Indignation de Paris
contre Napoléon. — Le comte d'Artois passe la revue de la garde nationale. —
Nouvelles de la marche de Napoléon. — Démonstrations royalistes de Paris. —
Conseil du roi et des ministres. — Ordonnance de clôture de la session des
chambres. — Départ du roi dans la nuit du 20 mars. — Proclamations de M. de
Chabrol et de M. Bellart. — Le général Excelmans. — Entrée de Napoléon dans
Paris. — Ovation militaire. — Froideur des Parisiens. — Entrevue de Napoléon
et de Cambacérès. — Il crée son ministère. — Adresse du Conseil d'État. —
Adhésion de Benjamin Constant. — L'empereur forme sa maison militaire. —
Revues. — Fuite de Louis XVIII. — Son arrivée à Lille. — Défection de la
garnison. — Le roi abandonne Lille et s'établit à Gand. — Le comte d'Artois à
Béthune. — Il passe en Belgique. — Entrée de l'armée impériale à Béthune. —
Soulèvement de la Vendée. — L'armée de Napoléon arrête l'insurrection. — Le
duc et la duchesse d'Angoulême à Bordeaux. — Le duc part pour le Midi à la
nouvelle du débarquement de Bonaparte. — Conseil tenu par la duchesse
d'Angoulême. — Marche du général Clausel sur Bordeaux. — Combat du pont de la
Dordogne. — Défection de la garnison de Blaye. — Entrevue du général Clausel
et de M. de Martignac. — Capitulation de Bordeaux. — Résistance de la
duchesse d'Angoulême. — Défection des troupes. — Départ de la duchesse de
Bordeaux. — Elle passe en Angleterre et vient rejoindre Louis XVIII à Gand. —
Protestation de M. Lainé. — Opérations du duc d'Angoulême dans le Midi. —
Défection d'une partie de son armée. — Combats de Montélimart, de Loriol et
du pont de la Drôme. — L'armée royale s'établit à Valence. — Elle se replie
sur Pont-Saint-Esprit. — Le duc d'Angoulême est cerné à Lapalud. — Il
capitule. — Il est arrêté par Grouchy. — Il est conduit en Espagne. — Lettre
de Napoléon à Grouchy.
I Paris
ne participait en rien à l'enthousiasme purement soldatesque qui emportait
l'armée entière sur les pas de Napoléon. Plus l'empereur s'approchait et
menaçait de courber la volonté nationale sous l'immense émeute de ses
soldats, plus le sentiment civique prenait d'énergie et d'indignation dans
les âmes, et plus cette indignation contre la contrainte d'un dictateur à
main armée s'imposant au pays par la force se transformait en adhésion
raisonnée et en enthousiasme de pitié pour le roi. On plaignait unanimement
ce prince désarmé et menacé, n'ayant plus à opposer au génie de la guerre et
du despotisme, pour lui disputer un peuple et un trône, que les institutions,
les lois, les droits antiques rajeunis par un contrat nouveau avec l'esprit
et les mœurs du temps. On s'attendrissait sur ses cheveux blancs, son âge, sa
constance, ses malheurs passés, sur ceux des princes de sa maison et de la
duchesse d'Angoulême surtout, qu'il allait entraîner dans sa catastrophe ou
son exil. On jurait de combattre et de mourir pour lui. Ces serments étaient
universels et sincères. Toutes les opinions, depuis le républicanisme jusqu'à
la superstition de l'antique race des rois, se confondirent par des
sentiments divers dans l'horreur et dans la malédiction contre le perturbateur
de l'Europe. Les journaux, les cafés, les lieux publics, les jardins, les
places, les rues n'avaient qu'une voix. On s'abordait sans se connaître, et
on s'interrogeait, sûr d'avance qu'on parlait à un ennemi de Bonaparte. Les
jeunes gens des grandes écoles, qui apportent à Paris et qui manifestent dans
les crises les vrais symptômes de l'opinion de leurs familles et de leurs
contrées, ordinairement entraînés les premiers vers les nouveautés, s'étaient
levés d'eux-mêmes contre l'attentat de l'ennemi de toute liberté. Ils
s'étaient formés en bataillons actifs et intrépides de volontaires pour
couvrir Paris, la charte et le roi. On comptait dans leurs rangs, sans
exception, tous les hommes qui ont signalé depuis leur nom et leur talent
dans les lettres, dans la science, dans le barreau, a la tribune. L'arme
qu'ils prenaient pour défendre les Thermopyles de la constitution était la
profession de foi du patriotisme et du libéralisme de leur vie. Odilon Barrot
marchait, digne de son père, au premier rang. Ces volontaires avaient demandé
à sortir de Paris et à s'offrir les premiers aux coups des soldats de
Napoléon, résolus à les défier d'immoler la fleur de la jeunesse de la
France, ou à mourir pour protester, par le crime même de leur mort, contre
l'asservissement de leur patrie. II La
garde nationale éclatait du même enthousiasme de la liberté dans tous ses
rangs. Les citoyens qui la composaient, tous fils, chefs ou pères de famille,
vivant pour la plupart de leur travail ou de leur industrie, attachés par la
protection de leurs femmes et de leurs enfants au foyer, ne pouvaient pas,
comme la jeunesse riche et indépendante des écoles, s'éloigner des murs pour
une longue campagne. Mais si le reste d'armée rassemblé à Villejuif avait
fait son devoir, l'empereur aurait trouvé aux portes de Paris la capitale
entière debout devant lui pour lui disputer la patrie. Le comte d'Artois,
commandant général de la garde nationale, la passa en revue le 17. Les cris
qui s'élevèrent des rangs, les volontaires qui en sortirent, les larmes qui
coulèrent, attestaient que tous les foyers de Paris et des faubourgs
renfermaient un ennemi de Napoléon. Les gardes du corps, les mousquetaires,
les chevau-légers de la maison du roi, au nombre de quatre mille, étaient
accourus d'eux-mêmes de leur garnison ou de leurs familles à Paris. Ils
étaient dévoués jusqu'à la mort et brûlaient de combattre, sans calculer le
nombre et la supériorité des forces, l'armée de l'empereur. C'étaient les
fils de toute la noblesse et de toute la haute bourgeoisie de France. Ils
avaient dans le sang l'honneur et la fidélité aux Bourbons. Beaucoup d'entre
eux avaient servi dans les corps d'élite de Napoléon. Pas un seul ne se
montra faible ou irrésolu devant son péril. Ils ne murmuraient que de leur
inaction dans Paris. Ils entouraient d'un rempart de cœurs le palais des
Tuileries. Ils remplissaient les casernes du quai d'Orsay, de
l'École-Militaire, et campaient dans les Champs-Élysées, demandant à grands
cris que le roi ou les princes éprouvassent leur courage en les faisant
sortir à la rencontre des régiments insurgés. Le roi ne consentit pas à faire
couler inutilement, pour une cause qu'il considérait déjà comme perdue, le
sang de tant de familles immolées dans- leurs fils. Lui seul ne se flattait
plus quand tous se flattaient encore autour de lui. III Le
palais des Tuileries retentissait de fausses nouvelles et d'espérances d'un
prochain triomphe. Les capitaines des gardes, le duc de Blacas, les
ministres, montraient un visage rassuré et confiant. Le duc de Feltre disait
en traversant la salle des maréchaux aux jeunes officiers de la maison
militaire du roi : « Voilà huit jours que vous ne dormez pas vous
pouvez dormir maintenant. Je dormirai moi-même cette nuit aussi
tranquillement qu'il y a trois mois. Le général Marchand est rentré dans
Grenoble, il s'est emparé de son artillerie, il marche avec une armée
derrière lui. La désertion est dans les troupes de l'usurpateur. Lyon a
secoué le joug aussitôt que la garnison a eu évacué la ville, le maréchal Ney
s'avance avec trente mille hommes sur ses flancs. L'armée devant Paris est
incorruptible, Paris est l'écueil de Napoléon ! » On croyait, on
semait, on grossissait ces nouvelles. Une heure après, les visages consternés
annonçaient que des nouvelles plus vraies venaient d'arriver dans la ville.
