Situation de Napoléon.
— Travaux de Napoléon et de Benjamin Constant. — Acte additionnel. — Décret
de convocation des chambres. — Les fédérations. — Adresse des fédérés à
Napoléon. — Réponse de l'empereur. — Ratification de l'acte additionnel par
le peuple. — Le champ de mai. — Adresse des électeurs à Napoléon. — Discours
de l'empereur.
I Napoléon,
pour obtenir 'de la France le temps et les efforts qu'allait nécessiter une
guerre à mort, était obligé, comme nous l'avons vu, de changer de nature, et
de flatter les instincts de liberté qu'il avait non-seulement étouffés, mais
insultés pendant son premier règne. Ce rôle, dont l'hypocrisie était
évidente, rabaissait ce grand caractère à des semblants et à des concessions
qui avilissent la toute-puissance elle-même. Le maître qui a besoin
d'implorer l'obéissance est au-dessous du peuple qui la consent. L'homme
qu'on soupçonne de tromper pour régner ne règne plus il représente seulement
sur le trône un rôle double qui provoque la défiance et le dédain. Telle
était la situation de Napoléon, au milieu des exigences libérales,
révolutionnaires ou républicaines des conseillers populaires dont il s'était
entouré. Il les caressait, il les craignait, il s'efforçait de les séduire,
tantôt en affectant une conversion sincère aux idées démocratiques et
constitutionnelles, tantôt en les convertissant lui-même à ses vraies pensées
par la perspective d'une domination partagée avec eux. Ceux qui l'observaient
ne reconnaissaient plus l'homme des résolutions entières. Son âme fléchissait
sous sa faute, sa dignité sous les accommodements, son génie même sous les
irrésolutions. Il marchandait la liberté à des hommes qui lui marchandaient
le pouvoir ; puis il semblait tout abandonner au destin et au peuple,
espérant tout reprendre avec le prestige d'un nouveau Marengo. II Benjamin
Constant, son ennemi longtemps, aujourd'hui le confident de ses hésitations
les plus secrètes, s'étonnait 'de trouver si variable, si indécis et si
flexible un caractère trempé dans tant de tyrannies. Il s'apercevait combien
Napoléon avait besoin de la. force matérielle pour paraître si fort de
volonté. cc Dans nos entretiens et dans les entretiens avec ses conseillers
et ses ministres, dit-il en racontant ces mystères du palais impérial après
le 20 mars, on s'apercevait que cette nature tranchante dans les formes était
au fond alors vacillante et même irrésolue. Napoléon commençait par
commander, mais en homme qui craint d'être désobéi, il avait besoin de
convaincre. Ballotté dans ces derniers temps par des incertitudes
continuelles, il n'était pas nécessaire de le contredire pour l'ébranler, il
suffisait de garder le silence de la désapprobation. » Il fallait préparer la
constitution qu'il présenterait à ses assemblées, pour que son retour parût
apporter du moins une institution à la patrie. Là était pour Napoléon le perpétuel
sujet de ses indécisions et de ses conseils il voulait, et il ne voulait pas,
vingt fois dans un jour. Ne rien donner, c'était se dépopulariser ; trop
donner, c'était se perdre. Benjamin Constant, esprit théorique et absolu,
comme les abstractions de l'Allemagne, mais assoupli et dompté par sa
défection et par ses ambitions intéressées devant l'empereur, était
éminemment apte à servir, d'un côté, ces fausses apparences de concessions
libérales dont Napoléon avait besoin de parer son retour ; de l'autre, les
réserves secrètes d'autorité dont il ne voulait pas se départir, afin de
rester despote, tout en paraissant constitutionnel. Ces
deux hommes se convenaient l'un consultait par nécessité, l'autre conseillait
par décence ; mais ni l'un ni l'autre ne consultait ou ne conseillait
sincèrement. Il suffisait que le peuple fût satisfait des apparences on ne
cherchait pas des institutions, mais des prétextes. III Cependant
le parti populaire ou républicain avait pris au sérieux les promesses vagues
de liberté jetées par l'empereur comme un appât sur sa route. De toutes
parts, on lui adressait par les brochures, par les journaux, ou par les
correspondances, des projets de constitution ; son cabinet était assiégé de
placets de ce genre. L'empereur les feuilletait sans cesse pour y trouver des
idées assez populaires pour infatuer l'opinion, assez vagues pour ne pas
enchaîner son pouvoir. « Tenez disait-il à Benjamin Constant en les lui
tendant à ses audiences, en voilà de toutes les natures. » Les uns étaient
des projets de république, avec une présidence héréditaire, donnant au peuple
la satisfaction du nom, à la famille des Césars la perpétuité de l'empire les
autres, des déclarations des droits naturels de l'homme, placées comme
limites extrêmes aux empiétements du pouvoir suprême. Ceux-ci, imitant
Venise, demandaient un conseil des Dix, des censeurs, un doge enchaîné par
une inquisition d'État ; ceux-là, une convention nationale et un exécuteur
suprême et perpétuel de ses droits, comme l'avait rêvé Marat, un tyran
obéissant à une tyrannie supérieure à la nation et à lui. Il souriait de ces
vains efforts des révolutionnaires de transaction, pour concilier dans sa personne
le règne du peuple et le règne d'un maître du peuple. Benjamin
Constant lui-même, chargé de lui préparer un projet de constitution, ne
pouvait rencontrer assez juste l'esprit de Napoléon. L'empereur acceptait
toutes les formules vulgaires et générales dans lesquelles les assemblées
délibérantes, depuis 1789, avaient renfermé les symboles à peu près comme des
idées. Mais il se refusait obstinément à accepter la souveraineté et
l'élection du peuple, soit qu'il craignît que cette souveraineté,
sérieusement consultée, lui refusât une nouvelle investiture, soit qu'il
voulût conserver par devers lui ce titre et ce droit préexistant d'empire,
par lequel il ne relevait que de lui-même. « Non !
