HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME TROISIÈME

 

LIVRE VINGT-ET-UNIÈME.

 

 

Réserves de lord Castlereagh dans la convention de guerre. — Ouverture de Napoléon à l'ambassadeur d'Autriche. — Tentative de la reine Hortense près d'Alexandre. — Lettre de Napoléon aux souverains. — Rapport de Caulaincourt à Napoléon. — Réponse du Conseil d'État à la déclaration des alliés. — Mission de M. de Montrond près de M. de Talleyrand, et du baron de Stassaert près de l'impératrice. — Intrigues de Fouché avec les alliés. — Défiance de l'empereur. — Entrevue de M. Fleury de Chaboulon et de M. de Werner à Bâle. — Soupçons de Napoléon contre Davoust. — Soulèvement de Murat en Italie. — Retour sur sa vie. — Sa famille, son enfance. — Ses commencements à l'armée. — Son mariage. — Ses succès en Italie. — Sa conduite dans l'affaire du duc d'Enghien. — Son expédition en Espagne. — Il devient roi de Naples. — Son caractère et sa vie.

 

I

La politique de l'Angleterre, obligée par la nature de ses institutions libérales à répondre de tous ses actes devant, l'opinion d'un peuple libre, n'avait pas permis à son ministre à Vienne, lord Castlereagh, de signer le traité offensif et défensif dans les mêmes termes que la Russie, la Prusse, l'Autriche et la France avaient adoptés. Le respect extérieur de la nation britannique pour l'indépendance des autres nations défendait à ses ministres d'avouer l'intention formelle du rétablissement de la maison de Bourbon sur le trône de France. Il fallait que les ministres pussent répondre au parlement, quand on leur demanderait compte de leurs stipulations, que la sûreté de l'Angleterre, la délivrance du continent et la guerre contre Napoléon étaient le but unique de leurs armements et de leurs subsides. Ces ministres ne donnèrent donc leur adhésion aux traités et à la convention de guerre qu'en termes ambigus, dont tous comprenaient la signification, dont nul ne pouvait accuser le texte. Ils déclarèrent qu'ils ne se joignaient à la coalition que pour poursuivre la guerre commune contre l'ennemi commun, nullement pour imposer tel ou tel gouvernement à la France. Cette réserve était nécessaire à leur responsabilité devant le parlement anglais. Par un étrange revirement d'opinion et par un de ces contre-sens inexplicables, mais naturels à toutes les oppositions dans les pays libres, un parti peu nombreux, mais éloquent, de la chambre des communes, affichait une partialité passionnée pour le bonapartisme. Ce parti sacrifiait le patriotisme à cette soif de popularité à tout prix, maladie des orateurs, et recherchait cette popularité jusque dans le nom de Napoléon, l'ennemi de leur patrie. Toutefois les ministres anglais, sûrs du bon sens de la majorité et du concours de leur nation en masse, s'engagèrent à verser un subside de guerre de cent vingt-cinq millions de francs dans les caisses de la coalition pour solder une partie des troupes.

 

II

Pendant que ces résolutions se signaient à Vienne, que les armées combinées recevaient leurs ordres de route, et que les souverains se séparaient pour aller rejoindre leurs armées, et pour se réunir sur nos frontières, Napoléon continuait à flatter la France et à se flatter lui-même de l'espoir de l'inaction de l'Europe, et bientôt de la rupture de la coalition. Il ne négligeait rien pour ressaisir une ombre ou un prétexte de négociation. Ses déclarations à son peuple et aux puissances étaient celles d'un prince pacifique qui veut' rassurer ou endormir ses ennemis. Les armées combinées s'avançaient déjà à travers l'Allemagne, et les vaisseaux anglais capturaient ses bâtiments sur les deux mers, qu'il feignait toujours de ne pas entendre ces bruits de guerre, et qu'il redoublait encore ses démonstrations de paix.

Le séjour prolongé à Paris du baron de Vincent, ambassadeur d'Autriche près de Louis XVIII, donnait quelque ombre de vraisemblance aux rumeurs qu'entretenait Napoléon sur ses prétendues relations secrètes avec l'empereur François, et sur la connivence de M. de Metternich à son retour en France. Ces rumeurs n'étaient que des artifices de police. Le baron de Vincent ne restait à Paris que faute de passeport pour sortir de France. L'empereur chargea néanmoins M. de Caulaincourt, son ministre des affaires étrangères, d'avoir une entrevue avec cet ambassadeur. M. de Vincent se refusa à tout entretien officiel avec le ministre d'un gouvernement qu'il ne reconnaissait pas. II consentit pourtant à se rencontrer dans un entretien tout fortuit avec M. de Caulaincourt, chez madame de Souza, femme de l'ambassadeur de Portugal en France. Madame de Souza était Française de naissance, célèbre dans les lettres par des ouvrages d'imagination, liée autrefois avec M. de Talleyrand, mère de M. de Flahaut, un des jeunes officiers de Napoléon les plus agréables à son armée et à sa cour, femme de la nature de madame de Genlis et de madame de Staël, instruments de fortune politique pour les hommes auxquels elles dévouaient leur célébrité. Elle s'était offerte depuis longtemps à servir la diplomatie de Napoléon. Elle avait son cœur et son ambition dans cette cause. Le baron de Vincent n'était nullement autorisé à répondre au nom de son souverain à M. de Caulaincourt il n'avait aucune communication avec Vienne, il ne pouvait qu'exprimer des conjectures. Toutefois, il connaissait assez la ferme résolution de sa cour de ne jamais exposer l'Allemagne et l'Italie à un second règne du conquérant de Milan et de Vienne, pour affirmer au ministre des affaires étrangères que l'empereur d'Autriche ne traiterait pas avec lui. Il fut moins explicite sur la régence de Marie-Louise, combinaison qui pouvait peut-être tenter l'Autriche par la perspective d'une minorité du roi de Rome, gouvernée de Vienne par l'ascendant d'un père sur sa fille et son petit-fils. Il consentit à se charger d'une lettre de Napoléon pour l'impératrice à Vienne. Il obtint ses passe-ports, partit pour Vienne, remit la lettre à l'empereur François, qui ne la communiqua pas à sa fille. Inquiet des tentatives que des agents français méditaient, dit-on, à Vienne, pour enlever Marie-Louise et le. roi de Rome, et pour les ramener à Paris, l'empereur François s'alarma pour sa fille de la résidence isolée de Schœnbrünn, et la fit rentrer à Vienne dans son propre palais. Cette princesse, dont le retour à Paris aurait compliqué de nouveau les embarras de la coalition, redoutait autant que son père les tentatives des agents de Napoléon sur elle et sur son fils. Sa liberté dans sa patrie, une souveraineté en Italie, lui étaient plus chères que sa servitude sur le trône de France. Son cœur n'était plus à Napoléon. Son âme n'avait jamais cessé d'être allemande.

 

III

Napoléon, repoussé de toutes ses avances par les agents officiels des puissances, eut recours aux agents secrets pour leur faire parvenir des propositions plus semblables à des excuses qu'à des explications. La reine Hortense Beauharnais, sa belle-fille et sa belle-sœur, alors en Allemagne, fut chargée par lui de sonder dans le cœur de l'empereur Alexandre l'ancienne amitié qu'il invoquait pour une réconciliation nécessaire. La reine Hortense comptait sur la faveur personnelle dont le jeune souverain du Nord l'avait entourée à Paris en 1814. « Point de paix, pas même de trêve avec lui, répondit Alexandre ; tout, excepté Napoléon ! » Il fit agir également son frère Joseph, un moment roi d'Espagne, et retiré depuis au château de Prangin sur te lac de Genève, où son activité et son immense fortune avaient servi, disait-on, à multiplier les intrigues entre l'île d'Elbe et la France. Joseph n'eut que le silence pour réponse. Enfin l'empereur se décida à parler lui-même. M. de Caulaincourt écrivit sous sa dictée la lettre suivante à chacun des souverains, dont Napoléon avait été longtemps l'arbitre et dont il ambitionnait d'être encore le frère maintenant :

« Monsieur mon frère, vous avez appris dans le cours du mois dernier mon retour sur les côtes de France, mon entrée à Paris et la retraite des Bourbons. La véritable nature de ces événements doit être connue maintenant de Votre Majesté. Ils sont l'ouvrage d'une irrésistible puissance, l'ouvrage de la volonté unanime d'une grande nation qui connaît ses devoirs et ses droits. La dynastie que la force avait rendue au peuple français n'était plus faite pour lui. Les Bourbons n'ont voulu s'associer ni à ses sentiments ni à ses mœurs la France a dû se séparer d'eux. Sa voix appelait un libérateur l'attente qui m'avait décidé au plus grand des sacrifices avait été trompée. Je suis venu, et du point où j'ai touché le rivage l'amour de mes peuples m'a porté jusqu'au sein de ma capitale.

« Le premier besoin de mon cœur est de payer tant d'affection par le maintien d'une honorable tranquillité. Le rétablissement du trône impérial était nécessaire au bonheur des Français. Ma plus douce pensée est de le rendre en même temps utile à l'affermissement du repos de l'Europe.

« Assez de gloire a illustré tour à tour les drapeaux des diverses nations ; les vicissitudes du sort ont assez fait succéder de grands revers à de grands succès. Une plus belle arène est aujourd'hui ouverte aux souverains, et je suis le premier à y descendre. Après avoir présenté au monde le spectacle des grands combats, il sera plus doux de ne connaître désormais d'autre rivalité que celle des avantages de la paix, d'autre lutte que la lutte sainte de la félicité des peuples.

La France se plaît à proclamer avec franchise ce noble but de tous ses vœux. Jalouse de son indépendance, le principe invariable de sa politique sera le respect le plus absolu pour l'indépendance des autres nations. Si tels sont, comme j'en ai l'heureuse confiance, les sentiments personnels de Votre Majesté, le calme général est assuré pour longtemps ; et la justice, assise aux confins des divers États, suffira seule pour en garder les frontières.

« NAPOLÉON.

« Paris, ce 4 avril 1815. »

 

IV

Les frontières étaient tellement fermées à tous les messages de Napoléon, et l'Europe avait tellement retiré de lui toutes les mains officielles ou officieuses de Paris, que le ministre des affaires étrangères ne put faire parvenir une seule de ces lettres aux cours de l'Europe. L'empereur, réduit à la conviction que ses tentatives de séduction ou de division sur les puissances étaient vaines, et qu'il y avait plus de dignité pour lui à avouer son isolement qu'à le masquer quelques jours de plus sous des négociations feintes et-ridicules, fit publier enfin lui-même ce cri d'alarme dans ses journaux. C'était son ministre Caulaincourt qui semblait lui révéler avec douleur une vérité déjà connue de tous et le solliciter aux mesures extrêmes commandées par l'attitude de l'Europe.

« Sire lui disait Caulaincourt dans son rapport public, des symptômes alarmants se manifestent de tous les côtés à la fois. Un inconcevable système menace de prévaloir chez les puissances, celui de se disposer au combat sans admettre d'explication préliminaire avec la nation qu'elles paraissent vouloir combattre.

« Il était réservé a l'époque actuelle de voir une société de monarques s'interdire simultanément tout rapport avec un grand État et fermer l'accès à ses amicales assurances. Les courriers expédiés de Paris pour les différentes cours n'ont pu arriver à leur destination. L'un n'a pu dépasser Strasbourg ; un autre, expédié en Italie, a été obligé de revenir de Turin un troisième, destiné pour Berlin et le Nord, a été arrêté à Mayence et maltraité par le commandant prussien. Ses dépêches ont été saisies.

« Lorsqu'une barrière presque impénétrable s'élève ainsi entre le ministère français et ses agents au dehors, entre le cabinet de Votre Majesté et celui des autres souverains, ce n'est plus, Sire, que par les actes publics des gouvernements étrangers qu'il est permis à votre ministère de juger leurs intentions.

« En Angleterre, des ordres sont donnés pour augmenter les forces britanniques, tant sur terre que sur mer. Ainsi la nation française doit être de tous côtés sur ses gardes. Elle peut craindre une agression continentale, et en même temps elle doit surveiller toute l'étendue de ses côtes contre la possibilité d'un débarquement.

« En Autriche, en Russie, en Prusse, dans toutes les parties de l'Allemagne et en Italie, partout enfin on voit un armement général.

« Dans les Pays-Bas, un convoi de cent vingt hommes et de douze officiers, prisonniers français revenant de Russie, a été arrêté du côté de Tirlemont.

