14 juin. — Ordre du
jour de l'empereur à son armée. — Ses dispositions. — Position des armées
anglaise et prussienne. — Plan de Napoléon. — 15 juin. — L'armée passe la
frontière. — Marche du général Gérard sur Charleroi. — Défection de Bourmont.
— Passage de la Sambre. — Entrée de Napoléon à Charleroi. — Arrivée de Ney. —
Combat contre les Prussiens. — Nouvelles dispositions de l'armée française. —
16 juin. — Ordres à Ney. — Napoléon rencontre Blücher au-delà de Fleurus. —
Nouveaux ordres. — Bataille de Ligny. — Inaction de Wellington a Bruxelles
jusqu'au 15. — Combat des Quatre-Bras. — Double mouvement de Drouet d'Erlon.
— Défiances de l'armée française. — Ordre de Napoléon à Ney. — 17 juin. —
Marche de l'empereur contre les Anglais. — Nouveaux ordres. — Grouchy
poursuit les Prussiens et s'arrête à Gembloux. — Napoléon aux Quatre-Bras. —
Rencontre de l'empereur et de Ney. — Champ de bataille de Waterloo. —
Napoléon s'arrête à Planchenoit. — Ses dispositions. — Premier ordre à
Grouchy. — 18 juin. — Marche de l'armée française contre les Anglais. —
Enthousiasme de l'armée à la vue de Napoléon. — Situation respective des
armées française et anglaise. — Deuxième ordre à Grouchy. — Attaque contre
l'armée anglaise. — Assaut et combat d'Hougoumont. — Attaque de Ney contre le
centre des Anglais au mont Saint-Jean. — Prise de la Haie Sainte. —
Apparition de l'armée de Bülow sur la droite de Napoléon. — Troisième ordre à
Grouchy. — Prise d'une partie du mont Saint-Jean. — Panique de l'armée
anglaise. — Résistance de Wellington. — Charge de la cavalerie anglaise sur
l'artillerie de Ney. — Charge des
cuirassiers de Milhaud sur le plateau du mont Saint-Jean. — Espérance de
victoire. — Fuite des paysans et des blessés vers Bruxelles. — Panique de
Bruxelles. — Situation de la bataille. — Inaction du maréchal Grouchy. — Sa
marche sur Wavres. — Arrivée de Bülow à Saint-Lambert. — Combat de
Planchenoit. — Charge de la cavalerie française contre les Anglais. — Assaut
de la garde. — Arrivée de Blücher. — Abattement de Napoléon. — Déroute de
l'armée française. — Conclusion.
I Napoléon
ne voulut pas laisser retomber l'enthousiasme que sa présence répandait
toujours dans ses camps. Son apparition signifiait de tout temps pour eux une
bataille et une victoire. Il apportait de Paris à ses soldats un de ces
ordres du jour qu'il dictait d'avance à ses chefs d'état-major, et qui
étaient son dialogue avec ses armées. Nul ne savait mieux la langue de ces
harangues écrites qui donnent le mot d'ordre aux grands rassemblements
disciplinés. Son nom d'ailleurs leur imprimait l'avenir. Il faisait aussi
coïncider, avec un soin superstitieux, le jour de son arrivée à l'armée, et
des combats qu'il voulait livrer, avec un de ces anniversaires de ces grandes
batailles qui étaient l'Iliade de ses camps, comme s'il eût voulu sommer
aussi la fortune d'être fidèle à elle-même, en lui donnant une victoire de
plus le jour où elle l'avait fait déjà vainqueur. « Soldats
! disaient ces ordres du jour, c'est aujourd'hui l'anniversaire de Marengo et
de Friedland, qui décida deux fois du destin de l'Europe ; alors, comme après
Austerlitz, après Wagram, nous fûmes généreux ! nous crûmes aux protestations
et aux serments des princes que nous laissions sur le trône aujourd'hui
cependant, coalisés entre eux, ils en veulent à l'indépendance et aux droits
les plus sacrés de la France ; ils ont commencé la plus injuste des
agressions ; marchons donc à leur rencontre Eux et nous, ne sommes-nous pas
les mêmes hommes ? « Soldats
! à Iéna, contre ces mêmes Prussiens, aujourd'hui si arrogants, vous étiez un
contre trois ! à Montmirail un contre six « Les
Saxons, les Belges, les Hanovriens, les soldats de la confédération-du Rhin
gémissent d'être obligés de prêter leurs bras à la cause des princes ennemis
de la justice et des droits de tous les peuples ils savent que cette
coalition est insatiable après avoir dévoré douze millions de Polonais, douze
millions d'Italiens, un million de Saxons, six millions de Belges, elle devra
dévorer ces États de second ordre de l'Allemagne. « Les
insensés !... Un moment de prospérité les aveugle, l'oppression et
l'humiliation du peuple français sont hors de leur pouvoir. S'ils entrent en
France, ils y trouveront leur tombeau « Soldats
nous avons des marches forcées à faire, des batailles à livrer, des périls à
courir ; mais avec la constance, la victoire sera à nous ; les droits,
l'honneur et le bonheur de la patrie seront reconquis. « Pour
tout Français qui a du cœur, le moment est arrivé de vaincre ou de
périr ! » II L'armée
répéta avec un intrépide enthousiasme ces paroles. Plus elle se sentait
isolée en France, plus elle se sentait fière de combattre seule pour la
patrie qu'elle voulait venger, pour l'empereur qu'elle avait couronné malgré
la France. Elle brûlait de racheter sa faute par la victoire. Elle aurait
défié la coalition entière devant elle. Vieux et jeunes soldats n'avaient
qu'une âme. Ce n'était plus le courage de l'espérance que Napoléon avait
soufflé à ces premières bandes en Italie, en Égypte, en Allemagne, c'était le
courage moins bruyant, mais plus résolu du désespoir. Les généraux et les
officiers calculaient seuls le nombre des ennemis qu'ils allaient avoir à
combattre, les soldats ne comptaient pas. Ils avaient oublié 1812, 1813, 1814
; le nom de l'empereur effaçait pour eux tous les souvenirs. Ils croyaient
que l'exil lui avait rendu l'invincibilité. Ce n'était plus à leurs yeux
l'homme de Moscou, de Leipzig, de Fontainebleau, c'était l'homme de Marengo
et d'Austerlitz ; ils étaient sûrs d'insérer un nom immortel de plus dans ce
catalogue des journées de l'empire. Mais
les plus grands de ses lieutenants accoutumés manquaient à Napoléon. Presque
tous ses corps d'armée étaient commandés par des généraux braves, illustres,
mais de seconde ligne. Les noms des chefs ne fascinaient plus l'imagination
des troupes. Le maréchal Soult, il est vrai, était avec l'empereur, mais son
nom inspirait autant de défiance que de respect aux officiers supérieurs de
l'armée ; la Restauration l'avait altéré. Il n'y avait plus de maréchaux à la
tête des corps, à l'exception de Grouchy, jeune de grade. Napoléon le sentit
bien. Il appela Ney, retiré et mécontent dans sa terre des Coudreaux, et
Mortier. Il
donna à Mortier le commandement des vingt mille hommes de sa garde impériale.
Les autres maréchaux étaient vieillis, désaffectionnés ou usés par la guerre.
L'empereur ne leur pardonnait pas l'amortissement de leur ardeur dans les
dernières années. « Ils n'en veulent plus, s'écriait-il, il leur faut
maintenant des hôtels somptueux, des lits de duvet au lieu de la paille de
nos bivouacs il faut les remplacer par de plus jeunes que je n'aie pas encore
enrichis. » Il oubliait qu'on ne refait pas une époque. La première
génération de la guerre sortie de la Révolution était fauchée. Ney et Mortier
arrivèrent en même temps que lui au quartier général Mortier, intrépide et
froid comme le devoir Ney, combattu entre son ardeur et ses repentirs,
toujours le premier soldat de l'armée française, mais plus propre désormais
par l'inquiétude de son cœur à se précipiter dans la mort qu'a assurer la
victoire. Les
deux armées ennemies que Napoléon avait devant lui étaient, comme nous
l'avons vu plus haut, à gauche, l'armée de lord Wellington, forte d'environ
cent mille hommes, commandée sous lui par le prince d'Orange, lord Hill, lord
Uxbridge. L'armée
prussienne de Blücher, d'environ cent trente mille hommes, sous les généraux
Ziethen, Pirch, Thielman et Bülow. Ces
deux armées, réunissant ainsi deux cent trente mille hommes contre cent vingt
mille, n'étaient nullement prêtes au combat le 14 juin. Elles avaient entre
elles deux une distance de plusieurs lieues. Elles attendaient avec une
certaine négligence que les autres armées de la coalition et la réserve russe
fussent en ligne, et que l'entrée des Autrichiens de Schwartzenberg en France
leur donnât le signal d'avancer. Elles ne soupçonnaient pas les projets de
l'empereur, elles ignoraient son départ de Paris et sa présence à Avesnes.
Rien ne remuait devant elles dans les cantonnements français ; elles
croyaient avoir des jours nombreux à compter avant d'agir. Elles n'étaient
concentrées ni pour la marche ni pour le combat. Cette ignorance profonde ou
étaient les deux armées prussienne et anglaise, deux jours avant la bataille,
atteste que le secret des plans.de l'empereur et de son cabinet n'avait pas
transpiré, et que Fouché, qui se préparait en cas de revers à livrer l'homme
dans Napoléon, ne livrait pas du moins en lui le général et le sang des
soldats de la France. C'est la vérité. III Napoléon,
qui avait tout conçu à Paris, se confirma dans la justesse de ses conceptions
militaires en se rapprochant du champ de bataille. La négligence et la
dissémination des corps d'armée de Wellington, qui avaient besoin de deux ou
trois jours pour se- concentrer sur sa gauche, donnait à l'empereur le temps
strictement nécessaire pour aborder, combattre et refouler l'armée de Blücher
avant que l'armée anglaise fût à portée du premier combat. Le caractère
impétueux, téméraire et l'aventureuse intrépidité de Blücher, qualités
précieuses dans un général d'avant-garde, funestes dans un général
manœuvrier, servaient dans cette circonstance l'empereur. Il pressentait,
d'après ce caractère de Blücher, que l'armée prussienne, emportée par la
fougue de son chef, manquerait de prudence, ne se replierait pas, sans
combattre, sur Wellington, et qu'elle accepterait seule une bataille, à force
égale ou même inférieure, plutôt que de paraître hésiter et temporiser devant
les Français. Le génie lent, sûr et temporisateur de Wellington, au
contraire, le rassurait du côté des Anglais. L'empereur était certain, par
les renseignements de ses espions en Belgique, que ce général ne
s'aventurerait pas au secours de Blücher avant d'avoir rassemblé, concentré
et disposé tous ses corps épars. Il lui fallait plus de quarante-huit heures
pour cette concentration, plus de deux marches pour traverser obliquement les
seize lieues qui séparaient Bruxelles du quartier général de Blücher. C'était
le temps de deux victoires et d'une campagne pour le génie improvisateur de
Napoléon. La fortune lui livrait dès le premier jour la manœuvre qu'il
affectionnait par-dessus toutes les autres et qu'il avait employée dans
toutes ses guerres, l'irruption soudaine avec ses forces réunies au centre de
l'armée ennemie, comme pour la séparer en deux tronçons, et l'écraser de ses
deux bras pendant qu'elle ne lui résiste qu'avec un seul. Mais ce coup
d'audace désespérée, qui lui réussissait presque toujours, exigeait des
troupes aguerries, solides, imperturbables comme lui-même sous un double feu.
Il les avait, cette fois, dans cette grande armée toute d'élite et dont
chaque bataillon avait une âme égale aux extrémités de cette suprême lutte il
n'hésita donc pas un jour. IV Le 13
juin, une heure après son arrivée à Avesnes, les officiers d'état-major
coururent et distribuèrent aux différents chefs de corps de la grande armée
l'ordre de s'ébranler et de se porter sur les différentes positions de
l'extrême frontière et d'y camper. C'était le prélude du mouvement l'empereur
lui-même se rapprochant du centre de sa ligne, transporta le soir du 1 son
quartier général à Beaumont. Il donna de là, dans la nuit, l'ordre général de
mouvement à chaque corps et à chaque division de l'armée. L'heure, la
direction et le but de chacun de ces mouvements avaient été calculés sur l.a
carte des distances au compas, et aux difficultés ou aux facilités de la
route ; en sorte que chaque corps, selon l'espace plus ou moins long qu'il
avait à franchir, partît du bivouac, à des heures différentes, pour appuyer
toujours les corps de droite et de gauche et pour arriver au même moment à la
même hauteur de route. Vaste ligne de bataille en marche, prête à combattre à
chaque pas qu'elle hasardait sur le sol ennemi. Le
général Gérard, en vertu de cet ordre de mouvement, devait partir le premier
des environs de Philippeville et converger vers Charleroi. Une éclatante
défection signala le premier pas de ce corps d'armée en avant. Le général
Bourmont commandait une des divisions de Gérard. Nous avons vu les
hésitations de cet ancien chef vendéen au moment ou le maréchal Ney, dont il
était le second, flottait lui-même à Lons-le-Saulnier entre son devoir et sa
faiblesse. Bourmont ne l'avait pas détourné avec assez de vertu de ce funeste
affaissement de son honneur. Cependant il avait quitté le maréchal pendant sa
marche sur Paris, rougissant de marcher ainsi contre la cause de ses
premières armes. Mais, après l'entrée de Bonaparte a Paris, Bourmont, un
moment indécis, avait sollicité de nouveau un commandement dans la grande
armée. Napoléon, qui se défiait de lui, non comme soldat, mais comme
royaliste, avait résisté. Les instances du maréchal Ney et les assurances de
Gérard, qui avaient répondu de lui à l'empereur, avaient surmonté ces
pressentiments de Napoléon. Bourmont
avait reçu le commandement de la troisième division de Gérard. Sans doute il
était trop brave pour avoir prémédité dans ce commandement la pensée d'une
trahison, mais son indécision l'avait jeté, comme elle avait jeté Ney deux
mois auparavant, dans une de ces situations ambiguës plus fortes que les
caractères faibles, où le cœur est d'un côté, l'honneur de l'autre, et où
l'homme manque aux deux à la fois et à lui-même, faute d'avoir tranché avec
énergie sa couleur et sa situation. Le repentir de son engagement dans la
cause de l'empereur saisit Bourmont à la vue de son ancien drapeau mêlé aux
drapeaux de la coalition. Il frémit d'être confondu par le roi qu'il avait
servi et par ses anciens compagnons de guerre vendéens avec les généraux de
Napoléon qui leur disputaient le sol et le trône. Il ne voulait pas trahir,
il déserta mais il déserta à l'ennemi, en face de l'ennemi. Une
telle défection, sans avoir l'intention de trahir, trahissait en effet, car
elle semait l'incertitude et le soupçon dans l'armée que Bourmont abandonnait
au moment de combattre. Elle faisait voir à chaque soldat un traître dans son
général, à chaque général un traître dans son compagnon d'armes, elle
ébranlait tout dans le camp français, elle encourageait tout dans le camp
ennemi, elle sonnait l'alarme ou la défiance dans tous les cœurs. Suivi
de l'adjudant commandant Clouet, officier d'un royalisme avoué, qui n'avait
ni les engagements personnels, ni les responsabilités de commandement de
Bourmont, du chef d'escadron Villoutreys, officier blessé par l'empereur, et
de ses trois aides de camp, Bourmont, accompagné, comme Dumouriez, d'une
escorte de cavaliers, sortit de son camp au lever du jour, le 14, comme pour
reconnaître l'ennemi. Parvenu à une certaine distance de ses colonnes, il
congédia son escorte, il remit au sous-officier qui la commandait des lettres
pour le général Gérard, et, s'élançant au galop vers les avant-postes
prussiens avec ses officiers, il disparut, aux yeux de son escorte étonnée,
derrière le rideau de la cavalerie prussienne. En quelques heures, Bourmont
rejoignit le général Blücher, contre lequel il manœuvrait le matin. On ne
l'accuse pas d'avoir communiqué l'ordre de marche de l'empereur dont il avait
connaissance comme commandant d'une division française, mais sa présence
seule avertissait assez Blücher du mouvement de Gérard sur Charleroi. Elle
prévenait les Prussiens contre toute surprise par le quatrième corps, elle
leur disait par ce mouvement partiel le mouvement général auquel il devait
correspondre, elle livrait quelques heures plus tôt la pensée de l'empereur à
l'ennemi. Blücher
accueillit Bourmont. Ce transfuge courut se présenter à Gand. Il y fut reçu
par les royalistes de la cour de Louis XVIII avec ombrage et froideur ; les uns
trouvant qu'il arrivait trop tôt pour son honneur, les autres trop tard pour
sa fidélité. Il y languit dans un isolement, première peine des actes qui ne
s'expliquent pas d'eux-mêmes. Il reconquit depuis la faveur des Bourbons, la
direction de l'armée, la victoire même à l'expédition d'Afrique, l'excuse, la
gloire, la grandeur, jamais l'estime. Son nom reste indécis devant l'histoire
entre une défaillance et une défection. V Gérard,
consterné en apprenant la désertion de Bourmont, courut haranguer ses troupes
ébranlées, et envoya avertir l'empereur d'un événement qui pouvait
déconcerter ses plans en les dévoilant. L'empereur, en effet, ordonna à
Gérard de suspendre son mouvement direct sur Charleroi et de se détourner
pour tromper Blücher. Cette première nuit fut tourmentée dans le camp de
l'empereur par le soupçon qui sème la panique dans l'imagination des troupes.
La journée du lendemain 15 effaça néanmoins ces mauvais pressentiments de
l'armée ; elle passa victorieusement la Sambre par toutes ses colonnes, sous
le feu des avant-postes prussiens partout refoulés, et s'élança au-delà de
Charleroi, emportée sur les collines de la Sambre qui servent d'étages au
plateau de Fleurus. L'empereur y entra avec la garde à onze heures. Reille et
d'Erlon, à la tête des deux autres corps, le précédaient. Le
maréchal Ney, arrivé de Paris au même moment que l'empereur à Charleroi,
reçut le commandement général de ces deux derniers corps formant environ
quarante mille hommes. L'empereur
ne donna que verbalement au maréchal Ney les instructions de porter son armée
à gauche, vers Frasnes et les Quatre-Bras, pour observer les mouvements du
duc de Wellington et prévenir sa jonction avec Blücher, pendant que
l'empereur conduirait la masse de la grande armée à droite, contre l'armée
des Prussiens, dès qu'il aurait reconnu ses positions ; et c'est à Frasnes
qu'il lui envoya le lendemain ses instructions définitives par M. de Flahaut. VI A peine
Ney l'avait-il quitté, que l'empereur lui-même, inquiet de l'immobilité de
son avant-garde sur les rampes de Fleurus, sortit à cheval de Charleroi,
suivi d'une partie de la garde impériale, pour décider la retraite trop lente
de Ziethen, qui retardait son mouvement sur Blücher. Arrivé aux plateaux, il
ordonne au général Lecourt de prendre les escadrons de service qui
l'escortaient et de balayer Ziethen. Lecourt obéit, lance ses escadrons,
disperse les dix mille Prussiens, mais tombe mort dans sa victoire. L'empereur
le regretta, et revint à pas lents à Charleroi presser de nouveau ses
dernières colonnes ralenties par le passage escarpé de la Sambre. Le jour
touchait à sa fin. Gérard, retardé par le contre-ordre qu'avait nécessité la
défection de Bourmont, arrivait à peine au-delà de la Sambre, et y prenait la
position indiquée. Napoléon, avant d'engager plus avant la grande armée sur
les collines et sur les plateaux de Fleurus, attendait des nouvelles du
maréchal Ney. VII Le
maréchal avait engagé son avant-garde avec un bataillon belge du prince
Bernard de Saxe-Weimar. Il se tint un moment en suspens par le bruit du canon
entendu vers Fleurus ; il arrêta ses colonnes pour les tenir à la portée de
l'empereur en cas de nécessité. Quand le canon s'était tu, il avait repris
son mouvement ; mais la nuit était arrivée, les troupes étaient lasses de
deux jours de marche. Ney se croyait sûr d'occuper les Quatre-Bras le
lendemain, il bivouaqua près de Gosselies. L'empereur
employa la nuit à Charleroi à introduire dans les relations de son état-major
avec ses 'différents corps d'armée une innovation, qui semblait devoir donner
plus d'unité à ses mouvements, mais qui enlevait quelque chose à la rapidité
de la communication des ordres sur le champ de bataille. Il divisa toute la
grande armée en trois masses, aile droite, aile gauche et centre, comme une
armée eu action. L'aile gauche, de quarante mille hommes, sous le maréchal
Ney, ayant sous lui Reille, d'Erlon pour l'infanterie, Kellermann et
Lefèvre-Desnouettes pour la cavalerie. L'aile droite sous le maréchal
Grouchy, secondé par Vandamme et Gérard pour l'infanterie, Excelmans, Pajol,
Milhaud pour la cavalerie. Enfin le centre, commandé par l'empereur lui-même,
avec Lobau, commandant d'infanterie, et vingt mille hommes environ de sa
garde impériale. Chacune de ces armées comptait à peu près quarante mille
combattants. Cette
mesure, qui paraissait naturelle et simple à l'ouverture d'une campagne où
chaque jour serait une action, relâcha les liens directs qui avaient resserré
jusque-là les rapports entre la tente de l'empereur et les divisions
secondaires de son armée. Elle mécontenta les généraux de ces divisions, en
les subordonnant à des maréchaux dont ils se sentaient les égaux et en leur
enlevant quelque chose de leur responsabilité et de leur gloire. Le 16,
à dix heures du matin seulement, l'empereur sortit de Charleroi, après avoir
envoyé l'ordre au maréchal Grouchy, commandant son aile droite, de marcher
sur la position de Sombref, et de s'y établir avec Vandamme et Gérard, ses
lieutenants. Informé en même temps du retard que Ney avait apporté la veille
à occuper les Quatre-Bras, il lui écrivit pour lui réitérer l'ordre de
s'emparer de cette position au plus vite, et de lancer de là des avant-gardes
sur la route de Bruxelles pour observer les mouvements de Wellington enfin de
couvrir l'espace entre les Quatre-Bras et Sombref, point où il dirigeait
Grouchy, et où il allait se concentrer lui-même à la fin du jour. Le 16,
à neuf heures du matin, avant de quitter Charleroi, l'empereur dicta à M. de
Flahaut, un de ses plus intimes et de ses plus braves aides de camp, une
instruction plus détaillée et plus confidentielle pour le maréchal Ney. Cette
instruction lui dévoilait la pensée de le faire avancer avec ses quarante
mille hommes sur Bruxelles, aussitôt que lui-même il aurait battu ou écarté
les Prussiens jusqu'à Gembloux. « Bruxelles,
lui disait-il, sera le gage de la campagne, cette capitale occupée
déconcertera Wellington et les Prussiens à la fois, l'armée anglaise flottera
séparée de Mons et d'Ostende. Préparez-vous, au premier mot que vous recevrez
de moi, à y lancer vos huit divisions selon le parti que -j'aurai pris demain,
peut-être ce soir, peut-être dans trois heures. » Ce parti dépendait, dans sa
pensée, du plus ou moins de solidité qu'il allait trouver dans les bataillons
de Blücher. Ces ordres ne parvinrent que vers midi au maréchal Ney. M. de
Flahaut partit. A peine était-il en route, que le maréchal Soult écrivit-de
nouveau à Ney par un autre officier, pour lui dire que Blücher était à Namur,
que ses dispositions faisaient craindre qu'il ne portât ses masses sur les
Quatre-Bras, et pour donner au maréchal la division de Kellermann comme
renfort, dans le cas où il aurait à résister à ces masses. On sent dans ces
ordres le tâtonnement d'une armée qui s'avance dans les ténèbres. Mais ni les
craintes de Soult sur la présence des Prussiens aux Quatre-Bras, ni les
espérances de l'empereur portées à Ney par Flahaut, n'étaient fondées.
