HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME TROISIÈME

 

LIVRE VINGT-TROISIÈME.

 

 

Situation de Napoléon. — Travaux de Napoléon et de Benjamin Constant. — Acte additionnel. — Décret de convocation des chambres. — Les fédérations. — Adresse des fédérés à Napoléon. — Réponse de l'empereur. — Ratification de l'acte additionnel par le peuple. — Le champ de mai. — Adresse des électeurs à Napoléon. — Discours de l'empereur.

 

I

Napoléon, pour obtenir 'de la France le temps et les efforts qu'allait nécessiter une guerre à mort, était obligé, comme nous l'avons vu, de changer de nature, et de flatter les instincts de liberté qu'il avait non-seulement étouffés, mais insultés pendant son premier règne. Ce rôle, dont l'hypocrisie était évidente, rabaissait ce grand caractère à des semblants et à des concessions qui avilissent la toute-puissance elle-même. Le maître qui a besoin d'implorer l'obéissance est au-dessous du peuple qui la consent. L'homme qu'on soupçonne de tromper pour régner ne règne plus il représente seulement sur le trône un rôle double qui provoque la défiance et le dédain.

Telle était la situation de Napoléon, au milieu des exigences libérales, révolutionnaires ou républicaines des conseillers populaires dont il s'était entouré. Il les caressait, il les craignait, il s'efforçait de les séduire, tantôt en affectant une conversion sincère aux idées démocratiques et constitutionnelles, tantôt en les convertissant lui-même à ses vraies pensées par la perspective d'une domination partagée avec eux. Ceux qui l'observaient ne reconnaissaient plus l'homme des résolutions entières. Son âme fléchissait sous sa faute, sa dignité sous les accommodements, son génie même sous les irrésolutions. Il marchandait la liberté à des hommes qui lui marchandaient le pouvoir ; puis il semblait tout abandonner au destin et au peuple, espérant tout reprendre avec le prestige d'un nouveau Marengo.

 

II

Benjamin Constant, son ennemi longtemps, aujourd'hui le confident de ses hésitations les plus secrètes, s'étonnait 'de trouver si variable, si indécis et si flexible un caractère trempé dans tant de tyrannies. Il s'apercevait combien Napoléon avait besoin de la. force matérielle pour paraître si fort de volonté. cc Dans nos entretiens et dans les entretiens avec ses conseillers et ses ministres, dit-il en racontant ces mystères du palais impérial après le 20 mars, on s'apercevait que cette nature tranchante dans les formes était au fond alors vacillante et même irrésolue. Napoléon commençait par commander, mais en homme qui craint d'être désobéi, il avait besoin de convaincre. Ballotté dans ces derniers temps par des incertitudes continuelles, il n'était pas nécessaire de le contredire pour l'ébranler, il suffisait de garder le silence de la désapprobation. » Il fallait préparer la constitution qu'il présenterait à ses assemblées, pour que son retour parût apporter du moins une institution à la patrie. Là était pour Napoléon le perpétuel sujet de ses indécisions et de ses conseils il voulait, et il ne voulait pas, vingt fois dans un jour. Ne rien donner, c'était se dépopulariser ; trop donner, c'était se perdre. Benjamin Constant, esprit théorique et absolu, comme les abstractions de l'Allemagne, mais assoupli et dompté par sa défection et par ses ambitions intéressées devant l'empereur, était éminemment apte à servir, d'un côté, ces fausses apparences de concessions libérales dont Napoléon avait besoin de parer son retour ; de l'autre, les réserves secrètes d'autorité dont il ne voulait pas se départir, afin de rester despote, tout en paraissant constitutionnel.

Ces deux hommes se convenaient l'un consultait par nécessité, l'autre conseillait par décence ; mais ni l'un ni l'autre ne consultait ou ne conseillait sincèrement. Il suffisait que le peuple fût satisfait des apparences on ne cherchait pas des institutions, mais des prétextes.

 

III

Cependant le parti populaire ou républicain avait pris au sérieux les promesses vagues de liberté jetées par l'empereur comme un appât sur sa route. De toutes parts, on lui adressait par les brochures, par les journaux, ou par les correspondances, des projets de constitution ; son cabinet était assiégé de placets de ce genre. L'empereur les feuilletait sans cesse pour y trouver des idées assez populaires pour infatuer l'opinion, assez vagues pour ne pas enchaîner son pouvoir. « Tenez disait-il à Benjamin Constant en les lui tendant à ses audiences, en voilà de toutes les natures. » Les uns étaient des projets de république, avec une présidence héréditaire, donnant au peuple la satisfaction du nom, à la famille des Césars la perpétuité de l'empire les autres, des déclarations des droits naturels de l'homme, placées comme limites extrêmes aux empiétements du pouvoir suprême. Ceux-ci, imitant Venise, demandaient un conseil des Dix, des censeurs, un doge enchaîné par une inquisition d'État ; ceux-là, une convention nationale et un exécuteur suprême et perpétuel de ses droits, comme l'avait rêvé Marat, un tyran obéissant à une tyrannie supérieure à la nation et à lui. Il souriait de ces vains efforts des révolutionnaires de transaction, pour concilier dans sa personne le règne du peuple et le règne d'un maître du peuple.