« Sur tous les points de l'Europe à la fois, on se dispose, on s'arme, on marche, ou bien on est prêt à marcher. »

 

V

Les hommes éclairés n'apprirent rien par la publication de ce rapport. La masse de la nation, toujours bercée, par la police, d'espérances de paix ou d'entente secrète avec l'Autriche, s'émut, selon les provinces, ici de stupeur devant la nécessité de la guerre, là de colère contre les artifices de Napoléon dont elle avait été endormie, ailleurs, et principalement au centré et sur toutes les frontières de l'Est, de patriotisme et d'exaltation martiale contre l'étranger. Dans la Vendée, le sol commença à frémir, et les chefs, déconcertés au premier moment par le départ du duc de Bourbon, appelèrent à eux les plus intrépides de leurs soldats pour former une armée auxiliaire d'une coalition dont le roi était à la fois l'objet et le chef. L'empereur, pour contre-balancer sur l'esprit du peuple l'effet de désaffection et d'irritation que la déclaration des puissances produisait partout, fit rédiger par ses familiers du Conseil d'État une réfutation officielle des griefs de l'Europe contre lui et une énumération de ses propres griefs contre l'Europe, réfutation dans laquelle .la cause de la France, la cause de la Révolution et sa propre cause, quoique si séparées et souvent si opposées depuis le 18 brumaire, étaient confondues avec tant d'audace et tant d'artifice qu'en se levant pour lui la nation paraissait se lever pour elle-même.

« Le Conseil d'État, disaient les présidents de ce corps, le seul qui eût la parole en ce moment, le Conseil d'État a examiné la déclaration du 13 mars. Elle exprime des idées tellement antisociales, que la commission était portée à la juger comme une de ces productions supposées par lesquelles des hommes méprisables cherchent à égarer les esprits et à faire prendre le change à l'opinion publique.

« ... Nous disons que cette déclaration est l'ouvrage des plénipotentiaires français, parce que ceux d'Autriche, de Russie, de Prusse, d'Angleterre, n'ont pu signer un acte que les souverains et les peuples auxquels ils appartiennent s'empresseraient de désavouer.

« Ceux-là ont pu risquer la fabrication, la publication d'une pièce telle que la prétendue déclaration du 13 mars, dans l'espoir d'arrêter la marche de Napoléon et d'abuser le peuple français sur les vrais sentiments des puissances étrangères.

« Cette nation brave et généreuse se révolte contre tout ce qui porte le caractère de la lâcheté et de l'oppression ses affections s'exaltent, quand leur objet est menacé ou atteint par une grande injustice, et l'assassinat auquel provoquent les premières phrases de la déclaration du 13 mars .ne trouvera de bras pour l'accomplir ni parmi les vingt-cinq millions de Français dont la majorité a suivi, gardé, protégé Napoléon de la Méditerranée à sa capitale, ni .parmi les dix-huit millions d'Italiens, les six millions de Belges ou riverains du Rhin, et les peuples nombreux d'Allemagne, qui, dans cette conjoncture solennelle, n'ont prononcé son nom qu'avec un souvenir respectueux, ni un seul membre de la nation anglaise indignée, dont les honorables sentiments désavouent le langage qu'on a osé prêter aux souverains.

« Les peuples de l'Europe sont éclairés ; ils jugent les droits de Napoléon, des princes alliés et des Bourbons.

« Ils savent que la convention de Fontainebleau est un traité entre souverains sa violation, l'entrée de Napoléon sur le territoire français, ne pouvaient, comme toute infraction à un acte diplomatique, amener qu'une guerre ordinaire dont le résultat ne peut être, quant à la personne, que d'être vainqueur ou vaincu, libre ou prisonnier de guerre quant aux possessions, de les conserver ou de les perdre, de les accroître ou de les diminuer ; et que toute pensée, toute menace, tout attentat contre la vie d'un prince en guerre contre un autre, est une chose inouïe dans l'histoire des nations et des cabinets de l'Europe.

« ... Et cependant qu'a fait Napoléon ? Il a honoré par sa sécurité les hommes de toutes les nations qu'insultait l'infâme mission à laquelle on voulait les appeler ; il s'est montré modéré, généreux, protecteur envers ceux-là mêmes qui avaient dévoué sa tête à la mort.

« Quand il a parlé au général Excelmans, marchant vers la colonne qui suivait de près Louis-Stanislas-Xavier ; au général comte d'Erlon, qui devait le recevoir à Lille ; au général Clausel, qui allait à Bordeaux où se trouvait la duchesse d'Angoulême ; au général Grouchy, qui marchait pour arrêter les troubles civils excités par le duc d'Angoulême partout, enfin, des ordres ont été donnés par l'empereur pour que les personnes fussent respectées et mises à l'abri de toute attaque, de tout danger, de toute violence dans leur marche sur le territoire français et au moment où elles le quitteraient.

« Les nations et la postérité jugeront de quel côté a été, dans cette grande conjoncture, le respect pour les droits des peuples et des souverains, pour les règles de la guerre, les principes de la civilisation, les maximes des lois civiles et religieuses elles prononceront entre Napoléon et la maison de Bourbon.

« Si, après avoir examiné la prétendue déclaration du congrès sous ce premier aspect, on la discute dans ses rapports avec les conventions diplomatiques, avec le traité de Fontainebleau du 11 avril, ratifié par le gouvernement français, on trouvera que la violation n'est imputable qu'à ceux-là mêmes qui la reprochent à Napoléon.

« Le traité de Fontainebleau a été violé par les puissances alliées et par la maison de Bourbon en ce qui touche d'empereur Napoléon et sa famille, en ce qui touche les droits et les intérêts de la nation française.

« ... Que devait faire Napoléon ? Devait-il consentir à la violation complète des engagements pris avec lui, et, se résignant personnellement au sort qu'on lui préparait, abandonner encore son épouse, son fils, sa famille, ses serviteurs fidèles à leur affreuse destinée ?

« Une telle résolution semble au-dessus des forces humaines, et pourtant Napoléon aurait pu la prendre, si la paix, le bonheur de la France eussent été le prix de ce nouveau sacrifice. Il se serait encore dévoué pour le peuple français, duquel il se fait gloire de tout tenir, auquel il veut tout rapporter, à qui seul il veut répondre de ses actions et dévouer sa vie.

« C'est pour la France seule, et pour lui éviter les malheurs d'une guerre intestine, qu'il abdiqua la couronne en 1814. II rendit au peuple français les droits qu'il tenait de lui il le laissa libre de se choisir un nouveau maître, et de fonder sa liberté et son bonheur sur des institutions protectrices de l'un et de l'autre.

« Il espérait pour la nation la conservation de tout ce qu'elle avait acquis par vingt-cinq années de combats et de gloire/l'exercice de sa souveraineté dans le choix d'une dynastie, et dans la stipulation des conditions auxquelles elle serait appelée à régner.

« Il attendait du nouveau gouvernement le respect pour la gloire des armées, les droits des braves, la garantie de tous les intérêts nouveaux.

« Loin de là, toute idée de la souveraineté du peuple a été écartée.

« Le principe sur lequel a reposé toute la législation publique et civile depuis la Révolution a été écarté également.

« La France a été traitée comme un pays révolté reconquis par les armes de ses anciens maîtres, et asservie de nouveau à une domination féodale.

« On a imposé à la France une loi constitutionnelle aussi facile à éluder qu'à révoquer, et dans la forme de simples ordonnances royales, sans consulter la nation, sans entendre même ces corps devenus illégaux, fantôme de représentation nationale.

« La violation de la charte n'a été restreinte que par la timidité du gouvernement ; l'étendue de ses abus d'autorité n'a été bornée que par sa faiblesse.

« La dislocation de l'armée, la dispersion de ses officiers, l'exil de plusieurs, l'avilissement des soldats, la suppression de leurs dotations, la privation de leur solde ou de leur retraite, la réduction des traitements des légionnaires, le mépris des citoyens désignés de nouveau sous le nom de tiers état, le dépouillement préparé et déjà commencé des acquéreurs de biens nationaux, l'avilissement actuel de la valeur de ceux qu'on était obligé de vendre, le retour de la féodalité dans ses titres, ses privilèges, ses droits, le rétablissement des principes ultramontains, l'abolition des libertés de l'Église gallicane, l'anéantissement du concordat, le rétablissement des dîmes, l'intolérance renaissante d'un culte exclusif, la domination d'une poignée de nobles sur un peuple accoutumé à l'égalité voilà ce que les ministres des Bourbons ont fait ou voulaient faire pour la France.

« C'est dans de telles circonstances que l'empereur Napoléon a quitté l'île d'Elbe.

« Il n'a pas apporté la guerre au sein de la France ; il y a, au contraire, éteint la guerre que les propriétaires de biens nationaux, formant les quatre cinquièmes des propriétaires français, lésés par les nobles, auraient été forcés de déclarer à leurs oppresseurs ; la guerre que les protestants, les juifs, les hommes des cultes divers auraient été forcés de soutenir contre leurs persécuteurs.

« Il est venu délivrer la France, et c'est aussi comme libérateur qu'il y a été reçu.

« Il est arrivé presque seul il a parcouru deux cent vingt lieues sans obstacles, sans combats, et a repris sans résistance, au milieu de la capitale et des acclamations de l'immense majorité des citoyens, le trône délaissé par les Bourbons, qui, dans l'armée, dans leur maison, dans les gardes nationales, dans le peuple, n'ont pu armer personne pour essayer de s'y maintenir.

« Et cependant, replacé à la tête de la nation qui l'avait déjà choisi trois fois, qui vient de le désigner une quatrième fois par l'accueil qu'elle lui a fait dans sa marche et son arrivée triomphale, de cette nation par laquelle et pour laquelle il veut régner, que veut Napoléon ? Ce que veut le peuple français l'indépendance de la France, la paix intérieure, la paix avec tous les peuples, l'exécution du traité de Paris du 30 mai 1814. »

 

VI

Pendant que la France, enfin détrompée de ses illusions, réfléchissait sur cette' déclaration du Conseil d'État, où l'esprit libéral de Benjamin Constant, l'esprit républicain de Carnot et l'esprit servile des courtisans personnels de l'empereur luttaient dans un style qui s'efforçait de répondre à des opinions si diverses, l'empereur lui-même essayait de faire, par la corruption des caractères, ce qu'il n'avait pu faire par la séduction des cabinets étrangers. Il y avait à Paris un de ces hommes équivoques dont l'existence est un problème, qui se servent de leur esprit comme d'un passeport à travers les causes opposées, qui peuvent paraître avec une égale vraisemblance les servir toutes, qui plaisent par leurs grâces, qui déconcertent les soupçons par leur légèreté. Cet homme était M. de Montrond, familier assidu de M. de Talleyrand dans toutes ses fortunes, et qui flattait ses goûts de jeu et de plaisirs pour arriver à ses secrets. M. de Montrond, connu à ce titre de tous les hommes influents dans les cabinets de l'Europe, pouvait naturellement passer à Vienne pour un confident appelé de Paris par M. de Talleyrand, pour lui apporter l'état dé l'opinion et les paroles des royalistes. Sa présence et son nom ne pouvaient donner aucun ombrage aux polices de l'Allemagne. Il était couvert de l'amitié connue des négociateurs français. Cette double apparence désigna M. de Montrond à l'empereur. Il le chargea de paroles de réconciliation, et de promesses de dignités et de fortunes suprêmes pour son ancien ministre, s'il voulait se détacher de la cause de Louis XVIII, abandonnée ; disait-il, par la fortune ; se rattacher, comme Ney ; l'armée et le peuple, à sa propre cause ; ébranler la confédération des haines des étrangers contre lui, et rentrer en France, où sa reconnaissance lui rendrait des biens et des titres supérieurs à toutes ses' munificences d'autrefois.

Napoléon savait que de toutes les séductions sur la nature de M. de Talleyrand, la séduction des richesses était la plus irrésistible, car les richesses largement acquises, largement prodiguées par cet homme d'État, représentaient à la fois les trois principales passions de son âme, la puissance, les plaisirs et la générosité. M. de Talleyrand, qui n'avait rien à acquérir du côté de l'illustration du nom, avait de bonne heure résumé sa vie en deux instincts la puissance pour vivre en haut, la richesse pour vivre au large. C'était la philosophie de sa vie privée. Les négociations dont, le Directoire et l'empereur l'avaient chargé, les récompenses qu'il avait reçues des puissances contractantes, les munificences des princes dont il avait favorisé les réclamations au congrès dans cette distribution des territoires et des indemnités, avaient prévenu les offres de Napoléon.

 

VII

M. de Montrond parvint en effet à Vienne à l'abri de cette amitié confidentielle de M. de Talleyrand, dont le nom lui ouvrit les portes de l'Allemagne. Habitué à lire sur la physionomie de son patron la pensée secrète qu'il fallait servir, il comprit au premier mot et au premier sourire que sa mission était pressentie, mais qu'elle était tardive. L'Europe avait devancé M. de Montrond. Le traité du 25 mars était signé. M. de Talleyrand avait derrière lui la cause du monde et un million d'hommes. « Vous arrivez trop tard, dit-il à M. de Montrond, le parti de l'Europe et le mien sont pris ; restez avec nous, et ne vous trompez pas de fortune comme l'empereur s'est trompé d'heure. » M. de Montrond, à qui M. de Talleyrand fit lire la déclaration et les conventions, n'entra pas même en négociation avec l'ambassadeur. On l'éloigna de Vienne, de peur qu'il ne tentât d'ouvrir des communications secrètes avec Marie-Louise, dont on le disait également chargé. Le baron de Stassaert, Belge de nation, et moins suspect à cause de son origine, fut également chargé par l'empereur d'une mission secrète auprès de l'impératrice à Vienne. La surveillance de M. de Metternich la déjoua. Tous les fils que l'empereur cherchait à renouer se rompaient sous ses doigts. On sentait que son fils entre ses mains serait un moyen de négociation entre la France et lui, comme entre lui et l'Europe.' En abdiquant pour ce fils, il aurait amorti la haine que les libéraux lui portaient à Paris, et amorti du même coup les terreurs de l'Europe. Cet enfant captif dans le palais de Vienne était l'objet de toutes ses pensées et le désespoir de son ambition.