Blücher, par sa rapidité et sa résolution, avait tout trompé. Parti de Namur
la veille, il avait pressenti l'empereur, concentré quatre-vingt mille hommes
sur Sombref, point de jonction, entrevu par lui, de Grouchy et de Napoléon. L'empereur,
en entrant à deux heures à Fleurus où ses avant-postes l'attendaient, fut
consterné de se voir devancé à Sombref par l'armée prussienne tout entière,
qu'il n'attendait que deux jours plus tard. Il descendit de cheval, franchit
ses vedettes et ses postes, monta au sommet de la tour voilée d'un moulin à
vent qui dominait la plaine nue de Fleurus, et contempla lui seul les
innombrables baïonnettes dont cette plaine était couverte à peu de distance
de lui. Tous
ses plans de la veille et du jour étaient trompés par cette concentration et
par cette présence inattendue de Blücher, qui interceptait la route de
Sombref où il avait cru le devancer. D'un autre côté, la bataille isolée
contre les Prussiens qu'il venait chercher s'offrait ainsi d'elle-même. Il
accepta à la fois la contradiction de la fortune et la faveur qu'elle lui
offrait en échange. Il changea son plan et modifia instantanément tous ses
ordres. Vandamme et Gérard furent rappelés de la direction sur Sombref et se
retournèrent sur Fleurus. Ney reçut ordre d'attaquer tout ce qui se
trouverait autour de lui aux Quatre-Bras, et de se replier ensuite sur
l'empereur, pour peser du poids de ses quarante mille hommes sur l'armée de
Blücher. Vous la prendrez ainsi par derrière ; cette armée est perdue, si
vous agissez vigoureusement. Le sort de la France est dans vos mains., ainsi
dirigez-vous sur Bry. » Bry
était un village à gauche de Fleurus. Un officier volontaire, aventureux et
intrépide, le marquis de Forbin-Janson, qui avait entretenu seul la guerre en
Bourgogne en 18J4, avec un corps franc levé à ses frais, fut chargé par
l'empereur lui-même de ce billet. Dans trois heures, dit-il en recommandant à
M. de Forbin la célérité, le sort de la guerre peut être décidé tout dépend
de la promptitude et de l'énergie du maréchal Ney. » Il
devait avoir, en y comprenant la cavalerie de Kellermann que Soult lui avait
prêtée, près de cinquante mille combattants sous ses ordres. Mais l'absence
de la division de vingt mille hommes du général d'Erlon, dont le retard ne
fut expliqué que plus tard, avait réduit l'effectif de Ney à vingt-cinq mille
hommes. VIII Cependant
la journée s'avançait sans que l'empereur, qui voulait laisser à Ney le temps
de recevoir et d'exécuter ses ordres, donnât à son armée impatiente le signal
du combat. Cent mille Prussiens de l'armée de Blücher étaient devant lui, le
centre en avant de Bry, les deux ailes dans le village de Saint-Amand et de
Ligny, un vaste plateau presque nu entre les deux fronts. Les Français,
massés en face et en avant de Fleurus, ne comptaient que soixante mille
combattants, mais c'était la garde impériale et le nerf de l'armée sous les
yeux de l'empereur lui-même. La confiance décuplait leur force et leur
ardeur. Une armée dans une telle disposition ne se compte pas par les bras,
mais par les cœurs. Elle est ce qu'elle croit être ; la nôtre se sentait
invincible. Elle dévorait de l'œil l'espace entre Fleurus et Saint-Amand.
L'empereur, calculant le temps qu'il croyait nécessaire à Ney pour se
rapprocher de lui, au bruit de son canon, donna enfin à Vandamme et à Gérard
l'ordre d'enlever Saint-Amand. Ce long
village, en pente douce inclinée du côté de Fleurus, couvert d'avenues, de
haies et de vergers, de mares, de clôtures, de ravins encaissant de petits
cours d'eau, cachait les Prussiens à nos camps, et offrait autant de
forteresses naturelles qu'il y avait de hameaux, de fermes et de maisons
détachées les unes des autres. Vandamme,
sans être arrêté par l'artillerie prussienne, dont les batteries fumantes
sous ces massifs d'ombrages labouraient la plaine, s'avança à la tête de sa
division d'infanterie et arriva jusqu'aux premiers arbres qui lui dérobaient
l'ennemi ; puis, s'élançant aux cris de : « Vive l'empereur ! » à
l'assaut de ces étages' successifs crénelés de batteries et de baïonnettes,
reçut le feu des Prussiens dans ses rangs décimés, sans ralentir d'un pas sa
marche, disparut aux regards de l'armée française sous ce nuage d'arbres et
de fumée, enleva, une à une, toutes ces redoutes du village, engagea jusque
dans les maisons changées en champ de bataille les Prussiens, franchit le
sommet du plateau en les refoulant à l'arme blanche, les précipita dans le
ravin qui se creusait de l'autre côté de Saint-Amand ; il s'élevait déjà,
au-delà du village, sur le plateau de Bry, lorsque Blücher, voyant de loin
son aile droite ainsi percée, lança de nouveaux bataillons sur Vandamme, les
guida, les anima lui-même de son courage, et rejetant l'infanterie de
Vandamme dans le ravin, la força de remonter sur le versant de Saint-Amand.et
de se contenter d'occuper contre l'armée prussienne cette forteresse
naturelle d'où elle venait de les précipiter. IX Pendant
que Vandamme engageait ainsi la bataille sur la gauche, l'empereur,
contemplant par la lucarne du moulin les progrès de son aile gauche, faisait
appeler le général Gérard, à peine arrivé en ligne avec les douze mille
hommes qu'il commandait. Il lui reprocha avec une douce raillerie la
confiance trompée qu'il avait eue, malgré lui et malgré Davoust, dans la
fidélité de Bourmont, dont Gérard et Ney avaient répondu si témérairement.
Puis, le prenant par une main et lui montrant de l'autre la tour de l'église
de Ligny au sommet de la plaine sur la droite « Général de mon quatrième
corps, lui dit-il en souriant, vous voyez ce clocher au-delà de ce ravin dont
les glacis sont couverts par la gauche de Blücher voilà votre direction
allez, et enlevez ces positions à l'ennemi. » Gérard remonte à cheval au pied
de la tour du moulin, galope vers sa division, et traversant, au son de ses
musiques militaires, la plaine qui sépare les deux armées, s'élance comme
Vandamme a l'assaut de Ligny. Un
profond ravin en avant des maisons hérissées de batteries et de bataillons
défendait les abords de Ligny, jugés inexpugnables. Gérard le franchit en le
comblant de ses morts et de ceux de l'ennemi. Ses obus et ceux des Prussiens
allument les fermes et les premières maisons qui tracent la large avenue du
village ; on se combat à travers les flammes qui séparent de rue en rue les
combattants. Des charges successives livrent et reprennent quatre fois le
village, tantôt aux Prussiens, tantôt aux Français. Gérard, qui sent sur lui
le regard impatient de l'empereur, ramène lui-même ses bataillons au feu.
Entouré dans une de ces charges d'un escadron de lanciers prussiens, son
cheval, embarrassant ses pieds dans le chaume d'un champ de blé, tombe et
roule dans un fossé. Son escorte et ses officiers relèvent leur général tout
en combattant pour le couvrir contre les lances de l'ennemi. Son aide de camp
Lafontaine tue deux cavaliers acharnés sur ce groupe d'officiers son sabre se
brise, il combat encore avec le tronçon. Le général Saint-Remy, frappé de
deux coups de lance, tombe à côté de Gérard. L'aide de camp Duperron se
sacrifie pour sauver Gérard ; il lui donne son propre cheval et s'efforce de
le dégager du poids du sien qui l'écrase au fond du fossé. Vains
efforts ! Gérard allait être pris ou tué au milieu de cette poignée
d'officiers luttant en désespérés pour sa défense, quand le fils du maréchal
Grouchy, qui commandait un régiment de chasseurs sous Gérard, aperçoit cette
mêlée, accourt à toute bride, enfonce et disperse les Prussiens et sauve son
général. Ligny en feu est enfin emporté par les Français. L'acharnement des
combattants l'avait changé en un monceau de cendres et de cadavres. Blücher
lui-même, en se retirant, reconnaissait que, dans ses longues guerres, il
n'avait jamais vu la victoire disputée et conquise avec un si courageux
acharnement. Quatre cents pièces de canon, se répondant d'une ligne à l'autre
à travers la plaine, couvraient de boulets, de terre, de tronçons d'armes et
de pans de murailles, le ravin par-dessus la tête des combattants. Il
était cinq heures ; les réserves de Vandamme étaient engagées du côté de
Ligny, c'était le moment de les secourir et de décider la journée.
L'empereur, qui avait sous sa main vingt mille hommes de sa garde jusque-là
immobile, l'ébranle enfin pour peser sur le centre de l'ennemi. Tout à coup
il l'arrête à moitié de la route par un contre-ordre dont les soldats ne
comprennent pas le sens. Lui-même semble hésiter en le donnant. Au
moment où il allait engager ainsi ses dernières troupes, il apprend par des
aides de camp de Vandamme que ce général a aperçu à travers la fumée du haut
du clocher de Saint-Amand un corps d'environ vingt mille hommes qui s'avance
sur sa gauche dans la direction de Bry. Vandamme a cru d'abord que cette
armée est une aile de celle de Ney accourant pour prendre en flanc et en
queue l'ennemi, selon le plan connu de l'empereur ; mais bientôt il a vu
cette armée inexplicable changer la route qui la rapprochait de lui,
s'arrêter comme indécise dans un tâtonnement sans but, rebrousser chemin et
disparaître enfin sous un mamelon, à l'horizon de la plaine. Il communique
ces renseignements à l'empereur. L'empereur reste indécis. Il attend deux
heures que le destin s'explique. Si c'est une aile de Ney, il faut l'attendre
; si c'est une colonne anglaise échappée à la surveillance de ce maréchal, il
faut réserver contre elle son centre et sa garde. Il
attend inutilement ; rien ne reparaît. Il n'a plus que quelques instants de
jour. Il faut se déclarer vaincu ou achever la victoire ; le lendemain
doublerait les forces des Prussiens, dont le canon a sans doute averti
Wellington. Il remonte à cheval et fait franchir la plaine de Fleurus a ses
vingt mille combattants. A la hauteur de la ligne des Prussiens, il les
divise en trois colonnes, l'une au centre où il reste, les deux autres
obliquement dirigées, l'une sur Vandamme avec les cuirassiers, les grenadiers
à cheval et les dragons de sa garde pour balayer le plateau de Bry, l'aile
droite de Blücher, l'autre sur Gérard à Ligny. X Ces
troupes, irritées par la longue immobilité qui leur a été imposée, s'élancent
sur ces deux hauteurs pour soutenir, entraîner, venger leurs ailes. Le
général Girard, jeune officier de prédilection de l'empereur, anime ses
colonnes de son âme, gravit le glacis du ravin, derrière Saint-Amand, d'où
Vandamme est redescendu le matin, charge les masses prussiennes qui couvrent
Bry, les enfonce, les disperse, les foudroie dans tous les sens, et tombe
victorieux frappé de deux balles dans la poitrine. Ses colonnes franchissent
son corps par l'impulsion qu'il leur a donnée. Blücher
lui-même, toujours plus soldat que général, voit sa droite ébranlée et
décimée ; il groupe à la hâte quelques escadrons de sa cavalerie de réserve,
et fond sur les cuirassiers et sur les dragons de la garde. Son cheval
atteint d'une balle dans le flanc, tombe et roule sur son cavalier dans un
champ de blé. Les escadrons français, revenant au galop sur les Prussiens, le
confondent, dans le nuage de fumée de ces charges, avec les cadavres d'hommes
et de chevaux qui jonchent le sol. Ils passent et repassent deux fois à côté
du général ennemi engagé sous son cheval abattu, sans le connaître ; une
dernière charge des dragons prussiens le délivre. Il s'élance sur le cheval
d'un de ses dragons et rejoint sa réserve, deux fois prisonnier et deux fois
délivré par sa fortune. Ligny
était emporté sur un autre flanc Bry le débordait sur sa droite. L'armée
française, victorieuse partout sur ses ailes, s'avançait en convergeant sur
son centre. Blücher avait perdu toute la ligne de ses positions fortifiées ;
vingt mille morts de son armée couvraient les rampes et la plaine de Fleurus.
La nuit tombait. Il était coupé de Wellington aux Quatre-Bras par le corps
d'armée de Ney. Il ordonne partout la retraite et disparaît dans les
ténèbres. Il s'arrête a deux lieues de Ligny au village de Gembloux, où il
rencontre l'armée de Bülow son collègue, qui arrivait de Liège et qui le
couvrit pendant la nuit. L'empereur,
vainqueur, mais sans autre fruit de sa victoire que le champ de bataille et
la gloire d'un premier succès, couche à Ligny au milieu de son armée. La
crainte d'aventurer la grande armée contre Blücher en l'absence de Ney
l'empêche de poursuivre et de faire un seul prisonnier. Mais le bruit exagéré
quoique légitime de la défaite de l'armée prussienne était pour lui en France
et en Europe une dépouille qui valait plus que dix milliers de prisonniers.
Il avait reconquis son nom. Cette victoire s'appelle la bataille de Ligny. XI Napoléon
n'apprit que le lendemain les causes de l'absence de Ney, dont la coopération
devait achever et utiliser sa victoire, et le mystère de ce corps d'armée
entrevu a distance. Le général Labédoyère, chargé par l'empereur de porter un
nouvel ordre au maréchal Ney (écrit au crayon) l'avait communiqué en route au
général d'Erlon. Cette communication décida d'Erlon à détourner sa division
vers Saint-Amand, au lieu de suivre la marche qui devait le réunir à Ney.
Arrivé sur les hauteurs de Bry, et ne recevant aucun ordre d'avancer, d'Erlon
avait repris la route de Frasnes, mais trop tard pour porter son concours à
la bataille des Quatre-Bras, que Ney eut à livrer, avec la moitié de son
armée, devant les forces supérieures et sans cesse renouvelées de l'armée
anglo-belge. L'empereur
se borna à déplorer ces contre-temps et à se taire. Le
maréchal Ney, arrivé, comme on l'a vu, inopinément à Avesnes, en même temps
que l'empereur, sans état-major à lui, sans officiers de confiance, sans
aides de camp, sans équipages, sans chevaux, avait reçu le commandement
inattendu de corps nombreux, dont il connaissait à peine les positions, dans
un pays qui s'était effacé de son souvenir depuis vingt ans. Il ne
connaissait pas davantage les officiers généraux qui commandaient ces
différents corps. Il lui fallait quelques jours pour étudier les lieux, les
troupes, les caractères. Cette ignorance des choses et des hommes pouvait
enlever à son coup d'œil quelque chose de sa rapidité et de sa sûreté il
n'avait pas encore son armée dans la main. Peut-être aussi le poids de sa
fausse situation vis-à-vis de l'empereur et de ses collègues, depuis sa
double faute à Fontainebleau et à Lons-le-Saulnier, pesait-elle sur son
esprit. Il devait craindre -plus qu'un autre le moindre revers ; la calomnie
aurait montré à l'empereur et à l'armée l'indice d'une trahison. Il devait
être prudent jusqu'au scrupule, quand son caractère était la témérité et
l'audace. Un homme, quelque grand qu'il soit, n'est grand que par sa nature
quand sa nature est neutralisée par les circonstances, il n'est plus lui. Si
le maréchal avait été rejoint à temps par les vingt mille hommes du général
d'Erlon et s'il avait pris sur lui aux Quatre-Bras la moitié autant de
prévoyance et de constance qu'à la retraite de la Bérézina, il n'y aurait
peut-être pas eu de Waterloo. Ligny eût commencé et fini une des plus
décisives campagnes de l'empereur. On a vu
que Ney, en approchant le 15 des Quatre-Bras, pour attendre d'Erlon, avait
bivouaqué à deux lieues de là, à Gosselies. Pendant cette nuit, imprudemment
perdue, sept mille Hollandais et Belges du prince d'Orange s'avançaient à
l'ombre de la forêt de Nivelles, autrement appelée le Bois-de-Boussu, qui couvrait
alors leur position aux Quatre-Bras ils y prévinrent les Français. Le
lendemain, le maréchal fit attaquer, au lever du jour, les abords de cette
position, confluent de quatre grandes chaussées qui pouvaient distribuer dans
quatre directions les armées et leurs convois. La brigade commandée par le
général Foy, déjà illustre à la guerre, bientôt plus illustre à la tribune,
aborda avec résolution ces hauteurs ; mais à mesure que les colonnes de Ney
grossissaient et s'acharnaient à l'attaque, la résistance, inexplicable au
maréchal, d'un ennemi qui ne comptait la veille que quinze cents hommes, puis
huit mille le matin, devenait plus formidable. Ney lui-même engagea
successivement la moitié de son armée, c'est-à-dire environ vingt-cinq mille
combattants. Toujours repoussés avec une énergie nouvelle, ces vingt-cinq
mille hommes refluaient sur lui. Il lui devint évident qu'il ne luttait déjà
plus contre un avant-poste, mais contre une armée entière versée sur les
Quatre-Bras par les sombres avenues de la forêt de Nivelles. XII Le duc
de Wellington, plus inexcusable de sa négligence que le maréchal Blücher,
dont les colonnes n'étaient pas encore en ligne quand l'empereur avait
franchi la Sambre, comme nous l'avons vu à Ligny, où Bülow et son corps
d'armée ne parvinrent qu'après la bataille, était oisif et insouciant à
Bruxelles. Mal instruit des rassemblements et des mouvements de l'empereur
jusqu'au dernier moment, plus mal informé de son génie, qui consistait dans l'inattendu
et dans la rapidité, le duc de Wellington comptait encore sur des semaines de
préparatifs et d'inaction. Il croyait que l'empereur s'imiterait lui-même, en
se repliant, comme en 1814, de position en position, dans l'intérieur de la
France ; qu'il prendrait ses places fortes pour base et pour redoutes de son
armée d'opération qu'il disputerait le passage des fleuves, et que, concentré
enfin dans les plaines voisines de Paris, où il serait rejoint par tous ses
renforts de l'Est, de l'Ouest et du Centre, il recevrait là, seulement, une
de ces batailles suprêmes qui, comme celles de Wagram, de Dresde ou d'Iéna,
décident du sort d'un trône, sous les yeux d'une capitale. Il
écrivait à l'empereur Alexandre des dépêches conjecturales, où il discutait,
d'après ces données, le plan de l'invasion combinée de la France par les
alliés. En attendant, il laissait ses troupes disséminées en Belgique, pour
ménager un pays ami, se reposer en paix dans leurs cantonnements. Lui-même
avec son état-major, ses généraux et ses régiments d'élite, préludait à la
guerre par les fêtes et par les plaisirs à Bruxelles, dont il était avide et
dont il ne redoutait pas l'amollissement pour ses officiers. Homme
de guerre tout moderne par caractère, par principes et par les habitudes
voluptueuses contractées dans les Indes, en Portugal et en Espagne. Comme
Frédéric II ou comme Turenne, il ne tendait pas avant l'heure la discipline
et l'esprit de ses compagnons d'armes. Il permettait à ses lieutenants, à ses
jeunes officiers et à ses soldats les délassements, les distractions et les
voluptés qu'il se permettait à lui-même. Sévère seulement sur la ponctualité
et sur l'intrépidité pendant l'action, il laissait, avant et après, se
détendre, sans crainte de les énerver, les rigueurs de ses camps. Il croyait
que le soldat, exposé a jeter sa vie au hasard, doit anticiper sur la mort
toujours prochaine, en jouissant, quand l'heure est sûre, des courts plaisirs
du cœur ou des sens dérobés à la fatigue et au danger des camps. Les sévères
Anglais lui reprochaient de laisser, avec trop d'indulgence, corrompre, dans
ses états-majors, les mœurs de la jeunesse militaire, et de traiter les
hommes comme les Hindous font les éléphants qu'ils enivrent pour les rendre
plus belliqueux. XIII La nuit
du 14, où Napoléon franchissait la Sambre, disputait les avant-postes des
Prussiens et s'avançait avec cent huit mille hommes sur Ligny et sur les
Quatre-Bras, en indiquant déjà à 'Ney la route de Bruxelles, une fête donnée
par la duchesse de Richemond réunissait, dans ses salons retentissants de
musique et animés de danse, les princes, les diplomates, les généraux et les
officiers de l'armée anglaise. Le duc de Wellington s'entretenait, au bruit
des instruments, dans l'embrasure d'une fenêtre, avec le duc de Brunswick, un
des généraux de son corps d'armée, lorsqu'un de ses aides de camp s'approcha
de lui, et, lui parlant à voix basse, lui donna communication des dépêches
qui venaient d'arriver au quartier général. Le duc de Brunswick, d'une famille
militaire, à qui chaque campagne semblait, depuis 1772, prophétiser la mort
d'un de ses membres sur le champ de bataille, se leva avec un tel sursaut à
cette nouvelle inattendue de l'invasion de Napoléon sur la Belgique, qu'il
oublia un jeune enfant assoupi sur ses genoux, et qu'il le laissa glisser sur
le tapis. Wellington pâlit, en concentrant sa surprise et son imprévoyance
dans son âme. La
nouvelle circula en un instant dans la fête les instruments se turent, les
danses se dénouèrent, les femmes s'émurent et tremblèrent pour ceux qu'elles-
aimaient ; les diplomates, les princes se groupèrent pour échanger rapidement
leurs premières pensées les officiers sortirent Wellington disparut pour
envoyer à l'instant a tous les corps les ordres de direction et de marche qui
les concernaient. Il racheta par sa présence d'esprit, par la décision et par
la promptitude, ta faute qu'il avait commise en oubliant Napoléon, en
relâchant les fils de son armée et en n'occupant pas les positions qui
couvraient Bruxelles. Une heure après la dépêche reçue, les officiers
volaient sur toutes les routes de la Belgique pour appeler ses troupes à lui.