Benjamin Constant lui-même, chargé de lui préparer un projet de constitution, ne pouvait rencontrer assez juste l'esprit de Napoléon. L'empereur acceptait toutes les formules vulgaires et générales dans lesquelles les assemblées délibérantes, depuis 1789, avaient renfermé les symboles à peu près comme des idées. Mais il se refusait obstinément à accepter la souveraineté et l'élection du peuple, soit qu'il craignît que cette souveraineté, sérieusement consultée, lui refusât une nouvelle investiture, soit qu'il voulût conserver par devers lui ce titre et ce droit préexistant d'empire, par lequel il ne relevait que de lui-même.

« Non ! non ! disait-il à ses conseillers qui lui parlaient de faire dater son nouveau règne d'un nouveau contrat entre la nation et lui, non ce n'est pas là ce que j'entends ; vous m'ôtez mon passé, je veux le conserver. Et que faites-vous de mes onze ans de règne ? J'y ai quelques droits le passé, l'Europe le sait il faut que la nouvelle constitution se rattache à l'ancienne, elle aura ainsi la sanction de plusieurs années de gloire et de succès »

 

IV

Ses conseillers lui répondaient « qu'il avait plus besoin de popularité que de souvenirs que si son passé glorifiait la France militaire, il humiliait la France civile qu'il fallait pour reconquérir un autre empire rajeunir son titre et le retremper dans la liberté. » Sourd à ces objections, qui le dégradaient lui-même du trône construit par sa propre épée, pour le consolider sur un trône plus large, mais qui lui semblait inférieur parce qu'il était conditionnel, Napoléon était inflexible. Benjamin Constant, complaisant interlocuteur de ses entretiens, et rédacteur ambigu de la pensée du maître, cédait toujours. Il s'était placé, par sa brusque transition d'une dynastie à l'autre, dans l'impossibilité de résister.

Il fut convenu que l'ancienne constitution impériale, où le despotisme se colore du nom de constitution, ne serait en rien abrogée, et que, pour satisfaire à la fois à son orgueil et à sa nécessité, Napoléon présenterait seulement un supplément additionnel à cette constitution, supplément qui donnerait une représentation plus sérieuse et quelques libertés plus réelles à la France. La confiscation même, cette peine qui aggrave l'ostracisme et la mort dans les mains de la tyrannie, n'y fut pas abolie. La souveraineté du peuple y était inscrite, mais limitée dans l'article qui la reconnaissait. Enfin le mode d'acceptation de cette constitution était dérisoire on ne la laissait pas voter, on l'imposait. On faisait plus, on la supposait insolemment acceptée d'avance, et on la mettait à exécution avant de l'avoir soumise au peuple.

« Eh quoi ! s'écria l'empereur dans le Conseil d'État où quelques républicains s'indignaient timidement de ces formules et de ces concessions incomplètes, on me pousse dans une voie qui n'est pas la mienne On m'affaiblit, on m'enchaîne On veut me faire abolir la confiscation des biens des coupables ! La France me cherche et ne me trouve plus Elle se demande ce qu'est devenu le bras de fer de son empereur ! L'opinion à mon arrivée était excellente, elle est exécrable Que me parle-t-on de bonté, de justice, de droits naturels ? La seule loi, c'est la nécessité ; la seule justice, c'est le salut, public. On veut que des hommes que j'ai comblés de biens s'en servent pour conspirer contre moi à l'étranger ? Cela ne peut être, cela ne sera pas. Chaque Français, chaque soldat, chaque patriote aurait le droit de me demander compte des richesses laissées à ses ennemis. Quand la paix sera faite, nous délibérerons. A chaque jour sa peine, à chaque jour sa loi, à chaque homme sa nature la mienne n'est pas d'être un ange Non, il faut qu'on retrouve le vieux bras de l'empereur ! »

Ces emportements, renouvelés à chaque objection, soumirent tous les esprits. La longue habitude d'obéir rend incapable de résister. Ces hommes timides, qui vendaient l'empire en affectant de disputer la liberté, sortirent vaincus et asservis de ces conférences. Ils avaient entrevu dans les révoltes de l'esprit indompté de Napoléon le réveil certain du despotisme, le jour où il oserait secouer les faibles liens dont ils feignaient de l'entourer. L'œil de Napoléon avait eu des éclairs et sa voix des accents qui trahissaient un second 18 brumaire en perspective. Benjamin Constant lui-même en fut atterré. Il commença à se repentir de son pacte et à craindre pour son nom la responsabilité d'une complicité. En sortant du palais, il alla confier ses angoisses à M. de La Fayette, son ami, et prendre pour ainsi dire date de sa douleur. La Fayette, après avoir salué le retour des Bourbons, s'efforçait, comme Benjamin Constant, de rattacher à Napoléon quelques espérances de retour de 89, ou plutôt La Fayette épiait déjà l'heure de la chute de Napoléon pour se relever avec une popularité et une dictature retrempées dans la retraite.