non ! disait-il à ses conseillers qui lui parlaient de faire dater son
nouveau règne d'un nouveau contrat entre la nation et lui, non ce n'est pas
là ce que j'entends ; vous m'ôtez mon passé, je veux le conserver. Et que
faites-vous de mes onze ans de règne ? J'y ai quelques droits le passé,
l'Europe le sait il faut que la nouvelle constitution se rattache à
l'ancienne, elle aura ainsi la sanction de plusieurs années de gloire et de
succès » IV Ses
conseillers lui répondaient « qu'il avait plus besoin de popularité que de
souvenirs que si son passé glorifiait la France militaire, il humiliait la
France civile qu'il fallait pour reconquérir un autre empire rajeunir son
titre et le retremper dans la liberté. » Sourd à ces objections, qui le
dégradaient lui-même du trône construit par sa propre épée, pour le
consolider sur un trône plus large, mais qui lui semblait inférieur parce
qu'il était conditionnel, Napoléon était inflexible. Benjamin Constant,
complaisant interlocuteur de ses entretiens, et rédacteur ambigu de la pensée
du maître, cédait toujours. Il s'était placé, par sa brusque transition d'une
dynastie à l'autre, dans l'impossibilité de résister. Il fut
convenu que l'ancienne constitution impériale, où le despotisme se colore du
nom de constitution, ne serait en rien abrogée, et que, pour satisfaire à la
fois à son orgueil et à sa nécessité, Napoléon présenterait seulement un
supplément additionnel à cette constitution, supplément qui donnerait une
représentation plus sérieuse et quelques libertés plus réelles à la France.
La confiscation même, cette peine qui aggrave l'ostracisme et la mort dans
les mains de la tyrannie, n'y fut pas abolie. La souveraineté du peuple y
était inscrite, mais limitée dans l'article qui la reconnaissait. Enfin le
mode d'acceptation de cette constitution était dérisoire on ne la laissait
pas voter, on l'imposait. On faisait plus, on la supposait insolemment
acceptée d'avance, et on la mettait à exécution avant de l'avoir soumise au
peuple. « Eh
quoi ! s'écria l'empereur dans le Conseil d'État où quelques
républicains s'indignaient timidement de ces formules et de ces concessions
incomplètes, on me pousse dans une voie qui n'est pas la mienne On
m'affaiblit, on m'enchaîne On veut me faire abolir la confiscation des biens
des coupables ! La France me cherche et ne me trouve plus Elle se demande ce
qu'est devenu le bras de fer de son empereur ! L'opinion à mon arrivée était
excellente, elle est exécrable Que me parle-t-on de bonté, de justice, de
droits naturels ? La seule loi, c'est la nécessité ; la seule justice, c'est
le salut, public. On veut que des hommes que j'ai comblés de biens s'en
servent pour conspirer contre moi à l'étranger ? Cela ne peut être, cela ne
sera pas. Chaque Français, chaque soldat, chaque patriote aurait le droit de
me demander compte des richesses laissées à ses ennemis. Quand la paix sera
faite, nous délibérerons. A chaque jour sa peine, à chaque jour sa loi, à
chaque homme sa nature la mienne n'est pas d'être un ange Non, il faut qu'on
retrouve le vieux bras de l'empereur ! » Ces
emportements, renouvelés à chaque objection, soumirent tous les esprits. La
longue habitude d'obéir rend incapable de résister. Ces hommes timides, qui
vendaient l'empire en affectant de disputer la liberté, sortirent vaincus et
asservis de ces conférences. Ils avaient entrevu dans les révoltes de
l'esprit indompté de Napoléon le réveil certain du despotisme, le jour où il
oserait secouer les faibles liens dont ils feignaient de l'entourer. L'œil de
Napoléon avait eu des éclairs et sa voix des accents qui trahissaient un
second 18 brumaire en perspective. Benjamin Constant lui-même en fut atterré.
Il commença à se repentir de son pacte et à craindre pour son nom la
responsabilité d'une complicité. En sortant du palais, il alla confier ses
angoisses à M. de La Fayette, son ami, et prendre pour ainsi dire date de sa
douleur. La Fayette, après avoir salué le retour des Bourbons, s'efforçait,
comme Benjamin Constant, de rattacher à Napoléon quelques espérances de
retour de 89, ou plutôt La Fayette épiait déjà l'heure de la chute de
Napoléon pour se relever avec une popularité et une dictature retrempées dans
la retraite. « Je
suis entré, je m'en aperçois, dans une voie sombre et douteuse, dit Benjamin
Constant à La Fayette, je commence à craindre d'avoir tenté une entreprise
au-dessus de mes forces en essayant de lier cet homme par une constitution.