Les plus rapprochées couraient aux armes la cavalerie, l'artillerie, les
trains, les convois traversaient, au pas de course, les rues de Bruxelles,
pour se porter sur la forêt de Nivelles, et pour arriver aux Quatre-Bras, si
la faible brigade du duc de Saxe-Weimar y tenait encore, ou pour les
reconquérir s'il les avait perdus. Les
ordres donnés et exécutés, Wellington sort lui-même le dernier de Bruxelles,
et s'élance au galop, suivi de son nombreux état-major de toute nation, aux
avant-postes, pour reconnaître le danger. Les Quatre-Bras n'étaient pas
conquis, il respira. Le prince d'Orange, comme nous l'avons vu, l'y avait
devancé, et avait placé huit mille Belges et Hollandais en bataille, pour y
soutenir le duc de Saxe-Weimar et ses faibles bataillons. Du
sommet du plateau qui s'incline de la lisière de la forêt vers les
Quatre-Bras, Wellington, descendu de cheval, distingue à l'aide de sa
longue-vue les masses françaises qui semblaient hésiter et se grossir au pied
de la position. « J'ai longtemps combattu les armées françaises en Espagne,
dit-il à ses officiers, je connais la physionomie de leurs colonnes, ceci
n'est point une aile aventurée pour reconnaître une position ou pour faire
une diversion, c'est une armée commandée par un maréchal en personne. Ses
nombreux officiers d'état-major annoncent un chef important ou l'empereur
lui-même. S'il attaque, nous sommes perdus ; nos forces sont insuffisantes
contre de pareilles masses. N'importe, il faut tenir et mourir ici jusqu'au
dernier homme C'est le nœud de la guerre, c'est la clef de la position » Et
il affirma sa résolution d'un geste de la main, qui montrait sur le sol la
place de la tombe, ou le piédestal de la victoire. Le prince d'Orange, ses
lieutenants, ses officiers se pénétrèrent de sa résolution. Son âme les cloua
vivants ou morts sur cette lisière de la forêt, au-dessus de cette plaine. On
verra combien d'entre eux y tombèrent pour ne pas démentir leur général. XIV Remontant
à cheval après cette reconnaissance, il lança généraux sur généraux,
courriers sur courriers pour presser la marche des corps appelés par lui
pendant la nuit. « Il ne s'agit pas, leur répéta-t-il à tous, de s'attendre
les uns les autres, de marcher par corps, par divisions, par régiments même,
bataillon par bataillon, compagnie par compagnie les premiers prêts, les plus
rapprochés, les plus intrépides. Faites non pas marcher, mais accourir comme
au feu ! » Wellington,
en attendant le retour de ses officiers et le résultat de ses ordres, s'assit
pensif sur le bord du glacis qui descend de la forêt sur la chaussée de
Namur, comptant les minutes, et tremblant que les masses françaises déployées
sous ses yeux ne fissent le mouvement en avant qui eût été notre victoire et
sa perte. Ney resta immobile, attendant la division du général d'Erlon. Deux
longues heures s'écoulèrent ainsi. Le général anglais Picton, annoncé à
Wellington par le galop d'officiers avant-coureurs, déboucha enfin de la
forêt à trois heures. Le duc de Brunswick, à la tête de son corps d'armée
auxiliaire, le suivait ; le duc de Nassau venait après. A quatre heures,
cinquante mille hommes d'élite, infanterie, cavalerie, artillerie, couvraient
déjà les Quatre-Bras, défendus la veille par un seul bataillon, le matin par
huit mille hommes, que Ney aurait pu conquérir au prix d'une marche, et qui
devaient coûter, deux jours plus tard, une armée à la France et un empire à
Napoléon. XV Le
maréchal, qui avait atermoyé jusque-là son attaque, parut comprendre
l'importance de cette position, au nombre seulement des troupes que les
alliés déployaient pour la conserver. Il attaqua avec ses vingt-cinq mille
hommes, escalada les premières pentes de la forêt, aujourd'hui défrichée, qui
s'avançaient au-delà des-Quatre-Bras dans la plaine. Rien ne résista à l'élan
de ses troupes et au sien. En quelques moments les troupes du duc de Nassau
furent refoulées sur les hauteurs les chasseurs et les lanciers français
chargèrent et rompirent les régiments du duc de Brunswick. Ce prince tomba
lui-même dans une de ces charges, frappé de cette mort des braves dont il
avait le pressentiment la veille, en causant avec Wellington. Kellermann,
rompant du poitrail de ses chevaux un régiment écossais formé en carré pour
faire une forteresse de son corps aux Quatre-Bras, tua le colonel et prit le
drapeau. Ney animé par le feu, galopant à travers les boulets et les balles
pour faire monter les Quatre-Bras à ses régiments, croyait les atteindre.
Deux nouvelles divisions anglaises accourant au feu et au bruit les
couvrirent de nouveau au geste de Wellington. Soixante mille combattants
rejetèrent les régiments français à distance, et les continrent sur leur
première position. Ney frémissait et regardait sans cesse du côté de Frasnes
pour voir déboucher les vingt mille hommes de d'Erlon, à qui il envoyait
ordre sur ordre d'accourir à lui. L'horizon restait vide et le jour avançait. Labédoyère,
qu'il avait envoyé le dernier porter à d'Erlon l'ordre de se diriger sur les
Quatre-Bras, accourut enfin vers cinq heures. Il n'avait plus trouvé d'Erlon
à Frasnes. Ce lieutenant de Ney avait quitté la direction des Quatre-Bras
depuis le milieu du jour et repris la route de Ligny. Le maréchal pâlit et
frémit de rage. Il ne pouvait plus rien par lui-même. Son infanterie et sa
cavalerie, engagées et décimées depuis trois heures, sont incapables de
renouveler un assaut contre une armée qui grossit à chaque minute. Il n'a
plus d'intacts que deux régiments de cuirassiers sous Kellermann. C'est à
peine assez pour couvrir l'armée, si les Anglais lancent leur cavalerie dans
la plaine. Les batteries élevées à la hâte par Wellington sur le revers de la
forêt ne cessent pas de lancer la mitraille et les boulets sur ses régiments.
« Vous voyez ces boulets, dit-il à Labédoyère, je voudrais qu'ils
m'entrassent tous dans le corps » Ce désespoir du malheureux maréchal lui
inspire un dernier effort, désespéré comme son cœur. Il galope vers
Kellermann. « Encore un effort, lui dit-il d'un accent de supplication, mon
cher général Jetez-vous avec vos deux régiments au cœur de l'armée anglaise,
et rompez-la à tout prix je vais vous faire soutenir par Piré qui recompose
ses régiments la patrie vous le demande » « Chargez ! »
s'écrie, sans délibérer, Kellermann à ses cuirassiers ; et il fond comme la
foudre sur le centre des Anglais, qu'il brise. Traversant irrésistiblement
les deux lignes, il éteint les batteries et pénètre jusqu'à la ferme
fortifiée des Quatre-Bras. Les haies et les murs de cette ferme couverts
d'une infanterie de réserve foudroient Kellermann et ses régiments. Son
cheval, frappé, roule avec son cavalier dans le sang ; les Anglais
l'entourent, un reflux de ses cavaliers le délivre. Une colonne d'infanterie
française pénétrant par la brèche que la cavalerie de Kellermann a ouverte
dans les deux lignes des Anglais, touche elle-même aux Quatre-Bras.
Wellington lance d'en haut, contre elle, la garde anglaise et la division
d'Alten. Ces forces fraîches et irrésistibles refoulent notre infanterie. Ney
renonce à l'impossible ; il renvoie le général Delcombe à la recherche de
l'armée de d'Erlon, résolu à tenter encore l'escalade, quand il aura recouvré
ce corps qu'il croit égaré. XVI Il ne
l'était pas. On a vu que le matin du jour où l'empereur se préparait à
attaquer Blücher, il avait envoyé Labédoyère au maréchal Ney pour lui porter
l'ordre, écrit au crayon, de se replier sur Ligny, où la grande armée allait
combattre, afin d'envelopper la gauche de Blücher et de lui couper la route
de jonction avec les Anglais. Napoléon croyait alors que le maréchal Ney
était maître des Quatre-Bras. Labédoyère,
en passant à Frasnes, village intermédiaire entre Ligny et Ney, avait
rencontré d'Erlon et ses vingt mille hommes levant leur camp pour suivre Ney
aux Quatre-Bras. Il avait montré l'ordre écrit de l'empereur dont il était
porteur pour Ney. D'Erlon, lisant cet ordre et interprétant celui qu'il
allait recevoir de son chef Ney, s'était hâté de devancer le maréchal en
marchant vers Ligny. Il se trompa de chemin au commencement de son mouvement
et se trouva à la hauteur de Fleurus, point trop en arrière du champ de
bataille de l'empereur. Il rectifia sa route et revint se mettre en bataille
à portée des Prussiens du côté de Bry. C'est
là que Vandamme l'avait aperçu et avait donné à l'empereur avis d'une armée
nouvelle dont il ignorait le drapeau. D'Erlon avait attendu là l'arrivée de
Ney ou un ordre de l'empereur, immobile et inutile aux deux armées, quand de
nouveaux ordres de Ney, apportés par Delcombe, l'avaient sommé de revenir
précipitamment aux Quatre-Bras. Il obéit sans calculer qu'une heureuse
désobéissance sauvait l'empereur et ruinait Blücher. Il se replia dans les
ténèbres sur Ney, et arriva à dix heures du soir dans les environs des
Quatre-Bras. Par la lenteur de Ney par l'ignorance de l'empereur, qui devait
croire son ordre du 15 accompli, et par la fatale obéissance de d'Erlon,
vingt mille hommes de troupes d'élite et cinquante pièces de canon avaient
manqué à la fois aux deux batailles, errant un jour et une nuit au bruit du
canon d'un camp à un autre, cause à la fois d'une retraite aux Quatre-Bras et
d'une victoire inachevée à Ligny Malheur suite d'une faute et aggravé par
d'autres malheurs. Ney, par sa lenteur à occuper la veille les Quatre-Bras
d'Erlon, par son hésitation entre des ordres contraires ; Labédoyère, par sa
communication anticipée à d'Erlon de l'ordre de l'empereur qu'il portait à
Ney, portent la responsabilité de cette journée. XVII Malgré
sa vigoureuse résistance aux assauts de Ney, Wellington ne se fit point
illusion sur les résultats de la double bataille de Ligny. On voit dans sa
correspondance avec le duc de Berri sur le champ de bataille qu'il ne
s'exagéra pas les succès de l'empereur contre les Prussiens, mais qu'il ne se
dissimula pas ses propres périls pour le lendemain Nous avons eu hier,
disait-il à ce prince qu'il tenait informé des moindres événements, afin
qu'il en informât son oncle Louis XVIII, et qu'il pourvût à sa sûreté à Gand
nous avons eu une double bataille très-sanglante moi, auprès de la ferme des
Quatre-Bras ; les Prussiens, auprès de Sombref. J'avais peu de monde avec moi
et point de cavalerie, cependant j'ai contenu et repoussé l'ennemi. Les
Prussiens ont beaucoup souffert ; ils se sont retirés dans la nuit, j'ai donc
dû me replier moi-même pour rester en ligne avec eux. J'ai été mollement
poursuivi ; les Prussiens ne le sont pas du tout. Bülow et leur quatrième
armée de trente mille hommes les ont rejoints. Moi, j'ai maintenant presque
toutes mes forces sous la main. « Il
se peut que l'ennemi me tourne par Hal, quoique le temps soit terrible et les
chemins impraticables, et quoique j'aie placé le prince Frédéric des Pays-Bas
avec un corps d'armée entre Hal et Enghien. Si cela arrive, avertissez le roi
de se réfugier à Anvers il faut tout prévoir quand on veut ménager le sang de
son armée. Que le roi parte pour Anvers, non sur de faux bruits, mais
aussitôt qu'il aura la nouvelle certaine que l'empereur est entré à Bruxelles
avant moi. » XVIII Pendant
que Blücher réorganisait ses bataillons et se couvrait de l'armée de Bülow à
Sombref, et pendant que Wellington se repliait sur Waterloo et s'établissait
en face de ce village, sur un champ de bataille choisi et étudié, en
communication distante, mais libre, avec ce qui restait de l'armée prussienne
; l'empereur, quoique victorieux, s'affligeait d'une victoire imparfaite,
prélude heureux, mais terrible, d'une bataille plus décisive. Ses soldats
s'étonnaient de n'avoir pas vu la journée finir par un de ces grands
déploiements de réserve ou d'ailes qui dans ces grandes batailles,
enveloppaient ou dispersaient l'armée ennemie. Il ne leur restait qu'un champ
de bataille couvert de vingt mille Prussiens et de douze mille Français morts
ou mourants dans les sillons de Ligny et de Saint-Amand. Devant eux la nuit
et la plaine vide où Blücher avait disparu pour reparaître sur leur gauche ;
les quarante mille hommes de l'armée de Ney évanouis. Tout était soupçon,
piège ou problème dans leur imagination. Ils accusaient de trahison leurs
chefs les plus intrépides. Soult, major général de l'empereur, leur
paraissait un mauvais génie épiant la fortune sous sa propre tente, ou
donnant avec mollesse des ordres tardifs dont l'inexécution rendait leur
courage et leur sang même inutiles. A chaque instant, une rumeur nouvelle
courait de bivouac en bivouac, annonçant une défection imaginaire dans les
rangs. L'ébranlement donné la veille par la désertion de Bourmont à l'esprit
du soldat se répercutait de corps d'armée en corps d'armée. Tantôt c'était
Soult qui livrait l'empereur, tantôt Vandamme qui passait à l'ennemi, tantôt
le général Maurin qui haranguait ses dragons pour les conduire au roi. Rien
n'était vrai, tout semblait probable. L'empereur, souvent interpellé lui-même
par les soldats, ne parvenait qu'à peine à les rassurer. Le courage était le
même, le désespoir même le redoublait ; mais la confiance, ce ciment des
armées, était perdue. La nuit se passa dans ces entretiens entrecoupés des
regrets sur les pertes du jour et des sombres prévisions du lendemain.
C'était la nuit du 17 au 18 juin. XIX L'empereur,
retiré à Fleurus, ne s'endormit pas dans sa victoire. Il ne se fit pas
illusion à lui-même sur ce triomphe, mais il se hâta de le grossir dans ses
bulletins aux yeux de la France, et d'expédier à Paris des récits exagérés de
l'anéantissement de l'armée prussienne. Il lui importait de frapper
l'imagination de ses ennemis à l'intérieur, et de tenir l'Assemblée des
représentants sous la pression d'une de ces victoires qui avaient été de tout
temps sa négociation avec les partis. Son prestige était reconquis. Paris
indécis se soumettrait comme toujours à la fortune. Lui seul n'y croyait plus
avec la foi qu'il voulait et qu'il devait inspirer à ses amis et à ses
ennemis. Il
flotta encore pendant toute cette nuit entre les incertitudes de sa double
situation. Fallait-il rappeler à lui Ney pour achever à Sombref la défaite
des Prussiens ? Fallait-il abandonner les Prussiens à leur sort et rejoindre
lui-même Ney aux Quatre--Bras pour y livrer bataille aux Anglais ? Il
s'arrêta a la dernière résolution, et envoya ordre à Ney d'attaquer de
nouveau Wellington au lever du jour. Il le prévint qu'un renfort détaché de
sa propre armée et commandé par le comte de Lobau, deux divisions
d'infanterie, les cuirassiers de la garde et la cavalerie légère, allait
marcher à lui, par la route de Namur à Bruxelles, et le soutenir dans son
attaque. Ces ordres, transmis en conséquence de Fleurus aux différents corps,
trouvèrent des troupes harassées des combats de la veille, des chevaux
épuisés, des officiers obligés de compatir à la lassitude et aux nécessités
de leurs troupes. Ils furent exécutés avec difficulté et lenteur. Les heures
se perdirent. Les chemins effondrés par les pluies, le découragement chez les
uns, les négligences chez les autres, rendirent lourds et lents les
mouvements de ces deux armées séparées par de longues distances. Les colonnes
ne se mirent en marche qu'à la moitié du jour. XX L'empereur
lui-même, attendant toujours pour se décider des nouvelles de Ney, ne sortit
que tard de Fleurus dans sa voiture de campagne pour parcourir le champ de
bataille de Ligny. Arrivé à Saint-Amand, il monta à cheval, et parcourut les
positions disputées la veille, et encore occupées par les régiments qui les
avaient emportées. Ces régiments le saluèrent par des acclamations qui
couvraient le deuil des morts et les gémissements des blessés. Son armée et
lui s'embrassaient dans un premier triomphe. Il descendit de cheval et
s'assit longtemps sur le sac d'un de ses grenadiers, entouré des généraux et
des colonels de sa garde, causant familièrement avec eux des exploits de la
veille et des prévisions de la journée. Il semblait donner lui-même cette
précieuse journée à l'incertitude. Il attendait le retour des détachements
qu'il avait envoyés à Ney pour lui rendre compte des opérations de son
lieutenant. Ces cavaliers étant arrivés et lui ayant dit que Ney n'avait pas
encore attaqué à onze heures, l'empereur comprit que ce maréchal hésitait
avec des troupes trop faibles devant l'armée anglaise réunie il prit à
l'instant son parti. C'était de courir à l'ennemi le plus rapproché, laissant
à la distance, au hasard, à l'inconnu, le soin de le couvrir d'un retour des
Prussiens. Il dicta ses ordres au maréchal Soult. XXI La
grande armée, divisée à Charleroi en trois ailes, comme nous l'avons vu, ne
se compose plus que de deux. L'une, sous ses ordres immédiats, réunissant
l'armée de Ney à celle qui avait combattu à Ligny ; l'autre, sous le
commandement du maréchal Grouchy ; la première armée d'environ quatre-vingt
mille hommes, la seconde de trente à quarante mille hommes en tout cent
quinze mille combattants. L'empereur, obligé de diviser cette armée en deux
corps séparés et qui allaient se perdre de vue pendant longtemps, calcula que
quatre-vingt mille hommes dirigés par son génie, animés de son âme, soutenus
de sa présence, suffisaient pour vaincre l'armée de Wellington, désormais
isolée des Prussiens et composée de corps auxiliaires et incohérents, dont
plusieurs même, comme les Belges, combattaient avec répugnance les Français.
Il ordonna au maréchal Grouchy de suivre, pas à pas, les Prussiens dans leur
'retraite, de les atteindre, de ne pas les perdre de vue, et de manœuvrer
entre eux et la grande armée, de manière à couvrir toujours cette armée
contre un retour soudain de Blücher, et à retarder en même temps autant qu'il
serait possible la jonction de ce général avec l'armée anglaise. II devait se
diriger sur Wavres. La
pluie incessante, les chemins noyés, le soin des blessés, les murmures des
soldats, les mêmes causes qui avaient fait perdre à Ney et à l'empereur
lui-même la matinée du 17, ralentirent le mouvement de Grouchy. Il mit avec
peine sa lourde armée en marche vers Wavres, et n'atteignit Gembloux, village
intermédiaire un peu sur la droite, qu'à la chute du jour. Les Prussiens,
abandonnés par l'empereur à Saint-Amand et si mollement poursuivis de l'autre
par Grouchy, avaient ainsi trente heures pour se rallier, se concentrer,
réparer leurs pertes par l'armée de Bülow, concerter leurs mouvements avec
Wellington et dérober leur direction à Grouchy et à l'empereur. La
journée du 17, lendemain d'une première victoire, fut donc entièrement perdue
par les vainqueurs et profitable aux seuls vaincus. Les éléments conjurés
semblaient s'unir à nos ennemis pour nous enlever le fruit de la victoire.
Les plaines étaient inondées par une pluie de trois jours. Le sol glissant se
dérobait sous les pieds des chevaux et des hommes. Les nuages bas cachaient,
derrière les moindres ondulations de ces plaines, les mouvements des
Prussiens et des Anglais. L'aspect sinistre du ciel s'imprimait dans le cœur
du soldat. » A deux
heures seulement l'empereur, quittant le groupe de généraux et d'officiers
dont il était entouré, donna ses derniers ordres, demanda son cheval, et
entraînant avec lui la garde et la masse de la grande armée du côté des
Quatre-Bras, laissa seulement à Saint-Amand et à Ligny le général Girard en
arrière-garde avec les restes de sa division, décimée la veille à l'assaut de
Saint-Amand. Il marcha sur le village de Marbois et sur les Quatre-Bras. XXII Que se
passait-il, pendant cette longue perte de temps, à ce camp de Ney et à
l'armée anglaise ? Ney avait hésité encore et donné ainsi à Wellington le
temps de se replier sur les hauteurs de la forêt de Soignes, qui dominent la
plaine et le village de Waterloo, se rapprochant ainsi de Blücher pour
l'appuyer au besoin ou pour s'appuyer sur lui, et couvrant en même temps,
quoique plus faiblement, la route de Bruxelles. Mais Wellington, pour tromper
Ney ou pour le retarder, avait laissé le général anglais Uxbridge avec une
forte arrière-garde aux Quatre-Bras. Ney, croyant toujours l'armée entière de
Wellington dans cette position, attendit des forces pour exécuter l'attaque
ordonnée de Fleurus par l'empereur. Il perdit ainsi l'occasion de tourner
l'armée anglaise par Hal, comme le craignait Wellington, et d'ouvrir à
l'empereur la route de Bruxelles. Lord Uxbridge n'évacua les Quatre-Bras qu'à
la vue des premières colonnes de l'armée de l'empereur. L'empereur,
en approchant des Quatre-Bras le soir, s'étonnait de ne pas voir arriver à
lui son lieutenant immobile et muet au milieu de son corps d'armée. Sans
l'attendre davantage, il ordonna au général d'Erlon et au général Reille de
dépasser les Quatre-Bras et de s'avancer rapidement sur la route de
Bruxelles. Ney enfin parut, embarrassé de son maintien devant l'empereur.
Napoléon lui adressa ces reproches que ses lieutenants étaient accoutumés à
subir de cette bouche et qui donnaient tant de prix aux éloges, mais qui
laissaient aux généraux ainsi réprimandés l'honneur et l'encouragement à
réparer les fautes. Le maréchal répondit avec déférence qu'il avait craint
d'engager témérairement l'aile gauche seule contre l'armée anglaise tout
entière qu'il croyait encore aux Quatre-Bras, et de priver ainsi l'empereur
d'un tiers de son armée, dont il aurait peut-être besoin contre Blücher. Ces
explications parurent satisfaire Napoléon. Ce n'était pas l'heure de se
priver, par une aigreur intempestive, du nom, du cœur et du bras de Ney.
L'armée fila rapidement sur les traces des Anglais, vers la forêt de Soignes.
Le général de cavalerie légère Subervie chargea l'arrière-garde anglaise, a
la tête de la cavalerie de la garde, sous les yeux de Napoléon. Ce général,
républicain de souvenir et de cœur, comme Foy et quelques généraux fidèles à
leur première cause, oubliait sa prédilection de jeunesse sur le champ de
bataille, pour ne penser qu'à la patrie et à la gloire, patrimoine commun de
tous les gouvernements. L'empereur connaissait ses opinions et les tolérait à
cause de ses services. Il arriva sur les pas de Subervie jusqu'aux bords de
l'immense forêt de Soignes, où disparaissaient les dernières colonnes de
l'armée en retraite de. Wellington. JI y fit halte, c'était Waterloo. XXIII Quelques
tirailleurs français, gravissant par son ordre les pentes qui montent de la
plaine vers les premiers arbres de la forêt, cinquante pièces de canon en
batterie éclatèrent sur leurs têtes et firent comprendre à l'empereur que
l'ennemi s'arrêtait là. « Il aurait fallu deux heures de jour de plus,
s'écria-t-il avec douleur, pour enlever ce rideau et précipiter l'ennemi sur
la route de Bruxelles. » Le destin les lui avait dérobées. Il ne lui restait
qu'assez de jour pour camper ses troupes et pour étudier le champ de bataille
du lendemain. Il le parcourait tantôt au pas, tantôt au galop de son cheval.
