Halte de Napoléon à
Philippeville. — Dépêches au conseil des ministres. — Lettre à son frère
Joseph. — Il quitte Philippeville et s'arrête à Rocroy. — Délibération de
l'état-major de l'empereur à Rocroy. — Arrivée de Napoléon à Laon. — Bulletin
de la bataille de Waterloo. — Disposition des esprits à Paris. — Impression
de Paris à la nouvelle de la défaite. — Arrivée de Napoléon à Paris. — 20
juin, Napoléon à l'Élysée. — Entrevue de Napoléon avec Caulaincourt et avec
ses frères. — Conseil des ministres. — 21 juin. — Intrigues de Fouché. —
Attitude de La Fayette. — Son discours à la chambre des représentants. —
Adoption de ses propositions par la chambre. — Résistance de l'empereur. — La
chambre nomme une commission chargée de la protéger. — Proposition de Sébastiani.
— Appréhensions de la chambre. — Concours du peuple autour de l'Élysée. —
Napoléon et Lucien. — Irrésolution de l'empereur. — Message de l'empereur aux
chambres. — Séances des deux chambres. — Conseils de Lucien à Napoléon. —
Abattement de Napoléon. — Intervention de Benjamin Constant entre les
chambres et Napoléon. — Son entrevue avec l'empereur à l'Élysée.
I Napoléon
s'arrêta quelques instants à Philippeville pour donner, de là, des ordres de
ralliement aux lieutenants qu'il avait laissés derrière lui, au hasard de la
déroute et de la poursuite. Il fut rejoint dans cette courte halte par Maret,
son secrétaire d'État, et par les secrétaires de son cabinet échappés avec
peine du champ de bataille. Ses voitures, ses portefeuilles, ses vêtements
impériaux étaient tombés aux mains de Blücher. Il ne put retenir ses larmes
en revoyant Maret, le vieux témoin de sa prospérité, aujourd'hui de sa
détresse. Son antique impassibilité de visage était brisée par la rapidité et
par la masse des revers. Le souverain avait disparu, l'homme se montrait et
ne rougissait point de se montrer inégal à l'excès de son infortune. Cet attendrissement
sur lui-même ne le dégradait pas aux yeux de Maret, de Bertrand, de ses
affidés intimes. La nature, en éclatant, se fait respecter jusque dans ses
faiblesses. Il y avait plus de grandeur dans cet aveu de sa condition humaine
que dans l'affectation hypocrite de stoïcisme dont il s'était si longtemps
décoré, et qui, en endurcissant le visage, ne masquait pas le cœur,
déconcertait l'intérêt et repoussait la pitié. C'étaient les larmes
d'Achille. II Il
s'enferma un moment avec le même secrétaire qui était, venu, quatre mois
auparavant, le provoquer à l'île d'Elbe à la conquête de l'empire et lui
promettre l'enthousiasme de la France et la victoire sur l'Europe. Ces deux
hommes n'osaient s'avouer l'un à l'autre leur repentir. Ils s'obstinaient à
la lutte, quoique abattus et désarmés. Napoléon dicta rapidement deux
dépêches à son confident. La première était adressée à son conseil des
ministres à Paris, sorte de bulletin plein de réticences, de demi-aveux, de
confusion volontaire dans les faits et dans les résultats de la journée qui
accusaient un revers, sans confesser encore un désespoir. Les termes de ce
récit étaient calculés pour provoquer l'énergie de ses ministres dans les
mesures extrêmes destinées à réparer cette ruine, en intimidant toutefois
encore Fouché, La Fayette, Manuel, les républicains ou les royalistes de la
chambre par l'apparence d'une armée qui n'existait plus, et par la
continuation d'une campagne désormais impossible. La
seconde, toute confidentielle à son frère Joseph, déchirait le voile, avouait
le désastre, épanchait le désespoir dans le sein de la confidence de famille,
faisait appel à ce dévouement domestique et fraternel que l'homme déchu
retrouve au moment suprême dans ses proches, liés à sa grandeur ou à sa ruine
par un intérêt commun autant que par le cœur. Napoléon avait assez grandi ses
frères dans sa prospérité pour avoir le droit de les co-ïntéresser à ses
désastres. Il y avait de la sincérité et de la tendresse dans cette lettre le
malheur amollit l'accent. En finissant, Napoléon cependant essayait, de bonne
foi ou avec artifice, de se faire illusion à lui-même pour rendre le courage
de cette illusion à son frère ! « Tout
n'est peut-être pas perdu, lui disait-il ; je suppose qu'en ralliant mes
forces il me restera cent cinquante mille hommes. Les fédérés m'en fourniront
cent mille, mes dépôts cinquante mille ; j'aurai donc trois cent mille
soldats à opposer immédiatement à l'ennemi. J'attellerai l'artillerie avec
les chevaux de luxe, je lèverai cent mille conscrits, je les armerai avec les
fusils des royalistes et des lâches, je ferai lever en masse le Dauphiné, le
Lyonnais, la Bourgogne, la Lorraine, la Champagne ; mais il faut qu'on m'aide
et qu'on ne m'étourdisse pas ! Je vais à Laon, j'y trouverai sans doute
des forces. Je n'ai pas entendu parler de Grouchy ; s'il n'est pas pris, je
puis avoir en trois jours cinquante mille combattants sous la main ; avec cela
j'occuperai l'ennemi, je donnerai à Paris et à la France le temps de faire
leur devoir. Tout peut se réparer encore ! Écrivez-moi l'impression que cet
horrible désastre aura produit dans la chambre. Je crois que les députés se
pénétreront de leur devoir dans cette grave circonstance et qu'ils se
réuniront à moi pour sauver la France ! Préparez-les à me seconder dignement
» Puis,
saisissant la plume de la main de son secrétaire, il ajouta de sa main au bas
de cette lettre : « Du courage et de la fermeté « NAPOLÉON. » III Cette
lettre était l'artifice suprême du désespoir qui prodigue l'illusion pour
soutenir quelques heures de plus la défaillance d'un parti, ou elle était le
délire de l'illusion qui se caresse elle-même de ses derniers songes pour se
dérober l'abîme ouvert des réalités. Il parlait de trois cent mille hommes
réunis en quelques jours à Paris, de cent cinquante mille hommes de son
armée, de cent mille fédérés, de cent mille jeunes soldats, d'une artillerie
équipée et attelée avec les chevaux de luxe, et il n'avait pas même un
bataillon pour couvrir sa halte à Charleroi. Il ignorait si Grouchy existait
encore, si Ney était mort, prisonnier ou fugitif sur les plateaux de Waterloo
; si Suchet et Lecourbe n'étaient pas déjà submergés avec leur poignée de
volontaires et de vétérans par les Autrichiens et les Russes. Les cent mille
fédérés dont il n'avait pas osé armer un seul homme n'étaient qu'une
multitude ondoyante dans les faubourgs d'une capitale, attachée aux pavés,
puissante pour l'émeute et pour les vociférations, inhabile à se discipliner
et à combattre en campagne. Ce Paris et cette France, ces provinces levées en
masse, ne lui avaient donné en 1814, dans sa lutte désespérée, que quelques
centaines d'hommes groupés en corps francs dans les montagnes, et à son
retour de l'île d'Elbe que quelques chants patriotiques et quelques cris
d'encouragement à l'expulsion des Bourbons. La chambre des députés le faisait
trembler, même avant la bataille, par son attitude ; que serait-ce après la
défaite ? Ses propres ministres le marchandaient et le vendaient encore
puissant ; qu'allaient-ils faire, vaincu ? Il ne leur restait qu'à le livrer.
Ces mesures extrêmes de levée en masse de la patrie eussent-elles été
possibles dans la disposition des esprits et dans la désaffection générale
des cœurs, il fallait des mois et des mois pour les réaliser. Lui, grand
administrateur d'armée, le savait mieux que personne. Il n'avait pas trois
jours. Qu'espérait-il donc ? Rien. Il trompait ou il délirait. Le canon de
Waterloo avait emporté son grand sens des choses et des hommes. Tendant les
mains de tous côtés pour trouver un soutien dans sa chute, il ne trouvait
plus rien que des vertiges, et il s'efforçait de les faire accepter aux
autres pour des réalités, quand déjà il n'y croyait plus lui-même. Il ne
parut plus vivre à partir de ce jour-là qu'avec les fantômes de son
imagination. Le monde palpable lui avait échappé. IV Satisfait
d'avoir lancé sa pensée et ses illusions en avant de lui à Paris, il se jeta,
pour la première fois depuis la nuit du 17, sur un lit d'hôtellerie et
s'endormit. Pendant son court sommeil, une voiture du maréchal Soult, enlevée
au pillage, entra dans Philippeville déjà assaillie de près par les
Prussiens. On l'éveilla, il se hâta de sortir de la ville avec une faible
escorte de deux cents soldats et cavaliers de toutes armes, entrés isolément
à la suite de la bataille dans cette place forte, et réunis à la voix de
quelques officiers pour protéger le départ de leur empereur. Le maréchal
Bertrand monta avec lui 'dans la voiture du maréchal Soult. Deux autres
calèches de poste suivaient celle de l'empereur, portant à sa suite son reste
de cour et d'état-major Maret, Drouet, Dejean, Corbineau, Flahaut,
Labédoyère, M. de Canisy, son écuyer, M. de Bissi, son aide de camp. Le
cortège presque funèbre s'arrêta à Rocroy pour faire rafraîchir les chevaux
et pour prendre quelque nourriture. Ces courtisans et ces officiers, le
visage pâli d'émotion, les yeux rougis par les insomnies et les larmes, les
habits souillés par la poussière, par la poudre et par le sang, se
présentaient mutuellement à eux-mêmes l'image sinistre du désastre qu'ils
avaient provoqué en insurgeant l'armée contre leur patrie. Ils
s'entretinrent, à quelques pas de l'empereur, du parti qu'il avait à prendre dans
cette extrémité pour réparer ou pour dompter le destin. « Il faut,
s'écriait Labédoyère, plus responsable que tout autre des calamités de la
situation, il faut que l'empereur, sans s'arrêter un moment, surprenne Paris
et l'Assemblée par sa présence, qui fera tout plier sous sa résolution. Il
faut qu'il se jette en arrivant au sein de la représentation nationale, qu'il
avoue l'immensité du désastre, qu'il offre, comme Philippe-Auguste, de mourir
en soldat, en laissant la couronne au plus digne Les deux chambres,
entraînées par son ascendant, feront avec lui des prodiges de patriotisme et
d'énergie pour sauver l'empire ! Les chambres, répondait le secrétaire intime
de Napoléon qui avait écrit sous sa dictée les dépêches, elles l'offriront en
sacrifice a l'Europe pour se sauver elles-mêmes ; vous ne connaissez ni les
hommes ni le temps. Eh bien, si les chambres s'isolent de l'empereur, tout
est perdu, répliquait Labédoyère irrité : le huitième jour l'ennemi sera
devant Paris le neuvième, les Bourbons rentreront dans la capitale. Alors que
deviendront la liberté et tous ceux qui ont embrassé la cause nationale ?
