Réserves de lord
Castlereagh dans la convention de guerre. — Ouverture de Napoléon à
l'ambassadeur d'Autriche. — Tentative de la reine Hortense près d'Alexandre.
— Lettre de Napoléon aux souverains. — Rapport de Caulaincourt à Napoléon. —
Réponse du Conseil d'État à la déclaration des alliés. — Mission de M. de
Montrond près de M. de Talleyrand, et du baron de Stassaert près de
l'impératrice. — Intrigues de Fouché avec les alliés. — Défiance de
l'empereur. — Entrevue de M. Fleury de Chaboulon et de M. de Werner à Bâle. —
Soupçons de Napoléon contre Davoust. — Soulèvement de Murat en Italie. —
Retour sur sa vie. — Sa famille, son enfance. — Ses commencements à l'armée.
— Son mariage. — Ses succès en Italie. — Sa conduite dans l'affaire du duc
d'Enghien. — Son expédition en Espagne. — Il devient roi de Naples. — Son
caractère et sa vie.
I La
politique de l'Angleterre, obligée par la nature de ses institutions
libérales à répondre de tous ses actes devant, l'opinion d'un peuple libre,
n'avait pas permis à son ministre à Vienne, lord Castlereagh, de signer le
traité offensif et défensif dans les mêmes termes que la Russie, la Prusse,
l'Autriche et la France avaient adoptés. Le respect extérieur de la nation
britannique pour l'indépendance des autres nations défendait à ses ministres
d'avouer l'intention formelle du rétablissement de la maison de Bourbon sur
le trône de France. Il fallait que les ministres pussent répondre au
parlement, quand on leur demanderait compte de leurs stipulations, que la
sûreté de l'Angleterre, la délivrance du continent et la guerre contre
Napoléon étaient le but unique de leurs armements et de leurs subsides. Ces
ministres ne donnèrent donc leur adhésion aux traités et à la convention de
guerre qu'en termes ambigus, dont tous comprenaient la signification, dont
nul ne pouvait accuser le texte. Ils déclarèrent qu'ils ne se joignaient à la
coalition que pour poursuivre la guerre commune contre l'ennemi commun,
nullement pour imposer tel ou tel gouvernement à la France. Cette réserve
était nécessaire à leur responsabilité devant le parlement anglais. Par un
étrange revirement d'opinion et par un de ces contre-sens inexplicables, mais
naturels à toutes les oppositions dans les pays libres, un parti peu
nombreux, mais éloquent, de la chambre des communes, affichait une partialité
passionnée pour le bonapartisme. Ce parti sacrifiait le patriotisme à cette
soif de popularité à tout prix, maladie des orateurs, et recherchait cette
popularité jusque dans le nom de Napoléon, l'ennemi de leur patrie. Toutefois
les ministres anglais, sûrs du bon sens de la majorité et du concours de leur
nation en masse, s'engagèrent à verser un subside de guerre de cent
vingt-cinq millions de francs dans les caisses de la coalition pour solder
une partie des troupes. II Pendant
que ces résolutions se signaient à Vienne, que les armées combinées
recevaient leurs ordres de route, et que les souverains se séparaient pour
aller rejoindre leurs armées, et pour se réunir sur nos frontières, Napoléon
continuait à flatter la France et à se flatter lui-même de l'espoir de
l'inaction de l'Europe, et bientôt de la rupture de la coalition. Il ne
négligeait rien pour ressaisir une ombre ou un prétexte de négociation. Ses
déclarations à son peuple et aux puissances étaient celles d'un prince
pacifique qui veut' rassurer ou endormir ses ennemis. Les armées combinées
s'avançaient déjà à travers l'Allemagne, et les vaisseaux anglais capturaient
ses bâtiments sur les deux mers, qu'il feignait toujours de ne pas entendre
ces bruits de guerre, et qu'il redoublait encore ses démonstrations de paix. Le
séjour prolongé à Paris du baron de Vincent, ambassadeur d'Autriche près de
Louis XVIII, donnait quelque ombre de vraisemblance aux rumeurs
qu'entretenait Napoléon sur ses prétendues relations secrètes avec l'empereur
François, et sur la connivence de M. de Metternich à son retour en France.
Ces rumeurs n'étaient que des artifices de police. Le baron de Vincent ne
restait à Paris que faute de passeport pour sortir de France. L'empereur
chargea néanmoins M. de Caulaincourt, son ministre des affaires étrangères,
d'avoir une entrevue avec cet ambassadeur. M. de Vincent se refusa à tout
entretien officiel avec le ministre d'un gouvernement qu'il ne reconnaissait
pas. II consentit pourtant à se rencontrer dans un entretien tout fortuit
avec M. de Caulaincourt, chez madame de Souza, femme de l'ambassadeur de
Portugal en France. Madame de Souza était Française de naissance, célèbre
dans les lettres par des ouvrages d'imagination, liée autrefois avec M. de
Talleyrand, mère de M. de Flahaut, un des jeunes officiers de Napoléon les
plus agréables à son armée et à sa cour, femme de la nature de madame de
Genlis et de madame de Staël, instruments de fortune politique pour les
hommes auxquels elles dévouaient leur célébrité. Elle s'était offerte depuis
longtemps à servir la diplomatie de Napoléon. Elle avait son cœur et son
ambition dans cette cause. Le baron de Vincent n'était nullement autorisé à
répondre au nom de son souverain à M. de Caulaincourt il n'avait aucune
communication avec Vienne, il ne pouvait qu'exprimer des conjectures.
Toutefois, il connaissait assez la ferme résolution de sa cour de ne jamais
exposer l'Allemagne et l'Italie à un second règne du conquérant de Milan et
de Vienne, pour affirmer au ministre des affaires étrangères que l'empereur
d'Autriche ne traiterait pas avec lui. Il fut moins explicite sur la régence
de Marie-Louise, combinaison qui pouvait peut-être tenter l'Autriche par la
perspective d'une minorité du roi de Rome, gouvernée de Vienne par
l'ascendant d'un père sur sa fille et son petit-fils. Il consentit à se
charger d'une lettre de Napoléon pour l'impératrice à Vienne. Il obtint ses
passe-ports, partit pour Vienne, remit la lettre à l'empereur François, qui
ne la communiqua pas à sa fille. Inquiet des tentatives que des agents français
méditaient, dit-on, à Vienne, pour enlever Marie-Louise et le. roi de Rome,
et pour les ramener à Paris, l'empereur François s'alarma pour sa fille de la
résidence isolée de Schœnbrünn, et la fit rentrer à Vienne dans son propre
palais. Cette princesse, dont le retour à Paris aurait compliqué de nouveau
les embarras de la coalition, redoutait autant que son père les tentatives
des agents de Napoléon sur elle et sur son fils. Sa liberté dans sa patrie,
une souveraineté en Italie, lui étaient plus chères que sa servitude sur le
trône de France. Son cœur n'était plus à Napoléon. Son âme n'avait jamais
cessé d'être allemande. III Napoléon,
repoussé de toutes ses avances par les agents officiels des puissances, eut
recours aux agents secrets pour leur faire parvenir des propositions plus
semblables à des excuses qu'à des explications. La reine Hortense
Beauharnais, sa belle-fille et sa belle-sœur, alors en Allemagne, fut chargée
par lui de sonder dans le cœur de l'empereur Alexandre l'ancienne amitié
qu'il invoquait pour une réconciliation nécessaire. La reine Hortense
comptait sur la faveur personnelle dont le jeune souverain du Nord l'avait
entourée à Paris en 1814. « Point de paix, pas même de trêve avec lui,
répondit Alexandre ; tout, excepté Napoléon ! » Il fit agir
également son frère Joseph, un moment roi d'Espagne, et retiré depuis au
château de Prangin sur te lac de Genève, où son activité et son immense
fortune avaient servi, disait-on, à multiplier les intrigues entre l'île
d'Elbe et la France. Joseph n'eut que le silence pour réponse. Enfin
l'empereur se décida à parler lui-même. M. de Caulaincourt écrivit sous sa
dictée la lettre suivante à chacun des souverains, dont Napoléon avait été
longtemps l'arbitre et dont il ambitionnait d'être encore le frère
maintenant : « Monsieur
mon frère, vous avez appris dans le cours du mois dernier mon retour sur les
côtes de France, mon entrée à Paris et la retraite des Bourbons. La véritable
nature de ces événements doit être connue maintenant de Votre Majesté. Ils
sont l'ouvrage d'une irrésistible puissance, l'ouvrage de la volonté unanime
d'une grande nation qui connaît ses devoirs et ses droits. La dynastie que la
force avait rendue au peuple français n'était plus faite pour lui. Les
Bourbons n'ont voulu s'associer ni à ses sentiments ni à ses mœurs la France
a dû se séparer d'eux. Sa voix appelait un libérateur l'attente qui m'avait
décidé au plus grand des sacrifices avait été trompée. Je suis venu, et du
point où j'ai touché le rivage l'amour de mes peuples m'a porté jusqu'au sein
de ma capitale. « Le
premier besoin de mon cœur est de payer tant d'affection par le maintien
d'une honorable tranquillité. Le rétablissement du trône impérial était
nécessaire au bonheur des Français. Ma plus douce pensée est de le rendre en
même temps utile à l'affermissement du repos de l'Europe. « Assez
de gloire a illustré tour à tour les drapeaux des diverses nations ; les
vicissitudes du sort ont assez fait succéder de grands revers à de grands
succès. Une plus belle arène est aujourd'hui ouverte aux souverains, et je
suis le premier à y descendre. Après avoir présenté au monde le spectacle des
grands combats, il sera plus doux de ne connaître désormais d'autre rivalité
que celle des avantages de la paix, d'autre lutte que la lutte sainte de la
félicité des peuples. La
France se plaît à proclamer avec franchise ce noble but de tous ses vœux.
Jalouse de son indépendance, le principe invariable de sa politique sera le
respect le plus absolu pour l'indépendance des autres nations. Si tels sont,
comme j'en ai l'heureuse confiance, les sentiments personnels de Votre
Majesté, le calme général est assuré pour longtemps ; et la justice, assise
aux confins des divers États, suffira seule pour en garder les frontières. « NAPOLÉON. « Paris, ce 4 avril 1815. » IV Les
frontières étaient tellement fermées à tous les messages de Napoléon, et
l'Europe avait tellement retiré de lui toutes les mains officielles ou
officieuses de Paris, que le ministre des affaires étrangères ne put faire
parvenir une seule de ces lettres aux cours de l'Europe. L'empereur, réduit à
la conviction que ses tentatives de séduction ou de division sur les
puissances étaient vaines, et qu'il y avait plus de dignité pour lui à avouer
son isolement qu'à le masquer quelques jours de plus sous des négociations
feintes et-ridicules, fit publier enfin lui-même ce cri d'alarme dans ses
journaux. C'était son ministre Caulaincourt qui semblait lui révéler avec
douleur une vérité déjà connue de tous et le solliciter aux mesures extrêmes
commandées par l'attitude de l'Europe. « Sire
lui disait Caulaincourt dans son rapport public, des symptômes alarmants se
manifestent de tous les côtés à la fois. Un inconcevable système menace de
prévaloir chez les puissances, celui de se disposer au combat sans admettre
d'explication préliminaire avec la nation qu'elles paraissent vouloir
combattre. « Il
était réservé a l'époque actuelle de voir une société de monarques
s'interdire simultanément tout rapport avec un grand État et fermer l'accès à
ses amicales assurances. Les courriers expédiés de Paris pour les différentes
cours n'ont pu arriver à leur destination. L'un n'a pu dépasser Strasbourg ;
un autre, expédié en Italie, a été obligé de revenir de Turin un troisième,
destiné pour Berlin et le Nord, a été arrêté à Mayence et maltraité par le
commandant prussien. Ses dépêches ont été saisies. « Lorsqu'une
barrière presque impénétrable s'élève ainsi entre le ministère français et
ses agents au dehors, entre le cabinet de Votre Majesté et celui des autres
souverains, ce n'est plus, Sire, que par les actes publics des gouvernements
étrangers qu'il est permis à votre ministère de juger leurs intentions. « En
Angleterre, des ordres sont donnés pour augmenter les forces britanniques,
tant sur terre que sur mer. Ainsi la nation française doit être de tous côtés
sur ses gardes. Elle peut craindre une agression continentale, et en même
temps elle doit surveiller toute l'étendue de ses côtes contre la possibilité
d'un débarquement. « En
Autriche, en Russie, en Prusse, dans toutes les parties de l'Allemagne et en
Italie, partout enfin on voit un armement général. « Dans
les Pays-Bas, un convoi de cent vingt hommes et de douze officiers,
prisonniers français revenant de Russie, a été arrêté du côté de Tirlemont. « Sur
tous les points de l'Europe à la fois, on se dispose, on s'arme, on marche,
ou bien on est prêt à marcher. » V Les
hommes éclairés n'apprirent rien par la publication de ce rapport. La masse
de la nation, toujours bercée, par la police, d'espérances de paix ou
d'entente secrète avec l'Autriche, s'émut, selon les provinces, ici de
stupeur devant la nécessité de la guerre, là de colère contre les artifices
de Napoléon dont elle avait été endormie, ailleurs, et principalement au
centré et sur toutes les frontières de l'Est, de patriotisme et d'exaltation
martiale contre l'étranger. Dans la Vendée, le sol commença à frémir, et les
chefs, déconcertés au premier moment par le départ du duc de Bourbon,
appelèrent à eux les plus intrépides de leurs soldats pour former une armée
auxiliaire d'une coalition dont le roi était à la fois l'objet et le chef.