Il a raconté lui-même à Sainte-Hélène les impressions de cette soirée et de
cette nuit. La
plaine, inégale comme celles des Pays-Bas, qui se rapprochent du noyau de
l'Allemagne par de légers renflements, racines éloignées des montagnes, était
uniforme et raccourcie pour l'œil par les nuages pluvieux qui noyaient les
bas horizons. Elle s'élevait d'abord insensiblement, à partir du petit
village de Waterloo, ombragée de grands arbres blessés par les boulets et
coupés depuis ; elle gravissait ensuite une pente assez escarpée, traversée
par la route de Nivelles elle aboutissait enfin à la longue lisière de la
forêt de Soignes. Les bouquets d'arbres s'avançaient en certains endroits,
comme des presqu'îles sombres, sur les champs couverts de moissons. Quelques
chaumières étaient groupées, çà et là, dans les clairières. Les habitants et
les troupeaux s'enfuyaient de ces demeures et de ces pâturages, la veille
silencieux, dont le hasard de la guerre allait faire le lendemain le champ de
rencontre de deux armées. C'était, en face de l'armée française, Waterloo et
Mont-Saint-Jean sur la droite, Ohain, Saint-Lambert ; plus loin et hors de
vue, Wavres, point de repère de l'armée à double but de Grouchy à gauche,
dans les terres, la ferme et le vieux château fortifié d'Hougoumont,
Braisne-la-Leud, la Haie-Sainte, la ferme de Caillou, celle de la
Belle-Alliance, la Maison-d'Écosse, Ottignies, Moustiers un peu en arrière,
le village en pente de Planchenoit, dominant la vallée large et creuse qui
séparait ce versant des plateaux occupés par l'armée française, du versant
opposé de Waterloo et des plateaux de la forêt de Soignes, où campait
Wellington. Napoléon arrêta l'armée sur ces versants. Les lenteurs du jour,
moitié perdu, l'approche de la nuit, qui ne laissait plus qu'une heure ou
deux aux opérations du général, la lassitude des hommes et des chevaux inondés
de pluie et embourbés depuis deux jours dans ces sillons changés en marais
par des averses incessantes, la nécessité de se mettre en communication plus
précise avec l'aile droite de Grouchy, marchant au hasard derrière les
monticules de Wavres, le besoin de repos et de nourriture des troupes
harassées de marches et de combats, et, par-dessus tout, les mystères de la
forêt de Soignes, cachant derrière ce rideau d'arbres ou une simple
arrière-garde, ou l'armée anglaise tout entière, forcèrent l'empereur à
contenir son impatience, et à demander à la fin du jour et à la nuit le
temps, les pensées et la connaissance des événements dont il avait besoin ;
avant de jouer sa dernière armée et sa dernière fortune dans une bataille. XXIV Il
établit son quartier général au village de Planchenoit, centre de sa
position, observatoire admirablement disposé par la nature et choisi par le
coup d'œil d'un général consommé pour tout tenir dans sa main, tout voir et
tout diriger sur le champ de bataille que ce village dominait de tous côtés.
D'un regard l'empereur parcourait sa propre armée, les plaines et les
mamelons entre Waterloo et Planchenoit, enfin tout le versant et toute la
lisière de la forêt de Soignes, où l'armée anglaise aurait à manœuvrer le
lendemain. Ses
notions sur Wellington et sur Blücher étaient confuses, les informations lui
manquaient il n'avait pour base que des conjectures. Il penchait néanmoins à
croire que Blücher, plus vigoureusement poursuivi par Grouchy qu'il ne
l'était, aurait mis la Dyle entre les débris de son armée en retraite et ce
maréchal que Wellington, trop faible devant sa propre armée à lui, Napoléon,
et d'ailleurs trop prudent de caractère pour rien donner au hasard, aurait
traversé la forêt de Soignes pendant la soirée et pendant la nuit, pour aller
recueillir et fortifier Blücher du côté de Bruxelles ; qu'en conséquence
Grouchy, libre le lendemain, reviendrait à lui par sa droite ; qu'ils
traverseraient ensemble la forêt, sur les traces des Anglais, et qu'il ne
trouverait la bataille qu'un jour ou deux plus tard, sous les murs de la
capitale de la Belgique. Les
villages étaient tellement désertés par les habitants effrayés, l'esprit de
la population dans les provinces belges qu'il traversait lui était si
glacial, et le service de ses espions était si contrarié par l'antipathie
générale contre sa cause, qu'il ne recevait ses informations que du hasard ou
de son génie. Les officiers de son état-major, et le maréchal Soult lui-même,
ne lui donnaient que des opinions pour renseignements. Ses avant-postes et
ses reconnaissances ne pouvaient s'aventurer qu'à quelques pas de son armée.
Quatre ou cinq lieues de plaines, de vallées, de défilés, de monticules, sans
corps intermédiaires de communication le séparaient de son aile droite et de
Grouchy. Ney, mécontent et timide, par suite de ses fautes précédentes,
n'osait rien affirmer, rien conseiller, dans la crainte naturelle d'encourir
la responsabilité terrible du sort de l'armée entière envers la patrie et
l'empereur. Napoléon
était livré à lui-même, au milieu d'un état-major dont il n'avait pas
l'habitude, ou trop jeune ou trop vieux, nouveau ou passé. Les instruments
manquaient à sa main. Enfin il n'avait pas de retraite derrière lui, en cas
d'erreurs ou de revers ; cette armée aventurée ou détruite, tout était perdu autour
de lui et lui-même. Il ne pouvait reculer que dans la ruine. Un poids si
lourd comprime le ressort de l'âme même d'un héros. Pour conserver toute la
liberté et toute la puissance de son esprit, il faut à l'homme une certaine
latitude de destinée derrière lui. Il n'en avait plus. C'était sa faute. Il
avait encouru témérairement, en quittant l'île d'Elbe, une de ces extrémités
qui dépassent le génie humain et les faveurs même de la fortune, un homme
contre son pays, un homme contre l'Europe. XXV Toutefois,
il faut le reconnaître, la veille de Waterloo, son esprit, égal à son sort,
ne défaillit pas. Il eut le sang-froid, la liberté, la réflexion, l'élan,
l'activité de ses meilleures journées de guerre tant qu'il put espérer, il
fut fort et grand. Quoiqu'il n'eût pris, depuis dix-huit heures, ni sommeil,
ni repos, ni nourriture, il ne dormit pas pendant que ses troupes se
séchaient, se nourrissaient, dormaient autour des feux de leurs bivouacs,
sans cesse éteints par les ondées de la nuit. Après
avoir expédié à Grouchy, qu'il croyait campé à Wavres, un officier avec ordre
au maréchal de lui envoyer dans la nuit une division de sept mille hommes
pour appuyer sa droite aux défilés de Saint-Lambert, pendant que la grande
armée combattrait Wellington à Waterloo, l'empereur sortit à pied de son
bivouac, au milieu de la nuit, accompagné seulement du maréchal de son
palais, Bertrand, officier qui avait remplacé Duroc dans sa confiance et dans
son cœur. II parcourut la ligne de ses grand'gardes. La forêt de Soignes
devant lui paraissait, à travers les arbres, incendiée par la multitude des
feux de nuit de l'armée anglaise. Il n'eut plus de doute sur la présence de
toutes les forces de Wellington pour le lendemain. Depuis
la lisière de la forêt jusqu'aux hameaux de Braisne-la-Leud, de la
Belle-Alliance, à la Haie-Sainte, tout était feux et bivouacs. Le plus
profond silence régnait sur les deux armées et entre elles. L'empereur
s'avança jusqu'à l'abri d'un épais taillis qui servait d'enceinte et de
palissade naturelle au château d'Hougoumont, avant-poste fortifié de l'armée
anglaise. II était alors deux heures et demie du matin. Il entendit de là, en
prêtant l'oreille au moindre bruit, le pas d'une colonne ennemie en marche
dans les ténèbres. II crut un moment que Wellington profitait de la nuit pour
lever son camp, et que cette colonne était son arrière-garde remontant de la
plaine vers la forêt, pour échapper, avant le jour, à la poursuite des
Français. La pluie, qui tombait à torrents, couvrit le bruit de ces pas dans
l'ombre. L'empereur ne comprit rien, ni à ce bruit, ni à ce silence. Quelques
officiers, envoyés par lui plus avant en reconnaissance, revenaient lui dire
que rien ne remuait dans l'armée anglaise. A quatre heures, ses coureurs lui
amenèrent un paysan qui avait servi de guide à une brigade de Wellington
allant prendre son poste à l'extrême gauche. Deux déserteurs belges, qui
venaient de quitter leur régiment, répétèrent que rien n'indiquait dans
l'armée ennemie l'intention d'une retraite. XXVI Napoléon,
dans ses commentaires qu'il ébaucha plus tard sur ses campagnes, assure que
son cœur fut saisi d'une grande joie en apprenant que lord Wellington
l'attendait, et qu'en tenant la bataille il crut avec certitude tenir enfin
la victoire. Il revint, parlant avec une jalousie dénigrante sur la prétendue
impéritie du général anglais osant affronter l'armée de Napoléon sur les
bords d'une vaste forêt qui, en cas de revers, n'offrait qu'une seule route à
sa retraite. On peut croire à la sincérité de la joie de Napoléon, qui
n'avait à combattre que l'armée isolée de Wellington, au lieu des Anglais et
des Prussiens réunis qu'il pouvait avoir à affronter plus loin sous Bruxelles
c'était un dernier bonheur que la rapidité et l'audace du général anglais lui
offrait. Mais, dans la situation de Wellington, le choix du champ de bataille
à Waterloo était une marque de plus de ce génie à la fois résolu, fort et
prudent, qui caractérise toutes les campagnes de ce général, depuis les
Indes, l'Espagne, jusqu'à la Belgique. Comme principal général de la
coalition, Wellington avait deux nécessités à combiner dans sa tactique ne
pas reculer, de peur de découvrir et de livrer Bruxelles, et combattre enfin
le plus grand général de l'armée la plus aguerrie des temps modernes. En se
portant sur les derniers plateaux de la forêt de Soignes, comme aux
Thermopyles de la Belgique, il accomplissait ce premier devoir. En combattant
aux bords d'une forêt fortifiée sur toutes ses approches et par sa propre
impénétrabilité, il se donnait à la fois tous les gages de victoire, si la
victoire était possible contre Napoléon, et tous les gages de retraite, si la
défaite était inévitable. II pouvait disputer, d'arbre en arbre, l'immense
espace boisé inaccessible aux masses de l'artillerie et à la cavalerie de
l'empereur. Aucune route que celle de Bruxelles, qu'il occupait, ne pouvait
permettre aux Français vainqueurs de le tourner et de l'envelopper, de faire
ses corps prisonniers en cas de déroute. La formidable artillerie dont il
était armé, en défendant de positions en positions cette route unique, devait
donner à son armée, même vaincue, le temps de se replier, de se recomposer,
et de se rejoindre aux Prussiens, à l'issue opposée de la forêt. Waterloo
était donc un admirable champ de bataille, à la fois offensif et défensif,
pour un général qui ne jouait jamais sa fortune sur un seul coup de dé.
L'événement le démontre il est à regretter que Napoléon ne l'ait pas reconnu lui-même
avec plus de désintéressement de gloire, et qu'il ait obstinément consacré
son intelligence à prouver que son vainqueur était indigne de se mesurer avec
lui. Ce sont des petitesses de la gloire. Les protestations ne changent pas
les événements, et ravalent les personnages historiques. Il faut regarder sa
fortune en face, aussi bien quand elle est sévère que quand elle est
complaisante. Le génie doit justice au génie même dans un adversaire ce
dénigrement n'est pas du patriotisme, il n'a ni grandi l'un, ni dégradé
l'autre. XXVII Les
troupes de Napoléon étaient bivouaquées dans la boue, l'artillerie et la
cavalerie ne pouvaient manœuvrer dans les terres, tant elles étaient
détrempées. Le jour commençait à poindre, les nuées se déchiraient un peu au
souffle du matin sur la forêt. Quelques rares rayons de soleil brillaient sur
les broussailles et sur les moissons, dernier soleil de tant de milliers
d'hommes sacrifiés avant la fin du jour, non à une cause de l'humanité, mais
à la cause et à l'ambition d'un seul Un
officier de Grouchy, parti de Gembloux, et non de Wavres, à deux heures du
soir, remit à l'empereur une dépêche de ce maréchal. Grouchy lui disait :
« Je poursuis les Prussiens. Ils se retirent devant moi par trois routes
l'une qui semble en conduire une partie sur l'armée de Wellington, par Wavres
la seconde sur Perwès, au cœur de la Belgique la troisième sur Namur, à
droite. Ils ont perdu vingt mille hommes. Blücher est blessé au bras malgré
sa blessure, il commande encore. » Ces nouvelles rassurent l'empereur. Il
n'avait plus à craindre, d'après ces informations, qu'un seul corps de
l'armée prussienne, inclinant vers sa droite, du côté de Wavres. Mais
Grouchy, qu'il croyait en vue de ce corps, lui en répondait. Il
reprit sa sécurité, et attendit, aux rayons d'un soleil d'été, sur un
mamelon, en avant de Planchenoit, que le sol raffermi sous les chevaux et
sous les roues permît à son artillerie et à sa cavalerie de manœuvrer. Il
était huit heures ; les généraux, accourant successivement autour de lui,
annonçaient partout l'écoulement des eaux et la consolidation du sol.
Quelques-uns seulement semblaient craindre que ce retard forcé de l'attaque,
par l'intempérie de la nuit et des jours précédents, ne permît à l'armée
anglaise de leur échapper. Le maréchal Ney vint recevoir ses dernières
instructions. « L'armée ennemie est supérieure à la nôtre de plus d'un tiers,
dit avec sérénité Napoléon à ses lieutenants nous n'avons pas moins
quatre-vingt-dix chances contre dix de vaincre aujourd'hui. Sans doute,
s'écria Ney, si Wellington est assez simple pour nous attendre ; mais déjà
son armée est en pleine retraite, et je viens annoncer à Votre Majesté que
ses colonnes disparaissent une à une dans la forêt. Vous avez mal vu, répliqua
Napoléon avec l'assurance du génie, qui voit mieux par l'intelligence que
l'homme ordinaire ne voit par les yeux vous avez mal vu il n'est plus temps
pour Wellington d'ordonner la retraite, le jour est trop avancé ; nous sommes
trop près, il s'exposerait à une perte certaine. Il a jeté les dés ; les dés
désormais sont à nous. » A ces mots de bon augure, lancés au cœur de ses
lieutenants pour leur donner cette confiance qui est la moitié de la
victoire, il demanda son cheval de bataille, galopa de position en position,
revint à son point d'observation, réfléchit un moment sur les dispositions
que le terrain et les obstacles élevés par l'ennemi lui inspiraient, et dicta
son ordre de bataille au maréchal Soult. Ses officiers d'ordonnance en
faisaient rapidement des copies, et ses aides de camp les emportaient aux
chefs des différents corps. XXVIII Peu
d'instants après, l'armée entière sous les armes, divisée en onze colonnes,
déboucha des gorges et des hauteurs qui entouraient Planchenoit, et se
déploya en face de la forêt de Soignes. La disposition des coteaux étayés par
lesquels elle se déversait tout entière la faisait apparaître à l'œil anglais
plus nombreuse encore qu'elle ne l'était. On pouvait supposer de plus que les
gorges et les hauteurs dérobaient encore des réserves au regard de l'ennemi. Napoléon
l'avait disposée en six triangles, dont les collines de Jemmapes étaient la
base, et dont les bras obliques menaçaient au loin les escarpements de la
forêt de Soignes disposition de génie qui donnait de la solidité au centre et
de la mobilité aux sommets, qui permettait de plus, à chaque branche de ces
triangles, de toucher en s'élargissant la branche du triangle voisin et de
former ainsi une ligne crénelée mais continue devant l'ennemi. Une profonde
méditation avait inspiré ce plan à Napoléon devant des forces supérieures. A peine
l'armée avait-elle occupé les différents postes assignés au son des musiques
militaires, que Napoléon s'élançant avec son état-major au sommet de tous ces
triangles de baïonnettes, de sabres et d'artillerie, les parcourut au pas,
remontant et descendant au trot de son cheval et aux cris de : « Vive
l'empereur ! » du sommet à la base et de la base au sommet, comme
pour imprimer dans le regard et l'âme de chacun de ces quatre-vingt mille
combattants l'empreinte et la cause vivante du général pour lequel ils
allaient vaincre ou mourir. Sa vue allait être pour les uns le prix de leur
mort, pour les autres l'excitation à la victoire Un seul cœur battait entre
ces hommes et lui. Dans un pareil moment, une même âme dans la même cause !
Quand on va tout risquer pour un seul homme on vit ou l'on meurt en lui.
L'armée c'était Napoléon ! Elle ne
fut jamais autant lui. L'Europe le répudiait elle l'adoptait avec idolâtrie,
elle se faisait volontairement le grand martyr de sa gloire. Il dut se sentir
plus qu'un homme, plus qu'un souverain à une pareille heure, car ses sujets
ne saluaient en lui que la puissance, l'Europe son génie, mais son armée
saluait le passé, le présent, l'avenir, la victoire ou la défaite, le trône
ou la mort avec son chef. Elle était résolue à tout, même au sacrifice
d'elle-même, pour lui rendre son empire ou pour illustrer sa dernière chute.
Complices à Grenoble, prétoriens à Paris, victimes à Waterloo, un tel
sentiment dans les lieutenants et dans les officiers de Napoléon n'avait rien
que de conforme aux habitudes et aux vices même de l'humanité. Sa cause était
leur cause, son crime leur crime, sa puissance leur puissance, sa gloire leur
gloire. Mais le dévouement de ces quatre-vingt mille soldats était plus
vertueux, car il était plus désintéressé. Qui saurait leur nom ? Qui leur
payerait les gouttes de leur sang ? Cette plaine ne conserverait pas même
leurs ossements. Avoir inspiré un tel dévouement était la grandeur de
Napoléon, l'éprouver jusqu'à la folie était la grandeur de son armée. Cette
grandeur, ce dévouement, ce désintéressement de son propre sang, ce sacrifice
d'elle-même, non à la patrie, mais à un homme, l'absolvait ce jour-là de sa
faute. A travers son sang, qu'elle allait répandre, on ne voyait plus sa
défection à la France, on ne voyait que son expiation et son martyre. Les
soldats semblaient le comprendre. Il y avait dans les acclamations l'accent
lugubre des funérailles, dans les physionomies la pâleur et l'empreinte d'une
tragique résolution, dans les regards la tristesse d'un adieu. Ce n'était
plus, comme dans les premières batailles d'Italie, d'Égypte ou d'Allemagne,
la gaieté française du courage ; c'était la gravité romaine des soldats de
César la veille de Pharsale. Une telle armée bien commandée pouvait tout
faire contre dix armées, aussi bien vaincre que bien mourir ! XXIX L'empereur,
au bruit de ces acclamations qui retentissaient jusqu'à l'armée anglaise,
galopa, après cette revue, suivi des escadrons de sa garde impériale, vers le
mamelon central et élevé qu'il avait choisi de l'œil, la veille, pour
observation pendant la bataille. C'était un mamelon à pentes douces de tous
les côtés, qui se rattachait au hameau de Planchenoit comme une presqu'île
prolongée dans la plaine, un peu en avant des ailes de l'armée, semblable à
un de ces tumuli romains où les consuls et les empereurs établissaient dans
leurs campements le prétoire de l'armée. La ferme de Gros-Caillou, où
l'empereur avait dormi quelques instants au commencement de la dernière nuit,
était à quelques pas sur sa gauche, la ferme de la Belle-Alliance à quelques
pas sur sa droite. Cette colline porte le nom de Vessemonde. La grande route
de Charleroi à Bruxelles suit les ondulations de la crête de ces hauteurs,
puis, descendant dans le ravin qui séparait les deux armées, remonte aux
hameaux du Mont-Saint-Jean et de Waterloo avant de gravir les derniers
escarpements au-dessus desquels elle va se perdre dans les ombres de la forêt
de Soignes, camp principal de Wellington. A peu de distance de la ferme de la
Belle-Alliance, cette route de Charleroi à Bruxelles, principale artère de
notre armée, était coupée au fond du ravin par une grande route transversale
profondément encaissée, allant de Wavres à la forêt de Nivelles, route
sinueuse souvent dérobée par les inflexions du sol, sous des rideaux
d'arbres, et dans des cours d'eau qu'on appelle les défilés de Saint-Lambert.
C'est par ces défilés, qui pouvaient cacher le mystère de la bataille, en
versant à propos des renforts ou des ennemis, que l'empereur avait assigné
rendez-vous à la division demandée à Grouchy. De la colline de Vessemonde il
embrassait d'un regard toute la vaste scène sur laquelle le premier coup de
canon allait appeler deux cent mille hommes. Souffrant
depuis quelques jours d'un échauffement, suite des insomnies et des
agitations de son âme, qui lui rendait la selle de son cheval pénible et
douloureuse, il en descendit aussitôt qu'il eut choisi le tertre d'où il
voulait combattre de l'œil et de la pensée. Il fit étendre une épaisse
litière de paille sur le sol détrempé et rendu fangeux par les dernières
averses, pour s'y établir avec ses cartes, ses lunettes, ses états de
troupes, son chef d'état-major, Soult, et ses officiers. Une maison isolée à
quelques pas de là, appelée la Maison-d'Écosse, fournit la paille, les bancs,
la table à ce dernier bivouac de jour. Avant
de démasquer à l'ennemi son plan de bataille par un premier mouvement
commandé à ses troupes, il regarda longtemps de nouveau l'assiette de l'armée
de Wellington. XXX Ce
général, entouré du prince d'Orange, des officiers du duc de Brunswick, tué
l'avant-veille à la tête de son corps d'Allemands, des lieutenants généraux
anglais sir Thomas Picton, sir George Cooke, Byng, Maitland, Macdonald, lord
Seltown, Woodford, et d'un grand nombre d'officiers généraux volontaires de
toute nation, empressés de combattre dans une journée si mémorable sous le
général le plus consommé de la coalition, observait de son côté le
déploiement des onze colonnes de l'empereur sur les versants de la
Belle-Alliance, et achevait ses dispositions de défense en vue des attaques
que lui faisaient présumer l'aspect des lieux et la nature des troupes dans
la pensée de l'empereur. Deux armées sous deux grands généraux, dans une
telle expectative et dans une telle alternative, sont deux athlètes qui se
mesurent longtemps de l'œil et qui cherchent mutuellement à se tromper du
geste, avant de se rapprocher et de s'étreindre à mort. Le général Vincent,
ambassadeur d'Autriche a Paris, militaire de l'école de l'archiduc Charles ;
Pozzo di Borgo, aide de camp d'Alexandre, ennemi personnel de Napoléon,
habile comme compatriote à le deviner ou à le comprendre un grand nombre
d'autres diplomates ou princes étrangers, s'honoraient de servir d'aides de
camp à Wellington. Il leur donnait, de moments en moments, des ordres pour
aller rectifier ses ailes, avancer ou replier ses postes avancés. On les
voyait, du tertre où était' l'empereur, courir d'Hougoumont à Waterloo, à la
Haie-Sainte, et revenir au galop sur la terrasse ombragée de la forêt où le
général. en chef se préparait à l'assaut de ces positions. XXXI Lord
Wellington, dont les réserves étaient à peine visibles sur les plateaux de la
forêt de Soignes, occupait, avec sa principale armée, une longue terrasse
bordant le bois, naturellement fortifiée par une pente abrupte qui séparait
cette terrasse de la grande route creuse de Charleroi. Il faisait front ainsi
au village de Waterloo, composé d'une trentaine de fermes et de chaumières
voilées par des haies élevées et par les rideaux de grands ormes qui bordent
en Flandre les champs cultivés et les pâturages rapprochés des habitations.