Quant à moi, mon sort est écrit, je serai fusillé le premier. » La mémoire de
sa faute lui prédisait son supplice. M. de
Flahaut, formé à, l'école de M. de Talleyrand, esprit froid et lucide, malgré
son ardeur de jeunesse, ne se faisait aucune des illusions de Labédoyère. Il
osait contredire les illusions mêmes de l'empereur et déconseiller l'entrée à
Paris. Il devinait les hommes et pressentait les faiblesses, prélude des
outrages. « Si l'empereur entre à Paris, disait M. de Flahaut, il est perdu.
Il n'a qu'un seul moyen de se sauver et de sauver la France, c'est de traiter
avec les alliés et de s'avouer sa défaite. Mais qui sait même, ajoutait-il,
s'il lui reste une ombre d'armée, base de toute négociation, et si, à l'heure
où nous parlons, la plupart de ses généraux n'ont pas envoyé déjà, comme en
1814, leur soumission aux Bourbons ? » Ce jeune homme connaissait bien
l'intrépidité des chefs militaires devant le canon, leur défaillance devant
le succès : hommes de métier admirables, hommes d'opinion inconstants comme
la fortune, toujours au vainqueur, à la disgrâce jamais. La majorité soutenait
l'avis de M. de Flahaut. L'opinion, disait-on, n'a pas pardonné à l'empereur
d'avoir abandonné son armée en Égypte, en Espagne, à Moscou, où la France du
moins n'était pas livrée par son absence que sera-ce après Waterloo, où lui
seul pouvait tenter de couvrir de son corps la nation jouée et perdue par lui
? L'approche d'un corps de cavalerie prussienne qui s'approchait de Rocroy
interrompit cet entretien et celui de l'empereur avec Maret. On le pressa de
repartir ; il arriva à Laon encore indécis. Quelques gardes nationaux et quelques
paysans l'accueillirent-aux portes de la ville par des cris de Vive
l'empereur » contraste douloureux pour lui et pour ses compagnons de suite
entre l'enthousiasme et la défaite. On ignorait encore sur la route l'excès
de nos revers. Il apprit à Laon que son frère Jérôme, le maréchal Soult et
quelques généraux avaient rallié trois mille hommes des débris de la grande
armée. « Je reste à Laon, dit Napoléon, la gendarmerie et la garde
nationale vont battre la campagne et rallier les douze mille hommes. Je me
mettrai à leur tête, j'attendrai Grouchy, et je donnerai le temps à Paris de
se reconnaître et de se lever ! » D'autres conseils le dissuadèrent. Il
flottait au gré de chaque vent, il n'était plus lui. « Eh bien, leur dit-il,
puisque vous le croyez plus sage, j'irai a Paris mais j'y vais à regret ; ma
vraie place est ici, je pourrais y souffler mes pensées à Paris, et mes
frères feraient le reste. » Avant
de partir, il se retira dans un appartement écarté avec Maret et Fleury, son
secrétaire et dicta pour la France le bulletin public et officiel de la
bataille. C'était un second bulletin de Moscou, un cri de désespoir éclatant
sur la France pour lui rendre l'énergie du désespoir. Il appela ses officiers
pour en entendre la lecture et le rectifier s'il avait omis une circonstance.
« J'aurais pu, leur dit-il avant de le lire, rejeter les malheurs de cette
journée sur le maréchal Ney, je ne l'ai pas fait ; le mal est consommé, il ne
faut pas se plaindre. » Ce bulletin, tout sincère qu'il était, dérobait
cependant aux Parisiens l'aveu de la surprise et du pillage des équipages et
des voitures de l'empereur lui-même. M. de Flahaut insista pour que le
bulletin ne déguisât rien, même cette dépouille personnelle laissée à
l'ennemi. « Quand vous traverserez Paris, dit-il à Napoléon, on verra bien
que vos équipages ont été pris, on vous accusera de dissimuler des pertes
plus importantes. Il ne faut rien dire, ou il faut dire tout. » Le bulletin
rectifié partit. L'empereur le suivit de près à Paris. V Paris,
depuis le départ de Napoléon, était resté dans une attente qui suspendait
tout mouvement politique dans les esprits et même dans les chambres. On
sentait que le sort de la nation, de la liberté, de l'empereur, des Bourbons,
allait se prononcer sur un champ de bataille. On n'anticipait sur l'événement
que par la pensée. Les chambres flottaient dans des séances insignifiantes et
dans des discussions préliminaires sans portée, entre les velléités de
souveraineté représentative et les habitudes de servilité contractées par le
Corps législatif de l'ancien empire. M. Roy, homme considérable dans Paris
par ses lumières, sa modération ferme et son opulence, accusa le ministre des
affaires étrangères, Caulaincourt, de n'avoir pas soumis à la chambre des
représentants le rapport et la déclaration de guerre du gouvernement de
l'empereur aux puissances. Il déclara la guerre illégale et attentatoire aux
droits de la nation. Boulay de la Meurthe, un des hommes de la Révolution les
plus obstinément dévoués à Napoléon, s'indigna de cette audace et pallia
l'acte de Caulaincourt. Fouché commençant à manœuvrer avec l'opinion des
représentants, qu'il voulait s'attacher personnellement par des complaisances
et par le sentiment de sa supériorité, leur fit lire un rapport alarmant sur
l'état des partis à l'intérieur. Ce rapport assombrissait les esprits, et
semblait destiné par l'astucieux ministre à contre-balancer, dans l'opinion
de la France, l'enthousiasme qu'une première victoire attendue du camp de
l'empereur pouvait exciter parmi les partisans de sa cause. Fouché
y montrait la guerre civile, à peine contenue, prête à éclater de toutes
parts en France, même sur les pas de l'empereur triomphant. Rien n'était vrai
dans ce tableau de la France. La nation était mécontente, inquiète,
désaffectionnée, nullement conspiratrice. Mais dans les moments où l'esprit
public flotte entre toutes les craintes, les fantômes produisent l'effet des
réalités. Fouché avait besoin d'une terreur des imaginations pour intimider à
la fois l'empereur par le pays, et le pays par l'empereur. Tout respirait la
perfidie cachée sous l'apparence du zèle dans les termes du ministre de la
police. L'annonce d'une victoire de la grande armée pouvait à peine
contre-balancer l'impression sinistre que ces manœuvres avaient semée dans
les chambres et dans Paris. VI Telle
était la disposition générale des esprits le 18 juin. Chacun croyait marcher
sur un sol miné sous ses pas. On prêtait l'oreille aux moindres rumeurs, on
grossissait le plus léger bruit, on s'attendait à tout, comme dans ces
moments de pressentiment sinistre et silencieux qui précèdent les grandes
catastrophes de la nature. On s'abordait en s'interrogeant dans les rues, on
aspirait les nouvelles du Nord, quand un murmure, d'abord vague et indécis,
bien- tôt naissant et courant avec la rapidité de la pensée sur les
boulevards, dans les lieux publics, à la Bourse, aux portes et dans les
salles des deux chambres, répandit d'abord la nouvelle, puis les détails
d'une grande victoire remportée le 16 juin par l'empereur sur les Prussiens à
Ligny. Bientôt les salves du canon des Invalides, répondant alors par une
étrange coïncidence d'heure aux quatre cents pièces de canon qui foudroyaient
en ce moment l'armée française à Waterloo, confirmèrent à l'oreille du peuple
le premier triomphe de nos armes. On s'émut, on se félicita, on ressentit ce
noble orgueil d'une nation militaire qui apprend que son nom a grandi dans
l'histoire, et en face des autres nations, par une victoire de plus. Mais
cette joie même avait quelque chose de triste et de défiant sur la
physionomie du peuple. Chacun sentait que cette guerre d'une seule armée
contre l'Europe entière, inépuisable en forces et en ressentiments, n'était
pas de celles qui se jugent en un seul jour et sur un seul champ de bataille.