 

VIII

Mais pendant que Napoléon faisait de vaines tentatives de négociation et d'accommodement avec les puissances, Fouché entretenait des relations plus sourdes et plus équivoques avec les ennemis. Ses fonctions de ministre de la police l'autorisaient à avoir des yeux, des mains et des paroles partout, sous prétexte d'éclairer l'empereur sur les menées des puissances et des partis hostiles à sa cause. Ses agents sillonnaient toutes les routes, s'introduisaient dans toutes les cours. Les rapports secrets qu'il avait eus avant le départ du roi avec le comte d'Artois, M. de Bruges, confident de ce prince, et M. de Blacas les demi-mots qu'il faisait échanger indirectement avec M. de Talleyrand, rendaient les agents de Fouché peu suspects à la cour de Gand et à la cour de Vienne. On espérait bien d'un homme qui, au fond, haïssait Bonaparte, qui lui était imposé par le parti révolutionnaire, et qui prêterait inévitablement la main a ses ennemis, au moment où leurs armées l'auraient ébranlé, pour précipiter sa chute. Napoléon, entouré de pièges, était contraint à soupçonner partout la trahison sans l'approfondir. Un hasard lui fit découvrir une de ces trames ourdies dans son propre cabinet, mais que l'audace de Fouché sut encore recouvrir de doute.

La police secrète de l'empereur l'informa un jour qu'un agent de M. de Metternich était arrivé à Paris, qu'il avait eu un entretien nocturne avec Fouché, qu'il était porteur d'une lettre chiffrée écrite par le premier ministre autrichien au ministre de la police, que dans cette lettre M. de Metternich engageait Fouché à envoyer un négociateur occulte à Bâle le 1er mai, que le cabinet autrichien y enverrait de son côté un agent confidentiel muni d'un signe convenu de reconnaissance, et que ces deux agents mis ainsi en rapport dans une ville neutre établiraient entre M.' de Metternich et Fouché le concert dont l'un et l'autre avaient besoin pour les éventualités de leur politique. L'empereur, consterné et irrité tout à la fois, ne voulut pas laisser à Fouché le temps de préparer ses réponses et de masquer sa mine par une contre-mine. Il le fit appeler à l'instant, et lui demanda dans la conversation s'il avait reçu quelques ouvertures de l'Autriche. Fouché éluda la réponse. L'empereur, convaincu par ce silence de l'infidélité de son ministre, le congédia sans lui témoigner de soupçons. Il éclata d'abord en fureur et en menaces devant ses familiers les plus sûrs, ne parlant de rien moins que de faire arrêter à l'instant son ministre et de le faire juger pour haute trahison. Puis, comme les hommes que la nécessité force à faiblir, et qui pour se colorer à eux-mêmes leur faiblesse cherchent des prétextes de douter en ajournant leur conviction, il résolut de s'assurer par lui-même de la perfidie ou de l'innocence de Fouché avant de frapper un coup qui atteindrait, à son grand détriment, tout le parti révolutionnaire vendu à Fouché. Il appela dans la nuit celui des auditeurs de son conseil d'État qui était allé à l'île d'Elbe lui porter les provocations de ses affidés à son entreprise, et qui, depuis, était entré dans ses secrets aux Tuileries, M. Fleury de Chaboulon. Il lui dévoila la trame suspecte de Fouché, et le chargea d'aller en recueillir les preuves à Bâle en devançant l'émissaire que son perfide ministre devait faire partir pour s'y concerter avec M. de Metternich.

 

IX

« Allez à l'instant chez Caulaincourt, lui dit-il ; il vous remettra un passeport pour Bâle. Vous y rencontrerez, à l'aide du signe de reconnaissance que Caulaincourt vous remettra, M. de Werner, l'agent de M. de Metternich. Metternich est incapable d'un crime ; il ne s'agit donc pas d'un assassinat, mais il s'agit vraisemblablement d'un commencement d'intrigue en prévision de ma ruine, et d'une entente entre Fouché et les puissances pour me remplacer sur le trône. Percez à jour ce mystère d'abord, puis profitez de cette entrevue avec l'agent secret du cabinet autrichien pour établir un rapprochement entre moi et l'Autriche. Sondez les pensées de cette cour, et voyez surtout si dans le cas de ma mort sur le champ de bataille le prince Eugène Beauharnais, mon fils adoptif, ne pourrait pas être accepté pour la régence et la tutelle du roi de Rome. » L'agent partit.

 

X

Arrivé à Bâle, il y trouva M. de Werner. Il s'en fit reconnaître à l'aide du signal convenu dérobé à la correspondance interceptée de Fouché. Il dit à M. de Werner qu'il venait au nom de ce ministre. Il le pria de s'ouvrir sans défiance à lui. L'envoyé du prince de Metternich s'ouvrit en effet. « Le prince, dit-il, a la plus haute opinion des talents et, du caractère de Fouché. Il le croit trop clairvoyant pour se fier à l'aventurier qui trouble en ce moment l'Europe ; il est convaincu que Fouché n'a consenti à rentrer dans les conseils de Napoléon que pour épargner à sa patrie les extrémités de la guerre étrangère et de la guerre civile il ne doute pas que la nécessité du renversement de Bonaparte et du rétablissement des Bourbons ne lui apparaisse comme le seul moyen de pacifier le monde. L'assassinat serait un crime aussi indigne de la cause que de l'honneur d'un homme d'État tel que M. de Metternich. Un seul moyen convient au-droit de l'Europe c'est la force. Elle l'a dans les mains ; mais un homme, par son action sur les partis en France, pourrait éloigner cette triste nécessité de la force et épargner les flots de sang qui vont couler de nouveau pour l'ambition d'un seul Cet homme est M. Fouché. — Avez-vous déjà lié quelques rapports avec lui ? répondit l'envoyé de Bonaparte. — Non, répliqua M. de Werner ; c'est pour lui faire des ouvertures à ce sujet que le prince de Metternich m'envoie ici. Fouché seul, à ses yeux, peut indiquer les moyens pacifiques d'un arrangement entre l'Europe et la France. Nous savons que l'opinion publique est contraire à cette usurpation de Napoléon, et que l'armée seule est vendue à sa cause. Le peuple intimidé et surpris n'a pas eu le temps de se lever contre l'armée. A présent il réfléchit, il s'humilie et il s'indigne. Nos rapports sont unanimes sur cet éloignement croissant de l'opinion publique de Napoléon ; il y a là entre les mains d'un homme aussi exercé et aussi habile que Fouché un moyen tout-puissant d'action entre la France et Napoléon, entre la France et nous. Avec ce levier de l'opinion publique, il peut remuer les esprits, les choses, l'empereur lui-même. Il ne croit pas à la possibilité de faire régner les Bourbons vieillis dans des idées impopulaires mais les alliés n'imposent pas tel ou tel roi à la France ; ils ne veulent qu'une chose écarter Napoléon. » Les envoyés débattirent alors entre eux les noms du duc d'Orléans, d'Eugène Beauharnais, les formes diverses de fédération, de royauté, de régence, que la France pourrait accepter pour échapper à Napoléon et à la nécessité de la guerre. On n'avait voulu mutuellement que se sonder tout se borna à de vagues éventualités et à des hypothèses. Une seule chose ressortit de cet entretien c'est que tout était possible, excepté Napoléon lui-même.

 

XI

A son retour à Paris, le négociateur secret rendit compte à l'empereur de son entrevue, de l'espoir qu'on fondait sur les sentiments de Fouché, mais de l'incertitude où l'on était sur ses dispositions réelles, et par conséquent de son innocence. « Je le sais déjà, dit l'empereur. Fouché lui-même est venu me communiquer la tentative de négociation ouverte par lui dans mon intérêt, mais à mon insu, à Bâle. Il est affamé d'intrigues, mais pur de trahison dans cette affaire. Allez le voir, et dites-lui qu'il a toute ma confiance. Quant aux alliés, n'en espérons rien. Si l'Autriche avait le courage de s'allier avec moi, nous sauverions ensemble le monde de la Russie, qui a appris en me suivant les routes de l'Allemagne et de la France. Mais elle est dominée déjà par Alexandre ; il règne en Europe ; moi seul je pouvais le balancer on ne saura ce que je valais qu'après m'avoir perdu Mais je vendrai chèrement ma vie. Ils voudraient m'avoir dans une cage de fer pour me montrer enchaîné au monde comme une bête féroce Ils ne m'ont pas encore Je leur montrerai le réveil du lion ! Ils ne se doutent pas de mes forces Si je coiffais demain le bonnet rouge de 1793 ils seraient tous anéantis ! »

Cette idée de changer son rôle de souverain despotique. en tribun de la Révolution et de réveiller la démagogie qu'il avait enchaînée revenait à toute heure dans ses entretiens. On voyait qu'il flottait entre deux pensées, l'une aussi impossible que l'autre ressaisir par la victoire la tyrannie qu'il avait usée dans ses mains, ou se faire accepter pour chef par une révolution éteinte, et qui ne lui rendrait jamais sa confiance qu'aussi longtemps qu'elle aurait besoin d'une tribune, et de soldats pour protéger ses tribuns.

Fouché, en apprenant par la bouche de l'affidé de Napoléon l'envoi de cet agent a Bâle pour surveiller ou déjouer sa propre négociation, cacha mal son ressentiment contre l'empereur, dont les soupçons l'offensaient. Il feignit néanmoins de n'avoir agi avec tant de mystère que pour assurer un secret impossible avec l'empereur, dont la conversation loquace ébruitait tout. Il renvoya à Bâle ce même agent chargé d'une lettre de lui au prince de Metternich, lettre destinée d'avance par Fouché à une publicité certaine, et dans laquelle il affectait de démontrer au prince de Metternich l'indispensable nécessité de Napoléon pour l'ordre en France et pour l'équilibre en Europe. Il se tenait ainsi lui-même en mesure avec tous les partis, sans préférence pour aucun, mais résolu à faire triompher celui pour lequel se déclareraient les événements. L'agent se rendit de nouveau à Bâle. M. de Werner, qui l'attendait, reçut la lettre de Fouché, et se borna comme la première fois à écouter sans répondre les paroles du gouvernement de Napoléon. Il s'étonna cependant de la persistance de Fouché à soutenir la nécessité du rétablissement de l'empereur après les communications que ce ministre, disait-il, avait reçues de M. de Montrond à son retour de Vienne. Napoléon, au retour de son agent, apprenant que M. de Montrond avait porté des paroles à Fouché et que Fouché ne lui en avait rien dit, ne douta plus de quelque intrigue sourde de son ministre. « J'ai la conviction qu'il me trahit, s'écria-t-il avec cette intempérance de langage qui depuis plusieurs années évaporait sans cesse sa pensée. Je sais qu'il a des intrigues à Londres et à Gand ; je regrette de ne l'avoir pas chassé avant qu'il soit venu me communiquer ses relations ouvertes avec M. de Metternich. A présent le moment et le prétexte sont manqués. Il répandrait partout que je suis un tyran sacrifiant tout à ses soupçons. »

Ainsi, pour racheter l'empire, Napoléon, assiégé de doutes et environné de pièges, était maintenant forcé de feindre, de laisser ses ennemis dans ses conseils et de pactiser avec la trahison.

 

XII

Il soupçonna également alors le maréchal Davoust, son ministre de la guerre. Davoust avait envoyé un agent secret à Londres pour acheter des fusils, que les fabriques d'armes françaises ne pouvaient fournir assez vite à nos armements. L'empereur vit dans cette négociation pour l'acquisition des armes un prétexte de Davoust pour masquer une négociation avec les Bourbons. Il le crut complice de Fouché, mais il n'osa manifester tout haut ses soupçons. Davoust n'avait jamais été un adulateur de Napoléon pendant ses prospérités. Dans ses revers, il lui était resté fidèle comme Macdonald. Officier de race militaire avant la Révolution, soldat de la république, lieutenant de l'empire, guerrier et patriote sous tous les régimes, la rude franchise de son âme répondait de la loyauté de ses services. Dans Napoléon menacé par l'Europe, il défendait le sol et l'indépendance de son pays sans s'interroger lui-même sur ses répugnances ou sur ses préférences politiques. Nul, par son indépendance même de la faveur de Napoléon, n'était plus propre que Davoust à organiser et à mobiliser ses armées. Les soupçons de Napoléon le blessèrent sans le détacher de son devoir. Mais ces soupçons empêchèrent bientôt après l'empereur de se confier à Davoust, et de recueillir de ses services et de son crédit sur l'armée tous les avantages qu'il pouvait en attendre. Il refusa obstinément à ce maréchal de le faire son major général dans la campagne qui allait s'ouvrir. Davoust le conjurait en vain de nommer Masséna vieilli, mais imposant encore, ministre de la guerre et commandant de la garde nationale de Paris. a Masséna, disait Davoust, suffira par son nom et par son ascendant à la capitale et au ministère, où l'activité et le bras ne seront plus nécessaires comme aux camps donnez-moi le second rang, mais le plus utile, puisque ce sera celui où il vous faut le plus de zèle et de fidélité. » L'empereur, assiégé de doute en voyant des perfidies jusque dans les dévouements, fut inflexible. Il laissa Davoust derrière lui, n'osant pas le placer à son côté dans sa tente. Davoust gémit de son éloignement du champ de bataille. L'armée, qui se fiait à lui, parce qu'il n'avait pas servi les Bourbons pendant l'interrègne de son empereur, se défia des autres maréchaux dont Napoléon s'entoura. Les ombrages que Napoléon concevait dans sa cour et qui faisaient hésiter sa main dans ses choix portèrent l'hésitation jusque dans ses camps.

