés avec peine du champ de bataille. Ses voitures, ses portefeuilles, ses vêtements impériaux étaient tombés aux mains de Blücher. Il ne put retenir ses larmes en revoyant Maret, le vieux témoin de sa prospérité, aujourd'hui de sa détresse. Son antique impassibilité de visage était brisée par la rapidité et par la masse des revers. Le souverain avait disparu, l'homme se montrait et ne rougissait point de se montrer inégal à l'excès de son infortune. Cet attendrissement sur lui-même ne le dégradait pas aux yeux de Maret, de Bertrand, de ses affidés intimes. La nature, en éclatant, se fait respecter jusque dans ses faiblesses. Il y avait plus de grandeur dans cet aveu de sa condition humaine que dans l'affectation hypocrite de stoïcisme dont il s'était si longtemps décoré, et qui, en endurcissant le visage, ne masquait pas le cœur, déconcertait l'intérêt et repoussait la pitié. C'étaient les larmes d'Achille.

 

II

Il s'enferma un moment avec le même secrétaire qui était, venu, quatre mois auparavant, le provoquer à l'île d'Elbe à la conquête de l'empire et lui promettre l'enthousiasme de la France et la victoire sur l'Europe. Ces deux hommes n'osaient s'avouer l'un à l'autre leur repentir. Ils s'obstinaient à la lutte, quoique abattus et désarmés. Napoléon dicta rapidement deux dépêches à son confident. La première était adressée à son conseil des ministres à Paris, sorte de bulletin plein de réticences, de demi-aveux, de confusion volontaire dans les faits et dans les résultats de la journée qui accusaient un revers, sans confesser encore un désespoir. Les termes de ce récit étaient calculés pour provoquer l'énergie de ses ministres dans les mesures extrêmes destinées à réparer cette ruine, en intimidant toutefois encore Fouché, La Fayette, Manuel, les républicains ou les royalistes de la chambre par l'apparence d'une armée qui n'existait plus, et par la continuation d'une campagne désormais impossible.

La seconde, toute confidentielle à son frère Joseph, déchirait le voile, avouait le désastre, épanchait le désespoir dans le sein de la confidence de famille, faisait appel à ce dévouement domestique et fraternel que l'homme déchu retrouve au moment suprême dans ses proches, liés à sa grandeur ou à sa ruine par un intérêt commun autant que par le cœur. Napoléon avait assez grandi ses frères dans sa prospérité pour avoir le droit de les co-ïntéresser à ses désastres. Il y avait de la sincérité et de la tendresse dans cette lettre le malheur amollit l'accent. En finissant, Napoléon cependant essayait, de bonne foi ou avec artifice, de se faire illusion à lui-même pour rendre le courage de cette illusion à son frère !

« Tout n'est peut-être pas perdu, lui disait-il ; je suppose qu'en ralliant mes forces il me restera cent cinquante mille hommes. Les fédérés m'en fourniront cent mille, mes dépôts cinquante mille ; j'aurai donc trois cent mille soldats à opposer immédiatement à l'ennemi. J'attellerai l'artillerie avec les chevaux de luxe, je lèverai cent mille conscrits, je les armerai avec les fusils des royalistes et des lâches, je ferai lever en masse le Dauphiné, le Lyonnais, la Bourgogne, la Lorraine, la Champagne ; mais il faut qu'on m'aide et qu'on ne m'étourdisse pas ! Je vais à Laon, j'y trouverai sans doute des forces. Je n'ai pas entendu parler de Grouchy ; s'il n'est pas pris, je puis avoir en trois jours cinquante mille combattants sous la main ; avec cela j'occuperai l'ennemi, je donnerai à Paris et à la France le temps de faire leur devoir. Tout peut se réparer encore ! Écrivez-moi l'impression que cet horrible désastre aura produit dans la chambre. Je crois que les députés se pénétreront de leur devoir dans cette grave circonstance et qu'ils se réuniront à moi pour sauver la France ! Préparez-les à me seconder dignement »

Puis, saisissant la plume de la main de son secrétaire, il ajouta de sa main au bas de cette lettre : « Du courage et de la fermeté

« NAPOLÉON. »

 

III

Cette lettre était l'artifice suprême du désespoir qui prodigue l'illusion pour soutenir quelques heures de plus la défaillance d'un parti, ou elle était le délire de l'illusion qui se caresse elle-même de ses derniers songes pour se dérober l'abîme ouvert des réalités. Il parlait de trois cent mille hommes réunis en quelques jours à Paris, de cent cinquante mille hommes de son armée, de cent mille fédérés, de cent mille jeunes soldats, d'une artillerie équipée et attelée avec les chevaux de luxe, et il n'avait pas même un bataillon pour couvrir sa halte à Charleroi. Il ignorait si Grouchy existait encore, si Ney était mort, prisonnier ou fugitif sur les plateaux de Waterloo ; si Suchet et Lecourbe n'étaient pas déjà submergés avec leur poignée de volontaires et de vétérans par les Autrichiens et les Russes. Les cent mille fédérés dont il n'avait pas osé armer un seul homme n'étaient qu'une multitude ondoyante dans les faubourgs d'une capitale, attachée aux pavés, puissante pour l'émeute et pour les vociférations, inhabile à se discipliner et à combattre en campagne. Ce Paris et cette France, ces provinces levées en masse, ne lui avaient donné en 1814, dans sa lutte désespérée, que quelques centaines d'hommes groupés en corps francs dans les montagnes, et à son retour de l'île d'Elbe que quelques chants patriotiques et quelques cris d'encouragement à l'expulsion des Bourbons. La chambre des députés le faisait trembler, même avant la bataille, par son attitude ; que serait-ce après la défaite ? Ses propres ministres le marchandaient et le vendaient encore puissant ; qu'allaient-ils faire, vaincu ? Il ne leur restait qu'à le livrer. Ces mesures extrêmes de levée en masse de la patrie eussent-elles été possibles dans la disposition des esprits et dans la désaffection générale des cœurs, il fallait des mois et des mois pour les réaliser. Lui, grand administrateur d'armée, le savait mieux que personne. Il n'avait pas trois jours. Qu'espérait-il donc ? Rien. Il trompait ou il délirait. Le canon de Waterloo avait emporté son grand sens des choses et des hommes. Tendant les mains de tous côtés pour trouver un soutien dans sa chute, il ne trouvait plus rien que des vertiges, et il s'efforçait de les faire accepter aux autres pour des réalités, quand déjà il n'y croyait plus lui-même. Il ne parut plus vivre à partir de ce jour-là qu'avec les fantômes de son imagination. Le monde palpable lui avait échappé.

 

IV

Satisfait d'avoir lancé sa pensée et ses illusions en avant de lui à Paris, il se jeta, pour la première fois depuis la nuit du 17, sur un lit d'hôtellerie et s'endormit. Pendant son court sommeil, une voiture du maréchal Soult, enlevée au pillage, entra dans Philippeville déjà assaillie de près par les Prussiens. On l'éveilla, il se hâta de sortir de la ville avec une faible escorte de deux cents soldats et cavaliers de toutes armes, entrés isolément à la suite de la bataille dans cette place forte, et réunis à la voix de quelques officiers pour protéger le départ de leur empereur. Le maréchal Bertrand monta avec lui 'dans la voiture du maréchal Soult. Deux autres calèches de poste suivaient celle de l'empereur, portant à sa suite son reste de cour et d'état-major Maret, Drouet, Dejean, Corbineau, Flahaut, Labédoyère, M. de Canisy, son écuyer, M. de Bissi, son aide de camp.

Le cortège presque funèbre s'arrêta à Rocroy pour faire rafraîchir les chevaux et pour prendre quelque nourriture. Ces courtisans et ces officiers, le visage pâli d'émotion, les yeux rougis par les insomnies et les larmes, les habits souillés par la poussière, par la poudre et par le sang, se présentaient mutuellement à eux-mêmes l'image sinistre du désastre qu'ils avaient provoqué en insurgeant l'armée contre leur patrie. Ils s'entretinrent, à quelques pas de l'empereur, du parti qu'il avait à prendre dans cette extrémité pour réparer ou pour dompter le destin. « Il faut, s'écriait Labédoyère, plus responsable que tout autre des calamités de la situation, il faut que l'empereur, sans s'arrêter un moment, surprenne Paris et l'Assemblée par sa présence, qui fera tout plier sous sa résolution. Il faut qu'il se jette en arrivant au sein de la représentation nationale, qu'il avoue l'immensité du désastre, qu'il offre, comme Philippe-Auguste, de mourir en soldat, en laissant la couronne au plus digne Les deux chambres, entraînées par son ascendant, feront avec lui des prodiges de patriotisme et d'énergie pour sauver l'empire ! Les chambres, répondait le secrétaire intime de Napoléon qui avait écrit sous sa dictée les dépêches, elles l'offriront en sacrifice a l'Europe pour se sauver elles-mêmes ; vous ne connaissez ni les hommes ni le temps. Eh bien, si les chambres s'isolent de l'empereur, tout est perdu, répliquait Labédoyère irrité : le huitième jour l'ennemi sera devant Paris le neuvième, les Bourbons rentreront dans la capitale. Alors que deviendront la liberté et tous ceux qui ont embrassé la cause nationale ? Quant à moi, mon sort est écrit, je serai fusillé le premier. » La mémoire de sa faute lui prédisait son supplice.