L'anxiété pressait ou la confiance dilatait les cœurs tour à tour. Paris
vécut un siècle dans ces huit derniers jours d'attente et de confusion. Mais
rien ne lassa son dévouement à la cause des Bourbons. Elle était devenue pour
un moment la cause de la patrie et de la liberté. On craignait que l'entrée
de Bonaparte dans la ville de la Révolution ne fît reculer d'un siècle les
institutions a peine restituées au peuple. IV M. de
Blacas surtout, plus étranger qu'un autre au vrai sentiment d'une armée qu'il
ne connaissait que par les journaux anglais hostiles à son esprit et
incrédules à son fanatisme, ne pouvait se persuader que Bonaparte osât jamais
braver la répulsion nationale dont il était témoin à Paris dans les chambres
et dans les Tuileries. II continuait à rassurer le roi et à sourire des
prédictions sinistres que les hommes mieux informés lui apportaient la nuit
et le jour. « Il n'osera pas, leur disait-il le roi de France entouré de son
peuple, des représentants du pays et de la noblesse, ne sera pas affronté
dans les Tuileries par un soldat proscrit du trône et du pays. » Louis XVIII
avait peine à croire lui-même à tant d'audace. Il parlait d'attendre, avec
l'intrépidité antique, Bonaparte et ses séides sur son trône, et de le défier
par la majesté de la vieillesse et du droit. M. Lainé, homme de trempe
civique dont les modèles étaient dans Plutarque, animait les représentants de
son héroïsme impassible, et leur faisait jurer de mourir sur les marches du
trône, rangés autour du roi constitutionnel. Le maréchal Marmont conseillait
aussi des mesures désespérées de courage ; envoyer les princes à l'armée de
Ney, dont an ignorait encore la défection, soulever la Franche-Comté d'un
côté, la Vendée de l'autre, faire appel au Midi qui marchait avec le duc
d'Angoulême, fortifier les Tuileries, s'y défendre avec les lois et les
armes, et compter sur une insurrection unanime de la capitale qui submergerait
l'agresseur sous la réprobation du peuple entier telles étaient les
résolutions que la fidélité de ce maréchal inspirait au roi. Les conseils
succédaient aux conseils, et rien n'indiquait dans l'attitude du roi le
désespoir de sa cause et la pensée d'abandonner Paris, encore moins la
France. V La nuit
du 19 au 20 mars, en apportant les nouvelles de la défection suprême des
troupes de l'armée royale, des cuirassiers à Melun, des lanciers et des
hussards à Fossard, la retraite des gardes du corps poursuivis et assaillis
par leurs compagnons d'armes, l'entrée nocturne de Napoléon à Fontainebleau,
dissipa les dernières possibilités et les dernières espérances de résistance.
Les généraux encore fidèles appelés au conseil déclarèrent que la sédition
militaire avait brisé leurs dernières armes dans leurs mains, et que Paris
était désormais ouvert à l'armée de Napoléon. Le roi
hésitait encore ; il hésita jusqu'à la fin du jour. Il ne pouvait croire
qu'une nation aussi fière, aussi libre, aussi dévouée que la France se
montrait à sa cause, donnât à l'histoire l'exemple d'un tel abandon
d'elle-même à une poignée de soldats guidés par un chef proscrit par
l'Europe. Les coureurs de l'armée de Napoléon étaient déjà aux portes de
Paris, et les régiments campés en réserve à Villejuif avaient déjà foulé aux
pieds leurs cocardes blanches pour reprendre les couleurs de Napoléon, que ce
prince parlait encore de résistance et se refusait à tout préparatif de
fuite. Cependant, dès le milieu du jour, les volontaires des écoles, les
mousquetaires et les gardes du corps reçurent ordre de leurs officiers de se
mettre en bataille sur la place de la Concorde, dans le Carrousel, aux
Champs-Élysées, sous prétexte de marcher sur Melun pour livrer combat aux
troupes de Bonaparte. Ces troupes répondirent par un élan unanime à cette
espérance de bataille. Leur sang royaliste bouillonnait d'impatience de se
répandre pour la cause de leurs pères. Ils bivouaquèrent toute la soirée dans
la pluie et dans la boue aux différents postes qui leur étaient assignés. Le
peuple de toute condition qui les entourait ne fermentait que d'indignation
contre l'armée et contre Bonaparte. Il les soutenait de la voix et du geste,
il leur allumait du feu, il leur apportait du pain, il leur demandait des
armes ; il n'avait qu'un cœur avec eux. VI Pendant
ces démonstrations extérieures, sincères et unanimes sur les places publiques
et dans les rangs des défenseurs du trône, un dernier conseil était convoqué
aux Tuileries. Les ministres, les maréchaux, les généraux, M. Lainé,
président de la chambre des députés, tous les conseillers publics ou intimes
de la couronne, s'y réunissaient en présence du roi, des princes et de la
duchesse d'Angoulême. Nul n'admettait seulement la pensée que le roi sortît
de France. Évacuer Paris pour empêcher un massacre civil dans lequel la
patrie ne périrait pas moins que la royauté légitime, et se retirer avec les
corps de la maison militaire, les volontaires et les troupes de l'Ouest et du
Nord. dans une province et dans une place forte fidèle où l'on rallierait la
nation en attendant l'Europe encore debout, telle était l'idée de tous les
esprits, le sentiment de tous les cœurs. Les uns proposèrent la Rochelle ;
ville entourée de provinces dévouées d'un côté et de l'Océan de l'autre, qui
permettrait les communications et les renforts de l'Angleterre. Les autres le
Havre, Calais, Dunkerque, Lille cette dernière ville fut choisie par le roi.