Je vois l'empereur réapparaître avec des pensées qui m'alarment ; il a pour
moi du penchant et j'en éprouve de la reconnaissance ; peut-être cette
reconnaissance m'enlèvera-t-elle à mon insu quelque chose de mon
impartialité. Qui peut répondre de soi-même auprès du pouvoir ? Souvenez-vous
de ce que je vous dis en ce moment, surveillez cet homme, et si jamais il
vous paraît marcher au despotisme, ne croyez plus rien de ce que je vous
dirai dans la suite ne me confiez rien, mais agissez sans moi et contre
moi-même. » Ces
précautions prises contre la tyrannie, au moment où on la servait, mettaient
Benjamin Constant en mesure avec les deux partis à la fois. Il avait des
scrupules pour les uns, des complaisances et des complicités pour les autres.
Sa confidence était une trahison il l'inspirait sans vouloir la nommer, de
peur de mériter le nom de traître. La Fayette était assez temporisateur pour
comprendre à demi-mot son ami. Les choses humaines, quand les caractères
comme celui de Benjamin Constant se mêlent au drame, flottent entre Tacite et
Molière, et font éclater le rire à côté du sang. V Napoléon
ne résistait pas moins à la création d'une pairie substituée à son Sénat qu'à
une représentation élective indépendante. Toutes les tribunes l'offusquaient.
« Que sera une pairie ? disait-il avec une justesse d'esprit qui faisait
honte à ses conseillers ; elle blessera l'orgueil de mon armée. Où sont les
éléments d'une aristocratie représentative en France ? Les anciennes fortunes
me sont ennemies les nouvelles sont honteuses. Cinq ou six noms illustres ne
suffisent pas ; d'ici à huit ans, mes pairs de France ne seront aux yeux de
la nation que des soldats ou des chambellans. On ne verra dans mon
institution qu'un camp ou une antichambre de mon palais. » VI Mais
avec la versatilité récente de ses pensées et avec l'obstination de ses
instincts de privilèges sociaux, il revenait un moment après aux institutions
héréditaires. « Une constitution appuyée sur une aristocratie vigoureuse
ressemble, disait-il, à un vaisseau. Une constitution sans aristocratie n'est
qu'un ballon perdu dans les airs. On dirige un vaisseau, parce qu'il a deux
forces qui se balancent. Le gouvernail trouve un point d'appui dans les
vagues mais un ballon est le jouet d'une seule force, le point d'appui lui
manque, le vent l'emporte, et la direction est impossible. » Il se retournait
avec des regrets toujours nouveaux vers l'ancienne noblesse française, qui
était tout entière entrée dans le camp de la Restauration. Il se flattait de
la reconquérir encore comme il avait séduit les familiers de cour, au
commencement de son premier règne. « Il faudra bien que je revienne à elle et
elle à moi une fois ou l'autre, disait-il en soupirant mais les souvenirs
sont trop récents, ajournons cela après la bataille je les aurai si je suis
le plus fort ; en attendant, laissons-leur les portes ouvertes dans une
chambre aristocratique. Après quelques hésitations, ils finissent toujours
par entrer. » Vil L'opinion,
témoin de ces hésitations et de ces subterfuges, reçut avec indignation
l'acte additionnel aux constitutions de l'empire. L'empereur en fut
consterné. On ne lui savait pas même gré de sa faiblesse. Il la regretta. La
tyrannie franche aurait eu la franchise, l'audace et la dignité de plus. « Eh
bien dit-il le lendemain de la promulgation à ses confidents, la nouvelle
constitution ne réussit pas dans l'opinion publique ? C'est qu'on n'y croit
pas assez, répliqua Benjamin Constant obstiné à son œuvre ; faites-la
exécuter, Sire, et on y croira. » L'empereur hésita encore, il eut des
scrupules. « Quoi dit-il à son tour, faire exécuter une constitution qui
n'a pas encore été acceptée ?... Que dira le peuple ? Quand le peuple verra
qu'il est libre, répliqua le confident, qu'il a des représentants, que vous
déposez la dictature, il sentira que vous ne vous jouez pas de sa
souveraineté. » Il réfléchit, puis comme s'il eût incliné au premier conseil
qu'on lui donnait « Au fond, dit-il, vous avez raison quand le peuple me
verra agir ainsi et me désarmer du pouvoir absolu, il me croira peut-être
plus sûr de ma force. C'est bon à tenter. » Il se promena dans son cabinet et
dicta le décret qui convoquait les chambres. VIII La
Fayette était retourné dans sa retraite de Lagrange, non loin de Paris, pour
présenter son nom à la candidature prévue. Benjamin Constant, triomphant, lui
écrivit comme s'il avait remporté une victoire de la liberté sur le
despotisme. Enfin, disait le conseiller au vétéran de la constitution de
1791, le décret a paru ! Dans trois semaines la nation sera maîtresse de sa
constitution Vous allez être élu Votre élection sera un grand pas vers
l'ordre représentatif j'ai pourtant des inquiétudes. Si la chambre est
divisée et que les colléges électoraux nous envoient beaucoup d'ennemis, je
