HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME TROISIÈME

 

LIVRE VINGT-CINQUIÈME.

 

 

14 juin. — Ordre du jour de l'empereur à son armée. — Ses dispositions. — Position des armées anglaise et prussienne. — Plan de Napoléon. — 15 juin. — L'armée passe la frontière. — Marche du général Gérard sur Charleroi. — Défection de Bourmont. — Passage de la Sambre. — Entrée de Napoléon à Charleroi. — Arrivée de Ney. — Combat contre les Prussiens. — Nouvelles dispositions de l'armée française. — 16 juin. — Ordres à Ney. — Napoléon rencontre Blücher au-delà de Fleurus. — Nouveaux ordres. — Bataille de Ligny. — Inaction de Wellington a Bruxelles jusqu'au 15. — Combat des Quatre-Bras. — Double mouvement de Drouet d'Erlon. — Défiances de l'armée française. — Ordre de Napoléon à Ney. — 17 juin. — Marche de l'empereur contre les Anglais. — Nouveaux ordres. — Grouchy poursuit les Prussiens et s'arrête à Gembloux. — Napoléon aux Quatre-Bras. — Rencontre de l'empereur et de Ney. — Champ de bataille de Waterloo. — Napoléon s'arrête à Planchenoit. — Ses dispositions. — Premier ordre à Grouchy. — 18 juin. — Marche de l'armée française contre les Anglais. — Enthousiasme de l'armée à la vue de Napoléon. — Situation respective des armées française et anglaise. — Deuxième ordre à Grouchy. — Attaque contre l'armée anglaise. — Assaut et combat d'Hougoumont. — Attaque de Ney contre le centre des Anglais au mont Saint-Jean. — Prise de la Haie Sainte. — Apparition de l'armée de Bülow sur la droite de Napoléon. — Troisième ordre à Grouchy. — Prise d'une partie du mont Saint-Jean. — Panique de l'armée anglaise. — Résistance de Wellington. — Charge de la cavalerie anglaise sur l'artillerie de Ney. —  Charge des cuirassiers de Milhaud sur le plateau du mont Saint-Jean. — Espérance de victoire. — Fuite des paysans et des blessés vers Bruxelles. — Panique de Bruxelles. — Situation de la bataille. — Inaction du maréchal Grouchy. — Sa marche sur Wavres. — Arrivée de Bülow à Saint-Lambert. — Combat de Planchenoit. — Charge de la cavalerie française contre les Anglais. — Assaut de la garde. — Arrivée de Blücher. — Abattement de Napoléon. — Déroute de l'armée française. — Conclusion.

 

I

Napoléon ne voulut pas laisser retomber l'enthousiasme que sa présence répandait toujours dans ses camps. Son apparition signifiait de tout temps pour eux une bataille et une victoire. Il apportait de Paris à ses soldats un de ces ordres du jour qu'il dictait d'avance à ses chefs d'état-major, et qui étaient son dialogue avec ses armées. Nul ne savait mieux la langue de ces harangues écrites qui donnent le mot d'ordre aux grands rassemblements disciplinés. Son nom d'ailleurs leur imprimait l'avenir. Il faisait aussi coïncider, avec un soin superstitieux, le jour de son arrivée à l'armée, et des combats qu'il voulait livrer, avec un de ces anniversaires de ces grandes batailles qui étaient l'Iliade de ses camps, comme s'il eût voulu sommer aussi la fortune d'être fidèle à elle-même, en lui donnant une victoire de plus le jour où elle l'avait fait déjà vainqueur.

« Soldats ! disaient ces ordres du jour, c'est aujourd'hui l'anniversaire de Marengo et de Friedland, qui décida deux fois du destin de l'Europe ; alors, comme après Austerlitz, après Wagram, nous fûmes généreux ! nous crûmes aux protestations et aux serments des princes que nous laissions sur le trône aujourd'hui cependant, coalisés entre eux, ils en veulent à l'indépendance et aux droits les plus sacrés de la France ; ils ont commencé la plus injuste des agressions ; marchons donc à leur rencontre Eux et nous, ne sommes-nous pas les mêmes hommes ?

« Soldats ! à Iéna, contre ces mêmes Prussiens, aujourd'hui si arrogants, vous étiez un contre trois ! à Montmirail un contre six

« Les Saxons, les Belges, les Hanovriens, les soldats de la confédération-du Rhin gémissent d'être obligés de prêter leurs bras à la cause des princes ennemis de la justice et des droits de tous les peuples ils savent que cette coalition est insatiable après avoir dévoré douze millions de Polonais, douze millions d'Italiens, un million de Saxons, six millions de Belges, elle devra dévorer ces États de second ordre de l'Allemagne.

« Les insensés !... Un moment de prospérité les aveugle, l'oppression et l'humiliation du peuple français sont hors de leur pouvoir. S'ils entrent en France, ils y trouveront leur tombeau

« Soldats nous avons des marches forcées à faire, des batailles à livrer, des périls à courir ; mais avec la constance, la victoire sera à nous ; les droits, l'honneur et le bonheur de la patrie seront reconquis.

« Pour tout Français qui a du cœur, le moment est arrivé de vaincre ou de périr ! »

 

II

L'armée répéta avec un intrépide enthousiasme ces paroles. Plus elle se sentait isolée en France, plus elle se sentait fière de combattre seule pour la patrie qu'elle voulait venger, pour l'empereur qu'elle avait couronné malgré la France. Elle brûlait de racheter sa faute par la victoire. Elle aurait défié la coalition entière devant elle. Vieux et jeunes soldats n'avaient qu'une âme. Ce n'était plus le courage de l'espérance que Napoléon avait soufflé à ces premières bandes en Italie, en Égypte, en Allemagne, c'était le courage moins bruyant, mais plus résolu du désespoir. Les généraux et les officiers calculaient seuls le nombre des ennemis qu'ils allaient avoir à combattre, les soldats ne comptaient pas. Ils avaient oublié 1812, 1813, 1814 ; le nom de l'empereur effaçait pour eux tous les souvenirs. Ils croyaient que l'exil lui avait rendu l'invincibilité. Ce n'était plus à leurs yeux l'homme de Moscou, de Leipzig, de Fontainebleau, c'était l'homme de Marengo et d'Austerlitz ; ils étaient sûrs d'insérer un nom immortel de plus dans ce catalogue des journées de l'empire.

Mais les plus grands de ses lieutenants accoutumés manquaient à Napoléon. Presque tous ses corps d'armée étaient commandés par des généraux braves, illustres, mais de seconde ligne. Les noms des chefs ne fascinaient plus l'imagination des troupes. Le maréchal Soult, il est vrai, était avec l'empereur, mais son nom inspirait autant de défiance que de respect aux officiers supérieurs de l'armée ; la Restauration l'avait altéré. Il n'y avait plus de maréchaux à la tête des corps, à l'exception de Grouchy, jeune de grade. Napoléon le sentit bien. Il appela Ney, retiré et mécontent dans sa terre des Coudreaux, et Mortier.

Il donna à Mortier le commandement des vingt mille hommes de sa garde impériale. Les autres maréchaux étaient vieillis, désaffectionnés ou usés par la guerre. L'empereur ne leur pardonnait pas l'amortissement de leur ardeur dans les dernières années. « Ils n'en veulent plus, s'écriait-il, il leur faut maintenant des hôtels somptueux, des lits de duvet au lieu de la paille de nos bivouacs il faut les remplacer par de plus jeunes que je n'aie pas encore enrichis. » Il oubliait qu'on ne refait pas une époque. La première génération de la guerre sortie de la Révolution était fauchée. Ney et Mortier arrivèrent en même temps que lui au quartier général Mortier, intrépide et froid comme le devoir Ney, combattu entre son ardeur et ses repentirs, toujours le premier soldat de l'armée française, mais plus propre désormais par l'inquiétude de son cœur à se précipiter dans la mort qu'a assurer la victoire.

Les deux armées ennemies que Napoléon avait devant lui étaient, comme nous l'avons vu plus haut, à gauche, l'armée de lord Wellington, forte d'environ cent mille hommes, commandée sous lui par le prince d'Orange, lord Hill, lord Uxbridge.

L'armée prussienne de Blücher, d'environ cent trente mille hommes, sous les généraux Ziethen, Pirch, Thielman et Bülow.

Ces deux armées, réunissant ainsi deux cent trente mille hommes contre cent vingt mille, n'étaient nullement prêtes au combat le 14 juin. Elles avaient entre elles deux une distance de plusieurs lieues. Elles attendaient avec une certaine négligence que les autres armées de la coalition et la réserve russe fussent en ligne, et que l'entrée des Autrichiens de Schwartzenberg en France leur donnât le signal d'avancer. Elles ne soupçonnaient pas les projets de l'empereur, elles ignoraient son départ de Paris et sa présence à Avesnes. Rien ne remuait devant elles dans les cantonnements français ; elles croyaient avoir des jours nombreux à compter avant d'agir. Elles n'étaient concentrées ni pour la marche ni pour le combat. Cette ignorance profonde ou étaient les deux armées prussienne et anglaise, deux jours avant la bataille, atteste que le secret des plans.de l'empereur et de son cabinet n'avait pas transpiré, et que Fouché, qui se préparait en cas de revers à livrer l'homme dans Napoléon, ne livrait pas du moins en lui le général et le sang des soldats de la France. C'est la vérité.

 

III

Napoléon, qui avait tout conçu à Paris, se confirma dans la justesse de ses conceptions militaires en se rapprochant du champ de bataille. La négligence et la dissémination des corps d'armée de Wellington, qui avaient besoin de deux ou trois jours pour se- concentrer sur sa gauche, donnait à l'empereur le temps strictement nécessaire pour aborder, combattre et refouler l'armée de Blücher avant que l'armée anglaise fût à portée du premier combat. Le caractère impétueux, téméraire et l'aventureuse intrépidité de Blücher, qualités précieuses dans un général d'avant-garde, funestes dans un général manœuvrier, servaient dans cette circonstance l'empereur. Il pressentait, d'après ce caractère de Blücher, que l'armée prussienne, emportée par la fougue de son chef, manquerait de prudence, ne se replierait pas, sans combattre, sur Wellington, et qu'elle accepterait seule une bataille, à force égale ou même inférieure, plutôt que de paraître hésiter et temporiser devant les Français. Le génie lent, sûr et temporisateur de Wellington, au contraire, le rassurait du côté des Anglais. L'empereur était certain, par les renseignements de ses espions en Belgique, que ce général ne s'aventurerait pas au secours de Blücher avant d'avoir rassemblé, concentré et disposé tous ses corps épars. Il lui fallait plus de quarante-huit heures pour cette concentration, plus de deux marches pour traverser obliquement les seize lieues qui séparaient Bruxelles du quartier général de Blücher.

C'était le temps de deux victoires et d'une campagne pour le génie improvisateur de Napoléon. La fortune lui livrait dès le premier jour la manœuvre qu'il affectionnait par-dessus toutes les autres et qu'il avait employée dans toutes ses guerres, l'irruption soudaine avec ses forces réunies au centre de l'armée ennemie, comme pour la séparer en deux tronçons, et l'écraser de ses deux bras pendant qu'elle ne lui résiste qu'avec un seul. Mais ce coup d'audace désespérée, qui lui réussissait presque toujours, exigeait des troupes aguerries, solides, imperturbables comme lui-même sous un double feu. Il les avait, cette fois, dans cette grande armée toute d'élite et dont chaque bataillon avait une âme égale aux extrémités de cette suprême lutte il n'hésita donc pas un jour.

 

IV

Le 13 juin, une heure après son arrivée à Avesnes, les officiers d'état-major coururent et distribuèrent aux différents chefs de corps de la grande armée l'ordre de s'ébranler et de se porter sur les différentes positions de l'extrême frontière et d'y camper. C'était le prélude du mouvement l'empereur lui-même se rapprochant du centre de sa ligne, transporta le soir du 1 son quartier général à Beaumont. Il donna de là, dans la nuit, l'ordre général de mouvement à chaque corps et à chaque division de l'armée. L'heure, la direction et le but de chacun de ces mouvements avaient été calculés sur l.a carte des distances au compas, et aux difficultés ou aux facilités de la route ; en sorte que chaque corps, selon l'espace plus ou moins long qu'il avait à franchir, partît du bivouac, à des heures différentes, pour appuyer toujours les corps de droite et de gauche et pour arriver au même moment à la même hauteur de route. Vaste ligne de bataille en marche, prête à combattre à chaque pas qu'elle hasardait sur le sol ennemi.

Le général Gérard, en vertu de cet ordre de mouvement, devait partir le premier des environs de Philippeville et converger vers Charleroi. Une éclatante défection signala le premier pas de ce corps d'armée en avant. Le général Bourmont commandait une des divisions de Gérard. Nous avons vu les hésitations de cet ancien chef vendéen au moment ou le maréchal Ney, dont il était le second, flottait lui-même à Lons-le-Saulnier entre son devoir et sa faiblesse. Bourmont ne l'avait pas détourné avec assez de vertu de ce funeste affaissement de son honneur. Cependant il avait quitté le maréchal pendant sa marche sur Paris, rougissant de marcher ainsi contre la cause de ses premières armes. Mais, après l'entrée de Bonaparte a Paris, Bourmont, un moment indécis, avait sollicité de nouveau un commandement dans la grande armée. Napoléon, qui se défiait de lui, non comme soldat, mais comme royaliste, avait résisté. Les instances du maréchal Ney et les assurances de Gérard, qui avaient répondu de lui à l'empereur, avaient surmonté ces pressentiments de Napoléon.

Bourmont avait reçu le commandement de la troisième division de Gérard. Sans doute il était trop brave pour avoir prémédité dans ce commandement la pensée d'une trahison, mais son indécision l'avait jeté, comme elle avait jeté Ney deux mois auparavant, dans une de ces situations ambiguës plus fortes que les caractères faibles, où le cœur est d'un côté, l'honneur de l'autre, et où l'homme manque aux deux à la fois et à lui-même, faute d'avoir tranché avec énergie sa couleur et sa situation. Le repentir de son engagement dans la cause de l'empereur saisit Bourmont à la vue de son ancien drapeau mêlé aux drapeaux de la coalition. Il frémit d'être confondu par le roi qu'il avait servi et par ses anciens compagnons de guerre vendéens avec les généraux de Napoléon qui leur disputaient le sol et le trône. Il ne voulait pas trahir, il déserta mais il déserta à l'ennemi, en face de l'ennemi.

Une telle défection, sans avoir l'intention de trahir, trahissait en effet, car elle semait l'incertitude et le soupçon dans l'armée que Bourmont abandonnait au moment de combattre. Elle faisait voir à chaque soldat un traître dans son général, à chaque général un traître dans son compagnon d'armes, elle ébranlait tout dans le camp français, elle encourageait tout dans le camp ennemi, elle sonnait l'alarme ou la défiance dans tous les cœurs.

Suivi de l'adjudant commandant Clouet, officier d'un royalisme avoué, qui n'avait ni les engagements personnels, ni les responsabilités de commandement de Bourmont, du chef d'escadron Villoutreys, officier blessé par l'empereur, et de ses trois aides de camp, Bourmont, accompagné, comme Dumouriez, d'une escorte de cavaliers, sortit de son camp au lever du jour, le 14, comme pour reconnaître l'ennemi. Parvenu à une certaine distance de ses colonnes, il congédia son escorte, il remit au sous-officier qui la commandait des lettres pour le général Gérard, et, s'élançant au galop vers les avant-postes prussiens avec ses officiers, il disparut, aux yeux de son escorte étonnée, derrière le rideau de la cavalerie prussienne. En quelques heures, Bourmont rejoignit le général Blücher, contre lequel il manœuvrait le matin.

On ne l'accuse pas d'avoir communiqué l'ordre de marche de l'empereur dont il avait connaissance comme commandant d'une division française, mais sa présence seule avertissait assez Blücher du mouvement de Gérard sur Charleroi. Elle prévenait les Prussiens contre toute surprise par le quatrième corps, elle leur disait par ce mouvement partiel le mouvement général auquel il devait correspondre, elle livrait quelques heures plus tôt la pensée de l'empereur à l'ennemi.

Blücher accueillit Bourmont. Ce transfuge courut se présenter à Gand. Il y fut reçu par les royalistes de la cour de Louis XVIII avec ombrage et froideur ; les uns trouvant qu'il arrivait trop tôt pour son honneur, les autres trop tard pour sa fidélité. Il y languit dans un isolement, première peine des actes qui ne s'expliquent pas d'eux-mêmes. Il reconquit depuis la faveur des Bourbons, la direction de l'armée, la victoire même à l'expédition d'Afrique, l'excuse, la gloire, la grandeur, jamais l'estime. Son nom reste indécis devant l'histoire entre une défaillance et une défection.

 

V

Gérard, consterné en apprenant la désertion de Bourmont, courut haranguer ses troupes ébranlées, et envoya avertir l'empereur d'un événement qui pouvait déconcerter ses plans en les dévoilant. L'empereur, en effet, ordonna à Gérard de suspendre son mouvement direct sur Charleroi et de se détourner pour tromper Blücher. Cette première nuit fut tourmentée dans le camp de l'empereur par le soupçon qui sème la panique dans l'imagination des troupes. La journée du lendemain 15 effaça néanmoins ces mauvais pressentiments de l'armée ; elle passa victorieusement la Sambre par toutes ses colonnes, sous le feu des avant-postes prussiens partout refoulés, et s'élança au-delà de Charleroi, emportée sur les collines de la Sambre qui servent d'étages au plateau de Fleurus. L'empereur y entra avec la garde à onze heures. Reille et d'Erlon, à la tête des deux autres corps, le précédaient.

Le maréchal Ney, arrivé de Paris au même moment que l'empereur à Charleroi, reçut le commandement général de ces deux derniers corps formant environ quarante mille hommes.

L'empereur ne donna que verbalement au maréchal Ney les instructions de porter son armée à gauche, vers Frasnes et les Quatre-Bras, pour observer les mouvements du duc de Wellington et prévenir sa jonction avec Blücher, pendant que l'empereur conduirait la masse de la grande armée à droite, contre l'armée des Prussiens, dès qu'il aurait reconnu ses positions ; et c'est à Frasnes qu'il lui envoya le lendemain ses instructions définitives par M. de Flahaut.

 

VI

A peine Ney l'avait-il quitté, que l'empereur lui-même, inquiet de l'immobilité de son avant-garde sur les rampes de Fleurus, sortit à cheval de Charleroi, suivi d'une partie de la garde impériale, pour décider la retraite trop lente de Ziethen, qui retardait son mouvement sur Blücher. Arrivé aux plateaux, il ordonne au général Lecourt de prendre les escadrons de service qui l'escortaient et de balayer Ziethen. Lecourt obéit, lance ses escadrons, disperse les dix mille Prussiens, mais tombe mort dans sa victoire.

L'empereur le regretta, et revint à pas lents à Charleroi presser de nouveau ses dernières colonnes ralenties par le passage escarpé de la Sambre. Le jour touchait à sa fin. Gérard, retardé par le contre-ordre qu'avait nécessité la défection de Bourmont, arrivait à peine au-delà de la Sambre, et y prenait la position indiquée. Napoléon, avant d'engager plus avant la grande armée sur les collines et sur les plateaux de Fleurus, attendait des nouvelles du maréchal Ney.

 

VII

Le maréchal avait engagé son avant-garde avec un bataillon belge du prince Bernard de Saxe-Weimar. Il se tint un moment en suspens par le bruit du canon entendu vers Fleurus ; il arrêta ses colonnes pour les tenir à la portée de l'empereur en cas de nécessité. Quand le canon s'était tu, il avait repris son mouvement ; mais la nuit était arrivée, les troupes étaient lasses de deux jours de marche. Ney se croyait sûr d'occuper les Quatre-Bras le lendemain, il bivouaqua près de Gosselies.

L'empereur employa la nuit à Charleroi à introduire dans les relations de son état-major avec ses 'différents corps d'armée une innovation, qui semblait devoir donner plus d'unité à ses mouvements, mais qui enlevait quelque chose à la rapidité de la communication des ordres sur le champ de bataille. Il divisa toute la grande armée en trois masses, aile droite, aile gauche et centre, comme une armée eu action. L'aile gauche, de quarante mille hommes, sous le maréchal Ney, ayant sous lui Reille, d'Erlon pour l'infanterie, Kellermann et Lefèvre-Desnouettes pour la cavalerie. L'aile droite sous le maréchal Grouchy, secondé par Vandamme et Gérard pour l'infanterie, Excelmans, Pajol, Milhaud pour la cavalerie. Enfin le centre, commandé par l'empereur lui-même, avec Lobau, commandant d'infanterie, et vingt mille hommes environ de sa garde impériale. Chacune de ces armées comptait à peu près quarante mille combattants.

Cette mesure, qui paraissait naturelle et simple à l'ouverture d'une campagne où chaque jour serait une action, relâcha les liens directs qui avaient resserré jusque-là les rapports entre la tente de l'empereur et les divisions secondaires de son armée. Elle mécontenta les généraux de ces divisions, en les subordonnant à des maréchaux dont ils se sentaient les égaux et en leur enlevant quelque chose de leur responsabilité et de leur gloire.

Le 16, à dix heures du matin seulement, l'empereur sortit de Charleroi, après avoir envoyé l'ordre au maréchal Grouchy, commandant son aile droite, de marcher sur la position de Sombref, et de s'y établir avec Vandamme et Gérard, ses lieutenants. Informé en même temps du retard que Ney avait apporté la veille à occuper les Quatre-Bras, il lui écrivit pour lui réitérer l'ordre de s'emparer de cette position au plus vite, et de lancer de là des avant-gardes sur la route de Bruxelles pour observer les mouvements de Wellington enfin de couvrir l'espace entre les Quatre-Bras et Sombref, point où il dirigeait Grouchy, et où il allait se concentrer lui-même à la fin du jour.

Le 16, à neuf heures du matin, avant de quitter Charleroi, l'empereur dicta à M. de Flahaut, un de ses plus intimes et de ses plus braves aides de camp, une instruction plus détaillée et plus confidentielle pour le maréchal Ney. Cette instruction lui dévoilait la pensée de le faire avancer avec ses quarante mille hommes sur Bruxelles, aussitôt que lui-même il aurait battu ou écarté les Prussiens jusqu'à Gembloux.

« Bruxelles, lui disait-il, sera le gage de la campagne, cette capitale occupée déconcertera Wellington et les Prussiens à la fois, l'armée anglaise flottera séparée de Mons et d'Ostende. Préparez-vous, au premier mot que vous recevrez de moi, à y lancer vos huit divisions selon le parti que -j'aurai pris demain, peut-être ce soir, peut-être dans trois heures. » Ce parti dépendait, dans sa pensée, du plus ou moins de solidité qu'il allait trouver dans les bataillons de Blücher. Ces ordres ne parvinrent que vers midi au maréchal Ney.