 

XIII

Mais, au moment où les espérances de Napoléon flottaient ainsi entre des négociations impossibles et une guerre inévitable, un événement indépendant de sa volonté et contraire à sa politique d'expectative éclatait dans le midi de l'Italie. Cet événement précipitait les dénouements. Il donnait à l'Autriche et aux puissances coalisées le prétexte dont elles avaient besoin pour colorer aux yeux de leurs peuples et de leurs armées l'agression résolue contre la France, et surtout contre l'empereur. Murat appelait l'Italie aux armes, et s'élançait de sa capitale à la tête de son armée.

Pour comprendre cette témérité du roi de Naples, beau-frère et lieutenant de Napoléon, puis allié de ses ennemis pour conserver la couronne, puis se repentant de sa défection en sentant son isolement sur son trône après la chute de son bienfaiteur et de son ami, puis tramant en secret des complicités occultes de restauration de l'empire à l'île d'Elbe, puis contrevenant aux insinuations de Bonaparte en donnant ayant l'heure le signal et l'occasion de la guerre générale pour voler à son secours avant d'être appelé, il faut bien connaître la nature, le caractère, la situation et la politique de Murat un de ces rois de fortune dont l'âme aspira le plus de gloire, dont le bras accomplit le plus d'exploits, dont la vie eut le plus d'aventures, héros presque fabuleux de cette époque, dont Napoléon fut le Charlemagne et Murat le Roland.

 

XIV

Murat était le fils d'un simple cultivateur tenant une hôtellerie de campagne à la Bastide, bourgade du midi de la France, sur le revers de ces Pyrénées dont les races fortes, intelligentes et aventurières, respirent de près le génie chevaleresque de l'Espagne, et rappellent jusque dans les rangs des paysans la noblesse plébéienne et l'intrépidité du sang d'Henri IV. Il y a dans le midi de l'Europe surtout, comme il y en a en Espagne, en Écosse et en Orient, des tribus de peuple où la noblesse est de tous les rangs. Le mendiant lui-même y sent la dignité de race, parce qu'il a en lui la hauteur de l'âme. Le jeune Joachim Murat était de ces tribus. Enfant, berger, fortifié par ces habitudes rurales et par ces rudes travaux agricoles de sa famille, servant tour à tour, comme ses frères, aux champs ou dans l'hôtellerie de son père, passionné pour les chevaux qu'élèvent, comme les Andalous et les Arabes, les paysans de ,ces contrées, les domptant avec adresse, pansant au besoin de sa main d'enfant ceux des voyageurs, hôtes accidentels de l'écurie de son père, ces habitudes le façonnaient de bonne heure aux goûts et aux habitudes du cavalier. Sa famille, aisée quoique rurale, lui faisait néanmoins recevoir dans le village et dans la petite ville voisine de Cahors l'instruction d'un enfant destiné soit au sacerdoce, soit aux professions accessibles alors aux jeunes gens de sa condition. Son intelligence vive et souple ne se prêtait pas moins à ces exercices de l'esprit que son corps aux exercices de la vie des champs ou des camps. Sa taille était élevée, son buste svelte, son col dégagé, ses bras souples quoique fortement noués aux épaules, ses jambes bien fendues pour embrasser le cheval, ses pieds bien arqués pour mordre les pentes des montagnes. Sa physionomie ouverte et rayonnante, ses yeux bleus, son nez aquilin, ses lèvres gracieuses, son teint coloré, ses cheveux châtains, longs, soyeux, naturellement ondés, flottant sur ses joues ou rejetés sur son col à la manière des Basques, frappaient les yeux et gagnaient le cœur. Quelque chose d'héroïque était écrit par la nature dans l'extérieur de ce jeune homme et lui prophétisait on ne sait quoi. Sa mère et ses frères y croyaient. Son cœur sensible, serviable à tous et tendre, le faisait aimer de ses camarades et écartait de lui toute envie.

 

XV

Le goût du cheval et des armes l'emporta bientôt dans l'âme de Murat sur la vocation sacerdotale à laquelle sa famille le destinait malgré la nature. Le sanctuaire et la vie assise et oisive du lévite ne pouvaient contenir cette flamme et cette énergie. Il s'engagea en 1787, à quinze ans, malgré ses parents, dans le 12e régiment de chasseurs. L'Europe était en paix ; il subit cinq ans sans impatience et sans dégoût la vie de simple soldat, dont son cheval et ses armes le consolaient. La guerre de 1792 appela son régiment aux frontières, et fit ressortir la bravoure et l'aptitude du jeune soldat. Il passa en une seule année par les grades soldatesques de brigadier et de maréchal des logis. A la fin de l'année il fut fait officier. L'émigration laissait les rangs libres et les places d'officiers vacantes. Bientôt capitaine en 1793, il fut élevé en peu d'années, d'exploit en exploit, au grade de chef de brigade. Napoléon, qui le distingua partout dans la première campagne d'Italie, le nomma son aide de camp à Milan, lui rendit en amitié tout ce que le jeune Murat lui donnait en admiration et en dévouement, l'attacha à sa fortune, le conduisit en Égypte, fut témoin de ses charges de cavalerie contre les mameluks, comprit l'électricité communicative que sa valeur inspirait aux troupes, vit en lui l'élan et l'enthousiasme de l'armée, le- ramena en France quand il y revint éblouir et asservir le Directoire, et lui confia le rôle de l'audace et de l'action armée à Saint-Cloud le 18 brumaire. On sait comment Murat, laissé par Bonaparte avec ses grenadiers à la porte de l'orangerie pendant que Bonaparte entrait dans le conseil des Cinq-Cents pour l'apostropher et le dissoudre, reçut dans ses bras Bonaparte repoussé, déconcerté, presque évanoui, le remit à cheval, rendit l'audace à ses résolutions, donna l'élan à ses soldats, couvrit son trouble, répara sa retraite, et acheva sa fortune et son crime en dispersant avec ses baïonnettes la représentation désarmée. De ce jour Bonaparte, reconnaissant, vit dans Murat un supplément de lui-même, et" résolut, par sentiment autant que par politique, de s'attacher ce compagnon d'armes qui portait partout bonheur à ses desseins. Ces deux hommes de guerre mêlèrent leur vie pour doubler par l'attachement leur force. Murat fut nommé commandant de la garde des consuls. Mais l'ambition n'était pas un lien assez fort pour enchaîner Murat à la fortune de son ami devenu chef de la république l'amour rapprocha davantage encore le cœur du cœur, le sang du sang. Le jeune officier aimait une des sœurs de son général, Caroline Bonaparte. Elle entrait à peine dans l'adolescence ; elle était d'une beauté moins grecque et moins classique, aux yeux des statuaires, que celle qui fut depuis la princesse Pauline Borghèse, mais d'une grâce plus attrayante, d'une âme plus haute, d'une intelligence plus cultivée, d'une plus royale ambition. Murat tremblait de la demander, dans la crainte d'un refus motivé sur son humble naissance et sur son dénuement de fortune. Bonaparte, lui comptant sa bravoure pour richesse et sa faveur pour sang, la lui offrit. Murat, le plus amoureux et le plus heureux des hommes, donna son cœur à la sœur, au frère sa reconnaissance et son dévouement. Les deux familles furent confondues comme les deux destinées.

 

XVI

Bientôt après, il commandait la cavalerie à Marengo, recevait un sabre d'honneur pour ses exploits, était chargé de commander en chef le détachement de nos armées qui marchait sur les États romains, rétablissait le pape à Rome, chassait les Napolitains, entrait à Naples en pacificateur et concluait la paix avec le roi des Deux-Siciles. A son retour, il alla visiter son humble famille et se parer de sa gloire dans le village de son père, mais avec une modestie et une cordialité qui élevaient à lui tous les anciens témoins de sa première obscurité. Bonaparte le nomma gouverneur de Paris. Il remplit ces fonctions avec une grandeur et un luxe qui faisaient présager l'empire. Il aplanit la route du trône à son beau-frère. Il le servit dans toutes ses pensées, mais Bonaparte le connaissait assez pour ne rien lui demander qui pût flétrir son cœur ou ternir son nom. Il chargeait Murat de ses grâces, les autres de ses rigueurs.

C'était l'époque où Bonaparte, dans des vues machiavéliques qui lui firent croire à la nécessité des crimes utiles, faisait enlever en pays neutre, juger et immoler en une nuit, le jeune et innocent fils des Condé. Murat ne prêta ni son âme ni sa main à cette tragédie. Sa place de gouverneur de Paris et ses liens de famille avec Napoléon laissèrent croire cependant dans les temps qu'il avait trempé dans ce sang. Ce fut une calomnie de l'ignorance. Informé par la rumeur du palais et par madame Bonaparte qu'il se tramait quelque chose de sinistre contre un prince de la famille des Bourbons, il emprunta le cœur et la voix de sa jeune femme pour détourner Bonaparte de toute mesure qui dépasserait la prudence et la sûreté de son gouvernement. Il fit parler la gloire avec la pitié. Il ne fut initié à aucune des circonstances qui préludèrent à l'attentat. Ses fonctions de gouverneur de Paris lui donnaient l'attribution de désigner les membres du conseil de guerre. Sur l'ordre du ministre de la guerre, il les désigna sans choix par leur grade et parmi les chefs de corps de ta garnison de Paris. Il pouvait croire à l'acquittement, il espérait sans aucun doute une commutation de peine dans le cas de condamnation. Malade ou affectant la maladie dans ces jours funestes pour mieux retirer sa main de cette embûche, il se borna a envoyer à dix heures du soir, le jour du jugement, le chef d'escadron Brunet, son aide de camp, et le colonel Ravier du 18e régiment, à Vincennes, pour venir lui rendre compte de la séance du conseil de guerre aussitôt qu'elle serait terminée. L'aide de camp et le colonel ignoraient entièrement, comme tout Paris, l'arrivée du duc d'Enghien dans cette forteresse et l'objet du conseil de guerre auquel ils avaient mission d'assister. Ils s'interrogèrent réciproquement en route sans pouvoir se communiquer l'un à l'autre leurs conjectures. Ils n'étaient porteurs d'aucun message, d'aucune lettre, d'aucune parole du gouverneur de Paris auprès des juges ou des officiers supérieurs du château. Leur mission était uniquement de savoir ce qui se passait et de le rapporter à leur général. Ces deux officiers n'apprirent que dans les cours de Vincennes le nom du prisonnier. Ils assistèrent à ce jugement et au meurtre précipité qui le rendit plus odieux et plus féroce. Ils repartirent consternés avant le jour pour Paris. Le chef d'escadron Brunet, depuis général, jeune homme de vingt ans au cœur pur et a l'âme sensible, entra dans la chambre à coucher de Murat où il reposait avec sa femme. Il raconta ce qu'il avait vu. Murat et Caroline jetèrent des exclamations de surprise et d'horreur en l'écoutant. Ils savaient le procès ; ils ne croyaient évidemment pas à l'exécution. Ils confondirent l'un et l'autre leurs larmes avec les larmes de l'aide de camp. Ce n'est pas ainsi qu'un complice reçoit l'annonce d'un crime. Murat en fut plus qu'innocent, il en fut navré pour lui-même et honteux pour la gloire de son beau-frère.