crains les orages ! Écrivez-moi si vous êtes satisfait. » « Oui,
répondit Lafayette, je suis content la convocation immédiate d'une assemblée
de représentants me paraît le seul salut. J'aurai plus de plaisir à me mêler
des affaires que je n'en aurais eu il y a quelques jours. » Et la scène se
rouvrait pour lui, il pressentait les luttes, les abdications ou les
violences. Il savait par expérience qu'aucune tyrannie ne résiste à la
turbulence d'une assemblée qu'en la renversant. Fidèle à son rôle, il était
résolu de se ranger du côté de l'assemblée, soit pour combattre, soit pour
subir la tyrannie avec le peuple. Son nom, longtemps à l'écart, devait
rallier les républicains ou les constitutionnels entre lesquels son caractère
avait toujours flotté dans la première révolution. IX Cependant
les menaces de l'invasion, les promesses de liberté, la promulgation d'une
constitution qui nommait le peuple, le patriotisme naturel aux masses, le
recrutement soudain de l'armée, les fédérations spontanées des départements
qui s'organisaient et se formaient en faisceaux pour défendre le sol, la
convocation des chambres, le mouvement des élections qui agitait les partis
divers, les gardes nationaux mobilisés dont les colonnes enthousiastes
traversaient les départements du centre pour se rendre dans les places fortes
des frontières, les espérances vagues que .les républicains, trompés par les
noms de Carnot, de Fouché et de Thibaudeau, attachaient à la grande solennité
du champ de mai, convoquée à Paris pour le 26 mai, et dans laquelle on
s'attendait confusément a voir Napoléon abdiquer l'empire et revêtir
seulement la dictature militaire pour sauver la patrie, faire la paix et
laisser la république à la France, remuaient profondément le pays. Napoléon
flattait ces espérances et Fouché laissait se propager ces rumeurs ; l'un
pour y trouver une force momentanée, l'autre pour y préparer des déceptions
irritantes contre l'empereur. Mais le
peuple des campagnes et celui des faubourgs s'armaient comme pour une défense
suprême de la patrie. Ces fédérés, quittant les outils de leur profession
pour les piques de la Bastille, rappelaient les agitations sinistres des
jours qui avaient précédé et suivi la terreur. Napoléon n'osait ni les
encourager ni les frapper. Mais il ne pouvait dissimuler sa répugnance pour
toute force indisciplinée. L'image du 10 août, dont il avait été spectateur
dans sa jeunesse, se dressait sans cesse devant ses yeux. Passionné pour les
camps, il avait horreur des places publiques. « Non, disait-il à ses
familiers, je ne serai jamais le Santerre de ce peuple après avoir été son
Napoléon. » X L'empereur
était réduit a ménager cet enthousiasme dont il s'effrayait. Près de
reparaître devant les représentants de la nation, il voulait se montrer sur
le pavois du peuple aux députés républicains et à l'Europe. Les fédérés des
faubourgs commençaient à murmurer de ce qu'on ne donnait pas des armes ils
demandaient à grands cris de défiler devant lui. Ces longues colonnes de
peuple de tous les métiers que l'industrie, le travail, la misère, le vice
lui-même ne rendent pas insensibles aux nobles, instincts du patriotisme,
s'acheminèrent, les mains vides ou armées de fusils et de piques, du faubourg
Saint-Marceau et du faubourg Saint-Antoine vers la place du Carrousel. Leurs
physionomies à la fois tristes et résolues, leurs bras pendants, leur pas
militaire, leurs armes confuses, leurs vêtements humbles ou sordides
empreints de l'usure du travail ou des stigmates de l'indigence, rappelaient
aux yeux les colonnes révolutionnaires que les grands démagogues ameutaient
de 1789 à 1794 contre les Tuileries ou la Convention. Mais c'était ta patrie
que ces colonnes venaient offrir leur vie. Napoléon ne pouvait s'empêcher de
les admirer en les redoutant ; c'était la source de son armée. Ces hommes
portaient une adresse à l'empereur. « Nous
vous avons accueilli avec enthousiasme, dirent-ils, parce que vous êtes
l'homme de la nation, le défenseur de la patrie, et que nous attendons de
vous une glorieuse indépendance et une sage liberté. Ah Sire, que n'avions-nous
des armes au moment où les rois étrangers, enhardis par la trahison,
s'avancèrent jusque sous les murs de Paris ! Avec quelle ardeur nous aurions
imité cette brave garde nationale, réduite à prendre conseil d'elle-même et à
courir sans direction au-devant du péril Notre commune résistance vous aurait
donné le temps d'arriver pour délivrer la capitale et détruire l'ennemi. Nous
sentions cette vérité, nous vous appelions de tous nos vœux, nous versions
des larmes de rage en voyant nos bras inutiles à la défense commune. La
plupart d'entre nous ont fait, sous vos ordres, la guerre de la liberté et
celle de la gloire ; nous sommes tous d'anciens défenseurs de la patrie ; la
patrie doit remettre avec confiance des armes à ceux qui ont versé leur sang