M. de Flahaut partit. A peine était-il en route, que le maréchal Soult écrivit-de nouveau à Ney par un autre officier, pour lui dire que Blücher était à Namur, que ses dispositions faisaient craindre qu'il ne portât ses masses sur les Quatre-Bras, et pour donner au maréchal la division de Kellermann comme renfort, dans le cas où il aurait à résister à ces masses. On sent dans ces ordres le tâtonnement d'une armée qui s'avance dans les ténèbres. Mais ni les craintes de Soult sur la présence des Prussiens aux Quatre-Bras, ni les espérances de l'empereur portées à Ney par Flahaut, n'étaient fondées. Blücher, par sa rapidité et sa résolution, avait tout trompé. Parti de Namur la veille, il avait pressenti l'empereur, concentré quatre-vingt mille hommes sur Sombref, point de jonction, entrevu par lui, de Grouchy et de Napoléon.

L'empereur, en entrant à deux heures à Fleurus où ses avant-postes l'attendaient, fut consterné de se voir devancé à Sombref par l'armée prussienne tout entière, qu'il n'attendait que deux jours plus tard. Il descendit de cheval, franchit ses vedettes et ses postes, monta au sommet de la tour voilée d'un moulin à vent qui dominait la plaine nue de Fleurus, et contempla lui seul les innombrables baïonnettes dont cette plaine était couverte à peu de distance de lui.

Tous ses plans de la veille et du jour étaient trompés par cette concentration et par cette présence inattendue de Blücher, qui interceptait la route de Sombref où il avait cru le devancer. D'un autre côté, la bataille isolée contre les Prussiens qu'il venait chercher s'offrait ainsi d'elle-même. Il accepta à la fois la contradiction de la fortune et la faveur qu'elle lui offrait en échange. Il changea son plan et modifia instantanément tous ses ordres. Vandamme et Gérard furent rappelés de la direction sur Sombref et se retournèrent sur Fleurus. Ney reçut ordre d'attaquer tout ce qui se trouverait autour de lui aux Quatre-Bras, et de se replier ensuite sur l'empereur, pour peser du poids de ses quarante mille hommes sur l'armée de Blücher. Vous la prendrez ainsi par derrière ; cette armée est perdue, si vous agissez vigoureusement. Le sort de la France est dans vos mains., ainsi dirigez-vous sur Bry. »

Bry était un village à gauche de Fleurus. Un officier volontaire, aventureux et intrépide, le marquis de Forbin-Janson, qui avait entretenu seul la guerre en Bourgogne en 18J4, avec un corps franc levé à ses frais, fut chargé par l'empereur lui-même de ce billet. Dans trois heures, dit-il en recommandant à M. de Forbin la célérité, le sort de la guerre peut être décidé tout dépend de la promptitude et de l'énergie du maréchal Ney. »

Il devait avoir, en y comprenant la cavalerie de Kellermann que Soult lui avait prêtée, près de cinquante mille combattants sous ses ordres. Mais l'absence de la division de vingt mille hommes du général d'Erlon, dont le retard ne fut expliqué que plus tard, avait réduit l'effectif de Ney à vingt-cinq mille hommes.

 

VIII

Cependant la journée s'avançait sans que l'empereur, qui voulait laisser à Ney le temps de recevoir et d'exécuter ses ordres, donnât à son armée impatiente le signal du combat. Cent mille Prussiens de l'armée de Blücher étaient devant lui, le centre en avant de Bry, les deux ailes dans le village de Saint-Amand et de Ligny, un vaste plateau presque nu entre les deux fronts. Les Français, massés en face et en avant de Fleurus, ne comptaient que soixante mille combattants, mais c'était la garde impériale et le nerf de l'armée sous les yeux de l'empereur lui-même. La confiance décuplait leur force et leur ardeur. Une armée dans une telle disposition ne se compte pas par les bras, mais par les cœurs. Elle est ce qu'elle croit être ; la nôtre se sentait invincible. Elle dévorait de l'œil l'espace entre Fleurus et Saint-Amand. L'empereur, calculant le temps qu'il croyait nécessaire à Ney pour se rapprocher de lui, au bruit de son canon, donna enfin à Vandamme et à Gérard l'ordre d'enlever Saint-Amand.

Ce long village, en pente douce inclinée du côté de Fleurus, couvert d'avenues, de haies et de vergers, de mares, de clôtures, de ravins encaissant de petits cours d'eau, cachait les Prussiens à nos camps, et offrait autant de forteresses naturelles qu'il y avait de hameaux, de fermes et de maisons détachées les unes des autres.

Vandamme, sans être arrêté par l'artillerie prussienne, dont les batteries fumantes sous ces massifs d'ombrages labouraient la plaine, s'avança à la tête de sa division d'infanterie et arriva jusqu'aux premiers arbres qui lui dérobaient l'ennemi ; puis, s'élançant aux cris de : « Vive l'empereur ! » à l'assaut de ces étages' successifs crénelés de batteries et de baïonnettes, reçut le feu des Prussiens dans ses rangs décimés, sans ralentir d'un pas sa marche, disparut aux regards de l'armée française sous ce nuage d'arbres et de fumée, enleva, une à une, toutes ces redoutes du village, engagea jusque dans les maisons changées en champ de bataille les Prussiens, franchit le sommet du plateau en les refoulant à l'arme blanche, les précipita dans le ravin qui se creusait de l'autre côté de Saint-Amand ; il s'élevait déjà, au-delà du village, sur le plateau de Bry, lorsque Blücher, voyant de loin son aile droite ainsi percée, lança de nouveaux bataillons sur Vandamme, les guida, les anima lui-même de son courage, et rejetant l'infanterie de Vandamme dans le ravin, la força de remonter sur le versant de Saint-Amand.et de se contenter d'occuper contre l'armée prussienne cette forteresse naturelle d'où elle venait de les précipiter.

 

IX

Pendant que Vandamme engageait ainsi la bataille sur la gauche, l'empereur, contemplant par la lucarne du moulin les progrès de son aile gauche, faisait appeler le général Gérard, à peine arrivé en ligne avec les douze mille hommes qu'il commandait. Il lui reprocha avec une douce raillerie la confiance trompée qu'il avait eue, malgré lui et malgré Davoust, dans la fidélité de Bourmont, dont Gérard et Ney avaient répondu si témérairement. Puis, le prenant par une main et lui montrant de l'autre la tour de l'église de Ligny au sommet de la plaine sur la droite « Général de mon quatrième corps, lui dit-il en souriant, vous voyez ce clocher au-delà de ce ravin dont les glacis sont couverts par la gauche de Blücher voilà votre direction allez, et enlevez ces positions à l'ennemi. » Gérard remonte à cheval au pied de la tour du moulin, galope vers sa division, et traversant, au son de ses musiques militaires, la plaine qui sépare les deux armées, s'élance comme Vandamme a l'assaut de Ligny.

Un profond ravin en avant des maisons hérissées de batteries et de bataillons défendait les abords de Ligny, jugés inexpugnables. Gérard le franchit en le comblant de ses morts et de ceux de l'ennemi. Ses obus et ceux des Prussiens allument les fermes et les premières maisons qui tracent la large avenue du village ; on se combat à travers les flammes qui séparent de rue en rue les combattants. Des charges successives livrent et reprennent quatre fois le village, tantôt aux Prussiens, tantôt aux Français. Gérard, qui sent sur lui le regard impatient de l'empereur, ramène lui-même ses bataillons au feu. Entouré dans une de ces charges d'un escadron de lanciers prussiens, son cheval, embarrassant ses pieds dans le chaume d'un champ de blé, tombe et roule dans un fossé. Son escorte et ses officiers relèvent leur général tout en combattant pour le couvrir contre les lances de l'ennemi. Son aide de camp Lafontaine tue deux cavaliers acharnés sur ce groupe d'officiers son sabre se brise, il combat encore avec le tronçon. Le général Saint-Remy, frappé de deux coups de lance, tombe à côté de Gérard. L'aide de camp Duperron se sacrifie pour sauver Gérard ; il lui donne son propre cheval et s'efforce de le dégager du poids du sien qui l'écrase au fond du fossé.

Vains efforts ! Gérard allait être pris ou tué au milieu de cette poignée d'officiers luttant en désespérés pour sa défense, quand le fils du maréchal Grouchy, qui commandait un régiment de chasseurs sous Gérard, aperçoit cette mêlée, accourt à toute bride, enfonce et disperse les Prussiens et sauve son général. Ligny en feu est enfin emporté par les Français. L'acharnement des combattants l'avait changé en un monceau de cendres et de cadavres. Blücher lui-même, en se retirant, reconnaissait que, dans ses longues guerres, il n'avait jamais vu la victoire disputée et conquise avec un si courageux acharnement. Quatre cents pièces de canon, se répondant d'une ligne à l'autre à travers la plaine, couvraient de boulets, de terre, de tronçons d'armes et de pans de murailles, le ravin par-dessus la tête des combattants.

Il était cinq heures ; les réserves de Vandamme étaient engagées du côté de Ligny, c'était le moment de les secourir et de décider la journée. L'empereur, qui avait sous sa main vingt mille hommes de sa garde jusque-là immobile, l'ébranle enfin pour peser sur le centre de l'ennemi. Tout à coup il l'arrête à moitié de la route par un contre-ordre dont les soldats ne comprennent pas le sens. Lui-même semble hésiter en le donnant.

Au moment où il allait engager ainsi ses dernières troupes, il apprend par des aides de camp de Vandamme que ce général a aperçu à travers la fumée du haut du clocher de Saint-Amand un corps d'environ vingt mille hommes qui s'avance sur sa gauche dans la direction de Bry. Vandamme a cru d'abord que cette armée est une aile de celle de Ney accourant pour prendre en flanc et en queue l'ennemi, selon le plan connu de l'empereur ; mais bientôt il a vu cette armée inexplicable changer la route qui la rapprochait de lui, s'arrêter comme indécise dans un tâtonnement sans but, rebrousser chemin et disparaître enfin sous un mamelon, à l'horizon de la plaine. Il communique ces renseignements à l'empereur. L'empereur reste indécis. Il attend deux heures que le destin s'explique. Si c'est une aile de Ney, il faut l'attendre ; si c'est une colonne anglaise échappée à la surveillance de ce maréchal, il faut réserver contre elle son centre et sa garde.

Il attend inutilement ; rien ne reparaît. Il n'a plus que quelques instants de jour. Il faut se déclarer vaincu ou achever la victoire ; le lendemain doublerait les forces des Prussiens, dont le canon a sans doute averti Wellington. Il remonte à cheval et fait franchir la plaine de Fleurus a ses vingt mille combattants. A la hauteur de la ligne des Prussiens, il les divise en trois colonnes, l'une au centre où il reste, les deux autres obliquement dirigées, l'une sur Vandamme avec les cuirassiers, les grenadiers à cheval et les dragons de sa garde pour balayer le plateau de Bry, l'aile droite de Blücher, l'autre sur Gérard à Ligny.

 

X

Ces troupes, irritées par la longue immobilité qui leur a été imposée, s'élancent sur ces deux hauteurs pour soutenir, entraîner, venger leurs ailes. Le général Girard, jeune officier de prédilection de l'empereur, anime ses colonnes de son âme, gravit le glacis du ravin, derrière Saint-Amand, d'où Vandamme est redescendu le matin, charge les masses prussiennes qui couvrent Bry, les enfonce, les disperse, les foudroie dans tous les sens, et tombe victorieux frappé de deux balles dans la poitrine. Ses colonnes franchissent son corps par l'impulsion qu'il leur a donnée.

Blücher lui-même, toujours plus soldat que général, voit sa droite ébranlée et décimée ; il groupe à la hâte quelques escadrons de sa cavalerie de réserve, et fond sur les cuirassiers et sur les dragons de la garde. Son cheval atteint d'une balle dans le flanc, tombe et roule sur son cavalier dans un champ de blé. Les escadrons français, revenant au galop sur les Prussiens, le confondent, dans le nuage de fumée de ces charges, avec les cadavres d'hommes et de chevaux qui jonchent le sol. Ils passent et repassent deux fois à côté du général ennemi engagé sous son cheval abattu, sans le connaître ; une dernière charge des dragons prussiens le délivre. Il s'élance sur le cheval d'un de ses dragons et rejoint sa réserve, deux fois prisonnier et deux fois délivré par sa fortune.

Ligny était emporté sur un autre flanc Bry le débordait sur sa droite. L'armée française, victorieuse partout sur ses ailes, s'avançait en convergeant sur son centre. Blücher avait perdu toute la ligne de ses positions fortifiées ; vingt mille morts de son armée couvraient les rampes et la plaine de Fleurus. La nuit tombait. Il était coupé de Wellington aux Quatre-Bras par le corps d'armée de Ney. Il ordonne partout la retraite et disparaît dans les ténèbres. Il s'arrête a deux lieues de Ligny au village de Gembloux, où il rencontre l'armée de Bülow son collègue, qui arrivait de Liège et qui le couvrit pendant la nuit.

L'empereur, vainqueur, mais sans autre fruit de sa victoire que le champ de bataille et la gloire d'un premier succès, couche à Ligny au milieu de son armée. La crainte d'aventurer la grande armée contre Blücher en l'absence de Ney l'empêche de poursuivre et de faire un seul prisonnier. Mais le bruit exagéré quoique légitime de la défaite de l'armée prussienne était pour lui en France et en Europe une dépouille qui valait plus que dix milliers de prisonniers. Il avait reconquis son nom. Cette victoire s'appelle la bataille de Ligny.

 

XI

Napoléon n'apprit que le lendemain les causes de l'absence de Ney, dont la coopération devait achever et utiliser sa victoire, et le mystère de ce corps d'armée entrevu a distance. Le général Labédoyère, chargé par l'empereur de porter un nouvel ordre au maréchal Ney (écrit au crayon) l'avait communiqué en route au général d'Erlon. Cette communication décida d'Erlon à détourner sa division vers Saint-Amand, au lieu de suivre la marche qui devait le réunir à Ney. Arrivé sur les hauteurs de Bry, et ne recevant aucun ordre d'avancer, d'Erlon avait repris la route de Frasnes, mais trop tard pour porter son concours à la bataille des Quatre-Bras, que Ney eut à livrer, avec la moitié de son armée, devant les forces supérieures et sans cesse renouvelées de l'armée anglo-belge.

L'empereur se borna à déplorer ces contre-temps et à se taire.

Le maréchal Ney, arrivé, comme on l'a vu, inopinément à Avesnes, en même temps que l'empereur, sans état-major à lui, sans officiers de confiance, sans aides de camp, sans équipages, sans chevaux, avait reçu le commandement inattendu de corps nombreux, dont il connaissait à peine les positions, dans un pays qui s'était effacé de son souvenir depuis vingt ans. Il ne connaissait pas davantage les officiers généraux qui commandaient ces différents corps. Il lui fallait quelques jours pour étudier les lieux, les troupes, les caractères. Cette ignorance des choses et des hommes pouvait enlever à son coup d'œil quelque chose de sa rapidité et de sa sûreté il n'avait pas encore son armée dans la main. Peut-être aussi le poids de sa fausse situation vis-à-vis de l'empereur et de ses collègues, depuis sa double faute à Fontainebleau et à Lons-le-Saulnier, pesait-elle sur son esprit. Il devait craindre -plus qu'un autre le moindre revers ; la calomnie aurait montré à l'empereur et à l'armée l'indice d'une trahison. Il devait être prudent jusqu'au scrupule, quand son caractère était la témérité et l'audace. Un homme, quelque grand qu'il soit, n'est grand que par sa nature quand sa nature est neutralisée par les circonstances, il n'est plus lui. Si le maréchal avait été rejoint à temps par les vingt mille hommes du général d'Erlon et s'il avait pris sur lui aux Quatre-Bras la moitié autant de prévoyance et de constance qu'à la retraite de la Bérézina, il n'y aurait peut-être pas eu de Waterloo. Ligny eût commencé et fini une des plus décisives campagnes de l'empereur.

On a vu que Ney, en approchant le 15 des Quatre-Bras, pour attendre d'Erlon, avait bivouaqué à deux lieues de là, à Gosselies. Pendant cette nuit, imprudemment perdue, sept mille Hollandais et Belges du prince d'Orange s'avançaient à l'ombre de la forêt de Nivelles, autrement appelée le Bois-de-Boussu, qui couvrait alors leur position aux Quatre-Bras ils y prévinrent les Français. Le lendemain, le maréchal fit attaquer, au lever du jour, les abords de cette position, confluent de quatre grandes chaussées qui pouvaient distribuer dans quatre directions les armées et leurs convois. La brigade commandée par le général Foy, déjà illustre à la guerre, bientôt plus illustre à la tribune, aborda avec résolution ces hauteurs ; mais à mesure que les colonnes de Ney grossissaient et s'acharnaient à l'attaque, la résistance, inexplicable au maréchal, d'un ennemi qui ne comptait la veille que quinze cents hommes, puis huit mille le matin, devenait plus formidable. Ney lui-même engagea successivement la moitié de son armée, c'est-à-dire environ vingt-cinq mille combattants. Toujours repoussés avec une énergie nouvelle, ces vingt-cinq mille hommes refluaient sur lui. Il lui devint évident qu'il ne luttait déjà plus contre un avant-poste, mais contre une armée entière versée sur les Quatre-Bras par les sombres avenues de la forêt de Nivelles.

 

XII

Le duc de Wellington, plus inexcusable de sa négligence que le maréchal Blücher, dont les colonnes n'étaient pas encore en ligne quand l'empereur avait franchi la Sambre, comme nous l'avons vu à Ligny, où Bülow et son corps d'armée ne parvinrent qu'après la bataille, était oisif et insouciant à Bruxelles. Mal instruit des rassemblements et des mouvements de l'empereur jusqu'au dernier moment, plus mal informé de son génie, qui consistait dans l'inattendu et dans la rapidité, le duc de Wellington comptait encore sur des semaines de préparatifs et d'inaction. Il croyait que l'empereur s'imiterait lui-même, en se repliant, comme en 1814, de position en position, dans l'intérieur de la France ; qu'il prendrait ses places fortes pour base et pour redoutes de son armée d'opération qu'il disputerait le passage des fleuves, et que, concentré enfin dans les plaines voisines de Paris, où il serait rejoint par tous ses renforts de l'Est, de l'Ouest et du Centre, il recevrait là, seulement, une de ces batailles suprêmes qui, comme celles de Wagram, de Dresde ou d'Iéna, décident du sort d'un trône, sous les yeux d'une capitale.

Il écrivait à l'empereur Alexandre des dépêches conjecturales, où il discutait, d'après ces données, le plan de l'invasion combinée de la France par les alliés. En attendant, il laissait ses troupes disséminées en Belgique, pour ménager un pays ami, se reposer en paix dans leurs cantonnements. Lui-même avec son état-major, ses généraux et ses régiments d'élite, préludait à la guerre par les fêtes et par les plaisirs à Bruxelles, dont il était avide et dont il ne redoutait pas l'amollissement pour ses officiers.

Homme de guerre tout moderne par caractère, par principes et par les habitudes voluptueuses contractées dans les Indes, en Portugal et en Espagne. Comme Frédéric II ou comme Turenne, il ne tendait pas avant l'heure la discipline et l'esprit de ses compagnons d'armes. Il permettait à ses lieutenants, à ses jeunes officiers et à ses soldats les délassements, les distractions et les voluptés qu'il se permettait à lui-même. Sévère seulement sur la ponctualité et sur l'intrépidité pendant l'action, il laissait, avant et après, se détendre, sans crainte de les énerver, les rigueurs de ses camps. Il croyait que le soldat, exposé a jeter sa vie au hasard, doit anticiper sur la mort toujours prochaine, en jouissant, quand l'heure est sûre, des courts plaisirs du cœur ou des sens dérobés à la fatigue et au danger des camps. Les sévères Anglais lui reprochaient de laisser, avec trop d'indulgence, corrompre, dans ses états-majors, les mœurs de la jeunesse militaire, et de traiter les hommes comme les Hindous font les éléphants qu'ils enivrent pour les rendre plus belliqueux.

 

XIII

La nuit du 14, où Napoléon franchissait la Sambre, disputait les avant-postes des Prussiens et s'avançait avec cent huit mille hommes sur Ligny et sur les Quatre-Bras, en indiquant déjà à 'Ney la route de Bruxelles, une fête donnée par la duchesse de Richemond réunissait, dans ses salons retentissants de musique et animés de danse, les princes, les diplomates, les généraux et les officiers de l'armée anglaise. Le duc de Wellington s'entretenait, au bruit des instruments, dans l'embrasure d'une fenêtre, avec le duc de Brunswick, un des généraux de son corps d'armée, lorsqu'un de ses aides de camp s'approcha de lui, et, lui parlant à voix basse, lui donna communication des dépêches qui venaient d'arriver au quartier général. Le duc de Brunswick, d'une famille militaire, à qui chaque campagne semblait, depuis 1772, prophétiser la mort d'un de ses membres sur le champ de bataille, se leva avec un tel sursaut à cette nouvelle inattendue de l'invasion de Napoléon sur la Belgique, qu'il oublia un jeune enfant assoupi sur ses genoux, et qu'il le laissa glisser sur le tapis. Wellington pâlit, en concentrant sa surprise et son imprévoyance dans son âme.

La nouvelle circula en un instant dans la fête les instruments se turent, les danses se dénouèrent, les femmes s'émurent et tremblèrent pour ceux qu'elles- aimaient ; les diplomates, les princes se groupèrent pour échanger rapidement leurs premières pensées les officiers sortirent Wellington disparut pour envoyer à l'instant a tous les corps les ordres de direction et de marche qui les concernaient. Il racheta par sa présence d'esprit, par la décision et par la promptitude, ta faute qu'il avait commise en oubliant Napoléon, en relâchant les fils de son armée et en n'occupant pas les positions qui couvraient Bruxelles. Une heure après la dépêche reçue, les officiers volaient sur toutes les routes de la Belgique pour appeler ses troupes à lui. Les plus rapprochées couraient aux armes la cavalerie, l'artillerie, les trains, les convois traversaient, au pas de course, les rues de Bruxelles, pour se porter sur la forêt de Nivelles, et pour arriver aux Quatre-Bras, si la faible brigade du duc de Saxe-Weimar y tenait encore, ou pour les reconquérir s'il les avait perdus.

Les ordres donnés et exécutés, Wellington sort lui-même le dernier de Bruxelles, et s'élance au galop, suivi de son nombreux état-major de toute nation, aux avant-postes, pour reconnaître le danger. Les Quatre-Bras n'étaient pas conquis, il respira. Le prince d'Orange, comme nous l'avons vu, l'y avait devancé, et avait placé huit mille Belges et Hollandais en bataille, pour y soutenir le duc de Saxe-Weimar et ses faibles bataillons.

