HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME TROISIÈME

 

LIVRE VINGTIÈME.

 

 

Situation d'esprit de la France après le 20 mars. — Double conduite de Napoléon. — Physionomie du congrès de Vienne. — Remaniement de l'Europe par le congrès. — Politique de M. de Talleyrand. — On apprend à Vienne le départ de Napoléon de l'île d'Elbe, sa marche à travers la France et la fuite de Louis XVIII. — Indignation des souverains contre les Bourbons et la France. — Lutte de M. de Talleyrand contre les alliés. — Conférence du congrès du 13 mars. — Discours de M. de Talleyrand. — Déclaration du 13 mars. — Traité du 25. — Convention de guerre du 31.

 

I

Tout se taisait en France. On attendait que l'Europe prît la parole devant ce grand changement qui venait de s'accomplir en si peu de jours. Les communications, soigneusement interceptées par la police de l'empereur, ne laissaient pénétrer du dehors aucune nouvelle de nature à enlever aux populations trompées ces espérances de paix que Napoléon avait semées de sa propre bouche sur la route de Cannes à Paris, et que les écrits de ses affidés et les rumeurs de ses agents continuaient à multiplier dans les campagnes. On se flattait que la rapidité de cette révolution déconcerterait toutes les résolutions du congrès que les sentiments de famille, noués par le cœur de Marie-Louise et de son fils entre Napoléon et l'empereur d'Autriche, reprendraient leur puissance ; que M. de Metternich, longtemps familiarisé avec la cour impériale, ne répugnerait pas à de nouvelles capitulations de conscience avec le dominateur de la France ; que l'empereur Alexandre retrouverait son ancienne amitié dans son cœur que les puissances secondaires de l'Allemagne, mécontentes et humiliées de la part qui leur était faite dans les dépouilles de l'empire français et du joug qu'il fallait accepter de l'ascendant des grandes monarchies du Nord, se rejetteraient par ressentiment vers la France ; enfin que le roi de Naples, Murat, un instant infidèle à la cause de son beau-frère et de son bienfaiteur, saisirait le moment d'une réconciliation avec l'empereur, qui était en même temps sa sûreté, et jetterait le poids de l'Italie entière dans la balance de la guerre ou de.la paix. L'Angleterre elle-même, aigrie par l'opposition contre lord Castlereagh et se plaignant avec amertume, par la bouche des orateurs de l'école de Fox, de voir ses intérêts sacrifiés sur le continent à la cause des rois soldée par ses subsides, laissait espérer un amollissement de sa haine contre Napoléon, revenu de beaucoup d'erreurs en revenant de la rude leçon de l'exil. Ces considérations, sincèrement ou artificieusement présentées à l'opinion publique par les publicistes de Napoléon et par les confidents de ses espérances, endormaient au commencement les alarmes suscitées par son retour. L'image de l'Europe entière, coalisée de nouveau pour anéantir celui qui venait encore la défier au sein d'une patrie épuisée de force, était si menaçante, qu'on se plaisait à l'écarter comme une de ces calamités suprêmes que la pensée se refuse à discuter de peur d'en être écrasée. Napoléon lui-même se flattait contre toute espérance. Les espérances, qu'il était obligé d'affecter aux yeux de la nation, afin de lui déguiser les calamités dont il allait être pour elle l'occasion, le contraignaient à des ménagements de paroles et de contenance envers l'Europe qui rendaient équivoque sa situation. Il ne voulait donner aucun prétexte a une agression des puissances par des armements trop soudains, encore moins par une guerre offensive. Sa nature et sa politique étaient en contradiction dans son attitude. L'homme qui avait dû toutes ses victoires à l'audace se voyait enchaîné par la prudence. Il fallait feindre de croire à l'impossibilité de la guerre et rester oisif et immobile au moment même où il aurait le plus besoin de mouvement rapide et d'énergie désespérée. Ainsi, persuader à la France qu'elle n'aurait pas de guerre à supporter pour sa cause, persuader à l'Europe qu'il était devenu un prince pacifique, et cependant se préparer à l'assaut du monde en silence, en secret, et avec des demi-mesures inégales aux extrémités de ses périls telle était la condamnation de ce génie absolu qu'une témérité heureuse, mais folle, enfermait dans le piège de son ambition. Tel était aussi le secret de ses anxiétés, de ses tergiversations, de ses lenteurs, de ses conseils sans fin, et de sa faiblesse pendant ces jours d'attente où il s'usait lui-même en usant le temps. Les Tuileries ne le reconnaissaient plus ; la France s'étonnait. On s'attendait à des miracles de résolution, de force, d'activité on n'apercevait que des hésitations, des temporisations, des incertitudes. L'homme manquait aux circonstances, parce que les circonstances manquaient à l'homme. Leçon terrible pour l'orgueil humain. Les plus grands hommes se rapetissent quand ils se mesurent avec de fausses situations. César fut faible, irrésolu et temporisateur à Rome après avoir vaincu sa patrie par un crime. Les coups de poignard qui le débarrassèrent de la vie le délivrèrent aussi d'une impossibilité de conduite envers le sénat et le peuple. Napoléon, reporté par les flots d'une sédition militaire à l'empire, n'était plus le Napoléon de l'espérance, c'était l'homme de la déception pour la patrie et pour lui-même.

 

II

Le congrès de Vienne était encore réuni quand Napoléon quitta l'île d'Elbe. En posant le pied sur le sable du rivage à Cannes, il s'écria « Le congrès de Vienne est dissous ! » C'était le cri de son espérance. Il se flattait d'avoir déconcerté l'Europe par le seul déplacement de sa personne, et il voulait que ce mot, en courant devant lui sur la France, flattât la nation du même présage. Ce présage le trompa, comme trompent tous les augures que l'homme tire de sa propre passion, au lieu de les prendre dans la réalité des choses. Les correspondants intéressés qu'il avait à Vienne lui avaient persuadé que la coalition était embarrassée de son triomphe, que les peuples étaient soulevés d'indignation contre le partage arbitraire de ses dépouilles distribuées entre les vainqueurs, que les cours, jalouses les unes des autres, ne pouvaient s'entendre sur cette grande distribution des territoires reconquis, qu'enfin son retour en France et son rétablissement sur son trône serait le signal d'une terreur générale des souverains et des ministres, et lui laisserait le choix des alliances entre tant d'ennemis. Il se plaisait à croire que M. de Talleyrand, homme qui ne contestait jamais longtemps avec le succès, serait ramené à lui par les victoires et rachèterait par des services secrets à Vienne ses défections à Paris. Il se proposait de le faire sonder aussitôt qu'il pourrait lui envoyer un négociateur confidentiel.