« Je suis entré, je m'en aperçois, dans une voie sombre et douteuse, dit Benjamin Constant à La Fayette, je commence à craindre d'avoir tenté une entreprise au-dessus de mes forces en essayant de lier cet homme par une constitution. Je vois l'empereur réapparaître avec des pensées qui m'alarment ; il a pour moi du penchant et j'en éprouve de la reconnaissance ; peut-être cette reconnaissance m'enlèvera-t-elle à mon insu quelque chose de mon impartialité. Qui peut répondre de soi-même auprès du pouvoir ? Souvenez-vous de ce que je vous dis en ce moment, surveillez cet homme, et si jamais il vous paraît marcher au despotisme, ne croyez plus rien de ce que je vous dirai dans la suite ne me confiez rien, mais agissez sans moi et contre moi-même. »

Ces précautions prises contre la tyrannie, au moment où on la servait, mettaient Benjamin Constant en mesure avec les deux partis à la fois. Il avait des scrupules pour les uns, des complaisances et des complicités pour les autres. Sa confidence était une trahison il l'inspirait sans vouloir la nommer, de peur de mériter le nom de traître. La Fayette était assez temporisateur pour comprendre à demi-mot son ami. Les choses humaines, quand les caractères comme celui de Benjamin Constant se mêlent au drame, flottent entre Tacite et Molière, et font éclater le rire à côté du sang.

 

V

Napoléon ne résistait pas moins à la création d'une pairie substituée à son Sénat qu'à une représentation élective indépendante. Toutes les tribunes l'offusquaient. « Que sera une pairie ? disait-il avec une justesse d'esprit qui faisait honte à ses conseillers ; elle blessera l'orgueil de mon armée. Où sont les éléments d'une aristocratie représentative en France ? Les anciennes fortunes me sont ennemies les nouvelles sont honteuses. Cinq ou six noms illustres ne suffisent pas ; d'ici à huit ans, mes pairs de France ne seront aux yeux de la nation que des soldats ou des chambellans. On ne verra dans mon institution qu'un camp ou une antichambre de mon palais. »

 

VI

Mais avec la versatilité récente de ses pensées et avec l'obstination de ses instincts de privilèges sociaux, il revenait un moment après aux institutions héréditaires. « Une constitution appuyée sur une aristocratie vigoureuse ressemble, disait-il, à un vaisseau. Une constitution sans aristocratie n'est qu'un ballon perdu dans les airs. On dirige un vaisseau, parce qu'il a deux forces qui se balancent. Le gouvernail trouve un point d'appui dans les vagues mais un ballon est le jouet d'une seule force, le point d'appui lui manque, le vent l'emporte, et la direction est impossible. » Il se retournait avec des regrets toujours nouveaux vers l'ancienne noblesse française, qui était tout entière entrée dans le camp de la Restauration. Il se flattait de la reconquérir encore comme il avait séduit les familiers de cour, au commencement de son premier règne. « Il faudra bien que je revienne à elle et elle à moi une fois ou l'autre, disait-il en soupirant mais les souvenirs sont trop récents, ajournons cela après la bataille je les aurai si je suis le plus fort ; en attendant, laissons-leur les portes ouvertes dans une chambre aristocratique. Après quelques hésitations, ils finissent toujours par entrer. »

 

Vil

L'opinion, témoin de ces hésitations et de ces subterfuges, reçut avec indignation l'acte additionnel aux constitutions de l'empire. L'empereur en fut consterné. On ne lui savait pas même gré de sa faiblesse. Il la regretta. La tyrannie franche aurait eu la franchise, l'audace et la dignité de plus. « Eh bien dit-il le lendemain de la promulgation à ses confidents, la nouvelle constitution ne réussit pas dans l'opinion publique ? C'est qu'on n'y croit pas assez, répliqua Benjamin Constant obstiné à son œuvre ; faites-la exécuter, Sire, et on y croira. » L'empereur hésita encore, il eut des scrupules. « Quoi dit-il à son tour, faire exécuter une constitution qui n'a pas encore été acceptée ?... Que dira le peuple ? Quand le peuple verra qu'il est libre, répliqua le confident, qu'il a des représentants, que vous déposez la dictature, il sentira que vous ne vous jouez pas de sa souveraineté. » Il réfléchit, puis comme s'il eût incliné au premier conseil qu'on lui donnait « Au fond, dit-il, vous avez raison quand le peuple me verra agir ainsi et me désarmer du pouvoir absolu, il me croira peut-être plus sûr de ma force. C'est bon à tenter. » Il se promena dans son cabinet et dicta le décret qui convoquait les chambres.