M. de Flahaut, formé à, l'école de M. de Talleyrand, esprit froid et lucide, malgré son ardeur de jeunesse, ne se faisait aucune des illusions de Labédoyère. Il osait contredire les illusions mêmes de l'empereur et déconseiller l'entrée à Paris. Il devinait les hommes et pressentait les faiblesses, prélude des outrages. « Si l'empereur entre à Paris, disait M. de Flahaut, il est perdu. Il n'a qu'un seul moyen de se sauver et de sauver la France, c'est de traiter avec les alliés et de s'avouer sa défaite. Mais qui sait même, ajoutait-il, s'il lui reste une ombre d'armée, base de toute négociation, et si, à l'heure où nous parlons, la plupart de ses généraux n'ont pas envoyé déjà, comme en 1814, leur soumission aux Bourbons ? » Ce jeune homme connaissait bien l'intrépidité des chefs militaires devant le canon, leur défaillance devant le succès : hommes de métier admirables, hommes d'opinion inconstants comme la fortune, toujours au vainqueur, à la disgrâce jamais. La majorité soutenait l'avis de M. de Flahaut. L'opinion, disait-on, n'a pas pardonné à l'empereur d'avoir abandonné son armée en Égypte, en Espagne, à Moscou, où la France du moins n'était pas livrée par son absence que sera-ce après Waterloo, où lui seul pouvait tenter de couvrir de son corps la nation jouée et perdue par lui ? L'approche d'un corps de cavalerie prussienne qui s'approchait de Rocroy interrompit cet entretien et celui de l'empereur avec Maret. On le pressa de repartir ; il arriva à Laon encore indécis. Quelques gardes nationaux et quelques paysans l'accueillirent-aux portes de la ville par des cris de Vive l'empereur » contraste douloureux pour lui et pour ses compagnons de suite entre l'enthousiasme et la défaite. On ignorait encore sur la route l'excès de nos revers. Il apprit à Laon que son frère Jérôme, le maréchal Soult et quelques généraux avaient rallié trois mille hommes des débris de la grande armée. « Je reste à Laon, dit Napoléon, la gendarmerie et la garde nationale vont battre la campagne et rallier les douze mille hommes. Je me mettrai à leur tête, j'attendrai Grouchy, et je donnerai le temps à Paris de se reconnaître et de se lever ! » D'autres conseils le dissuadèrent. Il flottait au gré de chaque vent, il n'était plus lui. « Eh bien, leur dit-il, puisque vous le croyez plus sage, j'irai a Paris mais j'y vais à regret ; ma vraie place est ici, je pourrais y souffler mes pensées à Paris, et mes frères feraient le reste. »

Avant de partir, il se retira dans un appartement écarté avec Maret et Fleury, son secrétaire et dicta pour la France le bulletin public et officiel de la bataille. C'était un second bulletin de Moscou, un cri de désespoir éclatant sur la France pour lui rendre l'énergie du désespoir. Il appela ses officiers pour en entendre la lecture et le rectifier s'il avait omis une circonstance. « J'aurais pu, leur dit-il avant de le lire, rejeter les malheurs de cette journée sur le maréchal Ney, je ne l'ai pas fait ; le mal est consommé, il ne faut pas se plaindre. » Ce bulletin, tout sincère qu'il était, dérobait cependant aux Parisiens l'aveu de la surprise et du pillage des équipages et des voitures de l'empereur lui-même. M. de Flahaut insista pour que le bulletin ne déguisât rien, même cette dépouille personnelle laissée à l'ennemi. « Quand vous traverserez Paris, dit-il à Napoléon, on verra bien que vos équipages ont été pris, on vous accusera de dissimuler des pertes plus importantes. Il ne faut rien dire, ou il faut dire tout. » Le bulletin rectifié partit. L'empereur le suivit de près à Paris.

 

V

Paris, depuis le départ de Napoléon, était resté dans une attente qui suspendait tout mouvement politique dans les esprits et même dans les chambres. On sentait que le sort de la nation, de la liberté, de l'empereur, des Bourbons, allait se prononcer sur un champ de bataille. On n'anticipait sur l'événement que par la pensée. Les chambres flottaient dans des séances insignifiantes et dans des discussions préliminaires sans portée, entre les velléités de souveraineté représentative et les habitudes de servilité contractées par le Corps législatif de l'ancien empire. M. Roy, homme considérable dans Paris par ses lumières, sa modération ferme et son opulence, accusa le ministre des affaires étrangères, Caulaincourt, de n'avoir pas soumis à la chambre des représentants le rapport et la déclaration de guerre du gouvernement de l'empereur aux puissances. Il déclara la guerre illégale et attentatoire aux droits de la nation. Boulay de la Meurthe, un des hommes de la Révolution les plus obstinément dévoués à Napoléon, s'indigna de cette audace et pallia l'acte de Caulaincourt. Fouché commençant à manœuvrer avec l'opinion des représentants, qu'il voulait s'attacher personnellement par des complaisances et par le sentiment de sa supériorité, leur fit lire un rapport alarmant sur l'état des partis à l'intérieur. Ce rapport assombrissait les esprits, et semblait destiné par l'astucieux ministre à contre-balancer, dans l'opinion de la France, l'enthousiasme qu'une première victoire attendue du camp de l'empereur pouvait exciter parmi les partisans de sa cause.

Fouché y montrait la guerre civile, à peine contenue, prête à éclater de toutes parts en France, même sur les pas de l'empereur triomphant. Rien n'était vrai dans ce tableau de la France. La nation était mécontente, inquiète, désaffectionnée, nullement conspiratrice. Mais dans les moments où l'esprit public flotte entre toutes les craintes, les fantômes produisent l'effet des réalités. Fouché avait besoin d'une terreur des imaginations pour intimider à la fois l'empereur par le pays, et le pays par l'empereur. Tout respirait la perfidie cachée sous l'apparence du zèle dans les termes du ministre de la police. L'annonce d'une victoire de la grande armée pouvait à peine contre-balancer l'impression sinistre que ces manœuvres avaient semée dans les chambres et dans Paris.

 

VI

Telle était la disposition générale des esprits le 18 juin. Chacun croyait marcher sur un sol miné sous ses pas. On prêtait l'oreille aux moindres rumeurs, on grossissait le plus léger bruit, on s'attendait à tout, comme dans ces moments de pressentiment sinistre et silencieux qui précèdent les grandes catastrophes de la nature. On s'abordait en s'interrogeant dans les rues, on aspirait les nouvelles du Nord, quand un murmure, d'abord vague et indécis, bien- tôt naissant et courant avec la rapidité de la pensée sur les boulevards, dans les lieux publics, à la Bourse, aux portes et dans les salles des deux chambres, répandit d'abord la nouvelle, puis les détails d'une grande victoire remportée le 16 juin par l'empereur sur les Prussiens à Ligny. Bientôt les salves du canon des Invalides, répondant alors par une étrange coïncidence d'heure aux quatre cents pièces de canon qui foudroyaient en ce moment l'armée française à Waterloo, confirmèrent à l'oreille du peuple le premier triomphe de nos armes. On s'émut, on se félicita, on ressentit ce noble orgueil d'une nation militaire qui apprend que son nom a grandi dans l'histoire, et en face des autres nations, par une victoire de plus. Mais cette joie même avait quelque chose de triste et de défiant sur la physionomie du peuple. Chacun sentait que cette guerre d'une seule armée contre l'Europe entière, inépuisable en forces et en ressentiments, n'était pas de celles qui se jugent en un seul jour et sur un seul champ de bataille. Les bonapartistes cherchaient en vain à faire partager l'ivresse dont ils feignaient d'être animés en exaltant l'étoile de Napoléon. Les royalistes restaient incrédules, la bourgeoisie morne, les chambres inquiètes, le peuple froid, la joie officielle. Les rapports communiqués au public par le gouvernement le 19 et le 20 étaient vagues, incomplets, sans accent de victoire décisive. On savait que la grande armée avait dû se trouver le lendemain en face des Anglais. On s'attendait à de nouveaux chocs et à une longue campagne.

 

VII

Un bruit étrange parcourut la ville, au lever du jour, le 21. Tout était perdu il n'y avait plus de grande armée. Un seul jour avait tout dévoré. La France était ouverte à deux cent mille Prussiens, Anglais, Allemands, Hollandais, Belges, marchant vers Paris, sur les cadavres de quarante mille de nos braves soldats immolés sur les plateaux de Waterloo. Le reste était coupé, dispersé, fugitif. L'empereur, fugitif lui-même, était arrivé pendant les ténèbres de la nuit à Paris. Il était descendu au palais de l'Élysée. Il y avait caché sa défaite et son désespoir, comme s'il se condamnait lui-même à ne plus rentrer dans ces Tuileries, palais de sa puissance et de sa gloire, dont ce coup de foudre venait de le dégrader.

Un immense gémissement parcourut la ville à mesure que les citoyens sortirent de leurs demeures pour s'assurer de la réalité du désastre. On se parlait bas, on s'efforçait' de douter encore à huit heures tout était confirmé. Le deuil, la terreur, la pitié, la joie secrète de quelques-uns mal déguisée sous la feinte douleur des paroles, l'attente surtout de ce qui allait survenir, étaient peints sur tous les visages. On se précipitait vers les jardins publics et vers les quartiers voisins de l'Élysée pour voir entrer ou sortir les ministres, les courtisans consternés, pour écouter toutes les rumeurs qui sortaient de ce mystérieux palais. Des grenadiers de la garde impériale et des vétérans en gardaient les portes.

 

VIII

En quittant Philippeville, l'empereur, voyageant sur une route indirecte et avec une intermittence calculée de rapidité et de lenteur, avait fait coïncider son arrivée a Paris avec les ténèbres de la nuit. Ses frères, avertis par un courrier, lui avaient fait préparer les appartements de l'Élysée. L'Élysée, maison presque royale cachée à l'extrémité de la ville, au fond d'un jardin sous les arbres des Champs-Élysées, auxquels il emprunte son nom, avait appartenu à madame de Pompadour, cette reine des vices élégants, des arts et des voluptés de Louis XV. Après la mort de la favorite, ce prince avait racheté cet hôtel. Il avait été consacré, depuis cette époque, à l'hospitalité des princes et des souverains étrangers qui venaient visiter Paris et la cour. Murat l'avait habité après son mariage avec la seconde sœur de Napoléon consul. C'était une sorte d'hôtellerie royale, puis nationale, puis impériale, participant à la fois de la souveraineté et de la vie privée, une halte entre l'obscurité et le trône. Napoléon, en y descendant, semblait se reconnaître d'avance à demi déchu de l'empire, et dire par son séjour indécis à ses ennemis que, s'il n'abdiquait pas encore, il s'attendait déjà à la possibilité d'abdiquer. Il descendait d'un degré vers le détrônement forcé ou volontaire. Il y avait une extrême convenance de situation dans le choix de ce palais, symptôme de modestie et de douleur. Il désarmait ainsi la colère publique et semblait provoquer l'opinion à l'indulgence, même à la pitié.

La pitié, en effet, se serait attendrie en le voyant entrer furtivement dans ce dernier asile de sa puissance. A la lueur de quelques torches portées par un petit nombre de serviteurs, il se jeta de sa voiture sur le perron de l'Élysée. dans les bras de Caulaincourt, qui l'attendait depuis la fin du jour sur le seuil.