 

XVII

Après la proclamation de l'empire, il fut revêtu de la dignité de grand amiral, dignité de cour qui lui donnait rang parmi les grandes féodalités impériales que Napoléon rêvait de reconstituer à l'imitation de Charlemagne. Mais la guerre était sa véritable dignité. Il y suivit partout l'empereur, et commanda la cavalerie dans toutes les grandes campagnes de 1800 à 1808. Le grand-duché de Berg, principauté de la rive droite du Rhin, enlevé comme une dépouille à la Prusse, lui fut donné en souveraineté par Napoléon. Il rêvait une souveraineté plus royale l'empereur la lui faisait espérer pour aiguillonner son ardeur. Murat fut chargé de conduire une armée française à Madrid, sous prétexte de pacifier l'Espagne déchirée par les dissensions de la famille royale, en réalité pour expulser les Bourbons et pour faire un trône de plus à sa dynastie. Murat, à la fois négociateur, général d'armée, protecteur apparent de la cour, exécuteur intéressé des pensées de Napoléon, conspirant et combattant pour lui-même, subjugua Madrid révolté, s'interposa entre le père et le fils au palais d'Aranjuez, contraignit l'abdication du vieux roi, engagea le jeune roi à se rendre à Bayonne, où la perfidie de Napoléon, qui lui promettait un trône, l'attendait pour lui donner une prison. L'Espagne, veuve de sa famille royale et occupée par les troupes françaises, était un empire à donner. Murat l'attendait pour lui. Il l'avait acheté par assez de bravoure, assez de services, assez de ruses. Bonaparte mal conseillé par les ambitions de ses proches, le donna à son frère Joseph, déjà roi de Naples, promettant à Murat le royaume de Naples en dédommagement. Murat trompé, mécontent, désespéré d'avoir conquis et ensanglanté l'Espagne pour un autre, conçut un ressentiment profond d'une faveur manquée qu'il considérait comme un outrage. Il tomba malade de cette langueur qui suit tes grandes ambitions déjouées. Il refusa de voir l'empereur, s'enferma dans un isolement amer, et reçut enfin le trône de Naples non comme un royaume, mais comme une injure de son bienfaiteur. Il en prit possession en 1808, chassa les Anglais de l'île de Caprée, d'où leur pavillon offensait ses yeux dans son palais, éblouit son peuple par sa gloire, se l'attacha par sa grâce, et le gouverna avec une sagesse et une bonté qui le firent adorer de l'Italie. Sa cour brillante du luxe des armes, des fêtes, des plaisirs, fut une ivresse continue de guerre, d'ambition et d'amour.

 

XVIII

Il n'était néanmoins, quoique roi, qu'un vassal couronné de Napoléon. Il avait ajouté ce nom de Napoléon au sien en signe d'adoption d'une part, de clientèle de l'autre. II continuait de servir en qualité de maréchal de l'empire et de commandant général de la cavalerie française dans les campagnes de l'empereur. La couronne n'avait rien enlevé à son intrépidité. C'était toujours le premier soldat à cheval de l'empire ; le feu l'exaltait. La douceur de son cœur lui faisait cependant répugner au sang. Ce qu'il voulait à la tête de ses escadrons, ce n'était pas la mort des ennemis, c'était leur fuite et la victoire. Sa bravoure était un tourbillon qui dispersait tout, mais qui tuait peu. Il ne portait en chargeant ni un sabre, ni même une épée de combat. La seule arme qu'il ceignît à cheval était un glaive romain, large et court, inutile à l'attaque et à la défense contre les longues lames des cavaliers ennemis. Ce glaive, au pommeau de nacre artistement incrusté de pierres précieuses, était orné du portrait de la belle reine Caroline, sa femme, et de leurs quatre enfants. Il ne tira qu'une seule fois cette arme du fourreau dans un danger extrême, non pour frapper, mais pour animer son escorte à fondre avec lui sur une nuée de cavaliers dont il était entouré. Il disait au comte de Mosbourg, son ami et son ministre, qui avait administré ses finances avec un talent et une fidélité dignes d'un plus vaste empire, et qui gardait sa mémoire avec le désintéressement et avec le culte de l'amitié « Ma consolation la plus douce quand je repasse sur ma vie de soldat, de général et de roi, c'est de n'avoir jamais vu tomber un seul homme mort de ma main. Il n'est pas impossible, sans doute, que dans tant de charges à fond, où je lançais mon cheval à la tête des escadrons, quelques coups de pistolet, tirés au hasard, aient blessé ou tué un ennemi, mais je n'en ai rien su ; si un homme était mort devant moi, et de ma main, cette image me serait restée toujours présente, et me poursuivrait jusqu'au tombeau. » La sensibilité du cœur s'allie ainsi dans le guerrier moderne à l'impétuosité du courage. Il veut la victoire en masse, les détails du carnage lui font horreur et pitié.

 

XIX

La campagne de Napoléon en Russie arracha une dernière fois Murat aux délices de sa cour de Naples. Il répugnait à cette guerre d'orgueil et de défi à la nature, où Napoléon allait jouer la vie de deux millions d'hommes et l'empire du continent contre une stérile conquête impossible à posséder. Mais Murat ne pouvait entendre de loin le bruit du canon et les échos de la gloire de ses anciens rivaux de renommée, sans se précipiter avec eux sur les champs de bataille. Il rejoignit l'empereur en route, lui fournit quelques régiments napolitains qu'il voulait tremper dans la grande guerre, et reprit le commandement en chef de cent cinquante mille hommes de cavalerie, la plus immense réunion de chevaux qui ait jamais sillonné l'Europe depuis les invasions d'Asie. L'empereur l'embrassa, partagea comme autrefois avec lui sa tente, le traitant tout à la fois en aide de camp, en ami, en beau-frère, en roi. Murat fit presque à lui seul toute la campagne, à la tête des avant-gardes, contre un ennemi qui se repliait toujours après les premiers coups. Le roi de Naples semblait affamé de combats et jouir de ses dernières lueurs de gloire. Il n'y eut du Borysthène à Moscou de feu que pour lui. Il semblait n'en pas affronter assez pour son insatiabilité de gloire. Les Cosaques, dont le rideau se reformait et se dissipait sans cesse autour de fui, et qui le reconnaissaient de loin au luxe éclatant de son costume, jouaient eux-mêmes avec Murat à ce jeu du sabre, comme dans un carrousel oriental. Ils s'en approchaient, ils l'appelaient leur hetman français, comme les mameluks, charmés de sa valeur, l'appelaient leur bey en Égypte. Ils en recevaient des présents.

 

XX

Cette passion du luxe militaire, qui exposait la vie de Murat aux coups de l'ennemi, était une partie de son prestige sur les soldats. Son costume était une partie de son caractère. Il le signalait à la popularité des camps. L'éclat pour lui était l'image de la gloire. Homme du Midi, il aimait, comme le Cid, la pompe espagnole, les chevaux piaffants, les armes précieuses, les vêtements éclatants et colorés des Arabes. Son uniforme n'était jamais que le caprice éblouissant de son imagination. Il portait généralement des bottes de maroquin rouge, à larges plis retombant sur le cou-de-pied, ornées d'éperons d'or ; un pantalon blanc collant sur la cuisse et révélant la mâle beauté de ses formes, une veste de brocart, une tunique courte, serrée à la taille, bordée de fourrures, enrichie de brandebourgs d'or ; une coiffure relevée comme celle des compagnons de François Ier, deux ou trois panaches et une aigrette flottante et étincelante sur son chapeau. Héros de théâtre, mais à qui l'œil pardonnait cette ostentation guerrière, parce que la bravoure dépassait l'ostentation, et que la scène était au milieu du feu et du sang. Napoléon souriait quelquefois avec ses lieutenants de cet appareil un peu puéril de son beau-frère, mais cet excès même lui plaisait, parce qu'il contrastait avec sa propre simplicité, autre nature de prestige dont il frappait aussi les yeux des soldats.

 

XXI

Pendant que Napoléon, vainqueur presque sans combats, et enfermé dans le piège de Moscou, perdait le temps à hésiter entre une marche en avant, une paix menteuse et une retraite impossible, Murat, bivouaquant hors des murs, à la tête de ses trente mille cavaliers, battait la campagne pour chercher ou écarter l'ennemi de Moscou. On sait les désastres de cette retraite, où l'armée de Napoléon, retardée par son indécision, lutta en se décimant dans des déserts de neige contre les éléments et les hommes de cinq cent mille hommes et de cent cinquante mille chevaux qui avaient passé quelques mois auparavant le, Borysthène, soixante mille hommes débandés et quelques centaines de chevaux le repassèrent à peine au cœur de l'hiver. Jamais, depuis l'armée de Xerxès, une si longue et si complète déroute devant la nature ne sema de cadavres d'hommes et de chevaux cinq cents lieues de déserts. L'âme de Murat ne fléchit pas à ce spectacle. Il l'avait présagé, il le brava en homme qui voulait laisser sa vie ou rapporter du moins son nom. Il usa jusqu'à son dernier cheval de combat. Quand sa cavalerie fut évanouie presque tout entière dans les combats et dans la neige, il groupa le peu d'hommes qui lui restaient autour de l'empereur, il commanda le bataillon sacré qui remplaçait sa garde, petite troupe d'élite, reste pitoyable d'une immense armée, où les généraux faisaient fonctions d'officiers, et où les colonels et les chefs d'escadron serraient les rangs des soldats. Abandonné enfin par l'empereur, qui partit précipitamment pour précéder à Paris le bruit de ses désastres, et pour prévenir le contrecoup de cette chute, Murat reçut la mission impossible d'arrêter ce courant de fuite, de 'réorganiser au cœur de l'Allemagne ennemie une armée qui n'était plus qu'une bande d'hommes démoralisés et décimés par les éléments. Murat lui-même ne résista pas. Après avoir vainement tenté de se faire obéir par des chefs dont l'absence de Napoléon encourageait la désobéissance et par des soldats qui n'écoutaient plus que la voix du salut individuel, Murat, rappelé aussi secrètement par sa sollicitude sur le sort de son trône à Naples, déserta l'ombre d'armée confiée par l'empereur à son commandement, et partit nuitamment pour son royaume, en remettant le soin de rallier les troupes au prince Eugène Beauharnais.

 

XXII

Napoléon indigné masqua mal aux yeux de la France sa secrète colère contre son beau-frère et son ami. Il l'insulta de sa propre main dans une note publiée à ce sujet dans les feuilles publiques. « Le roi de Naples, malade, disait Napoléon, a dû quitter l'armée. Le prince Eugène en prend le commandement. Le vice-roi d'Italie a plus l'habitude d'une grande administration. Il a l'entière confiance de l'empereur. » C'était dire tout haut que Murat ne l'avait plus. Cette confiance était ébranlée depuis longtemps en effet. L'empereur savait que Murat et sa cour étaient assiégés, comme Bernadotte, des insinuations de l'Autriche et de l'Angleterre, qu'il les écoutait trop dans l'intérêt de son trône, et que Fouché, relégué à Naples, donnait à la reine Caroline, femme de Murat, et bientôt à Murat lui-même, des conseils machiavéliques de paix séparée avec les puissances et de séparation de sa cause de la cause perdue de Napoléon.

Napoléon ne se contint plus en apercevant enfin ces manœuvres obliques d'une cour vassale de la sienne et d'une défection méditée dans sa propre famille mais, selon son usage quand il était faible et qu'il voulait paraître fort, il révéla avant le temps sa colère, et il outragea au lieu de frapper. « Je ne vous parle pas, écrivit-il imprudemment à celui qu'il avait fait roi et qu'il avait rendu indépendant en le couronnant, je ne vous parle pas de mon mécontentement en apprenant la conduite que vous avez tenue après mon départ de l'armée cela tient à la faiblesse de votre caractère vous êtes un bon soldat sur le champ de bataille, mais, hors de là, vous n'avez ni vigueur ni caractère. Seriez-vous donc de ceux qui pensent que le lion est déjà mort et qu'on peut impunément se partager ses restes ?... Si vous faisiez ce calcul, il serait faux !... Vous m'avez fait tout le mal que vous pouviez me faire depuis mon départ de Wilna. Le titre de roi vous a tourné la tête. Si vous voulez le conserver, conduisez-vous bien !... »

 

XXIII

De telles paroles tombant sur le cœur d'un homme superbe, mais sensible, étaient de nature à envenimer plus qu'à ramener ce cœur. Murat, humilié, rendit offense pour offense. « Vous avez fait, dit-il, une cruelle blessure à mon honneur, et il n'est plus au pouvoir de Votre Majesté de guérir le mal vous avez outragé un ancien compagnon d'armes qui vous a toujours été fidèle dans vos dangers, qui n'a pas médiocrement contribué à vos victoires, qui a été un des soutiens de votre puissance, et qui jadis a ranimé votre courage défaillant au 18 brumaire.

« Quand on a l'honneur, dites-vous, d'appartenir à votre illustre famille, on ne doit rien faire qui puisse en compromettre les intérêts ou en obscurcir les splendeurs. Et moi, Sire, je vous dirai pour toute réponse que votre famille a reçu de moi autant d'honneur que vous m'en avez fait par le mariage de votre sœur.

« Quoique roi, je regrette mille fois ces temps où, simple officier, j'avais des supérieurs sans avoir un maître. Parvenu au trône, mais dans cette haute position, tyrannisé par Votre Majesté, dominé dans mon intérieur, j'ai eu soif plus que jamais d'indépendance et de liberté. C'est ainsi que vous affligez, que vous immolez à vos moindres soupçons ceux qui vous sont le plus fidèles et qui vous ont le mieux servi dans la brillante carrière de vos succès c'est ainsi -que vous avez sacrifié Fouché à Savary, Talleyrand à Champagny, Champagny lui-même à Bassano, et Murat à Beauharnais, Beauharnais qui a auprès de vous le grand mérite de l'obéissance muette, et celui plus grand encore, parce qu'il est plus servile, d'avoir tranquillement annoncé au Sénat la répudiation de sa mère.

« Pour moi, je ne puis plus m'empêcher d'accorder à mon peuple quelque soulagement par le commerce, et je dois réparer le tort que lui cause la guerre maritime.