Du sommet du plateau qui s'incline de la lisière de la forêt vers les Quatre-Bras, Wellington, descendu de cheval, distingue à l'aide de sa longue-vue les masses françaises qui semblaient hésiter et se grossir au pied de la position. « J'ai longtemps combattu les armées françaises en Espagne, dit-il à ses officiers, je connais la physionomie de leurs colonnes, ceci n'est point une aile aventurée pour reconnaître une position ou pour faire une diversion, c'est une armée commandée par un maréchal en personne. Ses nombreux officiers d'état-major annoncent un chef important ou l'empereur lui-même. S'il attaque, nous sommes perdus ; nos forces sont insuffisantes contre de pareilles masses. N'importe, il faut tenir et mourir ici jusqu'au dernier homme C'est le nœud de la guerre, c'est la clef de la position » Et il affirma sa résolution d'un geste de la main, qui montrait sur le sol la place de la tombe, ou le piédestal de la victoire. Le prince d'Orange, ses lieutenants, ses officiers se pénétrèrent de sa résolution. Son âme les cloua vivants ou morts sur cette lisière de la forêt, au-dessus de cette plaine. On verra combien d'entre eux y tombèrent pour ne pas démentir leur général.

 

XIV

Remontant à cheval après cette reconnaissance, il lança généraux sur généraux, courriers sur courriers pour presser la marche des corps appelés par lui pendant la nuit. « Il ne s'agit pas, leur répéta-t-il à tous, de s'attendre les uns les autres, de marcher par corps, par divisions, par régiments même, bataillon par bataillon, compagnie par compagnie les premiers prêts, les plus rapprochés, les plus intrépides. Faites non pas marcher, mais accourir comme au feu ! »

Wellington, en attendant le retour de ses officiers et le résultat de ses ordres, s'assit pensif sur le bord du glacis qui descend de la forêt sur la chaussée de Namur, comptant les minutes, et tremblant que les masses françaises déployées sous ses yeux ne fissent le mouvement en avant qui eût été notre victoire et sa perte. Ney resta immobile, attendant la division du général d'Erlon. Deux longues heures s'écoulèrent ainsi. Le général anglais Picton, annoncé à Wellington par le galop d'officiers avant-coureurs, déboucha enfin de la forêt à trois heures. Le duc de Brunswick, à la tête de son corps d'armée auxiliaire, le suivait ; le duc de Nassau venait après. A quatre heures, cinquante mille hommes d'élite, infanterie, cavalerie, artillerie, couvraient déjà les Quatre-Bras, défendus la veille par un seul bataillon, le matin par huit mille hommes, que Ney aurait pu conquérir au prix d'une marche, et qui devaient coûter, deux jours plus tard, une armée à la France et un empire à Napoléon.

 

XV

Le maréchal, qui avait atermoyé jusque-là son attaque, parut comprendre l'importance de cette position, au nombre seulement des troupes que les alliés déployaient pour la conserver. Il attaqua avec ses vingt-cinq mille hommes, escalada les premières pentes de la forêt, aujourd'hui défrichée, qui s'avançaient au-delà des-Quatre-Bras dans la plaine. Rien ne résista à l'élan de ses troupes et au sien. En quelques moments les troupes du duc de Nassau furent refoulées sur les hauteurs les chasseurs et les lanciers français chargèrent et rompirent les régiments du duc de Brunswick. Ce prince tomba lui-même dans une de ces charges, frappé de cette mort des braves dont il avait le pressentiment la veille, en causant avec Wellington. Kellermann, rompant du poitrail de ses chevaux un régiment écossais formé en carré pour faire une forteresse de son corps aux Quatre-Bras, tua le colonel et prit le drapeau. Ney animé par le feu, galopant à travers les boulets et les balles pour faire monter les Quatre-Bras à ses régiments, croyait les atteindre. Deux nouvelles divisions anglaises accourant au feu et au bruit les couvrirent de nouveau au geste de Wellington. Soixante mille combattants rejetèrent les régiments français à distance, et les continrent sur leur première position. Ney frémissait et regardait sans cesse du côté de Frasnes pour voir déboucher les vingt mille hommes de d'Erlon, à qui il envoyait ordre sur ordre d'accourir à lui. L'horizon restait vide et le jour avançait.

Labédoyère, qu'il avait envoyé le dernier porter à d'Erlon l'ordre de se diriger sur les Quatre-Bras, accourut enfin vers cinq heures. Il n'avait plus trouvé d'Erlon à Frasnes. Ce lieutenant de Ney avait quitté la direction des Quatre-Bras depuis le milieu du jour et repris la route de Ligny. Le maréchal pâlit et frémit de rage. Il ne pouvait plus rien par lui-même. Son infanterie et sa cavalerie, engagées et décimées depuis trois heures, sont incapables de renouveler un assaut contre une armée qui grossit à chaque minute. Il n'a plus d'intacts que deux régiments de cuirassiers sous Kellermann. C'est à peine assez pour couvrir l'armée, si les Anglais lancent leur cavalerie dans la plaine. Les batteries élevées à la hâte par Wellington sur le revers de la forêt ne cessent pas de lancer la mitraille et les boulets sur ses régiments. « Vous voyez ces boulets, dit-il à Labédoyère, je voudrais qu'ils m'entrassent tous dans le corps » Ce désespoir du malheureux maréchal lui inspire un dernier effort, désespéré comme son cœur. Il galope vers Kellermann. « Encore un effort, lui dit-il d'un accent de supplication, mon cher général Jetez-vous avec vos deux régiments au cœur de l'armée anglaise, et rompez-la à tout prix je vais vous faire soutenir par Piré qui recompose ses régiments la patrie vous le demande »

« Chargez ! » s'écrie, sans délibérer, Kellermann à ses cuirassiers ; et il fond comme la foudre sur le centre des Anglais, qu'il brise. Traversant irrésistiblement les deux lignes, il éteint les batteries et pénètre jusqu'à la ferme fortifiée des Quatre-Bras. Les haies et les murs de cette ferme couverts d'une infanterie de réserve foudroient Kellermann et ses régiments. Son cheval, frappé, roule avec son cavalier dans le sang ; les Anglais l'entourent, un reflux de ses cavaliers le délivre. Une colonne d'infanterie française pénétrant par la brèche que la cavalerie de Kellermann a ouverte dans les deux lignes des Anglais, touche elle-même aux Quatre-Bras. Wellington lance d'en haut, contre elle, la garde anglaise et la division d'Alten. Ces forces fraîches et irrésistibles refoulent notre infanterie. Ney renonce à l'impossible ; il renvoie le général Delcombe à la recherche de l'armée de d'Erlon, résolu à tenter encore l'escalade, quand il aura recouvré ce corps qu'il croit égaré.

 

XVI

Il ne l'était pas. On a vu que le matin du jour où l'empereur se préparait à attaquer Blücher, il avait envoyé Labédoyère au maréchal Ney pour lui porter l'ordre, écrit au crayon, de se replier sur Ligny, où la grande armée allait combattre, afin d'envelopper la gauche de Blücher et de lui couper la route de jonction avec les Anglais. Napoléon croyait alors que le maréchal Ney était maître des Quatre-Bras.

Labédoyère, en passant à Frasnes, village intermédiaire entre Ligny et Ney, avait rencontré d'Erlon et ses vingt mille hommes levant leur camp pour suivre Ney aux Quatre-Bras. Il avait montré l'ordre écrit de l'empereur dont il était porteur pour Ney. D'Erlon, lisant cet ordre et interprétant celui qu'il allait recevoir de son chef Ney, s'était hâté de devancer le maréchal en marchant vers Ligny. Il se trompa de chemin au commencement de son mouvement et se trouva à la hauteur de Fleurus, point trop en arrière du champ de bataille de l'empereur. Il rectifia sa route et revint se mettre en bataille à portée des Prussiens du côté de Bry.

C'est là que Vandamme l'avait aperçu et avait donné à l'empereur avis d'une armée nouvelle dont il ignorait le drapeau. D'Erlon avait attendu là l'arrivée de Ney ou un ordre de l'empereur, immobile et inutile aux deux armées, quand de nouveaux ordres de Ney, apportés par Delcombe, l'avaient sommé de revenir précipitamment aux Quatre-Bras. Il obéit sans calculer qu'une heureuse désobéissance sauvait l'empereur et ruinait Blücher. Il se replia dans les ténèbres sur Ney, et arriva à dix heures du soir dans les environs des Quatre-Bras. Par la lenteur de Ney par l'ignorance de l'empereur, qui devait croire son ordre du 15 accompli, et par la fatale obéissance de d'Erlon, vingt mille hommes de troupes d'élite et cinquante pièces de canon avaient manqué à la fois aux deux batailles, errant un jour et une nuit au bruit du canon d'un camp à un autre, cause à la fois d'une retraite aux Quatre-Bras et d'une victoire inachevée à Ligny Malheur suite d'une faute et aggravé par d'autres malheurs. Ney, par sa lenteur à occuper la veille les Quatre-Bras d'Erlon, par son hésitation entre des ordres contraires ; Labédoyère, par sa communication anticipée à d'Erlon de l'ordre de l'empereur qu'il portait à Ney, portent la responsabilité de cette journée.

 

XVII

Malgré sa vigoureuse résistance aux assauts de Ney, Wellington ne se fit point illusion sur les résultats de la double bataille de Ligny. On voit dans sa correspondance avec le duc de Berri sur le champ de bataille qu'il ne s'exagéra pas les succès de l'empereur contre les Prussiens, mais qu'il ne se dissimula pas ses propres périls pour le lendemain Nous avons eu hier, disait-il à ce prince qu'il tenait informé des moindres événements, afin qu'il en informât son oncle Louis XVIII, et qu'il pourvût à sa sûreté à Gand nous avons eu une double bataille très-sanglante moi, auprès de la ferme des Quatre-Bras ; les Prussiens, auprès de Sombref. J'avais peu de monde avec moi et point de cavalerie, cependant j'ai contenu et repoussé l'ennemi. Les Prussiens ont beaucoup souffert ; ils se sont retirés dans la nuit, j'ai donc dû me replier moi-même pour rester en ligne avec eux. J'ai été mollement poursuivi ; les Prussiens ne le sont pas du tout. Bülow et leur quatrième armée de trente mille hommes les ont rejoints. Moi, j'ai maintenant presque toutes mes forces sous la main.

« Il se peut que l'ennemi me tourne par Hal, quoique le temps soit terrible et les chemins impraticables, et quoique j'aie placé le prince Frédéric des Pays-Bas avec un corps d'armée entre Hal et Enghien. Si cela arrive, avertissez le roi de se réfugier à Anvers il faut tout prévoir quand on veut ménager le sang de son armée. Que le roi parte pour Anvers, non sur de faux bruits, mais aussitôt qu'il aura la nouvelle certaine que l'empereur est entré à Bruxelles avant moi. »

 

XVIII

Pendant que Blücher réorganisait ses bataillons et se couvrait de l'armée de Bülow à Sombref, et pendant que Wellington se repliait sur Waterloo et s'établissait en face de ce village, sur un champ de bataille choisi et étudié, en communication distante, mais libre, avec ce qui restait de l'armée prussienne ; l'empereur, quoique victorieux, s'affligeait d'une victoire imparfaite, prélude heureux, mais terrible, d'une bataille plus décisive. Ses soldats s'étonnaient de n'avoir pas vu la journée finir par un de ces grands déploiements de réserve ou d'ailes qui dans ces grandes batailles, enveloppaient ou dispersaient l'armée ennemie. Il ne leur restait qu'un champ de bataille couvert de vingt mille Prussiens et de douze mille Français morts ou mourants dans les sillons de Ligny et de Saint-Amand. Devant eux la nuit et la plaine vide où Blücher avait disparu pour reparaître sur leur gauche ; les quarante mille hommes de l'armée de Ney évanouis. Tout était soupçon, piège ou problème dans leur imagination. Ils accusaient de trahison leurs chefs les plus intrépides. Soult, major général de l'empereur, leur paraissait un mauvais génie épiant la fortune sous sa propre tente, ou donnant avec mollesse des ordres tardifs dont l'inexécution rendait leur courage et leur sang même inutiles. A chaque instant, une rumeur nouvelle courait de bivouac en bivouac, annonçant une défection imaginaire dans les rangs. L'ébranlement donné la veille par la désertion de Bourmont à l'esprit du soldat se répercutait de corps d'armée en corps d'armée. Tantôt c'était Soult qui livrait l'empereur, tantôt Vandamme qui passait à l'ennemi, tantôt le général Maurin qui haranguait ses dragons pour les conduire au roi. Rien n'était vrai, tout semblait probable. L'empereur, souvent interpellé lui-même par les soldats, ne parvenait qu'à peine à les rassurer. Le courage était le même, le désespoir même le redoublait ; mais la confiance, ce ciment des armées, était perdue. La nuit se passa dans ces entretiens entrecoupés des regrets sur les pertes du jour et des sombres prévisions du lendemain. C'était la nuit du 17 au 18 juin.

 

XIX

L'empereur, retiré à Fleurus, ne s'endormit pas dans sa victoire. Il ne se fit pas illusion à lui-même sur ce triomphe, mais il se hâta de le grossir dans ses bulletins aux yeux de la France, et d'expédier à Paris des récits exagérés de l'anéantissement de l'armée prussienne. Il lui importait de frapper l'imagination de ses ennemis à l'intérieur, et de tenir l'Assemblée des représentants sous la pression d'une de ces victoires qui avaient été de tout temps sa négociation avec les partis. Son prestige était reconquis. Paris indécis se soumettrait comme toujours à la fortune. Lui seul n'y croyait plus avec la foi qu'il voulait et qu'il devait inspirer à ses amis et à ses ennemis.

Il flotta encore pendant toute cette nuit entre les incertitudes de sa double situation. Fallait-il rappeler à lui Ney pour achever à Sombref la défaite des Prussiens ? Fallait-il abandonner les Prussiens à leur sort et rejoindre lui-même Ney aux Quatre--Bras pour y livrer bataille aux Anglais ? Il s'arrêta a la dernière résolution, et envoya ordre à Ney d'attaquer de nouveau Wellington au lever du jour. Il le prévint qu'un renfort détaché de sa propre armée et commandé par le comte de Lobau, deux divisions d'infanterie, les cuirassiers de la garde et la cavalerie légère, allait marcher à lui, par la route de Namur à Bruxelles, et le soutenir dans son attaque. Ces ordres, transmis en conséquence de Fleurus aux différents corps, trouvèrent des troupes harassées des combats de la veille, des chevaux épuisés, des officiers obligés de compatir à la lassitude et aux nécessités de leurs troupes. Ils furent exécutés avec difficulté et lenteur. Les heures se perdirent. Les chemins effondrés par les pluies, le découragement chez les uns, les négligences chez les autres, rendirent lourds et lents les mouvements de ces deux armées séparées par de longues distances. Les colonnes ne se mirent en marche qu'à la moitié du jour.

 

XX

L'empereur lui-même, attendant toujours pour se décider des nouvelles de Ney, ne sortit que tard de Fleurus dans sa voiture de campagne pour parcourir le champ de bataille de Ligny. Arrivé à Saint-Amand, il monta à cheval, et parcourut les positions disputées la veille, et encore occupées par les régiments qui les avaient emportées. Ces régiments le saluèrent par des acclamations qui couvraient le deuil des morts et les gémissements des blessés. Son armée et lui s'embrassaient dans un premier triomphe. Il descendit de cheval et s'assit longtemps sur le sac d'un de ses grenadiers, entouré des généraux et des colonels de sa garde, causant familièrement avec eux des exploits de la veille et des prévisions de la journée. Il semblait donner lui-même cette précieuse journée à l'incertitude. Il attendait le retour des détachements qu'il avait envoyés à Ney pour lui rendre compte des opérations de son lieutenant. Ces cavaliers étant arrivés et lui ayant dit que Ney n'avait pas encore attaqué à onze heures, l'empereur comprit que ce maréchal hésitait avec des troupes trop faibles devant l'armée anglaise réunie il prit à l'instant son parti. C'était de courir à l'ennemi le plus rapproché, laissant à la distance, au hasard, à l'inconnu, le soin de le couvrir d'un retour des Prussiens. Il dicta ses ordres au maréchal Soult.

 

XXI

La grande armée, divisée à Charleroi en trois ailes, comme nous l'avons vu, ne se compose plus que de deux. L'une, sous ses ordres immédiats, réunissant l'armée de Ney à celle qui avait combattu à Ligny ; l'autre, sous le commandement du maréchal Grouchy ; la première armée d'environ quatre-vingt mille hommes, la seconde de trente à quarante mille hommes en tout cent quinze mille combattants. L'empereur, obligé de diviser cette armée en deux corps séparés et qui allaient se perdre de vue pendant longtemps, calcula que quatre-vingt mille hommes dirigés par son génie, animés de son âme, soutenus de sa présence, suffisaient pour vaincre l'armée de Wellington, désormais isolée des Prussiens et composée de corps auxiliaires et incohérents, dont plusieurs même, comme les Belges, combattaient avec répugnance les Français. Il ordonna au maréchal Grouchy de suivre, pas à pas, les Prussiens dans leur 'retraite, de les atteindre, de ne pas les perdre de vue, et de manœuvrer entre eux et la grande armée, de manière à couvrir toujours cette armée contre un retour soudain de Blücher, et à retarder en même temps autant qu'il serait possible la jonction de ce général avec l'armée anglaise. II devait se diriger sur Wavres.

La pluie incessante, les chemins noyés, le soin des blessés, les murmures des soldats, les mêmes causes qui avaient fait perdre à Ney et à l'empereur lui-même la matinée du 17, ralentirent le mouvement de Grouchy. Il mit avec peine sa lourde armée en marche vers Wavres, et n'atteignit Gembloux, village intermédiaire un peu sur la droite, qu'à la chute du jour. Les Prussiens, abandonnés par l'empereur à Saint-Amand et si mollement poursuivis de l'autre par Grouchy, avaient ainsi trente heures pour se rallier, se concentrer, réparer leurs pertes par l'armée de Bülow, concerter leurs mouvements avec Wellington et dérober leur direction à Grouchy et à l'empereur.

La journée du 17, lendemain d'une première victoire, fut donc entièrement perdue par les vainqueurs et profitable aux seuls vaincus. Les éléments conjurés semblaient s'unir à nos ennemis pour nous enlever le fruit de la victoire. Les plaines étaient inondées par une pluie de trois jours. Le sol glissant se dérobait sous les pieds des chevaux et des hommes. Les nuages bas cachaient, derrière les moindres ondulations de ces plaines, les mouvements des Prussiens et des Anglais. L'aspect sinistre du ciel s'imprimait dans le cœur du soldat. »

A deux heures seulement l'empereur, quittant le groupe de généraux et d'officiers dont il était entouré, donna ses derniers ordres, demanda son cheval, et entraînant avec lui la garde et la masse de la grande armée du côté des Quatre-Bras, laissa seulement à Saint-Amand et à Ligny le général Girard en arrière-garde avec les restes de sa division, décimée la veille à l'assaut de Saint-Amand. Il marcha sur le village de Marbois et sur les Quatre-Bras.

 

XXII

Que se passait-il, pendant cette longue perte de temps, à ce camp de Ney et à l'armée anglaise ? Ney avait hésité encore et donné ainsi à Wellington le temps de se replier sur les hauteurs de la forêt de Soignes, qui dominent la plaine et le village de Waterloo, se rapprochant ainsi de Blücher pour l'appuyer au besoin ou pour s'appuyer sur lui, et couvrant en même temps, quoique plus faiblement, la route de Bruxelles. Mais Wellington, pour tromper Ney ou pour le retarder, avait laissé le général anglais Uxbridge avec une forte arrière-garde aux Quatre-Bras. Ney, croyant toujours l'armée entière de Wellington dans cette position, attendit des forces pour exécuter l'attaque ordonnée de Fleurus par l'empereur. Il perdit ainsi l'occasion de tourner l'armée anglaise par Hal, comme le craignait Wellington, et d'ouvrir à l'empereur la route de Bruxelles. Lord Uxbridge n'évacua les Quatre-Bras qu'à la vue des premières colonnes de l'armée de l'empereur.

L'empereur, en approchant des Quatre-Bras le soir, s'étonnait de ne pas voir arriver à lui son lieutenant immobile et muet au milieu de son corps d'armée. Sans l'attendre davantage, il ordonna au général d'Erlon et au général Reille de dépasser les Quatre-Bras et de s'avancer rapidement sur la route de Bruxelles. Ney enfin parut, embarrassé de son maintien devant l'empereur. Napoléon lui adressa ces reproches que ses lieutenants étaient accoutumés à subir de cette bouche et qui donnaient tant de prix aux éloges, mais qui laissaient aux généraux ainsi réprimandés l'honneur et l'encouragement à réparer les fautes. Le maréchal répondit avec déférence qu'il avait craint d'engager témérairement l'aile gauche seule contre l'armée anglaise tout entière qu'il croyait encore aux Quatre-Bras, et de priver ainsi l'empereur d'un tiers de son armée, dont il aurait peut-être besoin contre Blücher.

Ces explications parurent satisfaire Napoléon. Ce n'était pas l'heure de se priver, par une aigreur intempestive, du nom, du cœur et du bras de Ney. L'armée fila rapidement sur les traces des Anglais, vers la forêt de Soignes. Le général de cavalerie légère Subervie chargea l'arrière-garde anglaise, a la tête de la cavalerie de la garde, sous les yeux de Napoléon. Ce général, républicain de souvenir et de cœur, comme Foy et quelques généraux fidèles à leur première cause, oubliait sa prédilection de jeunesse sur le champ de bataille, pour ne penser qu'à la patrie et à la gloire, patrimoine commun de tous les gouvernements. L'empereur connaissait ses opinions et les tolérait à cause de ses services. Il arriva sur les pas de Subervie jusqu'aux bords de l'immense forêt de Soignes, où disparaissaient les dernières colonnes de l'armée en retraite de. Wellington. JI y fit halte, c'était Waterloo.

 

XXIII

Quelques tirailleurs français, gravissant par son ordre les pentes qui montent de la plaine vers les premiers arbres de la forêt, cinquante pièces de canon en batterie éclatèrent sur leurs têtes et firent comprendre à l'empereur que l'ennemi s'arrêtait là. « Il aurait fallu deux heures de jour de plus, s'écria-t-il avec douleur, pour enlever ce rideau et précipiter l'ennemi sur la route de Bruxelles. » Le destin les lui avait dérobées. Il ne lui restait qu'assez de jour pour camper ses troupes et pour étudier le champ de bataille du lendemain. Il le parcourait tantôt au pas, tantôt au galop de son cheval. Il a raconté lui-même à Sainte-Hélène les impressions de cette soirée et de cette nuit.