 

VIII

La Fayette était retourné dans sa retraite de Lagrange, non loin de Paris, pour présenter son nom à la candidature prévue. Benjamin Constant, triomphant, lui écrivit comme s'il avait remporté une victoire de la liberté sur le despotisme. Enfin, disait le conseiller au vétéran de la constitution de 1791, le décret a paru ! Dans trois semaines la nation sera maîtresse de sa constitution Vous allez être élu Votre élection sera un grand pas vers l'ordre représentatif j'ai pourtant des inquiétudes. Si la chambre est divisée et que les colléges électoraux nous envoient beaucoup d'ennemis, je crains les orages ! Écrivez-moi si vous êtes satisfait. »

« Oui, répondit Lafayette, je suis content la convocation immédiate d'une assemblée de représentants me paraît le seul salut. J'aurai plus de plaisir à me mêler des affaires que je n'en aurais eu il y a quelques jours. » Et la scène se rouvrait pour lui, il pressentait les luttes, les abdications ou les violences. Il savait par expérience qu'aucune tyrannie ne résiste à la turbulence d'une assemblée qu'en la renversant. Fidèle à son rôle, il était résolu de se ranger du côté de l'assemblée, soit pour combattre, soit pour subir la tyrannie avec le peuple. Son nom, longtemps à l'écart, devait rallier les républicains ou les constitutionnels entre lesquels son caractère avait toujours flotté dans la première révolution.

 

IX

Cependant les menaces de l'invasion, les promesses de liberté, la promulgation d'une constitution qui nommait le peuple, le patriotisme naturel aux masses, le recrutement soudain de l'armée, les fédérations spontanées des départements qui s'organisaient et se formaient en faisceaux pour défendre le sol, la convocation des chambres, le mouvement des élections qui agitait les partis divers, les gardes nationaux mobilisés dont les colonnes enthousiastes traversaient les départements du centre pour se rendre dans les places fortes des frontières, les espérances vagues que .les républicains, trompés par les noms de Carnot, de Fouché et de Thibaudeau, attachaient à la grande solennité du champ de mai, convoquée à Paris pour le 26 mai, et dans laquelle on s'attendait confusément a voir Napoléon abdiquer l'empire et revêtir seulement la dictature militaire pour sauver la patrie, faire la paix et laisser la république à la France, remuaient profondément le pays. Napoléon flattait ces espérances et Fouché laissait se propager ces rumeurs ; l'un pour y trouver une force momentanée, l'autre pour y préparer des déceptions irritantes contre l'empereur.

Mais le peuple des campagnes et celui des faubourgs s'armaient comme pour une défense suprême de la patrie. Ces fédérés, quittant les outils de leur profession pour les piques de la Bastille, rappelaient les agitations sinistres des jours qui avaient précédé et suivi la terreur. Napoléon n'osait ni les encourager ni les frapper. Mais il ne pouvait dissimuler sa répugnance pour toute force indisciplinée. L'image du 10 août, dont il avait été spectateur dans sa jeunesse, se dressait sans cesse devant ses yeux. Passionné pour les camps, il avait horreur des places publiques. « Non, disait-il à ses familiers, je ne serai jamais le Santerre de ce peuple après avoir été son Napoléon. »

 

X

L'empereur était réduit a ménager cet enthousiasme dont il s'effrayait. Près de reparaître devant les représentants de la nation, il voulait se montrer sur le pavois du peuple aux députés républicains et à l'Europe. Les fédérés des faubourgs commençaient à murmurer de ce qu'on ne donnait pas des armes ils demandaient à grands cris de défiler devant lui. Ces longues colonnes de peuple de tous les métiers que l'industrie, le travail, la misère, le vice lui-même ne rendent pas insensibles aux nobles, instincts du patriotisme, s'acheminèrent, les mains vides ou armées de fusils et de piques, du faubourg Saint-Marceau et du faubourg Saint-Antoine vers la place du Carrousel. Leurs physionomies à la fois tristes et résolues, leurs bras pendants, leur pas militaire, leurs armes confuses, leurs vêtements humbles ou sordides empreints de l'usure du travail ou des stigmates de l'indigence, rappelaient aux yeux les colonnes révolutionnaires que les grands démagogues ameutaient de 1789 à 1794 contre les Tuileries ou la Convention. Mais c'était ta patrie que ces colonnes venaient offrir leur vie. Napoléon ne pouvait s'empêcher de les admirer en les redoutant ; c'était la source de son armée. Ces hommes portaient une adresse à l'empereur.

« Nous vous avons accueilli avec enthousiasme, dirent-ils, parce que vous êtes l'homme de la nation, le défenseur de la patrie, et que nous attendons de vous une glorieuse indépendance et une sage liberté. Ah Sire, que n'avions-nous des armes au moment où les rois étrangers, enhardis par la trahison, s'avancèrent jusque sous les murs de Paris ! Avec quelle ardeur nous aurions imité cette brave garde nationale, réduite à prendre conseil d'elle-même et à courir sans direction au-devant du péril Notre commune résistance vous aurait donné le temps d'arriver pour délivrer la capitale et détruire l'ennemi. Nous sentions cette vérité, nous vous appelions de tous nos vœux, nous versions des larmes de rage en voyant nos bras inutiles à la défense commune. La plupart d'entre nous ont fait, sous vos ordres, la guerre de la liberté et celle de la gloire ; nous sommes tous d'anciens défenseurs de la patrie ; la patrie doit remettre avec confiance des armes à ceux qui ont versé leur sang pour elle. Donnez-nous des armes, Sire, en son nom nous jurons entre vos mains de ne combattre que pour sa cause et la vôtre. Nous ne sommes les instruments d'aucun parti, les agents d'aucune faction. Vive la nation vive la liberté vive l'empereur ! »