« De tout ce que j'ai dit relativement à Votre Majesté et à moi-même, il résulte que l'ancienne confiance est réciproquement altérée. Vous ferez ce que vous jugerez le plus à propos, Sire ; mais, quels que soient. vos torts, je suis encore votre fidèle beau-frère,

« JOACHIM. »

 

XXIV

Cette correspondance injurieuse, tantôt inspirée, tantôt adoucie par les conseils de la reine Caroline, sœur de l'empereur, mais femme ambitieuse et dominatrice de Murat, laissa le venin dans les cœurs, mais les apparences d'un retour d'amitié entre les deux cours. En partant pour ouvrir en Allemagne la campagne de 1813, Napoléon écrivit à Murat pour lui offrir de nouveau le commandement de sa cavalerie. La situation de Murat fut cruelle à cet appel de son ancien chef qui allait livrer ses derniers combats sur le sol témoin de leur lutte de dix ans, périr peut-être en voulant ressaisir la victoire, mais peut-être aussi reconquérir Vienne, Berlin, la soumission de ses ennemis et une paix toute-puissante. Il était pour Murat aussi douloureux d'abandonner son bienfaiteur vaincu qu'il était dangereux de mécontenter son beau-frère vainqueur. Il hésitait, ses ministres lui conseillaient de rester neutre et en observation douteuse à Naples. « N'avez-vous pas assez fait, lui disaient-ils, pour la reconnaissance et pour la gloire ? N'est-il pas temps de penser enfin à vous, à votre famille, à vos États perdus dans la défaite si vous vous mêlez au combat ? Il Murat, déjà secrètement engagé avec l'Autriche et l'Angleterre par un traité qui-lui livrait l'Italie, subit longtemps l'angoisse de l'incertitude entre son trône, ses devoirs secrets, ses devoirs publics envers la France, et son honneur de guerrier, de beau-frère et d'ami. L'acte imprudent qu'il avait commis en écoutant l'Autriche et en se liant contre son devoir pesait sur lui. Les regards de Napoléon et du monde, les soupçons des généraux français, de sa cour et de son armée, l'intimidaient également. Il crut pouvoir concilier misérablement en lui deux hommes le général et le souverain. Comme guerrier, lieutenant de l'empereur, il se décide à partir pour l'armée et à combattre encore avec lui ; comme roi, il crut pouvoir reprendre, après avoir combattu, ses conventions particulières avec l'Autriche. Infidèle ainsi à deux causes faute d'en avoir embrassé une, combattant du bras avec Napoléon, du cœur contre lui. Honteuse et déplorable situation où le salut n'est pas moins perdu que l'honneur.

 

XXV

Le maréchal Ney, son fidèle émule de gloire, et ses amis de Paris lui écrivirent que sa lenteur scandalisait l'armée. Le comte de Mosbourg et la reine le conjurèrent de partir. Il leur avoua, sous la pression du moment, le traité secret signé entre lui et lord Bentinck, vice-roi réel de l'Angleterre en Sicile. Cet acte ténébreux avait été conclu, comme on trame un crime, dans l'île solitaire de Ponza, sur la côte déserte de l'État romain. La reine, ambitieuse et pleine de feintes, parut approuver tout haut une faute qu'elle blâmait tout bas. Elle aida son mari à tout concilier en lui conseillant de partir, mais de lui laisser, à elle, la régence, et en lui promettant de faire marcher en Italie l'armée en son nom de régente et, comme à son insu, au signal convenu. Le roi, embarrassé dans ses propres astuces, partit le lendemain pour la campagne de Dresde, laissant derrière lui ce nœud d'intrigues à dénouer, compliqué encore de l'ambition de sa femme et des jalousies de pouvoir qu'il nourrissait contre les conseillers de la reine.

A peine le roi était-il parti que lord Bentinck, voyant dans son départ une rupture des conventions secrètes et une hostilité, quitta l'île de Ponza et regarda le traité comme non ratifié.

 

XXVI

Murat cependant, emporté par son ancien enthousiasme, votait à la rencontre de l'empereur en Allemagne. Il tombe dans ses bras. Napoléon le reçut en ami réconcilié et lé vit combattre comme aux plus grandes journées de sa vie militaire, à côté de lui, à Dresde et sur tous les champs de bataille de cette dernière campagne. A la tête de trente mille cavaliers, Murat enfonça l'armée coalisée sous les murs de Dresde et refoula les Prussiens, les Autrichiens et les Russes. Trente mille prisonniers furent le fruit de ses exploits. L'empereur et l'armée le reconnurent à son héroïsme. Bientôt ces victoires aboutissaient pour Napoléon au soulèvement général de l'Allemagne et a la déroute de Leipzig. Murat repartit plus indécis que jamais pour ses États. Il sentait crouler l'appui de sa vie, il voulait en chercher un sur lui-même.

A peine arrivé à Naples, il réunit en conseil secret ses plus intimes confidents, et délibéra avec eux sur la fidélité ou l'infidélité à son bienfaiteur, choses sur lesquelles l'honneur et le sentiment sont les seules délibérations. Les conclusions furent qu'il fallait se conformer à la fortune et sacrifier l'amitié à la politique et au trône. Fouché, qui avait toujours conservé l'ascendant d'une intelligence supérieure sur un esprit facile à subjuguer, accourut de Rome pour avoir des conférences secrètes avec Murat, sous prétexte de le retenir à la cause de Napoléon. On croit que les conseils secrets furent différents des démarches publiques, et qu'il fit envisager à Murat la chute de Napoléon comme imminente et le royaume de Naples comme entraîné dans cette chute, s'il ne cherchait pas un autre soutien. A peine Fouché était-il reparti pour Rome que le comte de Neipperg, jeune militaire diplomate aussi exercé aux menées des cours qu'aux manœuvres des camps, accourut à Naples au milieu de décembre, conféra avec le duc de Gallo, ancien négociateur de Ferdinand, maintenant attaché à Murat, et qu'un traité, résultat de ces conférences, fut signé le 11 janvier 1814 entre l'Autriche et Murat. Par ce traité, Murat se rangeait, pour racheter sa couronne de la coalition, au nombre des ennemis de la France. Il promettait de fournir trente mille hommes opérant en Italie ; l'Autriche en fournissait soixante mille. Ces deux armées seraient commandées par Murat en personne, et combineraient leur mouvement contre le vice-roi Eugène Beauharnais, commandant l'armée française à Milan. Le prix de cette défection était pour Murat le trône de Naples, abandonné par le roi Ferdinand, et garanti à lui et à sa dynastie par les puissances coalisées. Héritage d'une ingratitude et d'un aveuglement que le temps ne pouvait ratifier. L'Angleterre intervint à ce traité et promit une attitude inoffensive en Italie contre Murat.

 

XXVII

A peine le traité était-il signé que la rumeur s'en répandit dans toute l'Italie, et que le cri d'indépendance qui couvait dans tous les cœurs italiens éclata dans la péninsule. Murat favorisait ce mouvement d'opinion, qui devait, dans ses idées, faire de lui non l'auxiliaire de l'Autriche, mais le libérateur de l'Italie et le souverain de ce vaste empire auquel il allait rendre la liberté et l'unité, ce réveil du long sommeil de l'Italie. Mais sa pensée même était comprimée en lui par sa situation. Les garnisons de Napoléon à Florence, à Rome, à Ancône, se défiaient de lui, l'Autriche l'observait avec inquiétude, l'Angleterre se réservait de le contenir dans les limites du traité qui lui assurait le royaume de Naples. Il tenta de tromper toutes ces puissances par la rapidité et le caractère équivoque de ses mouvements. Il rassura le général Miollis, commandant à Rome, le commandant d'Ancône, Barbou ; il lança ses colonnes sur les États romains, sous prétexte de demander seulement passage. Les généraux français se renferment dans les citadelles. Pressé par les Autrichiens de tenir sa promesse, il ordonna à ses troupes de forcer les Français à évacuer les places fortes. Il partit lui-même de Naples à la tête d'une seconde colonne de vingt mille hommes, mais sans trésor, sans vivres, comptant sur le hasard, les sympathies, l'insurrection, pour se recruter. Il s'avança ainsi sur Bologne. Pendant sa marche, Rome, Ancône, Civitta-Vecchia capitulaient, et les garnisons se repliaient libres sur la France. Lord Bentinck opérait en même temps un débarquement de troupes anglaises dirigées sur Gênes et portant sur leurs drapeaux « Liberté et indépendance de l'Italie. »

Tout annonçait un choc prochain entre les Napolitains, les Autrichiens, les Anglais coalisés, contre Eugène, occupant encore la basse Italie pour Napoléon avec cinquante mille hommes de troupes françaises et italiennes aguerries sous un vice-roi fidèle.

 

XXVIII

Mais soit remords de combattre ses anciens compagnons d'armes, soit défiance de l'Autriche, soit attente de quelque grande insurrection nationale de l'Italie qui .viendrait lui livrer la scène et améliorer les conditions de son traité, Murat, immobile à Bologne avec la moitié de son armée, consumait les jours, impatientait l'Autriche, portait ombrage aux Anglais à Gênes, et semblait s'arrêter à moitié chemin de sa défection, pour voir de l'autre côté des Alpes de quel côté se déclarerait la fortune. Il flattait tout le monde et même Napoléon d'avoir levé dans son intérêt le drapeau de l'indépendance. Les peuples d'Italie ne s'y rallièrent pas, voyant dans ces étrangers des instruments de la domination française dont ils étaient las en ce moment. Car pour une partie de ces malheureux peuples, la liberté n'est qu'une alternative de servitude, et la tyrannie présente est toujours la plus détestée. Murat, à la fois audacieux et timide, faisait régir les provinces traversées par ses deux armées comme si elles étaient destinées à former bientôt une vaste unité italique sous son sceptre. Les Anglais et les Autrichiens répandaient partout au contraire les promesses de la restauration des anciens États distincts et indépendants sous les princes de la maison de Savoie, de la maison d'Este, du grand-duc de Toscane et du pape, captif alors à Fontainebleau. Dans cette ambiguïté de leur sort prochain, les populations restaient spectatrices en apparence désintéressées de la scène. La ville de Naples seule, rouverte au commerce anglais et ivre de l'espoir de la domination sur les États rivaux, s'exaltait des triomphes promis à son roi.

 

XXIX

Mais cette longue immobilité du roi de Naples à Bologne laissait s'amortir l'élan et s'affaisser le ressort de son armée. Les généraux français le quittaient pour rester purs d'une guerre parricide contre leur patrie. Les généraux napolitains, quoique fidèles, aguerris, formés à l'école de nos grandes guerres, se subordonnaient mal à un souverain guerrier, il est vrai, mais qu'ils avaient toujours vu le second d'un grand homme. Ils l'obsédaient de leurs dissensions et de leurs conseils. Murat fléchissait et résistait tour à tour l'impulsion s'amollissait dans tant de mains. Nul n'apercevait assez clairement les motifs, le but, les résultats de cette expédition. L'ambiguïté de la politique donnait de l'incohérence aux actes. Les généraux sommaient le roi de s'expliquer. Lord Bentinck exigeait qu'il lui remît Livourne comme gage de l'indépendance de la Toscane. Le pape, d'un autre côté, délivré par Napoléon de la captivité afin de restituer Rome au siège du catholicisme européen, s'acheminait vers sa capitale au milieu des populations italiennes ivres et prosternées. Le pontife approchait de Bologne, et Murat ne savait pas encore s'il le recevrait en prêtre qui va réclamer son temple ou en souverain qui vient réclamer ses États. Surpris dans cette indécision par le pape, Murat fut obligé de feindre le commun enthousiasme pour le captif de Napoléon, de lui témoigner un respect extérieur qui jurait avec son ambition secrète de garder Rome ; il l'escorta jusqu'à Césène.

 

XXX

A la même heure, les carbonari de Naples, secte mystérieuse, célèbre depuis par l'explosion de 1820 et par le soulèvement révolutionnaire de Naples et du Piémont, mais secte alors inspirée et remuée par la reine Caroline, femme de Ferdinand, roi de Sicile, agitaient les deux Calabres, proclamaient la déchéance de Murat, la restauration de la maison de Bourbon, et s'emparaient de ces deux provinces, les plus belliqueuses du royaume de Naples. Ces nouvelles et les derniers succès de Bonaparte en Champagne, exagérés par la distance, décidèrent un moment Murat à se réconcilier et à s'unir avec le prince Eugène Beauharnais. Il envoya de Bologne à Milan des négociateurs confidentiels à ce prince. Ces négociateurs, furent repoussés comme les émissaires d'un traître. Ce refus de négociation et les vives instances des généraux autrichiens et des commissaires anglais et russes qui l'assiégeaient, forcèrent Murat à attaquer les Français. Il attaqua, il fut vainqueur, il cerna les Français refoulés dans Reggio mais, au lieu de poursuivre son triomphe et de saisir le fruit de sa victoire, il accorda une capitulation aux troupes enfermées dans la ville, les laissa reprendre la route .de Milan, et accrut ainsi les ombrages entre les Autrichiens et lui.

Il s'avança cependant vers Plaisance, pendant que le comte de Bellegarde, commandant les Autrichiens, menaçait Milan.