Les bonapartistes cherchaient en vain à faire partager l'ivresse dont ils
feignaient d'être animés en exaltant l'étoile de Napoléon. Les royalistes
restaient incrédules, la bourgeoisie morne, les chambres inquiètes, le peuple
froid, la joie officielle. Les rapports communiqués au public par le
gouvernement le 19 et le 20 étaient vagues, incomplets, sans accent de
victoire décisive. On savait que la grande armée avait dû se trouver le
lendemain en face des Anglais. On s'attendait à de nouveaux chocs et à une
longue campagne. VII Un
bruit étrange parcourut la ville, au lever du jour, le 21. Tout était perdu
il n'y avait plus de grande armée. Un seul jour avait tout dévoré. La France
était ouverte à deux cent mille Prussiens, Anglais, Allemands, Hollandais,
Belges, marchant vers Paris, sur les cadavres de quarante mille de nos braves
soldats immolés sur les plateaux de Waterloo. Le reste était coupé, dispersé,
fugitif. L'empereur, fugitif lui-même, était arrivé pendant les ténèbres de
la nuit à Paris. Il était descendu au palais de l'Élysée. Il y avait caché sa
défaite et son désespoir, comme s'il se condamnait lui-même à ne plus rentrer
dans ces Tuileries, palais de sa puissance et de sa gloire, dont ce coup de
foudre venait de le dégrader. Un
immense gémissement parcourut la ville à mesure que les citoyens sortirent de
leurs demeures pour s'assurer de la réalité du désastre. On se parlait bas,
on s'efforçait' de douter encore à huit heures tout était confirmé. Le deuil,
la terreur, la pitié, la joie secrète de quelques-uns mal déguisée sous la
feinte douleur des paroles, l'attente surtout de ce qui allait survenir,
étaient peints sur tous les visages. On se précipitait vers les jardins
publics et vers les quartiers voisins de l'Élysée pour voir entrer ou sortir
les ministres, les courtisans consternés, pour écouter toutes les rumeurs qui
sortaient de ce mystérieux palais. Des grenadiers de la garde impériale et
des vétérans en gardaient les portes. VIII En
quittant Philippeville, l'empereur, voyageant sur une route indirecte et avec
une intermittence calculée de rapidité et de lenteur, avait fait coïncider
son arrivée a Paris avec les ténèbres de la nuit. Ses frères, avertis par un
courrier, lui avaient fait préparer les appartements de l'Élysée. L'Élysée,
maison presque royale cachée à l'extrémité de la ville, au fond d'un jardin
sous les arbres des Champs-Élysées, auxquels il emprunte son nom, avait
appartenu à madame de Pompadour, cette reine des vices élégants, des arts et
des voluptés de Louis XV. Après la mort de la favorite, ce prince avait
racheté cet hôtel. Il avait été consacré, depuis cette époque, à
l'hospitalité des princes et des souverains étrangers qui venaient visiter
Paris et la cour. Murat l'avait habité après son mariage avec la seconde sœur
de Napoléon consul. C'était une sorte d'hôtellerie royale, puis nationale,
puis impériale, participant à la fois de la souveraineté et de la vie privée,
une halte entre l'obscurité et le trône. Napoléon, en y descendant, semblait
se reconnaître d'avance à demi déchu de l'empire, et dire par son séjour
indécis à ses ennemis que, s'il n'abdiquait pas encore, il s'attendait déjà à
la possibilité d'abdiquer. Il descendait d'un degré vers le détrônement forcé
ou volontaire. Il y avait une extrême convenance de situation dans le choix
de ce palais, symptôme de modestie et de douleur. Il désarmait ainsi la
colère publique et semblait provoquer l'opinion à l'indulgence, même à la
pitié. La
pitié, en effet, se serait attendrie en le voyant entrer furtivement dans ce
dernier asile de sa puissance. A la lueur de quelques torches portées par un
petit nombre de serviteurs, il se jeta de sa voiture sur le perron de
l'Élysée. dans les bras de Caulaincourt, qui l'attendait depuis la fin du
jour sur le seuil. Caulaincourt
était le seul de ses ministres dont le regard ne le blessât pas dans un
pareil moment, moins un ministre qu'un ami, déjà une fois témoin de son
agonie de pouvoir à Fontainebleau, regard auquel il n'avait rien à cacher
dans sa seconde chute, car il avait tout vu, tout plaint et tout adouci dans
la première. Ce sont de tels hommes que l'amitié réserve aux orgueils tombés
dans l'humiliation et aux prospérités déchues dans leurs fautes. Caulaincourt
s'attendrit en revoyant si dissemblable à lui-même celui qu'il avait vu
partir, six jours auparavant, maître encore en espoir de la France reconquise
et de l'Europe intimidée. Les longues veilles, les anxiétés de deux
batailles, la fatigue de tant d'heures à cheval ou debout au milieu de son
armée ; le poids impossible à calculer du sentiment inattendu d'une défaite
après une journée de victoire anticipée dans son esprit ; le remords de ses
propres fautes comme général dans une bataille décisive perdue par indécision
et par temporisation le spectacle de la déroute la plus sinistre à laquelle
il eût jamais assisté, car celle de Moscou pouvait être imputée aux éléments,
celle de Waterloo à lui-même le contre-coup de cet événement sur la France et
sur sa destinée ; la joie de ses ennemis, le découragement de ses amis
l'audace accrue de ces hommes qui épiaient à Paris ses succès ou ses revers
pour y mesurer comme toujours leur bassesse ou leur insolence ;
l'incertitude, ce double fardeau de l'esprit, qui l'avait tantôt retenu vers
son armée, tantôt précipité vers Paris ; son repentir d'un de ces partis
aussitôt qu'il avait pris l'autre' ; la première humiliation d'un homme qui
avait été une fois abattu, jamais dégradé ; l'indécision de l'attitude que
les chambrés allaient prendre envers lui et de ce qu'il allait subir d'elles
ou oser contre elles ; l'ennemi qui s'avançait à marches forcées sur ses pas
et qui ne laisserait pas même à ses anxiétés le temps du sang-froid et des
conseils ; la maladie enfin qui aggrave tout et qui enlevait en ce moment à
son corps la force et le calme pour supporter les agitations de son esprit ;
toutes ces circonstances réunies avaient vieilli Napoléon de dix années en
trois nuits. Caulaincourt
croyait voir non l'empereur, mais son ombre. Sa tête affaissée chancelait sur
ses épaules, sa poitrine n'avait plus qu'une voix sépulcrale, il respirait
péniblement. Il ne marchait qu'en se traînant sur le bras de son ministre.
«J'étouffe là, dit-il à Caulaincourt en se jetant sur un divan et en portant
la main sur son cœur. L'armée a fait des prodiges Une terreur panique l'a
saisie. Tout a été perdu Ney s'est conduit comme un fou Il m'a fait massacrer
ma cavalerie. Je n'en puis plus Un bain ! un lit Il me faut quelques heures
de repos pour reprendre mon esprit et pour m'occuper des affaires » IX Pendant
qu'on lui préparait le bain, délassement 'habituel de ses lassitudes et qui
le suivait jusque dans ses bivouacs, il continuait à divaguer d'un sujet à
l'autre, comme un homme qui parcourt en un clin d'œil tous les horizons à la
fois de sa destinée. « Je rassemblerai demain les deux chambres en séance
impériale. Je leur peindrai les désastres de l'armée, je leur demanderai les
moyens de sauver la patrie ! Après cela je repartirai ! » Il semblait
éprouver sur l'esprit de Caulaincourt les différentes idées qu'il parcourait.
La physionomie de Caulaincourt était attristée de ces idées évidemment
impraticables. « Sire,
lui répondit-il, vos désastres ont déjà transpiré, les chambres sont
secrètement hostiles, les esprits se précipitent vers des résolutions
menaçantes contre vous, vous ne trouverez pas dans les chambres les
dispositions sur lesquelles vous comptez ; j'ai déploré votre présence à
Paris, l'armée était votre seul asile, votre seule force, votre seule sûreté
peut-être ! « —
L'armée, répliqua Napoléon, je n'ai plus d'armée, je n'ai plus qu'une bande
de fuyards. Je retrouverai des hommes peut-être, mais comment les armer ? Je
n'ai plus de fusils. Cependant avec de l'union tout peut se réparer. J'espère
que les députés me seconderont, qu'ils sentiront la responsabilité qui va
peser sur eux ! Vous les jugez mal, la majorité est française. Je n'ai contre
moi que La Fayette, Lanjuinais, Flaugergues, quelques autres. Ils ne veulent
pas de moi, je le sais. Je les gêne. Ils voudraient travailler pour eux-mêmes
ma personne ici les contiendra !... » Caulaincourt
répondait par un geste d'incrédulité à ces divagations de l'espérance, quand
Joseph et Lucien les deux frères de l'empereur, avertis de son arrivée,
accoururent et se jetèrent dans ses bras. Il leur répéta les mêmes aveux, les
mêmes plaintes de l'armée, les mêmes découragements qu'il avait laissés
déborder de son esprit devant Caulaincourt. Ils lui répondirent par la même
incrédulité. Il entra dans son bain et s'y endormit plusieurs heures. Pendant
ce sommeil, les ministres et les courtisans, éveillés par le bruit de son retour,
accoururent, un à un, dans les antichambres de l'Élysée, et, se mêlant aux
officiers et aux aides de camp, compagnons de guerre et de suite du maître,
reçurent les sinistres impressions de la bataille, et communiquèrent les
découragements et les murmures de Paris. Les mots de déchéance et
d'abdication étaient échangés à demi-voix, même entre les amis jusque-là les
plus obstinés de Napoléon. L'infortune introduit la sévère franchise jusque
dans les palais. Napoléon paraissait perdu à tous, excepté à lui-même.
L'ambition qui avait fait si longtemps sa force faisait maintenant sa
faiblesse il se refusait à comprendre ce que les hommes les moins
intelligents comprenaient. Il était fini. X A son
réveil, il convoqua son conseil des ministres, et fit lire devant eux, par
Maret, le récit de la bataille' de Waterloo. Les visages étaient consternés.
Fouché lui-même affectait de l'attendrissement sur le sort de l'empereur. «
Nos malheurs sont grands, dit Napoléon après ce tableau de ses revers, je
suis venu pour les réparer, pour imprimer un grand élan à la nation, à
l'armée. Si la nation se lève, l'ennemi sera écrasé ; si on me dispute les
ressources, tout est perdu. L'ennemi est en France ; j'ai besoin pour sauver
la patrie d'un grand pouvoir, d'une dictature temporaire ! Dans l'intérêt de
la patrie, je pourrais la prendre, mais il est plus national qu'elle me soit
décernée par les chambres. » Ces
paroles faisaient un tel contraste avec les dispositions, les murmures, les
sévérités de Paris, des chambres, de l'opinion, et avec la situation d'un
homme qui, après avoir perdu une première fois l'empire et avoir enlevé sa
dernière armée à la France, rentrait sans un seul débris dans sa capitale,
entouré d'un million d'ennemis, que nul ne répondit à ces insinuations de
dictature. On baissa la tête et on lui laissa lire l'impossibilité dans le
silence. Carnot,
comme en 1793, parut songer à la patrie plus qu'à la liberté ; il ne parla
pas de dictature, mais de mesures désespérées de salut public : levées en
masse ; état de siège de Paris ; armement du peuple ; lutte sous les murs ;
retraite derrière la Loire ; soulèvement du sol sous les pas de l'ennemi. Fasciné
par ses souvenirs, Carnot ne comprenait pas qu'un peuple qui combat pour
lui-même, pour sa régénération et pour son indépendance, offre au patriotisme
d'autres dévouements qu'un peuple épuisé de sang, rassasié de gloire, énervé
de despotisme, qu'on veut armer pour une tyrannie dont il est las.
Caulaincourt parla du concours nécessaire des chambres. Fouché, qui n'y
croyait pas, le fit espérer. Decrès avoua rudement la désaffection et fit
craindre la prompte insurrection des députés. Regnault de Saint-Jean
d'Angély, jusque-là facile et complaisant aux idées de despotisme, parla avec
son éloquence habituelle de la nécessité d'un grand sacrifice. a Que
voulez-vous dire ? répondit l'empereur, est-ce mon abdication qu'ils veulent
? Oui, Sire, répliqua Regnault, de Saint-Jean d'Angély ; j'oserai même
ajouter, pour que Votre Majesté ne se fasse pas illusion par la faute de ses
conseillers, que si l'abdication ne vient pas de vous, elle pourrait être
demandée impérieusement par les chambres. » Lucien, plein encore des
souvenirs de son ancienne éloquence au 18 brumaire et de son nouveau zèle
pour son frère, s'indigna des suppositions de Regnault de Saint-Jean
d'Angély. « Je me suis déjà trouvé, dit-il avec un fier dédain de
l'opinion des corps délibérants, dans des extrémités terribles, et j'ai
toujours vu que plus les circonstances sont extrêmes, plus on doit déployer
d'audace pour les dominer. Si les chambres refusent de secourir l'empereur,
il sauvera, sans elles, la 'patrie qu'il prenne seul la responsabilité de la
France, et qu'il se proclame dictateur ! » Carnot approuva toujours, sans se
prononcer sur le titre dont le pouvoir extraordinaire se nommerait.