Caulaincourt était le seul de ses ministres dont le regard ne le blessât pas dans un pareil moment, moins un ministre qu'un ami, déjà une fois témoin de son agonie de pouvoir à Fontainebleau, regard auquel il n'avait rien à cacher dans sa seconde chute, car il avait tout vu, tout plaint et tout adouci dans la première. Ce sont de tels hommes que l'amitié réserve aux orgueils tombés dans l'humiliation et aux prospérités déchues dans leurs fautes. Caulaincourt s'attendrit en revoyant si dissemblable à lui-même celui qu'il avait vu partir, six jours auparavant, maître encore en espoir de la France reconquise et de l'Europe intimidée. Les longues veilles, les anxiétés de deux batailles, la fatigue de tant d'heures à cheval ou debout au milieu de son armée ; le poids impossible à calculer du sentiment inattendu d'une défaite après une journée de victoire anticipée dans son esprit ; le remords de ses propres fautes comme général dans une bataille décisive perdue par indécision et par temporisation le spectacle de la déroute la plus sinistre à laquelle il eût jamais assisté, car celle de Moscou pouvait être imputée aux éléments, celle de Waterloo à lui-même le contre-coup de cet événement sur la France et sur sa destinée ; la joie de ses ennemis, le découragement de ses amis l'audace accrue de ces hommes qui épiaient à Paris ses succès ou ses revers pour y mesurer comme toujours leur bassesse ou leur insolence ; l'incertitude, ce double fardeau de l'esprit, qui l'avait tantôt retenu vers son armée, tantôt précipité vers Paris ; son repentir d'un de ces partis aussitôt qu'il avait pris l'autre' ; la première humiliation d'un homme qui avait été une fois abattu, jamais dégradé ; l'indécision de l'attitude que les chambrés allaient prendre envers lui et de ce qu'il allait subir d'elles ou oser contre elles ; l'ennemi qui s'avançait à marches forcées sur ses pas et qui ne laisserait pas même à ses anxiétés le temps du sang-froid et des conseils ; la maladie enfin qui aggrave tout et qui enlevait en ce moment à son corps la force et le calme pour supporter les agitations de son esprit ; toutes ces circonstances réunies avaient vieilli Napoléon de dix années en trois nuits.

Caulaincourt croyait voir non l'empereur, mais son ombre. Sa tête affaissée chancelait sur ses épaules, sa poitrine n'avait plus qu'une voix sépulcrale, il respirait péniblement. Il ne marchait qu'en se traînant sur le bras de son ministre. «J'étouffe là, dit-il à Caulaincourt en se jetant sur un divan et en portant la main sur son cœur. L'armée a fait des prodiges Une terreur panique l'a saisie. Tout a été perdu Ney s'est conduit comme un fou Il m'a fait massacrer ma cavalerie. Je n'en puis plus Un bain ! un lit Il me faut quelques heures de repos pour reprendre mon esprit et pour m'occuper des affaires »

 

IX

Pendant qu'on lui préparait le bain, délassement 'habituel de ses lassitudes et qui le suivait jusque dans ses bivouacs, il continuait à divaguer d'un sujet à l'autre, comme un homme qui parcourt en un clin d'œil tous les horizons à la fois de sa destinée. « Je rassemblerai demain les deux chambres en séance impériale. Je leur peindrai les désastres de l'armée, je leur demanderai les moyens de sauver la patrie ! Après cela je repartirai ! » Il semblait éprouver sur l'esprit de Caulaincourt les différentes idées qu'il parcourait. La physionomie de Caulaincourt était attristée de ces idées évidemment impraticables.

« Sire, lui répondit-il, vos désastres ont déjà transpiré, les chambres sont secrètement hostiles, les esprits se précipitent vers des résolutions menaçantes contre vous, vous ne trouverez pas dans les chambres les dispositions sur lesquelles vous comptez ; j'ai déploré votre présence à Paris, l'armée était votre seul asile, votre seule force, votre seule sûreté peut-être !

« — L'armée, répliqua Napoléon, je n'ai plus d'armée, je n'ai plus qu'une bande de fuyards. Je retrouverai des hommes peut-être, mais comment les armer ? Je n'ai plus de fusils. Cependant avec de l'union tout peut se réparer. J'espère que les députés me seconderont, qu'ils sentiront la responsabilité qui va peser sur eux ! Vous les jugez mal, la majorité est française. Je n'ai contre moi que La Fayette, Lanjuinais, Flaugergues, quelques autres. Ils ne veulent pas de moi, je le sais. Je les gêne. Ils voudraient travailler pour eux-mêmes ma personne ici les contiendra !... »

Caulaincourt répondait par un geste d'incrédulité à ces divagations de l'espérance, quand Joseph et Lucien les deux frères de l'empereur, avertis de son arrivée, accoururent et se jetèrent dans ses bras. Il leur répéta les mêmes aveux, les mêmes plaintes de l'armée, les mêmes découragements qu'il avait laissés déborder de son esprit devant Caulaincourt. Ils lui répondirent par la même incrédulité. Il entra dans son bain et s'y endormit plusieurs heures. Pendant ce sommeil, les ministres et les courtisans, éveillés par le bruit de son retour, accoururent, un à un, dans les antichambres de l'Élysée, et, se mêlant aux officiers et aux aides de camp, compagnons de guerre et de suite du maître, reçurent les sinistres impressions de la bataille, et communiquèrent les découragements et les murmures de Paris. Les mots de déchéance et d'abdication étaient échangés à demi-voix, même entre les amis jusque-là les plus obstinés de Napoléon. L'infortune introduit la sévère franchise jusque dans les palais. Napoléon paraissait perdu à tous, excepté à lui-même. L'ambition qui avait fait si longtemps sa force faisait maintenant sa faiblesse il se refusait à comprendre ce que les hommes les moins intelligents comprenaient. Il était fini.

 

X

A son réveil, il convoqua son conseil des ministres, et fit lire devant eux, par Maret, le récit de la bataille' de Waterloo. Les visages étaient consternés. Fouché lui-même affectait de l'attendrissement sur le sort de l'empereur. « Nos malheurs sont grands, dit Napoléon après ce tableau de ses revers, je suis venu pour les réparer, pour imprimer un grand élan à la nation, à l'armée. Si la nation se lève, l'ennemi sera écrasé ; si on me dispute les ressources, tout est perdu. L'ennemi est en France ; j'ai besoin pour sauver la patrie d'un grand pouvoir, d'une dictature temporaire ! Dans l'intérêt de la patrie, je pourrais la prendre, mais il est plus national qu'elle me soit décernée par les chambres. »

Ces paroles faisaient un tel contraste avec les dispositions, les murmures, les sévérités de Paris, des chambres, de l'opinion, et avec la situation d'un homme qui, après avoir perdu une première fois l'empire et avoir enlevé sa dernière armée à la France, rentrait sans un seul débris dans sa capitale, entouré d'un million d'ennemis, que nul ne répondit à ces insinuations de dictature. On baissa la tête et on lui laissa lire l'impossibilité dans le silence.

Carnot, comme en 1793, parut songer à la patrie plus qu'à la liberté ; il ne parla pas de dictature, mais de mesures désespérées de salut public : levées en masse ; état de siège de Paris ; armement du peuple ; lutte sous les murs ; retraite derrière la Loire ; soulèvement du sol sous les pas de l'ennemi. Fasciné par ses souvenirs, Carnot ne comprenait pas qu'un peuple qui combat pour lui-même, pour sa régénération et pour son indépendance, offre au patriotisme d'autres dévouements qu'un peuple épuisé de sang, rassasié de gloire, énervé de despotisme, qu'on veut armer pour une tyrannie dont il est las. Caulaincourt parla du concours nécessaire des chambres. Fouché, qui n'y croyait pas, le fit espérer. Decrès avoua rudement la désaffection et fit craindre la prompte insurrection des députés. Regnault de Saint-Jean d'Angély, jusque-là facile et complaisant aux idées de despotisme, parla avec son éloquence habituelle de la nécessité d'un grand sacrifice. a Que voulez-vous dire ? répondit l'empereur, est-ce mon abdication qu'ils veulent ? Oui, Sire, répliqua Regnault, de Saint-Jean d'Angély ; j'oserai même ajouter, pour que Votre Majesté ne se fasse pas illusion par la faute de ses conseillers, que si l'abdication ne vient pas de vous, elle pourrait être demandée impérieusement par les chambres. » Lucien, plein encore des souvenirs de son ancienne éloquence au 18 brumaire et de son nouveau zèle pour son frère, s'indigna des suppositions de Regnault de Saint-Jean d'Angély. « Je me suis déjà trouvé, dit-il avec un fier dédain de l'opinion des corps délibérants, dans des extrémités terribles, et j'ai toujours vu que plus les circonstances sont extrêmes, plus on doit déployer d'audace pour les dominer. Si les chambres refusent de secourir l'empereur, il sauvera, sans elles, la 'patrie qu'il prenne seul la responsabilité de la France, et qu'il se proclame dictateur ! » Carnot approuva toujours, sans se prononcer sur le titre dont le pouvoir extraordinaire se nommerait. L'empereur résuma alors avec force et avec une mâle éloquence d'homme d'État sa pensée, celle de ses conseillers, celle des circonstances. Il fit sur la carte de la France une campagne imaginaire qui refoulait l'étranger, reconquérait la gloire, violait la liberté pour assurer l'indépendance, sauvait la patrie. Les auditeurs émus oublièrent en l'écoutant que le dictateur n'avait plus de peuple, le prince plus de trône, l'orateur plus de tribune, le héros plus d'armée, que les factions étaient dans l'enceinte, l'ennemi aux portes de la patrie, que la nuit se consumait en magnifiques songes.

Déjà, en effet, le jour s'était levé, et l'urgence du péril précipitait les représentants vers la chambre.