Il occupait à la fois et surveillait en même temps d'en haut ce village,
centre de son champ de bataille. Les gardes anglaises, corps d'élite placé
sous les ordres de sir George Cooke, formaient une division de son armée. Ses
troupes avaient pour communiquer entre elles l'avantage de la route solide de
Charleroi à Nivelles, qui passait sous la terrasse de Soignes et qui
desservait, en les liant entre elles, ses principales positions. Sa droite,
composée du 1er régiment des gardes commandé par le général Maitland, et
avancée vers l'empereur, se couvrait du ravin de Braisne. Sa gauche était
formée du Coldstream et du 3e régiment des gardes placés sous les ordres du
général Byng, et s'élevait sur une hauteur qui dominait Ter-la-Haie. Au front
de son centre droit, l'antique masure, reste du château d'Hougoumont, avec
ses jardins entourés de fossés, ses murs crénelés, ses cours palissadées, ses
haies, ses arbres et ses eaux croupissantes, lui donnait un appui à la fois
menaçant et inexpugnable contre les impétuosités des charges françaises. La
ferme de la Haie-Sainte prêtait, en avant du centre de sa gauche, la même
solidité à cette aile avancée de son armée. Il espérait de plus communiquer
au besoin par l'extrémité de cette aile gauche et par le village reculé
d'Ohain avec les troupes que Blücher pouvait diriger, au bruit de son canon,
sur l'aile droite de Napoléon. Telle était la disposition savante et forte du
général anglais à dix heures du matin, le 18 juin. On y reconnaissait le génie
sensé et réfléchi de l'homme de guerre qui, ayant eu, pendant sept ans, à
combattre en Espagne, à forces inégales, contre les masses et les audaces des
armées de l'empereur, avait toujours mis la nature de moitié avec lui contre
l'impétuosité et le nombre des hommes, et fortifié son champ de bataille à
l'image des Romains. Sûr de ses troupes, qui elles-mêmes étaient sûres de la
prudence de leur général, sa guerre, presque partout défensive, opposait des
écueils de fer et de feu aux bataillons découverts qui lui étaient opposés.
Il n'enfonçait pas, mais il usait son ennemi dans d'impuissantes attaques
brisées par la force de ses retranchements, jusqu'à ce que cet ennemi, lassé
et décimé, se refluât pour ainsi dire sur lui-même et lui livrât de lassitude
le champ de bataille et la poursuite. Guerre humaine et économe du sang de sa
propre armée qu'elle épargne, guerre où la patience est le génie du général
et où l'impassibilité est l'héroïsme de l'armée. Mais il fallait pour une
pareille tactique une armée telle que l'armée anglaise, formée, ménagée,
habituée depuis seize ans par Wellington, une armée dont chaque général
s'était identifié par une longue confiance avec son chef, dont chaque
bataillon était un mur réparant avec sang-froid ses brèches sous le boulet,
et dont chaque soldat était- un citoyen des camps portant la cause de la
Grande-Bretagne dans son âme. Ainsi
était l'armée de Wellington. Elle ne comptait que trente-sept mille hommes de
troupes anglaises, mais elle imprimait son exemple et sa solidité au reste
des auxiliaires moins consommés dont elle se composait. Un tumulus pyramidal
de terre recouvert de gazon et couronné du lion de Belgique s'élève
maintenant sur l'emplacement qu'occupait à cette heure lord Wellington et
l'état-major de la coalition. L'âme de Waterloo fut là XXXII Napoléon,
contre son usage, semblait hésiter longtemps et laisser perdre les heures de
la matinée où le soldat, reposé par la nuit, fortifié par la nourriture,
animé par l'espérance qui luit dans le soleil, est plus impétueux qu'à la fin
du jour. II donnait dans sa pensée du temps à la division auxiliaire de
Grouchy, qu'il avait appelée la veille par l'officier expédié de Planchenoit
à Wavres. Aucune réponse n'arrivait à Wavres. Il écrivit une seconde dépêche
à Grouchy pendant que l'armée se déployait sur ses deux flancs. « J'ai reçu
vos rapports de Gembloux hier vous ne me pirlez que de deux colonnes
prussiennes ; mes rapports me parlent d'une troisième se dirigeant sur
Wavres. Je vais attaquer l'armée anglaise à Waterloo sur les bords de la
forêt de Soignes. Négligez les colonnes prussiennes qui s'enfoncent sur votre
droite ; suivez celle qui se dirige sur Wavres, rapprochez-vous de moi, et
instruisez-moi de chacun de vos pas. » Un officier suivi de quelques
cavaliers partit pour porter cet ordre à Grouchy, au hasard de sa direction,
à travers les terres. A peine
cet officier avait-il disparu que l'empereur commanda l'attaque. Les
tirailleurs, comme un rideau destiné a couvrir le mouvement de l'armée du
nuage de la fumée de leur feu, se répandaient par groupes dans la plaine. Le
général Reille s'élança avec ses divisions à l'attaque du château
d'Hougoumont, centre avancé de la gauche anglaise. L'enceinte d'Hougoumont
était défendue par un détachement d'infanterie légère, sous les ordres du
colonel Macdonald et de lord Seltown. Macdonald prit rapidement toutes les
mesures de défense que sa position lui permettait mais l'assaut des Français
fut si impétueux que Wellington, à la vue des fortes colonnes qui
assaillaient Hougoumont, y'porta ses meilleures troupes. Il détacha de la
division de Byng le Coldstream, 2" régiment des gardes, commandé par le
colonel Woodford, pour l'envoyer au secours de Macdonald. Woodford prit le
commandement général des forces qui défendaient Hougoumont au moment même où
les Français allaient y pénétrer, et refoula l'attaque. L'empereur
s'attendait à ce mouvement de son adversaire. L'attaque de Reille sur
Hougoumont n'était qu'une feinte. Elle avait pour objet de porter l'attention
et les forces des Anglais sur leur gauche, afin d'affaiblir leur centre, de
l'enlever et de séparer l'armée en deux, rejetant la gauche sur Grouchy,
pendant que Reille et d'Erlon, qui commandaient entre Rossomme et Hougoumont,
écraseraient la droite. Le Mont-Saint-Jean, plateau élevé et central de
l'armée anglaise, était au fond l'unique but de l'empereur. De la distance où
il était placé, il ne pouvait mesurer avec précision la hauteur et
l'escarpement des pentes qui grandissaient au sommet de ce plateau,
forteresse naturelle de Wellington. L'épaisseur des moissons qui couvraient
les terres, les arbres, les haies, l'éloignement qui aplanit tout à l'œil,
lui faisaient illusion sur les niveaux du terrain. A droite et à gauche, des
pentes plus accessibles et plus douces auraient conduit ses colonnes à
l'assaut du camp des Anglais. Mais tout le trompait, même l'horizon, dans ce
jour fatal. Les uniformes rouges des bataillons et des escadrons de
Wellington en bataille sur ces pentes du Mont-Saint-Jean répandaient d'avance
sur ces collines une couleur de sang, présage du sang qui allait inonder
quelques heures après les escarpements. XXXIII Le feu
inégal et éparpillé des tirailleurs des deux armées croissait à mesure qu'ils
se rapprochaient et s'engageaient en plus grand nombre. Ce n'était que la
provocation mutuelle qui anime et qui entraîne les combattants, le canon ne
tonnait pas encore. A onze heures il éclate sur la gauche, au moment où les
divisions de Reille abandonnaient le château' d'Hougoumont. Quatre cents
pièces d'artillerie, en ligne des deux côtés du bassin de Waterloo, semblent
répondre simultanément à ce signal. Le bruit tonnant de ces batteries fend et
écarte les nuages jusque-là sur les hauteurs un soleil d'été brille un moment
dans un ciel pur ; mais bientôt l'immense fumée des décharges, s'étendant
d'Hougoumont aux défilés de Saint-Lambert, rampe sur les pentes et couvre la
vallée, comme un brouillard entrecoupé des lueurs de cent mille éclairs.
Quatre-vingts pièces de canon en batterie devant Hougoumont répondent aux
batteries anglaises placées derrière, et au-dessus de ce château que
foudroyaient les colonnes d'attaque de Guilleminot, chef de l'état-major, et
de Jérôme Bonaparte, naguère roi sans renommée, ce jour-là intrépide soldat.
Malgré le feu meurtrier de la brigade anglaise, qui défend arbre à arbre le
bois dont ce château est couvert, Jérôme Bonaparte, Guilleminot et Reille
emportent ce bois, jonché de cadavres. Mais, parvenus aux murs, aux fossés,
aux haies, qui servent d'enceinte à cette forteresse, les colonnes françaises
tombent, reculent, hésitent, avancent, reculent encore sous la mitraille de
quarante pièces d'artillerie et sous les balles des bataillons embusqués dans
les cours, dans les jardins et derrière les murs. Reille renforce ses
colonnes, à proportion de la résistance désespérée qu'il éprouve. Wellington
se porte au galop avec ses aides de camp sur l'extrémité du plateau qui
domine Hougoumont, inspire de sa présence et du geste l'intrépidité de ses
lieutenants ; il y fait descendre le général Byng avec la dernière brigade de
la garde anglaise. Un combat terrible, long, acharné, à chances diverses, s'engage
sous les murs et dans les vergers d'Hougoumont. Sept fois les Français
pénètrent par la brèche jusque dans les cours, sept fois ils en sont refoulés
à la baïonnette par les grenadiers des gardes. Enfin les obus, plus
meurtriers que les hommes, mettent le feu aux fermes, aux bâtiments
rustiques, aux moissons, aux charpentes. Les fortes murailles du château
résistent au feu. Mais la réverbération de l'incendie et la fumée qui
l'enveloppe en rendent l'occupation intolérable. Nul n'espère en sortir vivant.
Les officiers et les soldats blessés déposés dans les granges y périssent
étouffés. La chapelle seule échappe aux flammes. A ce signe qui leur semble
une protection divine, les troupes reprennent courage et jurent de résister
jusqu'à la mort. Nul n'est vaincu, nul n'est victorieux, excepté le feu qui
dévore tout. Les Anglais, inébranlables sur les étages de terrain qui
dominent l'édifice, ne reculent que de la portée de la flamme, et ne restent
séparés des Français que par l'incendie. Deux mille cinq cents hommes des
deux armées trouvent la mort et le tombeau sous ces cendres. Un officier de
Reille vient annoncer cette résistance à l'empereur. Il porte les yeux sur
une carte d'Hougoumont, déployée devant lui il indique du doigt l'emplacement
d'une batterie, à côté du château, à huit obusiers. « Là, dit-il avec
indifférence, qu'on se loge dans les murs, et que tout cela finisse. » XXXIV L'empereur
avait écouté et regardé d'en haut cette mêlée, sans paraître s'étonner
beaucoup de son résultat. Sa vraie pensée n'était pas là. Elle était, comme
nous l'avons dit, au Mont-Saint-Jean, centre de Wellington et cœur de la
lutte. Il appelle Ney, jusque-là inactif. « Voici, lui dit-il, monsieur le
maréchal, un jour et une affaire dignes de vous ; je vous donne le
commandement du centre c'est à vous à gagner la bataille. » Puis, lui
montrant du geste le Mont-Saint-Jean, il lui ordonne de gravir et d'emporter
ce centre de l'armée. Ney, retrouvant toute sa confiance et toute l'énergie
de ses plus grands jours, part au galop pour aller former ses colonnes, et
pour escalader la position indiquée, au premier signe de l'empereur. Les
troupes françaises s'élancent et entourent de toutes parts l'enceinte du
château. La cavalerie dans l'élan de sa charge arrive sur un terrain élevé
qui domine les derrières d'Hougoumont. Le cheval du général Cubières est tué
sous lui. Le général lui-même ne doit la vie qu'au commandant anglais
Woodford. Le général sir George Cooke, qui commande toute la division
anglaise, a le bras emporté dans le dernier assaut de la garde impériale. A
ce péril, Wellington lance le mot suprême : Up guards ! (Levez les gardes
!) qui électrise
l'armée anglaise et rallie autour de lui tout ce qui a survécu à ce carnage.
Woodford maintient sa position à Hougoumont depuis midi jusqu'à huit heures
du soir. Cependant
l'incendie d'Hougoumont n'avait pas amorti le combat de ce côté. Reille et
son corps, après avoir attaqué, avaient à se maintenir et à se défendre à
leur tour. Les régiments écossais, délogés du château et fortifiés maintenant
par deux brigades fraîches, couvertes par les batteries de Wellington
menaçaient d'enfoncer nos bataillons et de dérober notre centre. Cinq cents
bouches à feu, se rapprochant à chaque décharge, labouraient de leurs boulets
et de leurs obus la terre, les arbres, les moissons et les combattants.
Chaque pli de terrain, chaque étage des deux versants assaillis tour à tour
occupés un moment, foudroyés l'instant d'après, devenait la scène d'un
nouveau carnage. Les chevaux renversés, les caissons éclatés sous les obus,
les cadavres mutilés des cavaliers et des fantassins jonchaient le sol
inondaient les sillons de sang sur une étendue d'une lieue carrée sans que ni
le feu, ni le fer, ni la mort de tant de braves pût faire reculer d'un pied
les deux armées. Les cadavres des Anglais, des Écossais et des Français,
tombés à leur poste, et gardant leurs rangs après le trépas, occupaient
encore les positions vides de combattants, La
Haie-Sainte, emportée par les Français, ne leur livre que des cadavres et des
murailles calcinées. D'Erlon et ses divisions, plus rapprochés de Napoléon
sur sa gauche, s'engagent insensiblement, entraînés par le danger des corps
de Reille. Son artillerie couvre de feu les mamelons en face de lui mais ses
boulets se perdent dans les collines dont Wellington a le soin de couvrir ses
régiments, pendant que l'artillerie anglaise, plongeant sur les colonnes
françaises obligées de se découvrir pour t'aborder, emportent des files
entières de d'Erlon. XXXV A ce
moment, Ney, qui vient d'arriver à son poste en face du Mont-Saint-Jean,
attend un dernier ordre de l'empereur. Le général Drouot accourt de Rossomme,
et le tire enfin de son impatience. « Allez dire à l'empereur, s'écrie Ney en
congédiant Drouot, que je vais répondre à tout ce qu'il attend de moi, et que
le Mont-Saint-Jean va donner son nom à une des plus immortelles victoires de
l'armée. » Drouot
revient vers l'empereur et le trouve préoccupé d'une autre pensée. Sa
longue-vue braquée sur les défilés lointains de Saint-Lambert et vers les
plateaux nus qui dominaient ces défilés en arrière et à droite, il croyait
apercevoir un point noir à l'horizon incertain si ce point était mobile ou
fixe, et si c'était une forêt, un nuage ou un corps de troupes en position.
Se tournant vers le maréchal Soult, son chef d'état-major général, il lui
remet la lunette, le prie de regarder, et lui demande ce qu'il conjecture et
ce qu'il voit. « C'est un corps de sept à huit mille hommes, répond le
maréchal probablement le détachement que Votre Majesté a demandé à Grouchy.
Mais ce corps était si immobile et si confus à l'œil, que les nombreux
officiers d'état-major de l'empereur, en regardant tour à tour vers le même
point, affirmaient, les uns que c'était une forêt, les autres un de ces
brouillards que la répercussion de l'air par les décharges de l'artillerie
roulait au loin sur les collines. Dans l'incertitude, l'empereur donna
l'ordre au général Subervie, dont les escadrons étaient les plus rapprochés
de Saint-Lambert, de se détacher de l'aile droite et de se porter avec trois
mille chevaux sur les plateaux de Saint-Lambert, en observation, prêt a
combattre le corps mystérieux, s'il était prussien, prêt à le précéder et à
le guider à Waterloo s'il était français. A peine
Subervie et Domont avaient-ils porté leurs cavaliers au point et à la
distance assignés par l'empereur, qu'un prisonnier prussien surpris par une
patrouille de cavalerie entre Wavres et Saint-Lambert était amené devant
l'empereur, et déclarait que le corps d'armée aperçu dans ce lointain était
l'avant-garde d'une armée de trente mille hommes, que le général prussien
Bülow lieutenant de Blücher conduisait à l'armée de Wellington. Le prisonnier
déclara en même temps que Blücher et le reste de l'armée prussienne avaient
couché la nuit dernière à Wavres, et qu'ils n'avaient vu ni en avant ni en
arrière l'armée de Grouchy. XXXVI L'empereur,
ému et cherchant en vain à s'expliquer cette présence d'un corps prussien sur
sa droite, et cette disparition complète de Grouchy écrivit à l'instant une
troisième dépêche à ce maréchal. « La bataille en ce moment est engagée sur
la ligne de Waterloo. Manœuvrez rapidement dans ma direction, tombez sur les
troupes qui cherchent à inquiéter ma droite. On m'annonce à l'instant que
Bülow doit attaquer mon flanc. Nous croyons apercevoir ce corps sur les
hauteurs de Saint-Lambert. Ne perdez pas un moment pour me joindre et pour
écraser Bülow. » L'officier
porteur de cet ordre partit au hasard dans la direction où il présumait se
rencontrer avec l'armée de Grouchy. Domont et Subervie, à peine arrivés sur
les hauteurs de Saint-Lambert, envoyèrent avertir l'empereur que le corps
entrevu était en effet un corps prussien, et qu'ils lançaient des
détachements sur leurs ailes à la recherche de Grouchy. L'empereur, en
recevant coup sur coup ces communications, ne se rendait pas compte du
silence et du vide qu'il entendait et qu'il voyait du côté de Wavres, où le
canon de Grouchy aurait dû retentir sur les derrières de Bülow. Inquiet, quoiqu’encore
confiant dans la manœuvre de Grouchy, que chaque minute pouvait révéler, il
se résolut cependant à découvrir un peu sa ligne de bataille à droite, pour
faire face aux éventualités dont l'approche de Bülow le menaçait du côté de
Saint-Lambert. Il envoya ordre au comte de Lobau, un de ses lieutenants de
confiance, de quitter la position qu'il occupait en face de la gauche des
Anglais, et de se porter avec dix mille hommes près des gorges de
Saint-Lambert, dans une position qui lui permît au besoin de résister à
trente mille. Lobau obéit, enlevant ainsi dix mille combattants à la lutte
engagée, et perdu pour la victoire dans un poste intermédiaire d'observation,
où il ne pouvait ni combattre ni manœuvrer contre Wellington. Cette
prudence douloureuse et peut-être excessive de l'empereur, dans un moment où
le temps et la vitesse pouvaient compenser le nombre, affaiblit son armée,
déjà diminuée du corps de Grouchy, de treize mille soldats et d'excellents
généraux. La ligne de bataille ne comptait plus que soixante mille hommes
contre quatre-vingt-dix mille. Néanmoins il ne se troubla point de cette
infériorité accrue par un excès de prévoyance ; mais se tournant, après ces
ordres donnés, vers le maréchal Soult qui tenait la plume, et continuant dans
son langage géométrique le calcul de probabilités des chances de victoire ou
de défaite qu'il avait énumérées le matin avant la bataille « Nous avions,
dit-il à Soult, ce matin quatre-vingt-dix chances sur cent pour nous,
l'arrivée de Bülow nous en retranche trente il nous en reste soixante contre
quarante. Si Grouchy répare la faute qu'il a faite hier en s'arrêtant à Gembloux,
et s'il envoie son détachement avec promptitude, la victoire n'en sera que
plus décisive, car le corps de Bülow sera entièrement perdu ! » Admirable
sang-froid d'un génie mathématique de la guerre qui, à force de manier les
masses sur la carte et sur le sol, réduisait la victoire ou la défaite à un
mécanisme de nombres et de manœuvres, indépendamment des hasards -que se
réserve la Providence, et du moral des combattants qui double ou dédouble les
armées par le sentiment. Il ne comptait pas assez dans son calcul la
résolution que Wellington avait communiquée à ses Anglais et à ses Écossais
de vaincre ou de tomber à leur poste sur les escarpements où il les avait
cloués. XXXVII Pendant
ces péripéties du quartier général, Ney, qui les ignorait, formait le centre
de l'armée en trois colonnes, descendait au pas de charge a leur tête les
pentes de la Belle-Alliance pour s'élancer d'en bas à l'assaut du Mont-Saint-Jean.
Les généraux Durutte, Donzelot, Marcognet, commandaient sous lui, chacun, une
de ces colonnes. Durutte divergeait vers la gauche des Anglais ; Donzelot,
annonçant son approche par le feu de trente pièces de canon, vers leur
droite, pour gravir au-delà d'Hougoumont les collines de la forêt de Soignes
; Marcognet commandait la colonne du centre. Ney vole de l'une it l'autre là
où croît le danger. Les trois chocs sont irrésistibles. Durutte enlève tous
les hameaux fortifiés entre Mont-Saint-Jean et l'extrême droite. Marcognet
enfonce les deux brigades des généraux Perponcher et Picton. Picton tombe
frappé à mort dans les bras de ses soldats. Les Belges se replient en déroute
; la première ligne des Anglais se disperse et remonte vers les plateaux.
Donzelot refoule également de la Haie-Sainte les bataillons de Byng sur les
plateaux supérieurs d'Hougoumont. Des cris de victoire s'élèvent et se
répondent des trois colonnes françaises. Ils retentissent dans les
intervalles du feu qui monte et qui s'approche jusque dans les bagages de
l'armée anglaise et de l'armée belge, qui croient la bataille perdue. Les
blessés qu'on rapporte du champ de bataille, les boulets du général Marcognet
qui labourent les arbres de la forêt et qui sillonnent la route de Bruxelles,
ébranlent ces groupes de non-combattants, embarras et nécessité des camps.
Ils fuient et tracent un courant de panique bientôt grossi par les équipages
sur le chemin de Bruxelles. L'empereur aperçoit cet ébranlement et croit y
voir le symptôme de la déroute. Ney, plus rapproché, appelle l'artillerie de
réserve restée à la Belle-Alliance, pour achever cette déroute commencée.
L'artillerie descend au galop la pente de la Belle-Alliance sur la droite et
en arrière de Ney ; mais les terrains, défoncés par l'inondation de la
veille, engloutissent les roues jusqu'aux essieux. Tous les efforts des
hommes et des chevaux pour arracher les affûts à la fange sont inutiles. Ney,
en attendant ses pièces, poursuit sa course vers le Mont-Saint-Jean en
combattant toujours ; il touche aux derniers mamelons, il se croit vainqueur. XXXVIII Wellington,
à cheval au milieu de son état-major sous un grand arbre, but cent fois
atteint de nos boulets, voit le désastre de notre artillerie abandonnée à
elle-même dans le bas-fond. JI galope vers deux de ses régiments de dragons
en bataille sur le bord de l'escarpement. Il fait enlever les gourmettes des
brides des chevaux, afin que l'animal, emporté à la fois par la descente et
par la masse sans que la main du cavalier puisse même involontairement le
retenir, se précipite d'un élan et d'un poids irrésistibles sur la cavalerie
française, manœuvre désespérée digne des Numides contre les Romains, et que
la taille et l'impétuosité du cheval britannique rendaient plus désespérée
encore. Il fait distribuer de l'eau-de-vie aux cavaliers pour enivrer l'homme
de feu pendant que le clairon enivre le cheval, et il les lance lui-même,
ventre à terre, sur les pentes du Mont-Saint-Jean. Ces
deux régiments, précipités comme une avalanche sur les carrés d'infanterie
française étagés derrière le maréchal Ney, les traversèrent avec la force
d'un bloc arraché à sa base, arrivèrent jusqu'à nos batteries embourbées au
fond de la vallée, sabrèrent les artilleurs sur leurs pièces, coupèrent les
traits des attelages, renversèrent les affûts, et éteignirent pour le reste
du jour le feu de cette artillerie. Le colonel Chandon mourut de leurs mains
sur ses pièces. Le maréchal Ney, témoin d'en haut de ce désastre de son
artillerie et du ravage des deux régiments anglais dans ses carrés, lança
contre eux les régiments de cuirassiers du général Milhaut. Les cuirassiers
chargèrent avec moins de fougue, mais avec un même courage et des chevaux
plus souples, les dragons emportés par des chevaux de trop grande taille que
le frein ne gouvernait pas assez dans leur course. La moitié des dragons
périt dans ces charges ; le reste, décimé et mutilé, fut ramené par les
cuirassiers sur les hauteurs. L'artillerie fut vengée, mais le coup était
porté. XXXIX Ney
cependant avançait lentement, mais toujours avec ses colonnes d'attaque. En
touchant aux retranchements palissadés, il fait charger les Hanovriens qui
les couvraient par les cuirassiers de Milhaut et par sa cavalerie légère.