 

III

Jamais, depuis la constitution de l'Europe en nationalités, en monarchies et en républiques, un congrès n'avait réuni dans une même capitale une assemblée aussi imposante d'empereurs, de rois, de généraux, de négociateurs, parce que l'Europe aussi profondément bouleversée, conquise, partagée, reconquise, n'avait jamais eu à opérer une plus vaste reconstruction d'elle-même. Plus de cent mille étrangers intéressés ou spectateurs des grands débats qui allaient occuper les souverains, les diplomates, les peuples, s'étaient rassemblés à Vienne depuis le mois de septembre jusqu'au mois de mars. Tous les souverains du Nord s'y étaient rendus de Paris après l'évacuation de la France par leurs armées. Leurs familles, leurs ministres, leurs cours, leurs généraux, avaient été appelés par eux pour contempler le triomphe recevoir les hommages, illustrer ou embellir les fêtes de cette pacification victorieuse de l'Occident. On y voyait l'empereur Alexandre, jeune et modeste Agamemnon de cette cour de rois l'impératrice Élisabeth, sa femme, d'une beauté triste comme l'isolement dans la grandeur ; son frère, le grand-duc Constantin, dont la rudesse sauvage, mais loyale, faisait ressortir jusque dans la laideur des traits et dans la brusquerie du langage le contraste du Kalmouk avec la nature élégante, gracieuse et souple du Grec dans Alexandre. Ses principaux conseillers, M. de Nesselrode, M. de Stakelberg, M. Capo d'Istria, destiné plus tard à mourir en régénérant la Grèce sa patrie, Pozzo di Borgo, vengé enfin d'une rivalité d'insulaire corse par l'épée de l'Europe, accompagnaient l'empereur, dirigeaient et négociaient pour lui. Puis venaient le roi de Prusse, toujours attristé de la mort de cette belle reine insultée par Napoléon, et que l'humiliation de la Prusse avait consumée de douleur ses deux frères, les princes Guillaume et Auguste de Prusse le prince de Hardenberg et le baron de Humboldt, hommes d'-État consommés de cette cour le roi de Danemark, fils de cette reine Caroline-Mathilde, dont les disgrâces tragiques avaient ému le Nord ; le roi de Bavière, le roi de Wurtemberg, le roi de Saxe, adoré de ses sujets, puni de son infidélité à l'Allemagne, de son dévouement plus honorable que patriotique à Napoléon tous les princes souverains du Nord et de l'Italie ; le premier ministre de la Grande-Bretagne, lord Castlereagh ; le duc de Wellington et Blücher, destinés à leur insu par le sort à porter le dernier coup à la puissance de Napoléon déjà une fois abattue le prince de Talleyrand, suivi d'un cabinet tout entier de diplomates français, parmi lesquels le duc d'Alberg et le comte Alexis de Noailles enfin l'empereur d'Autriche, retiré à Schœnbrünn, ce Versailles champêtre de Vienne, pour laisser les palais et les hôtels de sa capitale aux empereurs, aux rois, aux cours, aux conseils, aux états-majors, aux gardes de ses hôtes couronnés. Le prince Eugène Beauharnais, seul représentant de la grandeur déchue de la famille de Napoléon, avait été autorisé par l'empereur de Russie à le suivre à Vienne. Étranger et déplacé dans cette réunion de souverains et de généraux vainqueurs de sa cause et de sa maison, Eugène Beauharnais cultivait l'amitié d'Alexandre, qui cherchait, de son côté, la popularité jusque dans l'amitié de ses ennemis. On les rencontrait tous les jours dans les rues et dans les promenades de Vienne causant avec l'intimité de deux compagnons d'armes. Cette intimité inquiétait les souverains sur des retours possibles d'Alexandre à la cause de Napoléon.

 

IV

Pour conserver aux fêtes et aux négociations de la paix l'appareil et le luxe des camps, les souverains avaient retenu autour de Vienne vingt mille grenadiers d'élite des différentes armées. Un camp de soixante mille hommes se rassemblait pour manœuvrer sous les murs. La garde noble de l'empereur d'Autriche, augmentée de la cavalerie volontaire de toute la noblesse de ses provinces militaires, l'entourait d'une splendeur martiale que Vienne n'avait pas revue depuis les guerres avec les Turcs ou depuis les immenses rassemblements de Wagram. L'empereur faisait seul les frais de cette immense hospitalité. Les ministres et les grands officiers de son palais tenaient chaque jour des tables splendides pour ces innombrables convives. Tous les théâtres de l'Allemagne, de l'Italie et de la France avaient été appelés à Vienne pour y donner les représentations de leurs différentes scènes. Tous les grands artistes de l'Europe y étaient accourus pour éterniser par la peinture et la sculpture les images des rois, de leur cour, des hommes ou des femmes célèbres par leur renommée ou par leurs grâces qui les entouraient. Le vieux prince de Ligne, témoin autrefois des fêtes de Catherine en Crimée, homme de guerre, homme d'État, écrivain, poète, sorte d'Alcibiade de l'Occident, présidait à ces pompes, y retrouvait sa jeunesse, et les popularisait de ses lettres, de ses vers et de ses saillies. Le seul palais de Vienne contenait deux empereurs, deux impératrices, deux princes héréditaires, cinq princes souverains et plusieurs princesses. La table impériale coûtait cent mille francs par jour. L'hospitalité de la cour de Vienne pendant la durée du congrès s'élevait à quarante millions. Sept cents, ministres ou envoyés des différentes cours et des différentes nations du globe participaient à cet accueil de la monarchie autrichienne relevée de tant d'abaissement par tant de fortune. Le prince de Metternich inspirait souverainement son souverain. Il ne représentait pas seulement la confiance absolue et constante de l'empereur François II, il représentait la puissance aristocratique des États autrichiens, la pratique expérimentée des affaires depuis sa tendre jeunesse et le génie de la diplomatie. L'impératrice Marie-Louise, reconquise à Paris par l'empereur son père, n'était point encore partie pour les États de Parme qu'on lui destinait en compensation de l'empire. Forcée par la convenance de.sa situation à s'absenter de ces fêtes dont les victoires sur son mari était l'occasion, elle vivait reléguée avec le roi de Rome, son fils, dans une aile retirée du palais de Schœnbrünn. La reine détrônée de Naples, Caroline, sœur de la reine de France Marie-Antoinette, vivait obscure dans le même asile. Elle était venue revendiquer du congrès ce trône de Naples, occupé encore par Murat, qu'elle avait scandalisé de tant de vices, disputé avec tant de constance, illustré de tant de crimes et de tant de courage tour à tour. Il lui était secrètement rendu par le traité entre l'Autriche, la France et l'Angleterre, quand la mort le lui ravit pour la dernière fois. On abrégea son deuil pour ne rien interrompre des luxes, des chasses, des banquets, des revues, des scènes que chaque nuit devait aux cours pendant que les plénipotentiaires consumaient tous les jours dans les délibérations. Les princes, pour cimenter leur indissoluble amitié, se donnaient mutuellement des régiments de leur garde à commander. Dans leurs courses à cheval, ils se tenaient tour à tour l'étrier, comme le grand Frédéric avait tenu celui de Joseph Il. L'étiquette n'était plus que l'empressement de la familiarité.

 