L'empereur, pour contre-balancer sur l'esprit du peuple l'effet de
désaffection et d'irritation que la déclaration des puissances produisait
partout, fit rédiger par ses familiers du Conseil d'État une réfutation
officielle des griefs de l'Europe contre lui et une énumération de ses
propres griefs contre l'Europe, réfutation dans laquelle .la cause de la
France, la cause de la Révolution et sa propre cause, quoique si séparées et
souvent si opposées depuis le 18 brumaire, étaient confondues avec tant
d'audace et tant d'artifice qu'en se levant pour lui la nation paraissait se
lever pour elle-même. « Le
Conseil d'État, disaient les présidents de ce corps, le seul qui eût la
parole en ce moment, le Conseil d'État a examiné la déclaration du 13 mars.
Elle exprime des idées tellement antisociales, que la commission était portée
à la juger comme une de ces productions supposées par lesquelles des hommes
méprisables cherchent à égarer les esprits et à faire prendre le change à
l'opinion publique. « ...
Nous disons que cette déclaration est l'ouvrage des plénipotentiaires
français, parce que ceux d'Autriche, de Russie, de Prusse, d'Angleterre,
n'ont pu signer un acte que les souverains et les peuples auxquels ils
appartiennent s'empresseraient de désavouer. « Ceux-là
ont pu risquer la fabrication, la publication d'une pièce telle que la
prétendue déclaration du 13 mars, dans l'espoir d'arrêter la marche de
Napoléon et d'abuser le peuple français sur les vrais sentiments des
puissances étrangères. « Cette
nation brave et généreuse se révolte contre tout ce qui porte le caractère de
la lâcheté et de l'oppression ses affections s'exaltent, quand leur objet est
menacé ou atteint par une grande injustice, et l'assassinat auquel provoquent
les premières phrases de la déclaration du 13 mars .ne trouvera de bras pour
l'accomplir ni parmi les vingt-cinq millions de Français dont la majorité a
suivi, gardé, protégé Napoléon de la Méditerranée à sa capitale, ni .parmi
les dix-huit millions d'Italiens, les six millions de Belges ou riverains du
Rhin, et les peuples nombreux d'Allemagne, qui, dans cette conjoncture
solennelle, n'ont prononcé son nom qu'avec un souvenir respectueux, ni un
seul membre de la nation anglaise indignée, dont les honorables sentiments
désavouent le langage qu'on a osé prêter aux souverains. « Les
peuples de l'Europe sont éclairés ; ils jugent les droits de Napoléon, des
princes alliés et des Bourbons. « Ils
savent que la convention de Fontainebleau est un traité entre souverains sa
violation, l'entrée de Napoléon sur le territoire français, ne pouvaient,
comme toute infraction à un acte diplomatique, amener qu'une guerre ordinaire
dont le résultat ne peut être, quant à la personne, que d'être vainqueur ou
vaincu, libre ou prisonnier de guerre quant aux possessions, de les conserver
ou de les perdre, de les accroître ou de les diminuer ; et que toute pensée,
toute menace, tout attentat contre la vie d'un prince en guerre contre un
autre, est une chose inouïe dans l'histoire des nations et des cabinets de
l'Europe. « ...
Et cependant qu'a fait Napoléon ? Il a honoré par sa sécurité les hommes de
toutes les nations qu'insultait l'infâme mission à laquelle on voulait les
appeler ; il s'est montré modéré, généreux, protecteur envers ceux-là mêmes
qui avaient dévoué sa tête à la mort. « Quand
il a parlé au général Excelmans, marchant vers la colonne qui suivait de près
Louis-Stanislas-Xavier ; au général comte d'Erlon, qui devait le recevoir à
Lille ; au général Clausel, qui allait à Bordeaux où se trouvait la duchesse
d'Angoulême ; au général Grouchy, qui marchait pour arrêter les troubles
civils excités par le duc d'Angoulême partout, enfin, des ordres ont été
donnés par l'empereur pour que les personnes fussent respectées et mises à l'abri
de toute attaque, de tout danger, de toute violence dans leur marche sur le
territoire français et au moment où elles le quitteraient. « Les
nations et la postérité jugeront de quel côté a été, dans cette grande
conjoncture, le respect pour les droits des peuples et des souverains, pour
les règles de la guerre, les principes de la civilisation, les maximes des
lois civiles et religieuses elles prononceront entre Napoléon et la maison de
Bourbon. « Si,
après avoir examiné la prétendue déclaration du congrès sous ce premier
aspect, on la discute dans ses rapports avec les conventions diplomatiques,
avec le traité de Fontainebleau du 11 avril, ratifié par le gouvernement
français, on trouvera que la violation n'est imputable qu'à ceux-là mêmes qui
la reprochent à Napoléon. « Le
traité de Fontainebleau a été violé par les puissances alliées et par la
maison de Bourbon en ce qui touche d'empereur Napoléon et sa famille, en ce
qui touche les droits et les intérêts de la nation française. « ...
Que devait faire Napoléon ? Devait-il consentir à la violation complète des
engagements pris avec lui, et, se résignant personnellement au sort qu'on lui
préparait, abandonner encore son épouse, son fils, sa famille, ses serviteurs
fidèles à leur affreuse destinée ? « Une
telle résolution semble au-dessus des forces humaines, et pourtant Napoléon
aurait pu la prendre, si la paix, le bonheur de la France eussent été le prix
de ce nouveau sacrifice. Il se serait encore dévoué pour le peuple français,
duquel il se fait gloire de tout tenir, auquel il veut tout rapporter, à qui
seul il veut répondre de ses actions et dévouer sa vie. « C'est
pour la France seule, et pour lui éviter les malheurs d'une guerre intestine,
qu'il abdiqua la couronne en 1814. II rendit au peuple français les droits
qu'il tenait de lui il le laissa libre de se choisir un nouveau maître, et de
fonder sa liberté et son bonheur sur des institutions protectrices de l'un et
de l'autre. « Il
espérait pour la nation la conservation de tout ce qu'elle avait acquis par
vingt-cinq années de combats et de gloire/l'exercice de sa souveraineté dans
le choix d'une dynastie, et dans la stipulation des conditions auxquelles
elle serait appelée à régner. « Il
attendait du nouveau gouvernement le respect pour la gloire des armées, les
droits des braves, la garantie de tous les intérêts nouveaux. « Loin
de là, toute idée de la souveraineté du peuple a été écartée. « Le
principe sur lequel a reposé toute la législation publique et civile depuis
la Révolution a été écarté également. « La
France a été traitée comme un pays révolté reconquis par les armes de ses
anciens maîtres, et asservie de nouveau à une domination féodale. « On
a imposé à la France une loi constitutionnelle aussi facile à éluder qu'à
révoquer, et dans la forme de simples ordonnances royales, sans consulter la
nation, sans entendre même ces corps devenus illégaux, fantôme de
représentation nationale. « La
violation de la charte n'a été restreinte que par la timidité du gouvernement ;
l'étendue de ses abus d'autorité n'a été bornée que par sa faiblesse. « La
dislocation de l'armée, la dispersion de ses officiers, l'exil de plusieurs,
l'avilissement des soldats, la suppression de leurs dotations, la privation
de leur solde ou de leur retraite, la réduction des traitements des
légionnaires, le mépris des citoyens désignés de nouveau sous le nom de tiers
état, le dépouillement préparé et déjà commencé des acquéreurs de biens
nationaux, l'avilissement actuel de la valeur de ceux qu'on était obligé de
vendre, le retour de la féodalité dans ses titres, ses privilèges, ses
droits, le rétablissement des principes ultramontains, l'abolition des
libertés de l'Église gallicane, l'anéantissement du concordat, le
rétablissement des dîmes, l'intolérance renaissante d'un culte exclusif, la
domination d'une poignée de nobles sur un peuple accoutumé à l'égalité voilà
ce que les ministres des Bourbons ont fait ou voulaient faire pour la France. « C'est
dans de telles circonstances que l'empereur Napoléon a quitté l'île d'Elbe. « Il
n'a pas apporté la guerre au sein de la France ; il y a, au contraire, éteint
la guerre que les propriétaires de biens nationaux, formant les quatre
cinquièmes des propriétaires français, lésés par les nobles, auraient été
forcés de déclarer à leurs oppresseurs ; la guerre que les protestants, les
juifs, les hommes des cultes divers auraient été forcés de soutenir contre
leurs persécuteurs. « Il
est venu délivrer la France, et c'est aussi comme libérateur qu'il y a été
reçu. « Il
est arrivé presque seul il a parcouru deux cent vingt lieues sans obstacles,
sans combats, et a repris sans résistance, au milieu de la capitale et des
acclamations de l'immense majorité des citoyens, le trône délaissé par les
Bourbons, qui, dans l'armée, dans leur maison, dans les gardes nationales,
dans le peuple, n'ont pu armer personne pour essayer de s'y maintenir. « Et
cependant, replacé à la tête de la nation qui l'avait déjà choisi trois fois,
qui vient de le désigner une quatrième fois par l'accueil qu'elle lui a fait
dans sa marche et son arrivée triomphale, de cette nation par laquelle et
pour laquelle il veut régner, que veut Napoléon ? Ce que veut le peuple
français l'indépendance de la France, la paix intérieure, la paix avec tous
les peuples, l'exécution du traité de Paris du 30 mai 1814. » VI Pendant
que la France, enfin détrompée de ses illusions, réfléchissait sur cette'
déclaration du Conseil d'État, où l'esprit libéral de Benjamin Constant,
l'esprit républicain de Carnot et l'esprit servile des courtisans personnels
de l'empereur luttaient dans un style qui s'efforçait de répondre à des
opinions si diverses, l'empereur lui-même essayait de faire, par la
corruption des caractères, ce qu'il n'avait pu faire par la séduction des
cabinets étrangers. Il y avait à Paris un de ces hommes équivoques dont
l'existence est un problème, qui se servent de leur esprit comme d'un
passeport à travers les causes opposées, qui peuvent paraître avec une égale
vraisemblance les servir toutes, qui plaisent par leurs grâces, qui
déconcertent les soupçons par leur légèreté. Cet homme était M. de Montrond,
familier assidu de M. de Talleyrand dans toutes ses fortunes, et qui flattait
ses goûts de jeu et de plaisirs pour arriver à ses secrets. M. de Montrond,
connu à ce titre de tous les hommes influents dans les cabinets de l'Europe,
pouvait naturellement passer à Vienne pour un confident appelé de Paris par
M. de Talleyrand, pour lui apporter l'état dé l'opinion et les paroles des
royalistes. Sa présence et son nom ne pouvaient donner aucun ombrage aux
polices de l'Allemagne. Il était couvert de l'amitié connue des négociateurs
français. Cette double apparence désigna M. de Montrond à l'empereur. Il le
chargea de paroles de réconciliation, et de promesses de dignités et de
fortunes suprêmes pour son ancien ministre, s'il voulait se détacher de la
cause de Louis XVIII, abandonnée ; disait-il, par la fortune ; se rattacher,
comme Ney ; l'armée et le peuple, à sa propre cause ; ébranler la
confédération des haines des étrangers contre lui, et rentrer en France, où
sa reconnaissance lui rendrait des biens et des titres supérieurs à toutes
ses' munificences d'autrefois. Napoléon
savait que de toutes les séductions sur la nature de M. de Talleyrand, la
séduction des richesses était la plus irrésistible, car les richesses
largement acquises, largement prodiguées par cet homme d'État, représentaient
à la fois les trois principales passions de son âme, la puissance, les
plaisirs et la générosité. M. de Talleyrand, qui n'avait rien à acquérir du
côté de l'illustration du nom, avait de bonne heure résumé sa vie en deux
instincts la puissance pour vivre en haut, la richesse pour vivre au large.