La plaine, inégale comme celles des Pays-Bas, qui se rapprochent du noyau de l'Allemagne par de légers renflements, racines éloignées des montagnes, était uniforme et raccourcie pour l'œil par les nuages pluvieux qui noyaient les bas horizons. Elle s'élevait d'abord insensiblement, à partir du petit village de Waterloo, ombragée de grands arbres blessés par les boulets et coupés depuis ; elle gravissait ensuite une pente assez escarpée, traversée par la route de Nivelles elle aboutissait enfin à la longue lisière de la forêt de Soignes. Les bouquets d'arbres s'avançaient en certains endroits, comme des presqu'îles sombres, sur les champs couverts de moissons. Quelques chaumières étaient groupées, çà et là, dans les clairières. Les habitants et les troupeaux s'enfuyaient de ces demeures et de ces pâturages, la veille silencieux, dont le hasard de la guerre allait faire le lendemain le champ de rencontre de deux armées. C'était, en face de l'armée française, Waterloo et Mont-Saint-Jean sur la droite, Ohain, Saint-Lambert ; plus loin et hors de vue, Wavres, point de repère de l'armée à double but de Grouchy à gauche, dans les terres, la ferme et le vieux château fortifié d'Hougoumont, Braisne-la-Leud, la Haie-Sainte, la ferme de Caillou, celle de la Belle-Alliance, la Maison-d'Écosse, Ottignies, Moustiers un peu en arrière, le village en pente de Planchenoit, dominant la vallée large et creuse qui séparait ce versant des plateaux occupés par l'armée française, du versant opposé de Waterloo et des plateaux de la forêt de Soignes, où campait Wellington. Napoléon arrêta l'armée sur ces versants. Les lenteurs du jour, moitié perdu, l'approche de la nuit, qui ne laissait plus qu'une heure ou deux aux opérations du général, la lassitude des hommes et des chevaux inondés de pluie et embourbés depuis deux jours dans ces sillons changés en marais par des averses incessantes, la nécessité de se mettre en communication plus précise avec l'aile droite de Grouchy, marchant au hasard derrière les monticules de Wavres, le besoin de repos et de nourriture des troupes harassées de marches et de combats, et, par-dessus tout, les mystères de la forêt de Soignes, cachant derrière ce rideau d'arbres ou une simple arrière-garde, ou l'armée anglaise tout entière, forcèrent l'empereur à contenir son impatience, et à demander à la fin du jour et à la nuit le temps, les pensées et la connaissance des événements dont il avait besoin ; avant de jouer sa dernière armée et sa dernière fortune dans une bataille.

 

XXIV

Il établit son quartier général au village de Planchenoit, centre de sa position, observatoire admirablement disposé par la nature et choisi par le coup d'œil d'un général consommé pour tout tenir dans sa main, tout voir et tout diriger sur le champ de bataille que ce village dominait de tous côtés. D'un regard l'empereur parcourait sa propre armée, les plaines et les mamelons entre Waterloo et Planchenoit, enfin tout le versant et toute la lisière de la forêt de Soignes, où l'armée anglaise aurait à manœuvrer le lendemain.

Ses notions sur Wellington et sur Blücher étaient confuses, les informations lui manquaient il n'avait pour base que des conjectures. Il penchait néanmoins à croire que Blücher, plus vigoureusement poursuivi par Grouchy qu'il ne l'était, aurait mis la Dyle entre les débris de son armée en retraite et ce maréchal que Wellington, trop faible devant sa propre armée à lui, Napoléon, et d'ailleurs trop prudent de caractère pour rien donner au hasard, aurait traversé la forêt de Soignes pendant la soirée et pendant la nuit, pour aller recueillir et fortifier Blücher du côté de Bruxelles ; qu'en conséquence Grouchy, libre le lendemain, reviendrait à lui par sa droite ; qu'ils traverseraient ensemble la forêt, sur les traces des Anglais, et qu'il ne trouverait la bataille qu'un jour ou deux plus tard, sous les murs de la capitale de la Belgique.

Les villages étaient tellement désertés par les habitants effrayés, l'esprit de la population dans les provinces belges qu'il traversait lui était si glacial, et le service de ses espions était si contrarié par l'antipathie générale contre sa cause, qu'il ne recevait ses informations que du hasard ou de son génie. Les officiers de son état-major, et le maréchal Soult lui-même, ne lui donnaient que des opinions pour renseignements. Ses avant-postes et ses reconnaissances ne pouvaient s'aventurer qu'à quelques pas de son armée. Quatre ou cinq lieues de plaines, de vallées, de défilés, de monticules, sans corps intermédiaires de communication le séparaient de son aile droite et de Grouchy. Ney, mécontent et timide, par suite de ses fautes précédentes, n'osait rien affirmer, rien conseiller, dans la crainte naturelle d'encourir la responsabilité terrible du sort de l'armée entière envers la patrie et l'empereur.

Napoléon était livré à lui-même, au milieu d'un état-major dont il n'avait pas l'habitude, ou trop jeune ou trop vieux, nouveau ou passé. Les instruments manquaient à sa main. Enfin il n'avait pas de retraite derrière lui, en cas d'erreurs ou de revers ; cette armée aventurée ou détruite, tout était perdu autour de lui et lui-même. Il ne pouvait reculer que dans la ruine. Un poids si lourd comprime le ressort de l'âme même d'un héros. Pour conserver toute la liberté et toute la puissance de son esprit, il faut à l'homme une certaine latitude de destinée derrière lui. Il n'en avait plus. C'était sa faute. Il avait encouru témérairement, en quittant l'île d'Elbe, une de ces extrémités qui dépassent le génie humain et les faveurs même de la fortune, un homme contre son pays, un homme contre l'Europe.

 

XXV

Toutefois, il faut le reconnaître, la veille de Waterloo, son esprit, égal à son sort, ne défaillit pas. Il eut le sang-froid, la liberté, la réflexion, l'élan, l'activité de ses meilleures journées de guerre tant qu'il put espérer, il fut fort et grand. Quoiqu'il n'eût pris, depuis dix-huit heures, ni sommeil, ni repos, ni nourriture, il ne dormit pas pendant que ses troupes se séchaient, se nourrissaient, dormaient autour des feux de leurs bivouacs, sans cesse éteints par les ondées de la nuit.

Après avoir expédié à Grouchy, qu'il croyait campé à Wavres, un officier avec ordre au maréchal de lui envoyer dans la nuit une division de sept mille hommes pour appuyer sa droite aux défilés de Saint-Lambert, pendant que la grande armée combattrait Wellington à Waterloo, l'empereur sortit à pied de son bivouac, au milieu de la nuit, accompagné seulement du maréchal de son palais, Bertrand, officier qui avait remplacé Duroc dans sa confiance et dans son cœur. II parcourut la ligne de ses grand'gardes. La forêt de Soignes devant lui paraissait, à travers les arbres, incendiée par la multitude des feux de nuit de l'armée anglaise. Il n'eut plus de doute sur la présence de toutes les forces de Wellington pour le lendemain.

Depuis la lisière de la forêt jusqu'aux hameaux de Braisne-la-Leud, de la Belle-Alliance, à la Haie-Sainte, tout était feux et bivouacs. Le plus profond silence régnait sur les deux armées et entre elles. L'empereur s'avança jusqu'à l'abri d'un épais taillis qui servait d'enceinte et de palissade naturelle au château d'Hougoumont, avant-poste fortifié de l'armée anglaise. II était alors deux heures et demie du matin. Il entendit de là, en prêtant l'oreille au moindre bruit, le pas d'une colonne ennemie en marche dans les ténèbres. II crut un moment que Wellington profitait de la nuit pour lever son camp, et que cette colonne était son arrière-garde remontant de la plaine vers la forêt, pour échapper, avant le jour, à la poursuite des Français. La pluie, qui tombait à torrents, couvrit le bruit de ces pas dans l'ombre. L'empereur ne comprit rien, ni à ce bruit, ni à ce silence. Quelques officiers, envoyés par lui plus avant en reconnaissance, revenaient lui dire que rien ne remuait dans l'armée anglaise. A quatre heures, ses coureurs lui amenèrent un paysan qui avait servi de guide à une brigade de Wellington allant prendre son poste à l'extrême gauche. Deux déserteurs belges, qui venaient de quitter leur régiment, répétèrent que rien n'indiquait dans l'armée ennemie l'intention d'une retraite.

 

XXVI

Napoléon, dans ses commentaires qu'il ébaucha plus tard sur ses campagnes, assure que son cœur fut saisi d'une grande joie en apprenant que lord Wellington l'attendait, et qu'en tenant la bataille il crut avec certitude tenir enfin la victoire. Il revint, parlant avec une jalousie dénigrante sur la prétendue impéritie du général anglais osant affronter l'armée de Napoléon sur les bords d'une vaste forêt qui, en cas de revers, n'offrait qu'une seule route à sa retraite. On peut croire à la sincérité de la joie de Napoléon, qui n'avait à combattre que l'armée isolée de Wellington, au lieu des Anglais et des Prussiens réunis qu'il pouvait avoir à affronter plus loin sous Bruxelles c'était un dernier bonheur que la rapidité et l'audace du général anglais lui offrait. Mais, dans la situation de Wellington, le choix du champ de bataille à Waterloo était une marque de plus de ce génie à la fois résolu, fort et prudent, qui caractérise toutes les campagnes de ce général, depuis les Indes, l'Espagne, jusqu'à la Belgique. Comme principal général de la coalition, Wellington avait deux nécessités à combiner dans sa tactique ne pas reculer, de peur de découvrir et de livrer Bruxelles, et combattre enfin le plus grand général de l'armée la plus aguerrie des temps modernes. En se portant sur les derniers plateaux de la forêt de Soignes, comme aux Thermopyles de la Belgique, il accomplissait ce premier devoir. En combattant aux bords d'une forêt fortifiée sur toutes ses approches et par sa propre impénétrabilité, il se donnait à la fois tous les gages de victoire, si la victoire était possible contre Napoléon, et tous les gages de retraite, si la défaite était inévitable. II pouvait disputer, d'arbre en arbre, l'immense espace boisé inaccessible aux masses de l'artillerie et à la cavalerie de l'empereur. Aucune route que celle de Bruxelles, qu'il occupait, ne pouvait permettre aux Français vainqueurs de le tourner et de l'envelopper, de faire ses corps prisonniers en cas de déroute. La formidable artillerie dont il était armé, en défendant de positions en positions cette route unique, devait donner à son armée, même vaincue, le temps de se replier, de se recomposer, et de se rejoindre aux Prussiens, à l'issue opposée de la forêt. Waterloo était donc un admirable champ de bataille, à la fois offensif et défensif, pour un général qui ne jouait jamais sa fortune sur un seul coup de dé. L'événement le démontre il est à regretter que Napoléon ne l'ait pas reconnu lui-même avec plus de désintéressement de gloire, et qu'il ait obstinément consacré son intelligence à prouver que son vainqueur était indigne de se mesurer avec lui. Ce sont des petitesses de la gloire. Les protestations ne changent pas les événements, et ravalent les personnages historiques. Il faut regarder sa fortune en face, aussi bien quand elle est sévère que quand elle est complaisante. Le génie doit justice au génie même dans un adversaire ce dénigrement n'est pas du patriotisme, il n'a ni grandi l'un, ni dégradé l'autre.

 

XXVII

Les troupes de Napoléon étaient bivouaquées dans la boue, l'artillerie et la cavalerie ne pouvaient manœuvrer dans les terres, tant elles étaient détrempées. Le jour commençait à poindre, les nuées se déchiraient un peu au souffle du matin sur la forêt. Quelques rares rayons de soleil brillaient sur les broussailles et sur les moissons, dernier soleil de tant de milliers d'hommes sacrifiés avant la fin du jour, non à une cause de l'humanité, mais à la cause et à l'ambition d'un seul

Un officier de Grouchy, parti de Gembloux, et non de Wavres, à deux heures du soir, remit à l'empereur une dépêche de ce maréchal. Grouchy lui disait : « Je poursuis les Prussiens. Ils se retirent devant moi par trois routes l'une qui semble en conduire une partie sur l'armée de Wellington, par Wavres la seconde sur Perwès, au cœur de la Belgique la troisième sur Namur, à droite. Ils ont perdu vingt mille hommes. Blücher est blessé au bras malgré sa blessure, il commande encore. » Ces nouvelles rassurent l'empereur. Il n'avait plus à craindre, d'après ces informations, qu'un seul corps de l'armée prussienne, inclinant vers sa droite, du côté de Wavres. Mais Grouchy, qu'il croyait en vue de ce corps, lui en répondait.

Il reprit sa sécurité, et attendit, aux rayons d'un soleil d'été, sur un mamelon, en avant de Planchenoit, que le sol raffermi sous les chevaux et sous les roues permît à son artillerie et à sa cavalerie de manœuvrer. Il était huit heures ; les généraux, accourant successivement autour de lui, annonçaient partout l'écoulement des eaux et la consolidation du sol. Quelques-uns seulement semblaient craindre que ce retard forcé de l'attaque, par l'intempérie de la nuit et des jours précédents, ne permît à l'armée anglaise de leur échapper. Le maréchal Ney vint recevoir ses dernières instructions. « L'armée ennemie est supérieure à la nôtre de plus d'un tiers, dit avec sérénité Napoléon à ses lieutenants nous n'avons pas moins quatre-vingt-dix chances contre dix de vaincre aujourd'hui. Sans doute, s'écria Ney, si Wellington est assez simple pour nous attendre ; mais déjà son armée est en pleine retraite, et je viens annoncer à Votre Majesté que ses colonnes disparaissent une à une dans la forêt. Vous avez mal vu, répliqua Napoléon avec l'assurance du génie, qui voit mieux par l'intelligence que l'homme ordinaire ne voit par les yeux vous avez mal vu il n'est plus temps pour Wellington d'ordonner la retraite, le jour est trop avancé ; nous sommes trop près, il s'exposerait à une perte certaine. Il a jeté les dés ; les dés désormais sont à nous. » A ces mots de bon augure, lancés au cœur de ses lieutenants pour leur donner cette confiance qui est la moitié de la victoire, il demanda son cheval de bataille, galopa de position en position, revint à son point d'observation, réfléchit un moment sur les dispositions que le terrain et les obstacles élevés par l'ennemi lui inspiraient, et dicta son ordre de bataille au maréchal Soult. Ses officiers d'ordonnance en faisaient rapidement des copies, et ses aides de camp les emportaient aux chefs des différents corps.

 

XXVIII

Peu d'instants après, l'armée entière sous les armes, divisée en onze colonnes, déboucha des gorges et des hauteurs qui entouraient Planchenoit, et se déploya en face de la forêt de Soignes. La disposition des coteaux étayés par lesquels elle se déversait tout entière la faisait apparaître à l'œil anglais plus nombreuse encore qu'elle ne l'était. On pouvait supposer de plus que les gorges et les hauteurs dérobaient encore des réserves au regard de l'ennemi. Napoléon l'avait disposée en six triangles, dont les collines de Jemmapes étaient la base, et dont les bras obliques menaçaient au loin les escarpements de la forêt de Soignes disposition de génie qui donnait de la solidité au centre et de la mobilité aux sommets, qui permettait de plus, à chaque branche de ces triangles, de toucher en s'élargissant la branche du triangle voisin et de former ainsi une ligne crénelée mais continue devant l'ennemi. Une profonde méditation avait inspiré ce plan à Napoléon devant des forces supérieures.

A peine l'armée avait-elle occupé les différents postes assignés au son des musiques militaires, que Napoléon s'élançant avec son état-major au sommet de tous ces triangles de baïonnettes, de sabres et d'artillerie, les parcourut au pas, remontant et descendant au trot de son cheval et aux cris de : « Vive l'empereur ! » du sommet à la base et de la base au sommet, comme pour imprimer dans le regard et l'âme de chacun de ces quatre-vingt mille combattants l'empreinte et la cause vivante du général pour lequel ils allaient vaincre ou mourir. Sa vue allait être pour les uns le prix de leur mort, pour les autres l'excitation à la victoire Un seul cœur battait entre ces hommes et lui. Dans un pareil moment, une même âme dans la même cause ! Quand on va tout risquer pour un seul homme on vit ou l'on meurt en lui. L'armée c'était Napoléon !

Elle ne fut jamais autant lui. L'Europe le répudiait elle l'adoptait avec idolâtrie, elle se faisait volontairement le grand martyr de sa gloire. Il dut se sentir plus qu'un homme, plus qu'un souverain à une pareille heure, car ses sujets ne saluaient en lui que la puissance, l'Europe son génie, mais son armée saluait le passé, le présent, l'avenir, la victoire ou la défaite, le trône ou la mort avec son chef. Elle était résolue à tout, même au sacrifice d'elle-même, pour lui rendre son empire ou pour illustrer sa dernière chute. Complices à Grenoble, prétoriens à Paris, victimes à Waterloo, un tel sentiment dans les lieutenants et dans les officiers de Napoléon n'avait rien que de conforme aux habitudes et aux vices même de l'humanité. Sa cause était leur cause, son crime leur crime, sa puissance leur puissance, sa gloire leur gloire. Mais le dévouement de ces quatre-vingt mille soldats était plus vertueux, car il était plus désintéressé. Qui saurait leur nom ? Qui leur payerait les gouttes de leur sang ? Cette plaine ne conserverait pas même leurs ossements. Avoir inspiré un tel dévouement était la grandeur de Napoléon, l'éprouver jusqu'à la folie était la grandeur de son armée. Cette grandeur, ce dévouement, ce désintéressement de son propre sang, ce sacrifice d'elle-même, non à la patrie, mais à un homme, l'absolvait ce jour-là de sa faute. A travers son sang, qu'elle allait répandre, on ne voyait plus sa défection à la France, on ne voyait que son expiation et son martyre.

Les soldats semblaient le comprendre. Il y avait dans les acclamations l'accent lugubre des funérailles, dans les physionomies la pâleur et l'empreinte d'une tragique résolution, dans les regards la tristesse d'un adieu. Ce n'était plus, comme dans les premières batailles d'Italie, d'Égypte ou d'Allemagne, la gaieté française du courage ; c'était la gravité romaine des soldats de César la veille de Pharsale. Une telle armée bien commandée pouvait tout faire contre dix armées, aussi bien vaincre que bien mourir !

 

XXIX

L'empereur, au bruit de ces acclamations qui retentissaient jusqu'à l'armée anglaise, galopa, après cette revue, suivi des escadrons de sa garde impériale, vers le mamelon central et élevé qu'il avait choisi de l'œil, la veille, pour observation pendant la bataille. C'était un mamelon à pentes douces de tous les côtés, qui se rattachait au hameau de Planchenoit comme une presqu'île prolongée dans la plaine, un peu en avant des ailes de l'armée, semblable à un de ces tumuli romains où les consuls et les empereurs établissaient dans leurs campements le prétoire de l'armée. La ferme de Gros-Caillou, où l'empereur avait dormi quelques instants au commencement de la dernière nuit, était à quelques pas sur sa gauche, la ferme de la Belle-Alliance à quelques pas sur sa droite. Cette colline porte le nom de Vessemonde. La grande route de Charleroi à Bruxelles suit les ondulations de la crête de ces hauteurs, puis, descendant dans le ravin qui séparait les deux armées, remonte aux hameaux du Mont-Saint-Jean et de Waterloo avant de gravir les derniers escarpements au-dessus desquels elle va se perdre dans les ombres de la forêt de Soignes, camp principal de Wellington. A peu de distance de la ferme de la Belle-Alliance, cette route de Charleroi à Bruxelles, principale artère de notre armée, était coupée au fond du ravin par une grande route transversale profondément encaissée, allant de Wavres à la forêt de Nivelles, route sinueuse souvent dérobée par les inflexions du sol, sous des rideaux d'arbres, et dans des cours d'eau qu'on appelle les défilés de Saint-Lambert. C'est par ces défilés, qui pouvaient cacher le mystère de la bataille, en versant à propos des renforts ou des ennemis, que l'empereur avait assigné rendez-vous à la division demandée à Grouchy. De la colline de Vessemonde il embrassait d'un regard toute la vaste scène sur laquelle le premier coup de canon allait appeler deux cent mille hommes.

Souffrant depuis quelques jours d'un échauffement, suite des insomnies et des agitations de son âme, qui lui rendait la selle de son cheval pénible et douloureuse, il en descendit aussitôt qu'il eut choisi le tertre d'où il voulait combattre de l'œil et de la pensée. Il fit étendre une épaisse litière de paille sur le sol détrempé et rendu fangeux par les dernières averses, pour s'y établir avec ses cartes, ses lunettes, ses états de troupes, son chef d'état-major, Soult, et ses officiers. Une maison isolée à quelques pas de là, appelée la Maison-d'Écosse, fournit la paille, les bancs, la table à ce dernier bivouac de jour.

Avant de démasquer à l'ennemi son plan de bataille par un premier mouvement commandé à ses troupes, il regarda longtemps de nouveau l'assiette de l'armée de Wellington.

 

XXX

Ce général, entouré du prince d'Orange, des officiers du duc de Brunswick, tué l'avant-veille à la tête de son corps d'Allemands, des lieutenants généraux anglais sir Thomas Picton, sir George Cooke, Byng, Maitland, Macdonald, lord Seltown, Woodford, et d'un grand nombre d'officiers généraux volontaires de toute nation, empressés de combattre dans une journée si mémorable sous le général le plus consommé de la coalition, observait de son côté le déploiement des onze colonnes de l'empereur sur les versants de la Belle-Alliance, et achevait ses dispositions de défense en vue des attaques que lui faisaient présumer l'aspect des lieux et la nature des troupes dans la pensée de l'empereur. Deux armées sous deux grands généraux, dans une telle expectative et dans une telle alternative, sont deux athlètes qui se mesurent longtemps de l'œil et qui cherchent mutuellement à se tromper du geste, avant de se rapprocher et de s'étreindre à mort. Le général Vincent, ambassadeur d'Autriche a Paris, militaire de l'école de l'archiduc Charles ; Pozzo di Borgo, aide de camp d'Alexandre, ennemi personnel de Napoléon, habile comme compatriote à le deviner ou à le comprendre un grand nombre d'autres diplomates ou princes étrangers, s'honoraient de servir d'aides de camp à Wellington. Il leur donnait, de moments en moments, des ordres pour aller rectifier ses ailes, avancer ou replier ses postes avancés. On les voyait, du tertre où était' l'empereur, courir d'Hougoumont à Waterloo, à la Haie-Sainte, et revenir au galop sur la terrasse ombragée de la forêt où le général. en chef se préparait à l'assaut de ces positions.