Elle était inexpugnable, elle touchait à la Belgique, elle dominait le
département du Nord, cette pépinière de soldats, cette Vendée patiente et
réfléchie des anciennes provinces flamandes. Elle renfermait une forte
garnison de troupes maintenues dans le devoir par le royalisme des habitants
; elle était commandée par le duc de Trévise, homme incorruptible au
déshonneur, imposant pour les troupes, qui voyaient en lui le modèle du
soldat, l'homme des camps républicains, le compagnon de leurs campagnes de
l'empire, le type du devoir sous la nouvelle royauté. Un tel homme commandant
une telle province, et maître d'une telle citadelle sous les yeux de son roi,
pouvait le maintenir en France. VII Le duc
d'Orléans, à son retour de Lyon, avait été envoyé à Lille par le roi pour
montrer aux troupes du Nord, la plupart tirées de l'ancienne garde impériale,
un prince de la famille des Bourbons qui eût en lui quelque chose de la
Révolution. Ce prince, qui avait été aide de camp de Dumouriez dans ces
provinces pendant les guerres de Belgique, croyait que ce peuple se
souviendrait de sa jeunesse et s'exalterait à son nom. Il fallait que le duc
d'Orléans eût donné au roi dans ses confidences des Tuileries des gages bien
irrévocables de sa loyauté pour que le gouvernement dans cette extrémité eût
consenti à l'envoyer au milieu des mêmes troupes que Lefèvre-Desnouettes, les
Lallemand et Drouet d'Erlon venaient d'entraîner vers Paris pour le
couronner. Son expédition de Lyon l'avait du reste découragé de toute
espérance sérieuse pour le moment, et il pensait vraisemblablement davantage
à semer sa popularité future dans l'armée qu'à faire une résistance longue et
victorieuse à l'ennemi de sa race. Le duc
de Bourbon n'obtenait que des respects et des serments dans la Vendée. Ces
provinces n'avaient pas eu le temps de s'armer, et les événements marchaient
plus vite -que leur enthousiasme. VIII Dans la
soirée du 19 mars, Louis XVIII rédigea lui-même et remplit de l'affliction de
son âme le préambule de l'ordonnance par laquelle il prononçait la clôture de
la session des chambres, afin que le vainqueur en entrant dans Paris ne
trouvât pas dans les assemblées nationales présentes un instrument de pouvoir,
un prétexte pour imposer l'obéissance légale à la patrie, ou un outil de
servilité. Il convoquait en même temps une nouvelle session de ces corps
législatifs, pendant que durerait l'invasion de la capitale, dans celle des
villes du royaume où il aurait fixé son séjour « Nous pourrions, disait le
roi, et cela était vrai, nous pourrions profiter des dispositions fidèles et
patriotiques de l'immense, majorité des habitants de Paris pour disputer aux rebelles
l'entrée de notre capitale, mais nous frémissons des malheurs de tout genre
qu'un combat dans vos murs attirerait sur Paris. Nous irons plus loin
rassembler des forces, nous irons chercher non des sujets plus aimants et
plus dévoués que le peuple de Paris, mais des Français plus avantageusement
placés pour se déclarer en faveur de la bonne cause. Rassurez-vous, nous
reviendrons bientôt au milieu de ce peuple à qui nous ramènerons une seconde
fois l'espérance, le bonheur et la paix ! » Il
autorisa en même temps le baron de Vitrolles, plus propre par son activité et
par son audace aux conspirations qu'au gouvernement, à se rendre comme
commissaire à Toulouse, afin d'entretenir et de rallumer dans le midi de sa
patrie les foyers de résistance et d'insurrection contre Bonaparte. IX Paris
ignorait encore les résolutions de départ prises aux Tuileries. On croyait à
une dernière tentative de lutte et à une sortie dans la soirée du duc de
Berry et du comte d'Artois à la tête des huit ou dix mille hommes de la
maison militaire du roi, des volontaires, et de quelques régiments de
grenadiers, de hussards et de chasseurs de la garde royale, composés de
débris de la garde impériale, mais inébranlables par esprit de corps dans
leur fidélité au roi et aux princes. Ils furent passés en revue ainsi que les
gardes du corps avant la chute du jour. Un peuple immense se pressait autour
des princes et des maréchaux, exhortait les régiments à bien espérer de la
France. Ce même peuple, comme s'il eût eu déjà le pressentiment du départ
nocturne du roi, se pressait aussi dans les jardins, dans les cours, sur les
quais qui entourent le palais, les yeux levés, les mains tendues vers les
balcons des appartements du prince, cherchant à apercevoir son profil à
travers les fenêtres, attentif aux moindres mouvements de figures qui
allaient et venaient dans l'intérieur, aux signes et aux préparatifs qui
auraient trahi la pensée d'un départ dans les mouvements de chevaux, de
voitures ou d'escortes autour du séjour du roi. Vers la fin du jour une
rumeur sourde se répandit que le roi s'était résolu de ne pas quitter un
peuple qui lui donnait de telles marques de loyauté. La foule rentra en
silence dans ses demeures, s'attendant à je ne sais quel revirement de la
fortune qui sauverait ce qui semblait perdu. Le roi profita de ce moment de
solitude et de silence pour s'éloigner. Le départ eût été impossible ou
déchirant en plein jour. Les regrets et le délire du peuple auraient disputé
le passage à son roi. Jamais Paris n'avait montré avec tant de force et
d'obstination l'enthousiasme du malheur. Les catastrophes du règne sinistre
que ce départ allait ouvrir pesaient de près sur toutes les imaginations. X Les
voitures secrètement attelées entrèrent à minuit dans les cours. A cette vue
les officiers de la garde nationale et les citoyens sous les armes de garde
au palais s'élancèrent en désordre dans les salles et sur les escaliers du
château, comme pour s'opposer au départ. Maréchaux, généraux, officiers,
magistrats de Paris, jeunes enthousiastes du retour ou vieux compagnons de
l'exil du prince, hommes nouveaux ralliés par la charte, hommes anciens
pressés dans ce palais par le sentiment ou par la conformité de malheurs,
courtisans, magistrats, commerçants, pairs, députés, restés debout pour
veiller de l'épée ou du cœur sur le souverain de leur espérance et de leur
souvenir, se répandent confusément, irrités, désespérés, éplorés, dans les
galeries et sous les portiques par où la monarchie pacifique et libérale va
passer pour s'éloigner de nouveau de la France. Un murmure morne, des
imprécations sourdes contre le violateur de la patrie, des sanglots mal
contenus oppressent toutes les poitrines ; les visages pâlis d'émotion
paraissent plus livides et plus fiévreux encore aux reflets des torches de
voyage portées par les serviteurs et par les pages. Le roi paraît enfin.
Mille cris s'élèvent, mille bras se tendent, mille fronts s'inclinent, mille
genoux fléchissent à son aspect. II marche avec peine, appuyé sur le bras du
duc de Blacas et entouré du groupe des princes et de leurs plus intimes amis.
Son visage, quoique impassible à la crainte, porte les calamités tragiques de
sa maison et de sa patrie sur ses traits. Son regard se promène avec une
majesté triste et douce sur tous ces visages qu'il reconnaît et qu'il salue
d'un léger signe de tête ; ses yeux humides semblent contenir les larmes de
son peuple. Il traverse, sans proférer une parole, cette haie de serviteurs,
de familiers, de courtisans, de simples citoyens, qui s'ouvre et se referme
sur ses pas. Les uns se précipitent sur ses mains pour les baiser, les autres
touchent les pans de son habit comme pour retenir une impression de sa
personne ; tous éclatent en gémissements et fondent en larmes comme à une
sépulture de règne ou à l'agonie d'un père du peuple. Au bas de l'escalier,
mille épées se croisent sur sa tête pour lui faire le serment de le défendre
ou de le venger. On s'oppose à son dernier pas pour sortir du palais et pour
monter dans sa voiture. « Épargnez-moi, mes enfants ! épargnez-moi
l'expression douloureuse d'une séparation que je sens comme vous, elle est
nécessaire pour la France. Je veux vous conserver pour moi et me conserver
pour vous. Je vous reverrai bientôt, hélas ! sous quels auspices ! »
Le duc de Berry et le comte d'Artois l'aident à monter dans sa voiture ils
referment la portière et s'inclinent en le regardant s'éloigner. De peur
d'éveiller l'attention ou l'attendrissement sur son passage, le roi n'avait
voulu aucune escorte jusqu'à Saint-Denis. Les rues qu'il traversa ignoraient
que cette voiture emportait un règne. Un seul officier des gardes du corps à
cheval suivait, à quelque distance, les roues de la voiture du roi. La saison
était sévère, la nuit tempétueuse et noire, la pluie fouettait les vitres,
les rafales bruissaient en s'engouffrant dans les rues et sur les toits de
Paris. Le ciel de mars semblait participer à la tourmente de cette cour, de
cette capitale, de ce peuple. Les
Suisses de la garde, qui avaient été envoyés à l'avant-garde de l'armée du
duc de Berry vers Melun, comme un corps plus incorruptible, parce qu'il était
étranger aux querelles civiles de la nation, plus fidèle aussi parce qu'il
avait à venger le sang de ses pères et de ses frères répandu le 10 août 1792,
s'étaient repliés par ordre sur Saint-Denis pour protéger le passage du roi.