pour elle. Donnez-nous des armes, Sire, en son nom nous jurons entre vos
mains de ne combattre que pour sa cause et la vôtre. Nous ne sommes les
instruments d'aucun parti, les agents d'aucune faction. Vive la nation vive
la liberté vive l'empereur ! » XI Napoléon,
descendu à leur voix de ses appartements, les passa en revue en affectant de
sourire à ces familiarités du peuple qui lui inspiraient secrètement plus de
terreur que de confiance ; il répondait à leurs cris de « Vive l'empereur par
ce cri de « Vive la nation » qu'il avait étouffé pendant tant d'années sur
leurs lèvres. « Soldats
fédérés des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau leur disait-il, je suis
revenu seul parce que je comptais sur le peuple des villes sur les habitants
des campagnes et les soldats de l'armée, dont je connaissais l'attachement à
l'honneur national. Vous avez justifié ma confiance j'accepte votre offre je
vous donnerai des armes. Vos bras robustes et forts aux plus pénibles travaux
sont plus propres que les autres au maniement des armes. Quant au courage,
vous êtes Français. Soldats fédérés s'il est des hommes nés dans les hautes
classes de la société qui aient déshonoré le nom français, l'amour de la
patrie et le sentiment de l'honneur national se sont conservés tout entiers
dans le peuple des villes, les habitants des campagnes et les soldats de
l'armée. Je suis bien aise de vous voir. J'ai confiance en vous. Vive la
nation ! » XII Après
cette revue, l'empereur, enfermé avec ses confidents les plus intimes, sentit
plus profondément que jamais l'abaissement de sa situation. A la place de ces
cinq cent mille hommes qui venaient en pompe à l'ouverture de ses grandes
guerres défiler des extrémités de l'empire sous son épée, il n'avait vu que
le fantôme de cette plèbe indigente et turbulente que les révolutions remuent
dans les fonds des capitales sans gouvernement régulier. Cette plèbe qui le
soulevait aujourd'hui pouvait l'engloutir demain. « Si j'avais su,
dit-il à M. Molé, jusqu'où je serais obligé de descendre, je serais resté à
l'île d'Elbe. » Il défendit de donner des armes à cette multitude. Toute
force indisciplinée l'inquiétait plus pour son pouvoir qu'elle ne le
rassurait pour la patrie. Il méprisait ces soulèvements spontanés du peuple
terrible dans l'explosion, incapable de constance. « Les émeutes du
peuple, disait-il, font des révolutions ; les armes seules font des
conquêtes. » Le chant de la Marseillaise, que les fédérés répétaient en chœur
en se dispersant dans leur quartier, était pour lui le tocsin d'un 10 août.
Il sentait trembler l'empire à ces chants qui avaient jadis sauvé la patrie.
Le petit nombre de ces fédérés et des volontaires lui disait assez que ce
mouvement était plus turbulent que national. Tout lui indiquait de jour en
jour davantage que l'opinion mécontente ou ombrageuse des classes supérieures
du peuple s'éloignait de lui. XIII Les
registres ouverts dans toutes les municipalités de l'empire pour
l'acceptation de la constitution promulguée restaient vides. A peine un
million de suffrages provoqués par les agents du gouvernement ou inspirés par
la crainte ratifiaient l'acte additionnel. Quelques milliers protestèrent sur
les registres mêmes, au nom de la royauté ou de la république. M. de
Kergorlay et M. de Rosambo, deux hommes dignes, comme M. Lainé, de défier la
tyrannie parce qu'ils avaient la constance de subir la persécution, publièrent
hardiment leur profession de foi politique contre l'usurpation de la
souveraineté nationale. L'empereur, pour combattre ces protestations et pour
inspirer le choix des représentants des colléges électoraux, nomma vingt-deux
commissaires extraordinaires et leur distribua les principales divisions de
l'empire. 11 choisit ces commissaires dans la nuance indécise de ces hommes à
opinions flexibles, qui après avoir donné des gages à la Révolution avaient
passé à sa cause, et qui lui appartenaient par droit de participation à son
passé. La Révolution pouvait les reconnaître, et le bonapartisme se fiait à
eux. C'étaient MM. de Sussy, de Gérando, Rampon, Bedoch, Dumolard,
Pommereuil, Rœderer, Miot, Vatry, d'Alphonse, Pontécoulant, Boissy d'Anglas,
Caffarelli, Français de Nantes, Quinette, Costez, Thibaudeau, Maret,
Marchand, Colcher, Arrighi, Chasles, hommes incertains du rôle qu'ils
allaient revêtir, trop suspects de complaisance pour le maître aux yeux des
républicains, trop imbus de libéralisme aux yeux des fanatiques de l'empire
les uns personnellement attachés à l'empereur, d'autres à Carnot, les plus
habiles admis dans la confidence de Fouché, tous hésitant entre des
fidélités, des ambitions ou des craintes contradictoires. Leur mission,
froidement accueillie dans les départements, ne profita qu'à l'opposition
qu'ils furent obligés de caresser en voyant qu'ils ne pouvaient la vaincre.