C'était la philosophie de sa vie privée. Les négociations dont, le Directoire
et l'empereur l'avaient chargé, les récompenses qu'il avait reçues des
puissances contractantes, les munificences des princes dont il avait favorisé
les réclamations au congrès dans cette distribution des territoires et des
indemnités, avaient prévenu les offres de Napoléon. VII M. de
Montrond parvint en effet à Vienne à l'abri de cette amitié confidentielle de
M. de Talleyrand, dont le nom lui ouvrit les portes de l'Allemagne. Habitué à
lire sur la physionomie de son patron la pensée secrète qu'il fallait servir,
il comprit au premier mot et au premier sourire que sa mission était
pressentie, mais qu'elle était tardive. L'Europe avait devancé M. de
Montrond. Le traité du 25 mars était signé. M. de Talleyrand avait derrière
lui la cause du monde et un million d'hommes. « Vous arrivez trop tard,
dit-il à M. de Montrond, le parti de l'Europe et le mien sont pris ; restez
avec nous, et ne vous trompez pas de fortune comme l'empereur s'est trompé
d'heure. » M. de Montrond, à qui M. de Talleyrand fit lire la déclaration et
les conventions, n'entra pas même en négociation avec l'ambassadeur. On
l'éloigna de Vienne, de peur qu'il ne tentât d'ouvrir des communications
secrètes avec Marie-Louise, dont on le disait également chargé. Le baron de
Stassaert, Belge de nation, et moins suspect à cause de son origine, fut
également chargé par l'empereur d'une mission secrète auprès de l'impératrice
à Vienne. La surveillance de M. de Metternich la déjoua. Tous les fils que
l'empereur cherchait à renouer se rompaient sous ses doigts. On sentait que son
fils entre ses mains serait un moyen de négociation entre la France et lui,
comme entre lui et l'Europe.' En abdiquant pour ce fils, il aurait amorti la
haine que les libéraux lui portaient à Paris, et amorti du même coup les
terreurs de l'Europe. Cet enfant captif dans le palais de Vienne était
l'objet de toutes ses pensées et le désespoir de son ambition. VIII Mais
pendant que Napoléon faisait de vaines tentatives de négociation et
d'accommodement avec les puissances, Fouché entretenait des relations plus
sourdes et plus équivoques avec les ennemis. Ses fonctions de ministre de la
police l'autorisaient à avoir des yeux, des mains et des paroles partout,
sous prétexte d'éclairer l'empereur sur les menées des puissances et des
partis hostiles à sa cause. Ses agents sillonnaient toutes les routes,
s'introduisaient dans toutes les cours. Les rapports secrets qu'il avait eus
avant le départ du roi avec le comte d'Artois, M. de Bruges, confident de ce
prince, et M. de Blacas les demi-mots qu'il faisait échanger indirectement
avec M. de Talleyrand, rendaient les agents de Fouché peu suspects à la cour
de Gand et à la cour de Vienne. On espérait bien d'un homme qui, au fond,
haïssait Bonaparte, qui lui était imposé par le parti révolutionnaire, et qui
prêterait inévitablement la main a ses ennemis, au moment où leurs armées
l'auraient ébranlé, pour précipiter sa chute. Napoléon, entouré de pièges,
était contraint à soupçonner partout la trahison sans l'approfondir. Un
hasard lui fit découvrir une de ces trames ourdies dans son propre cabinet,
mais que l'audace de Fouché sut encore recouvrir de doute. La
police secrète de l'empereur l'informa un jour qu'un agent de M. de
Metternich était arrivé à Paris, qu'il avait eu un entretien nocturne avec
Fouché, qu'il était porteur d'une lettre chiffrée écrite par le premier
ministre autrichien au ministre de la police, que dans cette lettre M. de
Metternich engageait Fouché à envoyer un négociateur occulte à Bâle le 1er
mai, que le cabinet autrichien y enverrait de son côté un agent confidentiel
muni d'un signe convenu de reconnaissance, et que ces deux agents mis ainsi
en rapport dans une ville neutre établiraient entre M.' de Metternich et
Fouché le concert dont l'un et l'autre avaient besoin pour les éventualités
de leur politique. L'empereur, consterné et irrité tout à la fois, ne voulut
pas laisser à Fouché le temps de préparer ses réponses et de masquer sa mine
par une contre-mine. Il le fit appeler à l'instant, et lui demanda dans la
conversation s'il avait reçu quelques ouvertures de l'Autriche. Fouché éluda
la réponse. L'empereur, convaincu par ce silence de l'infidélité de son
ministre, le congédia sans lui témoigner de soupçons. Il éclata d'abord en
fureur et en menaces devant ses familiers les plus sûrs, ne parlant de rien
moins que de faire arrêter à l'instant son ministre et de le faire juger pour
haute trahison. Puis, comme les hommes que la nécessité force à faiblir, et
qui pour se colorer à eux-mêmes leur faiblesse cherchent des prétextes de
douter en ajournant leur conviction, il résolut de s'assurer par lui-même de
la perfidie ou de l'innocence de Fouché avant de frapper un coup qui
atteindrait, à son grand détriment, tout le parti révolutionnaire vendu à
Fouché. Il appela dans la nuit celui des auditeurs de son conseil d'État qui
était allé à l'île d'Elbe lui porter les provocations de ses affidés à son
entreprise, et qui, depuis, était entré dans ses secrets aux Tuileries, M.
Fleury de Chaboulon. Il lui dévoila la trame suspecte de Fouché, et le
chargea d'aller en recueillir les preuves à Bâle en devançant l'émissaire que
son perfide ministre devait faire partir pour s'y concerter avec M. de
Metternich. IX « Allez
à l'instant chez Caulaincourt, lui dit-il ; il vous remettra un passeport
pour Bâle. Vous y rencontrerez, à l'aide du signe de reconnaissance que
Caulaincourt vous remettra, M. de Werner, l'agent de M. de Metternich.
Metternich est incapable d'un crime ; il ne s'agit donc pas d'un assassinat,
mais il s'agit vraisemblablement d'un commencement d'intrigue en prévision de
ma ruine, et d'une entente entre Fouché et les puissances pour me remplacer
sur le trône. Percez à jour ce mystère d'abord, puis profitez de cette
entrevue avec l'agent secret du cabinet autrichien pour établir un
rapprochement entre moi et l'Autriche. Sondez les pensées de cette cour, et
voyez surtout si dans le cas de ma mort sur le champ de bataille le prince
Eugène Beauharnais, mon fils adoptif, ne pourrait pas être accepté pour la
régence et la tutelle du roi de Rome. » L'agent partit. X Arrivé
à Bâle, il y trouva M. de Werner. Il s'en fit reconnaître à l'aide du signal
convenu dérobé à la correspondance interceptée de Fouché. Il dit à M. de
Werner qu'il venait au nom de ce ministre. Il le pria de s'ouvrir sans
défiance à lui. L'envoyé du prince de Metternich s'ouvrit en effet. « Le
prince, dit-il, a la plus haute opinion des talents et, du caractère de
Fouché. Il le croit trop clairvoyant pour se fier à l'aventurier qui trouble
en ce moment l'Europe ; il est convaincu que Fouché n'a consenti à rentrer
dans les conseils de Napoléon que pour épargner à sa patrie les extrémités de
la guerre étrangère et de la guerre civile il ne doute pas que la nécessité
du renversement de Bonaparte et du rétablissement des Bourbons ne lui
apparaisse comme le seul moyen de pacifier le monde. L'assassinat serait un
crime aussi indigne de la cause que de l'honneur d'un homme d'État tel que M.
de Metternich. Un seul moyen convient au-droit de l'Europe c'est la force.
Elle l'a dans les mains ; mais un homme, par son action sur les partis en
France, pourrait éloigner cette triste nécessité de la force et épargner les
flots de sang qui vont couler de nouveau pour l'ambition d'un seul Cet homme
est M. Fouché. — Avez-vous déjà lié quelques rapports avec lui ? répondit
l'envoyé de Bonaparte. — Non, répliqua M. de Werner ; c'est pour lui faire
des ouvertures à ce sujet que le prince de Metternich m'envoie ici. Fouché
seul, à ses yeux, peut indiquer les moyens pacifiques d'un arrangement entre
l'Europe et la France. Nous savons que l'opinion publique est contraire à
cette usurpation de Napoléon, et que l'armée seule est vendue à sa cause. Le
peuple intimidé et surpris n'a pas eu le temps de se lever contre l'armée. A
présent il réfléchit, il s'humilie et il s'indigne. Nos rapports sont
unanimes sur cet éloignement croissant de l'opinion publique de Napoléon ; il
y a là entre les mains d'un homme aussi exercé et aussi habile que Fouché un
moyen tout-puissant d'action entre la France et Napoléon, entre la France et
nous. Avec ce levier de l'opinion publique, il peut remuer les esprits, les
choses, l'empereur lui-même. Il ne croit pas à la possibilité de faire régner
les Bourbons vieillis dans des idées impopulaires mais les alliés n'imposent
pas tel ou tel roi à la France ; ils ne veulent qu'une chose écarter
Napoléon. » Les envoyés débattirent alors entre eux les noms du duc
d'Orléans, d'Eugène Beauharnais, les formes diverses de fédération, de
royauté, de régence, que la France pourrait accepter pour échapper à Napoléon
et à la nécessité de la guerre. On n'avait voulu mutuellement que se sonder
tout se borna à de vagues éventualités et à des hypothèses. Une seule chose
ressortit de cet entretien c'est que tout était possible, excepté Napoléon
lui-même. XI A son
retour à Paris, le négociateur secret rendit compte à l'empereur de son
entrevue, de l'espoir qu'on fondait sur les sentiments de Fouché, mais de
l'incertitude où l'on était sur ses dispositions réelles, et par conséquent
de son innocence. « Je le sais déjà, dit l'empereur. Fouché lui-même est venu
me communiquer la tentative de négociation ouverte par lui dans mon intérêt,
mais à mon insu, à Bâle. Il est affamé d'intrigues, mais pur de trahison dans
cette affaire. Allez le voir, et dites-lui qu'il a toute ma confiance. Quant
aux alliés, n'en espérons rien. Si l'Autriche avait le courage de s'allier
avec moi, nous sauverions ensemble le monde de la Russie, qui a appris en me
suivant les routes de l'Allemagne et de la France. Mais elle est dominée déjà
par Alexandre ; il règne en Europe ; moi seul je pouvais le balancer on ne
saura ce que je valais qu'après m'avoir perdu Mais je vendrai chèrement ma
vie. Ils voudraient m'avoir dans une cage de fer pour me montrer enchaîné au
monde comme une bête féroce Ils ne m'ont pas encore Je leur montrerai le
réveil du lion ! Ils ne se doutent pas de mes forces Si je coiffais demain le
bonnet rouge de 1793 ils seraient tous anéantis ! » Cette
idée de changer son rôle de souverain despotique. en tribun de la Révolution
et de réveiller la démagogie qu'il avait enchaînée revenait à toute heure
dans ses entretiens. On voyait qu'il flottait entre deux pensées, l'une aussi
impossible que l'autre ressaisir par la victoire la tyrannie qu'il avait usée
dans ses mains, ou se faire accepter pour chef par une révolution éteinte, et
qui ne lui rendrait jamais sa confiance qu'aussi longtemps qu'elle aurait
besoin d'une tribune, et de soldats pour protéger ses tribuns. Fouché,
en apprenant par la bouche de l'affidé de Napoléon l'envoi de cet agent a
Bâle pour surveiller ou déjouer sa propre négociation, cacha mal son
ressentiment contre l'empereur, dont les soupçons l'offensaient. Il feignit
néanmoins de n'avoir agi avec tant de mystère que pour assurer un secret
impossible avec l'empereur, dont la conversation loquace ébruitait tout. Il
renvoya à Bâle ce même agent chargé d'une lettre de lui au prince de
Metternich, lettre destinée d'avance par Fouché à une publicité certaine, et
dans laquelle il affectait de démontrer au prince de Metternich
l'indispensable nécessité de Napoléon pour l'ordre en France et pour
l'équilibre en Europe. Il se tenait ainsi lui-même en mesure avec tous les
partis, sans préférence pour aucun, mais résolu à faire triompher celui pour
lequel se déclareraient les événements. L'agent se rendit de nouveau à Bâle.
M. de Werner, qui l'attendait, reçut la lettre de Fouché, et se borna comme
la première fois à écouter sans répondre les paroles du gouvernement de
Napoléon. Il s'étonna cependant de la persistance de Fouché à soutenir la
nécessité du rétablissement de l'empereur après les communications que ce
ministre, disait-il, avait reçues de M. de Montrond à son retour de Vienne.
Napoléon, au retour de son agent, apprenant que M. de Montrond avait porté
des paroles à Fouché et que Fouché ne lui en avait rien dit, ne douta plus de
quelque intrigue sourde de son ministre. « J'ai la conviction qu'il me
trahit, s'écria-t-il avec cette intempérance de langage qui depuis plusieurs
années évaporait sans cesse sa pensée. Je sais qu'il a des intrigues à
Londres et à Gand ; je regrette de ne l'avoir pas chassé avant qu'il soit
venu me communiquer ses relations ouvertes avec M. de Metternich. A présent
le moment et le prétexte sont manqués. Il répandrait partout que je suis un
tyran sacrifiant tout à ses soupçons. » Ainsi,
pour racheter l'empire, Napoléon, assiégé de doutes et environné de pièges,
était maintenant forcé de feindre, de laisser ses ennemis dans ses conseils
et de pactiser avec la trahison. XII Il
soupçonna également alors le maréchal Davoust, son ministre de la guerre.
Davoust avait envoyé un agent secret à Londres pour acheter des fusils, que
les fabriques d'armes françaises ne pouvaient fournir assez vite à nos
armements. L'empereur vit dans cette négociation pour l'acquisition des armes
un prétexte de Davoust pour masquer une négociation avec les Bourbons. Il le
crut complice de Fouché, mais il n'osa manifester tout haut ses soupçons.
Davoust n'avait jamais été un adulateur de Napoléon pendant ses prospérités.