 

XXXI

Lord Wellington, dont les réserves étaient à peine visibles sur les plateaux de la forêt de Soignes, occupait, avec sa principale armée, une longue terrasse bordant le bois, naturellement fortifiée par une pente abrupte qui séparait cette terrasse de la grande route creuse de Charleroi. Il faisait front ainsi au village de Waterloo, composé d'une trentaine de fermes et de chaumières voilées par des haies élevées et par les rideaux de grands ormes qui bordent en Flandre les champs cultivés et les pâturages rapprochés des habitations. Il occupait à la fois et surveillait en même temps d'en haut ce village, centre de son champ de bataille. Les gardes anglaises, corps d'élite placé sous les ordres de sir George Cooke, formaient une division de son armée. Ses troupes avaient pour communiquer entre elles l'avantage de la route solide de Charleroi à Nivelles, qui passait sous la terrasse de Soignes et qui desservait, en les liant entre elles, ses principales positions. Sa droite, composée du 1er régiment des gardes commandé par le général Maitland, et avancée vers l'empereur, se couvrait du ravin de Braisne. Sa gauche était formée du Coldstream et du 3e régiment des gardes placés sous les ordres du général Byng, et s'élevait sur une hauteur qui dominait Ter-la-Haie. Au front de son centre droit, l'antique masure, reste du château d'Hougoumont, avec ses jardins entourés de fossés, ses murs crénelés, ses cours palissadées, ses haies, ses arbres et ses eaux croupissantes, lui donnait un appui à la fois menaçant et inexpugnable contre les impétuosités des charges françaises. La ferme de la Haie-Sainte prêtait, en avant du centre de sa gauche, la même solidité à cette aile avancée de son armée. Il espérait de plus communiquer au besoin par l'extrémité de cette aile gauche et par le village reculé d'Ohain avec les troupes que Blücher pouvait diriger, au bruit de son canon, sur l'aile droite de Napoléon. Telle était la disposition savante et forte du général anglais à dix heures du matin, le 18 juin. On y reconnaissait le génie sensé et réfléchi de l'homme de guerre qui, ayant eu, pendant sept ans, à combattre en Espagne, à forces inégales, contre les masses et les audaces des armées de l'empereur, avait toujours mis la nature de moitié avec lui contre l'impétuosité et le nombre des hommes, et fortifié son champ de bataille à l'image des Romains. Sûr de ses troupes, qui elles-mêmes étaient sûres de la prudence de leur général, sa guerre, presque partout défensive, opposait des écueils de fer et de feu aux bataillons découverts qui lui étaient opposés. Il n'enfonçait pas, mais il usait son ennemi dans d'impuissantes attaques brisées par la force de ses retranchements, jusqu'à ce que cet ennemi, lassé et décimé, se refluât pour ainsi dire sur lui-même et lui livrât de lassitude le champ de bataille et la poursuite. Guerre humaine et économe du sang de sa propre armée qu'elle épargne, guerre où la patience est le génie du général et où l'impassibilité est l'héroïsme de l'armée. Mais il fallait pour une pareille tactique une armée telle que l'armée anglaise, formée, ménagée, habituée depuis seize ans par Wellington, une armée dont chaque général s'était identifié par une longue confiance avec son chef, dont chaque bataillon était un mur réparant avec sang-froid ses brèches sous le boulet, et dont chaque soldat était- un citoyen des camps portant la cause de la Grande-Bretagne dans son âme.

Ainsi était l'armée de Wellington. Elle ne comptait que trente-sept mille hommes de troupes anglaises, mais elle imprimait son exemple et sa solidité au reste des auxiliaires moins consommés dont elle se composait. Un tumulus pyramidal de terre recouvert de gazon et couronné du lion de Belgique s'élève maintenant sur l'emplacement qu'occupait à cette heure lord Wellington et l'état-major de la coalition. L'âme de Waterloo fut là

 

XXXII

Napoléon, contre son usage, semblait hésiter longtemps et laisser perdre les heures de la matinée où le soldat, reposé par la nuit, fortifié par la nourriture, animé par l'espérance qui luit dans le soleil, est plus impétueux qu'à la fin du jour. II donnait dans sa pensée du temps à la division auxiliaire de Grouchy, qu'il avait appelée la veille par l'officier expédié de Planchenoit à Wavres. Aucune réponse n'arrivait à Wavres. Il écrivit une seconde dépêche à Grouchy pendant que l'armée se déployait sur ses deux flancs. « J'ai reçu vos rapports de Gembloux hier vous ne me pirlez que de deux colonnes prussiennes ; mes rapports me parlent d'une troisième se dirigeant sur Wavres. Je vais attaquer l'armée anglaise à Waterloo sur les bords de la forêt de Soignes. Négligez les colonnes prussiennes qui s'enfoncent sur votre droite ; suivez celle qui se dirige sur Wavres, rapprochez-vous de moi, et instruisez-moi de chacun de vos pas. » Un officier suivi de quelques cavaliers partit pour porter cet ordre à Grouchy, au hasard de sa direction, à travers les terres.

A peine cet officier avait-il disparu que l'empereur commanda l'attaque. Les tirailleurs, comme un rideau destiné a couvrir le mouvement de l'armée du nuage de la fumée de leur feu, se répandaient par groupes dans la plaine. Le général Reille s'élança avec ses divisions à l'attaque du château d'Hougoumont, centre avancé de la gauche anglaise. L'enceinte d'Hougoumont était défendue par un détachement d'infanterie légère, sous les ordres du colonel Macdonald et de lord Seltown. Macdonald prit rapidement toutes les mesures de défense que sa position lui permettait mais l'assaut des Français fut si impétueux que Wellington, à la vue des fortes colonnes qui assaillaient Hougoumont, y'porta ses meilleures troupes. Il détacha de la division de Byng le Coldstream, 2" régiment des gardes, commandé par le colonel Woodford, pour l'envoyer au secours de Macdonald. Woodford prit le commandement général des forces qui défendaient Hougoumont au moment même où les Français allaient y pénétrer, et refoula l'attaque. L'empereur s'attendait à ce mouvement de son adversaire. L'attaque de Reille sur Hougoumont n'était qu'une feinte. Elle avait pour objet de porter l'attention et les forces des Anglais sur leur gauche, afin d'affaiblir leur centre, de l'enlever et de séparer l'armée en deux, rejetant la gauche sur Grouchy, pendant que Reille et d'Erlon, qui commandaient entre Rossomme et Hougoumont, écraseraient la droite. Le Mont-Saint-Jean, plateau élevé et central de l'armée anglaise, était au fond l'unique but de l'empereur. De la distance où il était placé, il ne pouvait mesurer avec précision la hauteur et l'escarpement des pentes qui grandissaient au sommet de ce plateau, forteresse naturelle de Wellington. L'épaisseur des moissons qui couvraient les terres, les arbres, les haies, l'éloignement qui aplanit tout à l'œil, lui faisaient illusion sur les niveaux du terrain. A droite et à gauche, des pentes plus accessibles et plus douces auraient conduit ses colonnes à l'assaut du camp des Anglais. Mais tout le trompait, même l'horizon, dans ce jour fatal. Les uniformes rouges des bataillons et des escadrons de Wellington en bataille sur ces pentes du Mont-Saint-Jean répandaient d'avance sur ces collines une couleur de sang, présage du sang qui allait inonder quelques heures après les escarpements.

 

XXXIII

Le feu inégal et éparpillé des tirailleurs des deux armées croissait à mesure qu'ils se rapprochaient et s'engageaient en plus grand nombre. Ce n'était que la provocation mutuelle qui anime et qui entraîne les combattants, le canon ne tonnait pas encore. A onze heures il éclate sur la gauche, au moment où les divisions de Reille abandonnaient le château' d'Hougoumont. Quatre cents pièces d'artillerie, en ligne des deux côtés du bassin de Waterloo, semblent répondre simultanément à ce signal. Le bruit tonnant de ces batteries fend et écarte les nuages jusque-là sur les hauteurs un soleil d'été brille un moment dans un ciel pur ; mais bientôt l'immense fumée des décharges, s'étendant d'Hougoumont aux défilés de Saint-Lambert, rampe sur les pentes et couvre la vallée, comme un brouillard entrecoupé des lueurs de cent mille éclairs. Quatre-vingts pièces de canon en batterie devant Hougoumont répondent aux batteries anglaises placées derrière, et au-dessus de ce château que foudroyaient les colonnes d'attaque de Guilleminot, chef de l'état-major, et de Jérôme Bonaparte, naguère roi sans renommée, ce jour-là intrépide soldat. Malgré le feu meurtrier de la brigade anglaise, qui défend arbre à arbre le bois dont ce château est couvert, Jérôme Bonaparte, Guilleminot et Reille emportent ce bois, jonché de cadavres. Mais, parvenus aux murs, aux fossés, aux haies, qui servent d'enceinte à cette forteresse, les colonnes françaises tombent, reculent, hésitent, avancent, reculent encore sous la mitraille de quarante pièces d'artillerie et sous les balles des bataillons embusqués dans les cours, dans les jardins et derrière les murs. Reille renforce ses colonnes, à proportion de la résistance désespérée qu'il éprouve. Wellington se porte au galop avec ses aides de camp sur l'extrémité du plateau qui domine Hougoumont, inspire de sa présence et du geste l'intrépidité de ses lieutenants ; il y fait descendre le général Byng avec la dernière brigade de la garde anglaise. Un combat terrible, long, acharné, à chances diverses, s'engage sous les murs et dans les vergers d'Hougoumont. Sept fois les Français pénètrent par la brèche jusque dans les cours, sept fois ils en sont refoulés à la baïonnette par les grenadiers des gardes. Enfin les obus, plus meurtriers que les hommes, mettent le feu aux fermes, aux bâtiments rustiques, aux moissons, aux charpentes. Les fortes murailles du château résistent au feu. Mais la réverbération de l'incendie et la fumée qui l'enveloppe en rendent l'occupation intolérable. Nul n'espère en sortir vivant. Les officiers et les soldats blessés déposés dans les granges y périssent étouffés. La chapelle seule échappe aux flammes. A ce signe qui leur semble une protection divine, les troupes reprennent courage et jurent de résister jusqu'à la mort. Nul n'est vaincu, nul n'est victorieux, excepté le feu qui dévore tout. Les Anglais, inébranlables sur les étages de terrain qui dominent l'édifice, ne reculent que de la portée de la flamme, et ne restent séparés des Français que par l'incendie. Deux mille cinq cents hommes des deux armées trouvent la mort et le tombeau sous ces cendres. Un officier de Reille vient annoncer cette résistance à l'empereur. Il porte les yeux sur une carte d'Hougoumont, déployée devant lui il indique du doigt l'emplacement d'une batterie, à côté du château, à huit obusiers. « Là, dit-il avec indifférence, qu'on se loge dans les murs, et que tout cela finisse. »

 

XXXIV

L'empereur avait écouté et regardé d'en haut cette mêlée, sans paraître s'étonner beaucoup de son résultat. Sa vraie pensée n'était pas là. Elle était, comme nous l'avons dit, au Mont-Saint-Jean, centre de Wellington et cœur de la lutte. Il appelle Ney, jusque-là inactif. « Voici, lui dit-il, monsieur le maréchal, un jour et une affaire dignes de vous ; je vous donne le commandement du centre c'est à vous à gagner la bataille. » Puis, lui montrant du geste le Mont-Saint-Jean, il lui ordonne de gravir et d'emporter ce centre de l'armée. Ney, retrouvant toute sa confiance et toute l'énergie de ses plus grands jours, part au galop pour aller former ses colonnes, et pour escalader la position indiquée, au premier signe de l'empereur.

Les troupes françaises s'élancent et entourent de toutes parts l'enceinte du château. La cavalerie dans l'élan de sa charge arrive sur un terrain élevé qui domine les derrières d'Hougoumont. Le cheval du général Cubières est tué sous lui. Le général lui-même ne doit la vie qu'au commandant anglais Woodford. Le général sir George Cooke, qui commande toute la division anglaise, a le bras emporté dans le dernier assaut de la garde impériale. A ce péril, Wellington lance le mot suprême : Up guards ! (Levez les gardes !) qui électrise l'armée anglaise et rallie autour de lui tout ce qui a survécu à ce carnage. Woodford maintient sa position à Hougoumont depuis midi jusqu'à huit heures du soir.

Cependant l'incendie d'Hougoumont n'avait pas amorti le combat de ce côté. Reille et son corps, après avoir attaqué, avaient à se maintenir et à se défendre à leur tour. Les régiments écossais, délogés du château et fortifiés maintenant par deux brigades fraîches, couvertes par les batteries de Wellington menaçaient d'enfoncer nos bataillons et de dérober notre centre. Cinq cents bouches à feu, se rapprochant à chaque décharge, labouraient de leurs boulets et de leurs obus la terre, les arbres, les moissons et les combattants. Chaque pli de terrain, chaque étage des deux versants assaillis tour à tour occupés un moment, foudroyés l'instant d'après, devenait la scène d'un nouveau carnage. Les chevaux renversés, les caissons éclatés sous les obus, les cadavres mutilés des cavaliers et des fantassins jonchaient le sol inondaient les sillons de sang sur une étendue d'une lieue carrée sans que ni le feu, ni le fer, ni la mort de tant de braves pût faire reculer d'un pied les deux armées. Les cadavres des Anglais, des Écossais et des Français, tombés à leur poste, et gardant leurs rangs après le trépas, occupaient encore les positions vides de combattants,

La Haie-Sainte, emportée par les Français, ne leur livre que des cadavres et des murailles calcinées. D'Erlon et ses divisions, plus rapprochés de Napoléon sur sa gauche, s'engagent insensiblement, entraînés par le danger des corps de Reille. Son artillerie couvre de feu les mamelons en face de lui mais ses boulets se perdent dans les collines dont Wellington a le soin de couvrir ses régiments, pendant que l'artillerie anglaise, plongeant sur les colonnes françaises obligées de se découvrir pour t'aborder, emportent des files entières de d'Erlon.

 

XXXV

A ce moment, Ney, qui vient d'arriver à son poste en face du Mont-Saint-Jean, attend un dernier ordre de l'empereur. Le général Drouot accourt de Rossomme, et le tire enfin de son impatience. « Allez dire à l'empereur, s'écrie Ney en congédiant Drouot, que je vais répondre à tout ce qu'il attend de moi, et que le Mont-Saint-Jean va donner son nom à une des plus immortelles victoires de l'armée. »

Drouot revient vers l'empereur et le trouve préoccupé d'une autre pensée. Sa longue-vue braquée sur les défilés lointains de Saint-Lambert et vers les plateaux nus qui dominaient ces défilés en arrière et à droite, il croyait apercevoir un point noir à l'horizon incertain si ce point était mobile ou fixe, et si c'était une forêt, un nuage ou un corps de troupes en position. Se tournant vers le maréchal Soult, son chef d'état-major général, il lui remet la lunette, le prie de regarder, et lui demande ce qu'il conjecture et ce qu'il voit. « C'est un corps de sept à huit mille hommes, répond le maréchal probablement le détachement que Votre Majesté a demandé à Grouchy. Mais ce corps était si immobile et si confus à l'œil, que les nombreux officiers d'état-major de l'empereur, en regardant tour à tour vers le même point, affirmaient, les uns que c'était une forêt, les autres un de ces brouillards que la répercussion de l'air par les décharges de l'artillerie roulait au loin sur les collines. Dans l'incertitude, l'empereur donna l'ordre au général Subervie, dont les escadrons étaient les plus rapprochés de Saint-Lambert, de se détacher de l'aile droite et de se porter avec trois mille chevaux sur les plateaux de Saint-Lambert, en observation, prêt a combattre le corps mystérieux, s'il était prussien, prêt à le précéder et à le guider à Waterloo s'il était français.

A peine Subervie et Domont avaient-ils porté leurs cavaliers au point et à la distance assignés par l'empereur, qu'un prisonnier prussien surpris par une patrouille de cavalerie entre Wavres et Saint-Lambert était amené devant l'empereur, et déclarait que le corps d'armée aperçu dans ce lointain était l'avant-garde d'une armée de trente mille hommes, que le général prussien Bülow lieutenant de Blücher conduisait à l'armée de Wellington. Le prisonnier déclara en même temps que Blücher et le reste de l'armée prussienne avaient couché la nuit dernière à Wavres, et qu'ils n'avaient vu ni en avant ni en arrière l'armée de Grouchy.

 

XXXVI

L'empereur, ému et cherchant en vain à s'expliquer cette présence d'un corps prussien sur sa droite, et cette disparition complète de Grouchy écrivit à l'instant une troisième dépêche à ce maréchal. « La bataille en ce moment est engagée sur la ligne de Waterloo. Manœuvrez rapidement dans ma direction, tombez sur les troupes qui cherchent à inquiéter ma droite. On m'annonce à l'instant que Bülow doit attaquer mon flanc. Nous croyons apercevoir ce corps sur les hauteurs de Saint-Lambert. Ne perdez pas un moment pour me joindre et pour écraser Bülow. »

L'officier porteur de cet ordre partit au hasard dans la direction où il présumait se rencontrer avec l'armée de Grouchy. Domont et Subervie, à peine arrivés sur les hauteurs de Saint-Lambert, envoyèrent avertir l'empereur que le corps entrevu était en effet un corps prussien, et qu'ils lançaient des détachements sur leurs ailes à la recherche de Grouchy. L'empereur, en recevant coup sur coup ces communications, ne se rendait pas compte du silence et du vide qu'il entendait et qu'il voyait du côté de Wavres, où le canon de Grouchy aurait dû retentir sur les derrières de Bülow. Inquiet, quoiqu’encore confiant dans la manœuvre de Grouchy, que chaque minute pouvait révéler, il se résolut cependant à découvrir un peu sa ligne de bataille à droite, pour faire face aux éventualités dont l'approche de Bülow le menaçait du côté de Saint-Lambert. Il envoya ordre au comte de Lobau, un de ses lieutenants de confiance, de quitter la position qu'il occupait en face de la gauche des Anglais, et de se porter avec dix mille hommes près des gorges de Saint-Lambert, dans une position qui lui permît au besoin de résister à trente mille. Lobau obéit, enlevant ainsi dix mille combattants à la lutte engagée, et perdu pour la victoire dans un poste intermédiaire d'observation, où il ne pouvait ni combattre ni manœuvrer contre Wellington.

Cette prudence douloureuse et peut-être excessive de l'empereur, dans un moment où le temps et la vitesse pouvaient compenser le nombre, affaiblit son armée, déjà diminuée du corps de Grouchy, de treize mille soldats et d'excellents généraux. La ligne de bataille ne comptait plus que soixante mille hommes contre quatre-vingt-dix mille. Néanmoins il ne se troubla point de cette infériorité accrue par un excès de prévoyance ; mais se tournant, après ces ordres donnés, vers le maréchal Soult qui tenait la plume, et continuant dans son langage géométrique le calcul de probabilités des chances de victoire ou de défaite qu'il avait énumérées le matin avant la bataille « Nous avions, dit-il à Soult, ce matin quatre-vingt-dix chances sur cent pour nous, l'arrivée de Bülow nous en retranche trente il nous en reste soixante contre quarante. Si Grouchy répare la faute qu'il a faite hier en s'arrêtant à Gembloux, et s'il envoie son détachement avec promptitude, la victoire n'en sera que plus décisive, car le corps de Bülow sera entièrement perdu ! »

Admirable sang-froid d'un génie mathématique de la guerre qui, à force de manier les masses sur la carte et sur le sol, réduisait la victoire ou la défaite à un mécanisme de nombres et de manœuvres, indépendamment des hasards -que se réserve la Providence, et du moral des combattants qui double ou dédouble les armées par le sentiment. Il ne comptait pas assez dans son calcul la résolution que Wellington avait communiquée à ses Anglais et à ses Écossais de vaincre ou de tomber à leur poste sur les escarpements où il les avait cloués.

 

XXXVII

Pendant ces péripéties du quartier général, Ney, qui les ignorait, formait le centre de l'armée en trois colonnes, descendait au pas de charge a leur tête les pentes de la Belle-Alliance pour s'élancer d'en bas à l'assaut du Mont-Saint-Jean. Les généraux Durutte, Donzelot, Marcognet, commandaient sous lui, chacun, une de ces colonnes. Durutte divergeait vers la gauche des Anglais ; Donzelot, annonçant son approche par le feu de trente pièces de canon, vers leur droite, pour gravir au-delà d'Hougoumont les collines de la forêt de Soignes ; Marcognet commandait la colonne du centre. Ney vole de l'une it l'autre là où croît le danger. Les trois chocs sont irrésistibles. Durutte enlève tous les hameaux fortifiés entre Mont-Saint-Jean et l'extrême droite. Marcognet enfonce les deux brigades des généraux Perponcher et Picton. Picton tombe frappé à mort dans les bras de ses soldats. Les Belges se replient en déroute ; la première ligne des Anglais se disperse et remonte vers les plateaux. Donzelot refoule également de la Haie-Sainte les bataillons de Byng sur les plateaux supérieurs d'Hougoumont. Des cris de victoire s'élèvent et se répondent des trois colonnes françaises. Ils retentissent dans les intervalles du feu qui monte et qui s'approche jusque dans les bagages de l'armée anglaise et de l'armée belge, qui croient la bataille perdue. Les blessés qu'on rapporte du champ de bataille, les boulets du général Marcognet qui labourent les arbres de la forêt et qui sillonnent la route de Bruxelles, ébranlent ces groupes de non-combattants, embarras et nécessité des camps. Ils fuient et tracent un courant de panique bientôt grossi par les équipages sur le chemin de Bruxelles. L'empereur aperçoit cet ébranlement et croit y voir le symptôme de la déroute. Ney, plus rapproché, appelle l'artillerie de réserve restée à la Belle-Alliance, pour achever cette déroute commencée. L'artillerie descend au galop la pente de la Belle-Alliance sur la droite et en arrière de Ney ; mais les terrains, défoncés par l'inondation de la veille, engloutissent les roues jusqu'aux essieux. Tous les efforts des hommes et des chevaux pour arracher les affûts à la fange sont inutiles. Ney, en attendant ses pièces, poursuit sa course vers le Mont-Saint-Jean en combattant toujours ; il touche aux derniers mamelons, il se croit vainqueur.

 

XXXVIII

Wellington, à cheval au milieu de son état-major sous un grand arbre, but cent fois atteint de nos boulets, voit le désastre de notre artillerie abandonnée à elle-même dans le bas-fond. JI galope vers deux de ses régiments de dragons en bataille sur le bord de l'escarpement. Il fait enlever les gourmettes des brides des chevaux, afin que l'animal, emporté à la fois par la descente et par la masse sans que la main du cavalier puisse même involontairement le retenir, se précipite d'un élan et d'un poids irrésistibles sur la cavalerie française, manœuvre désespérée digne des Numides contre les Romains, et que la taille et l'impétuosité du cheval britannique rendaient plus désespérée encore. Il fait distribuer de l'eau-de-vie aux cavaliers pour enivrer l'homme de feu pendant que le clairon enivre le cheval, et il les lance lui-même, ventre à terre, sur les pentes du Mont-Saint-Jean.

Ces deux régiments, précipités comme une avalanche sur les carrés d'infanterie française étagés derrière le maréchal Ney, les traversèrent avec la force d'un bloc arraché à sa base, arrivèrent jusqu'à nos batteries embourbées au fond de la vallée, sabrèrent les artilleurs sur leurs pièces, coupèrent les traits des attelages, renversèrent les affûts, et éteignirent pour le reste du jour le feu de cette artillerie. Le colonel Chandon mourut de leurs mains sur ses pièces. Le maréchal Ney, témoin d'en haut de ce désastre de son artillerie et du ravage des deux régiments anglais dans ses carrés, lança contre eux les régiments de cuirassiers du général Milhaut. Les cuirassiers chargèrent avec moins de fougue, mais avec un même courage et des chevaux plus souples, les dragons emportés par des chevaux de trop grande taille que le frein ne gouvernait pas assez dans leur course. La moitié des dragons périt dans ces charges ; le reste, décimé et mutilé, fut ramené par les cuirassiers sur les hauteurs. L'artillerie fut vengée, mais le coup était porté.