Elle n'eut aucun effet sur l'opinion. XIV L'empereur
voulait la frapper d'une grande impression, par une de ces scènes à la fois
impériales, populaires et militaires, dont la Convention lui rappelait le
souvenir. Il convoqua à Paris, pour le 1er juin, les représentants, les
électeurs, et des députations de tous les corps de l'armée. C'était un second
couronnement plus populaire, dont il voulait consacrer aux yeux de la nation
et de l'Europe son titre à l'empire. Il donna a cette solennité toutes les,
pompes de la guerre, de la religion et de la paix. Le
théâtre choisi pour cet immense rassemblement du peuple et de l'armée fut le
champ de Mars, cirque moderne construit par la révolution de 1789 pour les
grandes fédérations du peuple. Une multitude, plus avide de spectacle
qu'attirée par l'enthousiasme, couvrait dès l'aurore les gradins de gazon de
ce cirque. Cinquante
mille hommes de l'armée, déjà en marche sur la Belgique, jonchaient le sol
aux pieds du peuple, comme pour une dernière revue avant la dernière
campagne. Entre ce peuple et cette armée, il n'existait pas en ce moment
cette concorde qui unit le citoyen au soldat dans les temps ordinaires. L'armée
avait un remords envers le peuple, le peuple un ressentiment contre l'armée.
Mais ces soldats étaient les enfants de ce peuple, leur défection était
excusée par leur enthousiasme pour leur chef et par leur héroïsme. D'ailleurs
ils allaient combattre, et peut-être bientôt mourir pour ce sol sacré leur
prochaine destinée attendrissait la multitude en faisant excuser leur faute.
Le ressentiment remontait plus haut. On accusait, dans les groupes,
l'empereur seul d'être venu tenter leur fidélité. Ce qu'on venait contempler
en lui au champ de mai, c'était l'homme historique plus que l'homme
populaire. On semblait avoir le pressentiment de sa prochaine et définitive
disparition. On voulait avoir imprimé dans ses yeux cette grande page
d'histoire pour s'en souvenir dans sa vieillesse. Le champ de mai était, ce
jour-là, une grande scène, et dans l'esprit du plus grand nombre une dernière
scène des tragédies du siècle. Le
peuple et l'armée étaient silencieux. XV Une
pyramide à larges gradins s'élevait au milieu du champ de Mars. Elle était
terminée à son sommet par une plate-forme qui portait un trône. Les
maréchaux, les généraux, les courtisans, les électeurs des départements, se tenaient
en haut sur les gradins de cette pyramide. Les troupes, formant un vaste
carré de toutes armes, l'entouraient. C'était le pavois visible de l'empereur
à tout un peuple et à tous ses soldats. On l'attendait pour le saluer d'un
dernier regard et d'une suprême acclamation. Il
parut accompagné de ses frères Lucien et Jérôme Bonaparte. Le peuple, qui
attendait un chef militant, dont le mâle profil était gravé dans ses yeux
avec le costume des camps, fut étonné de le voir revêtu, ainsi que ses
frères, de longues tuniques blanches, imitant le costume sacerdotal et
efféminé des royautés d'Égypte., Ces robes antiques, couvrant de leurs plis
des hommes d'hier, et changeant en représentation théâtrale les diverses
impressions de la réalité, déconcertèrent les yeux et les pensées. Le comédien
cachait le grand homme on jouait à ce jeu de l'étiquette impériale qu'on
croyait relégué avec le vieil empire dans les garde-meubles du palais. Ce
qu'il y avait de saisissant dans Napoléon à ce moment, c'était le soldat se
préparant à sa dernière lutte avec le monde, ce n'était pas l'homme nouveau
enveloppé des bandelettes et des diadèmes de la vieille royauté. Le chapeau,
l'habit, la chaussure des camps, l'épée du général, auraient produit une
sensation bien plus profonde, parce qu'elle était plus vraie. La pompe
n'était pas de circonstance, c'était la simplicité. Il voulait rappeler le
souverain, il rappelait l'homme. Les soldats ne le reconnaissaient pas sous
ces vêtements, le peuple dédaignait cette supercherie étalée sous ses
regards. L'orgueil du rang avait mal conseillé l'empereur et sa famille. Les
chuchotements de surprise et de raillerie disputèrent la foule aux
acclamations. XVI Trois
cents officiers de ses troupes, agitant dans les airs les drapeaux de leurs
régiments qu'ils tenaient dans leurs mains, le saluèrent d'un long cri de «
Vive l'empereur ! » Une estrade avait été dressée pour porter un autel et
pour faire bénir ces drapeaux aux regards de l'armée et du peuple. Le
cardinal Cambacérès, archevêque de Rouen et frère de l'archichancelier,
célébra les mystères en plein ciel, comme pour associer le Dieu des peuples à
ces serments. Le sacrifice terminé, un des électeurs, choisi à la sonorité
retentissante de sa voix (M. Dubois, d'Angers), lut l'adresse que les
électeurs, réunis à Paris, avaient rédigée pour la circonstance « Sire,
disait cette adresse, expression non contredite du petit nombre de citoyens
qui s'étaient rendus dans les collèges électoraux il y eut des départements,
comme les Bouches-du-Rhône, où les députés furent nommés par des poignées de
huit ou dix électeurs, Sire, le peuple français vous avait décerné la
couronne, vous l'avez déposée sans son aveu ses suffrages viennent de vous
imposer le devoir de la reprendre. « Un
contrat nouveau s'est formé entre le trône et la nation. Rassemblés de tous
les points de l'empire autour des tables de la loi où nous sommes venus
inscrire le vœu du peuple, ce vœu seule source du légitime pouvoir, il nous
est impossible de ne pas faire retentir la voix de la France dont nous sommes
les organes immédiats, de ne pas dire, en présence de l'Europe, au chef
auguste de la nation ce qu'elle attend de lui, ce qu'il doit attendre d'elle. « Que
veut la ligue des rois alliés ? Comment avons-nous motivé leur agression ?