 

XI

Napoléon, descendu à leur voix de ses appartements, les passa en revue en affectant de sourire à ces familiarités du peuple qui lui inspiraient secrètement plus de terreur que de confiance ; il répondait à leurs cris de « Vive l'empereur par ce cri de « Vive la nation » qu'il avait étouffé pendant tant d'années sur leurs lèvres.

« Soldats fédérés des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau leur disait-il, je suis revenu seul parce que je comptais sur le peuple des villes sur les habitants des campagnes et les soldats de l'armée, dont je connaissais l'attachement à l'honneur national. Vous avez justifié ma confiance j'accepte votre offre je vous donnerai des armes. Vos bras robustes et forts aux plus pénibles travaux sont plus propres que les autres au maniement des armes. Quant au courage, vous êtes Français. Soldats fédérés s'il est des hommes nés dans les hautes classes de la société qui aient déshonoré le nom français, l'amour de la patrie et le sentiment de l'honneur national se sont conservés tout entiers dans le peuple des villes, les habitants des campagnes et les soldats de l'armée. Je suis bien aise de vous voir. J'ai confiance en vous. Vive la nation ! »

 

XII

Après cette revue, l'empereur, enfermé avec ses confidents les plus intimes, sentit plus profondément que jamais l'abaissement de sa situation. A la place de ces cinq cent mille hommes qui venaient en pompe à l'ouverture de ses grandes guerres défiler des extrémités de l'empire sous son épée, il n'avait vu que le fantôme de cette plèbe indigente et turbulente que les révolutions remuent dans les fonds des capitales sans gouvernement régulier. Cette plèbe qui le soulevait aujourd'hui pouvait l'engloutir demain. « Si j'avais su, dit-il à M. Molé, jusqu'où je serais obligé de descendre, je serais resté à l'île d'Elbe. » Il défendit de donner des armes à cette multitude. Toute force indisciplinée l'inquiétait plus pour son pouvoir qu'elle ne le rassurait pour la patrie. Il méprisait ces soulèvements spontanés du peuple terrible dans l'explosion, incapable de constance. « Les émeutes du peuple, disait-il, font des révolutions ; les armes seules font des conquêtes. » Le chant de la Marseillaise, que les fédérés répétaient en chœur en se dispersant dans leur quartier, était pour lui le tocsin d'un 10 août. Il sentait trembler l'empire à ces chants qui avaient jadis sauvé la patrie. Le petit nombre de ces fédérés et des volontaires lui disait assez que ce mouvement était plus turbulent que national. Tout lui indiquait de jour en jour davantage que l'opinion mécontente ou ombrageuse des classes supérieures du peuple s'éloignait de lui.

 

XIII

Les registres ouverts dans toutes les municipalités de l'empire pour l'acceptation de la constitution promulguée restaient vides. A peine un million de suffrages provoqués par les agents du gouvernement ou inspirés par la crainte ratifiaient l'acte additionnel. Quelques milliers protestèrent sur les registres mêmes, au nom de la royauté ou de la république. M. de Kergorlay et M. de Rosambo, deux hommes dignes, comme M. Lainé, de défier la tyrannie parce qu'ils avaient la constance de subir la persécution, publièrent hardiment leur profession de foi politique contre l'usurpation de la souveraineté nationale. L'empereur, pour combattre ces protestations et pour inspirer le choix des représentants des colléges électoraux, nomma vingt-deux commissaires extraordinaires et leur distribua les principales divisions de l'empire. 11 choisit ces commissaires dans la nuance indécise de ces hommes à opinions flexibles, qui après avoir donné des gages à la Révolution avaient passé à sa cause, et qui lui appartenaient par droit de participation à son passé. La Révolution pouvait les reconnaître, et le bonapartisme se fiait à eux. C'étaient MM. de Sussy, de Gérando, Rampon, Bedoch, Dumolard, Pommereuil, Rœderer, Miot, Vatry, d'Alphonse, Pontécoulant, Boissy d'Anglas, Caffarelli, Français de Nantes, Quinette, Costez, Thibaudeau, Maret, Marchand, Colcher, Arrighi, Chasles, hommes incertains du rôle qu'ils allaient revêtir, trop suspects de complaisance pour le maître aux yeux des républicains, trop imbus de libéralisme aux yeux des fanatiques de l'empire les uns personnellement attachés à l'empereur, d'autres à Carnot, les plus habiles admis dans la confidence de Fouché, tous hésitant entre des fidélités, des ambitions ou des craintes contradictoires. Leur mission, froidement accueillie dans les départements, ne profita qu'à l'opposition qu'ils furent obligés de caresser en voyant qu'ils ne pouvaient la vaincre. Elle n'eut aucun effet sur l'opinion.