 

XXXIX

Ney cependant avançait lentement, mais toujours avec ses colonnes d'attaque. En touchant aux retranchements palissadés, il fait charger les Hanovriens qui les couvraient par les cuirassiers de Milhaut et par sa cavalerie légère. Cette masse de cavalerie enfonce les Hanovriens et tue le général Omptéda qui les commande. Le major général anglais Ponsonby, envoyé pour remplacer les Hanovriens avec trois régiments de dragons, est tué à son tour de sept coups de lance sous son cheval renversé. Ney franchit sous une voûte 'de feu, d'obus et de boulets les derniers escarpements qui bordent les plateaux du Mont-Saint-Jean. Au pied de ces talus, comme au pied des murs d'une forteresse, Français, Anglais, officiers, soldats, hommes et chevaux, les uns cherchant à gravir, les autres à précipiter, tous à frapper, se mêlent sous les boulets des deux cents pièces de canon de l'artillerie de Wellington, se déchargent leur fusil dans la poitrine, se sabrent, se percent, s'entre-déchirent, se faisant des cadavres d'hommes et de chevaux renversés, les uns un rempart, les autres des degrés sanglants pour défendre ou pour escalader les talus. Ney, qui voit, à travers la fumée, les premiers uniformes français border le plateau, court à sa victoire. Il fait dire à l'empereur qu'un dernier effort de la réserve va lui donner le champ de bataille, et que les Anglais ébranlés font filer déjà leurs équipages sur Bruxelles.

« Je les tiens donc, » s'écria l'empereur. Son visage, son geste, sa voix, triomphent au milieu de son état-major soulagé du poids d'une si longue anxiété. Il remonte à cheval, il court aux généraux de sa garde, il leur donne l'ordre de former leurs colonnes et de voler au secours de Ney. Pendant qu'il galope, çà et là, dans la vallée, de corps en corps, pour animer ses réserves impatientes, un boulet des batteries anglaises emporte, à côté de lui, le général d'artillerie Devaux. Il le voit tomber avec douleur. Mais le feu de l'action ne lui laisse pas le temps de déplorer une perte ; il remonte à son poste et redescend de nouveau de son cheval pour observer l'exécution des ordres donnés à ses réserves, et les derniers triomphes de Ney. L'enivrement de la victoire éclate enfin dans ses traits ; il se promène, les bras croisés sur sa poitrine, en long et en large sur les cartes de la bataille déroulées à ses pieds, les yeux fixés sur la fumée immobile du Mont-Saint-Jean qui n'avance ni ne recule, malgré le tonnerre incessant qui sort de ce nuage. Derrière ce nuage, il semble contempler d'avance le sort de là journée et celui de l'Europe déjà visible pour lui seul. Le maréchal Soult, figure de bronze, guerrier dont le sang-froid ne se déride ni ne s'assombrit jamais au gré des enthousiasmes ou des découragements de la guerre, suit en boitant l'empereur, reçoit ses impressions par demi-mots, transmet ses ordres, partage et soutient sa confiance. Tous les rideaux, depuis la Haie-Sainte jusqu'au Mont-Saint-Jean, sont balayés des corps ennemis. L'armée française couvre partout de ses colonnes, de ses carrés, de ses réserves déjà formées, les rampes visibles à l'œil de la forêt de Soignes. Le canon anglais se ralentit et semble attester, par ces longues intermittences, des batteries successivement éteintes par le sabre des cuirassiers de Ney. Rossomme, dont presque tous les officiers sont en mission pour porter des ordres suprêmes aux réserves et à la garde, présente l'aspect d'un bivouac plein de loisir et de sécurité après les fatigues d'une victoire, dont le général n'a plus qu'à faire poursuivre et achever les résultats.

Derrière l'armée anglaise, de l'autre côté de la forêt, tout au contraire annonce l'ébranlement et le commencement d'une défaite. Le chemin de Bruxelles et les lisières des champs dont il est bordé sont couverts de blessés qui se traînent, en répandant leur sang sur la route, ou qu'on transporte aux ambulances dans les chaumières voisines. Une longue colonne de paysans consternés, de femmes, d'enfants, de vieillards, chassant devant eux leurs troupeaux, ou emportant leurs hardes et leurs meubles sur des chariots ; des soldats, des officiers, des généraux frappés par les balles, des chevaux expirants sur les bords des fossés, des domestiques d'armée se hâtant pour sauver les équipages de leurs maîtres, ne forment sur un espace de quatre lieues qu'une colonne de fuite du champ de bataille aux portes de la capitale. Le canon, qui gronde depuis onze heures de la matinée en se rapprochant et en se multipliant, ébranle l'air et les cœurs dans les rues de Bruxelles. La ville entière est sortie des maisons et s'interroge sur les places publiques. Le bruit d'une victoire de Napoléon, qui livre la Belgique à ses armes, et qui va faire une troisième fois de ses riches campagnes l'arène sanglante et déchirée de l'Europe, se répand de bouche en bouche. Le peuple est consterné, les princes, la noblesse, les riches démeublent leurs hôtels, et fuient avec leurs familles sur les routes d'Anvers.

 

XL

Tel était, à six heures après midi, l'aspect si divers des deux causes derrière les deux armées.

Au milieu, Wellington, resserré et presque forcé sur son dernier champ de bataille, entre la lisière de la forêt et les gradins du Mont-Saint-Jean, escaladés à demi par Ney, et bientôt emportés par la terrible garde de Napoléon ses corps déjà décimés ; des milliers de morts laissés derrière eux sur les versants de la Haie-Sainte, d'Hougoumont, de Waterloo ; onze de ses généraux morts à ses pieds, et, parmi eux, son ami et son bras droit, le général Picton ; enfin, huit de ses aides de camp, sur dix-sept, tués ou blessés autour de lui ; Blücher vaincu et égaré loin de lui dans les plaines de Namur ; Bülow, qu'il avait attendu tout le jour, invisible aux officiers qu'il envoyait d'heure en heure observer l'horizon du côté de Wavres. Mais la fortune de Wellington, entièrement évanouie dans tout ce qui l'entourait, était tout en lui-même et dans l'immuable volonté de périr ou de vaincre qu'il avait su communiquer à son armée. Ayant déjà fatigué ou tué sept chevaux sous lui, Wellington, remonté sur le huitième, courait de brigade en brigade imprimer d'un mot l'ordre, le mouvement, l'impulsion, la confiance, l'intrépidité, le mépris de la mort, le devoir, héroïsme froid, mais invincible des peuples libres, et revenait à l'instant reprendre son poste de combat sous le chêne élevé de Waterloo, afin que ses officiers ne s'égarassent jamais à le chercher, quand une face nouvelle du combat voulait une décision ou un secours. C'est là qu'il restait en butte aux boulets qui pleuvaient sur les branches de l'arbre immobile, n'attendant plus la victoire, mais la nuit. Car la nuit, maintenant sa seule espérance, pouvait seule aussi lui ramener les Prussiens à travers les ténèbres et les défilés de Saint-Lambert.

Mais la nuit ne venait pas, et les colonnes de la garde s'ébranlaient déjà pour escalader la terrasse du Mont-Saint-Jean sous les regards de Wellington, et on n'apercevait pas les Prussiens.

 

XLI

Par un étrange et peut-être fatal hasard des combats, car cette vue paralysa son âme, dissémina ses forces, et retint son bras qui allait frapper le dernier coup, et qui avait le temps de le frapper, ce fut l'empereur qui les aperçut le premier, bien loin et en bien petit nombre encore, derrière les hauteurs des collines de Saint-Lambert. Voici ce qui s'était passé, à l'insu de Napoléon et de Wellington, pendant ces 'obscurités, à l'armée de Blücher et à l'armée.de Grouchy.

Grouchy, comme nous l'avons dit, ayant perdu de vue, par sa lenteur involontaire, Blücher à Gembloux, n'avait plus su le lendemain où le poursuivre. Cette hésitation avait donné à Blücher le temps de se réorganiser à Wavres, et d'avertir lord Wellington qu'il allait se rapprocher de lui vers Bruxelles, et diriger d'abord de ce côté les trente mille hommes intacts de Bülow. Il fut convenu en conséquence que celui des deux généraux alliés qui serait le premier attaqué par l'empereur accepterait la bataille et résisterait, sans reculer d'un pas, en attendant l'autre, qui viendrait, pendant le combat, attaquer en flanc l'armée de Napoléon.

Cette convention était le secret de la résolution obstinée de Wellington à combattre jusqu'à extinction de feu ou de vie sur le revers étroit de la forêt. Blücher, averti la nuit du 18 par les dépêches du général anglais, marchait depuis la pointe du jour, pour arriver sur la ligne de Waterloo, à travers l'immense distance qui l'en séparait la veille. Wellington le présumait sans le savoir. L'incertitude des positions occupées par l'empereur empêchait Blücher et Bülow de communiquer par des courriers avec ce général tout était conjecture et obscurité entre eux. Cependant Blücher était déjà à quatre lieues du champ de bataille, précédé par les premiers corps de Bülow, marchant avec précaution et s'arrêtant souvent au bruit du canon de Waterloo, dont il cherchait à deviner la direction, et à ne pas dépasser la ligne, de peur d'être coupé par l'aile droite de Napoléon. Cette armée se traînait lentement, plus qu'elle ne marchait, dans des gorges profondes, inondées, étroites, fangeuses, qui se creusent dans la marne entre les hauts mamelons des gorges de la Chapelle.

C'était là que l'empereur avait ordonné, par trois messagers adressés la veille et dans la nuit à Grouchy, de poster d'abord un détachement de sept mille hommes puis de se rapprocher tout entier lui-même pour entrer en communication et en ligne avec lui. La fatalité', la distance, l'incertitude de la direction inconnue à suivre pour rencontrer Grouchy, l'imprudence du major général de confier à des officiers isolés des ordres si importants, avaient égaré ces dépêches. Le maréchal Grouchy n'avait aucune nouvelle de l'empereur ; il errait de son côté, exécutant l'ordre qu'il avait reçu de suivre Blücher, cherchant les Prussiens, ne les trouvant pas, craignant également de manquer à l'empereur s'il s'éloignait trop vers Namur, et de laisser les Prussiens se recomposer et échapper à leur défaite s'il les abandonnait trop vite pour se rapprocher de Napoléon. Situation complexe et fatale, dont l'ignorance a fait une trahison ou une impéritie, et qui n'était que l'exécution littérale des ordres de Napoléon, le tâtonnement forcé d'un général trop détaché de son centre, craignant également de suivre trop ou de trop violer un ordre imprudent.

 

XLII

Il est bien vrai que les généraux de Grouchy, entre autres Excelmans, soldat aventureux et consommé, précédant Grouchy sur les pas des Prussiens, lui avaient fait dire que Blücher et Bülow inclinaient vers Wavres pour faire leur jonction avec les Anglais. Il est vrai aussi que les autres généraux lieutenants de ce maréchal, Gérard, Rumigny, et des colonels de l'armée, faisant halte le 18 à midi au village de Walain, entre Wavres et Gembloux, avaient entendu le canon de Waterloo du haut d'un kiosque du jardin de leur hôte et s'étaient écriés en calculant l'immensité du retentissement : « C'est le canon de Wagram ! » Le maréchal avait été averti par eux ; il était venu écouter les détonations croissantes. L'hôte, interrogé par lui, avait indiqué la forêt de Soignes comme le foyer de ces détonations. Le général Gérard, dont le sang bouillait d'impatience, avait dit au maréchal : « Marchons au canon ! » Le général Valazé, accourant au même bruit avec un guide du pays, s'était écrié en montrant la direction du Mont-Saint-Jean : « Voilà la bataille, c'est là qu'est la bataille ! » Le guide avait confirmé l'exclamation des généraux, et dit au maréchal qu'il se chargeait d'y conduire l'armée en trois heures. Le fougueux colonel Briqueville, comme Excelmans, comme Gérard, comme Valazé, avait dit : « Courons au bruit ! marchons au canon ! »

Les dragons eux-mêmes, groupés autour de leurs officiers, demandaient à marcher à ce bruit qui appelle l'homme de guerre, et montraient du geste de légers nuages cendrés à l'horizon s'élevant lentement dans le ciel sur les collines, affirmant que c'étaient les légères nuées de la poudre blanchies par le soleil et roulées par le vent. Grouchy, ne s'entendant point appeler par t'empereur, et craignant de faillir en abandonnant l'ennemi vers Wavres, avait contenu son impatience de poursuivre sa route dans une situation parallèle à Napoléon, au lieu de marcher à lui. Excelmans seul, entraîné par le véritable instinct de la guerre, s'avança avec ses dragons jusqu'à la Dyle et voulut faire traverser la rivière à ses dragons. Mais, rappelé par un ordre du maréchal, il dut renoncer à son audace et étouffer son pressentiment. Ce pressentiment aurait sauvé Napoléon ; l'obéissance passive de Grouchy le perdit. Quelques heures après, le général Berthesène, du corps de Vandamme, approchant de Wavres, aperçut des hauteurs le feu vers Waterloo et des colonnes prussiennes se dirigeant sur ce feu. Il fit avertir Grouchy. « Dites au général, répondit le général en chef, qu'il soit tranquille ; nous sommes sur la bonne route ; nous avons des nouvelles de l'empereur ; c'est sur Wavres qu'il nous ordonne de marcher. »

Ce n'est qu'à ce moment, vers quatre heures du soir, que le maréchal reçut en effet le second ordre de l'empereur, égaré neuf heures en route par l'officier qui le portait. Il aurait pu interpréter, par la longueur de la bataille et par l'intensité du canon, le besoin probable qu'éprouvait Napoléon de son aile droite, et se rapprocher plus directement que par Wavres. Il n'en fit rien ; l'événement lui a donné tort. Il fit attaquer Wavres par Vandamme ; c'était encore un temps inutilement perdu. Quand le général Girard, de la division de Vandamme, reçut l'ordre d'emporter le village défendu par une faible arrière-garde fortifiée derrière des murs, il se tourna vers un de ses aides de camp, M. de Rumigny, et lui dit avec amertume : « Quand un homme de cœur est le témoin impuissant de tout ce qui se passe ici depuis ce matin, quand il reçoit des ordres pareils à celui-ci, et que le devoir le force d'y obéir, il ne lui reste qu'à se faire tuer. » Un quart d'heure après il tombait sous les murs de Wavres d'une balle dans la poitrine, et, reçu dans les bras de ses soldats, il allait languir dans une lente agonie, en déplorant, non son sang, mais l'inutilité de ce sang versé pour l'armée et la patrie. La trahison était loin de l'âme de Grouchy, général intrépide et consommé, engagé plus que tout autre dans la cause de Napoléon par sa lutte contre le duc d'Angoulême dans le Midi, et par la récompense qu'il en avait reçue de l'empereur dans la dignité de maréchal de France. Sa faute fut de ne pas désobéir à l'empereur, en obéissant à l'ordre plus impératif de l'inspiration et du canon. L'empereur lui-même avait évidemment commis une faute plus grave, en se séparant par une trop longue distance d'une aile si nécessaire à son armée, en présence de deux armées dont chacune pouvait se mesurer avec la sienne. Il avait trop présumé de la défaite des Prussiens la veille, trop présumé de sa victoire sur les Anglais le matin. Mépriser son ennemi est le gage du succès au commencement des luttes de peuples à peuples ; c'est le piège du vainqueur après les longues campagnes, où l'on a soi-même enseigné la guerre à ses rivaux.

 

XLIII

Au moment où les réserves s'élançaient pour soutenir Ney, l'empereur, qui ne demandait plus qu'une heure à sa fortune, et qui croyait la tenir, entend, dans les intermittences de la canonnade du Mont-Saint-Jean, des décharges lointaines du côté de Saint-Lambert. Il ne s'en trouble pas, et détache à peine ses regards du point d'attaque où Ney, foudroyé, attendait ses renforts près de l'atteindre au pied de la terrasse. Il croyait que ces décharges n'étaient que la rencontre fortuite, sur son extrême droite, entre la division de Grouchy et les avant-gardes de Blücher. Il ne doutait plus d'avoir le temps d'achever une victoire avant d'en commencer une autre. La fumée se rapprochait, le bruit grandissait, et des officiers accourant ventre à terre vers son quartier général le détrompèrent malgré lui. La division de Grouchy n'existait que dans sa pensée ; elle n'avait point reçu l'ordre ; aucun renseignement n'arrivait de l'armée de ce maréchal ; les plaines et les coteaux en avant de Wavres étaient vides et silencieux. « Grouchy ! Grouchy ! s'écriait à chaque instant Napoléon. Où est-il ? Que fait-il ? Envoyez des officiers au-devant de lui ; pressez sa marche ; il doit être à portée de nous, sous les collines de la Chapelle ou vers la Dyle. »

On ne lui répondait qu'en lui montrant les longues colonnes noires des Prussiens et leurs drapeaux qu'il se refusait à reconnaître, bien que l'aigle noire fût visible aux yeux de son état-major. Déjà ces colonnes, fortes de trente mille hommes au moins, débouchaient et descendaient des gorges de Saint-Lambert, refoulant devant elles nos trois mille hommes de cavalerie légère, et marchant au pas de charge contre les troupes du comte Lobau, qui couvraient la droite de Planchenoit. L'empereur, à cette vue, rappelle l'ordre d'attaque générale qu'il avait déjà donné au général. Il abandonne Ney à lui-même avec la gauche, le centre et la réserve déjà engagés. Il garde Lobau pour couvrir son champ de bataille contre les Prussiens toujours grossissants. Il n'en peut plus douter, Grouchy a été devancé. Bülow et bientôt Blücher, qu'on aperçoit dans le lointain, arrivent en masse au milieu du drame, et vont le dénouer par l'anéantissement de Lobau, si Grouchy n'arrive pas aussi promptement qu'eux sur leurs pas. Mais il se flatte encore que ce général a suivi ou côtoyé l'armée prussienne, et chaque coup de canon qu'il entend derrière Planchenoit lui retentit au cœur, comme la voix de son aile droite.

Cependant Lobau, placé entre Planchenoit et Bülow, combat avec une intrépide assurance l'armée prussienne, et l'arrête près d'une heure sous les murs de l'église et dans le cimetière de Planchenoit ; mais pendant que le sixième corps se dévouait avec Lobau pour arrêter ce débordement d'une armée nouvelle, les Prussiens affluaient toujours et se rejetaient avec une formidable artillerie sur les pentes plus avancées, à Planchenoit, vers notre centre, foudroyaient, de là, la maison d'école et l'observatoire même d'où l'empereur gouvernait de l'œil la lutte des trois armées. Les boulets planaient sur sa tête et frappaient les arbres et les murs autour de son quartier général. Arraché par l'urgence du péril à l'attention qu'il portait l'assaut de Ney, Napoléon fait suspendre le mouvement déjà commencé vers le Mont-Saint-Jean par sa jeune garde, et la dirige au pas de course, vers le comte Lobau pour le soutenir. Ney, impatient, se retourne, et voit ses renforts prendre une autre direction. Il s'arrête, il réfléchit, il hésite, il voit que la victoire ou la défaite de l'armée est désormais à lui seul. Il puise dans l'extrémité même de la circonstance l'inépuisable courage qu'il a dans le sang pour tout sauver en précipitant tout. Il envoie ordre sur ordre de courir a lui à toutes les réserves qu'il aperçoit en position sur sa gauche ou derrière ses colonnes ; la charge bat sur tous les points, et un courant de toutes les troupes se précipite vers le Mont-Saint-Jean.

 

XLIV

L'armée anglaise respirait à peine entre deux assauts, et Wellington, immobile sur son cheval blessé, regardait avec un intrépide découragement de la victoire cet élan de l'armée française vers lui seul, quand le canon de Bülow, retentissant tout à coup sous les collines de Planchenoit, qui lui dérobaient encore les Prussiens, lui amenait enfin un secours si longtemps et si énergiquement attendu : « En avant mes amis s'écria-t-il en agitant son épée aux yeux de ses troupes, nous avons assez résisté de pied ferme, à nous maintenant d'attaquer ! » A sa voix, une colonne anglaise se forme et, se précipitant sur la gauche des colonnes de Ney, court assaillir la Haie-Sainte, pour fondre ensuite sur l'espace intermédiaire entre l'empereur et Ney. La Haie-Sainte, crénelée et défendue par notre infanterie, foudroie la colonne. Ney pousse les lanciers et les chasseurs de son corps d'armée sur ses flancs. Ils balayent les régiments anglais remontant mutilés devant eux ils les poursuivent le sabre à la main, et, franchissant sur leurs pas les dernières rampes du plateau, moins inaccessibles à gauche, ils se reforment après les avoir franchies. Ils chargent les batteries d'artillerie anglaise établies sur le bord du plateau, tuent les canonniers sur leurs pièces, dépassent les batteries éteintes, et vont sabrer les carrés d'infanterie de réserve anglaise jusque dans le camp où ils se croyaient à l'abri derrière leurs feux. Ney lui-même s'élance à la tête des cuirassiers au secours de sa cavalerie, dont il entend les cris de victoire sur le plateau. Il s'y maintient un moment l'épée à la main, comme un soldat monté le premier à l'assaut, plus que comme un chef. Les Anglais interdits n'osent l'aborder pour l'en précipiter de nouveau. Il espère un moment que sa témérité, sa promptitude, son élan, son succès, décideront l'empereur à lui prêter sa garde et à oublier les Prussiens. Mais l'empereur, qui embrasse l'ensemble et qui prévoit qu'une victoire inachevée de son lieutenant sera suivie d'une retraite nécessaire et d'une déception de l'héroïsme de ses troupes, murmure contre la témérité de Ney. Le maréchal Soult entre dans les pensées de l'empereur. « Il nous compromet comme à Sierra ; il nous engage au-delà de nos moyens ; il nous entraîne d'un seul côté, tandis que nous avons à faire face à tous. Voilà un mouvement prématuré qui pourra nous coûter cher, » dit Napoléon. Il admire et condamne a la fois l'intrépidité de son général.