Le préfet de Melun avait manqué à son serment comme celui d'Auxerre et offert
son département à Bonaparte. La route du Nord et de l'Ouest était seule
ouverte au roi. XI Au même
moment, les régiments de la garde royale et les gardes du corps en bataille
sur la place de la Concorde s'ébranlèrent sous les ordres du maréchal
Marmont, commandant sous les princes l'armée destinée à couvrir la retraite
du roi et à le rejoindre à marche forcée à Lille. Ils ignoraient le départ du
roi et croyaient marcher sur Melun pour combattre les colonnes de Bonaparte.
Ils ne connurent l'événement de la nuit et la destination de leur corps qu'à
la porte Saint-Denis, où ils prirent la route du Nord. Le
peuple de Paris, éveillé par le bruit des chevaux et des armes, accourait en
foule sur leur passage. De toutes les portes et de toutes les fenêtres
illuminées par l'anxiété d'une telle nuit, les hommes, les enfants,' les
femmes, leur adressaient de touchants adieux et leur recommandaient le roi.
On leur apportait, le vin et les vivres de voyage, comme si toutes les
familles de Paris avaient reconnu des fils ou des frères dans cette jeunesse.
Les faubourgs, ordinairement si frémissants aux symptômes des révolutions,
paraissaient aussi mornes et aussi attendris que les riches quartiers de la
ville. Le peuple qui les habite, appauvri par les longues guerres et épuisé
par les conscriptions, commençait à sentir les bienfaits du travail et de
l'industrie ramenés par la paix. Cependant il aimait l'armée, il ne
s'indignait pas autant que la bourgeoisie de ses retours de fidélité à la
voix de son ancien chef, mais il pressentait les calamités et les hontes
d'une seconde invasion de l'Europe pour réprimer cette invasion de la gloire.
Enfin le peuple était sensible aux grandes scènes de la patrie, et la nature
agissait sur lui en ce moment plus que la politique. Ce roi abandonné par son
armée, trahi par ses généraux, dépouillé du trône et proscrit de cette patrie
où il avait cru mourir ; ces années avancées, ces cheveux blancs, ces
infirmités cette famille sans asile peut-être dans quelques jours en Europe ;
cette princesse qui n'aurait plus même la tombe de son père et de sa mère à
Saint-Denis pour y pleurer ses souvenirs de prison et d'échafaud ; cette
belle et fidèle jeunesse de la maison militaire du roi qui s'exilait de ses
familles pour suivre ce père de la patrie ; cette nuit suprême, cette
température néfaste, cette tempête, cette pluie, ces torches reflétées sur
ces armes ; toutes ces choses touchantes, sinistres, presque funèbres,
attendrissaient le peuple, et semblaient à ses yeux les présages de quelques
solennelles calamités sur la ville d'où Napoléon chassait la royauté, la
paix, la nature. Tel fut le départ du roi et de son armée dans la nuit du 20
mars. Laissons
un moment ces scènes, et revenons à Fontainebleau. Là toutes ces calamités
étaient des triomphes, toutes ces tristesses des joies. XII Un
courrier de M. de Lavalette, un des complices les plus actifs de Napoléon à
Paris, et qui s'était emparé, avant le jour ; de l'administration des postes,
d'où il avait expulsé M. Ferrand, apporta dès le matin à Fontainebleau la
nouvelle si vivement désirée du départ du roi. Napoléon bénit sa fortune, qui
lui enlevait ainsi non le danger, mais l'odieux d'une entrée à main armée et
en brisant les portes à coups de canon dans la capitale et dans le palais. Il
fit appeler ses chefs et changea l'ordre qu'il avait donné la veille de
masser son armée sur Essonne. Madame Hamelin, femme remuante, avide de bruit,
mêlée à toutes les intrigues de la famille Bonaparte, et cachant les trames
de cette conjuration sous la légèreté de son sexe, lui écrivait de précipiter
son arrivée à Paris. « A Paris ce soir s'écriat-il le roi et les princes sont
en fuite, je coucherai cette nuit aux Tuileries. A Paris répétèrent ses
courtisans et ses compagnons de l'île d'Elbe. A Paris répétèrent bientôt, de
régiment en régiment et de poste en poste, toutes ses troupes. » Ses
grenadiers de l'île d'Elbe et ses fougueux Polonais, qui s'étaient promis sur
le brick l'Inconstant de faire à Paris une entrée triomphale et soldatesque,
oubliant leurs fatigues, portaient légèrement leurs armes, pressaient leurs
chevaux, s'emparaient de toutes les charrettes et de toutes les voitures sur
la route, laissaient porter leurs sacs par les paysans et par les enfants des
villages, et voulaient arriver de jour aux portes de la capitale, afin que le
soleil et le peuple vissent leur retour victorieux dans la patrie. Napoléon
contint leur élan et leur lit défendre de continuer leur course. Plus
politique qu'impatient, il sentit que l'aspect de sa garde personnelle, le
tumulte qui s'élèverait sur les pas de ces grenadiers et de ces Polonais
ivres de jactance, donneraient à son entrée dans Paris l'apparence d'une
conquête humiliante de la capitale par ses soldats. II voulut y être précédé
et accompagné par des corps de l'armée répartis sur sa route et transfuges
volontaires de la cause des Bourbons. Il voulait surtout éviter le grand
jour, comme il avait fait à Grenoble et à Lyon soit qu'il soupçonnât quelque
piège, soit que l'indignation du peuple lui fît craindre le désespoir d'une
émeute ou l'arme d'un assassin. Il passa la matinée entière du 20 mars à
recevoir les félicitations de ses affidés de Paris, pressés de venir recevoir
de lui le prix de leurs services, et à se promener, pour laisser passer les
heures, dans la bibliothèque, dans les galeries et dans les jardins du
château de Fontainebleau. Il ne monta en voiture qu'à l'heure où le soleil
commençait à baisser. Il franchit avec une faible escorte, mais au milieu
d'une haie de soldats et de peuple en marche, les collines de la forêt,
témoins de son luxe et de ses chasses dans un autre temps. Sa course jusqu'à
Paris ne fut qu'une longue sédition triomphale, où l'indiscipline et
l'ivresse du soldat rivalisaient avec la turbulence du peuple de ces villes
et de ces villages en désordre. La nuit était tombée sur Paris avant qu'il en
aperçût les clochers. II avait fait semer la rumeur qu'il n'arriverait que le
lendemain. XIII La
ville, après le départ du roi dans la nuit et pendant toute la journée du 20
mars, était restée dans l'interrègne et dans l'immobilité de la stupeur qui
suivent chez les peuples comme chez les hommes le coup des grands événements.
Cette force instinctive de cohésion qui soutient un moment les sociétés après
que leurs bases se sont écroulées gouvernait seule cette masse immense et
agitée de la population d'une grande capitale. Ce phénomène, qu'on observe
toujours dans les révolutions courtes et inattendues, a encore une autre
cause. C'est l'incertitude de ce qui va surgir, et la crainte que tous les
hommes et toutes les fonctions ont pendant quelques heures de se tromper de
fortune, et de se perdre en se déclarant trop vite pour la cause qui ne
triomphera peut-être pas. Tel fut Paris pendant cette journée d'attente.
Bonaparte allait bien entrer aux Tuileries, mais nul ne pouvait se persuader
que le roi sortît de France, et que cette monarchie, accompagnée d'une armée
pour cortège, suivie des regrets et des larmes d'une nation, et se jetant au
sein des provinces les plus royalistes, serait réduite, après si peu de
jours, à mendier un asile sur un sol étranger. XIV Rien ne
remuait dans la ville. L'autorité n'existait plus, le peuple se contenait
lui-même, comme suspendu entre deux sentiments égaux. Le préfet de Paris, ce
même M. de Chabrol que le roi avait conservé au poste où il l'avait trouvé et
que Bonaparte allait y retrouver à son tour, tenait encore les rênes de
l'administration municipale, confondue par exception avec l'administration du
département. Il n'imita pas le lâche exemple des deux préfets nommés par
Louis XVIII qui avaient prosterné leurs départements devant l'ennemi du roi.