 

XXXI

Telle était l'attitude de Murat, cherchant à dévorer les -jours et les semaines dans une expectative dont toutes les éventualités l'alarmaient également, quand un courrier de Paris le rejoignit le 13 avril 1814, à midi, sous les murs de Plaisance. Il se promenait en cet instant avec le général Coletta dans le jardin d'une maison de campagne, près de la ville, où il avait établi son quartier général. Il ouvrait son âme pleine d'anxiété, de desseins contradictoires et de remords, au général Coletta, homme de bon conseil, de talent remarquable et de résolution, mais Napolitain attaché avant tout à sa patrie. Murat ouvrit la lettre que lui apportait le courrier, la lut en silence, pâlit, fit çà et là quelques pas au hasard, comme un homme frappé d'un coup mortel, leva les mains au ciel, regarda ensuite tristement la terre, puis se rapprochant de Coletta et de quelques autres généraux de sa suite, accourus et interdits de cette attitude, il leur annonça la prise de Paris, la déchéance et la captivité de Napoléon à Fontainebleau, la chute irrémédiable de l'empire, et il pleura. L'ennemi, le despote, le tyran avait disparu à ses yeux ; dans Bonaparte il ne voyait plus que l'ami succombant enfin sous les coups de la fortune, et succombant en le croyant infidèle et en le voyant lui-même au nombre de ses ennemis. Son émotion inspira pitié et attendrissement à ses généraux.

 

XXXII

Une heure après, soit qu'il n'eût pas le courage de poursuivre en commun avec les alliés la ruine des Français en Italie, soit qu'il pensât à son propre trône et à sa famille, que le contre-coup d'une pareille catastrophe pouvait atteindre subitement à Naples, il ordonna la suspension de toutes les hostilités à ses troupes, et se retira désarmé et déconcerté à Bologne. De là, après avoir disposé le retour de son armée dans ses États, et laissé un de ses meilleurs lieutenants, le général Carascosa, avec six mille hommes dans les Marches, il partit lui-même pour sa capitale. II la retrouva calme et fidèle. La reine, sa cour et le peuple le reçurent en vainqueur, et déguisèrent sous des fêtes multipliées les tristesses sourdes et les craintes intimes qui couvaient déjà dans tous les cœurs. Le pressentiment de la chute prochaine de cette royauté vassale de Napoléon était dans l'air. La famille des anciennes monarchies ne pouvait tolérer longtemps, encore moins protéger cette usurpation sans base a Naples, pendant que Ferdinand réclamait son trône, et que le principe de la légitimité des couronnes devenait le droit public de l'Europe. Les services d'ailleurs rendus par Murat dans la première campagne à la coalition étaient si intéressés, si douteux, si faibles, qu'on pouvait sans trop d'injustice le traiter en ami ou en ennemi des alliés. Son trône tremblait comme sa conscience. Il n'avait pas même la consolation des revers, la fidélité à une cause vaincue. Il y avait du remords dans son adversité.

 

XXXIII

II affecta de n'y pas croire, pour enlever à ses peuples Je prétexte de l'abandon. Inquiet des résolutions du congrès de Vienne et des complaisances de M. de Talleyrand pour les Bourbons de Sicile, dont les Bourbons de France devaient vouloir a tout prix la restauration afin de fortifier leur principe, Murat envoya à Vienne deux ambassadeurs, le duc de Campo-Chiaso et le prince Cariati. Ils y furent reçus avec défiance, exclus des conférences, réduits au rôle d'observateurs de qui l'on se cache, solliciteurs importuns d'un trône déjà secrètement donné à un autre compétiteur. Suspects aux cours légitimes, odieux aux Français de la cause de Napoléon, ces envoyés déguisaient mal à leur maître les périls dont il était menacé. Ils ne tardèrent pas à connaître ou a soupçonner le traité secret conclu entre l'Angleterre, la France et l'Autriche pour l'expulsion de Murat du trône de Naples. Murat s'obstina contre la cession de sa couronne. Il crut qu'avec l'amour de son peuple, le nombre et la valeur de son armée, la force naturelle de ses frontières et le patriotisme italien réveillé à sa voix, il pourrait braver l'Angleterre, l'Autriche et la France, et conquérir son trône sur le sol même où il l'avait fondé.

Il sentit que la liberté pourrait seule lui concilier la nation napolitaine plus éclairée et plus amoureuse alors d'institutions représentatives que le reste de l'Italie. Il promit une constitution à ses peuples il créa, en attendant, des conseils délibérants, qui donnaient une ombre d'intervention nationale à son gouvernement encore absolu. Il réduisit les impôts, il ouvrit les ports, il donna la liberté du commerce. Il congédia avec douleur, mais pour complaire au génie du peuple, tous les Français qui occupaient des grades dans ses armées, et les plaça dans son administration. II rechercha la popularité même par l'ingratitude, il institua de. fortes milices civiques,' il augmenta -l'armée, il prodigua le luxe et les fêtes, il cacha sous une apparence de sécurité et de splendeur les périls et les inquiétudes dont il était dévoré. Les théâtres, les chasses, les revues, l'éclat de sa cour, attiraient l'Europe. Il semblait se hâter de jouir d'un trône qui se dérobait sous lui.

 

XXXIV

Des intrigues sourdes se cachaient aussi dans le palais de Naples sous ces dehors de confiance et de paix. La princesse Pauline Borghèse, sœur de la reine de Naples et de Napoléon, arrivait de l'île d'Elbe, et concertait une réconciliation entre Murat encore roi et l'empereur exilé. Le cœur et l'intérêt s'accordaient dans le roi de Naples pour lui faire désirer un retour de Napoléon en France. Il voulait racheter le passé, assurer l'avenir. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que les dernières extrémités de guerre, avec Bonaparte, valaient mieux pour son beau-frère que les ménagements si chèrement achetés et si mal garantis de l'Europe. Infidèle une fois par humeur et par intérêt mal entendu à son devoir et à ses sentiments, il reconnaissait maintenant que son devoir, ses sentiments et ses intérêts lui commandaient une fidélité à mort à l'auteur de sa fortune et au chef de sa dynastie. Il regardait sans cesse du haut de la terrasse de son palais cette mer qui entourait l'île d'Elbe, et d'où quelques voiles à l'horizon pouvaient à chaque instant rapporter sur ses côtes du sur les côtes de France l'homme qu'il avait trahi et qu'il implorait maintenant des yeux. Mais l'empereur, instruit de son repentir par sa sœur Pauline, quoiqu'il eût pardonné à Murat, et qu'il lui eût fait dire de se tenir prêt et immobile, ne se fiait pas assez à la solidité de son caractère pour se jeter à la merci de son beau-frère en Italie. Sans doute, il y aurait trouvé une armée ; mais cette armée avait l'Italie à traverser et l'Autriche a vaincre, avant de franchir les Alpes pour la ramener en France. La promptitude et la surprise étaient les forces sur lesquelles il comptait le plus. Murât paraissait absorbé par les fêtes de cette saison de l'année. Il était au milieu d'un cercle de ses familiers et de ses généraux dans les salons de la reine, le 4 mars, quand un messager de l'empereur lui apporta la nouvelle de son débarquement à Cannes et de sa marche sur Paris. Murat, sans communiquer à sa cour la nouvelle qu'il venait de recevoir, emmena la reine dans un appartement retiré du palais, pour concerter avec elle son langage et sa physionomie avant l'éclat de cet événement. Il resta longtemps enfermé avec elle ; puis reparaissant dans le salon le visage rayonnant de joie, il annonça le débarquement de Napoléon à ses courtisans, et se retira immédiatement pour réfléchir et pour tenir conseil.

 

XXXV

Mais quoique son parti fût pris d'avance, et qu'il ne consultât ses conseillers que pour les ranger de son avis, il feignit d'apprendre cette rupture du bannissement de Napoléon avec la même indignation que ses ennemis, et il expédia dans la nuit à toutes les cours des lettres dans lesquelles il jurait d'observer neutralité et fidélité au traité avec l'Autriche.

La reine, les amis de cette princesse à la cour, les ministres et les conseillers de Murat n'hésitèrent pas à le détourner de tout mouvement contre les puissances et de toute solidarité avec l'entreprise de Napoléon. Il fut sourd et impétueux comme sur le champ de bataille. II énuméra ses forces, il s'éblouit lui-même de ses illusions sur sa popularité en Italie. « L'Italie attend un signal et un homme, dit-il. J'ai quatre-vingt mille soldats aguerris, des bataillons de milice provinciale, une garde nationale, des gardes-côtes, deux mille étrangers ; tous les pays baignés par le Pô m'appellent et me promettent des bataillons de volontaires et des armes. Les généraux de l'ancienne armée d'Eugène à Milan, ceux de Piémont, m'écrivent qu'ils sont prêts à s'insurger à mon approche et à former sous moi la ligue de l'indépendance italique. Le congrès, par ses actes, a mécontenté toutes les populations en deçà et au delà des Apennins Gênes s'indigne Venise s'humilie le Piémont, ramené à la servitude des prêtres et des nobles par la maison surannée de Savoie, frémit du double joug qu'on lui montre le Milanais subit impatiemment l'antique esclavage sous les proconsuls de l'Autriche ; Rome et ses provinces retombent sous la tyrannie sacerdotale qui hébète, en l'enchaînant, son peuple un moment affranchi. »

 

XXXVI

On lui représenta en vain l'inégalité de ses forces contre les huit cent mille hommes de la coalition prêts à refluer sur les- Alpes après avoir anéanti Napoléon en France l'Angleterre menaçant ses côtes, la Sicile tramant la contrerévolution dans ses propres villes, les Calabres mal étouffées sous sa police et éclatant derrière lui pendant qu'il combattrait pour l'indépendance de la basse Italie. Rien ne l'arrêta ! Il avait conspiré seul avec lui-même dans le secret de ses pensées depuis huit mois ; ses arsenaux étaient pleins, son trésor suffisant pour une campagne, ses soldats levés, ses places préparées, ses généraux désignés. Certain de tout perdre s'il attendait immobile l'exécution des antipathies de l'Europe, il résolut de tout risquer, et, comme s'il eût voulu enlever à ses conseillers et à ses peuples le temps de la réflexion, il déclara la guerre le 15 mars 1815, sans attendre même la nouvelle des succès définitifs de Napoléon et de son entrée à Paris.

Il prit le commandement en chef de son armée divisée en deux corps. Le premier corps, composé de sa garde, sous les ordres des généraux Pignatelli, Strongoli et de Livron, comptait douze mille hommes ; le second corps, commandé, sous le roi lui-même, par les généraux Carascosa, Ambrosio, Lechi, Rosetti, Coletta, Millet, trente mille combattants. Le premier corps s'avança sur Rome, faisant demander passage au pape. Il refusa. L'armée continuant à s'approcher des murs, le pape abandonna Rome et se réfugia à Gênes. Le roi, avec le second corps, marcha sur Ancône.

A la nouvelle des mouvements inexpliqués du roi de Naples, mais dont la coïncidence avec l'invasion de la France disait assez le sens au congrès de Vienne, l'Autriche se hâta de fortifier par de nouvelles troupes son armée dans le Milanais. Le général autrichien Frimont en reçut le commandement. Cette armée, couverte par l'Éridan compta bientôt soixante mille hommes sous des généraux consommés. Elle s'étendait de Milan à Césène. Un corps armé sous le général Nugent couvrait la Toscane.

 

XXXVII

Des proclamations de Murat aux Italiens les appellent partout à la délivrance de leur patrie et à la liberté constitutionnelle qu'il leur promet sous la tutelle de son épée. Le premier choc de Murat et des Autrichiens commandés par Bianchi eut lieu dans les plaines de Bologne. Murat entra une seconde fois triomphant dans cette ville, foyer des lumières et du libéralisme italien. Il s'avança de là sur le Tanaro, fleuve qui se jette dans le Pô et qu'on traverse sur un pont à Sant'Ambrojio. Pendant que son avant-garde, commandée par Carascosa, attaquait cette position hérissée de canons et faisait passer le Tanaro à gué à un de ses corps pour tourner les Autrichiens, Murat lui-même, emporté par son impétuosité naturelle, s'élance avec vingt-quatre cavaliers de sa garde au-milieu du feu, traverse miraculeusement le pont sans être atteint, et, ralliant ses colonnes, enfonce et disperse à droite et à gauche l'ennemi. Il arrive sur les pas des Autrichiens à Modène et s'empare de cette ville. Au même moment ses lieutenants s'emparaient de Ferrare. Le roi de Naples, ivre de ces premiers succès grossis par la renommée, revint de sa personne triompher à Bologne et attendre le premier corps de son armée commandé par Pignatelli et Livron, qui touchait seulement à Florence.