 

XLV

Pendant ce court dialogue au quartier général, Ney, trop avancé, recule en effet sous le choc de toute la cavalerie de Wellington, qui précipite le maréchal et ses colonnes au bas de l'escarpement et jusque derrière la seconde ligne. Napoléon le voit, craint que ce reflux ne rompe son centre, ordonne à Kellermann, a Milhaut et à Guyot de réunir toutes leurs divisions de cuirassiers aux lanciers, aux dragons, aux chasseurs, aux grenadiers à cheval de la garde, et de soutenir Ney qui fléchit. Cette masse immense de grosse cavalerie, la plus aguerrie et la plus redoutable de l'Europe, dernier coup de foudre de toutes nos grandes batailles, au nombre de dix mille chevaux, fond au galop sur la cavalerie anglaise déployée pour l'attendre. Mais Wellington n'avait pas attendu le choc à l'approche de nos escadrons accourant aux cris de « Vive l'empereur » les régiments anglais forment deux masses, se replient à gauche et à droite et démasquent soixante bouches à feu en bataille, vomissant la mitraille sur les cavaliers de la garde. Les premiers rangs jonchent le plateau de cadavres d'hommes et de chevaux mutilés ou morts ; les seconds le franchissent, éteignent une seconde fois les canons anglais, fondent sur les carrés de Wellington, citadelles vivantes placées par lui à distance pour se couvrir les unes les autres. Ils essuient le feu roulant de ces carrés, pénètrent jusqu'aux dernières réserves de Wellington, les chargent sans les démolir, reviennent se reformer après la charge pour reprendre leur élan sur d'autres carrés, les ouvrent quelquefois sous le poitrail sanglant de leurs chevaux, plus souvent roulent à leurs pieds sous leurs baïonnettes. Après chaque charge, le carré anglais se déploie en éventail pour donner plus de surface à son feu, et se reforme en bloc de feu pour recevoir plus solidement un autre choc. La brigade du major général de Wellington résiste ainsi à onze charges, en rétrécissant à chaque charge son carré. Quelques régiments anglais et écossais sont réduits de deux tiers et ne s'ébranlent pas, résolus à se laisser tuer jusqu'au dernier peloton plutôt que de céder la place et la victoire. Une division écossaise de quatre mille hommes ne compte plus que quatre cents combattants. Elle fait demander du renfort au général en chef. « Qu'elle meure, mais qu'elle reste, répond lord Wellington, il n'y a que la nuit ou Blücher qui puisse nous en donner, des renforts ! » La division se résigne et obéit.

Wellington, le prince d'Orange, lord Hill, Pozzo di Borgo, Alava, général espagnol volontaire, volent tour à tour d'un régiment à l'autre pour les animer, se renferment un moment au centre du carré, reçoivent la charge, s'ouvrent un passage après le feu, courent à un autre, portant partout la résolution et l'exemple. « Tenez ferme, ferme, tenez jusqu'au dernier, mes enfants, répète Wellington de carré en carré ; si nous abandonnons le champ de bataille, que dira-t-on de nous dans la Grande-Bretagne » C'était le mot d'ordre de Nelson à Trafalgar, l' œil de l'Angleterre sur chacun de ses soldats.

Il se désespérait cependant en voyant tomber ainsi ses intrépides compagnons de guerre. « Grand Dieu, disait-il en regardant le soleil lent à disparaître et Blücher lent à arriver, faudra-t-il donc voir tailler en pièces tant de braves gens ! » Jamais les Français n'avaient été si acharnés à, la victoire, jamais les Anglais si inébranlables à la défaite on sentait que c'était la proie du monde qu'ils se disputaient pour la dernière fois. Le monde moderne n'avait jamais vu une si terrible étreinte de deux nations corps à corps sur un aussi étroit espace. Tout était sang, cadavres, chevaux, affûts, canons, armes brisées sous les pieds ! Ney, oubliant qu'il était général et abandonnant chaque régiment à son instinct, combattait lui-même, son chapeau de général élevé dans la main gauche, son épée brisée dans la droite, son cheval tué sous lui à ses pieds.

Le général Lesourd, atteint de six coups de sabre, descend de son cheval pendant que ses dragons se rallient pour une nouvelle charge, se fait couper le bras et étancher le sang, remonte à cheval et charge avec eux. Des deux côtés on ne respire plus que pour tuer frapper et être frappé, c'est vivre ! Chefs, soldats, animaux même, semblent avoir dit adieu à l'existence, et ne chercher, comme dans un cirque mortel, qu'à tomber avec plus de gloire et à tomber sur le cadavre de l'ennemi.

Le prince d'Orange, digne ce jour-là de Wellington et du trôné qu'il disputait les armes à la main, est cerné dans un petit groupe de combattants par tout. un escadron de cuirassiers français les sabres levés et déjà tendus pour l'atteindre. Le 7' bataillon belge voit son danger, fond sur les cuirassiers à la baïonnette, les rompt, les traverse, et délivre son prince héréditaire. Le prince arrache de sa poitrine sa décoration, la jette au hasard au milieu du bataillon et s'écrie « A tous, mes enfants Vous avez tous conquis la gloire et mon trône ! » Un cri de « Vive le prince d'Orange ! Vive le roi de nos enfants ! » s'élève du bataillon libérateur.

 

XLVI

Mais les dix mille cuirassiers français parcouraient et ravageaient toujours ce champ de bataille détrempé d'eau et de sang, et pétri comme une argile rouge sous les pieds de vingt mille chevaux des deux camps. Wellington, un moment hors de la mêlée et revenu à son poste sous le chêne, n'a plus à ses côtés que trois aides de camp sur dix-sept, étendus blessés ou mourants. Sa lunette à l'œil, il contemple quelques instants ce tourbillon de charges, il voit que les balles de ses carrés s'émoussent contre les cuirasses de nos cavaliers. Il fait passer de rang en rang à ses intrépides Écossais l'ordre de se laisser aborder sans tirer, de percer le poitrail des chevaux de la pointe des baïonnettes, de se glisser jusque sous les pieds des animaux, et de les éventrer avec le glaive court et large de ces enfants du Nord. Les Écossais obéissent et chargent eux-mêmes à pied nos régiments à cheval. Trois heures entières avait duré cette mêlée, emportant douze à quinze milliers d'hommes des deux nations, sans emporter un sillon du sol sous leurs pieds. Les blessés et les morts jonchaient la boue, les survivants comblaient les vides en se resserrant à la voix éteinte des officiers. Ney, remonté sur le cheval d'un de ses cavaliers, était emporté et rapporté, par le flux et reflux de la mêlée, tantôt jusqu'aux réserves anglaises, tantôt jusqu'aux bords du plateau ; le moindre renfort de troupes fraîches lui donnait la victoire et la route de Bruxelles. Déjà une de ses batteries la balayait de loin et lançait des boulets au milieu de la colonne de fuyards. Mais rien n'ébranlait ces brigades, renouvelant sans cesse avec l'imperturbable flegme du Nord la manœuvre qui les déployait et les refermait à l'approche de ses escadrons.

 

XLVII

Napoléon lui-même, soit qu'il crût en ce moment la victoire acquise au maréchal, et que la certitude de vaincre lui donnât l'impartialité nécessaire pour louer un ennemi, soit que l'homme de métier l'emportât chez lui sur l'homme de la lutte, admirait d'en haut, à travers la fumée, la beauté sinistre de ce spectacle, la solidité, les évolutions, la précision des feux et des manœuvres des Anglais. « Quelles braves troupes disait-il avec l'accent d'un généreux enthousiasme et d'une mâle pitié au maréchal Soult, debout, à côté de lui, sur le tertre d'où ces deux guerriers contemplaient le Mont-Saint-Jean. Quelles braves troupes et comme elles travaillent avec constance et vigueur. Les Anglais se battent bien, il faut en convenir ; nous les avons formés. Ils sont dignes de nous mais ils ne tarderont pas à fuir » « La cavalerie française nous entourait, comme si c'eût été la nôtre, » écrivait Wellington lui-même, quelques jours après, dans ses récits de la bataille. Mais, malgré la bravoure téméraire de Ney, de Kellermann, de Guyot, de Milhaut, de Lesourd, qui commandaient cette cavalerie, aucune âme d'ensemble ne gouvernait ces charges disséminées, et ne donnait à ces régiments épais la masse, le poids, la persistance et l'irrésistible courant d'hommes et de chevaux par lesquels un grand homme de cheval rendait autrefois cette cavalerie réunie l'arbitre de la fin des journées de guerre. Murat manquait à ces escadrons son coup d'œil, et son âme, et son sabre manquaient à l'empereur.

Il était en ce moment à Toulon, obscur, caché, repentant, pleurant sa faute, implorant vainement le champ de bataille pour se laver dans le sang, et se rongeant le cœur de ce que ses régiments allaient charger et mourir sans lui Tous les hommes de guerre conviennent que l'absence de Murat fut la fortune de Wellington dans ces dernières charges de cavalerie du Mont-Saint-Jean. Napoléon lui-même, quoique aigri et mécontent de ce roi des déroutes, ne put s'empêcher de répéter à plusieurs reprises : « Ah si Murat était là ! »

 

XLVIII

L'absence de ce héros, l'invincible solidité des Anglais, la stoïque constance des Écossais, l'éparpillement successif de nos charges frappant partout, ne perçant nulle part, la lassitude des hommes et des chevaux de courir et de lutter trois heures dans des terres défoncées et glissantes, qui consumaient les forces des animaux sous un soleil d'été, dont l'ardeur était doublée par la flamme des décharges et par l'haleine des hommes et des chevaux enfin les batteries de réserve de Wellington, reconquises par ses artilleurs après le reflux de nos escadrons, et vomissant sur nous la mitraille, avaient enfin séparé les combattants et rejeté de nouveau Ney et son armée sur les bords du plateau qu'il avait vainement gravi.

Napoléon, à cet aspect, cesse d'hésiter ; le danger de Ney l'entraîne lui-même il appelle à lui le général Petit, avec les chasseurs à pied de sa garde, et lui confie le soin de couvrir sa droite vers Planchenoit, et, tranquillisé un instant sur ce point, il fait former une colonne d'attaque des grenadiers à pied de sa garde, colonne invincible qu'il lance au secours de sa cavalerie pour l'affermir sur le plateau contre les charges renouvelées de Wellington.

Les six mille grenadiers s'élancent aux cris de : « Vive l'empereur ! » l'arme au bras. Wellington les contemple avec une terreur qui tient au prestige de ce corps immortalisé sur tant de champs de bataille. Il sent qu'il faut agir sur de pareils soldats, non comme avec des hommes, mais comme avec un élément. Il les attend à la bouche d'une batterie de quarante pièces de canon, dont les artilleurs ont la mèche à la main. Ils montent, ils approchent, la batterie éclate aussitôt que la fumée du bronze s'élève, et laisse le regard plonger sur les pentes. Les Anglais voient la noire colonne flotter un moment ; mais ce flottement se consolide, la colonne serrée s'avance aussi muette, aussi compacte, l'arme toujours au bras, sans tirer, sans se hâter, sans se ralentir. A une seconde décharge, même oscillation, même raffermissement, même silence ; on voit seulement l'immense bataillon se presser sur lui-même, comme un immense reptile qui se concentre sous ses écailles, quand sa tête a été touchée par le fer. A la troisième décharge, les Anglais, penchés sur le bord du ravin, regardent encore. La colonne est réduite à un bloc immobile d'hommes, décimés par ces trois mitrailles deux des bataillons sont couchés sur la rampe, à côté de leurs fusils encore chargés ; les deux autres hésitent, délibèrent, et reculent enfin devant cet écueil de feu, pour aller chercher un autre accès sur ces inabordables hauteurs. Mais Wellington, couvrant toute son armée de deux cents pièces de canon, les attend partout derrière le même rempart de bronze.

 

XLIX

Napoléon pâlit, doute enfin de la victoire, sent trop tard la nécessité de vaincre entièrement quelque part, s'il ne veut pas être vaincu un moment après partout. « Mon cheval » s'écrie-t-il en jetant un dernier regard sur les Prussiens contenus passivement par d'Erlon. On lui amène son cheval, cheval persan, d'une blancheur de cygne, qu'il aimait a monter au feu, a cause de son éclat qui le faisait reconnaître de loin par ses troupes, et de son sang-froid qui le tenait immobile aux détonations des obus. Je l'ai vu survivre de longues années après son maître, toujours fier, superbe et doux, et redressant la tête au nom de Waterloo, comme s'il se souvenait de sa gloire.

Napoléon le monte il part au galop, entouré du groupe de ses officiers, et suivi à distance par les escadrons d'escorte de sa garde à cheval. Il se dirige vers sa gauche, où son frère Jérôme, Guilleminot et le général Reille étaient massés autour de la Haie-Sainte et du château d'Hougoumont. Déjà Ney commençait à plier et à redescendre avec confusion des plateaux devant l'artillerie et la cavalerie ralliées de Wellington. Il était temps.

L'empereur passe devant le front de tout ce qui lui reste de bataillons et d'escadrons au centre et à gauche de la plaine. Il les anime ; il leur montre de la main la fumée du Mont-Saint-Jean. Une nouvelle armée tout entière, reste de son artillerie, de sa cavalerie, de sa garde, se forme à la voix de ses lieutenants. Quand elle est formée, il s'élance lui-même, l'épée à la main, aux premiers rangs de la colonne de tête de sa garde, et du geste écartant gauche et à droite les généraux qui veulent le couvrir : « Tout le monde en arrière ! » s'écrie-t-il ; et il marche le premier à l'assaut des pentes les plus escarpées et les plus foudroyantes des plateaux. Un silence morne l'environne ; on sent qu'il va chercher son sort. On croit que, s'il ne lui donne pas le triomphe, il lui demandera du moins la mort. Ses traits, toujours calmes, paraissent néanmoins concentrer dans leur immobilité et dans leur silence cette gravité qui est la seule ardeur permise au commandement. Tout le monde se tait derrière lui ; on le laisse à ses pensées ; on sent qu'il se mesure avec le destin. Il marche ainsi quelques moments sous la portée des deux cents pièces de canon de l'armée anglaise, qui ne tirait pas encore de peur de perdre leur feu ; puis, se retournant vers son armée et se rangeant un peu sur la gauche, dans le pli d'un mamelon du terrain qui le couvre contre les boulets : « En avant ! en avant ! » s'écrie-t-il en animant de l'œil, de la voix, du geste ses bataillons, à mesure qu'ils passent devant lui. « Vive l'empereur ! » répétèrent tour à tour, avec le geste de l'enthousiasme désespéré, les généraux, les officiers, les soldats, lancés au pas de course et à découvert sous le feu tonnant des batteries !

Ney, le visage noirci de poudre, les habits souillés et déchirés par le combat, l'éclair de la joie et de la victoire dans le regard, accourt au-devant de la garde, et, la ralliant sous son épée à ses troupes raffermies, il dirige lui-même cette attaque générale à l'assaut de l'armée anglaise. Les deux cents bouches à feu de Wellington, les trois cents pièces de canon de l'armée française, qui leur répondent des promontoires les plus élevés de la Belle-Alliance, couvrent d'une voûte de boulets l'armée de Ney et de Napoléon, pendant qu'elle aborde les plateaux sous ce feu. Un officier accourt annoncer à l'empereur que les Belges et les Allemands, qui forment la gauche de Wellington vers Saint-Lambert, se replient en désordre vers le mont Saint-Jean, suivis d'une colonne de fumée.

« C'est Grouchy ! c'est Grouchy ! s'écrie l'empereur. Enfin, le voilà ! nous sommes vainqueurs ! Courez, dit-il à Labédoyère qui était à cheval à côté de lui, courez annoncer au maréchal et aux troupes cette joie qui raffermira leur courage. » Labédoyère court, de bataillon en bataillon, jusqu'au maréchal, en semant partout la nouvelle de l'approche de Grouchy. « Vive l'empereur, répondent partout les soldats. La victoire est à nous. » Et ils gravissent avec une ardeur nouvelle les étages de feu.

La joie de l'empereur fut courte et trompeuse, jeu de la fortune qui lui montrait jusqu'à la dernière heure le mirage de la victoire, pour lui rendre la défaite plus amère et plus complète. Ce n'était pas Grouchy, c'était Blücher lui-même qui débouchait enfin des défilés de Saint-Lambert. Grouchy avait vainement cherché à l'occuper par une attaque sur son arrière-garde du côté de Wavres. Le vieux guerrier ; plus téméraire que Grouchy, et par cette témérité même, génie des circonstances extrêmes, plus heureux, avait entendu le canon de Waterloo. Il s'était dit : « Ma place est où combat Napoléon ; la victoire ou la défaite ne seront qu'où il sera vainqueur ou défait ; marchons-y sans nous inquiéter d'un combat partiel avec son lieutenant. » Et il avait marché sur les pas de Bülow. La nuit tombait, les Allemands et les Belges, portés vers Papelotte par Wellington, avaient encore les uniformes français de 1813 l'avant-garde de Blücher, se trompant à ces couleurs, avait tiré par confusion sur cette aile perdue de Wellington, croyant foudroyer des Français. Ces troupes surprises se replient sous ce feu. C'était la cause de l'erreur et de la joie de Napoléon. Elle allait se changer en désespoir.

 

L

Cependant la confiance communiquée au maréchal par la voix de Labédoyère imprime un invincible élan à l'assaut de cette troisième et dernière armée. L'artillerie et les lignes déployées de l'infanterie anglaise plongent en vain leur feu sur les colonnes et sur les carrés de l'armée nos régiments, quoique décimés, se précipitent sous les canons et les baïonnettes. La mitraille les attend et les déchire en approchant ; le cheval de Ney, les flancs traversés par un boulet, s'affaisse une seconde fois sous son cavalier. Le maréchal se relève met l'épée à la main, marche au combat au milieu de ses fantassins. Le général de la garde impériale Michel est tué, le général Friant est blessé. Les deux armées, séparées par des cadavres, s'abordent de nouveau corps à corps ; la mêlée, sous la fumée des décharges, est si épaisse, si confuse, si acharnée, que la voix et le coup d'œil des généraux ne peuvent plus ni discerner ni gouverner les mouvements. La mort pleut autour de Wellington. Ses derniers compagnons de la journée, Vincent, Alava, Hill, croient tout perdu ; lui seul espère encore. « Quels ordres donnez-vous ? lui demande son chef d'état-major d'une voix indécise et qui semble conseiller la prévoyance d'une retraite. -Aucun, répond le général. Mais vous pouvez être tué, et il faut laisser votre pensée à celui qui aura à vous remplacer. Ma pensée, répliqua le général, je n'en ai pas d'autre que de tenir ferme ici jusqu'au dernier homme. »

Pendant que Wellington faisait ainsi le testament de sa pensée sur le champ de carnage, le général Friant se relevait blessé du combat, s'approchait à cheval de l'empereur toujours posté à l'abri du ravin, et lui disait que tout triomphait sur les plateaux, et que l'arrivée de la vieille garde allait tout finir. Cette vieille garde, formée en colonnes flanquées de bataillons carrés à droite et à gauche, avec une brigade en arrière-garde, venait à l'instant de se former, et montait lentement les collines suivie de son artillerie pour porter le dernier coup de la journée. Ces vieux soldats, sûrs d'eux-mêmes comme de leur général, calmes, graves, recueillis, farouches de visage, silencieux comme la discipline, débouchaient successivement devant le pli de terrain où leur empereur était abrité avec son frère Jérôme, son aide de camp Drouot, Bernard, Labédoyère, Bertrand, son grand maréchal du palais, et les principaux officiers de sa cour militaire. Napoléon les flattait d'un geste et d'un sourire. Ils y répondaient en élevant en l'air leurs bonnets à poil et en brandissant leurs armes au cri de : « Vive l'empereur ! »

Ils s'étonnaient pourtant que, dans l'extrémité d'un pareil combat, Napoléon fût si loin du champ de bataille, à l'abri de cette mort que tant de milliers d'hommes affrontaient pour lui. Ils s'attendaient à le voir déboucher au galop du ravin, et se jeter comme dans les grands jours au milieu d'eux. Les blessés par centaines arrosant les collines de leur sang passaient, en redescendant, devant lui. Le choc des bataillons s'entendait par-dessus sa tête. Jérôme son frère, rougissant de sa propre sûreté pendant que tant de vies se donnaient pour la sienne, murmurait à demi-voix contre cette immobilité de l'empereur. « Qu'attend-il, disait-il à Labédoyère, pour se découvrir ? Aura-t-il jamais une plus belle scène pour vaincre ou mourir ? » Bientôt envoyé lui-même par l'empereur à la tête d'une colonne, Jérôme courut au feu et à la mort avec l'intrépidité dévouée d'un simple grenadier. Napoléon, qui ne croyait rien perdu encore, ne voulait pas, avec raison, jouer à la fin d'une victoire la France, l'empire et lui-même contre un boulet. D'autres disent que son esprit et son corps, affaissés par les soucis et par le malaise, le tinrent à la fin du jour dans un affaissement et dans une insensibilité qui semblaient attendre passivement son propre sort des événements plus que l'assurer par son énergie. Mais ses soldats faisaient des efforts surnaturels pour arracher ce sort de la journée au destin.

La vieille garde en vain ébréchée par l'artillerie anglaise, abordait le sommet du Mont-Saint-Jean. Tout pliait devant elle. Le prince d'Orange, en ralliant ses troupes, reçoit une balle qui lui traverse l'épaule. Les carrés anglais le reçoivent dans leurs flancs et se rouvrent comme le matin pour livrer passage à la mitraille cachée dans leur épaisseur. La garde recule à son tour, des pelotons entiers écharpés s'en détachent et passent devant l'abri de l'empereur. Quelques cris de désespoir et de trahison se font entendre dans le groupe découragé. Napoléon ne peut résister à ce spectacle, il pousse trois fois son cheval en avant pour aller lui-même soutenir ou lancer de nouveau sa vieille garde. Trois fois Bertrand et Drouot, ses amis, se jettent à la bride de son cheval et le repoussent à l'abri des boulets. « Qu'allez-vous faire, Sire ? lui disent ces braves officiers. Songez que le salut de la France et de l'armée est en vous seul. Si vous périssez ici, tout périt » L'empereur céda et reprit son poste immobile, d'où il ne pouvait ni voir ni être vu jusqu'à la fin de la mêlée.

Il venait d'apprendre et feignait d'ignorer l'arrivée de Blücher sur son flanc droit. Il voulait, avec raison, laisser à l'armée engagée sur les plateaux le temps de vaincre là-haut avant de la retourner contre un autre ennemi. Mais les généraux qui combattaient avec un si stérile acharnement sur les plateaux venaient d'apprendre presque aussitôt que lui l'arrivée des Prussiens. Le bruit s'en répandait parmi des soldats déjà fatigués de neuf heures de lutte, rebutés par une -résistance qu'ils n'avaient rencontrée nulle part dans leurs anciennes guerres. Absents de leur empereur, voyant tomber le jour, et n'apercevant pour prix de leur victoire sur les Anglais que de nouvelles armées à traverser ou à vaincre derrière eux dans la nuit, ils attendaient à tout instant le rappel de Napoléon ils sentaient l'ardeur des Anglais redoubler avec la certitude d'être bientôt renforcés par les Prussiens. Les réserves de cavalerie de la garde royale anglaise, jusque-là conservées comme une dernière ressource par Wellington, chargèrent avec l'énergie et la vigueur d'une armée qui a retrempé ses forces dans le repos et dans l'espérance. Wellington lui-même montait un huitième cheval, mettait le sabre à la main et chargeait comme un soldat au milieu de ses plus indomptables cavaliers. Onze de ses généraux sur vingt-deux qui commandaient le matin sous lui étaient morts et couchés sous leur manteau au bord de la route de Bruxelles. Les nôtres se regardaient, s'interrogeaient d'un regard inquiet, se disant en se tournant du côté où ils avaient laissé l'empereur « Mais qu'attend-il ? que veut donc cet homme ! Son génie s'est-il éclipsé en lui ? Sa tête s'est-elle perdue ? » Quand une armée en est là, il n'y a plus que la personne, la voix, l'héroïsme de son chef qui puisse lui rendre sa confiance. Le murmure dans le feu est le présage de la défaite. Napoléon ne parut pas.