Dans ses revers, il lui était resté fidèle comme Macdonald. Officier de race
militaire avant la Révolution, soldat de la république, lieutenant de
l'empire, guerrier et patriote sous tous les régimes, la rude franchise de
son âme répondait de la loyauté de ses services. Dans Napoléon menacé par
l'Europe, il défendait le sol et l'indépendance de son pays sans s'interroger
lui-même sur ses répugnances ou sur ses préférences politiques. Nul, par son
indépendance même de la faveur de Napoléon, n'était plus propre que Davoust à
organiser et à mobiliser ses armées. Les soupçons de Napoléon le blessèrent
sans le détacher de son devoir. Mais ces soupçons empêchèrent bientôt après
l'empereur de se confier à Davoust, et de recueillir de ses services et de
son crédit sur l'armée tous les avantages qu'il pouvait en attendre. Il
refusa obstinément à ce maréchal de le faire son major général dans la
campagne qui allait s'ouvrir. Davoust le conjurait en vain de nommer Masséna
vieilli, mais imposant encore, ministre de la guerre et commandant de la
garde nationale de Paris. a Masséna, disait Davoust, suffira par son nom et
par son ascendant à la capitale et au ministère, où l'activité et le bras ne
seront plus nécessaires comme aux camps donnez-moi le second rang, mais le
plus utile, puisque ce sera celui où il vous faut le plus de zèle et de
fidélité. » L'empereur, assiégé de doute en voyant des perfidies jusque dans
les dévouements, fut inflexible. Il laissa Davoust derrière lui, n'osant pas
le placer à son côté dans sa tente. Davoust gémit de son éloignement du champ
de bataille. L'armée, qui se fiait à lui, parce qu'il n'avait pas servi les
Bourbons pendant l'interrègne de son empereur, se défia des autres maréchaux
dont Napoléon s'entoura. Les ombrages que Napoléon concevait dans sa cour et
qui faisaient hésiter sa main dans ses choix portèrent l'hésitation jusque
dans ses camps. XIII Mais,
au moment où les espérances de Napoléon flottaient ainsi entre des
négociations impossibles et une guerre inévitable, un événement indépendant
de sa volonté et contraire à sa politique d'expectative éclatait dans le midi
de l'Italie. Cet événement précipitait les dénouements. Il donnait à
l'Autriche et aux puissances coalisées le prétexte dont elles avaient besoin
pour colorer aux yeux de leurs peuples et de leurs armées l'agression résolue
contre la France, et surtout contre l'empereur. Murat appelait l'Italie aux
armes, et s'élançait de sa capitale à la tête de son armée. Pour
comprendre cette témérité du roi de Naples, beau-frère et lieutenant de
Napoléon, puis allié de ses ennemis pour conserver la couronne, puis se
repentant de sa défection en sentant son isolement sur son trône après la
chute de son bienfaiteur et de son ami, puis tramant en secret des
complicités occultes de restauration de l'empire à l'île d'Elbe, puis
contrevenant aux insinuations de Bonaparte en donnant ayant l'heure le signal
et l'occasion de la guerre générale pour voler à son secours avant d'être appelé,
il faut bien connaître la nature, le caractère, la situation et la politique
de Murat un de ces rois de fortune dont l'âme aspira le plus de gloire, dont
le bras accomplit le plus d'exploits, dont la vie eut le plus d'aventures,
héros presque fabuleux de cette époque, dont Napoléon fut le Charlemagne et
Murat le Roland. XIV Murat
était le fils d'un simple cultivateur tenant une hôtellerie de campagne à la
Bastide, bourgade du midi de la France, sur le revers de ces Pyrénées dont
les races fortes, intelligentes et aventurières, respirent de près le génie
chevaleresque de l'Espagne, et rappellent jusque dans les rangs des paysans
la noblesse plébéienne et l'intrépidité du sang d'Henri IV. Il y a dans le
midi de l'Europe surtout, comme il y en a en Espagne, en Écosse et en Orient,
des tribus de peuple où la noblesse est de tous les rangs. Le mendiant
lui-même y sent la dignité de race, parce qu'il a en lui la hauteur de l'âme.
Le jeune Joachim Murat était de ces tribus. Enfant, berger, fortifié par ces
habitudes rurales et par ces rudes travaux agricoles de sa famille, servant tour
à tour, comme ses frères, aux champs ou dans l'hôtellerie de son père,
passionné pour les chevaux qu'élèvent, comme les Andalous et les Arabes, les
paysans de ,ces contrées, les domptant avec adresse, pansant au besoin de sa
main d'enfant ceux des voyageurs, hôtes accidentels de l'écurie de son père,
ces habitudes le façonnaient de bonne heure aux goûts et aux habitudes du
cavalier. Sa famille, aisée quoique rurale, lui faisait néanmoins recevoir
dans le village et dans la petite ville voisine de Cahors l'instruction d'un
enfant destiné soit au sacerdoce, soit aux professions accessibles alors aux
jeunes gens de sa condition. Son intelligence vive et souple ne se prêtait
pas moins à ces exercices de l'esprit que son corps aux exercices de la vie
des champs ou des camps. Sa taille était élevée, son buste svelte, son col
dégagé, ses bras souples quoique fortement noués aux épaules, ses jambes bien
fendues pour embrasser le cheval, ses pieds bien arqués pour mordre les
pentes des montagnes. Sa physionomie ouverte et rayonnante, ses yeux bleus,
son nez aquilin, ses lèvres gracieuses, son teint coloré, ses cheveux
châtains, longs, soyeux, naturellement ondés, flottant sur ses joues ou
rejetés sur son col à la manière des Basques, frappaient les yeux et gagnaient
le cœur. Quelque chose d'héroïque était écrit par la nature dans l'extérieur
de ce jeune homme et lui prophétisait on ne sait quoi. Sa mère et ses frères
y croyaient. Son cœur sensible, serviable à tous et tendre, le faisait aimer
de ses camarades et écartait de lui toute envie. XV Le goût
du cheval et des armes l'emporta bientôt dans l'âme de Murat sur la vocation
sacerdotale à laquelle sa famille le destinait malgré la nature. Le
sanctuaire et la vie assise et oisive du lévite ne pouvaient contenir cette
flamme et cette énergie. Il s'engagea en 1787, à quinze ans, malgré ses
parents, dans le 12e régiment de chasseurs. L'Europe était en paix ; il subit
cinq ans sans impatience et sans dégoût la vie de simple soldat, dont son
cheval et ses armes le consolaient. La guerre de 1792 appela son régiment aux
frontières, et fit ressortir la bravoure et l'aptitude du jeune soldat. Il
passa en une seule année par les grades soldatesques de brigadier et de
maréchal des logis. A la fin de l'année il fut fait officier. L'émigration
laissait les rangs libres et les places d'officiers vacantes. Bientôt
capitaine en 1793, il fut élevé en peu d'années, d'exploit en exploit, au
grade de chef de brigade. Napoléon, qui le distingua partout dans la première
campagne d'Italie, le nomma son aide de camp à Milan, lui rendit en amitié
tout ce que le jeune Murat lui donnait en admiration et en dévouement,
l'attacha à sa fortune, le conduisit en Égypte, fut témoin de ses charges de
cavalerie contre les mameluks, comprit l'électricité communicative que sa
valeur inspirait aux troupes, vit en lui l'élan et l'enthousiasme de l'armée,
le- ramena en France quand il y revint éblouir et asservir le Directoire, et
lui confia le rôle de l'audace et de l'action armée à Saint-Cloud le 18
brumaire. On sait comment Murat, laissé par Bonaparte avec ses grenadiers à
la porte de l'orangerie pendant que Bonaparte entrait dans le conseil des
Cinq-Cents pour l'apostropher et le dissoudre, reçut dans ses bras Bonaparte
repoussé, déconcerté, presque évanoui, le remit à cheval, rendit l'audace à
ses résolutions, donna l'élan à ses soldats, couvrit son trouble, répara sa
retraite, et acheva sa fortune et son crime en dispersant avec ses baïonnettes
la représentation désarmée. De ce jour Bonaparte, reconnaissant, vit dans
Murat un supplément de lui-même, et" résolut, par sentiment autant que
par politique, de s'attacher ce compagnon d'armes qui portait partout bonheur
à ses desseins. Ces deux hommes de guerre mêlèrent leur vie pour doubler par
l'attachement leur force. Murat fut nommé commandant de la garde des consuls.
Mais l'ambition n'était pas un lien assez fort pour enchaîner Murat à la
fortune de son ami devenu chef de la république l'amour rapprocha davantage
encore le cœur du cœur, le sang du sang. Le jeune officier aimait une des sœurs
de son général, Caroline Bonaparte. Elle entrait à peine dans l'adolescence ;
elle était d'une beauté moins grecque et moins classique, aux yeux des
statuaires, que celle qui fut depuis la princesse Pauline Borghèse, mais
d'une grâce plus attrayante, d'une âme plus haute, d'une intelligence plus
cultivée, d'une plus royale ambition. Murat tremblait de la demander, dans la
crainte d'un refus motivé sur son humble naissance et sur son dénuement de
fortune. Bonaparte, lui comptant sa bravoure pour richesse et sa faveur pour
sang, la lui offrit. Murat, le plus amoureux et le plus heureux des hommes,
donna son cœur à la sœur, au frère sa reconnaissance et son dévouement. Les
deux familles furent confondues comme les deux destinées. XVI Bientôt
après, il commandait la cavalerie à Marengo, recevait un sabre d'honneur pour
ses exploits, était chargé de commander en chef le détachement de nos armées
qui marchait sur les États romains, rétablissait le pape à Rome, chassait les
Napolitains, entrait à Naples en pacificateur et concluait la paix avec le
roi des Deux-Siciles. A son retour, il alla visiter son humble famille et se
parer de sa gloire dans le village de son père, mais avec une modestie et une
cordialité qui élevaient à lui tous les anciens témoins de sa première
obscurité. Bonaparte le nomma gouverneur de Paris. Il remplit ces fonctions
avec une grandeur et un luxe qui faisaient présager l'empire. Il aplanit la
route du trône à son beau-frère. Il le servit dans toutes ses pensées, mais
Bonaparte le connaissait assez pour ne rien lui demander qui pût flétrir son
cœur ou ternir son nom. Il chargeait Murat de ses grâces, les autres de ses
rigueurs. C'était
l'époque où Bonaparte, dans des vues machiavéliques qui lui firent croire à
la nécessité des crimes utiles, faisait enlever en pays neutre, juger et
immoler en une nuit, le jeune et innocent fils des Condé. Murat ne prêta ni
son âme ni sa main à cette tragédie. Sa place de gouverneur de Paris et ses
liens de famille avec Napoléon laissèrent croire cependant dans les temps
qu'il avait trempé dans ce sang. Ce fut une calomnie de l'ignorance. Informé
par la rumeur du palais et par madame Bonaparte qu'il se tramait quelque
chose de sinistre contre un prince de la famille des Bourbons, il emprunta le
cœur et la voix de sa jeune femme pour détourner Bonaparte de toute mesure
qui dépasserait la prudence et la sûreté de son gouvernement. Il fit parler
la gloire avec la pitié. Il ne fut initié à aucune des circonstances qui
préludèrent à l'attentat. Ses fonctions de gouverneur de Paris lui donnaient
l'attribution de désigner les membres du conseil de guerre. Sur l'ordre du
ministre de la guerre, il les désigna sans choix par leur grade et parmi les
chefs de corps de ta garnison de Paris. Il pouvait croire à l'acquittement,
il espérait sans aucun doute une commutation de peine dans le cas de
condamnation. Malade ou affectant la maladie dans ces jours funestes pour
mieux retirer sa main de cette embûche, il se borna a envoyer à dix heures du
soir, le jour du jugement, le chef d'escadron Brunet, son aide de camp, et le
colonel Ravier du 18e régiment, à Vincennes, pour venir lui rendre compte de
la séance du conseil de guerre aussitôt qu'elle serait terminée. L'aide de
camp et le colonel ignoraient entièrement, comme tout Paris, l'arrivée du duc
d'Enghien dans cette forteresse et l'objet du conseil de guerre auquel ils
avaient mission d'assister. Ils s'interrogèrent réciproquement en route sans
pouvoir se communiquer l'un à l'autre leurs conjectures. Ils n'étaient
porteurs d'aucun message, d'aucune lettre, d'aucune parole du gouverneur de
Paris auprès des juges ou des officiers supérieurs du château. Leur mission était
uniquement de savoir ce qui se passait et de le rapporter à leur général. Ces
deux officiers n'apprirent que dans les cours de Vincennes le nom du
prisonnier. Ils assistèrent à ce jugement et au meurtre précipité qui le
rendit plus odieux et plus féroce. Ils repartirent consternés avant le jour
pour Paris. Le chef d'escadron Brunet, depuis général, jeune homme de vingt
ans au cœur pur et a l'âme sensible, entra dans la chambre à coucher de Murat
où il reposait avec sa femme. Il raconta ce qu'il avait vu. Murat et Caroline
jetèrent des exclamations de surprise et d'horreur en l'écoutant. Ils
savaient le procès ; ils ne croyaient évidemment pas à l'exécution. Ils
confondirent l'un et l'autre leurs larmes avec les larmes de l'aide de camp.
Ce n'est pas ainsi qu'un complice reçoit l'annonce d'un crime. Murat en fut
plus qu'innocent, il en fut navré pour lui-même et honteux pour la gloire de
son beau-frère. XVII Après
la proclamation de l'empire, il fut revêtu de la dignité de grand amiral,
dignité de cour qui lui donnait rang parmi les grandes féodalités impériales
que Napoléon rêvait de reconstituer à l'imitation de Charlemagne. Mais la
guerre était sa véritable dignité. Il y suivit partout l'empereur, et
commanda la cavalerie dans toutes les grandes campagnes de 1800 à 1808. Le
grand-duché de Berg, principauté de la rive droite du Rhin, enlevé comme une
dépouille à la Prusse, lui fut donné en souveraineté par Napoléon. Il rêvait
une souveraineté plus royale l'empereur la lui faisait espérer pour
aiguillonner son ardeur. Murat fut chargé de conduire une armée française à
Madrid, sous prétexte de pacifier l'Espagne déchirée par les dissensions de
la famille royale, en réalité pour expulser les Bourbons et pour faire un
trône de plus à sa dynastie. Murat, à la fois négociateur, général d'armée,
protecteur apparent de la cour, exécuteur intéressé des pensées de Napoléon,
conspirant et combattant pour lui-même, subjugua Madrid révolté, s'interposa
entre le père et le fils au palais d'Aranjuez, contraignit l'abdication du
vieux roi, engagea le jeune roi à se rendre à Bayonne, où la perfidie de
Napoléon, qui lui promettait un trône, l'attendait pour lui donner une prison.