 

XXXVIII

Le commandement de ce corps, partagé entre deux généraux qui ne s'entendaient pas, avait été mou et incertain. Au lieu de précipiter leur marche à travers la Toscane pour se trouver en ligne avec le roi, ils avaient perdu des jours et des occasions de vaincre le général Nugent. Ils étaient comme bloqués à Florence. Leur immobilité privait Murat de sa réserve, de sa garde, de l'élite de son armée. Les proclamations de ce prince pour soulever l'Italie mouraient sans échos. Il n'arrivait à son armée ni régiments, ni volontaires, ni subsides. Nul ne se fiait à un étranger de l'indépendance de sa patrie. Tyran pour tyran, on aimait mieux celui qui avait le plus de chances de demeurer vainqueur. Rien ne remuait des Alpes aux Apennins. Les Toscans et les Modénais se joignirent aux Autrichiens contre les Napolitains. Murat déconcerté appela ses généraux à Bologne, tint un conseil de guerre avec eux, accusa l'Italie, s'avoua la situation, et résolut de se replier sur Ancône pour concentrer toutes ses forces plus près de ses frontières et pour attendre une bataille au lieu de continuer à la provoquer. Dans une guerre d'invasion et de surprise, une telle expectative était déjà une défaite. Il ordonna à sa garde de quitter Florence et de venir le joindre sur le revers des Apennins par Arezzo et Borgo San Sepolero vers Ancône. Le roi, après des engagements mêlés de revers et de succès, arriva à Imola suivi par deux armées autrichiennes l'une, commandée par le général Neipperg, marchait sur les pas de Murat par l'antique voie Émilienne, plus rapprochée de l'Adriatique ; l'autre, sous les ordres de Bianchi, s'avançait par Florence. L'Apennin vit réunies ces deux armées. Elles formaient ensemble cinquante mille hommes. Mais Murat espérait les combattre séparément, et il avait choisi pour ce champ de bataille la position de Macerata, où il se pressait d'arriver. Vingt jours de marche lui étaient nécessaires pour se replier de Bologne avec tous ses corps sur Macerata. La fortune et l'habileté les lui donnèrent. Poursuivi en vain par Neipperg, Murat arriva enfin le 30 avril à Macerata, où il trouva sa garde au rendez-vous marqué et à l'heure dite. Elle reçut son général et son roi avec des acclamations de bon présage. La bataille, sur un terrain choisi de si loin par Murat, allait décider du sort de l'Italie, qui passerait tout entière au vainqueur.

 

XXXIX

Les Napolitains ne comptaient plus que vingt-cinq mille hommes, mais ils étaient maîtres du point de jonction entre l'armée de Bianchi et l'armée de Neipperg ; ils pouvaient en conséquence les combattre l'un après l'autre, ou du moins les empêcher de combiner leurs mouvements. Murat se chargea de combattre Bianchi en personne avec seize mille Napolitains de ses meilleures troupes, et laissa Carascosa, son meilleur général, avec onze mille, pour faire face à l'armée de Neipperg. Il engagea avec intrépidité l'action, dispersa les corps avancés de Bianchi et les fit reculer jusqu'à Tolentino. La nuit y arrêta les colonnes de Murat. Enivré de cette première journée, il expédia des courriers à la reine de Naples pour lui annoncer une victoire a moitié remportée, et des ordres à Carascosa d'attaquer résolument Neipperg.

Le jour se leva chargé d'épais brouillards de printemps. Ces brumes dans ces vallées imitent les vagues et les ondulations de la mer, et dérobent complétement aux yeux les paysages. Bianchi, à la faveur de la nuit et de ces nuages, s'était recruté, à l'insu de Murat, de tous ses corps disséminés la veille et qui n'avaient pas encore rejoint ses colonnes. Au premier déchirement du rideau de brouillards par le vent du matin, le roi de Naples à cheval, et prêt à poursuivre sa victoire, aperçut les collines de Tolentino couvertes et étincelantes de vingt-cinq à trente mille baïonnettes. Deux forts mamelons détachés des montagnes et s'avançant comme un cap dans la plaine portaient les avant-gardes de Bianchi. Murat fut interdit il compta tristement le petit nombre de ses troupes, se repentit d'avoir détaché Carascosa avec le reste ; mais, sentant aussi que l'hésitation serait l'aveu de son infériorité et que le dernier espoir était dans le désespoir, il fondit sur les postes avancés de Bianchi, qui reculèrent jusqu'aux montagnes. Satisfait de cet ébranlement donné aux Autrichiens par ce premier choc, il n'osa aborder avec des colonnes si inégales les masses de Bianchi étagées sur le pied des montagnes. Deux heures se passèrent silencieuses et immobiles entre ces deux armées se mesurant l'une l'autre du regard et laissant entre elles un vaste intervalle. Ce furent deux heures d'angoisses pour le roi et pour ses lieutenants. Il n'espérait plus que dans la nuit qui lui permettrait de dérober ses manœuvres, de rallier Carascosa, et de chercher la victoire ou le salut sur un autre terrain.

 

XL

Mais Bianchi voyant son indécision et son petit nombre fondit enfin sur les Napolitains avec toutes ses forces. Le choc fut terrible et la mêlée confuse. Murat s'y retrouva tout entier ; à la fois roi, général et soldat. Dirigeant ses bataillons, chargeant avec ses escadrons, secourant les uns, ralliant les autres, perdant tour à tour ses plus braves aides de camp frappés à mort à ses côtés, cherchant lui-même la mort, il étonna les Autrichiens, fendit leurs carrés, éteignit leurs batteries, refoula leur cavalerie, et, se maintenant jusqu'à la nuit sur ce champ de bataille jonché de deux mille cadavres, il força le prudent Bianchi à laisser la journée indécise et à se replier sur ses positions du matin pour y reprendre haleine et pour y concentrer ses renforts.

 

XLI

A peine les Autrichiens se retiraient-ils du champ de carnage, que Murat expédiait ordonnance sur ordonnance à Carascosa pour lui ordonner de lui envoyer de nouveaux corps. Carascosa obéissait et se découvrait lui-même devant Neipperg pour couvrir son roi. Une colonne commandée par le général Maïo s'avançait. Murat volait à sa rencontre pour la haranguer et lui assigner son poste de combat dans la bataille du lendemain, quand il fut arrêté dans sa course par deux courriers arrivant de Naples. L'un lui annonçait une insurrection générale des Calabres, dont la capitale même était au pouvoir des insurgés relevant le drapeau de Ferdinand ; l'autre, les revers de ses réserves dans les Abruzzes, la prise du défilé d'Introdocco par douze mille Autrichiens, la déroute et la dissolution des gardes civiques, la route de Naples ouverte aux ennemis par Capoue, les dangers de la capitale, ceux de la reine et de ses enfants, l'extrémité du royaume.

A ces nouvelles, Murat, déjà obsédé des périls du jour et de ceux du lendemain, sent s'écrouler en lui toutes ses pensées. Il renonce à une lutte inutile sur un sol étranger pendant que ses propres États se dérobent à lui. Il se résout à voler d'abord au secours de son trône et de sa famille. Il ordonne la retraite, galope vers tous les corps, dispose les colonnes, attend les ténèbres, et, commandant lui-même l'arrière-garde, il dispute en héros les défilés de Macerata aux Autrichiens qui le poursuivaient. Descendant de cheval, on le vit plusieurs fois rouler de sa propre main avec ses sapeurs, sous les boulets de l'ennemi, les rochers et les troncs d'arbres dont il barricadait le défilé, contre les chevaux et les canons de Bianchi. Il acheva la nuit à Macerata attendant le reste de ses colonnes auxquelles il avait assigné ce rendez-vous.

 

XLII

A l'aurore, elles n'existaient plus toutes les légions qui n'étaient pas sous la main de Murat, attaquées isolément par les Autrichiens, cernées par Neipperg et par Bianchi, écrasées par le nombre ou se débandant elles-mêmes sous la panique d'une retraite nocturne, s'étaient fondues. Les généraux et les officiers restaient seuls autour du roi. On employa les premières lueurs du jour à en rallier quelques restes. Carascosa, parti d'Ancône avec six mille hommes, rejoignit Murat, qui fit à la hâte filer ces colonnes sur ses États, leur assignant des rendez-vous et des garnisons dans les places fortes, à Civita et à Pescara. Il se dirigea presque seul vers les Abruzzes, pour y disputer l'entrée de ses États avec les forces qu'il se flattait d'y rallier encore.

Pendant ces combats et ces retraites, tout se décomposait à Naples. Les Calabrais s'avançaient vers la capitale, le commodore anglais Campbell croisait dans le golfe avec une flotte formidable, et menaçait de bombarder la ville et le palais, si on ne lui remettait pas les vaisseaux et les arsenaux pour désarmer un ennemi déclaré des alliés. La reine délibérait sous le canon des Anglais avec ses ministres la ville fermentait. Le cardinal Fesch, oncle de Napoléon, et la princesse Pauline Borghèse, sœur de l'empereur, s'enfuyaient du palais et de la ville. La reine enfin chargeait le prince Cariati de négocier en secret avec l'amiral anglais la cession du port et des arsenaux, à la condition qu'un vaisseau serait mis à sa disposition pour s'embarquer avec sa famille et ses trésors, et pour aller traiter de la paix en Angleterre. Ces conditions accordées, la fermentation, suite de la terreur, s'apaisait à Naples.

 

XLIII

Pendant ces désastres, Murat presque seul atteignait par les chemins détournés la maison royale de Caserte. Là il apprenait l'insurrection de la garnison de Capoue, son dernier espoir. Six mille soldats faisant violence à leurs officiers, avaient forcé les portes, abandonné les murs, s'étaient dispersés dans les campagnes, et avaient jeté le découragement et la consternation dans la capitale. Le roi Ferdinand était à Messine, n'attendant pour franchir le détroit et pour rentrer dans le royaume de ses pères que la nouvelle de l'écroulement de Murat. Remettant les débris fugitifs de son armée au général Carascosa, et le soin de négocier une paix prompte et à tout prix à ce général et à Coletta, commandant de son artillerie « Sacrifiez tout, leur dit-il, excepté votre patrie. Je veux porter seul le poids de l'adversité. » Puis, changeant de cheval, il galopa vers Naples, où il arriva la nuit. Il monta, sans être attendu, 'l'escalier du palais, entra dans l'appartement de la reine, -et se précipitant dans ses bras : « Tout est perdu ! lui dit-il, madame ; il ne me restait qu'à mourir, et je n'ai pas su mourir ! » Des larmes roulèrent dans ses yeux en regardant sa jeune épouse et ses enfants. « Non, rien n'est perdu ! s'écria la reine, digne de son sang par son intrépidité, puisqu'il vous reste l'honneur, et à nous la constance dans l'adversité ! »

 

XLIV

Ils s'enfermèrent quelques instants ensemble pour concerter secrètement leur départ par des chemins divers et les lieux où ils devaient se retrouver. Ils passèrent le reste de la nuit à s'entretenir avec leurs plus fidèles amis et à sonder l'avenir. Le jour suivant, Murat sortit déguisé de ce palais où il avait vécu heureux et roi, et se rendit seul au petit port de Pouzzoles, fameux par les crimes de Néron et par le meurtre d'Agrippine. Une barque de pêcheur le conduisit dans l'île d'Ischia, lieu autrefois de délices, aujourd'hui d'adieux. Les insulaires d'Ischia n'abusèrent pas contre lui de son infortune. Ils lui montrèrent des visages compatissants, et lui donnèrent pendant quelques jours une hospitalité sûre, pleine de deuil et de respect. L'affection que son cœur avait méritée des Napolitains lui rendit le départ à la fois plus cruel et plus doux. Il était aimé deux fois depuis qu'à l'attachement se joignait la pitié. Il partit d'Ischia pour la côte de France sur un bâtiment de commerce nolisé par les soins de ses amis de Naples. Quelques amis de toutes ses fortunes le suivaient parmi les hasards nouveaux et sinistres qu'il allait courir.

 

XLV

Pendant que Murat s'embarquait à Ischia sans savoir s'il serait reçu en France par la vengeance ou par le pardon de Napoléon le peuple s'insurgeait à Naples sous les fenêtres de son palais désert. La reine et ses enfants, accompagnés de trois ministres fidèles attachés de cœur aux prospérités et aux ruines de cette famille, le comte de Mosbourg, Zatlo et le général Macdonald, se réfugiaient sur un vaisseau anglais dans le port pour échapper aux insultes de la populace. Retenus par la tempête dans la rade sous les fenêtres du palais ils entendirent, à travers les flots, les acclamations de leur capitale saluant l'entrée des Autrichiens. Voguant enfin vers l'Adriatique, le vaisseau qui emportait la reine de Naples rencontra celui qui apportait à Naples le roi Ferdinand. La malheureuse épouse de Murat fut obligée de quitter le pont et de descendre cacher son humiliation dans l'ombre du vaisseau pour ne pas assister aux salves et aux honneurs, rendus au prince légitime qui venait recouvrer son trône.

Tels étaient les événements imprévus, soudains et inopportuns qui venaient de s'accomplir en Italie avec la rapidité de la pensée, à l'insu et contre les vues actuelles de Napoléon. Ces événements motivaient des déclarations de guerre encore suspendues, et firent dire souvent depuis à l'empereur : « La destinée de Murat était de perdre deux fois ma cause, une fois en m'abandonnant, une autre fois en se prononçant pour moi avant l'heure. » Ainsi la fidélité malheureuse ne rachetait pas même l'infidélité. Le devoir seul ne se trompe jamais d'heure, comme l'honneur de chemin.