L'empereur résuma alors avec force et avec une mâle éloquence d'homme d'État
sa pensée, celle de ses conseillers, celle des circonstances. Il fit sur la
carte de la France une campagne imaginaire qui refoulait l'étranger,
reconquérait la gloire, violait la liberté pour assurer l'indépendance,
sauvait la patrie. Les auditeurs émus oublièrent en l'écoutant que le
dictateur n'avait plus de peuple, le prince plus de trône, l'orateur plus de
tribune, le héros plus d'armée, que les factions étaient dans l'enceinte,
l'ennemi aux portes de la patrie, que la nuit se consumait en magnifiques
songes. Déjà,
en effet, le jour s'était levé, et l'urgence du péril précipitait les
représentants vers la chambre. XI Fouché,
avant de se rendre à l'Élysée, avait fait prévenir ses affidés Manuel, avocat
important, célèbre depuis, Jay, Flaugergues, Dupin, d'Argenson, La Fayette ;
les uns, instruments des manœuvres du ministre ; les autres, ombrageux amis
de la liberté, brûlant de ressaisir une popularité éclipsée sur les ruines
d'un homme qu'ils avaient subi quinze ans et qu'ils méditaient de pousser de
la main dans l'abîme, aussitôt que la gloire évanouie le livrerait à leur
envie et à leur haine. « Tout est perdu, leur avait fait insinuer
Fouché, l'empereur n'a plus d'armée songez a sauver la patrie et à veiller
sur la liberté. » Il ouvrit, dès ce moment, lui-même des négociations
secrètes avec lord Wellington afin d'être tout à la fois l'inspirateur de la
majorité anti-bonapartiste dans les chambres, le négociateur de la France
avec l'homme que la victoire de Waterloo faisait l'arbitre des conditions de
l'Europe, le surveillant de Napoléon à l'Élysée, le modérateur tout-puissant
du conseil des ministres quadruple rôle ménagé par Fouché avec autant
d'habileté qu'il avait été hardi à lui d'oser le prendre, et qui, après
l'avoir rendu le machinateur du drame, le rendait maître du dénouement quel
qu'il fût. Ce rôle
de haute intrigue touchait en même temps à la tragédie par les périls
personnels dont il était entouré. Fouché jouait ainsi seul et sans autre
force que sa nature, avec la vengeance de Napoléon, si Napoléon reprenait une
heure de courage ; avec la fureur du peuple, si le peuple venait le
convaincre de trahison avec les ressentiments des républicains de la chambre,
si les républicains s'apercevaient qu'il les sacrifiait aux Bourbons ; enfin
avec l'ingratitude des royalistes eux-mêmes, si, après qu'il leur aurait
rendu Paris et, le trône, ils oubliaient le bienfait pour ne se souvenir que
du régicide. Aucun homme politique des temps modernes, pas même Machiavel,
Retz, Shaftesbury, Talleyrand, n'osa tendre, nouer et dénouer tant de fils
sous ses mains, au risque de se prendre lui-même dans ses propres trames.
Aucun n'eut au même degré l'intrépidité nécessaire pour jouer sa tête,
affronter la haine, défier le soupçon, braver la mort dans les machinations
toujours prêtes à s'écrouler sur lui. Il était soutenu, on doit le
reconnaître, non pas seulement par cette joie de la supériorité qui fait
qu'on rit de se jouer des' choses et des hommes, mais aussi par le sentiment
de rendre un immense service à sa patrie en l'arrachant par une capitulation
plus humaine aux extrémités où le bonapartisme, qui en avait fait sa proie,
voulait la contraindre à s'immoler corps et biens, sol et sang, pour
Napoléon. Si te nom de grand homme d'État pouvait se passer de franchise, de
probité et de vertu, il faudrait dans cette crise le reconnaître à Fouché. XII Les
députés avertis s'étaient concertés avant de se rendre à la chambre. La
Fayette se préparait à reprendre son rôle de 1789, interrompu par la
république, par l'émigration, par l'empire, et par la longue solitude dans
laquelle il s'était retiré ; rôle incomplet, parce qu'il était
perpétuellement ambigu, commençant tout, n'achevant rien programme vivant,
prélude éternel, esprit oscillant, souriant a la fois à la monarchie
constitutionnelle et à la république, comme pour appeler des deux côtés la
popularité qu'il aimait à accumuler, et dont il ne savait faire aucun usage
décisif une fois qu'il l'avait conquise aidant merveilleusement à renverser,
embarrassant pour reconstruire, aristocrate pour les démocrates, démocrate
pour les aristocrates, irréprochable comme une conscience, courageux comme
une ambition, vague comme une espérance, indécis comme un passage entre deux
temps, ne voulant ni rester à l'un ni passer à l'autre tout entier, génie des
transitions qu'on appelait dès qu'il y avait un vide à faire et un règne à
précipiter. Il
sentit que l'événement l'appelait, comme il l'avait senti en 89, en 91 comme
il le sentit plus tard en 1830. Il accourut pour voir si l'événement ne se
personnifiait pas, par hasard, dans son nom. Se poser, au nom de la patrie
perdue et de la liberté menacée, en rivalité hardie avec un despote déjà à
demi renversé, était une attitude qui devait tenter La Fayette. Il la prit
avec promptitude et avec énergie ; mais il commença à sonder les forces qui
pouvaient rester à Napoléon et à embaucher les mécontentements, les
découragements, les infidélités et les ingratitudes autour de lui. Il vit
Carnot, il le trouva inflexible dans la résolution de sauver la patrie par
l'empereur. L'illusion de Carnot n'était pas d'un homme d'État on ne sauve
pas une nation par l'homme qui vient de la violenter, de l'asservir, de la
jouer dans son propre intérêt sur un champ de bataille et de la perdre. On
l'achève ainsi mais l'illusion de Carnot était du moins celle de la
constance. Il vit Fouché, il le trouva plein d'encouragements pour la
défection des chambres contre un vaincu qui ne pouvait qu'appeler les
dernières animosités de l'Europe et les suprêmes calamités sur la patrie,
sans avoir désormais la puissance de sauver ni son pays ni lui-même. La
Fayette courut à la chambre, se prépara à faire retentir le tocsin de sa
parole à l'oreille des républicains pour séparer leur cause de celle de
Napoléon. Il s'y rencontra dans une prédisposition commune avec Lanjuinais et
Dupont de l'Eure, moins ambitieux de renommée que de patriotisme avec le
jeune Dupin, débutant dans la vie politique par une vive parole et une audace
mesurée sur les événements ; avec Manuel, porte-voix de Fouché, indécis
longtemps entre le bonapartisme et l'orléanisme, une restauration
révolutionnaire des Bourbons, ou la république avec Sébastiani, compatriote,
pupille complice de Napoléon au 18 brumaire, favori des camps de Napoléon,
puis mécontent, irrité, plein de murmures contre son ancien bienfaiteur et de
caresses pour les Bourbons, tête forte et politique, du reste parlant peu,
osant beaucoup, voyant juste, marchant droit devant lui, et ne reculant
jamais ; avec Jay, d'Argenson, Flaugergues avec tous les vétérans de la
révolution de 89, aspirant à retrouver l'occasion de la liberté perdue, et
avec tous les jeunes hommes élevés sous le despotisme, impatients
d'affranchir leur pays du sabre et leur âme de la servitude. Ces
hommes formaient, sinon la majorité, du moins la pensée de la chambre des
représentants ; les bonapartistes n'y étaient qu'en petit nombre. Le grand
nombre se composait d'hommes nouveaux, inconnus auparavant, inconnus après
dans les conseils de la nation, sans crédit dans l'opinion publique, qui
avaient profité de l'occasion du 20 mars, pour briguer des candidatures
populaires dans un accident politique dont les hommes sérieux s'étaient
écartés. Ces hommes étaient mobiles et malléables à la parole, flexibles aux
circonstances, sans appui sur eux-mêmes et sur le pays, aussi propres à
soutenir le vainqueur qu'à déserter le vaincu. L'élection confuse, précipitée
et populaire, d'où ils sortaient moitié napoléoniens, moitié
révolutionnaires, les laissait libres de servir jusqu'à la démence Napoléon,
ou de s'insurger jusqu'à la colère contre lui, sous l'apparence de l'esprit
républicain. Une telle assemblée convenait éminemment aux vicissitudes de la
circonstance, à la main de Fouché, à la popularité de La Fayette, propre à
servir, propre surtout à fléchir à tous les souffles de la guerre, de
l'intrigue, de l'événement. XIII La
Fayette, au moment du champ de mai, avait déjà fait insinuer à Carnot et à
Fouché de profiter de cette réunion du peuple, de la garde nationale et de
l'armée au champ de Mars, pour soulever la ville contre l'empereur, et pour
le précipiter de l'empire du haut du trône élevé pour cette cérémonie. Carnot
avait refusé par fidélité, Fouché par bon sens. L'occasion était plus sûre et
plus certaine à l'Élysée. C'était du haut de la tribune, en affectant le
courage de Brutus et en montrant du geste l'empereur vaincu, menaçant
l'assemblée de sa dictature, qu'on pouvait précipiter Napoléon, dépouillé de
sa gloire et séparé de son armée. La
Fayette monta à la tribune. Toute la révolution semblait y remonter pour la
première fois depuis 1789 avec lui. Son nom était retentissant, sa figure
imposante l'imagination le devançait, les regards le suivaient. Grand, noble,
pâle, froid de visage, d'un regard voilé qui paraissait replier des mystères,
d'un geste rare, contenu, caressant, d'une voix faible et sans accent, plus
accoutumé aux chuchotements de la confidence qu'aux explosions de l'âme,
d'une élocution sobre, étudiée, élégante, où l'on sentait la mémoire plus que
l'inspiration c'était une figure historique détachée du fond du tableau d'un autre
siècle et réapparaissant en scène dans le siècle nouveau. Nul ne savait ce
qu'il allait dire. Il pouvait également d'un mot rattacher à Napoléon ces
révolutionnaires indécis, ou les arracher à sa ruine. « Lorsque
pour la première fois, dit-il, depuis tant d'années, j'élève une voix que les
vieux amis de la liberté reconnaîtront encore, je me sens appelé à vous
parler des dangers de la patrie que vous seuls a présent avez le pouvoir de
sauver. « Des
bruits sinistres s'étaient répandus, ils sont malheureusement confirmés.