V

Nous avons raconté plus haut les actes politiques du congrès. Les princes, avec une sagesse que leur équilibre rendait nécessaire, avaient pris pour base la restauration appropriée aux idées constitutionnelles de la nation pour la France, et pour l'Europe la restauration des anciennes familles régnantes et des anciennes limites des États avec les modifications que la force des choses, les écroulements consommés, les intérêts et les ambitions des grandes puissances paraissaient comporter. Telle avait été l'adjonction à la France de la Savoie, nationalisée par sa langue et ses mœurs avec nous, l'adjonction de Gênes au Piémont, celle des provinces polonaises déjà détachées par les anciens partages à la Prusse et à l'Autriche, celle du grand-duché de Varsovie et du reste de la Pologne à la Russie, mais à titre de royaume séparé et constitutionnel. L'Angleterre seule n'avait demandé aucune adjonction de territoire en indemnité des subsides et du sang qu'elle avait donnés à la délivrance du continent conquis sur Napoléon. Elle s'était sagement contentée de la paix, qui lui ouvrait le continent des mers que lui assuraient ses voiles. Cette résolution du congrès de s'approcher le plus possible du statu quo avant la guerre, et de reconnaître, à peu d'exceptions près, le droit d'antique possession et la légitimité de transmission de souveraineté, avait donné à ses œuvres, quoi qu'on en ait dit depuis, un caractère de simplicité et de moralité générale qui avait facilité, abrégé et honoré ses actes. La-Suède, laissée à Bernadotte par respect pour la libre élection du peuple suédois ; Naples, laissé à Murat en récompense de sa coupable neutralité et même de son concours dans la dernière guerre, étaient les principaux contrastes à cette rectification universelle des souverainetés. On murmurait contre l'effacement ambitieux de quelques puissances secondaires arbitrairement réduites ou fondues dans de plus grandes agglomérations. Mais il était évident que le temps des petites puissances, des nationalités subordonnées incapables de se défendre par elles-mêmes et des fédérations municipales sans poids et- sans action dans le monde, était passé. Les nationalités, par l'action même de Bonaparte, qui avait poussé des masses contre des masses, tendaient de plus en plus à se constituer en fortes individualités de race, de nation, de gouvernement, afin de pouvoir résister par elles-mêmes au poids d'individualités nationales déjà créées sur ces grandes mesures. Ce n'était pas là une combinaison d'anarchie européenne c'était une inspiration de paix qui ne se maintient que par l'équilibre. L'avenir l'a bien prouvé. Les révolutions intérieures de ces États n'ont pas pu entraîner la guerre. Quand les constitutions se sont écroulées, quand les trônes ont disparu en 1830 et en 1848, les contre-poids sont restés tels que les avait distribués le congrès de Vienne. L'immobilité géographique de l'Europe a prévalu sur les oscillations de l'esprit européen. M. de Talleyrand avait été pour beaucoup dans cette œuvre du congrès, bien qu'il y jouât en apparence le rôle de vaincu.

 

VI

En jetant à Paris, avec une résolution prompte et méritoire aux yeux des puissances, le principe de légitimité et de restauration des Bourbons entre la France vaincue et les princes victorieux, Talleyrand avait conquis leur confiance et bien mérité d'eux. Ce transfuge éclatant de la politique de Bonaparte dans leur cause leur avait ouvert l'accès de Paris. L'habileté, tour à tour audacieuse et astucieuse, avec laquelle il avait fait glisser l'opinion publique en France de Napoléon à un gouvernement provisoire, d'un gouvernement provisoire à un sénat, d'un sénat à une constitution nationale, d'une constitution nationale à une charte royale et à une proclamation sans condition des Bourbons, lui assurait la reconnaissance des souverains réunis à Vienne. Représentant maintenant de cette race royale antique et du principe de légitimité inviolable des trônes, sur lequel les princes eux-mêmes fondaient leur sécurité, M. de Talleyrand faisait cause commune avec eux, et, au nom de cette cause commune, il était en droit de leur demander toutes les concessions nécessaires à la force et à la dignité de cette restauration dans sa patrie. Il ne traitait donc plus en vaincu, mais en égal avec eux. Il avait passé avec son principe dans le camp des souverainetés séculaires. Elles étaient forcées de l'accepter comme principal intéressé dans un conseil de rois où l'on traitait de lui, mais avec lui. Il n'avait point tardé à y prendre la supériorité que la nature lui donnait partout où la justesse et la finesse de l'esprit sont des puissances.

 

VII

Loin de se montrer embarrassé de son attitude en face des négociateurs de l'Europe triomphante « Je vous apporte plus que vous n'avez, l'idée d'un droit immuable. Vous n'avez que des forces, je suis un principe, la légitimité des couronnes, la sainteté des couronnes, l'inviolabilité des traditions dans les trônes. » Perçant d'un coup d'œil dans les arrière-pensées des puissances qui composaient la coalition pour se vaincre, mais qui allaient s'observer mutuellement avec inquiétude après avoir vaincu, M. de Talleyrand avait compris que l'immense ascendant de la Russie ne tarderait pas à peser sur l'Autriche en Allemagne, sur l'Angleterre en Orient. Il avait à l'instant grossi ces ombrages, et, en formant faisceau avec l'Angleterre et l'Autriche, il s'était assuré le concours de M. de Metternich et de lord Castlereagh, dans toutes les questions où la Russie se montrait trop exigeante contre nous. Ainsi l'empereur Alexandre lui avait servi à Paris pour peser sur l'empereur d'Autriche contre la régence de Marie-Louise et la reconnaissance du roi de Rome à Vienne, l'empereur d'Autriche et l'Angleterre lui servaient à peser sur l'empereur Alexandre contre la faveur que ce prince témoignait aux napoléoniens. Irrité, mais trop tard, de ce double rôle et de l'ascendant de M. de Talleyrand, Alexandre s'étonnait d'une attitude qu'il avait laissé prendre lui-même quelques mois auparavant au premier ministre de Louis XVIII : « Talleyrand, disait-il, fait ici le ministre de Louis XIV. »

 

VIII

M. de Talleyrand touchait alors à cet âge où l'esprit qui s'exerce aux grandes choses a encore toute sa vigueur, et où les années donnent de plus leur autorité et leur passé à l'homme. II avait atteint soixante-deux ans. Il portait légèrement son âge, fièrement son nom. Le dédain sans hauteur qu'il montrait pour les préjugés du vulgaire l'empêchait de rougir des contradictions que l'opinion pouvait noter ou flétrir dans sa pensée. Il affichait ce passé avec assurance pour ôter aux autres la tentation de le lui reprocher. Il se posait en homme qui ne se livre à aucun gouvernement tout entier pour être grandi ou honoré par eux, mais qui les grandit et qui les honore en consentant à les servir, et qui les perd en les abandonnant. Un reflet de la grandeur et de la toute-puissance de l'empire reposait encore sur lui. On croyait voir dans cet homme tour à tour le bon et le mauvais génie de Napoléon. Ces hommes du Nord et du Midi, réunis au congrès de Vienne en sa présence, regardaient avec respect ce débris d'une monarchie écroulée, qui prenait place et qui prêtait conseil aux monarchies antiques. L'insouciance de son attitude, la liberté de son esprit la légèreté des manières dans le maniement des plus grandes choses, l'attrait de sa physionomie, la simplicité voilant la finesse, la grâce des rapports, le sens profond des mots, le silence fréquent qui fait désirer la parole, l'élégance presque royale de la vie, le goût des arts, la littérature exquise, le luxe prodigué, la maison splendide, la table recherchée, la puissance même de la mode, donnaient au représentant de la France l'autorité de l'engouement chez les peuples où régnaient l'esprit et l'imitation de la France. Tout cela avait contribué à faire de M. de Talleyrand à Vienne tout à la fois l'arbitre de l'élégance et de la politique.

Premier ministre et ambassadeur à la fois, il s'était donné à lui-même ses instructions, soumises à Louis XVIII avant de quitter Paris. Ce prince l'aimait peu, mais il le craignait. L'homme qui a donné une couronne à son maître est un serviteur importun. Mais bien que le cœur de Louis XVIII fût prévenu de vieille date contre M. de Talleyrand, l'esprit de ce roi et l'esprit de ce ministre s'entendaient et s'admiraient involontairement à travers les susceptibilités et les défiances. Ils étaient de même nature et presque de même portée, l'un et l'autre fortement trempés d'aristocratie quoique avec les indulgences révolutionnaires et les complicités philosophiques du dix-huitième siècle l'un et l'autre recouvrant de grâce et d'abandon un puissant égoïsme, l'un et l'autre cherchant à plaire, mais pour dominer. Lettrés tous deux, fiers de se comprendre pardessus la foule, mais se redoutant de près le roi de peur d'être offusqué par l'esprit de son ministre, le ministre de peur d'être humilié par l'autorité du roi.