L'Espagne, veuve de sa famille royale et occupée par les troupes françaises,
était un empire à donner. Murat l'attendait pour lui. Il l'avait acheté par
assez de bravoure, assez de services, assez de ruses. Bonaparte mal conseillé
par les ambitions de ses proches, le donna à son frère Joseph, déjà roi de
Naples, promettant à Murat le royaume de Naples en dédommagement. Murat
trompé, mécontent, désespéré d'avoir conquis et ensanglanté l'Espagne pour un
autre, conçut un ressentiment profond d'une faveur manquée qu'il considérait
comme un outrage. Il tomba malade de cette langueur qui suit tes grandes
ambitions déjouées. Il refusa de voir l'empereur, s'enferma dans un isolement
amer, et reçut enfin le trône de Naples non comme un royaume, mais comme une
injure de son bienfaiteur. Il en prit possession en 1808, chassa les Anglais
de l'île de Caprée, d'où leur pavillon offensait ses yeux dans son palais,
éblouit son peuple par sa gloire, se l'attacha par sa grâce, et le gouverna
avec une sagesse et une bonté qui le firent adorer de l'Italie. Sa cour
brillante du luxe des armes, des fêtes, des plaisirs, fut une ivresse
continue de guerre, d'ambition et d'amour. XVIII Il
n'était néanmoins, quoique roi, qu'un vassal couronné de Napoléon. Il avait
ajouté ce nom de Napoléon au sien en signe d'adoption d'une part, de
clientèle de l'autre. II continuait de servir en qualité de maréchal de
l'empire et de commandant général de la cavalerie française dans les
campagnes de l'empereur. La couronne n'avait rien enlevé à son intrépidité.
C'était toujours le premier soldat à cheval de l'empire ; le feu l'exaltait.
La douceur de son cœur lui faisait cependant répugner au sang. Ce qu'il
voulait à la tête de ses escadrons, ce n'était pas la mort des ennemis,
c'était leur fuite et la victoire. Sa bravoure était un tourbillon qui
dispersait tout, mais qui tuait peu. Il ne portait en chargeant ni un sabre,
ni même une épée de combat. La seule arme qu'il ceignît à cheval était un
glaive romain, large et court, inutile à l'attaque et à la défense contre les
longues lames des cavaliers ennemis. Ce glaive, au pommeau de nacre
artistement incrusté de pierres précieuses, était orné du portrait de la
belle reine Caroline, sa femme, et de leurs quatre enfants. Il ne tira qu'une
seule fois cette arme du fourreau dans un danger extrême, non pour frapper,
mais pour animer son escorte à fondre avec lui sur une nuée de cavaliers dont
il était entouré. Il disait au comte de Mosbourg, son ami et son ministre,
qui avait administré ses finances avec un talent et une fidélité dignes d'un
plus vaste empire, et qui gardait sa mémoire avec le désintéressement et avec
le culte de l'amitié « Ma consolation la plus douce quand je repasse sur ma
vie de soldat, de général et de roi, c'est de n'avoir jamais vu tomber un
seul homme mort de ma main. Il n'est pas impossible, sans doute, que dans
tant de charges à fond, où je lançais mon cheval à la tête des escadrons, quelques
coups de pistolet, tirés au hasard, aient blessé ou tué un ennemi, mais je
n'en ai rien su ; si un homme était mort devant moi, et de ma main, cette
image me serait restée toujours présente, et me poursuivrait jusqu'au
tombeau. » La sensibilité du cœur s'allie ainsi dans le guerrier moderne à
l'impétuosité du courage. Il veut la victoire en masse, les détails du
carnage lui font horreur et pitié. XIX La
campagne de Napoléon en Russie arracha une dernière fois Murat aux délices de
sa cour de Naples. Il répugnait à cette guerre d'orgueil et de défi à la
nature, où Napoléon allait jouer la vie de deux millions d'hommes et l'empire
du continent contre une stérile conquête impossible à posséder. Mais Murat ne
pouvait entendre de loin le bruit du canon et les échos de la gloire de ses
anciens rivaux de renommée, sans se précipiter avec eux sur les champs de
bataille. Il rejoignit l'empereur en route, lui fournit quelques régiments
napolitains qu'il voulait tremper dans la grande guerre, et reprit le
commandement en chef de cent cinquante mille hommes de cavalerie, la plus
immense réunion de chevaux qui ait jamais sillonné l'Europe depuis les
invasions d'Asie. L'empereur l'embrassa, partagea comme autrefois avec lui sa
tente, le traitant tout à la fois en aide de camp, en ami, en beau-frère, en
roi. Murat fit presque à lui seul toute la campagne, à la tête des
avant-gardes, contre un ennemi qui se repliait toujours après les premiers
coups. Le roi de Naples semblait affamé de combats et jouir de ses dernières
lueurs de gloire. Il n'y eut du Borysthène à Moscou de feu que pour lui. Il
semblait n'en pas affronter assez pour son insatiabilité de gloire. Les
Cosaques, dont le rideau se reformait et se dissipait sans cesse autour de
fui, et qui le reconnaissaient de loin au luxe éclatant de son costume,
jouaient eux-mêmes avec Murat à ce jeu du sabre, comme dans un carrousel
oriental. Ils s'en approchaient, ils l'appelaient leur hetman français, comme
les mameluks, charmés de sa valeur, l'appelaient leur bey en Égypte. Ils en
recevaient des présents. XX Cette
passion du luxe militaire, qui exposait la vie de Murat aux coups de
l'ennemi, était une partie de son prestige sur les soldats. Son costume était
une partie de son caractère. Il le signalait à la popularité des camps.
L'éclat pour lui était l'image de la gloire. Homme du Midi, il aimait, comme
le Cid, la pompe espagnole, les chevaux piaffants, les armes précieuses, les
vêtements éclatants et colorés des Arabes. Son uniforme n'était jamais que le
caprice éblouissant de son imagination. Il portait généralement des bottes de
maroquin rouge, à larges plis retombant sur le cou-de-pied, ornées d'éperons
d'or ; un pantalon blanc collant sur la cuisse et révélant la mâle beauté de
ses formes, une veste de brocart, une tunique courte, serrée à la taille, bordée
de fourrures, enrichie de brandebourgs d'or ; une coiffure relevée comme
celle des compagnons de François Ier, deux ou trois panaches et une aigrette
flottante et étincelante sur son chapeau. Héros de théâtre, mais à qui l'œil
pardonnait cette ostentation guerrière, parce que la bravoure dépassait
l'ostentation, et que la scène était au milieu du feu et du sang. Napoléon
souriait quelquefois avec ses lieutenants de cet appareil un peu puéril de
son beau-frère, mais cet excès même lui plaisait, parce qu'il contrastait
avec sa propre simplicité, autre nature de prestige dont il frappait aussi
les yeux des soldats. XXI Pendant
que Napoléon, vainqueur presque sans combats, et enfermé dans le piège de
Moscou, perdait le temps à hésiter entre une marche en avant, une paix
menteuse et une retraite impossible, Murat, bivouaquant hors des murs, à la
tête de ses trente mille cavaliers, battait la campagne pour chercher ou
écarter l'ennemi de Moscou. On sait les désastres de cette retraite, où
l'armée de Napoléon, retardée par son indécision, lutta en se décimant dans
des déserts de neige contre les éléments et les hommes de cinq cent mille
hommes et de cent cinquante mille chevaux qui avaient passé quelques mois
auparavant le, Borysthène, soixante mille hommes débandés et quelques
centaines de chevaux le repassèrent à peine au cœur de l'hiver. Jamais,
depuis l'armée de Xerxès, une si longue et si complète déroute devant la
nature ne sema de cadavres d'hommes et de chevaux cinq cents lieues de
déserts. L'âme de Murat ne fléchit pas à ce spectacle. Il l'avait présagé, il
le brava en homme qui voulait laisser sa vie ou rapporter du moins son nom.
Il usa jusqu'à son dernier cheval de combat. Quand sa cavalerie fut évanouie
presque tout entière dans les combats et dans la neige, il groupa le peu
d'hommes qui lui restaient autour de l'empereur, il commanda le bataillon
sacré qui remplaçait sa garde, petite troupe d'élite, reste pitoyable d'une
immense armée, où les généraux faisaient fonctions d'officiers, et où les
colonels et les chefs d'escadron serraient les rangs des soldats. Abandonné
enfin par l'empereur, qui partit précipitamment pour précéder à Paris le
bruit de ses désastres, et pour prévenir le contrecoup de cette chute, Murat
reçut la mission impossible d'arrêter ce courant de fuite, de 'réorganiser au
cœur de l'Allemagne ennemie une armée qui n'était plus qu'une bande d'hommes
démoralisés et décimés par les éléments. Murat lui-même ne résista pas. Après
avoir vainement tenté de se faire obéir par des chefs dont l'absence de
Napoléon encourageait la désobéissance et par des soldats qui n'écoutaient
plus que la voix du salut individuel, Murat, rappelé aussi secrètement par sa
sollicitude sur le sort de son trône à Naples, déserta l'ombre d'armée
confiée par l'empereur à son commandement, et partit nuitamment pour son
royaume, en remettant le soin de rallier les troupes au prince Eugène
Beauharnais. XXII Napoléon
indigné masqua mal aux yeux de la France sa secrète colère contre son
beau-frère et son ami. Il l'insulta de sa propre main dans une note publiée à
ce sujet dans les feuilles publiques. « Le roi de Naples, malade, disait
Napoléon, a dû quitter l'armée. Le prince Eugène en prend le commandement. Le
vice-roi d'Italie a plus l'habitude d'une grande administration. Il a
l'entière confiance de l'empereur. » C'était dire tout haut que Murat ne
l'avait plus. Cette confiance était ébranlée depuis longtemps en effet.
L'empereur savait que Murat et sa cour étaient assiégés, comme Bernadotte,
des insinuations de l'Autriche et de l'Angleterre, qu'il les écoutait trop
dans l'intérêt de son trône, et que Fouché, relégué à Naples, donnait à la
reine Caroline, femme de Murat, et bientôt à Murat lui-même, des conseils
machiavéliques de paix séparée avec les puissances et de séparation de sa
cause de la cause perdue de Napoléon. Napoléon
ne se contint plus en apercevant enfin ces manœuvres obliques d'une cour
vassale de la sienne et d'une défection méditée dans sa propre famille mais,
selon son usage quand il était faible et qu'il voulait paraître fort, il
révéla avant le temps sa colère, et il outragea au lieu de frapper. « Je ne
vous parle pas, écrivit-il imprudemment à celui qu'il avait fait roi et qu'il
avait rendu indépendant en le couronnant, je ne vous parle pas de mon
mécontentement en apprenant la conduite que vous avez tenue après mon départ
de l'armée cela tient à la faiblesse de votre caractère vous êtes un bon
soldat sur le champ de bataille, mais, hors de là, vous n'avez ni vigueur ni
caractère. Seriez-vous donc de ceux qui pensent que le lion est déjà mort et
qu'on peut impunément se partager ses restes ?... Si vous faisiez ce calcul,
il serait faux !... Vous m'avez fait tout le mal que vous pouviez me faire
depuis mon départ de Wilna. Le titre de roi vous a tourné la tête. Si vous
voulez le conserver, conduisez-vous bien !... » XXIII De
telles paroles tombant sur le cœur d'un homme superbe, mais sensible, étaient
de nature à envenimer plus qu'à ramener ce cœur. Murat, humilié, rendit
offense pour offense. « Vous avez fait, dit-il, une cruelle blessure à
mon honneur, et il n'est plus au pouvoir de Votre Majesté de guérir le mal
vous avez outragé un ancien compagnon d'armes qui vous a toujours été fidèle
dans vos dangers, qui n'a pas médiocrement contribué à vos victoires, qui a
été un des soutiens de votre puissance, et qui jadis a ranimé votre courage
défaillant au 18 brumaire. « Quand
on a l'honneur, dites-vous, d'appartenir à votre illustre famille, on ne doit
rien faire qui puisse en compromettre les intérêts ou en obscurcir les
splendeurs. Et moi, Sire, je vous dirai pour toute réponse que votre famille
a reçu de moi autant d'honneur que vous m'en avez fait par le mariage de
votre sœur. « Quoique
roi, je regrette mille fois ces temps où, simple officier, j'avais des
supérieurs sans avoir un maître. Parvenu au trône, mais dans cette haute
position, tyrannisé par Votre Majesté, dominé dans mon intérieur, j'ai eu
soif plus que jamais d'indépendance et de liberté. C'est ainsi que vous
affligez, que vous immolez à vos moindres soupçons ceux qui vous sont le plus
fidèles et qui vous ont le mieux servi dans la brillante carrière de vos
succès c'est ainsi -que vous avez sacrifié Fouché à Savary, Talleyrand à
Champagny, Champagny lui-même à Bassano, et Murat à Beauharnais, Beauharnais
qui a auprès de vous le grand mérite de l'obéissance muette, et celui plus
grand encore, parce qu'il est plus servile, d'avoir tranquillement annoncé au
Sénat la répudiation de sa mère. « Pour
moi, je ne puis plus m'empêcher d'accorder à mon peuple quelque soulagement
par le commerce, et je dois réparer le tort que lui cause la guerre maritime. « De
tout ce que j'ai dit relativement à Votre Majesté et à moi-même, il résulte
que l'ancienne confiance est réciproquement altérée. Vous ferez ce que vous
jugerez le plus à propos, Sire ; mais, quels que soient. vos torts, je suis
encore votre fidèle beau-frère, « JOACHIM. » XXIV Cette
correspondance injurieuse, tantôt inspirée, tantôt adoucie par les conseils
de la reine Caroline, sœur de l'empereur, mais femme ambitieuse et
dominatrice de Murat, laissa le venin dans les cœurs, mais les apparences
d'un retour d'amitié entre les deux cours. En partant pour ouvrir en
Allemagne la campagne de 1813, Napoléon écrivit à Murat pour lui offrir de
nouveau le commandement de sa cavalerie. La situation de Murat fut cruelle à
cet appel de son ancien chef qui allait livrer ses derniers combats sur le
sol témoin de leur lutte de dix ans, périr peut-être en voulant ressaisir la
victoire, mais peut-être aussi reconquérir Vienne, Berlin, la soumission de
ses ennemis et une paix toute-puissante. Il était pour Murat aussi douloureux
d'abandonner son bienfaiteur vaincu qu'il était dangereux de mécontenter son
beau-frère vainqueur. Il hésitait, ses ministres lui conseillaient de rester
neutre et en observation douteuse à Naples. « N'avez-vous pas assez
fait, lui disaient-ils, pour la reconnaissance et pour la gloire ? N'est-il
pas temps de penser enfin à vous, à votre famille, à vos États perdus dans la
défaite si vous vous mêlez au combat ? Il Murat, déjà secrètement engagé avec
l'Autriche et l'Angleterre par un traité qui-lui livrait l'Italie, subit longtemps
l'angoisse de l'incertitude entre son trône, ses devoirs secrets, ses devoirs
publics envers la France, et son honneur de guerrier, de beau-frère et d'ami.