Cette masse de cavalerie enfonce les Hanovriens et tue le général Omptéda qui
les commande. Le major général anglais Ponsonby, envoyé pour remplacer les
Hanovriens avec trois régiments de dragons, est tué à son tour de sept coups
de lance sous son cheval renversé. Ney franchit sous une voûte 'de feu,
d'obus et de boulets les derniers escarpements qui bordent les plateaux du
Mont-Saint-Jean. Au pied de ces talus, comme au pied des murs d'une
forteresse, Français, Anglais, officiers, soldats, hommes et chevaux, les uns
cherchant à gravir, les autres à précipiter, tous à frapper, se mêlent sous
les boulets des deux cents pièces de canon de l'artillerie de Wellington, se
déchargent leur fusil dans la poitrine, se sabrent, se percent,
s'entre-déchirent, se faisant des cadavres d'hommes et de chevaux renversés,
les uns un rempart, les autres des degrés sanglants pour défendre ou pour
escalader les talus. Ney, qui voit, à travers la fumée, les premiers
uniformes français border le plateau, court à sa victoire. Il fait dire à
l'empereur qu'un dernier effort de la réserve va lui donner le champ de
bataille, et que les Anglais ébranlés font filer déjà leurs équipages sur
Bruxelles. « Je
les tiens donc, » s'écria l'empereur. Son visage, son geste, sa voix,
triomphent au milieu de son état-major soulagé du poids d'une si longue
anxiété. Il remonte à cheval, il court aux généraux de sa garde, il leur
donne l'ordre de former leurs colonnes et de voler au secours de Ney. Pendant
qu'il galope, çà et là, dans la vallée, de corps en corps, pour animer ses
réserves impatientes, un boulet des batteries anglaises emporte, à côté de
lui, le général d'artillerie Devaux. Il le voit tomber avec douleur. Mais le
feu de l'action ne lui laisse pas le temps de déplorer une perte ; il remonte
à son poste et redescend de nouveau de son cheval pour observer l'exécution
des ordres donnés à ses réserves, et les derniers triomphes de Ney.
L'enivrement de la victoire éclate enfin dans ses traits ; il se promène, les
bras croisés sur sa poitrine, en long et en large sur les cartes de la
bataille déroulées à ses pieds, les yeux fixés sur la fumée immobile du
Mont-Saint-Jean qui n'avance ni ne recule, malgré le tonnerre incessant qui
sort de ce nuage. Derrière ce nuage, il semble contempler d'avance le sort de
là journée et celui de l'Europe déjà visible pour lui seul. Le maréchal
Soult, figure de bronze, guerrier dont le sang-froid ne se déride ni ne
s'assombrit jamais au gré des enthousiasmes ou des découragements de la
guerre, suit en boitant l'empereur, reçoit ses impressions par demi-mots,
transmet ses ordres, partage et soutient sa confiance. Tous les rideaux,
depuis la Haie-Sainte jusqu'au Mont-Saint-Jean, sont balayés des corps
ennemis. L'armée française couvre partout de ses colonnes, de ses carrés, de
ses réserves déjà formées, les rampes visibles à l'œil de la forêt de
Soignes. Le canon anglais se ralentit et semble attester, par ces longues
intermittences, des batteries successivement éteintes par le sabre des
cuirassiers de Ney. Rossomme, dont presque tous les officiers sont en mission
pour porter des ordres suprêmes aux réserves et à la garde, présente l'aspect
d'un bivouac plein de loisir et de sécurité après les fatigues d'une
victoire, dont le général n'a plus qu'à faire poursuivre et achever les
résultats. Derrière
l'armée anglaise, de l'autre côté de la forêt, tout au contraire annonce
l'ébranlement et le commencement d'une défaite. Le chemin de Bruxelles et les
lisières des champs dont il est bordé sont couverts de blessés qui se
traînent, en répandant leur sang sur la route, ou qu'on transporte aux
ambulances dans les chaumières voisines. Une longue colonne de paysans
consternés, de femmes, d'enfants, de vieillards, chassant devant eux leurs
troupeaux, ou emportant leurs hardes et leurs meubles sur des chariots ; des
soldats, des officiers, des généraux frappés par les balles, des chevaux
expirants sur les bords des fossés, des domestiques d'armée se hâtant pour
sauver les équipages de leurs maîtres, ne forment sur un espace de quatre
lieues qu'une colonne de fuite du champ de bataille aux portes de la
capitale. Le canon, qui gronde depuis onze heures de la matinée en se
rapprochant et en se multipliant, ébranle l'air et les cœurs dans les rues de
Bruxelles. La ville entière est sortie des maisons et s'interroge sur les
places publiques. Le bruit d'une victoire de Napoléon, qui livre la Belgique
à ses armes, et qui va faire une troisième fois de ses riches campagnes
l'arène sanglante et déchirée de l'Europe, se répand de bouche en bouche. Le
peuple est consterné, les princes, la noblesse, les riches démeublent leurs
hôtels, et fuient avec leurs familles sur les routes d'Anvers. XL Tel
était, à six heures après midi, l'aspect si divers des deux causes derrière
les deux armées. Au
milieu, Wellington, resserré et presque forcé sur son dernier champ de
bataille, entre la lisière de la forêt et les gradins du Mont-Saint-Jean,
escaladés à demi par Ney, et bientôt emportés par la terrible garde de
Napoléon ses corps déjà décimés ; des milliers de morts laissés derrière eux
sur les versants de la Haie-Sainte, d'Hougoumont, de Waterloo ; onze de ses
généraux morts à ses pieds, et, parmi eux, son ami et son bras droit, le
général Picton ; enfin, huit de ses aides de camp, sur dix-sept, tués ou
blessés autour de lui ; Blücher vaincu et égaré loin de lui dans les plaines
de Namur ; Bülow, qu'il avait attendu tout le jour, invisible aux officiers
qu'il envoyait d'heure en heure observer l'horizon du côté de Wavres. Mais la
fortune de Wellington, entièrement évanouie dans tout ce qui l'entourait,
était tout en lui-même et dans l'immuable volonté de périr ou de vaincre
qu'il avait su communiquer à son armée. Ayant déjà fatigué ou tué sept
chevaux sous lui, Wellington, remonté sur le huitième, courait de brigade en
brigade imprimer d'un mot l'ordre, le mouvement, l'impulsion, la confiance,
l'intrépidité, le mépris de la mort, le devoir, héroïsme froid, mais
invincible des peuples libres, et revenait à l'instant reprendre son poste de
combat sous le chêne élevé de Waterloo, afin que ses officiers ne
s'égarassent jamais à le chercher, quand une face nouvelle du combat voulait
une décision ou un secours. C'est là qu'il restait en butte aux boulets qui
pleuvaient sur les branches de l'arbre immobile, n'attendant plus la
victoire, mais la nuit. Car la nuit, maintenant sa seule espérance, pouvait
seule aussi lui ramener les Prussiens à travers les ténèbres et les défilés
de Saint-Lambert. Mais la
nuit ne venait pas, et les colonnes de la garde s'ébranlaient déjà pour
escalader la terrasse du Mont-Saint-Jean sous les regards de Wellington, et
on n'apercevait pas les Prussiens. XLI Par un
étrange et peut-être fatal hasard des combats, car cette vue paralysa son
âme, dissémina ses forces, et retint son bras qui allait frapper le dernier
coup, et qui avait le temps de le frapper, ce fut l'empereur qui les aperçut
le premier, bien loin et en bien petit nombre encore, derrière les hauteurs
des collines de Saint-Lambert. Voici ce qui s'était passé, à l'insu de
Napoléon et de Wellington, pendant ces 'obscurités, à l'armée de Blücher et à
l'armée.de Grouchy. Grouchy,
comme nous l'avons dit, ayant perdu de vue, par sa lenteur involontaire,
Blücher à Gembloux, n'avait plus su le lendemain où le poursuivre. Cette
hésitation avait donné à Blücher le temps de se réorganiser à Wavres, et
d'avertir lord Wellington qu'il allait se rapprocher de lui vers Bruxelles,
et diriger d'abord de ce côté les trente mille hommes intacts de Bülow. Il
fut convenu en conséquence que celui des deux généraux alliés qui serait le
premier attaqué par l'empereur accepterait la bataille et résisterait, sans
reculer d'un pas, en attendant l'autre, qui viendrait, pendant le combat,
attaquer en flanc l'armée de Napoléon. Cette
convention était le secret de la résolution obstinée de Wellington à
combattre jusqu'à extinction de feu ou de vie sur le revers étroit de la
forêt. Blücher, averti la nuit du 18 par les dépêches du général anglais,
marchait depuis la pointe du jour, pour arriver sur la ligne de Waterloo, à
travers l'immense distance qui l'en séparait la veille. Wellington le
présumait sans le savoir. L'incertitude des positions occupées par l'empereur
empêchait Blücher et Bülow de communiquer par des courriers avec ce général
tout était conjecture et obscurité entre eux. Cependant Blücher était déjà à
quatre lieues du champ de bataille, précédé par les premiers corps de Bülow,
marchant avec précaution et s'arrêtant souvent au bruit du canon de Waterloo,
dont il cherchait à deviner la direction, et à ne pas dépasser la ligne, de
peur d'être coupé par l'aile droite de Napoléon. Cette armée se traînait
lentement, plus qu'elle ne marchait, dans des gorges profondes, inondées, étroites,
fangeuses, qui se creusent dans la marne entre les hauts mamelons des gorges
de la Chapelle. C'était
là que l'empereur avait ordonné, par trois messagers adressés la veille et
dans la nuit à Grouchy, de poster d'abord un détachement de sept mille hommes
puis de se rapprocher tout entier lui-même pour entrer en communication et en
ligne avec lui. La fatalité', la distance, l'incertitude de la direction
inconnue à suivre pour rencontrer Grouchy, l'imprudence du major général de
confier à des officiers isolés des ordres si importants, avaient égaré ces
dépêches. Le maréchal Grouchy n'avait aucune nouvelle de l'empereur ; il
errait de son côté, exécutant l'ordre qu'il avait reçu de suivre Blücher,
cherchant les Prussiens, ne les trouvant pas, craignant également de manquer
à l'empereur s'il s'éloignait trop vers Namur, et de laisser les Prussiens se
recomposer et échapper à leur défaite s'il les abandonnait trop vite pour se
rapprocher de Napoléon. Situation complexe et fatale, dont l'ignorance a fait
une trahison ou une impéritie, et qui n'était que l'exécution littérale des
ordres de Napoléon, le tâtonnement forcé d'un général trop détaché de son
centre, craignant également de suivre trop ou de trop violer un ordre
imprudent. XLII Il est
bien vrai que les généraux de Grouchy, entre autres Excelmans, soldat
aventureux et consommé, précédant Grouchy sur les pas des Prussiens, lui
avaient fait dire que Blücher et Bülow inclinaient vers Wavres pour faire
leur jonction avec les Anglais. Il est vrai aussi que les autres généraux
lieutenants de ce maréchal, Gérard, Rumigny, et des colonels de l'armée,
faisant halte le 18 à midi au village de Walain, entre Wavres et Gembloux,
avaient entendu le canon de Waterloo du haut d'un kiosque du jardin de leur
hôte et s'étaient écriés en calculant l'immensité du retentissement : « C'est
le canon de Wagram ! » Le maréchal avait été averti par eux ; il
était venu écouter les détonations croissantes. L'hôte, interrogé par lui,
avait indiqué la forêt de Soignes comme le foyer de ces détonations. Le
général Gérard, dont le sang bouillait d'impatience, avait dit au maréchal :
« Marchons au canon ! » Le général Valazé, accourant au même
bruit avec un guide du pays, s'était écrié en montrant la direction du Mont-Saint-Jean :
« Voilà la bataille, c'est là qu'est la bataille ! » Le guide
avait confirmé l'exclamation des généraux, et dit au maréchal qu'il se
chargeait d'y conduire l'armée en trois heures. Le fougueux colonel
Briqueville, comme Excelmans, comme Gérard, comme Valazé, avait dit : « Courons
au bruit ! marchons au canon ! » Les
dragons eux-mêmes, groupés autour de leurs officiers, demandaient à marcher à
ce bruit qui appelle l'homme de guerre, et montraient du geste de légers
nuages cendrés à l'horizon s'élevant lentement dans le ciel sur les collines,
affirmant que c'étaient les légères nuées de la poudre blanchies par le
soleil et roulées par le vent. Grouchy, ne s'entendant point appeler par
t'empereur, et craignant de faillir en abandonnant l'ennemi vers Wavres,
avait contenu son impatience de poursuivre sa route dans une situation
parallèle à Napoléon, au lieu de marcher à lui. Excelmans seul, entraîné par
le véritable instinct de la guerre, s'avança avec ses dragons jusqu'à la Dyle
et voulut faire traverser la rivière à ses dragons. Mais, rappelé par un
ordre du maréchal, il dut renoncer à son audace et étouffer son pressentiment.
Ce pressentiment aurait sauvé Napoléon ; l'obéissance passive de Grouchy le
perdit. Quelques heures après, le général Berthesène, du corps de Vandamme,
approchant de Wavres, aperçut des hauteurs le feu vers Waterloo et des
colonnes prussiennes se dirigeant sur ce feu. Il fit avertir Grouchy. « Dites
au général, répondit le général en chef, qu'il soit tranquille ; nous sommes
sur la bonne route ; nous avons des nouvelles de l'empereur ; c'est sur
Wavres qu'il nous ordonne de marcher. » Ce
n'est qu'à ce moment, vers quatre heures du soir, que le maréchal reçut en
effet le second ordre de l'empereur, égaré neuf heures en route par
l'officier qui le portait. Il aurait pu interpréter, par la longueur de la
bataille et par l'intensité du canon, le besoin probable qu'éprouvait
Napoléon de son aile droite, et se rapprocher plus directement que par
Wavres. Il n'en fit rien ; l'événement lui a donné tort. Il fit attaquer
Wavres par Vandamme ; c'était encore un temps inutilement perdu. Quand le général
Girard, de la division de Vandamme, reçut l'ordre d'emporter le village
défendu par une faible arrière-garde fortifiée derrière des murs, il se
tourna vers un de ses aides de camp, M. de Rumigny, et lui dit avec amertume :
« Quand un homme de cœur est le témoin impuissant de tout ce qui se
passe ici depuis ce matin, quand il reçoit des ordres pareils à celui-ci, et
que le devoir le force d'y obéir, il ne lui reste qu'à se faire tuer. »
Un quart d'heure après il tombait sous les murs de Wavres d'une balle dans la
poitrine, et, reçu dans les bras de ses soldats, il allait languir dans une
lente agonie, en déplorant, non son sang, mais l'inutilité de ce sang versé
pour l'armée et la patrie. La trahison était loin de l'âme de Grouchy,
général intrépide et consommé, engagé plus que tout autre dans la cause de
Napoléon par sa lutte contre le duc d'Angoulême dans le Midi, et par la
récompense qu'il en avait reçue de l'empereur dans la dignité de maréchal de
France. Sa faute fut de ne pas désobéir à l'empereur, en obéissant à l'ordre
plus impératif de l'inspiration et du canon. L'empereur lui-même avait
évidemment commis une faute plus grave, en se séparant par une trop longue
distance d'une aile si nécessaire à son armée, en présence de deux armées
dont chacune pouvait se mesurer avec la sienne. Il avait trop présumé de la
défaite des Prussiens la veille, trop présumé de sa victoire sur les Anglais
le matin. Mépriser son ennemi est le gage du succès au commencement des
luttes de peuples à peuples ; c'est le piège du vainqueur après les longues
campagnes, où l'on a soi-même enseigné la guerre à ses rivaux. XLIII Au
moment où les réserves s'élançaient pour soutenir Ney, l'empereur, qui ne
demandait plus qu'une heure à sa fortune, et qui croyait la tenir, entend,
dans les intermittences de la canonnade du Mont-Saint-Jean, des décharges
lointaines du côté de Saint-Lambert. Il ne s'en trouble pas, et détache à
peine ses regards du point d'attaque où Ney, foudroyé, attendait ses renforts
près de l'atteindre au pied de la terrasse. Il croyait que ces décharges
n'étaient que la rencontre fortuite, sur son extrême droite, entre la
division de Grouchy et les avant-gardes de Blücher. Il ne doutait plus
d'avoir le temps d'achever une victoire avant d'en commencer une autre. La
fumée se rapprochait, le bruit grandissait, et des officiers accourant ventre
à terre vers son quartier général le détrompèrent malgré lui. La division de
Grouchy n'existait que dans sa pensée ; elle n'avait point reçu l'ordre ;
aucun renseignement n'arrivait de l'armée de ce maréchal ; les plaines et les
coteaux en avant de Wavres étaient vides et silencieux. « Grouchy !
Grouchy ! s'écriait à chaque instant Napoléon. Où est-il ? Que fait-il ?
Envoyez des officiers au-devant de lui ; pressez sa marche ; il doit être à
portée de nous, sous les collines de la Chapelle ou vers la Dyle. » On ne
lui répondait qu'en lui montrant les longues colonnes noires des Prussiens et
leurs drapeaux qu'il se refusait à reconnaître, bien que l'aigle noire fût
visible aux yeux de son état-major. Déjà ces colonnes, fortes de trente mille
hommes au moins, débouchaient et descendaient des gorges de Saint-Lambert,
refoulant devant elles nos trois mille hommes de cavalerie légère, et
marchant au pas de charge contre les troupes du comte Lobau, qui couvraient
la droite de Planchenoit. L'empereur, à cette vue, rappelle l'ordre d'attaque
générale qu'il avait déjà donné au général. Il abandonne Ney à lui-même avec
la gauche, le centre et la réserve déjà engagés. Il garde Lobau pour couvrir
son champ de bataille contre les Prussiens toujours grossissants. Il n'en peut
plus douter, Grouchy a été devancé. Bülow et bientôt Blücher, qu'on aperçoit
dans le lointain, arrivent en masse au milieu du drame, et vont le dénouer
par l'anéantissement de Lobau, si Grouchy n'arrive pas aussi promptement
qu'eux sur leurs pas. Mais il se flatte encore que ce général a suivi ou
côtoyé l'armée prussienne, et chaque coup de canon qu'il entend derrière
Planchenoit lui retentit au cœur, comme la voix de son aile droite. Cependant
Lobau, placé entre Planchenoit et Bülow, combat avec une intrépide assurance
l'armée prussienne, et l'arrête près d'une heure sous les murs de l'église et
dans le cimetière de Planchenoit ; mais pendant que le sixième corps se
dévouait avec Lobau pour arrêter ce débordement d'une armée nouvelle, les
Prussiens affluaient toujours et se rejetaient avec une formidable artillerie
sur les pentes plus avancées, à Planchenoit, vers notre centre, foudroyaient,
de là, la maison d'école et l'observatoire même d'où l'empereur gouvernait de
l'œil la lutte des trois armées. Les boulets planaient sur sa tête et
frappaient les arbres et les murs autour de son quartier général. Arraché par
l'urgence du péril à l'attention qu'il portait l'assaut de Ney, Napoléon fait
suspendre le mouvement déjà commencé vers le Mont-Saint-Jean par sa jeune
garde, et la dirige au pas de course, vers le comte Lobau pour le soutenir.
Ney, impatient, se retourne, et voit ses renforts prendre une autre
direction. Il s'arrête, il réfléchit, il hésite, il voit que la victoire ou
la défaite de l'armée est désormais à lui seul. Il puise dans l'extrémité
même de la circonstance l'inépuisable courage qu'il a dans le sang pour tout
sauver en précipitant tout. Il envoie ordre sur ordre de courir a lui à
toutes les réserves qu'il aperçoit en position sur sa gauche ou derrière ses
colonnes ; la charge bat sur tous les points, et un courant de toutes les
troupes se précipite vers le Mont-Saint-Jean. XLIV L'armée
anglaise respirait à peine entre deux assauts, et Wellington, immobile sur
son cheval blessé, regardait avec un intrépide découragement de la victoire
cet élan de l'armée française vers lui seul, quand le canon de Bülow,
retentissant tout à coup sous les collines de Planchenoit, qui lui dérobaient
encore les Prussiens, lui amenait enfin un secours si longtemps et si
énergiquement attendu : « En avant mes amis s'écria-t-il en agitant
son épée aux yeux de ses troupes, nous avons assez résisté de pied ferme, à
nous maintenant d'attaquer ! » A sa voix, une colonne anglaise se
forme et, se précipitant sur la gauche des colonnes de Ney, court assaillir
la Haie-Sainte, pour fondre ensuite sur l'espace intermédiaire entre
l'empereur et Ney. La Haie-Sainte, crénelée et défendue par notre infanterie,
foudroie la colonne. Ney pousse les lanciers et les chasseurs de son corps
d'armée sur ses flancs. Ils balayent les régiments anglais remontant mutilés
devant eux ils les poursuivent le sabre à la main, et, franchissant sur leurs
pas les dernières rampes du plateau, moins inaccessibles à gauche, ils se
reforment après les avoir franchies. Ils chargent les batteries d'artillerie
anglaise établies sur le bord du plateau, tuent les canonniers sur leurs
pièces, dépassent les batteries éteintes, et vont sabrer les carrés
d'infanterie de réserve anglaise jusque dans le camp où ils se croyaient à
l'abri derrière leurs feux. Ney lui-même s'élance à la tête des cuirassiers
au secours de sa cavalerie, dont il entend les cris de victoire sur le
plateau. Il s'y maintient un moment l'épée à la main, comme un soldat monté
le premier à l'assaut, plus que comme un chef. Les Anglais interdits n'osent
l'aborder pour l'en précipiter de nouveau. Il espère un moment que sa
témérité, sa promptitude, son élan, son succès, décideront l'empereur à lui
prêter sa garde et à oublier les Prussiens. Mais l'empereur, qui embrasse
l'ensemble et qui prévoit qu'une victoire inachevée de son lieutenant sera
suivie d'une retraite nécessaire et d'une déception de l'héroïsme de ses
troupes, murmure contre la témérité de Ney. Le maréchal Soult entre dans les
pensées de l'empereur. « Il nous compromet comme à Sierra ; il nous engage
au-delà de nos moyens ; il nous entraîne d'un seul côté, tandis que nous avons
à faire face à tous. Voilà un mouvement prématuré qui pourra nous coûter
cher, » dit Napoléon. Il admire et condamne a la fois l'intrépidité de son
général. XLV Pendant
ce court dialogue au quartier général, Ney, trop avancé, recule en effet sous
le choc de toute la cavalerie de Wellington, qui précipite le maréchal et ses
colonnes au bas de l'escarpement et jusque derrière la seconde ligne.