Voici l'instant de nous rallier autour du vieux étendard tricolore, celui de
la liberté, de l'égalité et de l'ordre public. C'est celui-là seul que nous
avons à défendre contre les prétentions étrangères et contre les tentatives
intérieures. Permettez à un vétéran de cette cause sacrée, qui fut toujours
étranger à l'esprit de faction, de vous soumettre quelques résolutions
préalables dont vous apercevrez, je l'espère, la nécessité. » Un
silence de réflexion et de contre-coup suivit dans toute l'Assemblée ces
paroles. Tempérées d'accent, elles étaient mortelles d'intention pour
Napoléon. Elles avaient été calculées avec le sous-entendu, cette perfidie de
l'éloquence, pour signifier dans l'oreille des auditeurs et dans l'âme de la
France ce qui ne devait pas encore être dit. Cet homme, vétéran de la
liberté, qui se replaçait en scène, posait avec lui la Révolution contre le
despotisme vaincu sur la tribune. Ce vieux drapeau tricolore se différenciait
d'une seule épithète du drapeau tricolore impérial, prostitué à la gloire
d'un seul homme, désigné suffisamment les couleurs de la Révolution. Ces
tentatives intérieures à prévenir indiquaient assez la dictature de Napoléon,
sans la nommer. Le coup était porté, l'homme était frappé l'empereur et
l'empire étaient montrés dans l'ombre en ennemis publics à la représentation
nationale à l'Europe, à la patrie, aux républicains, aux patriotes, aux
royalistes même. Le patriotisme tout entier du pays séparait, avec La
Fayette, son symbole de la cause de Napoléon. Que lui restait-il ? Des
royalistes implacables, une famille impopulaire et un faible parti personnel
vaincu. La
Fayette, heureux et applaudi plus encore des cœurs que des mains, semblait
avoir couvé quinze ans cette minute dans son âme. Était-ce à lui pourtant de
frapper le premier cette ruine de gloire, lui, délivré des chaînes d'Olmutz
et rendu à la liberté, à la patrie, à la famille par l'intervention de
Napoléon ? Il dut lui en coûter plus qu'à ceux qui ne devaient rien a
Bonaparte que leur haine. Mais les idées n'ont pas de reconnaissance, le
patriotisme n'a pas de faiblesse de cœur. La Fayette avait dû beaucoup à
Louis XVI il n'avait pas hésité à être son gardien aux Tuileries et à
Varennes il devait quelque chose à Napoléon, il n'hésita pas à lui porter le
premier coup. La nature et la politique ont-elles des lois différentes ?
C'est au cœur des hommes de prononcer. XIV Après
ce préambule, La Fayette lut les propositions suivantes « Article
1er. La chambre des représentants déclare que l'indépendance de la nation est
menacée. « Art.
2. La chambre se déclare en permanence. Toute tentative pour la dissoudre est
un crime de haute trahison quiconque se rendra coupable de cette tentative
sera traître à la patrie et sur-le-champ jugé comme tel. « Art.
3. L'armée de Lille et les gardes nationales qui ont combattu et qui
combattent encore pour défendre la liberté, l'indépendance et le territoire
de la France ont bien mérité de la patrie. « Art.
4. Le ministre de l'intérieur est invité à réunir l'état-major général, les
commandants et majors de légions de la garde nationale parisienne, afin
d'aviser au moyen de lui donner des armes et de porter au plus grand complet
cette garde citoyenne dont le patriotisme et le zèle éprouvé depuis vingt-six
ans offrent une sûre garantie à la liberté, aux propriétés, à la tranquillité
de la capitale et à l'inviolabilité des représentants de la nation. Art. 5.
Les ministres de la guerre, des relations extérieures, de la police et de
l'intérieur, sont invités a se rendre sur-le-champ dans le sein de
l'Assemblée. » XV L'Assemblée
respira en écoutant ces paroles. Une main venait de soulever le poids
d'incertitude qui pesait depuis vingt-quatre heures sur toutes les âmes. En
applaudissant La Fayette et en votant ses propositions, elle échappait aux
extrémités de la crise qu'elle ne voulait pas subir jusqu'à la mort, et elle
y échappait en paraissant s'insurger contre la dictature et la tyrannie. Un
héroïsme d'attitude couvrait une lâcheté de résolution. C'est toujours ainsi
que les corps politiques marquent leur retraite ou leur défection. On peut
attendre l'héroïsme d'un homme, jamais d'une assemblée. Un homme qui se
désavoue porte à jamais sur son nom la flétrissure de sa faiblesse, un corps
n'a pas de nom et rejette son honneur et sa responsabilité au temps. La
Fayette fut l'idole de l'irrésolution publique. Tout le
monde mit sa responsabilité à l'abri sous son nom. On vota, avec la
précipitation du péril, l'impression de ses propositions adoptées, afin que
le peuple, ému des dangers de la liberté, oubliât les dangers de la patrie,
et pensât à lui-même au lieu de penser à son armée et à son empereur. Le mot
de dictature, synonyme de tyrannie en France depuis Danton, Robespierre,
Vergniaud, qui l'avaient exercée tant de fois à la tribune, et qui en avaient
fait l'accusation mortelle de tous, était resté dans l'imagination publique
le crime sans nom. XVI Napoléon
pendant ce vote continuait à entretenir son conseil des ministres et ses
sectateurs de plans chimériques de levée en masse de la France et
d'opérations militaires idéales. L'exaltation qu'il s'efforçait de créer
autour de lui le gagnait lui-même ; il s'enivrait, comme cela lui arrivait
souvent, depuis ces dernières années, de ses propres paroles. « Oui,
répétait-il, la présence de l'ennemi sur le territoire rendra, je l'espère,
aux représentants le sentiment de leurs devoirs. La nation ne les a pas
envoyés pour me renverser, mais pour me soutenir Je ne les crains pas Quelque
chose qu'ils fassent, je serai toujours l'idole de l'armée et du peuple Si je
disais un mot la chambre serait immolée ! Ce n'est pas pour moi que je
tremble, c'est pour la France. Si nous nous querellons entre nous, nous
aurons le sort du Bas-Empire Le patriotisme de la nation, sa haine contre les
Bourbons, son attachement à ma personne, nous offrent encore d'immenses
ressources ; notre cause n'est pas désespérée. » Au
moment où il extravasait ainsi son âme en vaines paroles et en heures
perdues, Regnault de Saint-Jean d'Angély, à la fois représentant et
conseiller de l'empereur, accourut troublé de la chambre, raconta l'audace de
La Fayette, son discours, les applaudissements qui l'avaient ratifié,
l'adoption de ces propositions qui revendiquaient le gouvernement à
l'Assemblée, la déclaration de permanence de'la chambre, déclaration de tout
temps équivalente à la dictature du pouvoir législatif, évoquant l'autorité
unique et suprême au nom du péril public ; puis il déposa sur la table les
propositions adoptées. L'empereur les lut, rougit, pâlit, contracta d'un pli
d'amertume son front et ses lèvres, en affectant autant de mépris qu'il
éprouvait de colère : « J'avais bien pensé, dit-il, qu'il fallait
congédier ces gens-la avant mon départ ; c'est fini ! ils vont perdre la France ! »
rejetant ainsi sur la représentation nationale la perte de la patrie dont il
voulait se décharger sur tout le monde, tant elle pesait d'avance sur sa
mémoire. Puis levant soudainement la séance, et cédant comme à Fontainebleau
au premier indice de soulèvement de l'opinion contre lui : « Je
vois, ajouta-t-il à voix basse, mais assez haut cependant pour que ses
paroles fussent entendues et rapportées à ses ennemis, afin de prévenir la
pensée des dernières violences, je vois que Regnault ne m'avait pas trompé.
Eh bien, s'il le faut, j'abdiquerai. » Mais,
comme s'il se repentait d'avoir ainsi aventuré son dernier mot dans l'oreille
de Fouché et de ceux qui épiaient ses audaces ou ses défaillances, il revint
sur ses paroles et ajouta « Il faut cependant, avant de rien céder, voir ce
que deviendra cette entreprise contre moi.' Retournez à l'Assemblée, Regnault
; dites que je suis ici, que je délibère avec mes maréchaux ; que l'armée,
.après une victoire signalée, a livré une grande bataille, que tout allait
bien, que les Anglais étaient battus, que nous avions pris leurs drapeaux,
lorsque la trahison a semé une terreur panique que mon armée se rallie, que
j'ai donné des ordres pour arrêter la déroute, que je suis venu à Paris pour
me concerter avec mon gouvernement .et avec les chambres, que je m'occupe en
ce moment des mesures de salut public que commandent les circonstances. » Carnot
partit en même temps pour le Luxembourg, chargé de tenir le même langage aux
pairs de France, plus vendus, mais non moins ébranlés que les députés. XVII La
chambre, sur la proposition de La Fayette, avait mandé dans son sein les
ministres pour lui rendre compte directement de la situation. C'était déjà
évoquer elle le gouvernement et omettre l'empereur. Il s'indigna de cette prétention,
il défendit à ses ministres d'obéir, il lutta pour une formalité de règne,
comme il aurait lutté pour le règne lui-même. Il n'osa ni résister ni céder
tout à fait mais, comme pour se masquer à lui-même sa condescendance forcée,
il tourna la difficulté et chargea, de son propre mouvement, ses ministres
d'un message en son nom pour l'Assemblée. Inquiet du découragement lisible
sur le visage de Caulaincourt et de Davoust, se défiant de Fouché, redoutant
des uns la faiblesse, des autres la trahison, il ne trouvait pas en lui-même
l'élan, l'éloquence et le courage civil nécessaires pour braver les regards,
les murmures, les soulèvements tumultueux d'une assemblée, pour la dominer
par la grandeur d'âme, ou pour tomber avec la majesté du malheur devant elle.
Il resta enfermé tout le jour dans les murs de l'Élysée ou dans les ombres de
son jardin, et il chargea son frère Lucien de tenter pour lui cet ascendant
de la parole qui avait une fois changé en victoire sa défaillance personnelle
au 18 brumaire. Lucien
était admirablement indiqué par son habitude républicaine des grandes
assemblées, par son éloquence révolutionnaire, par les gages qu'il avait
donnés à la liberté, par l'intrépidité de son âme, à une pareille mission.
L'austérité de son long exil volontaire, son abstention de toute complicité
dans la tyrannie pendant la domination de sa famille, son patriotisme plus
grand que son ambition, son retour à Paris au moment où l'adversité de
Napoléon lui rappelait qu'il était de son sang, et où les dangers de la
nation lui rappelaient qu'il était Français, enfin ce rôle dramatique,
antique, attendrissant, de plaider à la fois pour une couronne qu'il avait
dédaignée, pour un frère qui l'avait proscrit, pour une patrie qui allait
périr, donnaient à Lucien l'inspiration, la confiance et la passion de la
circonstance. Plutarque n'a pas de plus tragique rencontre d'événements, de
situation, de parenté et de politique dans les annales des familles
historiques. Lucien, qui avait l'instinct de l'antiquité et du drame, le
sentait. Il se dévouait avec joie à la scène, aux tumultes et même aux
poignards pour son frère. Ce jour l'élevait dans sa pensée au-dessus de tous
ces rois de hasard, satellites de sa maison. XVIII Mais le
jour se consumait dans ces mesquines contestations de l'empereur avec sa
destinée, et dans ces chicanes d'étiquette et d'attributions avec les
chambres. On ne mendie pas la dictature dans des heures si décisives, on
l'enlève à l'enthousiasme d'une assemblée par sa présence ; on ne la saisit
pas par la main de quelques soldats. Chaque minute perdue par Napoléon en
délibérations, en attente, en repentir-et en velléité d'oser, suivie aussitôt
d'une résignation encore menaçante, était gagnée à l'Assemblée par la
hardiesse de ses ennemis, par l'impatience, l'aigreur, le murmure de la masse
mobile. A peine Regnault de Saint-Jean d'Angély avait-il quitté la salle,
après avoir accepté sa mission et promis une prompte communication des
mesures méditées par l'empereur, qu'un représentant, Félix Desportes, était
monté à la tribune, et avait fait voter d'acclamation la nomination d'une
commission administrative de cinq membres chargés de protéger l'Assemblée.