Nous ne voulons pas du chef qu'ils veulent nous imposer, et nous voulons
celui dont ils ne veulent pas. Ils osent vous proscrire personnellement,
vous, Sire ; qui, maître cent fois de leurs capitales, les avez raffermis
généreusement sur leurs trônes ébranlés. On proscrirait le moins connu de nos
citoyens que nous devrions le défendre il serait comme vous sous l'égide de
la loi et de la nation. « On
nous menace d'une invasion ; et cependant, resserrés dans des frontières qui
ne sont pas les nôtres, que longtemps et avant votre règne la victoire et la
paix même avaient reculées, nous n'avons point franchi cette étroite enceinte
par respect pour des traités que vous n'avez pas signés et que vous avez
offert de respecter. Ne craint-on pas de nous rappeler des temps et un état
de choses naguère si différents et qui pourraient encore se reproduire ?
Serait-ce la première fois que nous aurions vaincu l'Europe armée contre nous
? « Sire,
rien n'est impossible, rien ne sera épargné pour nous assurer l'honneur et
l'indépendance, ces biens plus chers que la vie tout sera tenté, tout sera
exécuté pour repousser un joug ignominieux. Nous le disons aux nations :
puissent leurs chefs nous entendre ! S'ils acceptent vos offres de paix, le
peuple français attendra de votre administration forte, libérale ;
paternelle, des motifs de se consoler des sacrifices que la paix lui coûte si
on ne lui laisse que le choix entre la guerre et la honte, la nation tout
entière se lève pour la guerre, tout Français est soldat nous sommes prêts à
vous dégager des offres, trop modérées peut-être, que vous avez faites pour
épargner à l'Europe un nouveau bouleversement. « Les
trois branches de la législature vont se mettre en action. Un seul sentiment
les animera. Confiants dans les promesses de Votre Majesté, nous lui
remettons, nous remettons à nos représentants, à la chambre des- pairs, le
soin de revoir, de perfectionner, de consolider de concert, sans
précipitation, sans secousse, avec sagesse et maturité, notre système
constitutionnel. et les constitutions qui doivent en être la garantie. Sire,
un trône relevé par les armées étrangères s'est écroulé en un instant devant
vous, parce que vous nous rapportiez de la retraite, qui n'est féconde en
grandes pensées que pour les grands hommes, tous les errements de notre
véritable gloire, toutes les espérances de nos véritables prospérités. » Les
hérauts d'armes proclamèrent ensuite l'acceptation par le peuple français de
la constitution promulguée par l'empereur. Un roulement de tambour, imposa un
complet silence à la multitude. Napoléon se leva et dit : « Empereur,
consul., soldat, je tiens tout du peuple. Dans la prospérité, dans
l'adversité, sur le champ de bataille, au conseil, sur le trône, dans l'exil,
la France a été l'objet unique et constant de mes pensées et de mes actions. « Français,
en traversant au milieu de l'allégresse publique les diverses provinces de
l'empire, j'ai dû compter sur une longue paix... Ma pensée se portait alors
tout entière sur les moyens de fonder notre liberté par une constitution
conforme à la volonté et à l'intérêt du peuple. J'ai convoqué le champ de
mai. « Je
n'ai pas tardé à apprendre que les princes qui ont méconnu tous les
principes, froissé l'opinion et les plus chers intérêts de tant de peuples,
veulent nous faire la guerre. Ils méditent d'accroître le royaume des
Pays-Bas, de lui donner pour barrières toutes nos places frontières du Nord,
et de concilier les différends qui les divisent encore en se partageant la
Lorraine et l'Alsace. « Il
a fallu se préparer à la guerre. « Cependant,
devant courir personnellement les hasards des combats, ma première
sollicitude a dû être de constituer sans retard la nation. Le peuple a
accepté l'acte constitutionnel que je lui ai présenté. « Français !