 

XI

Fouché, avant de se rendre à l'Élysée, avait fait prévenir ses affidés Manuel, avocat important, célèbre depuis, Jay, Flaugergues, Dupin, d'Argenson, La Fayette ; les uns, instruments des manœuvres du ministre ; les autres, ombrageux amis de la liberté, brûlant de ressaisir une popularité éclipsée sur les ruines d'un homme qu'ils avaient subi quinze ans et qu'ils méditaient de pousser de la main dans l'abîme, aussitôt que la gloire évanouie le livrerait à leur envie et à leur haine. « Tout est perdu, leur avait fait insinuer Fouché, l'empereur n'a plus d'armée songez a sauver la patrie et à veiller sur la liberté. » Il ouvrit, dès ce moment, lui-même des négociations secrètes avec lord Wellington afin d'être tout à la fois l'inspirateur de la majorité anti-bonapartiste dans les chambres, le négociateur de la France avec l'homme que la victoire de Waterloo faisait l'arbitre des conditions de l'Europe, le surveillant de Napoléon à l'Élysée, le modérateur tout-puissant du conseil des ministres quadruple rôle ménagé par Fouché avec autant d'habileté qu'il avait été hardi à lui d'oser le prendre, et qui, après l'avoir rendu le machinateur du drame, le rendait maître du dénouement quel qu'il fût.

Ce rôle de haute intrigue touchait en même temps à la tragédie par les périls personnels dont il était entouré. Fouché jouait ainsi seul et sans autre force que sa nature, avec la vengeance de Napoléon, si Napoléon reprenait une heure de courage ; avec la fureur du peuple, si le peuple venait le convaincre de trahison avec les ressentiments des républicains de la chambre, si les républicains s'apercevaient qu'il les sacrifiait aux Bourbons ; enfin avec l'ingratitude des royalistes eux-mêmes, si, après qu'il leur aurait rendu Paris et, le trône, ils oubliaient le bienfait pour ne se souvenir que du régicide. Aucun homme politique des temps modernes, pas même Machiavel, Retz, Shaftesbury, Talleyrand, n'osa tendre, nouer et dénouer tant de fils sous ses mains, au risque de se prendre lui-même dans ses propres trames. Aucun n'eut au même degré l'intrépidité nécessaire pour jouer sa tête, affronter la haine, défier le soupçon, braver la mort dans les machinations toujours prêtes à s'écrouler sur lui. Il était soutenu, on doit le reconnaître, non pas seulement par cette joie de la supériorité qui fait qu'on rit de se jouer des' choses et des hommes, mais aussi par le sentiment de rendre un immense service à sa patrie en l'arrachant par une capitulation plus humaine aux extrémités où le bonapartisme, qui en avait fait sa proie, voulait la contraindre à s'immoler corps et biens, sol et sang, pour Napoléon. Si te nom de grand homme d'État pouvait se passer de franchise, de probité et de vertu, il faudrait dans cette crise le reconnaître à Fouché.

 

XII

Les députés avertis s'étaient concertés avant de se rendre à la chambre. La Fayette se préparait à reprendre son rôle de 1789, interrompu par la république, par l'émigration, par l'empire, et par la longue solitude dans laquelle il s'était retiré ; rôle incomplet, parce qu'il était perpétuellement ambigu, commençant tout, n'achevant rien programme vivant, prélude éternel, esprit oscillant, souriant a la fois à la monarchie constitutionnelle et à la république, comme pour appeler des deux côtés la popularité qu'il aimait à accumuler, et dont il ne savait faire aucun usage décisif une fois qu'il l'avait conquise aidant merveilleusement à renverser, embarrassant pour reconstruire, aristocrate pour les démocrates, démocrate pour les aristocrates, irréprochable comme une conscience, courageux comme une ambition, vague comme une espérance, indécis comme un passage entre deux temps, ne voulant ni rester à l'un ni passer à l'autre tout entier, génie des transitions qu'on appelait dès qu'il y avait un vide à faire et un règne à précipiter.

Il sentit que l'événement l'appelait, comme il l'avait senti en 89, en 91 comme il le sentit plus tard en 1830. Il accourut pour voir si l'événement ne se personnifiait pas, par hasard, dans son nom. Se poser, au nom de la patrie perdue et de la liberté menacée, en rivalité hardie avec un despote déjà à demi renversé, était une attitude qui devait tenter La Fayette. Il la prit avec promptitude et avec énergie ; mais il commença à sonder les forces qui pouvaient rester à Napoléon et à embaucher les mécontentements, les découragements, les infidélités et les ingratitudes autour de lui. Il vit Carnot, il le trouva inflexible dans la résolution de sauver la patrie par l'empereur. L'illusion de Carnot n'était pas d'un homme d'État on ne sauve pas une nation par l'homme qui vient de la violenter, de l'asservir, de la jouer dans son propre intérêt sur un champ de bataille et de la perdre. On l'achève ainsi mais l'illusion de Carnot était du moins celle de la constance. Il vit Fouché, il le trouva plein d'encouragements pour la défection des chambres contre un vaincu qui ne pouvait qu'appeler les dernières animosités de l'Europe et les suprêmes calamités sur la patrie, sans avoir désormais la puissance de sauver ni son pays ni lui-même. La Fayette courut à la chambre, se prépara à faire retentir le tocsin de sa parole à l'oreille des républicains pour séparer leur cause de celle de Napoléon. Il s'y rencontra dans une prédisposition commune avec Lanjuinais et Dupont de l'Eure, moins ambitieux de renommée que de patriotisme avec le jeune Dupin, débutant dans la vie politique par une vive parole et une audace mesurée sur les événements ; avec Manuel, porte-voix de Fouché, indécis longtemps entre le bonapartisme et l'orléanisme, une restauration révolutionnaire des Bourbons, ou la république avec Sébastiani, compatriote, pupille complice de Napoléon au 18 brumaire, favori des camps de Napoléon, puis mécontent, irrité, plein de murmures contre son ancien bienfaiteur et de caresses pour les Bourbons, tête forte et politique, du reste parlant peu, osant beaucoup, voyant juste, marchant droit devant lui, et ne reculant jamais ; avec Jay, d'Argenson, Flaugergues avec tous les vétérans de la révolution de 89, aspirant à retrouver l'occasion de la liberté perdue, et avec tous les jeunes hommes élevés sous le despotisme, impatients d'affranchir leur pays du sabre et leur âme de la servitude.

Ces hommes formaient, sinon la majorité, du moins la pensée de la chambre des représentants ; les bonapartistes n'y étaient qu'en petit nombre. Le grand nombre se composait d'hommes nouveaux, inconnus auparavant, inconnus après dans les conseils de la nation, sans crédit dans l'opinion publique, qui avaient profité de l'occasion du 20 mars, pour briguer des candidatures populaires dans un accident politique dont les hommes sérieux s'étaient écartés. Ces hommes étaient mobiles et malléables à la parole, flexibles aux circonstances, sans appui sur eux-mêmes et sur le pays, aussi propres à soutenir le vainqueur qu'à déserter le vaincu. L'élection confuse, précipitée et populaire, d'où ils sortaient moitié napoléoniens, moitié révolutionnaires, les laissait libres de servir jusqu'à la démence Napoléon, ou de s'insurger jusqu'à la colère contre lui, sous l'apparence de l'esprit républicain. Une telle assemblée convenait éminemment aux vicissitudes de la circonstance, à la main de Fouché, à la popularité de La Fayette, propre à servir, propre surtout à fléchir à tous les souffles de la guerre, de l'intrigue, de l'événement.

 

XIII

La Fayette, au moment du champ de mai, avait déjà fait insinuer à Carnot et à Fouché de profiter de cette réunion du peuple, de la garde nationale et de l'armée au champ de Mars, pour soulever la ville contre l'empereur, et pour le précipiter de l'empire du haut du trône élevé pour cette cérémonie. Carnot avait refusé par fidélité, Fouché par bon sens. L'occasion était plus sûre et plus certaine à l'Élysée. C'était du haut de la tribune, en affectant le courage de Brutus et en montrant du geste l'empereur vaincu, menaçant l'assemblée de sa dictature, qu'on pouvait précipiter Napoléon, dépouillé de sa gloire et séparé de son armée.

La Fayette monta à la tribune. Toute la révolution semblait y remonter pour la première fois depuis 1789 avec lui. Son nom était retentissant, sa figure imposante l'imagination le devançait, les regards le suivaient. Grand, noble, pâle, froid de visage, d'un regard voilé qui paraissait replier des mystères, d'un geste rare, contenu, caressant, d'une voix faible et sans accent, plus accoutumé aux chuchotements de la confidence qu'aux explosions de l'âme, d'une élocution sobre, étudiée, élégante, où l'on sentait la mémoire plus que l'inspiration c'était une figure historique détachée du fond du tableau d'un autre siècle et réapparaissant en scène dans le siècle nouveau. Nul ne savait ce qu'il allait dire. Il pouvait également d'un mot rattacher à Napoléon ces révolutionnaires indécis, ou les arracher à sa ruine.

« Lorsque pour la première fois, dit-il, depuis tant d'années, j'élève une voix que les vieux amis de la liberté reconnaîtront encore, je me sens appelé à vous parler des dangers de la patrie que vous seuls a présent avez le pouvoir de sauver.

« Des bruits sinistres s'étaient répandus, ils sont malheureusement confirmés. Voici l'instant de nous rallier autour du vieux étendard tricolore, celui de la liberté, de l'égalité et de l'ordre public. C'est celui-là seul que nous avons à défendre contre les prétentions étrangères et contre les tentatives intérieures. Permettez à un vétéran de cette cause sacrée, qui fut toujours étranger à l'esprit de faction, de vous soumettre quelques résolutions préalables dont vous apercevrez, je l'espère, la nécessité. »

Un silence de réflexion et de contre-coup suivit dans toute l'Assemblée ces paroles. Tempérées d'accent, elles étaient mortelles d'intention pour Napoléon. Elles avaient été calculées avec le sous-entendu, cette perfidie de l'éloquence, pour signifier dans l'oreille des auditeurs et dans l'âme de la France ce qui ne devait pas encore être dit. Cet homme, vétéran de la liberté, qui se replaçait en scène, posait avec lui la Révolution contre le despotisme vaincu sur la tribune. Ce vieux drapeau tricolore se différenciait d'une seule épithète du drapeau tricolore impérial, prostitué à la gloire d'un seul homme, désigné suffisamment les couleurs de la Révolution. Ces tentatives intérieures à prévenir indiquaient assez la dictature de Napoléon, sans la nommer. Le coup était porté, l'homme était frappé l'empereur et l'empire étaient montrés dans l'ombre en ennemis publics à la représentation nationale à l'Europe, à la patrie, aux républicains, aux patriotes, aux royalistes même. Le patriotisme tout entier du pays séparait, avec La Fayette, son symbole de la cause de Napoléon. Que lui restait-il ? Des royalistes implacables, une famille impopulaire et un faible parti personnel vaincu.