De loin, ces deux rivalités se heurtaient moins. Un désir mutuel de s'étonner et de se plaire rendait leur correspondance assidue, intime, anecdotique. Le roi aimait à écrire, parce qu'il excellait dans ces lettres légères et concises où l'esprit se laisse entrevoir sans se laisser sonder. M. de Talleyrand se prêtait avec une complaisance étudiée à ce goût du roi. Paresseux de la main autant qu'il était actif de l'esprit, ayant pour principe de ne jamais écrire lui-même ses propres dépêches, afin de pouvoir mieux juger l'œuvre d'une main étrangère, il laissait ses secrétaires et ses confidents, M. de La Besnardière surtout, rédiger toutes les pièces officielles et toute la correspondance avec les ministres à Paris. II se réservait les lettres confidentielles au roi, lettres pleines de portraits, de caractères, d'anecdotes sur les princes et les plénipotentiaires du congrès, journal secret de toutes les cours de l'Europe, où la vie intime des souverains tenait plus de place que les négociations. Louis XVIII assistait ainsi, par les yeux et par l'esprit d'un des hommes les plus intelligents et les plus pénétrants de l'Europe, aux actes, aux intrigues, aux plaisirs et aux amours même de cette réunion de rois.

 

IX

La dépossession de Murat du trône de Naples était de plus en plus le sujet de cette correspondance politique entre M. de Talleyrand et le cabinet des Tuileries. Le roi Ferdinand de Bourbon, relégué sur le trône de Sicile, avait envoyé des négociateurs au congrès pour réclamer son royaume. Murat de son côté y entretenait le prince Cariati, le duc de Campo-Chiuso, le duc de Rocca Romana et le général Filangieri, pour surveiller les négociateurs de Ferdinand, et pour rappeler au congrès les gages qu'il avait donnés a la coalition et la récompense qu'on lui avait promise. Mais la présence d'un roi parvenu par la conquête et jeté par la main de Napoléon à la place d'un, roi légitime contrastait trop avec le principe de la légitimité, avec les intérêts de l'Autriche et avec l'orgueil de la maison de Bourbon en France et en Espagne, pour laisser un sérieux espoir aux négociateurs de Murât. L'heure de ce prince avait sonné dans le cœur de la majorité des puissances. L'exécution de la sentence n'était retardée que par la crainte de la protestation de l'empereur Alexandre. On n'attendait que la dissolution du congrès pour laisser la France et l'Angleterre accomplir le détrônement de Murat. Ces négociations distinctes entre puissances rivales, les litiges sur le démembrement de la Saxe, ceux sur la cession de la Pologne à Alexandre, les rassemblements maintenus ou grossis de troupes par la Russie, par l'Autriche et par la Prusse, commençaient à assombrir les esprits. On n'était pas sans une secrète appréhension de voir sortir des guerres séparées de ce congrès pour la paix générale. M. de Talleyrand seul ne s'alarmait pas de ces symptômes depuis qu'il avait noué la France au faisceau de l'Angleterre et de l'Autriche. Toute division de l'Europe était favorable à la France, proscrite autrefois par l'unanimité du continent.

On commençait aussi à s'occuper des inquiétudes que le trop grand rapprochement du lieu de l'exil de Napoléon donnait à la France, et à chercher sur des mers lointaines un autre séjour à lui assigner. Mais les différends relatifs a Naples, à la Saxe et à la Pologne avaient distrait les souverains et leurs ministres de l'île d'Elbe. Rien n'était conclu.

 

X

Telle était la situation du congrès près de se terminer et de se dissoudre, et peut-être de se combattre, la nuit où un courrier parti de Livourne et adressé a lord Castlereagh apporta à Vienne la première annonce de l'embarquement de Napoléon à l'île d'Elbe sur trois bâtiments légers. On ignorait encore à Livourne vers quelle côte il dirigeait son pavillon. On s'attendait généralement à une descente en Italie ou en Orient.

Le prince de Talleyrand ignorait tout encore. Il sortait de ses rideaux de nuit. A l'imitation des souverains, dont il affectait l'étiquette à leurs levers, il faisait sa toilette du jour en présence du cercle de ses familiers et de ses secrétaires d'ambassade, quand sa nièce, la jeune et belle princesse de Courlande, favorite et ornement de sa maison, accourut toute troublée et lui remit un billet pressé et secret du prince de Metternich. M. de Talleyrand, dont les mains étaient arrosées par les parfums que lui versaient ses valets de chambre et dont la chevelure était livrée à deux coiffeurs qui frisaient et poudraient sa tête, pria sa nièce d'ouvrir et de lire elle-même le billet. Elle lut et elle pâlit. « Dieu ! dit la jeune femme plus troublée de l'interruption des fêtes de l'Europe où sa beauté triomphait que de l'ébranlement des empires, Bonaparte a quitté l'île d'Elbe ! Que va devenir ma fête de ce soir ? »

M. de Talleyrand, avec cette impassibilité qui est l'égalité de l'âme à la hauteur des événements, ne jeta aucune exclamation de surprise et ne laissa déconcerter ni son regard, ni son sourire, ni son geste ; mais de cette voix grave et lente qui faisait la moitié de son prestige : « Rassurez-vous, ma nièce, dit-il à la jeune femme, votre fête aura lieu. » Il avait compris d'une pensée que Napoléon s'était trompé d'heure, qu'il avait cédé à l'impatience de l'exil plus qu'aux conseils des circonstances, et que l'Europe défiée dans sa victoire et dans sa force ne lui donnerait pas une seconde fois le continent à subjuguer par sa division. M. de Talleyrand ne hâta pas d'un détail de toilette la cérémonie quotidienne de son lever. Mais pendant que les souverains, les ministres, les cours et la ville s'entretenaient avec terreur ou avec dédain de ces voiles qui portaient on ne savait à quels bords l'énigme de la destinée de l'Europe, il s'enferma avec M. de Metternich et lord Castlereagh une partie du jour, et s'assura de la pensée secrète de ces deux puissances. Il n'eut pas de peine à démontrer a un génie politique aussi exercé que celui du prince de Metternich que donner du temps à un homme tel que Napoléon, c'était lui donner de nouveau l'Europe et ses trônes, et qu'écouter une seule proposition de cet homme c'était abdiquer pour tous les rois. Il écrivit le soir à Louis XVIII de se défier de l'armée, de peu compter sur la France, de la disputer sans la déchirer, mais de ne pas douter de ses alliés. Il savait par les confidences de Vienne qu'une conspiration militaire couvait à Paris et à Naples, qu'Hortense Beauharnais en tenait les fils, qu'Eugène Beauharnais, frère d'Hortense, avait appris par les confidences imprudentes de l'empereur Alexandre les vagues projets d'éloigner Napoléon du continent en le reléguant sur d'autres mers ; qu'Eugène avait averti Napoléon de cette menace, que le sol était miné en France sous les Bourbons par les hommes vendus d'intérêt, de regrets ou d'espérance a l'empire que madame de Krudener, femme enthousiaste et mystique, sorte de sainte Thérèse du Nord, qui fascinait l'âme tendre et superstitieuse d'Alexandre, avait prédit tout haut lé retour de Napoléon a Hortense dans une rencontre de ces deux femmes aux bains de Bade. Il n'y avait, disait-il au roi, à se défier, à surveiller que l'entraînement du jeune empereur de Russie pour cette famille de Napoléon à laquelle il montrait une générosité en opposition avec son rôle de souverain et qui allait jusqu'à la partialité contre les Bourbons. Cependant la haute raison de M. de Nesselrode et la haine de M. Pozzo di Borgo, influents dans ses conseils, devaient rassurer le roi sur ses résolutions. Sûr de M. de Metternich, sûr de l'Angleterre, sûr de la Prusse offensée dans sa reine et dans sa gloire, M. de Talleyrand croyait pouvoir répondre au roi du congrès.