L'acte imprudent qu'il avait commis en écoutant l'Autriche et en se liant
contre son devoir pesait sur lui. Les regards de Napoléon et du monde, les
soupçons des généraux français, de sa cour et de son armée, l'intimidaient
également. Il crut pouvoir concilier misérablement en lui deux hommes le
général et le souverain. Comme guerrier, lieutenant de l'empereur, il se
décide à partir pour l'armée et à combattre encore avec lui ; comme roi, il
crut pouvoir reprendre, après avoir combattu, ses conventions particulières
avec l'Autriche. Infidèle ainsi à deux causes faute d'en avoir embrassé une,
combattant du bras avec Napoléon, du cœur contre lui. Honteuse et déplorable
situation où le salut n'est pas moins perdu que l'honneur. XXV Le
maréchal Ney, son fidèle émule de gloire, et ses amis de Paris lui écrivirent
que sa lenteur scandalisait l'armée. Le comte de Mosbourg et la reine le
conjurèrent de partir. Il leur avoua, sous la pression du moment, le traité
secret signé entre lui et lord Bentinck, vice-roi réel de l'Angleterre en Sicile.
Cet acte ténébreux avait été conclu, comme on trame un crime, dans l'île
solitaire de Ponza, sur la côte déserte de l'État romain. La reine,
ambitieuse et pleine de feintes, parut approuver tout haut une faute qu'elle
blâmait tout bas. Elle aida son mari à tout concilier en lui conseillant de
partir, mais de lui laisser, à elle, la régence, et en lui promettant de
faire marcher en Italie l'armée en son nom de régente et, comme à son insu,
au signal convenu. Le roi, embarrassé dans ses propres astuces, partit le
lendemain pour la campagne de Dresde, laissant derrière lui ce nœud
d'intrigues à dénouer, compliqué encore de l'ambition de sa femme et des
jalousies de pouvoir qu'il nourrissait contre les conseillers de la reine. A peine
le roi était-il parti que lord Bentinck, voyant dans son départ une rupture
des conventions secrètes et une hostilité, quitta l'île de Ponza et regarda
le traité comme non ratifié. XXVI Murat
cependant, emporté par son ancien enthousiasme, votait à la rencontre de
l'empereur en Allemagne. Il tombe dans ses bras. Napoléon le reçut en ami
réconcilié et lé vit combattre comme aux plus grandes journées de sa vie
militaire, à côté de lui, à Dresde et sur tous les champs de bataille de
cette dernière campagne. A la tête de trente mille cavaliers, Murat enfonça
l'armée coalisée sous les murs de Dresde et refoula les Prussiens, les
Autrichiens et les Russes. Trente mille prisonniers furent le fruit de ses
exploits. L'empereur et l'armée le reconnurent à son héroïsme. Bientôt ces
victoires aboutissaient pour Napoléon au soulèvement général de l'Allemagne
et a la déroute de Leipzig. Murat repartit plus indécis que jamais pour ses
États. Il sentait crouler l'appui de sa vie, il voulait en chercher un sur
lui-même. A peine
arrivé à Naples, il réunit en conseil secret ses plus intimes confidents, et
délibéra avec eux sur la fidélité ou l'infidélité à son bienfaiteur, choses
sur lesquelles l'honneur et le sentiment sont les seules délibérations. Les
conclusions furent qu'il fallait se conformer à la fortune et sacrifier
l'amitié à la politique et au trône. Fouché, qui avait toujours conservé
l'ascendant d'une intelligence supérieure sur un esprit facile à subjuguer,
accourut de Rome pour avoir des conférences secrètes avec Murat, sous
prétexte de le retenir à la cause de Napoléon. On croit que les conseils
secrets furent différents des démarches publiques, et qu'il fit envisager à
Murat la chute de Napoléon comme imminente et le royaume de Naples comme
entraîné dans cette chute, s'il ne cherchait pas un autre soutien. A peine
Fouché était-il reparti pour Rome que le comte de Neipperg, jeune militaire
diplomate aussi exercé aux menées des cours qu'aux manœuvres des camps,
accourut à Naples au milieu de décembre, conféra avec le duc de Gallo, ancien
négociateur de Ferdinand, maintenant attaché à Murat, et qu'un traité,
résultat de ces conférences, fut signé le 11 janvier 1814 entre l'Autriche et
Murat. Par ce traité, Murat se rangeait, pour racheter sa couronne de la
coalition, au nombre des ennemis de la France. Il promettait de fournir
trente mille hommes opérant en Italie ; l'Autriche en fournissait soixante
mille. Ces deux armées seraient commandées par Murat en personne, et
combineraient leur mouvement contre le vice-roi Eugène Beauharnais,
commandant l'armée française à Milan. Le prix de cette défection était pour
Murat le trône de Naples, abandonné par le roi Ferdinand, et garanti à lui et
à sa dynastie par les puissances coalisées. Héritage d'une ingratitude et
d'un aveuglement que le temps ne pouvait ratifier. L'Angleterre intervint à
ce traité et promit une attitude inoffensive en Italie contre Murat. XXVII A peine
le traité était-il signé que la rumeur s'en répandit dans toute l'Italie, et
que le cri d'indépendance qui couvait dans tous les cœurs italiens éclata
dans la péninsule. Murat favorisait ce mouvement d'opinion, qui devait, dans
ses idées, faire de lui non l'auxiliaire de l'Autriche, mais le libérateur de
l'Italie et le souverain de ce vaste empire auquel il allait rendre la
liberté et l'unité, ce réveil du long sommeil de l'Italie. Mais sa pensée
même était comprimée en lui par sa situation. Les garnisons de Napoléon à
Florence, à Rome, à Ancône, se défiaient de lui, l'Autriche l'observait avec
inquiétude, l'Angleterre se réservait de le contenir dans les limites du
traité qui lui assurait le royaume de Naples. Il tenta de tromper toutes ces
puissances par la rapidité et le caractère équivoque de ses mouvements. Il
rassura le général Miollis, commandant à Rome, le commandant d'Ancône, Barbou
; il lança ses colonnes sur les États romains, sous prétexte de demander
seulement passage. Les généraux français se renferment dans les citadelles.
Pressé par les Autrichiens de tenir sa promesse, il ordonna à ses troupes de
forcer les Français à évacuer les places fortes. Il partit lui-même de Naples
à la tête d'une seconde colonne de vingt mille hommes, mais sans trésor, sans
vivres, comptant sur le hasard, les sympathies, l'insurrection, pour se
recruter. Il s'avança ainsi sur Bologne. Pendant sa marche, Rome, Ancône, Civitta-Vecchia
capitulaient, et les garnisons se repliaient libres sur la France. Lord
Bentinck opérait en même temps un débarquement de troupes anglaises dirigées
sur Gênes et portant sur leurs drapeaux « Liberté et indépendance de
l'Italie. » Tout
annonçait un choc prochain entre les Napolitains, les Autrichiens, les
Anglais coalisés, contre Eugène, occupant encore la basse Italie pour
Napoléon avec cinquante mille hommes de troupes françaises et italiennes
aguerries sous un vice-roi fidèle. XXVIII Mais
soit remords de combattre ses anciens compagnons d'armes, soit défiance de
l'Autriche, soit attente de quelque grande insurrection nationale de l'Italie
qui .viendrait lui livrer la scène et améliorer les conditions de son traité,
Murat, immobile à Bologne avec la moitié de son armée, consumait les jours,
impatientait l'Autriche, portait ombrage aux Anglais à Gênes, et semblait
s'arrêter à moitié chemin de sa défection, pour voir de l'autre côté des
Alpes de quel côté se déclarerait la fortune. Il flattait tout le monde et
même Napoléon d'avoir levé dans son intérêt le drapeau de l'indépendance. Les
peuples d'Italie ne s'y rallièrent pas, voyant dans ces étrangers des
instruments de la domination française dont ils étaient las en ce moment. Car
pour une partie de ces malheureux peuples, la liberté n'est qu'une
alternative de servitude, et la tyrannie présente est toujours la plus
détestée. Murat, à la fois audacieux et timide, faisait régir les provinces
traversées par ses deux armées comme si elles étaient destinées à former
bientôt une vaste unité italique sous son sceptre. Les Anglais et les
Autrichiens répandaient partout au contraire les promesses de la restauration
des anciens États distincts et indépendants sous les princes de la maison de
Savoie, de la maison d'Este, du grand-duc de Toscane et du pape, captif alors
à Fontainebleau. Dans cette ambiguïté de leur sort prochain, les populations
restaient spectatrices en apparence désintéressées de la scène. La ville de
Naples seule, rouverte au commerce anglais et ivre de l'espoir de la
domination sur les États rivaux, s'exaltait des triomphes promis à son roi. XXIX Mais
cette longue immobilité du roi de Naples à Bologne laissait s'amortir l'élan
et s'affaisser le ressort de son armée. Les généraux français le quittaient
pour rester purs d'une guerre parricide contre leur patrie. Les généraux
napolitains, quoique fidèles, aguerris, formés à l'école de nos grandes
guerres, se subordonnaient mal à un souverain guerrier, il est vrai, mais
qu'ils avaient toujours vu le second d'un grand homme. Ils l'obsédaient de
leurs dissensions et de leurs conseils. Murat fléchissait et résistait tour à
tour l'impulsion s'amollissait dans tant de mains. Nul n'apercevait assez
clairement les motifs, le but, les résultats de cette expédition. L'ambiguïté
de la politique donnait de l'incohérence aux actes. Les généraux sommaient le
roi de s'expliquer. Lord Bentinck exigeait qu'il lui remît Livourne comme
gage de l'indépendance de la Toscane. Le pape, d'un autre côté, délivré par
Napoléon de la captivité afin de restituer Rome au siège du catholicisme
européen, s'acheminait vers sa capitale au milieu des populations italiennes
ivres et prosternées. Le pontife approchait de Bologne, et Murat ne savait
pas encore s'il le recevrait en prêtre qui va réclamer son temple ou en
souverain qui vient réclamer ses États. Surpris dans cette indécision par le
pape, Murat fut obligé de feindre le commun enthousiasme pour le captif de
Napoléon, de lui témoigner un respect extérieur qui jurait avec son ambition
secrète de garder Rome ; il l'escorta jusqu'à Césène. XXX A la
même heure, les carbonari de Naples, secte mystérieuse, célèbre depuis par
l'explosion de 1820 et par le soulèvement révolutionnaire de Naples et du
Piémont, mais secte alors inspirée et remuée par la reine Caroline, femme de
Ferdinand, roi de Sicile, agitaient les deux Calabres, proclamaient la
déchéance de Murat, la restauration de la maison de Bourbon, et s'emparaient
de ces deux provinces, les plus belliqueuses du royaume de Naples. Ces
nouvelles et les derniers succès de Bonaparte en Champagne, exagérés par la
distance, décidèrent un moment Murat à se réconcilier et à s'unir avec le
prince Eugène Beauharnais. Il envoya de Bologne à Milan des négociateurs
confidentiels à ce prince. Ces négociateurs, furent repoussés comme les
émissaires d'un traître. Ce refus de négociation et les vives instances des
généraux autrichiens et des commissaires anglais et russes qui l'assiégeaient,
forcèrent Murat à attaquer les Français. Il attaqua, il fut vainqueur, il
cerna les Français refoulés dans Reggio mais, au lieu de poursuivre son
triomphe et de saisir le fruit de sa victoire, il accorda une capitulation
aux troupes enfermées dans la ville, les laissa reprendre la route .de Milan,
et accrut ainsi les ombrages entre les Autrichiens et lui. Il
s'avança cependant vers Plaisance, pendant que le comte de Bellegarde,
commandant les Autrichiens, menaçait Milan. XXXI Telle
était l'attitude de Murat, cherchant à dévorer les -jours et les semaines
dans une expectative dont toutes les éventualités l'alarmaient également,
quand un courrier de Paris le rejoignit le 13 avril 1814, à midi, sous les
murs de Plaisance. Il se promenait en cet instant avec le général Coletta
dans le jardin d'une maison de campagne, près de la ville, où il avait établi
son quartier général. Il ouvrait son âme pleine d'anxiété, de desseins
contradictoires et de remords, au général Coletta, homme de bon conseil, de
talent remarquable et de résolution, mais Napolitain attaché avant tout à sa
patrie. Murat ouvrit la lettre que lui apportait le courrier, la lut en
silence, pâlit, fit çà et là quelques pas au hasard, comme un homme frappé d'un
coup mortel, leva les mains au ciel, regarda ensuite tristement la terre,
puis se rapprochant de Coletta et de quelques autres généraux de sa suite,
accourus et interdits de cette attitude, il leur annonça la prise de Paris,