 

LI

Wellington reparut à la tête du 42e et du 95e régiment de sa cavalerie, et fondant sur le flanc des chasseurs de la garde impériale, il les enfonce et les poursuit le sabre dans les reins. Cette charge irrésistible de deux régiments frais sur une troupe qui se rompt et se disperse est le signal d'un ébranlement général sur notre front. L'armée anglaise pousse trois hurrah, s'avance en cinq colonnes, avec son artillerie dans les intervalles, sur l'armée de Ney, qui redescend en lambeaux des hauteurs pour reprendre ses premières positions. En même temps la cavalerie anglaise en une seule masse est précipitée par Wellington sur notre ligne à peine reformée. Deux brigades la traversent et vont écraser sous leur poids la cavalerie française encore intacte sur la gauche pour surveiller les Prussiens. Blücher, s'avançant en tumulte, replie de position en position l'armée de d'Erlon jusque vers Waterloo il menace de couper la retraite à la garde impériale et à Ney. L'instinct de la défaite saisit l'armée, un cri de « Sauve qui peut » jeté par des hommes démoralisés fait croire aux soldats qu'ils sont trahis. Ils se débandent et se précipitent en masses confuses pour regagner le campement du matin. La voix des officiers, les reproches des généraux, la vue même de leur empereur devant qui ils passent en courant, ne peuvent les retenir. Les collines du Mont-Saint-Jean sont couvertes de leurs débris.

Napoléon voit revenir en lambeaux cette armée, son seul espoir quelques heures auparavant. « Tout est perdu ! » s'écrie-t-il. Il contemple un moment ce désastre, pâlit, balbutie, verse des larmes, les premières qu'il ait versées sur un champ de bataille, presse enfin les flancs de son cheval, et s'élance lui-même pour tenter de rallier ses soldats. Leur courant, sourd à sa voix, l'entraîne lui-même. Le canon de Wellington couvre ses paroles. Les boulets du Mont-Saint-Jean, la cavalerie de Wellington, les canons de Blücher, qui portent déjà jusque sur la route, précipitent ces vagues d'hommes comme un torrent ; la nuit tombe et le dérobe aux regards et aux reproches de ses soldats.

Bientôt les Prussiens gravissent jusque sur la hauteur de Planchenoit que l'armée avait le matin derrière elle. A cette vue, les corps encore intacts, qui se sentent coupés, abandonnent leurs drapeaux pour chercher leur salut personnel dans la fuite. Personne ne commande, personne n'obéit. Le major général lui-même, abandonné de l'armée, l'abandonne au hasard de sa fuite. La route de la Sambre allait être interceptée par Blücher, tous le voyaient ; l'instinct du salut individuel, ce seul sens des armées qui, en perdant leur cohésion, semblent avoir tout perdu, chassait tout lé monde pêle-mêle vers ce fleuve.

Quelques corps de la garde impériale tentaient seuls, çà. et là, une résistance courte et désespérée. Le canon des Prussiens brisait leurs derniers carrés dans la plaine ; la cavalerie de Wellington, fondant sur leurs pas des hauteurs, sabrait sous leurs yeux les bandes éparses. Des régiments entiers jetaient leurs armes et leurs havresacs, les canonniers coupaient les traits de leurs chevaux, et laissaient leurs pièces dans les ravins, les soldats des équipages abandonnaient leurs voitures ou s'en servaient pour fuir, à travers champs, vers Charleroi. Un seul régiment de la vieille garde, le. 1er, commandé par le général Cambronne, un des commandants des grenadiers de la garde de l'empereur à l'île d'Elbe, couvrait encore cette fuite d'une intrépide arrière-garde contre la cavalerie anglaise. Ses feux de file tenaient à distance deux armées lassées de tenir après la victoire. Les Prussiens et les Anglais pressaient de trois côtés ces deux bataillons, admirant et plaignant leur inutile sacrifice. Ils suspendent le feu de leur artillerie légère et les charges de leurs escadrons sur ce bloc de héros. Ils envoient des parlementaires au général Cambronne pour lui proposer de déposer les armes. Le général, déjà frappé de six coups de sabre dans la retraite, répond par une de ces trivialités sublimes de sens, cyniques d'expression, que le soldat comprend, et que les historiens traduisent plus tard en phrase de parade ; puériles légendes quand l'héroïsme est dans l'acte et non dans le mot. Le général Cambronne et son régiment refusent toute capitulation et toute pitié de l'ennemi. Ils laissent démolir ces derniers carrés solides par le canon. Ils ralentissaient ainsi un moment la poursuite, et donnaient le temps à l'empereur lui-même de se faire jour à travers la foule vers la tête de l'armée.

 

LII

La nuit tombante le dérobait, lui et son état-major, aux regards des Anglais et des Prussiens si près de lui. En arrivant sur la route encombrée, à la, hauteur de ces derniers carrés de sa garde, Napoléon est tenté de s'ensevelir avec Cambronne dans ce dernier sillon du champ de bataille. Il tourne la bride de son cheval vers cette poignée de braves, suivi de Soult, de Flahaut, de Labédoyère, de Bertrand, de Drouot, de Gourgaud, qui l'ont rejoint et qui lui ouvrent le sabre à la main un difficile passage à travers la déroute. Le carré se déploie devant lui, il le salue encore d'un triste et dernier cri de « Vive l'empereur p Sublime adieu de l'armée répondant en face de la mort à l'adieu de Fontainebleau.

Morne et silencieux, l'empereur semble résigné et attendre là le boulet qu'il avait vainement prédit à Arcis-sur-Aube, et qui pouvait seul absoudre et illustrer sa dernière faute contre sa patrie. La masse épaisse des fuyards, débouchant de toutes les collines et de toutes les gorges de Waterloo vers ce bas-fond, et interposée à ce confluent entre la cavalerie anglaise et la garde, embarrassait l'ennemi. Les régiments de grosse cavalerie de Wellington ne pouvaient la traverser ; ils refoulaient pesamment devant eux ces masses désarmées, comme un troupeau qui se laisse écraser par le pied des chevaux faute d'espace pour se répandre.

L'empereur aperçoit devant lui quelques pièces d'artillerie française abandonnées et renversées sur le bord de la route.. « Relevez et faites tirer ces pièces, » dit-il à Gourgaud. Et Gourgaud obéit, aidé par les grenadiers de la garde. Il place quelques canons en batterie et fait feu sur la cavalerie anglaise. Ce furent les derniers boulets de la 'bataille. Un de ces boulets emporte la cuisse du général Uxbridge, qui commandait ces régiments et qui avait échappé jusque-là à toute blessure, au milieu d'un carnage de douze heures. Il tomba le douzième des généraux anglais frappés dans la journée. Sa chute et son sang consternent et suspendent un moment la poursuite. Sa cavalerie, brûlant de le venger, se ranime à la charge. L'empereur ordonne de reformer le carré et pousse son cheval pour se jeter dans les rangs. Soult avec plus de sang-froid saisit la bride et retient le cheval. « Ah ! Sire, l'ennemi n'est-il pas déjà assez heureux ? » Bertrand, Drouot, Flahaut, Labédoyère, conjurent Napoléon de ne pas livrer dans sa personne l'armée et la France à la mort ou à la captivité. Il cède et renonce à la mort du héros pour les hasards d'une destinée tranchée avec ses derniers bataillons. La tombe était là, avait dit Jérôme. Vivre, pour lui, ce n'était plus que déchoir. Les hommes qui meurent à leur sommet, même au sommet de leurs revers, laissent une pitié qui double leur gloire. Il avait montré trois fois qu'il n'était pas de ces hommes, à Moscou, à Fontainebleau, à Waterloo. Il s'obstina à vivre et à espérer quand la gloire était de désespérer. Sainte-Hélène l'attendait avec ses petitesses et ses langueurs pour le punir de s'être trompé de mort.

Cambronne tomba avec tous les soldats de son régiment sous la mitraille et sous le sabre de l'ennemi, pour donner quelques minutes de plus à la fuite de Napoléon et l'immortalité à la garde impériale. La cavalerie ne passa que sur des cadavres ou sur des blessés. Les paysans le lendemain ne relevèrent que des corps mutilés de ce champ de mort. Ce furent les Thermopyles de la garde.

 

LIII

La lune, funeste a ceux qui fuyaient, se leva pour éclairer la poursuite ; les deux armées anglaise et prussienne se confondirent au confluent où Cambronne seul retardait leur jonction, au pied des hauteurs de la Belle-Alliance. Wellington et Blücher, l'un vainqueur épuisé par treize heures de sang et de feu, l'autre brûlant d'achever la victoire à laquelle il n'avait concouru que de loin, se rencontrèrent sur la place même où Napoléon avait couché la dernière nuit et planté sa tente, sur le plateau de Rossomme. Les deux généraux descendirent de cheval et s'embrassèrent, en se renvoyant modestement l'un à l'autre la gloire de la journée. Elle reste à Wellington, qui avait tout affronté, tout supporté et tout accompli dans cette rude journée. Blücher n'avait fait que paraître, et encore avait-il paru tard. Mais sa présence rendait toute retraite de Napoléon impossible. Wellington avait la victoire, Blücher la déroute. Il s'en chargea. « Mes braves soldats, lui dit le généralissime anglais, sont épuisés de sang, de forces et de fatigues. Ils combattent depuis treize heures. Je voudrais les épargner, ce sont mes enfants ; ils ont fait des miracles n Blücher, à ce mot, prenant les mains du général, et les serrant dans les siennes en les arrosant de larmes d'admiration, lui répond de la nuit et prend la responsabilité de la poursuite. Il convoque tous ses chefs de corps, et leur ordonne de lancer jusqu'au dernier homme et au dernier cheval de son armée contre la France. « Enfants ! s'écrie-t-il en remontant à cheval et en faisant défiler devant lui ses régiments, que cette nuit achève l'ennemi, pour que le soleil, en se levant demain, ne nous montre plus que la route libre vers Paris ! »

Wellington redescend des plateaux, va arrêter son armée, et lui fait pousser trois acclamations de victoire avant de faire halte. Quinze mille morts, dix mille prisonniers, cent pièces de canon, étaient déjà la part de Wellington à Waterloo. Blücher allait compléter le reste. Napoléon, qui ne savait pas vaincre à demi, ne savait non plus rien sauver de la défaite. On pleure en décrivant de tels désastres ; mais l'histoire qui ment ne fait qu'ajouter la honte au revers. La France n'a pas besoin de mensonge dans sa gloire. Un homme avait tout perdu. L'armée, coupée par son imprudence, fuyait dans les ténèbres en se demandant s'il était mort ou prisonnier.

 

LIV

Sous le canon des Prussiens et sous le sabre de la cavalerie légère de Blücher, un immense courant de soldats débandés, de généraux sans corps, d'officiers sans troupes, de chevaux sans cavaliers, de bagages, d'équipages, de caissons défoncés, entraînait tout, et s'entraînait lui-même sur la route et à travers les campagnes qui séparent par deux lieues de collines et de plaines Waterloo de Jemmapes.

Napoléon, dérobé aux regards par la nuit, suivait lui-même ce torrent et s'efforçait de le devancer. Reconnu de temps en temps à la blancheur de son cheval, et la couleur grise de son manteau, et à l'éclat des uniformes de sa faible escorte de généraux, les soldats se disaient à voix basse « C'est lui ! voilà l'empereur ! il n'est pas mort ! » Et ils respectaient par leur silence le deuil de son âme et l'humiliation de son revers.

Un paysan belge qui servait de guide à Napoléon et à son état-major engouffra à la fois toute l'armée sur ses traces dans l'étroit défilé d'un seul pont pour traverser la Dyle, tandis que plusieurs autres passages très-rapprochés auraient fait franchir la rivière à toute l'armée. Les Prussiens, qui la serraient de près, la foudroyèrent sur ce pont, et s'emparèrent de soixante pièces de canon qui tentaient de la défendre. Le général français Duhesme y tomba, à l'arrière-garde, sous le sabre d'un hussard de Brunswick. « Notre duc est mort hier en combattant contre toi, dit le hussard à Duhesme en lui perçant la poitrine de la pointe de son arme, ton sang pour le sien ! »

L'empereur eut peine à franchir lui-même ce pont avec sa suite ; tous ses équipages et sa voiture, qui contenait son épée et son chapeau de commandant, tombent dans les mains du général Ziethen, et deviennent les trophées de Blücher. Plusieurs officiers et des soldats préférèrent la mort la captivité, et se fusillèrent entre eux pour échapper dans la mort volontaire à la honte de la déroute. Neuf fois, pendant cette nuit, les restes de l'armée tentèrent de résister et d'établir leurs bivouacs sur des points faciles à défendre, neuf fois les Prussiens, animés par Blücher, fondirent sur ces retranchements, et dispersèrent ces masses sans chefs et presque sans armes. Le général Pelet et quelques autres généraux couvraient seuls, avec quelques centaines de braves grenadiers, la route contre les charges de la cavalerie. La nuit ne fut ni assez profonde ni assez longue pour soustraire nos malheureux soldats à la mort. De cent vingt mille hommes qui avaient passé la Sambre quatre jours auparavant, quarante mille à peine la repassèrent avant le jour.

Napoléon, dégagé enfin après le pont de Jemmapes de la foule qui ralentissait sa course, traversa, sans être reconnu, Charleroi, encombré déjà de fuyards et de blessés. Il ne s'arrêta qu'à une lieue de cette ville, au-delà d'un pont sur la Sambre. Il descendit de cheval, et prit pour la première fois depuis le matin quelque nourriture. Pendant qu'il réparait ses forces épuisées, il délibéra un moment avec ses officiers sur le parti qu'il lui restait à prendre. Rester à l'armée, en recueillir les débris, rappeler Grouchy, faire lever derrière lui le Nord et Paris, évoquer le patriotisme jusqu'au désespoir, résister partout, se replier lentement sur sa capitale, en y concentrant des moyens de défense qui disputeraient le cœur du territoire ou qui arracheraient un traité à la coalition tel était le parti conseillé par l'héroïsme du soldat, et conseillé énergiquement par Flahaut et Labédoyère. Abandonner son armée à son sort., précéder à Paris le bruit de sa défaite, surprendre l'Assemblée des représentants, étonner et devancer les factions promptes à naître, dissoudre la chambre, saisir une nouvelle dictature, disputer l'empire en livrant le sol, s'occuper de son règne et non des frontières tel était l'instinct qui le précipitait vers Paris, comme après Moscou, comme après Leipzig, comme après Soissons et Reims en 1814. Aucune considération, aucune prédiction de ses jeunes officiers ne purent prévaloir dans ce rapide conseil sur sa nature. Il vit le trône au lieu de voir le salut de l'indépendance nationale et de son armée. Les Prussiens, déjà en vue de l'autre côté du pont, étaient à peine un moment contenus par les généraux Petit et Pelet, de Morvan, à la tête de deux bataillons de différentes armes, couvrant la personne de leur empereur. Il monta, comme à Arcis-sur-Aube, dans une calèche de poste délabrée, caché par des rideaux de cuir aux regards des soldats qui couvraient la route et des paysans qui contemplaient la déroute, au bruit du canon de Blücher qui forçait le pont de la Sambre et qui profanait la frontière. Les chevaux, moins rapides que sa pensée, l'emportèrent au galop vers Paris par Philippeville.

 

LV

Telle fut la bataille de Waterloo, perdue non par l'armée, qui ne fut jamais plus infatigable, plus dévouée et plus intrépide, mais par quatre fautes la lenteur de Ney l'avant-veille à occuper les Quatre-Bras l'indécision de Grouchy à marcher au canon de la bataille en négligeant Wavres ; la trop grande distance laissée par Napoléon entre son armée et son aile droite, commandée par Grouchy enfin, et surtout, la perte de sept heures de jour par Napoléon, le matin de la bataille, en face de Wellington, heures qui donnaient aux Prussiens le temps d'arriver sur le champ de bataille, et à l'armée française un second ennemi sur ses flancs avant d'avoir vaincu le premier. De ces quatre fautes, deux appartiennent aux lieutenants de l'empereur, deux à lui-même, aucune à ses troupes. On ne reconnaît son génie et sa résolution, ni quand il se sépare d'un tiers de son armée par un espace immense et inconnu sur sa droite, sans communication même verbale avec cette aile, ni quand il hésite jusqu'à onze heures du matin à monter à l'assaut du Mont-Saint-Jean, et à dérober à Wellington l'espoir d'être rallié par les Prussiens déjà en vue à l'horizon, mais encore à trois heures du champ de bataille. Il laisse Ney, à moitié vainqueur sur le revers du. Mont-Saint-Jean, attendre trois heures la masse de l'armée et la garde impériale, au lieu de profiter de la brèche ouverte par le maréchal dans l'armée anglaise, d'y précipiter son centre et sa réserve, et de balayer Wellington, résistant à peine, avant que Blücher soit en mesure de prévenir la déroute des Anglais. Enfin on ne reconnaît pas son impulsion décisive au coup de feu des batailles, dans son immobilité de dix heures au plateau de Rossomme et dans son inertie impassible sous le pli du ravin du Mont-Saint-Jean, pendant que son armée s'immolait tout entière en montant à la brèche ouverte par Ney, et qu'elle n'attendait que la présence et l'exemple de son empereur pour s'élever au-dessus d'elle-même et du destin. Une seule de ces fautes suffisait pour perdre une armée ordinaire toutes réunies perdirent l'armée française. Ajoutons, pour être juste, que Wellington et son armée égalèrent par l'intrépidité les premiers généraux et les premiers soldats de la France. Le général anglais eut le vrai génie des luttes désespérées, la résolution de ne pas être vaincu. Ses troupes eurent le vrai génie de la défensive, l'obéissance passive jusqu'à la mort. Les Écossais couvrirent, sans reculer d'un pas, la place où on leur avait dit de mourir.

Pourquoi ces défaillances du génie militaire de Napoléon le jour où son destin se tranche par cette épée qui avait vaincu le monde ? Pourquoi n'est-il plus l'homme de Marengo et d'Austerlitz ? C'est qu'on tire avec tremblement son dernier sort de l'urne du destin, c'est qu'il sentait derrière lui une patrie violée, trois mois auparavant, par son ambition de régner, patrie à laquelle il devait en réparation la victoire et devant laquelle il tremblait de reparaître vaincu. C'est qu'il était adossé à un abîme et que son âme, partagée entre son rôle de général et son rôle de souverain, lui fit manquer à la fois l'un et l'autre. C'était écrit, a-t-il dit plus tard en revenant avec amertume sur cette chute. Oui, c'était écrit dans sa faute ! Oui, la chute était écrite dans le précipice qu'il avait creusé lui-même en soulevant l'armée contre le pays, et en n'ayant à jouer contre l'Europe et contre la France à la fois que cette armée unique qu'il tremblait de perdre, et qu'il perdit pour n'avoir pas osé la risquer sur les pas de Ney. Il ne com- battit jamais pendant toute cette journée qu'avec le quart, le tiers, la moitié de ses forces, attendant, suspendant, lançant et retenant à la fois ses colonnes, envoyant une à une ses ailes, ses avant-gardes, son centre, sa cavalerie, ses réserves, sa garde impériale enfin, comme autant de vagues isolées, se ruer, se briser, s'user, se fondre contre l'écueil de feu du Mont-Saint-Jean, que ses forces réunies auraient submergé, sans aucun doute, avant l'arrivée de Blücher, s'il avait commencé la bataille avec le jour et donné à son attaque le poids de son armée entière, l'éclair de son coup d'œil et l'impulsion de sa présence. Il fut vaincu sans pouvoir s'expliquer à lui-même sa défaite et en la rejetant sur la trahison. Il ne fut trahi que par son génie. Vingt mille cadavres de ses généraux, de ses officiers et de ses soldats attestent la fidélité jusqu'à la mort. Ces braves ne manquèrent point à l'homme, l'homme leur manqua. Waterloo ne reste pas dans' l'histoire comme une défaillance de l'armée française, mais comme une défaillance de son chef. L'armée ne fut pas vaincue, mais sacrifiée. Aussi, à l'inverse des journées historiques qui élèvent ou diminuent un peuple, la défaite de Waterloo compte dans la gloire de la patrie autant qu'un triomphe. L'Europe n'en redouta pas moins des soldats qui savaient ainsi mourir et une armée qui s'ensevelissait dans son sang. Pour le monde ce fut une terreur de notre nom ; pour la France ce fut un deuil, non une humiliation ; pour Napoléon seul ce fut une bataille follement aventurée, mollement conduite, une mêlée livrée à elle-même, une fortune cherchée à tâtons dans un déluge de sang, une renommée éclipsée, une gloire éteinte, une patrie livrée, un empire perdu. Voilà Waterloo ! La postérité n'en demandera pas compte à la France, mais à Napoléon.

 

LVI

Après cette défaite, rien ne restait indécis dans les événements la victoire avait prononcé. La guerre commençait et finissait dans une seule journée ; car, derrière Napoléon, il n'y avait plus d'armée, et derrière -les débris de 'cette armée fuyant vers la France, il n'y avait plus de peuple. Ce n'était pas le peuple qui avait rappelé Napoléon et qui avait fait de sa cause sa cause ; c'était Napoléon qui avait embauché l'armée avec le prestige de sa gloire et qui en avait fait l'enjeu de sa seconde fortune. Cette armée détruite, la nation affligée, dévastée, affaissée, mais immobile, restait, pour ainsi dire, à la fois spectatrice du désastre et la proie du vainqueur. La guerre était finie avec la cause de l'homme dans l'intérêt de qui elle avait été intentée. La nation n'avait plus qu'à en subir les désastres et à expier, innocente, la faiblesse qu'elle avait eue de céder à la violence des prétoriens de l'île d'Elbe, et de se laisser jouer, elle, ses lois, sa paix, sa charte et son gouvernement contre l'ambition et la gloire de Napoléon.

Aussi jetterons-nous à peine les yeux sur les impuissantes résistances dont les faibles détachements de Suchet, de Lecourbe, de Rapp, de Grouchy lui-même, essayèrent à peine de ralentir le débordement d'un million d'hommes que la Sambre, le Rhin, les Alpes versaient de nouveau sur le Nord, les Vosges, l'Alsace, le Jura, Lyon, la Bourgogne et les plaines de Paris. Le sort de la France était décidé, celui des Bourbons n'était pas douteux, celui de Napoléon seul était incertain encore. Il fuyait la nuit vers sa capitale, versant des larmes, regrettant de vivre, aspirant encore à régner, assourdi du bruit des canons de Waterloo, étourdi de sa chute, y croyant à peine, roulant dans son cœur et dans son esprit toutes les péripéties, toutes les vicissitudes, toutes les humiliations, tous les découragements, toutes les espérances, toutes les défaillances et tous les retours de sa fortune et de ses pensées.