C'était proclamer devant la nation qu'elle se croyait menacée, et qu'elle
appelait les citoyens dans le camp du peuple contre le conciliabule du
dictateur. « Où sont ses ministres ? disait le confident de Fouché, Jay.
Pourquoi ne paraissent-ils pas ? Qui les retient ? S'ils résistent à l'ordre
de l'Assemblée, que cette désobéissance retombe sur leur responsabilité ! » C'était
Fouché lui-même qui parlait ainsi par la voix de Jay. Enchaîné à l'Élysée,
comme autrefois Pétion aux Tuileries, par son poste officiel et par la
volonté de l'empereur, il avait glissé un billet écrit au crayon dans la main
d'un de ses affidés, et il avait sollicité de Jay une motion impérative de la
chambre qui le délivrât de sa captivité du conseil. D'autres proposaient
d'arracher le commandement de la, garde nationale à l'empereur et de le
donner à La Fayette, au nom le plus significatif de détrônement et de
déchéance. On
n'osa pas voter du premier coup cette mesure, elle fut ajournée plus que
repoussée. On réitéra aux ministres l'injonction de paraître et de parler. La
Fayette soufflait, pressait, acceptait tout. Quelques républicains, plus
désintéressés ou plus timides, se prêtaient mal à ces impatiences, et
croyaient utile de ne pas précipiter si vite et si bas l'empereur, pour
laisser quelques jours un chef à l'armée, un négociateur, l'épée dans la
main, à la patrie. Le sage
et temporisateur Dupont de l'Eure exprimait ses scrupules à La Fayette. « Je
comprendrais votre précipitation, lui disait-il, si vous vous sentiez assez
fort pour arrêter l'étranger d'une main, et pour contenir les royalistes à
l'intérieur de l'autre. Que voulez-vous ? qu'espérez-vous ? — Ne craignez
rien, lui répondit La Fayette avec ce sourire de quiétude, expression
habituelle d'un homme qui voit plus loin que le danger présent et qui se
complaît dans le mirage de sa foi ou de ses illusions, ne craignez rien,
débarrassons-nous d'abord de cet homme, et tout s'arrangera de soi-même. » La
Fayette était assez exercé aux événements pour comprendre que l'homme le plus
funeste à la liberté était celui qui l'avait détruite. Il était assez
personnel pour croire que la France lui livrerait à lui-même la solution de
la crise ou elle expirait, que son nom inspirerait à la fois enthousiasme à
la liberté, modération à l'étranger, intimidation aux Bourbons, et pourrait
être l'arc-en-ciel d'une réconciliation européenne et constitutionnelle, dont
il serait, comme en 89, l'arbitre ou le dictateur. Sébastiani
renouvela la proposition d'appeler 'tous les commandants de la garde
nationale dans le sein de l'Assemblée. Ce complice du 18 brumaire affectait
de craindre plus qu'un autre un renouvellement de cette journée sur la
chambre. Il voulait racheter sa complicité passée par plus d'ombrage contre
son ancien général, et par un zèle plus jaloux de la représentation
nationale. Dans l'âme vindicative des Corses, l'injure efface mille
bienfaits. L'empereur, par des dédains éclatants, avait fait d'un favori un
ennemi dans Sébastiani. Sa proposition multiplia les alarmes sincères ou
affectées de la chambre. La tribune restait vide, les députés se groupaient
en colloques à demi-voix, comme les hommes qui se rapprochent à l'annonce des
tempêtes. Chaque bruit de portes, chaque rumeur dans les portiques, chaque
mouvement dans les tribunes faisait tressaillir. On s'attendait à une
invasion tumultueuse des fédérés vociférant depuis l'aurore sous les murs du
jardin de l'Élysée, ou à un assaut des troupes qui commençaient à rentrer par
bandes irritées dans Paris. La nuit
approchait. Ni Napoléon ni la chambre n'osaient décider le sort par une
résolution suprême. On livrait tout au temps, et le temps livrait tout à
l'ennemi. Le peuple des faubourgs et les fédérés désarmés s'attroupaient
confusément autour de l'Élysée, comme pour provoquer l'empereur à une énergie
qui le relevât de son affaissement, ou pour assister à sa chute. Ce peuple
sur qui sa tyrannie avait tant pesé, et qui avait tant maudit son nom en lui
livrant sa révolution, sa liberté, ses impôts et son sang, semblait
aujourd'hui ne se souvenir que de sa gloire. Le peuple est grand, et, par je
ne sais quelle analogie de nature, il aime la grandeur jusque dans la
tyrannie. Le peuple a plus de cœur que d'intelligence la multitude par cet
organe est pathétique, elle s'intéresse avec émotion au drame personnifié
dans un homme. Enfin le peuple est curieux, c'est la passion des foules. La
vie est une scène dont elles aiment à contempler de près les dénouements. On
ne peut expliquer autrement les attroupements de ce peuple des faubourgs de
Paris, autour de l'Élysée, pendant cette lente agonie de la puissance de
l'âme et du génie de son empereur. Il lui semblait entendre et sentir à
travers les murs de l'Élysée les angoisses et les palpitations du cœur de son
héros. Les arbres des Champs-Élysées, les murs et les toits des maisons
voisines, les grilles même de l'enceinte du palais, étaient couverts d'une
foule attentive, morne, silencieuse, cherchant à entrevoir de loin les
mouvements de l'intérieur des appartements par les fenêtres ouvertes, et
poussant des cris de : « Vive l'empereur ! » chaque fois que
Napoléon se montrait sur le seuil de ses salons, ou qu'il se promenait en
réfléchissant ou en causant dans les longues allées de son jardin. Triste et
magnanime adieu d'un peuple qui oublie son supplice en faveur de sa gloire,
et qui pardonne à son héros d'avoir été son oppresseur Napoléon
s'entretenait à l'écart avec Lucien, et donnait ses instructions secrètes à
ce négociateur, à l'insu de ses ministres, dans l'allée du jardin, où ces
deux frères marchaient à pas lents sous les yeux du peuple. XIX Lucien,
reposé par quinze ans de retraite des affaires, d'obscurité et de
fréquentation solitaire des anciens, par les études dont il remplissait sa
vie à Rome, croyait retrouver dans les Français de 1815 la résolution et
l'énergie des hommes de 1792. Il ignorait à quel degré d'affaissement et de
défaillance la longue servitude, la corruption, la soif de jouir, la
lassitude de lutter, l'indifférence du joug, la flexibilité à toutes les
opinions, avaient dégradé les âmes et les caractères dans la partie politique
de la nation. Il comptait encore sur les grands sentiments, sur les grands
désespoirs, sur les grandes choses. Il tentait d'en ranimer l'inspiration et
la confiance dans son frère. Il parcourait avec lui les dévouements, les
dictatures, les abdications après le territoire reconquis, les-trônes
restitués comme d'indignes hochets, les libertés rendues, les républiques
relevées, les nations sauvées, puis couronnées par la main de leur
libérateur, les titres nouveaux inventés par la reconnaissance des peuples,
les grandes ambitions de la vertu civique à la place des vulgaires ambitions
de la puissance, l'âme d'un héros passant dans l'âme d'une nation, l'animant
tout entière de son patriotisme, la levant en sursaut sous les pieds de
l'ennemi, la conduisant à la victoire, et se livrant ensuite à son jugement,
prête à accepter ou un nouveau couronnement ou une immortelle proscription.
Mais pour tout cela une heure d'audace, une responsabilité suprême encourue
sans regarder derrière soi, un crime contre des formalités légales, une
révolte de l'héroïsme contre l'apathie et l'ingratitude d'une assemblée, une
insurrection encouragée de l'armée et du peuple, une opposition à la tribune
l'épée à la main, une mise hors la loi bravée, un coup de poignard, s'il le
fallait, risqué en échangé d'un second 18 brumaire ! Voilà ce que Lucien
conseillait. Napoléon,
au contraire, lassé de quinze ans d'action, énervé par une longue prospérité
habitué à de faciles obéissances, étonné des premiers murmures contre son
autorité, assouvi de gloire, usé de forces, vieilli par l'empire, incrédule
aux dévouements parce qu'il les avait remplacés par les cupidités, flatté si
longtemps par les succès qu'il ne savait plus que céder aux revers, redoutant
d'évoquer la liberté du sein de ce peuple, de peur qu'elle ne lui apparût
sous les traits de la révolution et de la vengeance, cherchant en lui-même sa
volonté et n'y trouvant plus que ses irrésolutions, répugnait à toute
entreprise et à toute audace. Il la rêvait sans oser l'accomplir. Il aurait
voulu qu'on lui rapportât de l'Assemblée son usurpation toute faite. Lui qui
avait tant méprisé les lentes hésitations et les déchéances fatales de Louis
XVI, descendant degré par degré les marches du trône jusqu'au supplice, il
imitait l'apathie de ce malheureux prince en face de la révolution. Il
délibérait au moment d'agir il osait en idées, il n'osait rien en mesures ;
il consumait l'heure en conseils, il donnait des ordres et il les révoquait,
il voulait et il se repentait d'avoir voulu, il parlait de force et il
s'affaissait sous l'obstacle. Il menaçait avec mépris de sa popularité, de sa
toute-puissance, de son armée, la représentation nationale impopulaire,
désarmée et discoureuse, qu'il avait à deux pas de lui, et il tremblait
devant cinq ou six tribuns obscurs, devant le fantôme de La Fayette évoquant
le fantôme de la liberté. XX Le
peuple, témoin de son abattement, ne comprenait rien à ces lenteurs et
s'impatientait de la prolongation de ces conseils. L'instinct disait à la
multitude que s'il y avait un salut pour la patrie, il était dans une
résolution et dans un homme. Elle s'étonnait que cet homme lui manquât et se
manquât ainsi à lui-même. Elle l'encourageait, elle le sommait, elle le
pressait par ses vociférations. Elle lui demandait, à grands cris, des
ordres, des chefs et des armes. Il semblait à la fois flatté et importuné de
ces acclamations. Elles étaient pour lui une popularité et un reproche. Il y
répondait de temps en temps avec distraction par un sourire de tristesse et
par un geste d'apaisement. Ces bruits et ces visages l'empêchaient de méditer
avec liberté, et le faisaient passer vingt fois dans l'heure de l'empire à
l'abdication. Lucien
s'efforçait, au contraire, par ses signes d'intelligence aux fédérés groupés
sous les murs, d'encourager ces démonstrations et de les faire tourner, dans
l'âme abattue de son frère, au profit de ses énergiques conseils « Voyez, lui
disait-il, ce peuple accouru de ses faubourgs, foyer de patriotisme, sous
l'impulsion d'un instinct désintéressé, parce qu'il voit en vous en ce moment
le sol et l'indépendance Entendez ses cris ! on vous demande des armes on
vous supplie de donner un chef à cette foule Il en est de même dans tout
l'empire. Abandonnez-vous la France à l'étranger et le trône aux factions ? »
Rien ne triomphait des incertitudes de Napoléon, il baissait la tête sous la
fatalité. Cet homme, qui avait tout osé avec la fortune favorable, sentait
enfin que l'homme ne peut rien avec la fortune adverse. Il s'avouait le néant
de la volonté humaine, quand cette volonté est à contre-sens des choses et du
temps. Il se confessait vaincu, non par l'ennemi, mais par l'opinion. « Suis-je
donc plus qu'un homme répondait-il avec amertume à Lucien, pour ramener à
l'union et à l'accord avec moi cinq cents députés égarés ? » Puis couvrant
même d'un scrupule tardif de vertu son inaction contre la chambre, qu'il
menaçait une heure auparavant, et qu'il allait menacer une minute après :
« Suis-je donc, ajouta-t-il, un misérable factieux pour allumer
inutilement la guerre civile ? Non, jamais !... Que l'on essaye de ramener
les chambres, je ne demande pas mieux !... je puis tout avec elles !...