 

XIV

L'empereur voulait la frapper d'une grande impression, par une de ces scènes à la fois impériales, populaires et militaires, dont la Convention lui rappelait le souvenir. Il convoqua à Paris, pour le 1er juin, les représentants, les électeurs, et des députations de tous les corps de l'armée. C'était un second couronnement plus populaire, dont il voulait consacrer aux yeux de la nation et de l'Europe son titre à l'empire. Il donna a cette solennité toutes les, pompes de la guerre, de la religion et de la paix.

Le théâtre choisi pour cet immense rassemblement du peuple et de l'armée fut le champ de Mars, cirque moderne construit par la révolution de 1789 pour les grandes fédérations du peuple. Une multitude, plus avide de spectacle qu'attirée par l'enthousiasme, couvrait dès l'aurore les gradins de gazon de ce cirque.

Cinquante mille hommes de l'armée, déjà en marche sur la Belgique, jonchaient le sol aux pieds du peuple, comme pour une dernière revue avant la dernière campagne. Entre ce peuple et cette armée, il n'existait pas en ce moment cette concorde qui unit le citoyen au soldat dans les temps ordinaires.

L'armée avait un remords envers le peuple, le peuple un ressentiment contre l'armée. Mais ces soldats étaient les enfants de ce peuple, leur défection était excusée par leur enthousiasme pour leur chef et par leur héroïsme. D'ailleurs ils allaient combattre, et peut-être bientôt mourir pour ce sol sacré leur prochaine destinée attendrissait la multitude en faisant excuser leur faute. Le ressentiment remontait plus haut. On accusait, dans les groupes, l'empereur seul d'être venu tenter leur fidélité. Ce qu'on venait contempler en lui au champ de mai, c'était l'homme historique plus que l'homme populaire. On semblait avoir le pressentiment de sa prochaine et définitive disparition. On voulait avoir imprimé dans ses yeux cette grande page d'histoire pour s'en souvenir dans sa vieillesse. Le champ de mai était, ce jour-là, une grande scène, et dans l'esprit du plus grand nombre une dernière scène des tragédies du siècle.

Le peuple et l'armée étaient silencieux.

 

XV

Une pyramide à larges gradins s'élevait au milieu du champ de Mars. Elle était terminée à son sommet par une plate-forme qui portait un trône. Les maréchaux, les généraux, les courtisans, les électeurs des départements, se tenaient en haut sur les gradins de cette pyramide. Les troupes, formant un vaste carré de toutes armes, l'entouraient. C'était le pavois visible de l'empereur à tout un peuple et à tous ses soldats. On l'attendait pour le saluer d'un dernier regard et d'une suprême acclamation.

Il parut accompagné de ses frères Lucien et Jérôme Bonaparte. Le peuple, qui attendait un chef militant, dont le mâle profil était gravé dans ses yeux avec le costume des camps, fut étonné de le voir revêtu, ainsi que ses frères, de longues tuniques blanches, imitant le costume sacerdotal et efféminé des royautés d'Égypte., Ces robes antiques, couvrant de leurs plis des hommes d'hier, et changeant en représentation théâtrale les diverses impressions de la réalité, déconcertèrent les yeux et les pensées. Le comédien cachait le grand homme on jouait à ce jeu de l'étiquette impériale qu'on croyait relégué avec le vieil empire dans les garde-meubles du palais. Ce qu'il y avait de saisissant dans Napoléon à ce moment, c'était le soldat se préparant à sa dernière lutte avec le monde, ce n'était pas l'homme nouveau enveloppé des bandelettes et des diadèmes de la vieille royauté. Le chapeau, l'habit, la chaussure des camps, l'épée du général, auraient produit une sensation bien plus profonde, parce qu'elle était plus vraie. La pompe n'était pas de circonstance, c'était la simplicité. Il voulait rappeler le souverain, il rappelait l'homme. Les soldats ne le reconnaissaient pas sous ces vêtements, le peuple dédaignait cette supercherie étalée sous ses regards. L'orgueil du rang avait mal conseillé l'empereur et sa famille. Les chuchotements de surprise et de raillerie disputèrent la foule aux acclamations.

 

XVI

Trois cents officiers de ses troupes, agitant dans les airs les drapeaux de leurs régiments qu'ils tenaient dans leurs mains, le saluèrent d'un long cri de « Vive l'empereur ! » Une estrade avait été dressée pour porter un autel et pour faire bénir ces drapeaux aux regards de l'armée et du peuple. Le cardinal Cambacérès, archevêque de Rouen et frère de l'archichancelier, célébra les mystères en plein ciel, comme pour associer le Dieu des peuples à ces serments. Le sacrifice terminé, un des électeurs, choisi à la sonorité retentissante de sa voix (M. Dubois, d'Angers), lut l'adresse que les électeurs, réunis à Paris, avaient rédigée pour la circonstance

« Sire, disait cette adresse, expression non contredite du petit nombre de citoyens qui s'étaient rendus dans les collèges électoraux il y eut des départements, comme les Bouches-du-Rhône, où les députés furent nommés par des poignées de huit ou dix électeurs, Sire, le peuple français vous avait décerné la couronne, vous l'avez déposée sans son aveu ses suffrages viennent de vous imposer le devoir de la reprendre.