 

XI

Cinq jours pleins de mystères et de conjectures se passèrent à Vienne sans qu'aucune nouvelle de la Méditerranée ou des côtes d'Italie vînt éclaircir le doute répandu sur la destination de la flottille qui portait le destin invisible de l'Europe. On commençait a se rassurer par ce silence. On penchait à croire que l'Orient aurait attiré l'imagination aventureuse de Napoléon dans sa décadence comme il l'avait attiré dans sa jeunesse. Contrée des rêves ou tout ce qu'on imagine peut prendre un corps sur des rivages qui ont tout vu. Ces cinq jours furent néanmoins employés par M. de Talleyrand à agir par ses amis sur l'âme de l'empereur Alexandre et à lui montrer dans le retour de son ennemi vaincu un défi insolent à sa gloire, un démenti à cette paix et à cette reconstruction du continent et des trônes -dont la Providence l'avait rendu le plus glorieux instrument. L'empereur Alexandre, justement indigné des soupçons de connivence ou de faiblesse que la France, l'Autriche, la Prusse et l'Angleterre pouvaient faire planer sur sa loyauté, rompit à l'instant tout rapport avec Eugène Beauharnais, suspect d'avoir abusé de l'amitié pour surveiller les résolutions du congrès. Ce prince, innocent de toute déloyauté, mais que la reconnaissance et la communauté de fortune devaient attacher de cœur à Napoléon, quitta Vienne pour se retirer dans les États du père de sa femme. Il resta neutre entre l'Europe et celui qui lui avait servi de père, et témoigna assez par cette réserve qu'il était ami, sans doute, mais non pas complice de l'attentat contre l'Europe.

 

XII

Les fêtes, un moment suspendues, avaient répandu à Vienne l'apparente sérénité, le luxe et la splendeur d'une capitale en paix. On attendait qu'une voile de Gênes ou de Trieste apportât la nouvelle du débarquement de cette poignée d'aventuriers dans quelque île de l'archipel, en Grèce, -en Syrie ou en Égypte. L'audace d'une descente en Europe était rejetée par tous, excepté par M. de Talleyrand. L'annonce d'un débarquement sur la côte de France éclata au milieu d'une nuit de bal chez le prince de Metternich. Les lettres du Midi racontaient les premiers pas de Napoléon sur un sol ouvert, l'étonnement ou la complicité des troupes, l'indécision des populations, la marche triomphale à travers la moitié de l'empire, la défection de Labédoyère, la chute de Grenoble, celle de Lyon, l'immobilité problématique du maréchal Ney, l'armée grossie de division en division, Paris menacé, le soulèvement de Drouet d'Erlon et de Lefèvre-Desnouettes dans le Nord, l'indignation et la stupeur de la capitale, le gouvernement déconcerté, les chambres désarmées, le roi ferme, mais retenu dans son palais comme dans un piège, réduit à capituler ou à fuir devant le tribun de ses propres soldats. La pâleur et la consternation se répandent sur tous les fronts ; la guerre et ses terreurs se lisent dans tous les regards. Les femmes gémissent, les hommes se groupent pour se communiquer leurs conjectures les yeux se portent sur les souverains pour interroger le sort dans leur physionomie. L'empereur Alexandre paraît le plus irrité. Il s'avance vers M. de Talleyrand comme pour lui reprocher les fautes de ses maîtres, dont les faiblesses pour l'émigration ont, selon ce souverain, désaffectionné et préparé la France aux pas de Napoléon. « Je vous l'avais bien dit, s'écrie Alexandre, que cela ne durerait pas ! » M. de Talleyrand, ne voulant ni contester, ni avouer le reproche, s'incline sans répondre, comme un homme qui accepte une vérité triste. Le roi de Prusse fait un signe de tête au duc de Wellington pour aller concerter ses préparatifs avec le généralissime de l'Angleterre, son allié le plus intime. Le duc traverse la salle, suit le roi, s'élance avec lui hors de l'hôtel du prince de Metternich premier pas vers Waterloo. L'empereur d'Autriche et le prince de Metternich, hôtes de ce jour, se dérobent bientôt à la fête suspendue, et suivent le roi de Prusse et l'empereur Alexandre. La nuit s'achève en conseils secrets. Ils se rouvrirent le lendemain.

 

XIII

Ces premiers conseils des souverains entre eux furent agités et sévères. Ils se reprochèrent, vaincus par la force d'une vérité qui les menaçait tous, leurs lenteurs et leurs divisions après la conquête de Paris, leur faiblesse à ne pas poursuivre jusqu'à la captivité l'agitateur du monde que la Providence avait remis dans leurs mains à Fontainebleau leur mollesse envers les partis qu'ils avaient laissés armés et en lutte avec les Bourbons, leurs ménagements envers l'armée française dont ils n'avaient pas exigé le licenciement, envers la France qu'ils n'avaient épuisée ni d'armes ni d'impôts. « Voyez, Sire, s'écria l'empereur d'Autriche en s'adressant à Alexandre, ce qu'il vous en revient pour avoir protégé les libéraux et les bonapartistes à Paris ! — C'est vrai, répondit en s'humiliant sous sa 'faute le czar ; mais, pour réparer mes torts, je mets moi, mon empire et mes armées au service de Votre Majesté ! » La colère des souverains et des ministres contre Napoléon se tournait en ressentiment contre la France elle-même, complice par connivence ou par servilité de Bonaparte. Tant que ce foyer de guerre et de révolution subsistera, point de paix durable pour les nations, point de sécurité pour les couronnes.

Une guerre européenne à mort contre la France, qui avait supplicié Louis XVI et couronné deux fois Napoléon, était le premier cri des souverains et de leurs conseils. La conquête prompte avant que la nation eût le temps de fournir des armées nouvelles à Bonaparte, le partage ensuite, afin que les membres de ce grand corps ne pussent jamais se joindre pour soulever le poids du monde, telles étaient les résolutions à demi-voix. Les Bourbons n'avaient pas su régner il fallait les abandonner a leur mauvais sort et détruire un empire dont ils ne pouvaient 'garantir ni l'obéissance au dedans, ni l'ambition au dehors. Ces pensées mal contenues, aigries par l'irritation, fomentées par les haines des aristocraties et par l'ambition des puissances limitrophes, couvèrent quelques jours dans les conciliabules des puissances. La situation de M. de Talleyrand était abaissée il ne représentait plus qu'une royauté impuissante et une nation redoutée du monde. Un négociateur moins ferme et moins consommé eût fléchi. 1 se releva de toute la hauteur de cette catastrophe, et lutta pendant huit jours dans des conférences avec une constance désespérée qui déconcerta les ennemis de la France et des Bourbons, qui donna le temps aux retours de sagesse, et qui sauva de la haine générale la France et la Restauration. Ces luttes d'un seul homme contre la fortune et contre l'Europe furent longues, inégales, acharnées, souvent vaincues.

 

XIV

« Non, non, disait Alexandre à ses confidents, je suis las de la guerre, je ne puis employer le temps de mon règne et les forces de mon empire à relever en France une maison qui ne sait ni combattre ni régner. Qu'ils s'arrangent avec leurs voisins et avec eux-mêmes. Jamais je ne tirerai de nouveau l'épée pour eux. » Ainsi, d'un côté, découragement et neutralité de la Russie, se retirant avec mépris de la lutte pour laisser la fortune décider seule entre la France et les puissances limitrophes ; de l'autre, déclaration de guerre à mort et spoliation du sol après la victoire telle était l'option que la colère des uns, l'indifférence des autres, l'indécision de tous, laissaient à M. de Talleyrand. Il affronta cette coalition des dédains, des reproches, des abandons de toutes ces cours, avec une constance de cœur, de visage et de langage qui égala son génie aux difficultés.