vous allez retourner dans vos départements. Dites aux citoyens que les
circonstances sont grandes qu'avec de l'union, de l'énergie, de la
persévérance, nous sortirons victorieux de cette lutte d'un grand peuple
contre ses oppresseurs que les générations à venir scruteront sévèrement
notre conduite ; qu'une nation atout perdu quand elle a perdu l'indépendance
! Dites-leur que les rois étrangers, que j'ai élevés sur le trône et qui me
doivent la conservation de leur couronne, qui tous, au temps de ma
prospérité, ont brigué mon. alliance et la protection du peuple français,
dirigent aujourd'hui leurs coups contre ma personne. Si je ne voyais que
c'est à la patrie qu'ils en veulent, je mettrais à leur merci cette existence
contre laquelle ils se montrent si acharnés. Mais dites aussi aux citoyens
que tant que les Français me conserveront les sentiments d'amour dont ils me
donnent tant de preuves, cette rage de nos ennemis sera impuissante. « Français !
ma volonté est celle du peuple ; mes droits sont les siens ; mon honneur, ma
gloire, mon bonheur, ne peuvent être autres que l'honneur, la gloire et le
bonheur de la France. » Il
étendit ensuite le bras sur les livres saints et jura entre les mains du
pontife la constitution. Puis rejetant son manteau impérial, et apparaissant
à ses troupes dans le costume militaire sous lequel elles aimaient à le voir
sur le champ de bataille « Soldats
! dit-il à la garde nationale de l'empire, soldats des troupes de terre et de
mer, je vous confie l'aigle impériale aux couleurs nationales ! Vous jurez de
la défendre au prix de votre sang contre les ennemis de la patrie ? Vous
jurez qu'elle sera toujours votre signe de ralliement ? Vous le jurez ? » Une
voix sourde, unanime et prolongée sortit des escadrons et des bataillons et
répéta « Nous le jurons ! » Un cri de « Vive l'empereur ! » parcourant
les masses du peuple, répondit sur les gradins du cirque. L'empereur,
revêtant de nouveau sa robe blanche semée d'abeilles, monta lentement les
degrés de la pyramide au pied de laquelle il avait parlé, il s'assit
majestueusement sur le trône qui l'attendait au sommet de la plate-forme, et
contempla pour la dernière fois de là son empire résumé dans ces maréchaux,
ces dignitaires, cette armée et cette multitude. A ses
pieds les armes, les panaches, les uniformes, les aigles, les drapeaux
groupés, resplendissaient agités par le vent sur les quatre faces de la
pyramide impériale, et semblaient rassembler en un seul faisceau toutes les
gloires et toutes les splendeurs de cet empire que la foudre allait sitôt
frapper. Les musiques de tous les régiments formaient un vaste orchestre, qui
jeta dans les airs l'écho de tant de champs de bataille et de tant de
victoires. Les troupes s'ébranlèrent, se divisèrent en colonnes semblables à
des fleuves d'acier, et passèrent sous la pyramide, en saluant l'empereur
d'un cri continu. Napoléon,
redescendu de son trône, leur tendait de la main les drapeaux. Il adressait à
chaque régiment un de ces mots qui font palpiter la fibre du cœur dans le
corps de chaque soldat. Il rappelait à celui-ci Arcole, à celui-là Marengo, à
l'un l'Égypte, a l'autre Austerlitz, a tous une de ces campagnes où le
régiment avait illustré sous lui son numéro dans le catalogue de l'armée.
Quand la garde impériale, véritable flamme de ses camps, s'avança la dernière
en le couvrant de ses fanatiques acclamations, il parut plus ému à son aspect
qu'il ne l'avait été en se plaçant sur son trône « Soldats de ma garde
impériale, leur dit-il d'une voix martiale, vous jurez de vous surpasser
vous-mêmes dans la campagne qui va s'ouvrir ? Vous jurez de mourir plutôt que
de permettre à l'étranger de venir dicter des lois à la patrie ? Nous le
jurons ! » répondirent d'une seule voix vingt-deux mille hommes. Et ils
tinrent leur serment. XVII Telle
fut cette cérémonie vaine et purement théâtrale que l'empereur avait fait
attendre depuis deux mois au peuple, comme un de ces événements mystérieux
d'où devaient sortir de nouvelles destinées pour la France. Une scène et une
revue, rien de plus. La déception fut générale et le murmure universel. Les
royalistes espéraient une abdication et une convocation du peuple, à qui l'on
remettrait le vote universel et libre sur la nature de gouvernement qu'il lui
conviendrait d'adopter après la guerre. Les masses espéraient que l'empereur,
désintéressant la querelle de son nom en couronnant son fils, d'accord avec
l'Autriche, enlèverait ainsi tout prétexte à la guerre. Les républicains
espéraient que le dictateur se proclamerait seulement général et qu'il ne garderait
de ses attributs impériaux que l'épée pour couvrir, la patrie menacée,
confiant les destinées intérieures à la république. Tous se regardèrent avec
les signes de la déception sur le visage. Ils se demandaient si c'était pour
une pareille représentation de cour qu'on les avait convoqués, de si loin, à
ce rendez-vous du peuple français. Le murmure suivit la déception, et l'audace des paroles et des écrits rappela les jours du Directoire. Napoléon était évidemment déchu déjà dans l'opinion des classes politiques les classes soldatesques et populaires lui restaient seules attachées encore, parce qu'elles voyaient en lui non le pouvoir, mais la patrie. |