Il fit une courageuse proclamation au peuple. Il lui rappelait son
enthousiasme si récent à l'arrivée de ce prince pacificateur, et lui
reprochait d'avance son ingratitude et son infidélité s'il démentait, devant
un soldat rebelle à sa patrie et à sa propre abdication, les sentiments tant
de fois jurés aux Bourbons. II signa cette proclamation suprême de son nom,
livré ainsi d'avance à la proscription. Cette proclamation fut lue sur les
murs de Paris pendant toute la journée du 20 mars par le peuple avec des
applaudissements et avec des larmes. Le conseil municipal, autorité toute
populaire, adressa par l'organe de M. Bellart, homme de cœur mais homme
d'excès, une autre proclamation pleine de défis, d'injures et de malédictions
contre l'usurpateur de la charte, de la nation et du trône ; mais M. Bellart
n'attendit pas, comme M. de Chabrol et M. Lainé, l'arrivée du soldat qu'il
défiait, et se proscrivit lui-même après avoir publié son imprécation. Les
ministres avaient suivi le roi ou s'étaient retirés par diverses routes. Le
préfet de police, Bourrienne, transfuge de la familiarité de Napoléon dans la
police des Bourbons, s'était enfui pour éviter la vengeance de son ancien
maître offensé. Les principaux sectaires de Napoléon avaient commencé à se
montrer, mais sans éclat, pendant la journée, et à s'emparer, soit par
l'audace, comme M. de Lavalette aux postes, soit par une transaction prudente
entre M. de Chabrol et eux, des hautes fonctions du gouvernement dans Paris,
pour éviter les désordres et les calamités d'une anarchie. Le comte de
Montesquiou, famille presque toute napoléonienne par les faveurs dont elle
avait été enchaînée sous ce règne, avait pris le commandement de la garde
nationale à la place du général Dessolles, qui portait-à Napoléon la haine de
Moreau, son ancien compagnon d'armes et de disgrâces. La garde nationale,
convoquée à la fin du jour au jardin des Tuileries, dans la cour du château
et au Carrousel, s'était réunie sans savoir si on l'appelait pour protester contre
l'invasion de la ville ou pour saluer le retour du dictateur. Composée
presque entièrement de royalistes, elle faisait taire avec peine ses
sentiments d'indignation sous les armes. Un immense murmure d'improbation se
levait de ses rangs. Incertaine jusqu'au dernier moment si elle recevrait ou
si elle repousserait les premières bandes qui tenteraient d'occuper les
Tuileries au nom de Napoléon, décidée cependant à les remettre à l'armée et à
son chef dans l'impossibilité matérielle de les défendre, mais voulant que
l'attentat politique dont les bons citoyens gémissaient tous s'accomplît du
moins en ordre, sans déshonorer le palais et sans souiller la ville de sang. XV Telles
étaient les dispositions de la garde nationale, bourgeoisie armée de Paris.
Les complices militaires de Napoléon, composés d'officiers licenciés à
demi-solde, avaient été convoqués en masse à Saint-Denis depuis quelques
jours, pour éclater quand il serait temps sur les pas du roi, pour entraîner
la fidélité des troupes, pour imiter dans Paris la défection de Labédoyère et
de son régiment à Grenoble, et celle du général Brayer, commandant transfuge
de Lyon. Contenus jusque-là à Saint-Denis par les gardes du corps, les
volontaires des écoles, les Suisses et les régiments de la garde qui y
avaient passé la nuit, et dont les dernières colonnes n'en partirent que le
matin du 20 mars, ces officiers, groupés pour former le noyau de la sédition
militaire, n'éclatèrent qu'au milieu du jour. Le général Excelmans, soldat
intrépide et aventureux, véritable tribun militaire formé par la nature pour
enlever les camps, doué d'une haute taille, d'une figure ouverte, d'un geste
martial, d'une chaleur d'âme qui sortait du cœur et qui se répandait en
éloquence de feu, commandait ces officiers. C'était le mécontentement,
l'humiliation et la vengeance de l'armée formés en camp de sédition aux
portes de Paris. Les nombreux soldats congédiés des environs, fiers de revoir
leurs chefs et leurs drapeaux et de paraître participer à la gloire en
participant a la révolte, s'étaient amoncelés autour de ce bataillon
d'officiers. La plèbe mobile et flottante des faubourgs d'une grande
capitale, vague toujours souillée par sa misère et par sa turbulence, et
toujours prête à. recevoir le vent des séditions de quelque côté qu'il
souffle, avait grossi ce courant des précurseurs de Napoléon à Saint-Denis.
Ils se précipitèrent avec leurs cocardes, leurs drapeaux, leurs décorations
impériales, leurs uniformes connus et aimés du peuple, des lauriers à la
main, des aigles au bout des piques, au milieu des cris de « Vive l'empereur
! » poussés et provoqués sur leur passage dans les longs et larges faubourgs
de Paris qui débouchent de Charenton a Saint-Denis, de la Villette sur les
boulevards. Ils s'étaient recrutés en route de la surface légère d'hommes, de
femmes, d'enfants, qui n'ont d'opinion que la curiosité, de vestige que le
tumulte et d'autre domicile que la rue. Ce cortège, quoique nombreux et
bruyant, ne soulevait pas la masse laborieuse et sédentaire du peuple. C'était
une colonne d'invasion, moitié soldatesque, moitié démagogique, qui
traversait la ville sans s'y mêler. La tristesse, le scandale, la colère
même, se lisaient ouvertement sur toutes les figures dans les quartiers que
ces soldats et cette plèbe faisaient retentir de leurs cris. Les boutiques et
les fenêtres se fermaient sur leur passage. Paris vaincu, non résigné,
protestait par son silence et par sa solitude. XVI La
foule curieuse et ondoyante des autres faubourgs de l'est, de l'ouest et du
midi de Paris, et les rares partisans de l'empereur dans les quartiers
intérieurs s'étaient accumulés depuis le matin, par le seul instinct des
grands spectacles et par la curiosité de voir cet homme qui remuait le monde
rentrer dans le palais de sa gloire sur les bras de ses chers grenadiers.