Napoléon le voit, craint que ce reflux ne rompe son centre, ordonne à
Kellermann, a Milhaut et à Guyot de réunir toutes leurs divisions de
cuirassiers aux lanciers, aux dragons, aux chasseurs, aux grenadiers à cheval
de la garde, et de soutenir Ney qui fléchit. Cette masse immense de grosse
cavalerie, la plus aguerrie et la plus redoutable de l'Europe, dernier coup
de foudre de toutes nos grandes batailles, au nombre de dix mille chevaux,
fond au galop sur la cavalerie anglaise déployée pour l'attendre. Mais
Wellington n'avait pas attendu le choc à l'approche de nos escadrons
accourant aux cris de « Vive l'empereur » les régiments anglais forment deux
masses, se replient à gauche et à droite et démasquent soixante bouches à feu
en bataille, vomissant la mitraille sur les cavaliers de la garde. Les
premiers rangs jonchent le plateau de cadavres d'hommes et de chevaux mutilés
ou morts ; les seconds le franchissent, éteignent une seconde fois les canons
anglais, fondent sur les carrés de Wellington, citadelles vivantes placées
par lui à distance pour se couvrir les unes les autres. Ils essuient le feu
roulant de ces carrés, pénètrent jusqu'aux dernières réserves de Wellington,
les chargent sans les démolir, reviennent se reformer après la charge pour
reprendre leur élan sur d'autres carrés, les ouvrent quelquefois sous le
poitrail sanglant de leurs chevaux, plus souvent roulent à leurs pieds sous
leurs baïonnettes. Après chaque charge, le carré anglais se déploie en
éventail pour donner plus de surface à son feu, et se reforme en bloc de feu
pour recevoir plus solidement un autre choc. La brigade du major général de
Wellington résiste ainsi à onze charges, en rétrécissant à chaque charge son
carré. Quelques régiments anglais et écossais sont réduits de deux tiers et
ne s'ébranlent pas, résolus à se laisser tuer jusqu'au dernier peloton plutôt
que de céder la place et la victoire. Une division écossaise de quatre mille
hommes ne compte plus que quatre cents combattants. Elle fait demander du
renfort au général en chef. « Qu'elle meure, mais qu'elle reste, répond
lord Wellington, il n'y a que la nuit ou Blücher qui puisse nous en donner,
des renforts ! » La division se résigne et obéit. Wellington,
le prince d'Orange, lord Hill, Pozzo di Borgo, Alava, général espagnol
volontaire, volent tour à tour d'un régiment à l'autre pour les animer, se
renferment un moment au centre du carré, reçoivent la charge, s'ouvrent un
passage après le feu, courent à un autre, portant partout la résolution et
l'exemple. « Tenez ferme, ferme, tenez jusqu'au dernier, mes enfants,
répète Wellington de carré en carré ; si nous abandonnons le champ de
bataille, que dira-t-on de nous dans la Grande-Bretagne » C'était le mot
d'ordre de Nelson à Trafalgar, l' œil de l'Angleterre sur chacun de ses
soldats. Il se
désespérait cependant en voyant tomber ainsi ses intrépides compagnons de
guerre. « Grand Dieu, disait-il en regardant le soleil lent à
disparaître et Blücher lent à arriver, faudra-t-il donc voir tailler en
pièces tant de braves gens ! » Jamais les Français n'avaient été si
acharnés à, la victoire, jamais les Anglais si inébranlables à la défaite on
sentait que c'était la proie du monde qu'ils se disputaient pour la dernière
fois. Le monde moderne n'avait jamais vu une si terrible étreinte de deux nations
corps à corps sur un aussi étroit espace. Tout était sang, cadavres, chevaux,
affûts, canons, armes brisées sous les pieds ! Ney, oubliant qu'il était
général et abandonnant chaque régiment à son instinct, combattait lui-même,
son chapeau de général élevé dans la main gauche, son épée brisée dans la
droite, son cheval tué sous lui à ses pieds. Le
général Lesourd, atteint de six coups de sabre, descend de son cheval pendant
que ses dragons se rallient pour une nouvelle charge, se fait couper le bras
et étancher le sang, remonte à cheval et charge avec eux. Des deux côtés on
ne respire plus que pour tuer frapper et être frappé, c'est vivre ! Chefs,
soldats, animaux même, semblent avoir dit adieu à l'existence, et ne
chercher, comme dans un cirque mortel, qu'à tomber avec plus de gloire et à
tomber sur le cadavre de l'ennemi. Le
prince d'Orange, digne ce jour-là de Wellington et du trôné qu'il disputait
les armes à la main, est cerné dans un petit groupe de combattants par tout.
un escadron de cuirassiers français les sabres levés et déjà tendus pour
l'atteindre. Le 7' bataillon belge voit son danger, fond sur les cuirassiers
à la baïonnette, les rompt, les traverse, et délivre son prince héréditaire.
Le prince arrache de sa poitrine sa décoration, la jette au hasard au milieu
du bataillon et s'écrie « A tous, mes enfants Vous avez tous conquis la
gloire et mon trône ! » Un cri de « Vive le prince d'Orange ! Vive
le roi de nos enfants ! » s'élève du bataillon libérateur. XLVI Mais
les dix mille cuirassiers français parcouraient et ravageaient toujours ce
champ de bataille détrempé d'eau et de sang, et pétri comme une argile rouge
sous les pieds de vingt mille chevaux des deux camps. Wellington, un moment
hors de la mêlée et revenu à son poste sous le chêne, n'a plus à ses côtés
que trois aides de camp sur dix-sept, étendus blessés ou mourants. Sa lunette
à l'œil, il contemple quelques instants ce tourbillon de charges, il voit que
les balles de ses carrés s'émoussent contre les cuirasses de nos cavaliers. Il
fait passer de rang en rang à ses intrépides Écossais l'ordre de se laisser
aborder sans tirer, de percer le poitrail des chevaux de la pointe des
baïonnettes, de se glisser jusque sous les pieds des animaux, et de les
éventrer avec le glaive court et large de ces enfants du Nord. Les Écossais
obéissent et chargent eux-mêmes à pied nos régiments à cheval. Trois heures
entières avait duré cette mêlée, emportant douze à quinze milliers d'hommes
des deux nations, sans emporter un sillon du sol sous leurs pieds. Les
blessés et les morts jonchaient la boue, les survivants comblaient les vides
en se resserrant à la voix éteinte des officiers. Ney, remonté sur le cheval
d'un de ses cavaliers, était emporté et rapporté, par le flux et reflux de la
mêlée, tantôt jusqu'aux réserves anglaises, tantôt jusqu'aux bords du plateau
; le moindre renfort de troupes fraîches lui donnait la victoire et la route
de Bruxelles. Déjà une de ses batteries la balayait de loin et lançait des
boulets au milieu de la colonne de fuyards. Mais rien n'ébranlait ces
brigades, renouvelant sans cesse avec l'imperturbable flegme du Nord la
manœuvre qui les déployait et les refermait à l'approche de ses escadrons. XLVII Napoléon
lui-même, soit qu'il crût en ce moment la victoire acquise au maréchal, et
que la certitude de vaincre lui donnât l'impartialité nécessaire pour louer
un ennemi, soit que l'homme de métier l'emportât chez lui sur l'homme de la
lutte, admirait d'en haut, à travers la fumée, la beauté sinistre de ce
spectacle, la solidité, les évolutions, la précision des feux et des
manœuvres des Anglais. « Quelles braves troupes disait-il avec l'accent d'un
généreux enthousiasme et d'une mâle pitié au maréchal Soult, debout, à côté
de lui, sur le tertre d'où ces deux guerriers contemplaient le
Mont-Saint-Jean. Quelles braves troupes et comme elles travaillent avec
constance et vigueur. Les Anglais se battent bien, il faut en convenir ; nous
les avons formés. Ils sont dignes de nous mais ils ne tarderont pas à fuir »
« La cavalerie française nous entourait, comme si c'eût été la nôtre, »
écrivait Wellington lui-même, quelques jours après, dans ses récits de la
bataille. Mais, malgré la bravoure téméraire de Ney, de Kellermann, de Guyot,
de Milhaut, de Lesourd, qui commandaient cette cavalerie, aucune âme
d'ensemble ne gouvernait ces charges disséminées, et ne donnait à ces
régiments épais la masse, le poids, la persistance et l'irrésistible courant
d'hommes et de chevaux par lesquels un grand homme de cheval rendait
autrefois cette cavalerie réunie l'arbitre de la fin des journées de guerre.
Murat manquait à ces escadrons son coup d'œil, et son âme, et son sabre
manquaient à l'empereur. Il
était en ce moment à Toulon, obscur, caché, repentant, pleurant sa faute,
implorant vainement le champ de bataille pour se laver dans le sang, et se
rongeant le cœur de ce que ses régiments allaient charger et mourir sans lui
Tous les hommes de guerre conviennent que l'absence de Murat fut la fortune
de Wellington dans ces dernières charges de cavalerie du Mont-Saint-Jean.
Napoléon lui-même, quoique aigri et mécontent de ce roi des déroutes, ne put
s'empêcher de répéter à plusieurs reprises : « Ah si Murat était là !
» XLVIII L'absence
de ce héros, l'invincible solidité des Anglais, la stoïque constance des
Écossais, l'éparpillement successif de nos charges frappant partout, ne
perçant nulle part, la lassitude des hommes et des chevaux de courir et de
lutter trois heures dans des terres défoncées et glissantes, qui consumaient
les forces des animaux sous un soleil d'été, dont l'ardeur était doublée par
la flamme des décharges et par l'haleine des hommes et des chevaux enfin les
batteries de réserve de Wellington, reconquises par ses artilleurs après le
reflux de nos escadrons, et vomissant sur nous la mitraille, avaient enfin
séparé les combattants et rejeté de nouveau Ney et son armée sur les bords du
plateau qu'il avait vainement gravi. Napoléon,
à cet aspect, cesse d'hésiter ; le danger de Ney l'entraîne lui-même il
appelle à lui le général Petit, avec les chasseurs à pied de sa garde, et lui
confie le soin de couvrir sa droite vers Planchenoit, et, tranquillisé un
instant sur ce point, il fait former une colonne d'attaque des grenadiers à
pied de sa garde, colonne invincible qu'il lance au secours de sa cavalerie
pour l'affermir sur le plateau contre les charges renouvelées de Wellington. Les six
mille grenadiers s'élancent aux cris de : « Vive l'empereur ! »
l'arme au bras. Wellington les contemple avec une terreur qui tient au
prestige de ce corps immortalisé sur tant de champs de bataille. Il sent
qu'il faut agir sur de pareils soldats, non comme avec des hommes, mais comme
avec un élément. Il les attend à la bouche d'une batterie de quarante pièces
de canon, dont les artilleurs ont la mèche à la main. Ils montent, ils
approchent, la batterie éclate aussitôt que la fumée du bronze s'élève, et
laisse le regard plonger sur les pentes. Les Anglais voient la noire colonne
flotter un moment ; mais ce flottement se consolide, la colonne serrée
s'avance aussi muette, aussi compacte, l'arme toujours au bras, sans tirer,
sans se hâter, sans se ralentir. A une seconde décharge, même oscillation,
même raffermissement, même silence ; on voit seulement l'immense bataillon se
presser sur lui-même, comme un immense reptile qui se concentre sous ses
écailles, quand sa tête a été touchée par le fer. A la troisième décharge,
les Anglais, penchés sur le bord du ravin, regardent encore. La colonne est
réduite à un bloc immobile d'hommes, décimés par ces trois mitrailles deux
des bataillons sont couchés sur la rampe, à côté de leurs fusils encore
chargés ; les deux autres hésitent, délibèrent, et reculent enfin devant cet
écueil de feu, pour aller chercher un autre accès sur ces inabordables
hauteurs. Mais Wellington, couvrant toute son armée de deux cents pièces de
canon, les attend partout derrière le même rempart de bronze. XLIX Napoléon
pâlit, doute enfin de la victoire, sent trop tard la nécessité de vaincre
entièrement quelque part, s'il ne veut pas être vaincu un moment après
partout. « Mon cheval » s'écrie-t-il en jetant un dernier regard sur les
Prussiens contenus passivement par d'Erlon. On lui amène son cheval, cheval
persan, d'une blancheur de cygne, qu'il aimait a monter au feu, a cause de
son éclat qui le faisait reconnaître de loin par ses troupes, et de son
sang-froid qui le tenait immobile aux détonations des obus. Je l'ai vu
survivre de longues années après son maître, toujours fier, superbe et doux,
et redressant la tête au nom de Waterloo, comme s'il se souvenait de sa
gloire. Napoléon
le monte il part au galop, entouré du groupe de ses officiers, et suivi à
distance par les escadrons d'escorte de sa garde à cheval. Il se dirige vers
sa gauche, où son frère Jérôme, Guilleminot et le général Reille étaient
massés autour de la Haie-Sainte et du château d'Hougoumont. Déjà Ney
commençait à plier et à redescendre avec confusion des plateaux devant
l'artillerie et la cavalerie ralliées de Wellington. Il était temps. L'empereur
passe devant le front de tout ce qui lui reste de bataillons et d'escadrons
au centre et à gauche de la plaine. Il les anime ; il leur montre de la main
la fumée du Mont-Saint-Jean. Une nouvelle armée tout entière, reste de son
artillerie, de sa cavalerie, de sa garde, se forme à la voix de ses
lieutenants. Quand elle est formée, il s'élance lui-même, l'épée à la main,
aux premiers rangs de la colonne de tête de sa garde, et du geste écartant
gauche et à droite les généraux qui veulent le couvrir : « Tout le monde
en arrière ! » s'écrie-t-il ; et il marche le premier à l'assaut
des pentes les plus escarpées et les plus foudroyantes des plateaux. Un
silence morne l'environne ; on sent qu'il va chercher son sort. On croit que,
s'il ne lui donne pas le triomphe, il lui demandera du moins la mort. Ses
traits, toujours calmes, paraissent néanmoins concentrer dans leur immobilité
et dans leur silence cette gravité qui est la seule ardeur permise au
commandement. Tout le monde se tait derrière lui ; on le laisse à ses pensées
; on sent qu'il se mesure avec le destin. Il marche ainsi quelques moments
sous la portée des deux cents pièces de canon de l'armée anglaise, qui ne
tirait pas encore de peur de perdre leur feu ; puis, se retournant vers son
armée et se rangeant un peu sur la gauche, dans le pli d'un mamelon du
terrain qui le couvre contre les boulets : « En avant ! en
avant ! » s'écrie-t-il en animant de l'œil, de la voix, du geste
ses bataillons, à mesure qu'ils passent devant lui. « Vive l'empereur ! »
répétèrent tour à tour, avec le geste de l'enthousiasme désespéré, les
généraux, les officiers, les soldats, lancés au pas de course et à découvert
sous le feu tonnant des batteries ! Ney, le
visage noirci de poudre, les habits souillés et déchirés par le combat,
l'éclair de la joie et de la victoire dans le regard, accourt au-devant de la
garde, et, la ralliant sous son épée à ses troupes raffermies, il dirige lui-même
cette attaque générale à l'assaut de l'armée anglaise. Les deux cents bouches
à feu de Wellington, les trois cents pièces de canon de l'armée française,
qui leur répondent des promontoires les plus élevés de la Belle-Alliance,
couvrent d'une voûte de boulets l'armée de Ney et de Napoléon, pendant
qu'elle aborde les plateaux sous ce feu. Un officier accourt annoncer à
l'empereur que les Belges et les Allemands, qui forment la gauche de
Wellington vers Saint-Lambert, se replient en désordre vers le mont Saint-Jean,
suivis d'une colonne de fumée. « C'est
Grouchy ! c'est Grouchy ! s'écrie l'empereur. Enfin, le voilà !
nous sommes vainqueurs ! Courez, dit-il à Labédoyère qui était à cheval à
côté de lui, courez annoncer au maréchal et aux troupes cette joie qui
raffermira leur courage. » Labédoyère court, de bataillon en bataillon,
jusqu'au maréchal, en semant partout la nouvelle de l'approche de Grouchy. « Vive
l'empereur, répondent partout les soldats. La victoire est à nous. » Et
ils gravissent avec une ardeur nouvelle les étages de feu. La joie
de l'empereur fut courte et trompeuse, jeu de la fortune qui lui montrait
jusqu'à la dernière heure le mirage de la victoire, pour lui rendre la
défaite plus amère et plus complète. Ce n'était pas Grouchy, c'était Blücher
lui-même qui débouchait enfin des défilés de Saint-Lambert. Grouchy avait
vainement cherché à l'occuper par une attaque sur son arrière-garde du côté
de Wavres. Le vieux guerrier ; plus téméraire que Grouchy, et par cette
témérité même, génie des circonstances extrêmes, plus heureux, avait entendu
le canon de Waterloo. Il s'était dit : « Ma place est où combat
Napoléon ; la victoire ou la défaite ne seront qu'où il sera vainqueur ou
défait ; marchons-y sans nous inquiéter d'un combat partiel avec son
lieutenant. » Et il avait marché sur les pas de Bülow. La nuit tombait, les Allemands
et les Belges, portés vers Papelotte par Wellington, avaient encore les
uniformes français de 1813 l'avant-garde de Blücher, se trompant à ces
couleurs, avait tiré par confusion sur cette aile perdue de Wellington,
croyant foudroyer des Français. Ces troupes surprises se replient sous ce
feu. C'était la cause de l'erreur et de la joie de Napoléon. Elle allait se
changer en désespoir. L Cependant
la confiance communiquée au maréchal par la voix de Labédoyère imprime un
invincible élan à l'assaut de cette troisième et dernière armée. L'artillerie
et les lignes déployées de l'infanterie anglaise plongent en vain leur feu
sur les colonnes et sur les carrés de l'armée nos régiments, quoique décimés,
se précipitent sous les canons et les baïonnettes. La mitraille les attend et
les déchire en approchant ; le cheval de Ney, les flancs traversés par un
boulet, s'affaisse une seconde fois sous son cavalier. Le maréchal se relève
met l'épée à la main, marche au combat au milieu de ses fantassins. Le
général de la garde impériale Michel est tué, le général Friant est blessé.
Les deux armées, séparées par des cadavres, s'abordent de nouveau corps à corps
; la mêlée, sous la fumée des décharges, est si épaisse, si confuse, si
acharnée, que la voix et le coup d'œil des généraux ne peuvent plus ni
discerner ni gouverner les mouvements. La mort pleut autour de Wellington.
Ses derniers compagnons de la journée, Vincent, Alava, Hill, croient tout
perdu ; lui seul espère encore. « Quels ordres donnez-vous ? lui demande son
chef d'état-major d'une voix indécise et qui semble conseiller la prévoyance
d'une retraite. -Aucun, répond le général. Mais vous pouvez être tué, et il
faut laisser votre pensée à celui qui aura à vous remplacer. Ma pensée,
répliqua le général, je n'en ai pas d'autre que de tenir ferme ici jusqu'au
dernier homme. » Pendant
que Wellington faisait ainsi le testament de sa pensée sur le champ de
carnage, le général Friant se relevait blessé du combat, s'approchait à
cheval de l'empereur toujours posté à l'abri du ravin, et lui disait que tout
triomphait sur les plateaux, et que l'arrivée de la vieille garde allait tout
finir. Cette vieille garde, formée en colonnes flanquées de bataillons carrés
à droite et à gauche, avec une brigade en arrière-garde, venait à l'instant
de se former, et montait lentement les collines suivie de son artillerie pour
porter le dernier coup de la journée. Ces vieux soldats, sûrs d'eux-mêmes
comme de leur général, calmes, graves, recueillis, farouches de visage,
silencieux comme la discipline, débouchaient successivement devant le pli de
terrain où leur empereur était abrité avec son frère Jérôme, son aide de camp
Drouot, Bernard, Labédoyère, Bertrand, son grand maréchal du palais, et les
principaux officiers de sa cour militaire. Napoléon les flattait d'un geste
et d'un sourire. Ils y répondaient en élevant en l'air leurs bonnets à poil
et en brandissant leurs armes au cri de : « Vive l'empereur !
» Ils
s'étonnaient pourtant que, dans l'extrémité d'un pareil combat, Napoléon fût
si loin du champ de bataille, à l'abri de cette mort que tant de milliers
d'hommes affrontaient pour lui. Ils s'attendaient à le voir déboucher au
galop du ravin, et se jeter comme dans les grands jours au milieu d'eux. Les
blessés par centaines arrosant les collines de leur sang passaient, en
redescendant, devant lui. Le choc des bataillons s'entendait par-dessus sa
tête. Jérôme son frère, rougissant de sa propre sûreté pendant que tant de
vies se donnaient pour la sienne, murmurait à demi-voix contre cette
immobilité de l'empereur. « Qu'attend-il, disait-il à Labédoyère, pour
se découvrir ? Aura-t-il jamais une plus belle scène pour vaincre ou mourir ?
» Bientôt envoyé lui-même par l'empereur à la tête d'une colonne, Jérôme
courut au feu et à la mort avec l'intrépidité dévouée d'un simple grenadier.
Napoléon, qui ne croyait rien perdu encore, ne voulait pas, avec raison,
jouer à la fin d'une victoire la France, l'empire et lui-même contre un
boulet. D'autres disent que son esprit et son corps, affaissés par les soucis
et par le malaise, le tinrent à la fin du jour dans un affaissement et dans
une insensibilité qui semblaient attendre passivement son propre sort des
événements plus que l'assurer par son énergie. Mais ses soldats faisaient des
efforts surnaturels pour arracher ce sort de la journée au destin. La
vieille garde en vain ébréchée par l'artillerie anglaise, abordait le sommet
du Mont-Saint-Jean. Tout pliait devant elle. Le prince d'Orange, en ralliant
ses troupes, reçoit une balle qui lui traverse l'épaule. Les carrés anglais
le reçoivent dans leurs flancs et se rouvrent comme le matin pour livrer
passage à la mitraille cachée dans leur épaisseur. La garde recule à son
tour, des pelotons entiers écharpés s'en détachent et passent devant l'abri
de l'empereur. Quelques cris de désespoir et de trahison se font entendre
dans le groupe découragé. Napoléon ne peut résister à ce spectacle, il pousse
trois fois son cheval en avant pour aller lui-même soutenir ou lancer de
nouveau sa vieille garde. Trois fois Bertrand et Drouot, ses amis, se jettent
à la bride de son cheval et le repoussent à l'abri des boulets. «
Qu'allez-vous faire, Sire ? lui disent ces braves officiers. Songez que le
salut de la France et de l'armée est en vous seul. Si vous périssez ici, tout
périt » L'empereur céda et reprit son poste immobile, d'où il ne pouvait ni
voir ni être vu jusqu'à la fin de la mêlée. Il
venait d'apprendre et feignait d'ignorer l'arrivée de Blücher sur son flanc
droit. Il voulait, avec raison, laisser à l'armée engagée sur les plateaux le
temps de vaincre là-haut avant de la retourner contre un autre ennemi. Mais
les généraux qui combattaient avec un si stérile acharnement sur les plateaux
venaient d'apprendre presque aussitôt que lui l'arrivée des Prussiens. Le
bruit s'en répandait parmi des soldats déjà fatigués de neuf heures de lutte,
rebutés par une -résistance qu'ils n'avaient rencontrée nulle part dans leurs
anciennes guerres. Absents de leur empereur, voyant tomber le jour, et
n'apercevant pour prix de leur victoire sur les Anglais que de nouvelles
armées à traverser ou à vaincre derrière eux dans la nuit, ils attendaient à
tout instant le rappel de Napoléon ils sentaient l'ardeur des Anglais
redoubler avec la certitude d'être bientôt renforcés par les Prussiens. Les
réserves de cavalerie de la garde royale anglaise, jusque-là conservées comme
une dernière ressource par Wellington, chargèrent avec l'énergie et la
vigueur d'une armée qui a retrempé ses forces dans le repos et dans
l'espérance. Wellington lui-même montait un huitième cheval, mettait le sabre
à la main et chargeait comme un soldat au milieu de ses plus indomptables
cavaliers. Onze de ses généraux sur vingt-deux qui commandaient le matin sous
lui étaient morts et couchés sous leur manteau au bord de la route de
Bruxelles. Les nôtres se regardaient, s'interrogeaient d'un regard inquiet,
se disant en se tournant du côté où ils avaient laissé l'empereur « Mais
qu'attend-il ? que veut donc cet homme ! Son génie s'est-il éclipsé en lui ?