Je pourrais beaucoup sans elles dans mon intérêt, mais je ne pourrais sans
elles sauver la patrie !... Allez vous-même vous y présenter, j'y consens !...
Je vous défends toutefois en sortant d'ici de haranguer, ce peuple qui me
demande des armes. Je suis prêt à tout tenter pour la France, rien pour moi »
Il oubliait qu'il avait tenté l'embauchement de l'armée à Grenoble pour
reconquérir le trône, et Waterloo pour le conserver. « Allez,
reprit-il à Lucien et à ses ministres, partez, et parlez de l'intérêt de la
France qui doit être chère à tous ses représentants à votre retour, je
prendrai mon parti. » Ils
partirent et le laissèrent seul à ses irrésolutions. Il était évident qu'il
composait avec la nécessité, mais déjà elle grondait avec plus de menaces
contre lui dans la chambre. La temporisation, signe de sa faiblesse,
encourageait les plus timides à l'abandonner, les plus hardis à le menacer à
leur tour. XXI Les
députés, entre eux disaient maintenant à haute voix ce qu'ils murmuraient le
matin à voix basse. La, Fayette, Manuel, Roy, Dupin, Duchesne, Lacoste,
parlaient de déchéance et d'arrestation. La présence de Lucien et des
ministres rendit le silence aux entretiens et l'attitude de la délibération à
l'Assemblée. Lucien demanda l'évacuation de la salle par le public des
tribunes, pour donner à la délibération le secret nécessaire à la gravité des
communications que le gouvernement allait faire au nom de l'empereur. Les
tribunes se vidèrent. La nuit tombait, la lueur sépulcrale des flambeaux
éclairait seule la tribune. Sa figure tribunitienne rappelait les jours de la
liberté ; son nom, l'usurpation du pouvoir à Saint-Cloud et les années du
despotisme. Le dévouement tardif, mais ardent, qu'il avait montré à son frère
depuis le 20 mars, le rendait suspect et menaçant pour la chambre. Après
avoir vu longtemps en lui un Caton de la famille impériale, on s'étonnait de
tant de complicité dans l'intérêt d'un second empire, on le croyait las de
son stoïcisme et prêt à mériter son pardon de Napoléon par des services
ambitieux. Le rôle de Lucien depuis le débarquement de Cannes justifiait ces
soupçons. Le frère en lui avait absorbé le citoyen. Il poussait sa race aux
trônes, comme si la perte des trônes par sa famille lui en avait enseigné le
prix. Il était donc un organe mal choisi par Napoléon pour plaider sa cause
devant une assemblée lasse des ambitions de cette tribu des trônes. Toutefois
l'Assemblée s'étonna de la modération et de la résignation du message que
Lucien lut au nom de son frère. Napoléon, allant au-devant des vœux des deux
chambres, les invitait à s'ouvrir à lui, pour préserver la France du sort de
la Pologne ou du joug des Bourbons. Il leur proposait de nommer cinq
commissaires qui s'entendraient en leur nom avec ses ministres sur les moyens
de sauver la patrie et de traiter de la paix avec les puissances coalisées. C'était
la capitulation de la France après la défaite de l'empereur, mais avec
l'espoir, sinon de sauver la puissance nationale et la gloire des armes, du
moins de sauver les débris du trône impérial pour Napoléon. Ainsi la paix
troublée par l'entreprise du 20 mars, le sang de trente mille soldats, les
trésors, les armements, l'inviolabilité des frontières, la renommée de
l'armée et de son chef, auraient été perdus, mais la dynastie de Napoléon
aurait été sauvée pour la France, avec la perspective des haines que cette
dynastie venait de raviver et perpétuerait contre la nation. Une telle
proposition, réfléchie un seul moment par l'opinion publique, prévenue et
irritée, portait en soi la naïveté d'une démence ou l'insolence d'une
dérision. On pouvait l'imposer par un coup de force mais la faire prévaloir
par la discussion, c'était rêver. A
mesure que Lucien avançait la lecture de ce message, les murmures montaient.
Ils éclatèrent dès qu'il fut descendu de. la tribune. Les âmes comprimées
s'ouvrirent à l'indignation et à la colère. La chambre y répondit
d'acclamation par le dédain et par le défi. Lucien et les ministres restèrent
écrasés et ensevelis sous les apostrophes des députés de tous les bancs. « Eh
quoi ? disait-on, l'auteur de nos désastres ne trouve d'autre
inspiration dans son âme que de régner encore sur nos débris et sur les cadavres
de nos enfants ? Au lieu de s'immoler généreusement à la patrie anéantie à
demi pour sa cause, il nous convie à l'immoler tout entière dans l'intérêt de
sa race ? Il n'a pas su vaincre ! il n'a pas su mourir ! il n'a su que fuir !
Et c'est au nom de sa défaite, de sa faiblesse et de sa fuite qu'il nous
demande de nous concerter avec lui comme si, au lieu d'être les représentants
souverains du peuple, nous n'étions que les complices subordonnés d'un
factieux détrôné ! 'Jay, inspiré par l'œil de Fouché, s'élança à la tribune
au milieu de ces imprécations, pour les résumer avec la convenance préméditée
d'une résolution parlementaire. « Dussé-je, dit-il, éprouver le sort de ces
généreux représentants de ta Gironde protestant contre 'l'asservissement de la
Convention et scellant de leur sang leur courage, je parlerai mais, avant de
parler, je demande que les ministres ici présents parlent, et nous disent si,
dans l'état présent, la patrie est en mesure de résister aux armées de
l'Europe, et si la présence de Napoléon n'est pas un invincible obstacle aux
négociations et à la paix. » XXII Une
approbation presque unanime sur les bancs de l'Assemblée, un silence
significatif et accusateur sur les bancs des ministres, suivirent cette
apostrophe. Fouché hésitant, et comme affectant de confesser son embarras
simulé par son attitude, monta à la tribune, et dit qu'il n'avait rien à
ajouter aux rapports déjà communiqués à la chambre sur les extrémités du
dehors et sur les dangers du dedans. C'était avouer l'orateur, et provoquer à
l'insurrection des esprits par les alarmes que le silence grossissait encore. Jay
commenta éloquemment ce silence de Fouché, et montra dans le despotisme
militaire la source de toutes les calamités de la patrie. Il accusa Napoléon
d'être le seul obstacle à la réconciliation de la France avec l'Europe. Il
demanda si une nation épuisée d'héroïsme et de sang par dix années de guerre
attentatoire à toutes les nationalités du continent, et près de succomber
elle-même, non faute de courage, mais faute de combattants sous le reflux des
peuples, devait ensevelir avec elle et son sol, et son nom, et ses
générations futures, dans la cause d'un homme à qui elle avait tout sacrifié,
excepté son dernier souffle ? Puis apostrophant Lucien immobile et consterné
sous ces paroles : « Et vous, prince, lui dit l'orateur, vous qui
avez montré un noble caractère dans l'une et dans l'autre fortune, retournez
vers votre frère Dites-lui que l'assemblée des représentants attend de lui
une résolution qui lui fera plus d'honneur dans l'avenir que toutes ses
victoires. Dites-lui qu'en abdiquant le pouvoir il peut sauver la France ;
dites-lui que sa destinée parle et le presse, que dans un jour, dans une
heure peut-être, il ne sera plus temps. » Il conclut en proposant à la
chambre d'envoyer des commissaires à Napoléon, pour lui demander son
abdication, et, dans le cas où il refuserait de la donner, de prononcer sa
déchéance du trône. Louis XVI n'avait pas subi, avant sa défaite du 10 août,
de telles sévérités du sort et de telles injonctions de l'Assemblée
législative. C'était une représaille de l'Assemblée nationale, car Jay savait
que, la veille de son départ pour Waterloo, l'empereur, ouvrant son âme à un
de ses confidents indiscrets, s'était écrié « Qu'ils prennent garde à eux
Qu'ils se hâtent dans leur insolence, je ne puis les souffrir davantage.