Cette scène, une des plus pathétiques de l'histoire, ne pouvait manquer
d'appeler des milliers de spectateurs. Ceux-là mêmes qui avaient vu tomber
avec joie le grand gladiateur du cirque européen voulaient le voir se relever
de la poussière, ne fût-ce que pour le revoir retomber et mourir encore. Le
Carrousel bruissait comme une mer d'hommes d'où sortaient des oscillations,
des murmures et quelques clameurs opposées de « Vive le roi ! » et de «
Vive l'empereur ! » Les cris de réprobation contre l'empereur étaient
néanmoins les plus nombreux le matin ; à mesure que le jour baissait et que
l'impatience, principale passion des multitudes, augmentait, les cris de :
« Vive l'empereur ! » croissaient avec l'impatience. Les plus
indifférents et les plus hostiles quelques heures auparavant finissaient par
appeler le grand acteur pour remplir enfin la scène trop longtemps vide et
pour finir le drame trop longtemps suspendu. Ainsi est le peuple. Les grilles
fermées résistaient à peine à la pression de ces vingt mille heureux. XVII C'est à
ce moment que la colonne de multitude, de soldats, d'officiers à demi-solde,
caste populaire, commandée par Excelmans, déboucha par les guichets du
Carrousel, et, fendant la foule aux cris de « Vive l'empereur ! A bas les
Bourbons ! » détermina par la foule, par le mouvement et par la
terreur cette multitude indécise, et la fit éclater en applaudissements. La
colonne d'Excelmans, précédée de quelques cuirassiers à cheval embauchés à
Saint-Denis et traînant à sa suite deux pièces de canon, s'avança vers la
grille pour en faire ouvrir les portes et pour s'emparer du palais où elle
voulait inaugurer son empereur. La garde nationale refusait de le livrer à
d'autres qu'à lui-même. Excelmans s'avança et parlementa avec les chefs de la
garde civique. Ils jugèrent plus prudent de remettre le palais à un général
bonapartiste maître de sa propre sédition populaire, mais ferme et respecté
de ses complices, que de recevoir l'assaut de .ces multitudes irresponsables,
indigentes et turbulentes qui couvraient la place. De toutes les séditions,
les séditions militaires paraissent les moins redoutables pour les foyers des
citoyens, parce qu'un certain ordre semble y tempérer le désordre, et qu'un
reste de discipline y donne des chefs à l'indiscipline même. Excelmans entra
avec sa cavalerie, ses canons, son bataillon d'officiers sans troupes,
referma les grilles, s'empara des portes du palais, fit déployer au sommet du
pavillon central des Tuileries un vaste drapeau tricolore, signe du domicile
du chef et de l'armée qui l'avaient promené à travers l'Europe. La garde
nationale, sans motif de réunion désormais autour d'une demeure que la
sédition venait de conquérir, se débanda homme à homme, les uns gardant leur
cocarde blanche, les autres prenant celle de l'armée, le plus grand nombre
n'en prenant aucune, et se retirant dans leurs foyers contristés pour
attendre ce que la nuit déciderait de la patrie. La
multitude, lasse de sa curiosité trompée depuis tant d'heures, se dispersa
sans agitation et sans violence dans ses demeures. Il ne resta sur le
Carrousel et sur le quai qu'un petit nombre de groupes disséminés, composés
des plus fanatiques ou des plus affidés pour jouer le rôle du peuple absent
dans la scène que les bonapartistes de la conspiration avaient préparée pour
la raconter le lendemain à lâ France et à l'Europe. XVIII Cependant
les ténèbres' couvraient Paris depuis longtemps. L'empereur avait à la fois
ralenti et pressé sa marche pour n'arriver que la nuit et pour arriver
cependant le 20 mars, jour anniversaire de la naissance de son fils. Sans
autre croyance religieuse que la politique qui joue avec la foi des peuples,
il avait cependant la vague superstition du hasard qu'il appelait étoile, et
dont il célébrait le culte par ces coïncidences de dates qu'on nomme les
anniversaires. Le mystère et l'infini se font accepter et adorer par les
intelligences les plus rebelles. L'homme qui ne croit pas en Dieu croit au
destin. Napoléon,
après avoir dépassé ses grenadiers de l'île d'Elbe, auxquels il avait fait
faire halte à Essonne par le motif que nous avons dit, avait continué sa
route vers Paris. Il était escorté de quelques officiers, de quelques soldats
à cheval des différents régiments de cavalerie qu'il avait traversés, et
d'une centaine de ses Polonais de l'île d'Elbe, véritables mameluks du Nord
voués à son culte, dont l'uniforme, la physionomie, la voix, le geste,
communiquaient sur son passage l'enthousiasme à la fois guerrier et servile
dont ils étaient animés pour lui. Ses généraux et ses familiers les plus
pressés de retrouver un maître pour redevenir sous lui les maîtres de
l'empire étaient allés à cheval au-devant de lui. Ils entouraient sa voiture
de voyage, au fond de laquelle on l'entrevoyait pâle et fiévreux, à la lueur
des torches que les cavaliers secouaient devant les chevaux. Il entra ainsi
dans Paris, comme dans un bivouac après une journée de guerre. Un profond
silence et une morne solitude régnaient dans les rues, sur les boulevards
neufs et sur les quais qu'il traversa pour arriver au pont Louis XVI, avenue
de son palais. A l'extrémité du pont, sur le quai des Tuileries, les groupes
rares attardés et apostés du peuple qui l'attendaient depuis l'aurore saluèrent
sa voiture de quelques cris sans échos sur les deux rives. La voiture
s'engouffra au galop des chevaux sous la voûte de la galerie du Louvre qui
débouche du quai sur la cour, et s'arrêta auprès des marches de l'escalier du
pavillon de Flore. XIX Là, il
se trouva tout à coup au milieu de son peuple à lui, le peuple de ses camps et
de sa cour. Les trois ou quatre cents militaires de toutes armes, de tous
grades, généraux, officiers, sous-officiers, soldats, répandus dans les cours
et haletants d'impatience, eurent à peine entendu le roulement de la voiture
qu'ils se jetèrent à la tête des chevaux, aux portières, sous les roues,
comme les adorateurs indiens sous le char de leur idole, et qu'ouvrant la voiture
avec la violence du fanatisme, ils enlevèrent l'empereur sur leurs bras
entrelacés, et le portèrent, à la lueur des torches et aux cris de délire et
de frénésie, de degrés en degrés, de paliers en paliers, de salles en salles,
jusque dans le cabinet et dans la chambre à coucher de Louis XVIII, où tout
attestait la précipitation d'un départ nocturne, et où les larmes de ce roi
et de ses serviteurs n'avaient pas eu encore le temps de sécher sur la
proclamation des adieux. Au milieu de cette ivresse, toute concentrée dans un
petit nombre de familiers intéressés à son triomphe et dans l'intérieur de
ses appartements, Napoléon et ses compagnons de l'île d'Elbe ne purent se
défendre d'une impression de tristesse et de déception en voyant la solitude
et le silence de la capitale. Était-ce la peine d'avoir traversé la mer et la
France, précipité sa marche, soulevé une armée, affronté l'Europe, pour être
reçu par la froideur et l'effroi du peuple, par l'isolement et par la nuit ? XX Il ne
cessait de se rassurer lui-même et de rassurer ses courtisans et ses
complices contre cette impression. Il répétait mille fois, il redisait avec
une confiance affectée à tous ceux qui survenaient pour le féliciter, les
mêmes mots, symptômes des inquiétudes de son âme, paroles qu'il voulait
évidemment imprimer comme un mot d'ordre sur toutes les lèvres : « Ce
n'est pas vous, ce ne sont pas vos trames, ce ne sont pas vos attachements
qui m'ont ramené ici ; ce sont les gens désintéressés, ce sont les sous-lieutenants
et les soldats qui ont tout fait, c'est au peuple, c'est à l'armée que je
dois tout ! » On sentait que le poids de son invasion pesait sur sa
politique, et que, dès la première heure, au risque même de mécontenter les
complices de son retour, il voulait l'attribuer au peuple. Mais si le peuple
ne protestait pas par son opposition civique, il protestait, en général, par
sa douleur et par son éloignement. Jamais l'histoire ne vit plus d'audace
dans l'usurpation d'un trône, une plus morne soumission d'une nation à une
armée. La France perdit ce jour-là quelque chose de son caractère, la majesté
de sa loi, la liberté de son respect. Le despotisme soldatesque se substitua
à l'opinion, les prétoriens se jouèrent d'un peuple, le Bas-Empire de Rome
eut dans les Gaules une de ces scènes qui humilient la nature humaine et qui
dégradent l'histoire. La seule excuse de l'événement, c'est que le peuple
était affaissé sous dix ans de gouvernement militaire, que l'armée était
fanatisée par dix ans de prodiges, et que son idole était un héros. Mais ce
héros lui-même ne tarda pas à expier son attentat contre la nation qu'il
venait de dérober, en retrouvant dans son propre palais les nécessités
flétrissantes de transiger avec ses complices, les exigences des opinions
qu'il devait acheter par des sacrifices de toute heure, le partage obligé du
pouvoir avec ses ennemis secrets, les cupidités, les manœuvres, les intrigues
et les trahisons du palais des Césars. Il avait voulu régner à tout prix. Il
allait apprendre non plus à imposer, mais à mendier le règne, à acheter
toutes les adhésions par des concessions honteuses, à trembler devant ceux
qu'il faisait trembler autrefois d'un geste, à être l'esclave de ceux qu'il
revenait enchaîner, à subir les murmures, les contradictions, les mobilités,
les insolences des corps politiques, à se réfugier dans les camps, où il ne
trouverait plus la victoire pour fuir une cour où il ne trouvait plus la
sûreté. La première nuit qu'il passa sans sommeil aux Tuileries commença la
vengeance de son triomphe et l'expiation de son bonheur. XXI Il lui
fallait donner un caractère à son gouvernement. Le droit de conquête ne
pouvait plus suffire à la France. Elle avait goûté de la liberté. Une
dictature brutale et avouée l'aurait unanimement soulevée mais sans dictature
comment écraser les partis à l'intérieur et faire face à l'Europe plus
coalisée que jamais contre lui ? Il avait trompé la France par des
insinuations et des mensonges, sciemment répandus jusque-là, sur le prétendu
concert qui existait, disait-il, entre l'Autriche et lui, et sur la correspondance
simulée qu'il feignait d'entretenir avec l'impératrice Marie-Louise à Vienne.