On a beaucoup calomnié M. de Talleyrand de tous les côtés de l'histoire, les hommes de la Restauration, parce qu'il avait déserté l'aristocratie et l'Église les hommes de l'empire, parce qu'il avait pressenti la chute et répudié les ruines de Napoléon ; tous, parce qu'il ne s'était enchaîné a aucun gouvernement comme un esclave du palais, mais qu'il les avait jugés en les servant, et quittés, quand, en les servant, ces gouvernements ne pouvaient plus le servir lui-même. Ce jugement est juste. Il atteste dans le caractère de M. de Talleyrand, en politique, autant d'infériorité de dévouement que de supériorité d'esprit. Nous disons en politique, car nul ne fut plus fidèle et même plus généreux dans ses amitiés. Sa société domestique et familière était aussi sûre que sa société politique était sujette aux inconstances et aux retours des événements. Mais à travers les ondulations de sa carrière publique, il eut toujours deux points fixes autour desquels gravita sa longue vie le sentiment de la patrie à sauver, et le sentiment de la paix du monde à maintenir ou à rétablir par un équilibre dont la France et l'Angleterre, unies par la supériorité de civilisation, tiendraient ensemble les poids. Aux trois grandes époques de sa vie, ces pensées fixes se retrouvent avec une grande conformité à lui-même dans les actes mémorables de son siècle. En 1790, quand il s'unit à Mirabeau pour transformer la monarchie et niveler l'Église, sans rompre avec la Grande-Bretagne et sans céder la guerre anarchique aux Jacobins ; au congrès de Vienne, quand il retient seul l'Europe prête à rendre la France responsable du défi de Napoléon ; en 1830 enfin, quand il négocie aux conférences de Londres la transaction entre l'Europe et la France sur la Belgique, et qu'il force par sa fermeté et par sa sagesse la révolution à se modérer et l'Europe à se résigner à la paix. On peut affirmer qu'à la révolution de 1848, s'il eût vécu à cette crise plus extrême et plus convulsive, M. de Talleyrand aurait suivi le même génie et retenu la guerre quelquefois glorieuse pour la France, toujours fatale à la démocratie. La semaine qui suivit à Vienne la nouvelle de l'invasion de Bonaparte fut un siècle pour lui par son activité et par ses résultats.

 

XV

Sa nature n'était pas celle d'un orateur. Il n'avait ni la flamme, ni le long souffle, ni la grande voix qui répandent l'homme de tribune au dehors, et qui entraînent, en domptant les convictions et les passions, les esprits et les sens persuadés ou subjugués par la parole. Sa puissance d'esprit était dans la méditation, son influence dans la sagacité. Il agissait sur les hommes dans la conversation ou dans les conseils par leur intérêt, non par leur enthousiasme. Profond investigateur et habile corrupteur du cœur humain, il rangeait de son côté le cœur et l'arrière-pensée de ceux qu'il voulait convaincre. Son éloquence n'était pas dans sa bouche, mais dans l'âme de ses auditeurs. Les instincts secrets de chacun, bien scrutés et bien découverts, étaient les complices de sa parole. Il ne persuadait que les choses dont on était d'avance persuadé. Mais son art était de vous révéler à vous-même et de vous faire penser intérieurement plus qu'il ne disait. Voilà pourquoi les derniers mots, les réflexions courtes, les insinuations voilées lui suffisaient. Il déchirait un coin du rideau qui cachait le fond des choses. Il y dirigeait le regard de ses interlocuteurs, et il les laissait réfléchir ensuite avec une joie apparente. Le silence et la réflexion parlaient ensuite pour lui. Cette nature d'éloquence, qui suppose une justesse d'esprit et une pénétration d'instinct presque égales au génie, convenait surtout à un auditoire de rois et de ministres dans une question où toutes les ambitions et toutes les rivalités avaient l'oreille ouverte et l'orgueil attentif. Elle convenait aussi à une réunion où l'on doit faire tout penser, mais où l'on ne doit pas tout dire. L'habitude de la société des rois, des cours, des hautes aristocraties au milieu et au niveau desquelles M. de Talleyrand avait passé sa vie, lui donnait à la fois le respect et la liberté que de si hautes discussions imposaient aux négociateurs de la France. Occupé tout le jour à voir séparément les princes et les ministres dont il voulait capter la partialité par des considérations puisées dans leur intérêt distinct, présent le soir aux conférences, M. de Talleyrand faisait travailler la nuit M. de La Besnardière aux notes qu'il revoyait lui-même le matin et qu'il présentait officiellement aux divers cabinets. Habile comme Mirabeau à faire penser pour lui pendant qu'il agissait, et à grouper les forces de divers esprits comme on groupe les forces de divers corps pour multiplier sa propre force, il jetait en quelques mots ses idées à ses seconds, il leur demandait de les féconder. Il les recevait élaborées de leurs mains, il en nourrissait sa mémoire pour s'en servir ensuite dans la discussion. Les esprits devant lesquels il parlait, M. de Metternich, lord Castlereagh, lord Wellington, M. de Nesselrode, Capo d'Istria, M. de Hardenberg, l'empereur Alexandre lui-même, étaient à la hauteur de cette vaste intelligence. Tous ces hommes consommés savaient la langue des affaires. L'auditoire était digne de ces questions d'État. Il était de plus bien préparé par une séduction toute personnelle à écouter le négociateur. M. de Talleyrand savait plaire autant qu'imposer. Tout, jusqu'à ses antécédents, était persuasif en lui. Il représentait, il est vrai, des complaisances, impardonnables aux yeux de quelques-uns, à la Révolution française et à la monarchie universelle de Napoléon ; mais un transfuge aussi éclatant n'était-il pas l'homme le plus propre à bien éclairer les souverains et les cours sur les dangers du camp ennemi, dont nul ne connaissait mieux les opinions, les forces, la faiblesse ? Et puis n'était-ce pas un révolutionnaire converti et un complice désormais irréconciliable avec Napoléon trahi ou désavoué ? Enfin n'était-il pas un membre de cette aristocratie européenne, apportant pour gage de sa sincérité les souvenirs et l'orgueil de son nom à cet aréopage des monarchies et des aristocraties ? La nature, la naissance, la vie, les mœurs, les fautes même, la supériorité d'esprit surtout, faisaient donc de M. de Talleyrand le premier homme dans les seconds rôles à cette crise suprême du congrès. Malgré quelques insinuations de Bonaparte qui lui parvenaient, mais auxquelles il était trop habile pour se fier, M. de Talleyrand sentait qu'il jouait dans ces conférences non-seulement le sort de la France et des Bourbons, mais sa fortune, son ostracisme, sa tête. La vengeance de Napoléon vainqueur ne le poursuivrait-elle pas partout ? Ces grands intérêts personnels passionnaient davantage l'intérêt politique de sa négociation. Il avait mis les Bourbons sur le trône par la main de l'Europe, il n'avait rien fait s'il ne les y maintenait pas.

Malgré ses efforts, les cours hésitaient. Il persuadait, il n'entraînait pas. L'indignation que chaque courrier, en apportant les triomphes de Napoléon et la versatilité apparente de la France, faisait renaître, détruisait le lendemain ses progrès de la veille. Les généraux surtout, plus indignés que les plénipotentiaires, s'opposaient à toute autre politique qu'une invasion prompte et une subjugation définitive de ce peuple indocile à la paix. Les souverains, entraînés par la popularité de la guerre dans leurs armées pleines des souvenirs de leurs triomphes et encore réunies, n'osaient résister à ces entraînements de vengeance de l'Allemagne et de la Russie. Tous les projets de déclaration présentés tour à tour par M. de Talleyrand en faveur des Bourbons avaient été écartés ou ajournés. Des projets contraires semblaient réunir la majorité dans la conférence. Les jours s'écoulaient. On ne pouvait laisser plus longtemps l'Europe muette et les trônes indécis. Le silence aurait paru irrésolution, l'irrésolution faiblesse ou désaccord. Napoléon était prêt à saisir le trône. On fixa le lendemain, 13 mars, pour le terme fatal des conférences et pour le vote d'une déclaration quelconque.