« Un contrat nouveau s'est formé entre le trône et la nation. Rassemblés de tous les points de l'empire autour des tables de la loi où nous sommes venus inscrire le vœu du peuple, ce vœu seule source du légitime pouvoir, il nous est impossible de ne pas faire retentir la voix de la France dont nous sommes les organes immédiats, de ne pas dire, en présence de l'Europe, au chef auguste de la nation ce qu'elle attend de lui, ce qu'il doit attendre d'elle.

« Que veut la ligue des rois alliés ? Comment avons-nous motivé leur agression ? Nous ne voulons pas du chef qu'ils veulent nous imposer, et nous voulons celui dont ils ne veulent pas. Ils osent vous proscrire personnellement, vous, Sire ; qui, maître cent fois de leurs capitales, les avez raffermis généreusement sur leurs trônes ébranlés. On proscrirait le moins connu de nos citoyens que nous devrions le défendre il serait comme vous sous l'égide de la loi et de la nation.

« On nous menace d'une invasion ; et cependant, resserrés dans des frontières qui ne sont pas les nôtres, que longtemps et avant votre règne la victoire et la paix même avaient reculées, nous n'avons point franchi cette étroite enceinte par respect pour des traités que vous n'avez pas signés et que vous avez offert de respecter. Ne craint-on pas de nous rappeler des temps et un état de choses naguère si différents et qui pourraient encore se reproduire ? Serait-ce la première fois que nous aurions vaincu l'Europe armée contre nous ?

« Sire, rien n'est impossible, rien ne sera épargné pour nous assurer l'honneur et l'indépendance, ces biens plus chers que la vie tout sera tenté, tout sera exécuté pour repousser un joug ignominieux. Nous le disons aux nations : puissent leurs chefs nous entendre ! S'ils acceptent vos offres de paix, le peuple français attendra de votre administration forte, libérale ; paternelle, des motifs de se consoler des sacrifices que la paix lui coûte si on ne lui laisse que le choix entre la guerre et la honte, la nation tout entière se lève pour la guerre, tout Français est soldat nous sommes prêts à vous dégager des offres, trop modérées peut-être, que vous avez faites pour épargner à l'Europe un nouveau bouleversement.

« Les trois branches de la législature vont se mettre en action. Un seul sentiment les animera. Confiants dans les promesses de Votre Majesté, nous lui remettons, nous remettons à nos représentants, à la chambre des- pairs, le soin de revoir, de perfectionner, de consolider de concert, sans précipitation, sans secousse, avec sagesse et maturité, notre système constitutionnel. et les constitutions qui doivent en être la garantie. Sire, un trône relevé par les armées étrangères s'est écroulé en un instant devant vous, parce que vous nous rapportiez de la retraite, qui n'est féconde en grandes pensées que pour les grands hommes, tous les errements de notre véritable gloire, toutes les espérances de nos véritables prospérités. »

Les hérauts d'armes proclamèrent ensuite l'acceptation par le peuple français de la constitution promulguée par l'empereur. Un roulement de tambour, imposa un complet silence à la multitude. Napoléon se leva et dit :

« Empereur, consul., soldat, je tiens tout du peuple. Dans la prospérité, dans l'adversité, sur le champ de bataille, au conseil, sur le trône, dans l'exil, la France a été l'objet unique et constant de mes pensées et de mes actions.

« Français, en traversant au milieu de l'allégresse publique les diverses provinces de l'empire, j'ai dû compter sur une longue paix... Ma pensée se portait alors tout entière sur les moyens de fonder notre liberté par une constitution conforme à la volonté et à l'intérêt du peuple. J'ai convoqué le champ de mai.

« Je n'ai pas tardé à apprendre que les princes qui ont méconnu tous les principes, froissé l'opinion et les plus chers intérêts de tant de peuples, veulent nous faire la guerre. Ils méditent d'accroître le royaume des Pays-Bas, de lui donner pour barrières toutes nos places frontières du Nord, et de concilier les différends qui les divisent encore en se partageant la Lorraine et l'Alsace.

« Il a fallu se préparer à la guerre.

« Cependant, devant courir personnellement les hasards des combats, ma première sollicitude a dû être de constituer sans retard la nation. Le peuple a accepté l'acte constitutionnel que je lui ai présenté.