La Fayette, heureux et applaudi plus encore des cœurs que des mains, semblait avoir couvé quinze ans cette minute dans son âme. Était-ce à lui pourtant de frapper le premier cette ruine de gloire, lui, délivré des chaînes d'Olmutz et rendu à la liberté, à la patrie, à la famille par l'intervention de Napoléon ? Il dut lui en coûter plus qu'à ceux qui ne devaient rien a Bonaparte que leur haine. Mais les idées n'ont pas de reconnaissance, le patriotisme n'a pas de faiblesse de cœur. La Fayette avait dû beaucoup à Louis XVI il n'avait pas hésité à être son gardien aux Tuileries et à Varennes il devait quelque chose à Napoléon, il n'hésita pas à lui porter le premier coup. La nature et la politique ont-elles des lois différentes ? C'est au cœur des hommes de prononcer.

 

XIV

Après ce préambule, La Fayette lut les propositions suivantes

« Article 1er. La chambre des représentants déclare que l'indépendance de la nation est menacée.

« Art. 2. La chambre se déclare en permanence. Toute tentative pour la dissoudre est un crime de haute trahison quiconque se rendra coupable de cette tentative sera traître à la patrie et sur-le-champ jugé comme tel.

« Art. 3. L'armée de Lille et les gardes nationales qui ont combattu et qui combattent encore pour défendre la liberté, l'indépendance et le territoire de la France ont bien mérité de la patrie.

« Art. 4. Le ministre de l'intérieur est invité à réunir l'état-major général, les commandants et majors de légions de la garde nationale parisienne, afin d'aviser au moyen de lui donner des armes et de porter au plus grand complet cette garde citoyenne dont le patriotisme et le zèle éprouvé depuis vingt-six ans offrent une sûre garantie à la liberté, aux propriétés, à la tranquillité de la capitale et à l'inviolabilité des représentants de la nation.

Art. 5. Les ministres de la guerre, des relations extérieures, de la police et de l'intérieur, sont invités a se rendre sur-le-champ dans le sein de l'Assemblée. »

 

XV

L'Assemblée respira en écoutant ces paroles. Une main venait de soulever le poids d'incertitude qui pesait depuis vingt-quatre heures sur toutes les âmes. En applaudissant La Fayette et en votant ses propositions, elle échappait aux extrémités de la crise qu'elle ne voulait pas subir jusqu'à la mort, et elle y échappait en paraissant s'insurger contre la dictature et la tyrannie. Un héroïsme d'attitude couvrait une lâcheté de résolution. C'est toujours ainsi que les corps politiques marquent leur retraite ou leur défection. On peut attendre l'héroïsme d'un homme, jamais d'une assemblée. Un homme qui se désavoue porte à jamais sur son nom la flétrissure de sa faiblesse, un corps n'a pas de nom et rejette son honneur et sa responsabilité au temps. La Fayette fut l'idole de l'irrésolution publique.

Tout le monde mit sa responsabilité à l'abri sous son nom. On vota, avec la précipitation du péril, l'impression de ses propositions adoptées, afin que le peuple, ému des dangers de la liberté, oubliât les dangers de la patrie, et pensât à lui-même au lieu de penser à son armée et à son empereur. Le mot de dictature, synonyme de tyrannie en France depuis Danton, Robespierre, Vergniaud, qui l'avaient exercée tant de fois à la tribune, et qui en avaient fait l'accusation mortelle de tous, était resté dans l'imagination publique le crime sans nom.

 

XVI

Napoléon pendant ce vote continuait à entretenir son conseil des ministres et ses sectateurs de plans chimériques de levée en masse de la France et d'opérations militaires idéales. L'exaltation qu'il s'efforçait de créer autour de lui le gagnait lui-même ; il s'enivrait, comme cela lui arrivait souvent, depuis ces dernières années, de ses propres paroles.

« Oui, répétait-il, la présence de l'ennemi sur le territoire rendra, je l'espère, aux représentants le sentiment de leurs devoirs. La nation ne les a pas envoyés pour me renverser, mais pour me soutenir Je ne les crains pas Quelque chose qu'ils fassent, je serai toujours l'idole de l'armée et du peuple Si je disais un mot la chambre serait immolée ! Ce n'est pas pour moi que je tremble, c'est pour la France. Si nous nous querellons entre nous, nous aurons le sort du Bas-Empire Le patriotisme de la nation, sa haine contre les Bourbons, son attachement à ma personne, nous offrent encore d'immenses ressources ; notre cause n'est pas désespérée. »

Au moment où il extravasait ainsi son âme en vaines paroles et en heures perdues, Regnault de Saint-Jean d'Angély, à la fois représentant et conseiller de l'empereur, accourut troublé de la chambre, raconta l'audace de La Fayette, son discours, les applaudissements qui l'avaient ratifié, l'adoption de ces propositions qui revendiquaient le gouvernement à l'Assemblée, la déclaration de permanence de'la chambre, déclaration de tout temps équivalente à la dictature du pouvoir législatif, évoquant l'autorité unique et suprême au nom du péril public ; puis il déposa sur la table les propositions adoptées. L'empereur les lut, rougit, pâlit, contracta d'un pli d'amertume son front et ses lèvres, en affectant autant de mépris qu'il éprouvait de colère : « J'avais bien pensé, dit-il, qu'il fallait congédier ces gens-la avant mon départ ; c'est fini ! ils vont perdre la France ! » rejetant ainsi sur la représentation nationale la perte de la patrie dont il voulait se décharger sur tout le monde, tant elle pesait d'avance sur sa mémoire. Puis levant soudainement la séance, et cédant comme à Fontainebleau au premier indice de soulèvement de l'opinion contre lui : « Je vois, ajouta-t-il à voix basse, mais assez haut cependant pour que ses paroles fussent entendues et rapportées à ses ennemis, afin de prévenir la pensée des dernières violences, je vois que Regnault ne m'avait pas trompé. Eh bien, s'il le faut, j'abdiquerai. »

Mais, comme s'il se repentait d'avoir ainsi aventuré son dernier mot dans l'oreille de Fouché et de ceux qui épiaient ses audaces ou ses défaillances, il revint sur ses paroles et ajouta « Il faut cependant, avant de rien céder, voir ce que deviendra cette entreprise contre moi.' Retournez à l'Assemblée, Regnault ; dites que je suis ici, que je délibère avec mes maréchaux ; que l'armée, .après une victoire signalée, a livré une grande bataille, que tout allait bien, que les Anglais étaient battus, que nous avions pris leurs drapeaux, lorsque la trahison a semé une terreur panique que mon armée se rallie, que j'ai donné des ordres pour arrêter la déroute, que je suis venu à Paris pour me concerter avec mon gouvernement .et avec les chambres, que je m'occupe en ce moment des mesures de salut public que commandent les circonstances. »

Carnot partit en même temps pour le Luxembourg, chargé de tenir le même langage aux pairs de France, plus vendus, mais non moins ébranlés que les députés.

 

XVII

La chambre, sur la proposition de La Fayette, avait mandé dans son sein les ministres pour lui rendre compte directement de la situation. C'était déjà évoquer elle le gouvernement et omettre l'empereur. Il s'indigna de cette prétention, il défendit à ses ministres d'obéir, il lutta pour une formalité de règne, comme il aurait lutté pour le règne lui-même. Il n'osa ni résister ni céder tout à fait mais, comme pour se masquer à lui-même sa condescendance forcée, il tourna la difficulté et chargea, de son propre mouvement, ses ministres d'un message en son nom pour l'Assemblée. Inquiet du découragement lisible sur le visage de Caulaincourt et de Davoust, se défiant de Fouché, redoutant des uns la faiblesse, des autres la trahison, il ne trouvait pas en lui-même l'élan, l'éloquence et le courage civil nécessaires pour braver les regards, les murmures, les soulèvements tumultueux d'une assemblée, pour la dominer par la grandeur d'âme, ou pour tomber avec la majesté du malheur devant elle. Il resta enfermé tout le jour dans les murs de l'Élysée ou dans les ombres de son jardin, et il chargea son frère Lucien de tenter pour lui cet ascendant de la parole qui avait une fois changé en victoire sa défaillance personnelle au 18 brumaire.

Lucien était admirablement indiqué par son habitude républicaine des grandes assemblées, par son éloquence révolutionnaire, par les gages qu'il avait donnés à la liberté, par l'intrépidité de son âme, à une pareille mission. L'austérité de son long exil volontaire, son abstention de toute complicité dans la tyrannie pendant la domination de sa famille, son patriotisme plus grand que son ambition, son retour à Paris au moment où l'adversité de Napoléon lui rappelait qu'il était de son sang, et où les dangers de la nation lui rappelaient qu'il était Français, enfin ce rôle dramatique, antique, attendrissant, de plaider à la fois pour une couronne qu'il avait dédaignée, pour un frère qui l'avait proscrit, pour une patrie qui allait périr, donnaient à Lucien l'inspiration, la confiance et la passion de la circonstance. Plutarque n'a pas de plus tragique rencontre d'événements, de situation, de parenté et de politique dans les annales des familles historiques. Lucien, qui avait l'instinct de l'antiquité et du drame, le sentait. Il se dévouait avec joie à la scène, aux tumultes et même aux poignards pour son frère. Ce jour l'élevait dans sa pensée au-dessus de tous ces rois de hasard, satellites de sa maison.