Cet artifice, plus digne d'un comédien que d'un héros, avait bien pu endormir
quelques soldats grossiers et quelques paysans ignorants sur sa route ; mais
l'opinion éclairée de Paris allait percer d'un regard ces ruses. L'illusion
dont on avait entretenu le peuple allait se dissiper avec le mensonge. On ne
tarderait pas à voir que le seul bienfait apporté a la patrie par le retour
de cet homme, autrefois désiré, aujourd'hui funeste, serait la nécessité
d'une levée générale de toute la population militaire de la France, et la
levée d'un impôt sans mesure pour solder une armée sans limites. Pour obtenir
de la nation de tels sacrifices, il était indispensable de lui offrir
quelques-unes de ces grandes compensations qui contre-pèsent, sinon dans le
présent, au moins dans l'avenir, l'or et le sang des peuples. Il fallait
évoquer la Révolution qu'il avait insultée, refoulée, proscrite, et lui
offrir, sous la pression de la nécessité, de lâches repentirs et
d'imprudentes concessions dont elle ne serait jamais assouvie et jamais sûre
en les voyant tomber de la main, de son plus implacable ennemi. Pour que ces
repentirs et ces concessions fussent, momentanément du moins, acceptés de la
Révolution, il fallait lui donner des gages. Ces gages étaient les hommes
dont les noms étaient restés les plus sympathiques à l'esprit
révolutionnaire, c'est-à-dire les anciens républicains. Or, remettre le
gouvernement du despotisme entre les mains des républicains, c'était se
remettre soi-même à la merci de la Révolution. Après s'être servis de
l'empereur pour vaincre et repousser l'Europe, ces hommes se serviraient des
institutions représentatives et du peuple pour garrotter ou anéantir l'empereur.
D'un autre côté, les républicains, même appelés dans les conseils de
l'empereur, ne pouvaient se fier au maître qu'ils allaient seconder, car,
après s'être servi d'eux pour appeler le peuple aux armes, la victoire
rendrait au chef heureux des armées un ascendant qu'une constitution ne
pourrait contre-balancer à Paris, et il briserait indubitablement à son
retour triomphal de la frontière les choses et les hommes qu'il avait besoin
de ménager pendant quelques jours. Toute la situation de l'empereur arrivé à
Paris et des républicains qu'il allait convier à s'allier à lui se réduisait
donc à un double jeu d'observations, d'intrigues, d'astuces et de trahisons
intimes dans le sein même du gouvernement et du palais l'empereur jouant les
républicains pour leur emprunter la popularité révolutionnaire et s'en
défaire quand il aurait vaincu les républicains jouant l'empereur pour lui
emprunter la popularité militaire et s'en défaire après qu'il les aurait
débarrassés des Bourbons et de la coalition. Le génie italien de Napoléon et
le génie machiavélique de Fouché représentaient face à face cette double
situation. Quel gouvernement pouvait sortir de cette ruse épiant une autre
ruse ? Un gouvernement faible et équivoque d'une double trahison.
L'empereur le sentit dès la première heure, et s'affaissa, avant d'avoir agi,
sous le poids de la fausse situation qu'il était venu affronter si
témérairement pour son caractère et pour sa dignité. Il gémit secrètement
avec ses anciens conseillers les plus confidentiels, il prit avis de tout le
monde, il flotta entre la dictature et les concessions, l'une lui aliénant
le-peuple, les autres l'aliénant lui-même. Il finit par se confier au temps
et à cette étoile qui n'est que l'action d'une haute intelligence sur sa
destinée, et qui ne pouvait plus briller dans de telles ténèbres. Il se
résigna à plier devant tout le monde jusqu'à ce qu'il pût se relever par la
victoire et plier tout le monde devant lui. Sa nature, bien qu'impérieuse
dans le succès, était souple dans les revers. Il savait mollir à propos et
revêtir toutes les formes des opinions, comme il l'avait fait au commencement
de sa carrière, à Toulon sous Robespierre, à Paris sous Barras ; faire le
mort dans l'occasion, comme ces animaux vaincus qui, ne pouvant plus se défendre
par la lutte, se défendent par leur immobilité, et se préservent de
l'étreinte de leurs ennemis en s'abandonnant comme un corps inerte à leur
pitié ou a leur dédain. XXII Avant
le jour, il fit appeler Cambacérès, ce vice-empereur qu'il laissait toujours
à Paris pendant ses absences pour personnifier la sagesse et représenter
l'étiquette de l'empire. II s'étonnait de ne l'avoir pas vu encore, il
augurait mal d'une lenteur qui lui semblait dans cet homme prudent un mauvais
présage de la destinée. Cambacérès, esprit érudit, réglé, étendu, profond,
sagace jusqu'à la timidité, était partout le premier des seconds rôles le
caractère seul lui manquait pour les premiers. C'était un de ces hommes qui
se cachent toujours derrière un homme plus grand qu'eux, cherchant la
supériorité dans ceux auxquels ils' s'associent avec autant de soin que les
autres hommes en mettent à éviter dans leurs collègues un égal. Jeté dans la
première révolution par son mérite comme jurisconsulte plus que par sa nature
toute pétrie de traditions, il avait échappé, à force d'effacement et de
silence, aux grandes compromissions de l'époque de la terreur. Son vote
équivoque ou nié dans le procès de Louis XVI ne déversait sur lui ni la
complète innocence ni le crime du régicide aux yeux des Bourbons. L'amnistie
de tout événement le couvrait sous leur règne. Il s'en accommodait pour sa
sécurité, ses loisirs, ses richesses. Il n'avait point conspiré le retour de
l'empereur. Nul peut-être parmi les anciens dignitaires de l'empire n'avait
vu avec plus d'effroi que lui ce débarquement à Cannes qui allait le remettre
involontairement en scène, et le contraindre à se prononcer pour ou contre
son ancien collègue au consulat. Il était trop mûri dans les affaires et trop
expérimenté en gouvernement pour se faire des illusions sur la destinée
finale de cette tragique aventure. Il savait que les miracles ne se répètent
pas ; que la France de 1814, épuisée, lasse et mécontente, ne porterait pas
longtemps le poids d'un second empire ; que l'épée du despotisme ne se
ressoude pas après avoir été brisée, et que l'Europe coalisée, défiée dans sa
victoire, ne reculerait pas de Paris à Berlin, à Vienne, à Moscou, à Madrid,
devant l'évadé de l'île d'Elbe. Le grand empire était aux yeux clairvoyants
de Cambacérès un drame joué, dont le second empire ne pouvait être qu'une
parodie courte et tragique tentée par l'impatience, et dénouée par une
insurrection nationale dans Paris, ou par une défaite sur un champ de
bataille. Il ne voulait à aucun prix prendre un rôle actif dans un
gouvernement condamné d'avance par sa haute raison. Mais avec l'horreur
d'accepter, il n'avait pas le courage de refuser. Son passé et sa timidité
l'enchaînaient de force à l'empereur. XXIII Cambacérès
convenait plus que tout autre à Napoléon pour donner au commencement de son
gouvernement ce sens indéterminé, moitié révolutionnaire, moitié despotique,