« Français ! vous allez retourner dans vos départements. Dites aux citoyens que les circonstances sont grandes qu'avec de l'union, de l'énergie, de la persévérance, nous sortirons victorieux de cette lutte d'un grand peuple contre ses oppresseurs que les générations à venir scruteront sévèrement notre conduite ; qu'une nation atout perdu quand elle a perdu l'indépendance ! Dites-leur que les rois étrangers, que j'ai élevés sur le trône et qui me doivent la conservation de leur couronne, qui tous, au temps de ma prospérité, ont brigué mon. alliance et la protection du peuple français, dirigent aujourd'hui leurs coups contre ma personne. Si je ne voyais que c'est à la patrie qu'ils en veulent, je mettrais à leur merci cette existence contre laquelle ils se montrent si acharnés. Mais dites aussi aux citoyens que tant que les Français me conserveront les sentiments d'amour dont ils me donnent tant de preuves, cette rage de nos ennemis sera impuissante.

« Français ! ma volonté est celle du peuple ; mes droits sont les siens ; mon honneur, ma gloire, mon bonheur, ne peuvent être autres que l'honneur, la gloire et le bonheur de la France. »

Il étendit ensuite le bras sur les livres saints et jura entre les mains du pontife la constitution. Puis rejetant son manteau impérial, et apparaissant à ses troupes dans le costume militaire sous lequel elles aimaient à le voir sur le champ de bataille

« Soldats ! dit-il à la garde nationale de l'empire, soldats des troupes de terre et de mer, je vous confie l'aigle impériale aux couleurs nationales ! Vous jurez de la défendre au prix de votre sang contre les ennemis de la patrie ? Vous jurez qu'elle sera toujours votre signe de ralliement ? Vous le jurez ? »

Une voix sourde, unanime et prolongée sortit des escadrons et des bataillons et répéta « Nous le jurons ! » Un cri de « Vive l'empereur ! » parcourant les masses du peuple, répondit sur les gradins du cirque. L'empereur, revêtant de nouveau sa robe blanche semée d'abeilles, monta lentement les degrés de la pyramide au pied de laquelle il avait parlé, il s'assit majestueusement sur le trône qui l'attendait au sommet de la plate-forme, et contempla pour la dernière fois de là son empire résumé dans ces maréchaux, ces dignitaires, cette armée et cette multitude.

A ses pieds les armes, les panaches, les uniformes, les aigles, les drapeaux groupés, resplendissaient agités par le vent sur les quatre faces de la pyramide impériale, et semblaient rassembler en un seul faisceau toutes les gloires et toutes les splendeurs de cet empire que la foudre allait sitôt frapper. Les musiques de tous les régiments formaient un vaste orchestre, qui jeta dans les airs l'écho de tant de champs de bataille et de tant de victoires. Les troupes s'ébranlèrent, se divisèrent en colonnes semblables à des fleuves d'acier, et passèrent sous la pyramide, en saluant l'empereur d'un cri continu.

Napoléon, redescendu de son trône, leur tendait de la main les drapeaux. Il adressait à chaque régiment un de ces mots qui font palpiter la fibre du cœur dans le corps de chaque soldat. Il rappelait à celui-ci Arcole, à celui-là Marengo, à l'un l'Égypte, a l'autre Austerlitz, a tous une de ces campagnes où le régiment avait illustré sous lui son numéro dans le catalogue de l'armée. Quand la garde impériale, véritable flamme de ses camps, s'avança la dernière en le couvrant de ses fanatiques acclamations, il parut plus ému à son aspect qu'il ne l'avait été en se plaçant sur son trône « Soldats de ma garde impériale, leur dit-il d'une voix martiale, vous jurez de vous surpasser vous-mêmes dans la campagne qui va s'ouvrir ? Vous jurez de mourir plutôt que de permettre à l'étranger de venir dicter des lois à la patrie ? Nous le jurons ! » répondirent d'une seule voix vingt-deux mille hommes. Et ils tinrent leur serment.

 

XVII

Telle fut cette cérémonie vaine et purement théâtrale que l'empereur avait fait attendre depuis deux mois au peuple, comme un de ces événements mystérieux d'où devaient sortir de nouvelles destinées pour la France. Une scène et une revue, rien de plus. La déception fut générale et le murmure universel. Les royalistes espéraient une abdication et une convocation du peuple, à qui l'on remettrait le vote universel et libre sur la nature de gouvernement qu'il lui conviendrait d'adopter après la guerre. Les masses espéraient que l'empereur, désintéressant la querelle de son nom en couronnant son fils, d'accord avec l'Autriche, enlèverait ainsi tout prétexte à la guerre. Les républicains espéraient que le dictateur se proclamerait seulement général et qu'il ne garderait de ses attributs impériaux que l'épée pour couvrir, la patrie menacée, confiant les destinées intérieures à la république. Tous se regardèrent avec les signes de la déception sur le visage. Ils se demandaient si c'était pour une pareille représentation de cour qu'on les avait convoqués, de si loin, à ce rendez-vous du peuple français.

Le murmure suivit la déception, et l'audace des paroles et des écrits rappela les jours du Directoire. Napoléon était évidemment déchu déjà dans l'opinion des classes politiques les classes soldatesques et populaires lui restaient seules attachées encore, parce qu'elles voyaient en lui non le pouvoir, mais la patrie.