 

XVIII

Mais le jour se consumait dans ces mesquines contestations de l'empereur avec sa destinée, et dans ces chicanes d'étiquette et d'attributions avec les chambres. On ne mendie pas la dictature dans des heures si décisives, on l'enlève à l'enthousiasme d'une assemblée par sa présence ; on ne la saisit pas par la main de quelques soldats. Chaque minute perdue par Napoléon en délibérations, en attente, en repentir-et en velléité d'oser, suivie aussitôt d'une résignation encore menaçante, était gagnée à l'Assemblée par la hardiesse de ses ennemis, par l'impatience, l'aigreur, le murmure de la masse mobile. A peine Regnault de Saint-Jean d'Angély avait-il quitté la salle, après avoir accepté sa mission et promis une prompte communication des mesures méditées par l'empereur, qu'un représentant, Félix Desportes, était monté à la tribune, et avait fait voter d'acclamation la nomination d'une commission administrative de cinq membres chargés de protéger l'Assemblée. C'était proclamer devant la nation qu'elle se croyait menacée, et qu'elle appelait les citoyens dans le camp du peuple contre le conciliabule du dictateur. « Où sont ses ministres ? disait le confident de Fouché, Jay. Pourquoi ne paraissent-ils pas ? Qui les retient ? S'ils résistent à l'ordre de l'Assemblée, que cette désobéissance retombe sur leur responsabilité ! »

C'était Fouché lui-même qui parlait ainsi par la voix de Jay. Enchaîné à l'Élysée, comme autrefois Pétion aux Tuileries, par son poste officiel et par la volonté de l'empereur, il avait glissé un billet écrit au crayon dans la main d'un de ses affidés, et il avait sollicité de Jay une motion impérative de la chambre qui le délivrât de sa captivité du conseil. D'autres proposaient d'arracher le commandement de la, garde nationale à l'empereur et de le donner à La Fayette, au nom le plus significatif de détrônement et de déchéance.

On n'osa pas voter du premier coup cette mesure, elle fut ajournée plus que repoussée. On réitéra aux ministres l'injonction de paraître et de parler. La Fayette soufflait, pressait, acceptait tout. Quelques républicains, plus désintéressés ou plus timides, se prêtaient mal à ces impatiences, et croyaient utile de ne pas précipiter si vite et si bas l'empereur, pour laisser quelques jours un chef à l'armée, un négociateur, l'épée dans la main, à la patrie.

Le sage et temporisateur Dupont de l'Eure exprimait ses scrupules à La Fayette. « Je comprendrais votre précipitation, lui disait-il, si vous vous sentiez assez fort pour arrêter l'étranger d'une main, et pour contenir les royalistes à l'intérieur de l'autre. Que voulez-vous ? qu'espérez-vous ? — Ne craignez rien, lui répondit La Fayette avec ce sourire de quiétude, expression habituelle d'un homme qui voit plus loin que le danger présent et qui se complaît dans le mirage de sa foi ou de ses illusions, ne craignez rien, débarrassons-nous d'abord de cet homme, et tout s'arrangera de soi-même. »

La Fayette était assez exercé aux événements pour comprendre que l'homme le plus funeste à la liberté était celui qui l'avait détruite. Il était assez personnel pour croire que la France lui livrerait à lui-même la solution de la crise ou elle expirait, que son nom inspirerait à la fois enthousiasme à la liberté, modération à l'étranger, intimidation aux Bourbons, et pourrait être l'arc-en-ciel d'une réconciliation européenne et constitutionnelle, dont il serait, comme en 89, l'arbitre ou le dictateur.

Sébastiani renouvela la proposition d'appeler 'tous les commandants de la garde nationale dans le sein de l'Assemblée. Ce complice du 18 brumaire affectait de craindre plus qu'un autre un renouvellement de cette journée sur la chambre. Il voulait racheter sa complicité passée par plus d'ombrage contre son ancien général, et par un zèle plus jaloux de la représentation nationale. Dans l'âme vindicative des Corses, l'injure efface mille bienfaits. L'empereur, par des dédains éclatants, avait fait d'un favori un ennemi dans Sébastiani. Sa proposition multiplia les alarmes sincères ou affectées de la chambre. La tribune restait vide, les députés se groupaient en colloques à demi-voix, comme les hommes qui se rapprochent à l'annonce des tempêtes. Chaque bruit de portes, chaque rumeur dans les portiques, chaque mouvement dans les tribunes faisait tressaillir. On s'attendait à une invasion tumultueuse des fédérés vociférant depuis l'aurore sous les murs du jardin de l'Élysée, ou à un assaut des troupes qui commençaient à rentrer par bandes irritées dans Paris.

La nuit approchait. Ni Napoléon ni la chambre n'osaient décider le sort par une résolution suprême. On livrait tout au temps, et le temps livrait tout à l'ennemi. Le peuple des faubourgs et les fédérés désarmés s'attroupaient confusément autour de l'Élysée, comme pour provoquer l'empereur à une énergie qui le relevât de son affaissement, ou pour assister à sa chute. Ce peuple sur qui sa tyrannie avait tant pesé, et qui avait tant maudit son nom en lui livrant sa révolution, sa liberté, ses impôts et son sang, semblait aujourd'hui ne se souvenir que de sa gloire. Le peuple est grand, et, par je ne sais quelle analogie de nature, il aime la grandeur jusque dans la tyrannie. Le peuple a plus de cœur que d'intelligence la multitude par cet organe est pathétique, elle s'intéresse avec émotion au drame personnifié dans un homme. Enfin le peuple est curieux, c'est la passion des foules. La vie est une scène dont elles aiment à contempler de près les dénouements. On ne peut expliquer autrement les attroupements de ce peuple des faubourgs de Paris, autour de l'Élysée, pendant cette lente agonie de la puissance de l'âme et du génie de son empereur. Il lui semblait entendre et sentir à travers les murs de l'Élysée les angoisses et les palpitations du cœur de son héros. Les arbres des Champs-Élysées, les murs et les toits des maisons voisines, les grilles même de l'enceinte du palais, étaient couverts d'une foule attentive, morne, silencieuse, cherchant à entrevoir de loin les mouvements de l'intérieur des appartements par les fenêtres ouvertes, et poussant des cris de : « Vive l'empereur ! » chaque fois que Napoléon se montrait sur le seuil de ses salons, ou qu'il se promenait en réfléchissant ou en causant dans les longues allées de son jardin. Triste et magnanime adieu d'un peuple qui oublie son supplice en faveur de sa gloire, et qui pardonne à son héros d'avoir été son oppresseur

Napoléon s'entretenait à l'écart avec Lucien, et donnait ses instructions secrètes à ce négociateur, à l'insu de ses ministres, dans l'allée du jardin, où ces deux frères marchaient à pas lents sous les yeux du peuple.

 

XIX

Lucien, reposé par quinze ans de retraite des affaires, d'obscurité et de fréquentation solitaire des anciens, par les études dont il remplissait sa vie à Rome, croyait retrouver dans les Français de 1815 la résolution et l'énergie des hommes de 1792. Il ignorait à quel degré d'affaissement et de défaillance la longue servitude, la corruption, la soif de jouir, la lassitude de lutter, l'indifférence du joug, la flexibilité à toutes les opinions, avaient dégradé les âmes et les caractères dans la partie politique de la nation. Il comptait encore sur les grands sentiments, sur les grands désespoirs, sur les grandes choses. Il tentait d'en ranimer l'inspiration et la confiance dans son frère. Il parcourait avec lui les dévouements, les dictatures, les abdications après le territoire reconquis, les-trônes restitués comme d'indignes hochets, les libertés rendues, les républiques relevées, les nations sauvées, puis couronnées par la main de leur libérateur, les titres nouveaux inventés par la reconnaissance des peuples, les grandes ambitions de la vertu civique à la place des vulgaires ambitions de la puissance, l'âme d'un héros passant dans l'âme d'une nation, l'animant tout entière de son patriotisme, la levant en sursaut sous les pieds de l'ennemi, la conduisant à la victoire, et se livrant ensuite à son jugement, prête à accepter ou un nouveau couronnement ou une immortelle proscription. Mais pour tout cela une heure d'audace, une responsabilité suprême encourue sans regarder derrière soi, un crime contre des formalités légales, une révolte de l'héroïsme contre l'apathie et l'ingratitude d'une assemblée, une insurrection encouragée de l'armée et du peuple, une opposition à la tribune l'épée à la main, une mise hors la loi bravée, un coup de poignard, s'il le fallait, risqué en échangé d'un second 18 brumaire ! Voilà ce que Lucien conseillait.

Napoléon, au contraire, lassé de quinze ans d'action, énervé par une longue prospérité habitué à de faciles obéissances, étonné des premiers murmures contre son autorité, assouvi de gloire, usé de forces, vieilli par l'empire, incrédule aux dévouements parce qu'il les avait remplacés par les cupidités, flatté si longtemps par les succès qu'il ne savait plus que céder aux revers, redoutant d'évoquer la liberté du sein de ce peuple, de peur qu'elle ne lui apparût sous les traits de la révolution et de la vengeance, cherchant en lui-même sa volonté et n'y trouvant plus que ses irrésolutions, répugnait à toute entreprise et à toute audace. Il la rêvait sans oser l'accomplir. Il aurait voulu qu'on lui rapportât de l'Assemblée son usurpation toute faite. Lui qui avait tant méprisé les lentes hésitations et les déchéances fatales de Louis XVI, descendant degré par degré les marches du trône jusqu'au supplice, il imitait l'apathie de ce malheureux prince en face de la révolution. Il délibérait au moment d'agir il osait en idées, il n'osait rien en mesures ; il consumait l'heure en conseils, il donnait des ordres et il les révoquait, il voulait et il se repentait d'avoir voulu, il parlait de force et il s'affaissait sous l'obstacle. Il menaçait avec mépris de sa popularité, de sa toute-puissance, de son armée, la représentation nationale impopulaire, désarmée et discoureuse, qu'il avait à deux pas de lui, et il tremblait devant cinq ou six tribuns obscurs, devant le fantôme de La Fayette évoquant le fantôme de la liberté.

 

XX

Le peuple, témoin de son abattement, ne comprenait rien à ces lenteurs et s'impatientait de la prolongation de ces conseils. L'instinct disait à la multitude que s'il y avait un salut pour la patrie, il était dans une résolution et dans un homme. Elle s'étonnait que cet homme lui manquât et se manquât ainsi à lui-même. Elle l'encourageait, elle le sommait, elle le pressait par ses vociférations. Elle lui demandait, à grands cris, des ordres, des chefs et des armes. Il semblait à la fois flatté et importuné de ces acclamations. Elles étaient pour lui une popularité et un reproche. Il y répondait de temps en temps avec distraction par un sourire de tristesse et par un geste d'apaisement. Ces bruits et ces visages l'empêchaient de méditer avec liberté, et le faisaient passer vingt fois dans l'heure de l'empire à l'abdication.