Partons ! Une victoire, et je les fais rentrer dans leur obséquiosité
ordinaire ! Deux victoires, et je les chasse ! » Néanmoins il y
avait de l'intrépidité dans le langage de l'orateur, car l'empereur, quoique
ébranlé, vivait et régnait encore à quelques pas de la tribune, pendant qu'il
lui lançait, cette sommation. Napoléon en tombant pouvait se venger encore,
et reconquérir par cette vengeance non le pouvoir de sauver son trône et la
France, mais le pouvoir de frapper un ennemi. XXIII Lucien,
témoin des applaudissements qui répondaient de toutes parts à l'insinuation
d'abdication ou à la déclaration de déchéance, retrouve le courage dans le
désespoir, et la confiance dans la vieille expérience de la mobilité des
assemblées, qui les relève et les abat dans une même heure de la révolte à la
prostration. Il s'élance à la tribune. Il invoque le nom sacré de la patrie,
il la confond avec le nom de celui qui vient de la perdre, il reproche à la
France son abandon et son ingratitude, aux Français de n'avoir pas fait assez
pour la cause de son frère. Il atteste l'enthousiasme qui vient de le
couronner une seconde fois, les serments du champ de mai ; il évoque le
patriotisme, et il montre le caractère national, dégradé par une lâche
condescendance de la nation, faisant de Napoléon vaincu la rançon d'une
capitulation ignominieuse. Les murmures et les apostrophes insultantes
répondent seuls aux reproches de Lucien. La
Fayette les retourna en quelques mots terribles qui grondaient à voix basse
depuis trois mois dans la conscience de l'opinion publique, et qui
n'attendaient pour éclater qu'une heure opportune et une bouche populaire. «
Eh quoi dit-il c'est vous qui osez nous accuser de n'avoir pas fait assez
pour votre frère ? Avez-vous donc oublié tout ce que nous avons fait pour lui
? Avez-vous oublié que les ossements de nos enfants, de nos frères, attestent
partout notre fidélité, dans les sables de l'Afrique, sur les bords du
Guadalquivir et du Tage, sur les rives de la Vistule et dans les déserts
glacés de la Moscovie ? Depuis plus de dix ans, trois millions de Français
ont péri pour, un homme ! pour un homme qui veut encore lutter aujourd'hui
avec notre sang contre l'Europe ! — Oui, oui ! s'écrient, avec la
conscience vengeresse d'une nation sacrifiée, les représentants. — C'est
assez ! reprend La Fayette, c'est assez pour un homme Maintenant notre devoir
est de' sauver notre patrie » Vingt
orateurs se disputent la tribune pour appuyer l'imprécation de La Fayette.
Les retours des assemblées sont sans pitié. La terreur d'un coup d'audace et
de désespoir de Napoléon pressait les âmes. Tout ce que Lucien et les
ministres purent obtenir des représentants, ce fut un peu de temps pour
consulter la chambre des pairs et pour concerter les résolutions de ces deux
corps. Ils espéraient mieux de ces sénateurs choisis par la main de Napoléon
lui-même que des députés élus par le peuple. Lucien
et les ministres y coururent. Ils trouvèrent, en effet, dans cette assemblée
non plus de confiance, mais plus de mesure et plus d'égards pour l'empereur.
Cette première discussion y fut froide et digne. La vieille expérience de ces
hommes rompus aux événements leur disait assez qu'il n'était plus nécessaire
de précipiter violemment Napoléon, qu'il allait tomber de lui-même devant ta
force des choses, et qu'un vaincu assez hardi pour prendre dans sa défaite
son titre au pouvoir suprême ne trouverait dans sa dictature d'un jour que
l'échafaud du lendemain. Lucien accourut à l'Élysée rendre compte à son frère
des dispositions des deux chambres. Lucien
n'avait pas été intimidé par la révolte des représentants. L'attitude de la
chambre des pairs l'avait confirmé dans la résolution désespérée de braver la
chambre des députés, de la dissoudre et de saisir la dictature. Il s'efforça
de convaincre son frère que son seul salut était dans l'audace. « Dans ces
extrémités, on peut ce qu'on ose, » lui dit-il. Mais Napoléon, qui aimait à
entendre ces conseils de force, dernière adulation de sa toute-puissance,
ajournait d'heure en heure leur exécution. Il
semblait attendre qu'un hasard extérieur se chargeât de la responsabilité de
l'événement, ou que l'heure passée en attente et en délibération ne lui
laissât plus d'autre ressource que de se soumettre à son destin, excuse que
la faiblesse se ménage à elle-même pour ne pas s'avouer son inertie. Cet
homme, qui connaissait si bien le prix du temps et qui savait qu'en
révolution, comme à la guerre, se laisser prévenir, c'est se laisser vaincre
ne se serait pas condamné deux jours et deux nuits à l'immobilité, s'il
n'avait été résigné à l'abdication. Il sauvait les apparences avec ses
frères, avec ses amis, avec lui-même. Tout indique dans ses lenteurs une
résignation qui se couvre d'un reste de timide volonté. Il marchandait avec
la fortune, il sauvait l'honneur, il se réservait de pouvoir dire un jour «
Si les chambres m'avaient compris et secondé, j'aurais sauvé mon trône et ma
patrie. » Mais il
était au fond trop politique et trop soldat pour se faire les illusions qu'il
voulait plus tard affecter devant ses adorateurs. Un million d'hommes,
encouragés par trois ans de représailles de la victoire, franchissant en ce
moment les frontières, un pays épuisé d'efforts, une armée dissoute, une
capitale murmurante, une représentation nationale soulevée, un compétiteur au
trône promettant derrière lui la liberté et la paix, les provinces de l'Est
et du Nord conquises, celles de l'Ouest et du Midi prêtes à se lever pour la
cause du roi, qu'aurait fait Napoléon de quelques heures d'empire ? Une
seconde capitulation pour sa famille et pour lui Était-ce la peine de faire
un 18 brumaire des faubourgs contre la ville et de quelques soldats débandés
contre la nation ? Il ne le disait pas à Lucien, mais il le sentait. Tout ce
qu'il voulait, c'était le droit de se plaindre. Il commençait à l'Élysée
cette longue conversation et cette éternelle récrimination contre les hommes
du 20 mars et contre la France qu'il continua à Sainte-Hélène. XXIV Benjamin
Constant, d'abord son accusateur, puis son complice et son conseiller au 20
mars, montra, dans ces deux dernières journées, la même fluctuation
d'attitude et d'actes qu'il avait montrée quelques semaines auparavant. Ce
courtisan alternatif de la popularité et de la faveur de cour avait un abîme
à franchir derrière lui pour revenir sur ses pas et pour se faire pardonner
son dévouement subit à Napoléon après son inconcevable défection. Waterloo
était pour lui une défaite personnelle. Ne pouvant croire au premier moment à
l'éclipse totale de cette étoile de l'empereur à laquelle il avait si
témérairement attaché sa responsabilité d'homme politique et d'homme
d'intelligence, il accourut un des premiers au palais pour donner des
conseils de force. II voulait pousser aux dernières extrémités Napoléon, dont
la chute allait le précipiter lui-même. Mais ce courtisan de date récente
n'était pas un de ces hommes qui résistent longtemps aux évidences d'une
situation et qui s'ensevelissent sous les ruines. Les récits réitérés de la
déroute et de l'anéantissement complet de l'armée, la froideur, les murmures
et bientôt le soulèvement presque unanime de l'opinion, la révolte des cœurs
dans les chambres, l'âpreté de La Fayette, de Sébastiani, de leurs amis à
presser l'abdication ou à imposer la déchéance, n'avaient pas tardé à
ébranler Benjamin Constant lui-même, et à le faire passer en quelques heures
de la dictature à la résignation. JI s'interposa comme négociateur officieux
entre les chambres et Napoléon, pour montrer à celles-là du zèle et à
celui-ci de l'attachement. XXV Il
interrompit par sa présence dans le jardin de l'Élysée la' conversation de
Napoléon avec Lucien, et, prenant le langage opposé à celui qu'il avait tenu
la veille, il sembla vouloir préparer Napoléon à un sacrifice commandé, disait
il, par sa gloire comme par son patriotisme. « Je vous entends, lui répondit
l'empereur, on veut que j'abdique ! Mais a-t-on calculé les conséquences de
mon abdication ? N'est-ce pas autour de moi et autour de mon nom que se
groupe l'armée ? M'enlever à elle, n'est-ce pas la dissoudre ? Si j'abdique,
vous n'avez plus d'armée dans deux jours. Cette armée n'entend pas toutes vos
subtilités. Croit-on que des discours de tribune empêcheront une dispersion
des troupes !... Me repousser quand je débarquais à Cannes, je le comprends !
M'abandonner aujourd'hui, je ne le comprends pas ! Ce n'est pas en présence
de l'ennemi à quelques lieues de nous qu'on renverse un gouvernement avec
impunité. Pense-t-on en imposer aux canons par des phrases ? Si on m'eût
renversé il y a quinze jours, il y avait du courage mais je fais partie
maintenant de ce que l'Europe attaque, je fais donc partie de ce que la
France doit défendre. En me livrant, elle se livre elle-même, elle avoue sa
faiblesse, elle se reconnaît vaincue ; ce n'est plus la liberté qui me
dépose, c'est Waterloo ! » Puis
continuant sur un ton plus haut, et feignant, comme un négociateur qui
exagère ses conditions pour en obtenir de plus favorables, des intentions qui
n'étaient déjà plus dans son âme : « Et quel est donc, ajouta-t-il, le
titre de la chambre pour me demander mon abdication ? Où est sa mission ? Mon
devoir à moi, c'est de la dissoudre. » Il
s'animait. La multitude qui se pressait sur les terrasses des jardins de
l'Élysée, croyant apercevoir dans les gestes de son héros la résolution de
faire appel à sa popularité et à son patriotisme contre l'Assemblée et contre
l'étranger, redoubla ses acclamations intermittentes comme pour l'encourager
à l'énergie. Cette foule se composait surtout d'hommes dont les costumes
attestaient l'indigence. « Vous le voyez, dit l'empereur à Benjamin Constant
en étendant la main vers ces amis désintéressés de sa dernière heure, ce ne
sont pas ceux que j'ai comblés d'honneurs et de richesses qui assistent des
yeux et du cœur à mes revers. Que me doit ce peuple ? Rien. Je l'ai trouvé
pauvre et je le laisse pauvre mais l'instinct de la patrie l'éclaire, la voix
du pays parle par sa bouche je n'ai qu'à dire un mot, et dans une heure la
chambre des députés n'existera plus... Mais non, reprit-il la vie d'un homme
ne vaut pas ce prix Je ne suis pas revenu de l'île d'Elbe pour que Paris soit
inondé de sang ! » Ces dernières paroles étaient sincères. L'histoire doit cette justice à Napoléon, que, soit horreur naturelle pour les excès populaires dont le spectacle sanglant avait laissé un sinistre souvenir dans son âme depuis le 10 août, les massacres de septembre et les échafauds soit répugnance de soldat pour toute force indisciplinée, soit respect pour son nom dans l'avenir, il se refusa constamment, et à son retour et à sa chute depuis le 20 mars, à se faire une armée de la populace contre .la nation. Il aima mieux tomber que de se relever un moment par de pareils auxiliaires. Il recula, en quittant son île et en affrontant les Bourbons et l'Europe, devant le sang des séditions et devant le crime contre la civilisation. Toujours César, jamais Gracchus ; né pour l'empire, non pour la turbulence des factions. |