Sa tête s'est-elle perdue ? » Quand une armée en est là, il n'y a plus que la
personne, la voix, l'héroïsme de son chef qui puisse lui rendre sa confiance.
Le murmure dans le feu est le présage de la défaite. Napoléon ne parut pas. LI Wellington
reparut à la tête du 42e et du 95e régiment de sa cavalerie, et fondant sur
le flanc des chasseurs de la garde impériale, il les enfonce et les poursuit
le sabre dans les reins. Cette charge irrésistible de deux régiments frais
sur une troupe qui se rompt et se disperse est le signal d'un ébranlement
général sur notre front. L'armée anglaise pousse trois hurrah,
s'avance en cinq colonnes, avec son artillerie dans les intervalles, sur
l'armée de Ney, qui redescend en lambeaux des hauteurs pour reprendre ses
premières positions. En même temps la cavalerie anglaise en une seule masse
est précipitée par Wellington sur notre ligne à peine reformée. Deux brigades
la traversent et vont écraser sous leur poids la cavalerie française encore
intacte sur la gauche pour surveiller les Prussiens. Blücher, s'avançant en
tumulte, replie de position en position l'armée de d'Erlon jusque vers
Waterloo il menace de couper la retraite à la garde impériale et à Ney.
L'instinct de la défaite saisit l'armée, un cri de « Sauve qui peut » jeté
par des hommes démoralisés fait croire aux soldats qu'ils sont trahis. Ils se
débandent et se précipitent en masses confuses pour regagner le campement du
matin. La voix des officiers, les reproches des généraux, la vue même de leur
empereur devant qui ils passent en courant, ne peuvent les retenir. Les
collines du Mont-Saint-Jean sont couvertes de leurs débris. Napoléon
voit revenir en lambeaux cette armée, son seul espoir quelques heures
auparavant. « Tout est perdu ! » s'écrie-t-il. Il contemple un moment ce
désastre, pâlit, balbutie, verse des larmes, les premières qu'il ait versées
sur un champ de bataille, presse enfin les flancs de son cheval, et s'élance
lui-même pour tenter de rallier ses soldats. Leur courant, sourd à sa voix,
l'entraîne lui-même. Le canon de Wellington couvre ses paroles. Les boulets
du Mont-Saint-Jean, la cavalerie de Wellington, les canons de Blücher, qui
portent déjà jusque sur la route, précipitent ces vagues d'hommes comme un
torrent ; la nuit tombe et le dérobe aux regards et aux reproches de ses
soldats. Bientôt
les Prussiens gravissent jusque sur la hauteur de Planchenoit que l'armée
avait le matin derrière elle. A cette vue, les corps encore intacts, qui se
sentent coupés, abandonnent leurs drapeaux pour chercher leur salut personnel
dans la fuite. Personne ne commande, personne n'obéit. Le major général
lui-même, abandonné de l'armée, l'abandonne au hasard de sa fuite. La route
de la Sambre allait être interceptée par Blücher, tous le voyaient ;
l'instinct du salut individuel, ce seul sens des armées qui, en perdant leur
cohésion, semblent avoir tout perdu, chassait tout lé monde pêle-mêle vers ce
fleuve. Quelques
corps de la garde impériale tentaient seuls, çà. et là, une résistance courte
et désespérée. Le canon des Prussiens brisait leurs derniers carrés dans la
plaine ; la cavalerie de Wellington, fondant sur leurs pas des hauteurs,
sabrait sous leurs yeux les bandes éparses. Des régiments entiers jetaient
leurs armes et leurs havresacs, les canonniers coupaient les traits de leurs
chevaux, et laissaient leurs pièces dans les ravins, les soldats des
équipages abandonnaient leurs voitures ou s'en servaient pour fuir, à travers
champs, vers Charleroi. Un seul régiment de la vieille garde, le. 1er,
commandé par le général Cambronne, un des commandants des grenadiers de la
garde de l'empereur à l'île d'Elbe, couvrait encore cette fuite d'une
intrépide arrière-garde contre la cavalerie anglaise. Ses feux de file
tenaient à distance deux armées lassées de tenir après la victoire. Les
Prussiens et les Anglais pressaient de trois côtés ces deux bataillons,
admirant et plaignant leur inutile sacrifice. Ils suspendent le feu de leur
artillerie légère et les charges de leurs escadrons sur ce bloc de héros. Ils
envoient des parlementaires au général Cambronne pour lui proposer de déposer
les armes. Le général, déjà frappé de six coups de sabre dans la retraite,
répond par une de ces trivialités sublimes de sens, cyniques d'expression,
que le soldat comprend, et que les historiens traduisent plus tard en phrase
de parade ; puériles légendes quand l'héroïsme est dans l'acte et non dans le
mot. Le général Cambronne et son régiment refusent toute capitulation et
toute pitié de l'ennemi. Ils laissent démolir ces derniers carrés solides par
le canon. Ils ralentissaient ainsi un moment la poursuite, et donnaient le
temps à l'empereur lui-même de se faire jour à travers la foule vers la tête
de l'armée. LII La nuit
tombante le dérobait, lui et son état-major, aux regards des Anglais et des
Prussiens si près de lui. En arrivant sur la route encombrée, à la, hauteur
de ces derniers carrés de sa garde, Napoléon est tenté de s'ensevelir avec
Cambronne dans ce dernier sillon du champ de bataille. Il tourne la bride de
son cheval vers cette poignée de braves, suivi de Soult, de Flahaut, de
Labédoyère, de Bertrand, de Drouot, de Gourgaud, qui l'ont rejoint et qui lui
ouvrent le sabre à la main un difficile passage à travers la déroute. Le
carré se déploie devant lui, il le salue encore d'un triste et dernier cri de
« Vive l'empereur p Sublime adieu de l'armée répondant en face de la mort à
l'adieu de Fontainebleau. Morne
et silencieux, l'empereur semble résigné et attendre là le boulet qu'il avait
vainement prédit à Arcis-sur-Aube, et qui pouvait seul absoudre et illustrer
sa dernière faute contre sa patrie. La masse épaisse des fuyards, débouchant
de toutes les collines et de toutes les gorges de Waterloo vers ce bas-fond,
et interposée à ce confluent entre la cavalerie anglaise et la garde,
embarrassait l'ennemi. Les régiments de grosse cavalerie de Wellington ne
pouvaient la traverser ; ils refoulaient pesamment devant eux ces masses
désarmées, comme un troupeau qui se laisse écraser par le pied des chevaux
faute d'espace pour se répandre. L'empereur
aperçoit devant lui quelques pièces d'artillerie française abandonnées et
renversées sur le bord de la route.. « Relevez et faites tirer ces pièces, »
dit-il à Gourgaud. Et Gourgaud obéit, aidé par les grenadiers de la garde. Il
place quelques canons en batterie et fait feu sur la cavalerie anglaise. Ce
furent les derniers boulets de la 'bataille. Un de ces boulets emporte la
cuisse du général Uxbridge, qui commandait ces régiments et qui avait échappé
jusque-là à toute blessure, au milieu d'un carnage de douze heures. Il tomba
le douzième des généraux anglais frappés dans la journée. Sa chute et son
sang consternent et suspendent un moment la poursuite. Sa cavalerie, brûlant
de le venger, se ranime à la charge. L'empereur ordonne de reformer le carré
et pousse son cheval pour se jeter dans les rangs. Soult avec plus de
sang-froid saisit la bride et retient le cheval. « Ah ! Sire, l'ennemi
n'est-il pas déjà assez heureux ? » Bertrand, Drouot, Flahaut, Labédoyère,
conjurent Napoléon de ne pas livrer dans sa personne l'armée et la France à
la mort ou à la captivité. Il cède et renonce à la mort du héros pour les
hasards d'une destinée tranchée avec ses derniers bataillons. La tombe était
là, avait dit Jérôme. Vivre, pour lui, ce n'était plus que déchoir. Les
hommes qui meurent à leur sommet, même au sommet de leurs revers, laissent
une pitié qui double leur gloire. Il avait montré trois fois qu'il n'était
pas de ces hommes, à Moscou, à Fontainebleau, à Waterloo. Il s'obstina à
vivre et à espérer quand la gloire était de désespérer. Sainte-Hélène
l'attendait avec ses petitesses et ses langueurs pour le punir de s'être
trompé de mort. Cambronne
tomba avec tous les soldats de son régiment sous la mitraille et sous le
sabre de l'ennemi, pour donner quelques minutes de plus à la fuite de
Napoléon et l'immortalité à la garde impériale. La cavalerie ne passa que sur
des cadavres ou sur des blessés. Les paysans le lendemain ne relevèrent que
des corps mutilés de ce champ de mort. Ce furent les Thermopyles de la garde. LIII La
lune, funeste a ceux qui fuyaient, se leva pour éclairer la poursuite ; les
deux armées anglaise et prussienne se confondirent au confluent où Cambronne
seul retardait leur jonction, au pied des hauteurs de la Belle-Alliance.
Wellington et Blücher, l'un vainqueur épuisé par treize heures de sang et de
feu, l'autre brûlant d'achever la victoire à laquelle il n'avait concouru que
de loin, se rencontrèrent sur la place même où Napoléon avait couché la
dernière nuit et planté sa tente, sur le plateau de Rossomme. Les deux
généraux descendirent de cheval et s'embrassèrent, en se renvoyant
modestement l'un à l'autre la gloire de la journée. Elle reste à Wellington,
qui avait tout affronté, tout supporté et tout accompli dans cette rude
journée. Blücher n'avait fait que paraître, et encore avait-il paru tard.
Mais sa présence rendait toute retraite de Napoléon impossible. Wellington
avait la victoire, Blücher la déroute. Il s'en chargea. « Mes braves
soldats, lui dit le généralissime anglais, sont épuisés de sang, de forces et
de fatigues. Ils combattent depuis treize heures. Je voudrais les épargner,
ce sont mes enfants ; ils ont fait des miracles n Blücher, à ce mot, prenant
les mains du général, et les serrant dans les siennes en les arrosant de
larmes d'admiration, lui répond de la nuit et prend la responsabilité de la
poursuite. Il convoque tous ses chefs de corps, et leur ordonne de lancer
jusqu'au dernier homme et au dernier cheval de son armée contre la France. « Enfants !
s'écrie-t-il en remontant à cheval et en faisant défiler devant lui ses
régiments, que cette nuit achève l'ennemi, pour que le soleil, en se levant
demain, ne nous montre plus que la route libre vers Paris ! » Wellington
redescend des plateaux, va arrêter son armée, et lui fait pousser trois
acclamations de victoire avant de faire halte. Quinze mille morts, dix mille
prisonniers, cent pièces de canon, étaient déjà la part de Wellington à
Waterloo. Blücher allait compléter le reste. Napoléon, qui ne savait pas
vaincre à demi, ne savait non plus rien sauver de la défaite. On pleure en
décrivant de tels désastres ; mais l'histoire qui ment ne fait qu'ajouter la
honte au revers. La France n'a pas besoin de mensonge dans sa gloire. Un
homme avait tout perdu. L'armée, coupée par son imprudence, fuyait dans les
ténèbres en se demandant s'il était mort ou prisonnier. LIV Sous le
canon des Prussiens et sous le sabre de la cavalerie légère de Blücher, un
immense courant de soldats débandés, de généraux sans corps, d'officiers sans
troupes, de chevaux sans cavaliers, de bagages, d'équipages, de caissons
défoncés, entraînait tout, et s'entraînait lui-même sur la route et à travers
les campagnes qui séparent par deux lieues de collines et de plaines Waterloo
de Jemmapes. Napoléon,
dérobé aux regards par la nuit, suivait lui-même ce torrent et s'efforçait de
le devancer. Reconnu de temps en temps à la blancheur de son cheval, et la
couleur grise de son manteau, et à l'éclat des uniformes de sa faible escorte
de généraux, les soldats se disaient à voix basse « C'est lui !
voilà l'empereur ! il n'est pas mort ! » Et ils respectaient par leur
silence le deuil de son âme et l'humiliation de son revers. Un
paysan belge qui servait de guide à Napoléon et à son état-major engouffra à
la fois toute l'armée sur ses traces dans l'étroit défilé d'un seul pont pour
traverser la Dyle, tandis que plusieurs autres passages très-rapprochés
auraient fait franchir la rivière à toute l'armée. Les Prussiens, qui la
serraient de près, la foudroyèrent sur ce pont, et s'emparèrent de soixante
pièces de canon qui tentaient de la défendre. Le général français Duhesme y
tomba, à l'arrière-garde, sous le sabre d'un hussard de Brunswick. « Notre
duc est mort hier en combattant contre toi, dit le hussard à Duhesme en lui
perçant la poitrine de la pointe de son arme, ton sang pour le sien ! » L'empereur
eut peine à franchir lui-même ce pont avec sa suite ; tous ses équipages et
sa voiture, qui contenait son épée et son chapeau de commandant, tombent dans
les mains du général Ziethen, et deviennent les trophées de Blücher.
Plusieurs officiers et des soldats préférèrent la mort la captivité, et se
fusillèrent entre eux pour échapper dans la mort volontaire à la honte de la
déroute. Neuf fois, pendant cette nuit, les restes de l'armée tentèrent de
résister et d'établir leurs bivouacs sur des points faciles à défendre, neuf
fois les Prussiens, animés par Blücher, fondirent sur ces retranchements, et
dispersèrent ces masses sans chefs et presque sans armes. Le général Pelet et
quelques autres généraux couvraient seuls, avec quelques centaines de braves
grenadiers, la route contre les charges de la cavalerie. La nuit ne fut ni
assez profonde ni assez longue pour soustraire nos malheureux soldats à la
mort. De cent vingt mille hommes qui avaient passé la Sambre quatre jours
auparavant, quarante mille à peine la repassèrent avant le jour. Napoléon,
dégagé enfin après le pont de Jemmapes de la foule qui ralentissait sa
course, traversa, sans être reconnu, Charleroi, encombré déjà de fuyards et
de blessés. Il ne s'arrêta qu'à une lieue de cette ville, au-delà d'un pont
sur la Sambre. Il descendit de cheval, et prit pour la première fois depuis
le matin quelque nourriture. Pendant qu'il réparait ses forces épuisées, il
délibéra un moment avec ses officiers sur le parti qu'il lui restait à
prendre. Rester à l'armée, en recueillir les débris, rappeler Grouchy, faire
lever derrière lui le Nord et Paris, évoquer le patriotisme jusqu'au
désespoir, résister partout, se replier lentement sur sa capitale, en y
concentrant des moyens de défense qui disputeraient le cœur du territoire ou
qui arracheraient un traité à la coalition tel était le parti conseillé par
l'héroïsme du soldat, et conseillé énergiquement par Flahaut et Labédoyère.
Abandonner son armée à son sort., précéder à Paris le bruit de sa défaite,
surprendre l'Assemblée des représentants, étonner et devancer les factions
promptes à naître, dissoudre la chambre, saisir une nouvelle dictature,
disputer l'empire en livrant le sol, s'occuper de son règne et non des
frontières tel était l'instinct qui le précipitait vers Paris, comme après
Moscou, comme après Leipzig, comme après Soissons et Reims en 1814. Aucune
considération, aucune prédiction de ses jeunes officiers ne purent prévaloir
dans ce rapide conseil sur sa nature. Il vit le trône au lieu de voir le
salut de l'indépendance nationale et de son armée. Les Prussiens, déjà en vue
de l'autre côté du pont, étaient à peine un moment contenus par les généraux
Petit et Pelet, de Morvan, à la tête de deux bataillons de différentes armes,
couvrant la personne de leur empereur. Il monta, comme à Arcis-sur-Aube, dans
une calèche de poste délabrée, caché par des rideaux de cuir aux regards des
soldats qui couvraient la route et des paysans qui contemplaient la déroute,
au bruit du canon de Blücher qui forçait le pont de la Sambre et qui
profanait la frontière. Les chevaux, moins rapides que sa pensée,
l'emportèrent au galop vers Paris par Philippeville. LV Telle
fut la bataille de Waterloo, perdue non par l'armée, qui ne fut jamais plus
infatigable, plus dévouée et plus intrépide, mais par quatre fautes la
lenteur de Ney l'avant-veille à occuper les Quatre-Bras l'indécision de
Grouchy à marcher au canon de la bataille en négligeant Wavres ; la trop
grande distance laissée par Napoléon entre son armée et son aile droite,
commandée par Grouchy enfin, et surtout, la perte de sept heures de jour par
Napoléon, le matin de la bataille, en face de Wellington, heures qui
donnaient aux Prussiens le temps d'arriver sur le champ de bataille, et à
l'armée française un second ennemi sur ses flancs avant d'avoir vaincu le
premier. De ces quatre fautes, deux appartiennent aux lieutenants de
l'empereur, deux à lui-même, aucune à ses troupes. On ne reconnaît son génie
et sa résolution, ni quand il se sépare d'un tiers de son armée par un espace
immense et inconnu sur sa droite, sans communication même verbale avec cette
aile, ni quand il hésite jusqu'à onze heures du matin à monter à l'assaut du
Mont-Saint-Jean, et à dérober à Wellington l'espoir d'être rallié par les
Prussiens déjà en vue à l'horizon, mais encore à trois heures du champ de
bataille. Il laisse Ney, à moitié vainqueur sur le revers du.
Mont-Saint-Jean, attendre trois heures la masse de l'armée et la garde
impériale, au lieu de profiter de la brèche ouverte par le maréchal dans
l'armée anglaise, d'y précipiter son centre et sa réserve, et de balayer
Wellington, résistant à peine, avant que Blücher soit en mesure de prévenir
la déroute des Anglais. Enfin on ne reconnaît pas son impulsion décisive au
coup de feu des batailles, dans son immobilité de dix heures au plateau de
Rossomme et dans son inertie impassible sous le pli du ravin du
Mont-Saint-Jean, pendant que son armée s'immolait tout entière en montant à
la brèche ouverte par Ney, et qu'elle n'attendait que la présence et
l'exemple de son empereur pour s'élever au-dessus d'elle-même et du destin.
Une seule de ces fautes suffisait pour perdre une armée ordinaire toutes
réunies perdirent l'armée française. Ajoutons, pour être juste, que
Wellington et son armée égalèrent par l'intrépidité les premiers généraux et
les premiers soldats de la France. Le général anglais eut le vrai génie des
luttes désespérées, la résolution de ne pas être vaincu. Ses troupes eurent
le vrai génie de la défensive, l'obéissance passive jusqu'à la mort. Les
Écossais couvrirent, sans reculer d'un pas, la place où on leur avait dit de
mourir. Pourquoi
ces défaillances du génie militaire de Napoléon le jour où son destin se
tranche par cette épée qui avait vaincu le monde ? Pourquoi n'est-il plus
l'homme de Marengo et d'Austerlitz ? C'est qu'on tire avec tremblement son
dernier sort de l'urne du destin, c'est qu'il sentait derrière lui une patrie
violée, trois mois auparavant, par son ambition de régner, patrie à laquelle
il devait en réparation la victoire et devant laquelle il tremblait de
reparaître vaincu. C'est qu'il était adossé à un abîme et que son âme,
partagée entre son rôle de général et son rôle de souverain, lui fit manquer
à la fois l'un et l'autre. C'était écrit, a-t-il dit plus tard en revenant
avec amertume sur cette chute. Oui, c'était écrit dans sa faute ! Oui, la
chute était écrite dans le précipice qu'il avait creusé lui-même en soulevant
l'armée contre le pays, et en n'ayant à jouer contre l'Europe et contre la
France à la fois que cette armée unique qu'il tremblait de perdre, et qu'il
perdit pour n'avoir pas osé la risquer sur les pas de Ney. Il ne com- battit
jamais pendant toute cette journée qu'avec le quart, le tiers, la moitié de
ses forces, attendant, suspendant, lançant et retenant à la fois ses
colonnes, envoyant une à une ses ailes, ses avant-gardes, son centre, sa cavalerie,
ses réserves, sa garde impériale enfin, comme autant de vagues isolées, se
ruer, se briser, s'user, se fondre contre l'écueil de feu du Mont-Saint-Jean,
que ses forces réunies auraient submergé, sans aucun doute, avant l'arrivée
de Blücher, s'il avait commencé la bataille avec le jour et donné à son
attaque le poids de son armée entière, l'éclair de son coup d'œil et
l'impulsion de sa présence. Il fut vaincu sans pouvoir s'expliquer à lui-même
sa défaite et en la rejetant sur la trahison. Il ne fut trahi que par son
génie. Vingt mille cadavres de ses généraux, de ses officiers et de ses
soldats attestent la fidélité jusqu'à la mort. Ces braves ne manquèrent point
à l'homme, l'homme leur manqua. Waterloo ne reste pas dans' l'histoire comme
une défaillance de l'armée française, mais comme une défaillance de son chef.
L'armée ne fut pas vaincue, mais sacrifiée. Aussi, à l'inverse des journées
historiques qui élèvent ou diminuent un peuple, la défaite de Waterloo compte
dans la gloire de la patrie autant qu'un triomphe. L'Europe n'en redouta pas
moins des soldats qui savaient ainsi mourir et une armée qui s'ensevelissait
dans son sang. Pour le monde ce fut une terreur de notre nom ; pour la France
ce fut un deuil, non une humiliation ; pour Napoléon seul ce fut une bataille
follement aventurée, mollement conduite, une mêlée livrée à elle-même, une
fortune cherchée à tâtons dans un déluge de sang, une renommée éclipsée, une
gloire éteinte, une patrie livrée, un empire perdu. Voilà Waterloo ! La
postérité n'en demandera pas compte à la France, mais à Napoléon. LVI Après
cette défaite, rien ne restait indécis dans les événements la victoire avait
prononcé. La guerre commençait et finissait dans une seule journée ; car,
derrière Napoléon, il n'y avait plus d'armée, et derrière -les débris de
'cette armée fuyant vers la France, il n'y avait plus de peuple. Ce n'était
pas le peuple qui avait rappelé Napoléon et qui avait fait de sa cause sa
cause ; c'était Napoléon qui avait embauché l'armée avec le prestige de sa
gloire et qui en avait fait l'enjeu de sa seconde fortune. Cette armée
détruite, la nation affligée, dévastée, affaissée, mais immobile, restait,
pour ainsi dire, à la fois spectatrice du désastre et la proie du vainqueur.
La guerre était finie avec la cause de l'homme dans l'intérêt de qui elle
avait été intentée. La nation n'avait plus qu'à en subir les désastres et à
expier, innocente, la faiblesse qu'elle avait eue de céder à la violence des
prétoriens de l'île d'Elbe, et de se laisser jouer, elle, ses lois, sa paix,
sa charte et son gouvernement contre l'ambition et la gloire de Napoléon. Aussi jetterons-nous à peine les yeux sur les impuissantes résistances dont les faibles détachements de Suchet, de Lecourbe, de Rapp, de Grouchy lui-même, essayèrent à peine de ralentir le débordement d'un million d'hommes que la Sambre, le Rhin, les Alpes versaient de nouveau sur le Nord, les Vosges, l'Alsace, le Jura, Lyon, la Bourgogne et les plaines de Paris. Le sort de la France était décidé, celui des Bourbons n'était pas douteux, celui de Napoléon seul était incertain encore. Il fuyait la nuit vers sa capitale, versant des larmes, regrettant de vivre, aspirant encore à régner, assourdi du bruit des canons de Waterloo, étourdi de sa chute, y croyant à peine, roulant dans son cœur et dans son esprit toutes les péripéties, toutes les vicissitudes, toutes les humiliations, tous les découragements, toutes les espérances, toutes les défaillances et tous les retours de sa fortune et de ses pensées. |