Lucien s'efforçait, au contraire, par ses signes d'intelligence aux fédérés groupés sous les murs, d'encourager ces démonstrations et de les faire tourner, dans l'âme abattue de son frère, au profit de ses énergiques conseils « Voyez, lui disait-il, ce peuple accouru de ses faubourgs, foyer de patriotisme, sous l'impulsion d'un instinct désintéressé, parce qu'il voit en vous en ce moment le sol et l'indépendance Entendez ses cris ! on vous demande des armes on vous supplie de donner un chef à cette foule Il en est de même dans tout l'empire. Abandonnez-vous la France à l'étranger et le trône aux factions ? » Rien ne triomphait des incertitudes de Napoléon, il baissait la tête sous la fatalité. Cet homme, qui avait tout osé avec la fortune favorable, sentait enfin que l'homme ne peut rien avec la fortune adverse. Il s'avouait le néant de la volonté humaine, quand cette volonté est à contre-sens des choses et du temps. Il se confessait vaincu, non par l'ennemi, mais par l'opinion.

« Suis-je donc plus qu'un homme répondait-il avec amertume à Lucien, pour ramener à l'union et à l'accord avec moi cinq cents députés égarés ? » Puis couvrant même d'un scrupule tardif de vertu son inaction contre la chambre, qu'il menaçait une heure auparavant, et qu'il allait menacer une minute après : « Suis-je donc, ajouta-t-il, un misérable factieux pour allumer inutilement la guerre civile ? Non, jamais !... Que l'on essaye de ramener les chambres, je ne demande pas mieux !... je puis tout avec elles !... Je pourrais beaucoup sans elles dans mon intérêt, mais je ne pourrais sans elles sauver la patrie !... Allez vous-même vous y présenter, j'y consens !... Je vous défends toutefois en sortant d'ici de haranguer, ce peuple qui me demande des armes. Je suis prêt à tout tenter pour la France, rien pour moi » Il oubliait qu'il avait tenté l'embauchement de l'armée à Grenoble pour reconquérir le trône, et Waterloo pour le conserver.

« Allez, reprit-il à Lucien et à ses ministres, partez, et parlez de l'intérêt de la France qui doit être chère à tous ses représentants à votre retour, je prendrai mon parti. »

Ils partirent et le laissèrent seul à ses irrésolutions. Il était évident qu'il composait avec la nécessité, mais déjà elle grondait avec plus de menaces contre lui dans la chambre. La temporisation, signe de sa faiblesse, encourageait les plus timides à l'abandonner, les plus hardis à le menacer à leur tour.

 

XXI

Les députés, entre eux disaient maintenant à haute voix ce qu'ils murmuraient le matin à voix basse. La, Fayette, Manuel, Roy, Dupin, Duchesne, Lacoste, parlaient de déchéance et d'arrestation. La présence de Lucien et des ministres rendit le silence aux entretiens et l'attitude de la délibération à l'Assemblée. Lucien demanda l'évacuation de la salle par le public des tribunes, pour donner à la délibération le secret nécessaire à la gravité des communications que le gouvernement allait faire au nom de l'empereur.

Les tribunes se vidèrent. La nuit tombait, la lueur sépulcrale des flambeaux éclairait seule la tribune. Sa figure tribunitienne rappelait les jours de la liberté ; son nom, l'usurpation du pouvoir à Saint-Cloud et les années du despotisme. Le dévouement tardif, mais ardent, qu'il avait montré à son frère depuis le 20 mars, le rendait suspect et menaçant pour la chambre. Après avoir vu longtemps en lui un Caton de la famille impériale, on s'étonnait de tant de complicité dans l'intérêt d'un second empire, on le croyait las de son stoïcisme et prêt à mériter son pardon de Napoléon par des services ambitieux. Le rôle de Lucien depuis le débarquement de Cannes justifiait ces soupçons. Le frère en lui avait absorbé le citoyen. Il poussait sa race aux trônes, comme si la perte des trônes par sa famille lui en avait enseigné le prix. Il était donc un organe mal choisi par Napoléon pour plaider sa cause devant une assemblée lasse des ambitions de cette tribu des trônes.

Toutefois l'Assemblée s'étonna de la modération et de la résignation du message que Lucien lut au nom de son frère. Napoléon, allant au-devant des vœux des deux chambres, les invitait à s'ouvrir à lui, pour préserver la France du sort de la Pologne ou du joug des Bourbons. Il leur proposait de nommer cinq commissaires qui s'entendraient en leur nom avec ses ministres sur les moyens de sauver la patrie et de traiter de la paix avec les puissances coalisées.

C'était la capitulation de la France après la défaite de l'empereur, mais avec l'espoir, sinon de sauver la puissance nationale et la gloire des armes, du moins de sauver les débris du trône impérial pour Napoléon. Ainsi la paix troublée par l'entreprise du 20 mars, le sang de trente mille soldats, les trésors, les armements, l'inviolabilité des frontières, la renommée de l'armée et de son chef, auraient été perdus, mais la dynastie de Napoléon aurait été sauvée pour la France, avec la perspective des haines que cette dynastie venait de raviver et perpétuerait contre la nation. Une telle proposition, réfléchie un seul moment par l'opinion publique, prévenue et irritée, portait en soi la naïveté d'une démence ou l'insolence d'une dérision. On pouvait l'imposer par un coup de force mais la faire prévaloir par la discussion, c'était rêver.

A mesure que Lucien avançait la lecture de ce message, les murmures montaient. Ils éclatèrent dès qu'il fut descendu de. la tribune. Les âmes comprimées s'ouvrirent à l'indignation et à la colère. La chambre y répondit d'acclamation par le dédain et par le défi. Lucien et les ministres restèrent écrasés et ensevelis sous les apostrophes des députés de tous les bancs. « Eh quoi ? disait-on, l'auteur de nos désastres ne trouve d'autre inspiration dans son âme que de régner encore sur nos débris et sur les cadavres de nos enfants ? Au lieu de s'immoler généreusement à la patrie anéantie à demi pour sa cause, il nous convie à l'immoler tout entière dans l'intérêt de sa race ? Il n'a pas su vaincre ! il n'a pas su mourir ! il n'a su que fuir ! Et c'est au nom de sa défaite, de sa faiblesse et de sa fuite qu'il nous demande de nous concerter avec lui comme si, au lieu d'être les représentants souverains du peuple, nous n'étions que les complices subordonnés d'un factieux détrôné ! 'Jay, inspiré par l'œil de Fouché, s'élança à la tribune au milieu de ces imprécations, pour les résumer avec la convenance préméditée d'une résolution parlementaire. « Dussé-je, dit-il, éprouver le sort de ces généreux représentants de ta Gironde protestant contre 'l'asservissement de la Convention et scellant de leur sang leur courage, je parlerai mais, avant de parler, je demande que les ministres ici présents parlent, et nous disent si, dans l'état présent, la patrie est en mesure de résister aux armées de l'Europe, et si la présence de Napoléon n'est pas un invincible obstacle aux négociations et à la paix. »

 

XXII

Une approbation presque unanime sur les bancs de l'Assemblée, un silence significatif et accusateur sur les bancs des ministres, suivirent cette apostrophe. Fouché hésitant, et comme affectant de confesser son embarras simulé par son attitude, monta à la tribune, et dit qu'il n'avait rien à ajouter aux rapports déjà communiqués à la chambre sur les extrémités du dehors et sur les dangers du dedans. C'était avouer l'orateur, et provoquer à l'insurrection des esprits par les alarmes que le silence grossissait encore.

Jay commenta éloquemment ce silence de Fouché, et montra dans le despotisme militaire la source de toutes les calamités de la patrie. Il accusa Napoléon d'être le seul obstacle à la réconciliation de la France avec l'Europe. Il demanda si une nation épuisée d'héroïsme et de sang par dix années de guerre attentatoire à toutes les nationalités du continent, et près de succomber elle-même, non faute de courage, mais faute de combattants sous le reflux des peuples, devait ensevelir avec elle et son sol, et son nom, et ses générations futures, dans la cause d'un homme à qui elle avait tout sacrifié, excepté son dernier souffle ? Puis apostrophant Lucien immobile et consterné sous ces paroles : « Et vous, prince, lui dit l'orateur, vous qui avez montré un noble caractère dans l'une et dans l'autre fortune, retournez vers votre frère Dites-lui que l'assemblée des représentants attend de lui une résolution qui lui fera plus d'honneur dans l'avenir que toutes ses victoires. Dites-lui qu'en abdiquant le pouvoir il peut sauver la France ; dites-lui que sa destinée parle et le presse, que dans un jour, dans une heure peut-être, il ne sera plus temps. » Il conclut en proposant à la chambre d'envoyer des commissaires à Napoléon, pour lui demander son abdication, et, dans le cas où il refuserait de la donner, de prononcer sa déchéance du trône. Louis XVI n'avait pas subi, avant sa défaite du 10 août, de telles sévérités du sort et de telles injonctions de l'Assemblée législative. C'était une représaille de l'Assemblée nationale, car Jay savait que, la veille de son départ pour Waterloo, l'empereur, ouvrant son âme à un de ses confidents indiscrets, s'était écrié « Qu'ils prennent garde à eux Qu'ils se hâtent dans leur insolence, je ne puis les souffrir davantage. Partons ! Une victoire, et je les fais rentrer dans leur obséquiosité ordinaire ! Deux victoires, et je les chasse ! » Néanmoins il y avait de l'intrépidité dans le langage de l'orateur, car l'empereur, quoique ébranlé, vivait et régnait encore à quelques pas de la tribune, pendant qu'il lui lançait, cette sommation. Napoléon en tombant pouvait se venger encore, et reconquérir par cette vengeance non le pouvoir de sauver son trône et la France, mais le pouvoir de frapper un ennemi.