 

XVI

M. de Talleyrand employa la nuit du 12 au 13 à préparer la déclaration qu'il voulait faire signer aux souverains. Il était presque découragé de l'inutilité des efforts qu'il avait faits jusque-là pour l'arracher l'Europe. En quittant son hôtel pour se rendre au palais du congrès, il dit à M. de La Besnardière, son secrétaire, et à sa nièce réunis autour de lui et confidents de ces anxiétés qui précèdent une heure suprême dans la vie des hommes d'État : « Je pars désespéré je vais tenter les derniers efforts si je succombe, la France est perdue, et les Bourbons et moi nous n'aurons pas même un débris de patrie pour exil. Je vois votre impatience de connaître quel sera notre sort dans quelques heures. Le secret ferme les portes du lieu des séances ; je ne pourrai vous envoyer aucun message dans la journée. Soyez aux fenêtres pour apprendre quelques minutes plus tôt le résultat. Épiez de loin ma voiture à l'heure où je rentrerai vainqueur ou vaincu. Si j'ai succombé, je me tiendrai renfermé et immobile si j'ai emporté une déclaration favorable, j'agiterai dans ma main hors de la portière un papier qui contiendra notre triomphe. Des minutes d'angoisse de moins pèseront sur vous. » Et il s'éloigna.

 

XVII

La séance s'ouvrit dès le matin et se prolongea jusqu'au milieu du jour avec des succès disputés et des dispositions générales qui semblaient présager une déclaration hostile à Louis XVIII et à son négociateur. M. de Talleyrand, rassemblant toute sa force d'intelligence, de persuasion et se servant surtout de cette mâle franchise, suprême habileté des hommes qui ne veulent pas tromper, mais convaincre, déborda de la sobriété habituelle de son langage, et se répandit lentement et solennellement en puissantes considérations, comme un homme qui dit son dernier mot à la destinée et qui ne veut pas se repentir un jour de n'avoir pas tout dit « Je comprends, disait-il de sa voix la plus sourde mais la plus pénétrante, l'indignation des puissances, de leurs ministres et de leurs armées contre l'homme qui a rompu le ban du monde, et contre la nation française et son gouvernement, qui semblent lui livrer une seconde fois le trône dont nous l'avions précipité. La faute de ce retour est-elle donc toute aux Bourbons et à nous ? » Et en disant ces mots, il regarda les plénipotentiaires d'Alexandre. « Sont-ce les Bourbons, est-ce la France, est-ce nous qui avons signé le traité de Fontainebleau ? Sont-ce les Bourbons, est-ce la France, est-ce nous qui avons fait à cet exilé de l'Europe un exil aussi dangereux, plus dangereux peut-être qu'un empire, car il devait être pour lui la perpétuelle occasion de les menacer tous ? Est-ce nous qui l'avons placé en vue de nos côtes et des côtes de votre Italie, qui lui avons donné un noyau d'armée afin qu'il pût présenter sans cesse de là cette image et cette fascination de gloire et de fidélité au reste de l'armée pour la séduire et l'entraîner à l'heure qu'il lui conviendrait de choisir ? Est-ce nous qui avons déclaré son indépendance à l'île d'Elbe et qui d'un captif avons fait un souverain ? Est-ce nous qui lui avons laissé les millions et les armes, éléments certains d'une perpétuelle conspiration ? Est-ce nous qui avons lié les mains aux princes de la maison de Bourbon, et qui en pesant de tout le poids de l'Europe sur leurs conseils à Paris l'année dernière leur avons fait la loi des tolérances envers les membres de la famille impériale dont ils recueillent aujourd'hui le prix ? Est-ce nous qui avons caressé jusqu'ici les complices nés et naturels de Napoléon, et persuadé ainsi à l'armée que son ancien chef avait des alliances ou des faveurs dans les cours ? Non, soyez justes. Ces fautes ne sont ni de la France ni des Bourbons, sur qui vous les rejetez aujourd'hui. Ces fautes, vous l'avouez vous-mêmes, sont celles de votre magnanimité et de votre imprudence. Il était impossible qu'un pays ainsi offert en tentation et en proie à un parti militaire ambitieux, ayant un chef libre sous la main, a quelques heures de ses côtes, ne subît pas tôt ou tard l'attentat contre son trône et contre sa liberté Nous sommes loin d'accuser cette grandeur d'âme qui a traité un vaincu presque en vainqueur. Qu'au moins on ne nous accuse pas nous-mêmes d'imprudences généreuses que nous avons pu admirer, non prévenir, et dont nous sommes aujourd'hui les victimes. »

Alexandre et ses conseillers parurent consentir par leur silence à la justesse de l'observation. Les plénipotentiaires autrichiens, anglais et prussiens, jouissaient secrètement de ces reproches qu'ils avaient faits d'avance à la partialité napoléonienne d'Alexandre. Ce prince consciencieux et modeste sentait ses torts et ne demandait qu'à les réparer en combattant de nouveau avec l'Europe. Mais M. de Talleyrand voulait qu'il séparât dans sa réparation la France et les Bourbons de Napoléon, et qu'en se prêtant à une seconde campagne contre l'empereur il se refusât au détrônement de Louis XVIII et au morcellement de la France. Il se retourna donc tout entier vers cette face de la question.

 

XVIII

« Où est le tort de la maison de Bourbon, dit-il, dans cette calamité qui pèse, avant tout le monde, sur elle ? N'a-t-elle pas suivi vos conseils ? N'a-t-elle pas amnistié l'empire ? N'a-t-elle pas fait diversion à l'esprit de conquête par l'esprit de liberté formulé dans la charte que vous lui avez vous-même inspirée ? N'a-t-elle pas comblé de confiance et de dignités les lieutenants de Napoléon ? N'a-t-elle pas tout fait pour s'attacher cette armée qui avait combattu contre elle en combattant contre vous ? Dépendait-il du roi de changer en un jour l'esprit de cette armée accoutumée à un autre maître, d'extirper ses souvenirs, d'étouffer son fanatisme pour un homme qui avait confondu son nom avec le sien ? Cela dépendait-il même de la nation désarmée, et surprise par une défection générale de ses troupes ? Ne savez-vous pas vous-mêmes ce qu'est un peuple sans armes contre une milice organisée ? Les insurrections nationales contre les gouvernements militaires veulent du temps aux insurrections armées il faut une heure. Bonaparte a été un coup de foudre pour la France. Punirez-vous un peuple du coup qui l'a frappé, et qu'aucune force humaine ne pouvait parer en douze jours ? Et si vous punissez la France en la partageant après l'avoir conquise, comment vous entendrez-vous dans la distribution des dépouilles ? Et quel pouvoir contiendra jamais sous sa main les membres toujours vivants, toujours convulsifs, toujours tendus pour se rejoindre, d'une nation faite par les siècles, et qui secouera non-seulement elle-même, mais vos propres États auxquels vous l'aurez incorporée ? Vous n'aviez à redouter que l'esprit révolutionnaire en France, vous aurez à contenir et à combattre à la fois les deux forces les plus incompressibles du monde politique, l'esprit révolutionnaire et l'esprit d'indépendance. Ce double volcan ouvrira ses bouches jusque sous vos propres possessions héréditaires. Voyez la Pologne N'est-ce pas l'esprit d'indépendance qui y nourrit éternellement l'esprit de révolution ? La révolution était cernée en France, vous l'aurez extravasée dans toute l'Europe. Le partage de la France, s'il était possible, serait la fin du continent. »

Les hommes d'État qui écoutaient ces paroles étaient assez éclairés pour les comprendre.