la déchéance et la captivité de Napoléon à Fontainebleau, la chute
irrémédiable de l'empire, et il pleura. L'ennemi, le despote, le tyran avait
disparu à ses yeux ; dans Bonaparte il ne voyait plus que l'ami succombant
enfin sous les coups de la fortune, et succombant en le croyant infidèle et en
le voyant lui-même au nombre de ses ennemis. Son émotion inspira pitié et
attendrissement à ses généraux. XXXII Une
heure après, soit qu'il n'eût pas le courage de poursuivre en commun avec les
alliés la ruine des Français en Italie, soit qu'il pensât à son propre trône
et à sa famille, que le contre-coup d'une pareille catastrophe pouvait
atteindre subitement à Naples, il ordonna la suspension de toutes les
hostilités à ses troupes, et se retira désarmé et déconcerté à Bologne. De
là, après avoir disposé le retour de son armée dans ses États, et laissé un
de ses meilleurs lieutenants, le général Carascosa, avec six mille hommes
dans les Marches, il partit lui-même pour sa capitale. II la retrouva calme
et fidèle. La reine, sa cour et le peuple le reçurent en vainqueur, et
déguisèrent sous des fêtes multipliées les tristesses sourdes et les craintes
intimes qui couvaient déjà dans tous les cœurs. Le pressentiment de la chute
prochaine de cette royauté vassale de Napoléon était dans l'air. La famille
des anciennes monarchies ne pouvait tolérer longtemps, encore moins protéger
cette usurpation sans base a Naples, pendant que Ferdinand réclamait son
trône, et que le principe de la légitimité des couronnes devenait le droit
public de l'Europe. Les services d'ailleurs rendus par Murat dans la première
campagne à la coalition étaient si intéressés, si douteux, si faibles, qu'on
pouvait sans trop d'injustice le traiter en ami ou en ennemi des alliés. Son
trône tremblait comme sa conscience. Il n'avait pas même la consolation des
revers, la fidélité à une cause vaincue. Il y avait du remords dans son
adversité. XXXIII II
affecta de n'y pas croire, pour enlever à ses peuples Je prétexte de
l'abandon. Inquiet des résolutions du congrès de Vienne et des complaisances
de M. de Talleyrand pour les Bourbons de Sicile, dont les Bourbons de France
devaient vouloir a tout prix la restauration afin de fortifier leur principe,
Murat envoya à Vienne deux ambassadeurs, le duc de Campo-Chiaso et le prince
Cariati. Ils y furent reçus avec défiance, exclus des conférences, réduits au
rôle d'observateurs de qui l'on se cache, solliciteurs importuns d'un trône
déjà secrètement donné à un autre compétiteur. Suspects aux cours légitimes,
odieux aux Français de la cause de Napoléon, ces envoyés déguisaient mal à leur
maître les périls dont il était menacé. Ils ne tardèrent pas à connaître ou a
soupçonner le traité secret conclu entre l'Angleterre, la France et
l'Autriche pour l'expulsion de Murat du trône de Naples. Murat s'obstina
contre la cession de sa couronne. Il crut qu'avec l'amour de son peuple, le
nombre et la valeur de son armée, la force naturelle de ses frontières et le
patriotisme italien réveillé à sa voix, il pourrait braver l'Angleterre,
l'Autriche et la France, et conquérir son trône sur le sol même où il l'avait
fondé. Il
sentit que la liberté pourrait seule lui concilier la nation napolitaine plus
éclairée et plus amoureuse alors d'institutions représentatives que le reste
de l'Italie. Il promit une constitution à ses peuples il créa, en attendant, des
conseils délibérants, qui donnaient une ombre d'intervention nationale à son
gouvernement encore absolu. Il réduisit les impôts, il ouvrit les ports, il
donna la liberté du commerce. Il congédia avec douleur, mais pour complaire
au génie du peuple, tous les Français qui occupaient des grades dans ses
armées, et les plaça dans son administration. II rechercha la popularité même
par l'ingratitude, il institua de. fortes milices civiques,' il augmenta
-l'armée, il prodigua le luxe et les fêtes, il cacha sous une apparence de
sécurité et de splendeur les périls et les inquiétudes dont il était dévoré.
Les théâtres, les chasses, les revues, l'éclat de sa cour, attiraient
l'Europe. Il semblait se hâter de jouir d'un trône qui se dérobait sous lui. XXXIV Des
intrigues sourdes se cachaient aussi dans le palais de Naples sous ces dehors
de confiance et de paix. La princesse Pauline Borghèse, sœur de la reine de
Naples et de Napoléon, arrivait de l'île d'Elbe, et concertait une
réconciliation entre Murat encore roi et l'empereur exilé. Le cœur et
l'intérêt s'accordaient dans le roi de Naples pour lui faire désirer un
retour de Napoléon en France. Il voulait racheter le passé, assurer l'avenir.
Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que les dernières
extrémités de guerre, avec Bonaparte, valaient mieux pour son beau-frère que
les ménagements si chèrement achetés et si mal garantis de l'Europe. Infidèle
une fois par humeur et par intérêt mal entendu à son devoir et à ses
sentiments, il reconnaissait maintenant que son devoir, ses sentiments et ses
intérêts lui commandaient une fidélité à mort à l'auteur de sa fortune et au
chef de sa dynastie. Il regardait sans cesse du haut de la terrasse de son
palais cette mer qui entourait l'île d'Elbe, et d'où quelques voiles à
l'horizon pouvaient à chaque instant rapporter sur ses côtes du sur les côtes
de France l'homme qu'il avait trahi et qu'il implorait maintenant des yeux.
Mais l'empereur, instruit de son repentir par sa sœur Pauline, quoiqu'il eût
pardonné à Murat, et qu'il lui eût fait dire de se tenir prêt et immobile, ne
se fiait pas assez à la solidité de son caractère pour se jeter à la merci de
son beau-frère en Italie. Sans doute, il y aurait trouvé une armée ; mais
cette armée avait l'Italie à traverser et l'Autriche a vaincre, avant de
franchir les Alpes pour la ramener en France. La promptitude et la surprise
étaient les forces sur lesquelles il comptait le plus. Murât paraissait
absorbé par les fêtes de cette saison de l'année. Il était au milieu d'un
cercle de ses familiers et de ses généraux dans les salons de la reine, le 4
mars, quand un messager de l'empereur lui apporta la nouvelle de son
débarquement à Cannes et de sa marche sur Paris. Murat, sans communiquer à sa
cour la nouvelle qu'il venait de recevoir, emmena la reine dans un
appartement retiré du palais, pour concerter avec elle son langage et sa
physionomie avant l'éclat de cet événement. Il resta longtemps enfermé avec
elle ; puis reparaissant dans le salon le visage rayonnant de joie, il
annonça le débarquement de Napoléon à ses courtisans, et se retira
immédiatement pour réfléchir et pour tenir conseil. XXXV Mais
quoique son parti fût pris d'avance, et qu'il ne consultât ses conseillers
que pour les ranger de son avis, il feignit d'apprendre cette rupture du
bannissement de Napoléon avec la même indignation que ses ennemis, et il
expédia dans la nuit à toutes les cours des lettres dans lesquelles il jurait
d'observer neutralité et fidélité au traité avec l'Autriche. La
reine, les amis de cette princesse à la cour, les ministres et les
conseillers de Murat n'hésitèrent pas à le détourner de tout mouvement contre
les puissances et de toute solidarité avec l'entreprise de Napoléon. Il fut
sourd et impétueux comme sur le champ de bataille. II énuméra ses forces, il
s'éblouit lui-même de ses illusions sur sa popularité en Italie. « L'Italie
attend un signal et un homme, dit-il. J'ai quatre-vingt mille soldats
aguerris, des bataillons de milice provinciale, une garde nationale, des
gardes-côtes, deux mille étrangers ; tous les pays baignés par le Pô
m'appellent et me promettent des bataillons de volontaires et des armes. Les
généraux de l'ancienne armée d'Eugène à Milan, ceux de Piémont, m'écrivent
qu'ils sont prêts à s'insurger à mon approche et à former sous moi la ligue
de l'indépendance italique. Le congrès, par ses actes, a mécontenté toutes
les populations en deçà et au delà des Apennins Gênes s'indigne Venise
s'humilie le Piémont, ramené à la servitude des prêtres et des nobles par la
maison surannée de Savoie, frémit du double joug qu'on lui montre le Milanais
subit impatiemment l'antique esclavage sous les proconsuls de l'Autriche ;
Rome et ses provinces retombent sous la tyrannie sacerdotale qui hébète, en
l'enchaînant, son peuple un moment affranchi. » XXXVI On lui
représenta en vain l'inégalité de ses forces contre les huit cent mille
hommes de la coalition prêts à refluer sur les- Alpes après avoir anéanti
Napoléon en France l'Angleterre menaçant ses côtes, la Sicile tramant la
contrerévolution dans ses propres villes, les Calabres mal étouffées sous sa
police et éclatant derrière lui pendant qu'il combattrait pour l'indépendance
de la basse Italie. Rien ne l'arrêta ! Il avait conspiré seul avec lui-même
dans le secret de ses pensées depuis huit mois ; ses arsenaux étaient pleins,
son trésor suffisant pour une campagne, ses soldats levés, ses places
préparées, ses généraux désignés. Certain de tout perdre s'il attendait
immobile l'exécution des antipathies de l'Europe, il résolut de tout risquer,
et, comme s'il eût voulu enlever à ses conseillers et à ses peuples le temps
de la réflexion, il déclara la guerre le 15 mars 1815, sans attendre même la
nouvelle des succès définitifs de Napoléon et de son entrée à Paris. Il prit
le commandement en chef de son armée divisée en deux corps. Le premier corps,
composé de sa garde, sous les ordres des généraux Pignatelli, Strongoli et de
Livron, comptait douze mille hommes ; le second corps, commandé, sous le roi
lui-même, par les généraux Carascosa, Ambrosio, Lechi, Rosetti, Coletta,
Millet, trente mille combattants. Le premier corps s'avança sur Rome, faisant
demander passage au pape. Il refusa. L'armée continuant à s'approcher des
murs, le pape abandonna Rome et se réfugia à Gênes. Le roi, avec le second
corps, marcha sur Ancône. A la
nouvelle des mouvements inexpliqués du roi de Naples, mais dont la
coïncidence avec l'invasion de la France disait assez le sens au congrès de
Vienne, l'Autriche se hâta de fortifier par de nouvelles troupes son armée
dans le Milanais. Le général autrichien Frimont en reçut le commandement.
Cette armée, couverte par l'Éridan compta bientôt soixante mille hommes sous
des généraux consommés. Elle s'étendait de Milan à Césène. Un corps armé sous
le général Nugent couvrait la Toscane. XXXVII Des
proclamations de Murat aux Italiens les appellent partout à la délivrance de
leur patrie et à la liberté constitutionnelle qu'il leur promet sous la
tutelle de son épée. Le premier choc de Murat et des Autrichiens commandés
par Bianchi eut lieu dans les plaines de Bologne. Murat entra une seconde
fois triomphant dans cette ville, foyer des lumières et du libéralisme
italien. Il s'avança de là sur le Tanaro, fleuve qui se jette dans le Pô et
qu'on traverse sur un pont à Sant'Ambrojio. Pendant que son avant-garde,
commandée par Carascosa, attaquait cette position hérissée de canons et
faisait passer le Tanaro à gué à un de ses corps pour tourner les
Autrichiens, Murat lui-même, emporté par son impétuosité naturelle, s'élance
avec vingt-quatre cavaliers de sa garde au-milieu du feu, traverse
miraculeusement le pont sans être atteint, et, ralliant ses colonnes, enfonce
et disperse à droite et à gauche l'ennemi. Il arrive sur les pas des
Autrichiens à Modène et s'empare de cette ville. Au même moment ses lieutenants
s'emparaient de Ferrare. Le roi de Naples, ivre de ces premiers succès
grossis par la renommée, revint de sa personne triompher à Bologne et
attendre le premier corps de son armée commandé par Pignatelli et Livron, qui
touchait seulement à Florence. XXXVIII Le
commandement de ce corps, partagé entre deux généraux qui ne s'entendaient
pas, avait été mou et incertain. Au lieu de précipiter leur marche à travers
la Toscane pour se trouver en ligne avec le roi, ils avaient perdu des jours
et des occasions de vaincre le général Nugent. Ils étaient comme bloqués à
Florence. Leur immobilité privait Murat de sa réserve, de sa garde, de
l'élite de son armée. Les proclamations de ce prince pour soulever l'Italie
mouraient sans échos. Il n'arrivait à son armée ni régiments, ni volontaires,
ni subsides. Nul ne se fiait à un étranger de l'indépendance de sa patrie.