 

XXIII

Lucien, témoin des applaudissements qui répondaient de toutes parts à l'insinuation d'abdication ou à la déclaration de déchéance, retrouve le courage dans le désespoir, et la confiance dans la vieille expérience de la mobilité des assemblées, qui les relève et les abat dans une même heure de la révolte à la prostration. Il s'élance à la tribune. Il invoque le nom sacré de la patrie, il la confond avec le nom de celui qui vient de la perdre, il reproche à la France son abandon et son ingratitude, aux Français de n'avoir pas fait assez pour la cause de son frère. Il atteste l'enthousiasme qui vient de le couronner une seconde fois, les serments du champ de mai ; il évoque le patriotisme, et il montre le caractère national, dégradé par une lâche condescendance de la nation, faisant de Napoléon vaincu la rançon d'une capitulation ignominieuse. Les murmures et les apostrophes insultantes répondent seuls aux reproches de Lucien.

La Fayette les retourna en quelques mots terribles qui grondaient à voix basse depuis trois mois dans la conscience de l'opinion publique, et qui n'attendaient pour éclater qu'une heure opportune et une bouche populaire. « Eh quoi dit-il c'est vous qui osez nous accuser de n'avoir pas fait assez pour votre frère ? Avez-vous donc oublié tout ce que nous avons fait pour lui ? Avez-vous oublié que les ossements de nos enfants, de nos frères, attestent partout notre fidélité, dans les sables de l'Afrique, sur les bords du Guadalquivir et du Tage, sur les rives de la Vistule et dans les déserts glacés de la Moscovie ? Depuis plus de dix ans, trois millions de Français ont péri pour, un homme ! pour un homme qui veut encore lutter aujourd'hui avec notre sang contre l'Europe ! — Oui, oui ! s'écrient, avec la conscience vengeresse d'une nation sacrifiée, les représentants. — C'est assez ! reprend La Fayette, c'est assez pour un homme Maintenant notre devoir est de' sauver notre patrie »

Vingt orateurs se disputent la tribune pour appuyer l'imprécation de La Fayette. Les retours des assemblées sont sans pitié. La terreur d'un coup d'audace et de désespoir de Napoléon pressait les âmes. Tout ce que Lucien et les ministres purent obtenir des représentants, ce fut un peu de temps pour consulter la chambre des pairs et pour concerter les résolutions de ces deux corps. Ils espéraient mieux de ces sénateurs choisis par la main de Napoléon lui-même que des députés élus par le peuple.

Lucien et les ministres y coururent. Ils trouvèrent, en effet, dans cette assemblée non plus de confiance, mais plus de mesure et plus d'égards pour l'empereur. Cette première discussion y fut froide et digne. La vieille expérience de ces hommes rompus aux événements leur disait assez qu'il n'était plus nécessaire de précipiter violemment Napoléon, qu'il allait tomber de lui-même devant ta force des choses, et qu'un vaincu assez hardi pour prendre dans sa défaite son titre au pouvoir suprême ne trouverait dans sa dictature d'un jour que l'échafaud du lendemain. Lucien accourut à l'Élysée rendre compte à son frère des dispositions des deux chambres.

Lucien n'avait pas été intimidé par la révolte des représentants. L'attitude de la chambre des pairs l'avait confirmé dans la résolution désespérée de braver la chambre des députés, de la dissoudre et de saisir la dictature. Il s'efforça de convaincre son frère que son seul salut était dans l'audace. « Dans ces extrémités, on peut ce qu'on ose, » lui dit-il. Mais Napoléon, qui aimait à entendre ces conseils de force, dernière adulation de sa toute-puissance, ajournait d'heure en heure leur exécution.

Il semblait attendre qu'un hasard extérieur se chargeât de la responsabilité de l'événement, ou que l'heure passée en attente et en délibération ne lui laissât plus d'autre ressource que de se soumettre à son destin, excuse que la faiblesse se ménage à elle-même pour ne pas s'avouer son inertie. Cet homme, qui connaissait si bien le prix du temps et qui savait qu'en révolution, comme à la guerre, se laisser prévenir, c'est se laisser vaincre ne se serait pas condamné deux jours et deux nuits à l'immobilité, s'il n'avait été résigné à l'abdication. Il sauvait les apparences avec ses frères, avec ses amis, avec lui-même. Tout indique dans ses lenteurs une résignation qui se couvre d'un reste de timide volonté. Il marchandait avec la fortune, il sauvait l'honneur, il se réservait de pouvoir dire un jour « Si les chambres m'avaient compris et secondé, j'aurais sauvé mon trône et ma patrie. »

Mais il était au fond trop politique et trop soldat pour se faire les illusions qu'il voulait plus tard affecter devant ses adorateurs. Un million d'hommes, encouragés par trois ans de représailles de la victoire, franchissant en ce moment les frontières, un pays épuisé d'efforts, une armée dissoute, une capitale murmurante, une représentation nationale soulevée, un compétiteur au trône promettant derrière lui la liberté et la paix, les provinces de l'Est et du Nord conquises, celles de l'Ouest et du Midi prêtes à se lever pour la cause du roi, qu'aurait fait Napoléon de quelques heures d'empire ? Une seconde capitulation pour sa famille et pour lui Était-ce la peine de faire un 18 brumaire des faubourgs contre la ville et de quelques soldats débandés contre la nation ? Il ne le disait pas à Lucien, mais il le sentait. Tout ce qu'il voulait, c'était le droit de se plaindre. Il commençait à l'Élysée cette longue conversation et cette éternelle récrimination contre les hommes du 20 mars et contre la France qu'il continua à Sainte-Hélène.

 

XXIV

Benjamin Constant, d'abord son accusateur, puis son complice et son conseiller au 20 mars, montra, dans ces deux dernières journées, la même fluctuation d'attitude et d'actes qu'il avait montrée quelques semaines auparavant. Ce courtisan alternatif de la popularité et de la faveur de cour avait un abîme à franchir derrière lui pour revenir sur ses pas et pour se faire pardonner son dévouement subit à Napoléon après son inconcevable défection. Waterloo était pour lui une défaite personnelle. Ne pouvant croire au premier moment à l'éclipse totale de cette étoile de l'empereur à laquelle il avait si témérairement attaché sa responsabilité d'homme politique et d'homme d'intelligence, il accourut un des premiers au palais pour donner des conseils de force. II voulait pousser aux dernières extrémités Napoléon, dont la chute allait le précipiter lui-même. Mais ce courtisan de date récente n'était pas un de ces hommes qui résistent longtemps aux évidences d'une situation et qui s'ensevelissent sous les ruines. Les récits réitérés de la déroute et de l'anéantissement complet de l'armée, la froideur, les murmures et bientôt le soulèvement presque unanime de l'opinion, la révolte des cœurs dans les chambres, l'âpreté de La Fayette, de Sébastiani, de leurs amis à presser l'abdication ou à imposer la déchéance, n'avaient pas tardé à ébranler Benjamin Constant lui-même, et à le faire passer en quelques heures de la dictature à la résignation. JI s'interposa comme négociateur officieux entre les chambres et Napoléon, pour montrer à celles-là du zèle et à celui-ci de l'attachement.

 

XXV

Il interrompit par sa présence dans le jardin de l'Élysée la' conversation de Napoléon avec Lucien, et, prenant le langage opposé à celui qu'il avait tenu la veille, il sembla vouloir préparer Napoléon à un sacrifice commandé, disait il, par sa gloire comme par son patriotisme. « Je vous entends, lui répondit l'empereur, on veut que j'abdique ! Mais a-t-on calculé les conséquences de mon abdication ? N'est-ce pas autour de moi et autour de mon nom que se groupe l'armée ? M'enlever à elle, n'est-ce pas la dissoudre ? Si j'abdique, vous n'avez plus d'armée dans deux jours. Cette armée n'entend pas toutes vos subtilités. Croit-on que des discours de tribune empêcheront une dispersion des troupes !... Me repousser quand je débarquais à Cannes, je le comprends ! M'abandonner aujourd'hui, je ne le comprends pas ! Ce n'est pas en présence de l'ennemi à quelques lieues de nous qu'on renverse un gouvernement avec impunité. Pense-t-on en imposer aux canons par des phrases ? Si on m'eût renversé il y a quinze jours, il y avait du courage mais je fais partie maintenant de ce que l'Europe attaque, je fais donc partie de ce que la France doit défendre. En me livrant, elle se livre elle-même, elle avoue sa faiblesse, elle se reconnaît vaincue ; ce n'est plus la liberté qui me dépose, c'est Waterloo ! »

Puis continuant sur un ton plus haut, et feignant, comme un négociateur qui exagère ses conditions pour en obtenir de plus favorables, des intentions qui n'étaient déjà plus dans son âme : « Et quel est donc, ajouta-t-il, le titre de la chambre pour me demander mon abdication ? Où est sa mission ? Mon devoir à moi, c'est de la dissoudre. »

Il s'animait. La multitude qui se pressait sur les terrasses des jardins de l'Élysée, croyant apercevoir dans les gestes de son héros la résolution de faire appel à sa popularité et à son patriotisme contre l'Assemblée et contre l'étranger, redoubla ses acclamations intermittentes comme pour l'encourager à l'énergie. Cette foule se composait surtout d'hommes dont les costumes attestaient l'indigence. « Vous le voyez, dit l'empereur à Benjamin Constant en étendant la main vers ces amis désintéressés de sa dernière heure, ce ne sont pas ceux que j'ai comblés d'honneurs et de richesses qui assistent des yeux et du cœur à mes revers. Que me doit ce peuple ? Rien. Je l'ai trouvé pauvre et je le laisse pauvre mais l'instinct de la patrie l'éclaire, la voix du pays parle par sa bouche je n'ai qu'à dire un mot, et dans une heure la chambre des députés n'existera plus... Mais non, reprit-il la vie d'un homme ne vaut pas ce prix Je ne suis pas revenu de l'île d'Elbe pour que Paris soit inondé de sang ! » Ces dernières paroles étaient sincères.

L'histoire doit cette justice à Napoléon, que, soit horreur naturelle pour les excès populaires dont le spectacle sanglant avait laissé un sinistre souvenir dans son âme depuis le 10 août, les massacres de septembre et les échafauds soit répugnance de soldat pour toute force indisciplinée, soit respect pour son nom dans l'avenir, il se refusa constamment, et à son retour et à sa chute depuis le 20 mars, à se faire une armée de la populace contre .la nation. Il aima mieux tomber que de se relever un moment par de pareils auxiliaires. Il recula, en quittant son île et en affrontant les Bourbons et l'Europe, devant le sang des séditions et devant le crime contre la civilisation. Toujours César, jamais Gracchus ; né pour l'empire, non pour la turbulence des factions.