 

XIX

« Mais, me dit-on ici tous les jours, reprit M. de Talleyrand, il ne s'agit pas des dépouilles de la France, il s'agit de l'affaiblir jusqu'à l'impossibilité de nuire, de l'épuiser de forces, de l'occuper indéfiniment et de lui donner pour maîtres des souverains à la main plus ferme et un nom moins impopulaire que celui de Bourbon ! D'abord je demanderai aux hommes qui ont approché comme moi de Louis XVIII, si la Providence offrit souvent à la famille des rois et au gouvernement difficile des peuples un prince plus mûri par les années, plus exercé aux révolutions, plus pénétrant dans l'esprit de son époque, plus imbu du sentiment inné de la royauté, et en même temps plus habile à faire fléchir cette royauté aux opinions et aux nécessités d'un peuple indocile, que le roi de France ? Qui donc, excepté l'usurpateur de ce trône, oserait s'y placer après lui ? Pour la France, il faut une épée ou un droit. Vous briserez l'épée, mais où sera le droit si vous écartez la maison de Bourbon ? Et si vous cessez de reconnaître ce droit de la légitimité des rois en France, que devient le vôtre en Europe ? Que devient ce principe ou plutôt cette religion de la légitimité que nous avons retrouvée sous les débris de vingt ans de révolutions, de bouleversements, de conquêtes, et qui est devenue la base des nations, le fondement des trônes, l'inviolabilité des rois ? Comment les peuples déjà déconcertés par tant de vicissitudes dans leur capitale retrouveront-ils cette foi que vous leur aurez appris à mépriser vous-mêmes ? La maison de Bourbon eût-elle vieilli, et n'offrît-elle en ce moment que des souverains énervés pour le trône, l'Europe serait condamnée encore à les couronner ou à périr, car l'Europe maintenant c'est la légitimité, et la légitimité c'est la maison de Bourbon ! Elle vous doit son rétablissement sur le trône de-France, vous lui devez la sécurité morale sur tous les trônes. Mais la maison de Bourbon n'a pas vieilli, elle a un sage dans Louis XVIII pour traiter avec les difficultés d'une restauration. La nature lui donnera des princes pour se perpétuer dans les descendants d'Henri IV. Que dirait le monde, si l'Europe armée contre la Révolution détrônait de sa propre main la race que la Révolution a immolée, et donnait raison à la république et au régicide ?

 

XX

« Non, deux choses sont impossibles à l'Europe représentée par la puissance et par la sagesse, de ses chefs héréditaires, rassemblés ici pour dicter au monde leur volonté et son avenir le partage de la France et le détrônement des Bourbons l'un, crime contre les peuples ; l'autre, crime contre les trônes. Qu'y a-t-il donc de possible ? Ce qui est juste, et ce qui est sage. Séparer d'abord la cause de la nation française de celle de l'usurpateur, déclarer la guerre personnelle et exclusive à Bonaparte, la, paix à la France affaiblir ainsi Bonaparte, en montrant en lui seul le seul obstacle à là réconciliation des peuples, et désarmer la France en ne confondant pas sa cause avec la cause de son oppresseur ! En second lieu, déclarer que sur le trône, dans les provinces ou même dans l'exil, l'Europe ne reconnaît la souveraineté que dans le roi et dans la maison de Bourbon »

Ces considérations longuement et puissamment développées entraînèrent enfin les convictions par la force de l'évidence. La déclaration préparée par M. de Talleyrand, rédigée et retouchée par les plénipotentiaires, fut signée unanimement par les souverains et par leurs ministres. Cette déclaration disait à la France et à l'Europe :

« Les puissances qui ont signé le traité de Paris, réunies en congrès à Vienne, informées de l'évasion de Napoléon Bonaparte et de son entrée à main armée en France, doivent à leur propre dignité et à l'intérêt de l'ordre social une déclaration solennelle des sentiments que cet événement leur a fait éprouver.

« En rompant ainsi la convention qui l'avait établi à l'île d'Elbe, Bonaparte a. détruit le seul titre légal auquel son existence se trouvait attachée. En reparaissant en France avec des projets de troubles et de bouleversements, il s'est privé lui-même de la protection des lois, et a manifesté, a la face de l'univers, qu'il ne saurait y avoir ni paix ni trêve avec lui.

« Les puissances déclarent, en conséquence, que Napoléon Bonaparte s'est placé hors des relations civiles et sociales, et que, comme ennemi et perturbateur de la paix du monde, il s'est livré à la vindicte publique.

« Elles déclarent en même temps qu'elles emploieront tous les moyens et réuniront tous leurs efforts pour garantir l'Europe de tout attentat qui menacerait de replonger les peuples dans les désordres et les malheurs des révolutions.

« Et quoique intimement persuadés que la France entière, se ralliant autour de son souverain légitime, fera incessamment tomber dans le néant cette dernière tentative d'un délire criminel et impuissant, tous les souverains de l'Europe, animés des mêmes sentiments et guidés par les mêmes principes, déclarent que, si, contre tout calcul, il pouvait résulter de cet événement un danger réel quelconque, ils seraient prêts à donner au roi de France et à la nation française, on a tout autre gouvernement attaqué, dès que la demande en serait formée, les secours nécessaires pour rétablir la tranquillité publique, et à faire cause commune contre tous ceux qui entreprendraient de la compromettre.

« Vienne, le 13 mars 1815. »

 

XXI

M. de Talleyrand sortit triomphant de la conférence en agitant dans sa main, à l'approche de son hôtel, le signe de sa victoire aux regards de ses familiers.

L'hésitation qui avait suspendu jusque-là les mesures des souverains et de leurs ministres se changea en une formidable activité de préparatifs. Il n'y avait que des contre-ordres de marche à donner aux armées. Les corps étaient encore entiers et en armes. Les souverains signèrent entre eux un traité solidaire offensif et défensif contre l'usurpateur du trône de France. L'Autriche armait trois cent cinquante mille hommes sous le commandement du généralissime prince de Schwartzenberg, qui avait conduit ses armées dans la campagne précédente ; l'Angleterre et la Prusse réunies armaient deux cent cinquante mille hommes, formant deux armées distinctes, mais opérant de concert, l'une sous Blücher, l'autre sous Wellington ; Alexandre, deux cent mille hommes commandés par l'empereur lui-même. Des troupes auxiliaires, espagnoles, suédoises et italiennes, devaient porter ce formidable armement à près d'un million d'hommes aguerris, vainqueurs, conduits par des chefs à qui les dernières victoires devaient rendre la confiance et l'audace, et qui allaient reprendre ainsi la route de la France, rappelés par la témérité d'un seul homme, incertains encore du sort de Louis XVIII, dont ils connaissaient seulement le départ de Paris. Les puissances stipulaient dans la convention de guerre que le roi de France faisait partie principale de cette coalition, dont l'objet unique était la défense de son trône garanti par l'Europe, et qu'il joindrait aux forces combinées les armées françaises fidèles à sa cause. M. de Talleyrand donnait ainsi le rôle principal à ce prince expulsé de sa capitale, déjà errant sur la terre étrangère, et qui, la veille encore, était menacé de l'abandon et du dédain du congrès. Il envoya par diverses routes des courriers au roi pour lui annoncer cette victoire de sa négociation. On peut dire qu'il couronna deux fois son maître. Rôle dangereux pour un sujet.