Tyran pour tyran, on aimait mieux celui qui avait le plus de chances de
demeurer vainqueur. Rien ne remuait des Alpes aux Apennins. Les Toscans et
les Modénais se joignirent aux Autrichiens contre les Napolitains. Murat
déconcerté appela ses généraux à Bologne, tint un conseil de guerre avec eux,
accusa l'Italie, s'avoua la situation, et résolut de se replier sur Ancône
pour concentrer toutes ses forces plus près de ses frontières et pour
attendre une bataille au lieu de continuer à la provoquer. Dans une guerre
d'invasion et de surprise, une telle expectative était déjà une défaite. Il
ordonna à sa garde de quitter Florence et de venir le joindre sur le revers des
Apennins par Arezzo et Borgo San Sepolero vers Ancône. Le roi, après des
engagements mêlés de revers et de succès, arriva à Imola suivi par deux
armées autrichiennes l'une, commandée par le général Neipperg, marchait sur
les pas de Murat par l'antique voie Émilienne, plus rapprochée de
l'Adriatique ; l'autre, sous les ordres de Bianchi, s'avançait par Florence.
L'Apennin vit réunies ces deux armées. Elles formaient ensemble cinquante
mille hommes. Mais Murat espérait les combattre séparément, et il avait
choisi pour ce champ de bataille la position de Macerata, où il se pressait
d'arriver. Vingt jours de marche lui étaient nécessaires pour se replier de
Bologne avec tous ses corps sur Macerata. La fortune et l'habileté les lui
donnèrent. Poursuivi en vain par Neipperg, Murat arriva enfin le 30 avril à
Macerata, où il trouva sa garde au rendez-vous marqué et à l'heure dite. Elle
reçut son général et son roi avec des acclamations de bon présage. La
bataille, sur un terrain choisi de si loin par Murat, allait décider du sort
de l'Italie, qui passerait tout entière au vainqueur. XXXIX Les
Napolitains ne comptaient plus que vingt-cinq mille hommes, mais ils étaient
maîtres du point de jonction entre l'armée de Bianchi et l'armée de Neipperg
; ils pouvaient en conséquence les combattre l'un après l'autre, ou du moins
les empêcher de combiner leurs mouvements. Murat se chargea de combattre
Bianchi en personne avec seize mille Napolitains de ses meilleures troupes,
et laissa Carascosa, son meilleur général, avec onze mille, pour faire face à
l'armée de Neipperg. Il engagea avec intrépidité l'action, dispersa les corps
avancés de Bianchi et les fit reculer jusqu'à Tolentino. La nuit y arrêta les
colonnes de Murat. Enivré de cette première journée, il expédia des courriers
à la reine de Naples pour lui annoncer une victoire a moitié remportée, et
des ordres à Carascosa d'attaquer résolument Neipperg. Le jour
se leva chargé d'épais brouillards de printemps. Ces brumes dans ces vallées
imitent les vagues et les ondulations de la mer, et dérobent complétement aux
yeux les paysages. Bianchi, à la faveur de la nuit et de ces nuages, s'était
recruté, à l'insu de Murat, de tous ses corps disséminés la veille et qui
n'avaient pas encore rejoint ses colonnes. Au premier déchirement du rideau
de brouillards par le vent du matin, le roi de Naples à cheval, et prêt à
poursuivre sa victoire, aperçut les collines de Tolentino couvertes et
étincelantes de vingt-cinq à trente mille baïonnettes. Deux forts mamelons
détachés des montagnes et s'avançant comme un cap dans la plaine portaient
les avant-gardes de Bianchi. Murat fut interdit il compta tristement le petit
nombre de ses troupes, se repentit d'avoir détaché Carascosa avec le reste ;
mais, sentant aussi que l'hésitation serait l'aveu de son infériorité et que
le dernier espoir était dans le désespoir, il fondit sur les postes avancés
de Bianchi, qui reculèrent jusqu'aux montagnes. Satisfait de cet ébranlement
donné aux Autrichiens par ce premier choc, il n'osa aborder avec des colonnes
si inégales les masses de Bianchi étagées sur le pied des montagnes. Deux
heures se passèrent silencieuses et immobiles entre ces deux armées se
mesurant l'une l'autre du regard et laissant entre elles un vaste intervalle.
Ce furent deux heures d'angoisses pour le roi et pour ses lieutenants. Il
n'espérait plus que dans la nuit qui lui permettrait de dérober ses
manœuvres, de rallier Carascosa, et de chercher la victoire ou le salut sur
un autre terrain. XL Mais
Bianchi voyant son indécision et son petit nombre fondit enfin sur les
Napolitains avec toutes ses forces. Le choc fut terrible et la mêlée confuse.
Murat s'y retrouva tout entier ; à la fois roi, général et soldat. Dirigeant
ses bataillons, chargeant avec ses escadrons, secourant les uns, ralliant les
autres, perdant tour à tour ses plus braves aides de camp frappés à mort à
ses côtés, cherchant lui-même la mort, il étonna les Autrichiens, fendit
leurs carrés, éteignit leurs batteries, refoula leur cavalerie, et, se maintenant
jusqu'à la nuit sur ce champ de bataille jonché de deux mille cadavres, il
força le prudent Bianchi à laisser la journée indécise et à se replier sur
ses positions du matin pour y reprendre haleine et pour y concentrer ses
renforts. XLI A peine
les Autrichiens se retiraient-ils du champ de carnage, que Murat expédiait
ordonnance sur ordonnance à Carascosa pour lui ordonner de lui envoyer de
nouveaux corps. Carascosa obéissait et se découvrait lui-même devant Neipperg
pour couvrir son roi. Une colonne commandée par le général Maïo s'avançait.
Murat volait à sa rencontre pour la haranguer et lui assigner son poste de
combat dans la bataille du lendemain, quand il fut arrêté dans sa course par
deux courriers arrivant de Naples. L'un lui annonçait une insurrection
générale des Calabres, dont la capitale même était au pouvoir des insurgés
relevant le drapeau de Ferdinand ; l'autre, les revers de ses réserves dans
les Abruzzes, la prise du défilé d'Introdocco par douze mille Autrichiens, la
déroute et la dissolution des gardes civiques, la route de Naples ouverte aux
ennemis par Capoue, les dangers de la capitale, ceux de la reine et de ses
enfants, l'extrémité du royaume. A ces
nouvelles, Murat, déjà obsédé des périls du jour et de ceux du lendemain,
sent s'écrouler en lui toutes ses pensées. Il renonce à une lutte inutile sur
un sol étranger pendant que ses propres États se dérobent à lui. Il se résout
à voler d'abord au secours de son trône et de sa famille. Il ordonne la
retraite, galope vers tous les corps, dispose les colonnes, attend les
ténèbres, et, commandant lui-même l'arrière-garde, il dispute en héros les
défilés de Macerata aux Autrichiens qui le poursuivaient. Descendant de
cheval, on le vit plusieurs fois rouler de sa propre main avec ses sapeurs,
sous les boulets de l'ennemi, les rochers et les troncs d'arbres dont il
barricadait le défilé, contre les chevaux et les canons de Bianchi. Il acheva
la nuit à Macerata attendant le reste de ses colonnes auxquelles il avait
assigné ce rendez-vous. XLII A
l'aurore, elles n'existaient plus toutes les légions qui n'étaient pas sous
la main de Murat, attaquées isolément par les Autrichiens, cernées par
Neipperg et par Bianchi, écrasées par le nombre ou se débandant elles-mêmes
sous la panique d'une retraite nocturne, s'étaient fondues. Les généraux et
les officiers restaient seuls autour du roi. On employa les premières lueurs
du jour à en rallier quelques restes. Carascosa, parti d'Ancône avec six
mille hommes, rejoignit Murat, qui fit à la hâte filer ces colonnes sur ses
États, leur assignant des rendez-vous et des garnisons dans les places
fortes, à Civita et à Pescara. Il se dirigea presque seul vers les Abruzzes,
pour y disputer l'entrée de ses États avec les forces qu'il se flattait d'y
rallier encore. Pendant
ces combats et ces retraites, tout se décomposait à Naples. Les Calabrais
s'avançaient vers la capitale, le commodore anglais Campbell croisait dans le
golfe avec une flotte formidable, et menaçait de bombarder la ville et le
palais, si on ne lui remettait pas les vaisseaux et les arsenaux pour
désarmer un ennemi déclaré des alliés. La reine délibérait sous le canon des
Anglais avec ses ministres la ville fermentait. Le cardinal Fesch, oncle de
Napoléon, et la princesse Pauline Borghèse, sœur de l'empereur, s'enfuyaient
du palais et de la ville. La reine enfin chargeait le prince Cariati de
négocier en secret avec l'amiral anglais la cession du port et des arsenaux,
à la condition qu'un vaisseau serait mis à sa disposition pour s'embarquer
avec sa famille et ses trésors, et pour aller traiter de la paix en
Angleterre. Ces conditions accordées, la fermentation, suite de la terreur,
s'apaisait à Naples. XLIII Pendant
ces désastres, Murat presque seul atteignait par les chemins détournés la
maison royale de Caserte. Là il apprenait l'insurrection de la garnison de
Capoue, son dernier espoir. Six mille soldats faisant violence à leurs
officiers, avaient forcé les portes, abandonné les murs, s'étaient dispersés
dans les campagnes, et avaient jeté le découragement et la consternation dans
la capitale. Le roi Ferdinand était à Messine, n'attendant pour franchir le
détroit et pour rentrer dans le royaume de ses pères que la nouvelle de
l'écroulement de Murat. Remettant les débris fugitifs de son armée au général
Carascosa, et le soin de négocier une paix prompte et à tout prix à ce
général et à Coletta, commandant de son artillerie « Sacrifiez tout, leur
dit-il, excepté votre patrie. Je veux porter seul le poids de l'adversité. »
Puis, changeant de cheval, il galopa vers Naples, où il arriva la nuit. Il
monta, sans être attendu, 'l'escalier du palais, entra dans l'appartement de
la reine, -et se précipitant dans ses bras : « Tout est perdu ! lui
dit-il, madame ; il ne me restait qu'à mourir, et je n'ai pas su mourir ! »
Des larmes roulèrent dans ses yeux en regardant sa jeune épouse et ses
enfants. « Non, rien n'est perdu ! s'écria la reine, digne de son
sang par son intrépidité, puisqu'il vous reste l'honneur, et à nous la
constance dans l'adversité ! » XLIV Ils
s'enfermèrent quelques instants ensemble pour concerter secrètement leur
départ par des chemins divers et les lieux où ils devaient se retrouver. Ils
passèrent le reste de la nuit à s'entretenir avec leurs plus fidèles amis et
à sonder l'avenir. Le jour suivant, Murat sortit déguisé de ce palais où il
avait vécu heureux et roi, et se rendit seul au petit port de Pouzzoles,
fameux par les crimes de Néron et par le meurtre d'Agrippine. Une barque de
pêcheur le conduisit dans l'île d'Ischia, lieu autrefois de délices,
aujourd'hui d'adieux. Les insulaires d'Ischia n'abusèrent pas contre lui de
son infortune. Ils lui montrèrent des visages compatissants, et lui donnèrent
pendant quelques jours une hospitalité sûre, pleine de deuil et de respect.
L'affection que son cœur avait méritée des Napolitains lui rendit le départ à
la fois plus cruel et plus doux. Il était aimé deux fois depuis qu'à
l'attachement se joignait la pitié. Il partit d'Ischia pour la côte de France
sur un bâtiment de commerce nolisé par les soins de ses amis de Naples.
Quelques amis de toutes ses fortunes le suivaient parmi les hasards nouveaux
et sinistres qu'il allait courir. XLV Pendant
que Murat s'embarquait à Ischia sans savoir s'il serait reçu en France par la
vengeance ou par le pardon de Napoléon le peuple s'insurgeait à Naples sous
les fenêtres de son palais désert. La reine et ses enfants, accompagnés de
trois ministres fidèles attachés de cœur aux prospérités et aux ruines de
cette famille, le comte de Mosbourg, Zatlo et le général Macdonald, se
réfugiaient sur un vaisseau anglais dans le port pour échapper aux insultes
de la populace. Retenus par la tempête dans la rade sous les fenêtres du
palais ils entendirent, à travers les flots, les acclamations de leur
capitale saluant l'entrée des Autrichiens. Voguant enfin vers l'Adriatique,
le vaisseau qui emportait la reine de Naples rencontra celui qui apportait à
Naples le roi Ferdinand. La malheureuse épouse de Murat fut obligée de
quitter le pont et de descendre cacher son humiliation dans l'ombre du
vaisseau pour ne pas assister aux salves et aux honneurs, rendus au prince
légitime qui venait recouvrer son trône. Tels étaient les événements imprévus, soudains et inopportuns qui venaient de s'accomplir en Italie avec la rapidité de la pensée, à l'insu et contre les vues actuelles de Napoléon. Ces événements motivaient des déclarations de guerre encore suspendues, et firent dire souvent depuis à l'empereur : « La destinée de Murat était de perdre deux fois ma cause, une fois en m'abandonnant, une autre fois en se prononçant pour moi avant l'heure. » Ainsi la fidélité malheureuse ne rachetait pas même l'infidélité. Le devoir seul ne se trompe jamais d'heure, comme l'honneur de chemin. |