sous lequel il lui convenait de masquer ses vrais desseins. Cambacérès, par
son origine conventionnelle, ne jurait pas avec les débris de la Convention
que la nécessité allait jeter dans le ministère ; par son obséquiosité
proverbiale à l'empereur, il ne jurait pas avec les napoléoniens. L'empereur
s'ouvrit à lui avec une pleine confiance, et ne lui dissimula aucun des
mystères ou des embarras de son esprit. Cambacérès lui dit avec franchise que
l'entreprise d'une restauration du gouvernement militaire, quelques mois
après la perte du continent et l'invasion de la France par l'ennemi, lui
paraissait une tentative au-dessus du génie humain ; que les Bourbons sans
doute avaient ignoré la France et qu'ils avaient siégé plus que régné aux
Tuileries, mais que la masse d'espérances de liberté et de paix qu'ils
avaient donnée par leur retour à un pays fatigué dépassait de beaucoup la
somme de mécontentements qu'ils avaient fait naître ; que la France avait
respiré de nouveau le souffle de l'esprit libéral, qu'elle serait inquiète,
exigeante, ombrageuse, difficile à rassurer ; que les partis, au lieu d'être
énervés comme aux jours du Consulat, étaient naissants, ardents, attisés par
la presse et la tribune ; qu'il ne retrouverait plus le Sénat ni le peuple de
1814 ; que ses maréchaux eux-mêmes, si comblés de faveurs par les Bourbons et
si las de la guerre, ne lui offriraient plus la même docilité et la même
ardeur qu'autrefois que le prestige de sa force avait été dissipé pour
plusieurs d'entre eux a Fontainebleau, qu'ils marchanderaient leurs services
; que l'armée, par l'insurrection qu'elle venait d'arborer contre ses
officiers, aurait perdu de son obéissance et de sa discipline ; que les
finances prodiguées à la fin du dernier règne, au commencement de celui des
Bourbons, et aux indemnités à l'étranger pour la rançon du pays, ne
permettaient plus sur l'impôt ou sur le crédit que des témérités ou des
violences ; que le pouvoir disputé entre les républicains et les
impérialistes serait sans unité, sans concert, et introduirait les factions
jusqu'au sein du conseil chargé de contenir à la fois tant de factions ; que
tout avait vieilli en peu de mois, et surtout lui-même, et qu'il conjurait
l'empereur de le laisser à l'obscurité où il voulait réfugier sa vie. XXIV Mais
Napoléon, repoussant tous ces prétextes, et réfutant toutes ces terreurs,
sans nier néanmoins les difficultés, parut certain de les surmonter, pourvu
qu'on lui donnât du temps. « Un succès, dit-il à Cambacérès, relèvera en un
jour tout ce qu'a fait déchoir un an de revers et d'absence. Le premier coup
de canon éclaircira l'air. D'ailleurs je ne suis plus le même homme ; j'ai
beaucoup pensé depuis que j'ai été à l'école de l'adversité et de la
solitude. L'indifférence de la France à ma chute m'a appris que ce pays avait
ou croyait avoir des besoins que mon gouvernement ne satisfaisait pas. Je
puis m'accommoder à ces tendances constitutionnelles qui se manifestent dans
le monde depuis que l'Europe est lasse de la guerre. Je suis las aussi, je
vieillis, je n'ai rien à ajouter à mon nom en gloire militaire, je puis
enraciner ma dynastie dans les mœurs et dans les idées du temps en donnant
aussi une charte, plus qu'une charte, un code des idées nouvelles dont mon
fils sera le gardien puissant après moi. J'ai sur les Bourbons cet avantage
que le passé ne m'engage ni ne me compromet dans ses ruines. Pourquoi ne
serais-je pas le Charlemagne de ce que vous appelez les idées libérales ? Mon
génie est propre à tout ! » Il
oubliait qu'un génie qui s'est prodigué au despotisme et qui s'est retourné
contre le sens de son siècle n'est plus propre qu'à refaire de la servitude
ou à tromper la liberté. XXV Cambacérès
se laissa non convaincre, mais fléchir, et il subit une faveur qu'il n'osait
pas répudier. Il fut nommé ministre de la justice, et reprit le titre
d'archichancelier de l'empire. Gaudin eut les finances, Mollien le trésor,
Decrès la marine, Davoust la guerre. L'empereur aimait peu ce maréchal, né
avant lui à la renommée, ayant conservé la hauteur de sa naissance qu'il
mêlait à la rudesse des camps, peu flexible sous la main du maître,
indépendant, brusque, républicain d'accent, mais actif, imposant par son nom,
nécessaire à une crise comme celle que le retour de Napoléon préparait à
l'armée. Napoléon fit fléchir aussi ses répugnances en appelant au ministère
de l'intérieur un des noms qui depuis le 18 brumaire avaient le plus
contrasté avec l'asservissement général des caractères, Carnot. Soit qu'il
fût lassé de l'oisiveté dans laquelle languissait son aptitude militaire,
soit que le péril de la patrie prévalût à ses yeux sur ses répugnances contre
'l'usurpateur de la Révolution et le restaurateur des trônes, Carnot,
républicain sous la Convention jusqu'à l'abnégation de sa renommée dans les
proscriptions du comité de salut public ; Carnot, proscrit lui-même ensuite
comme royaliste, mais toujours républicain et protestant contre le consulat
et contre l'empire quand tout le monde se courbait sous Napoléon Carnot avait
repris du service et défendu le boulevard d'Anvers dans la dernière campagne
de 1814. Il avait, quoique régicide, salué le retour des Bourbons, à
condition que ce retour serait celui des idées populaires de 1789. Puis il
avait affronté l'émigration victorieuse par des lettres au roi où la sévérité
des conseils se mêlait au respect pour Louis XVIII. Ces lettres avaient
entouré Carnot d'une immense popularité dans le parti républicain ou dans le
parti libéral. L'empereur sentit la force que l'adhésion d'un tel homme
prêterait à sa cause. Il envoya chercher Carnot et tenta son patriotisme par
l'excès même des périls auxquels la patrie allait avoir à faire face au
dedans et au dehors. « Vous êtes l'homme de la nécessité, lui dit-il ; je
suis corrigé du despotisme, je suis vaincu par la raison quoique vainqueur
par les armes. La Révolution, dont nous sommes, vous et moi, les enfants, a
besoin de mon nom pour se défendre au dehors, comme j'ai besoin de votre nom
pour la réconcilier avec moi à l'intérieur. Faisons chacun un généreux
sacrifice, moi de mon système de gouvernement trop absolu et trop personnel
pour les nouveaux besoins du temps, vous de vos ombrages contre moi ;
unissons-nous. Soyez le chaînon entre l'opinion et moi ; triomphons ensemble
du royalisme au dedans, de la coalition au dehors. Je vous offre en gage le
ministère de l'intérieur, et en récompense la victoire aux frontières et une
constitution libérale à fonder sous ma dynastie, la seule acceptable par vos
amis. » Carnot
eut la faiblesse de ses souvenirs et l'illusion de ses espérances. Il oublia
qu'un homme politique doit à son pays tous les sacrifices d'ambition, mais
jamais le sacrifice de ses opinions et de sa consistance, car la force d'un
homme politique est dans ses opinions, non en lui. Il accepta. Il fit plus,
il donna à son tour en gage à l'empereur quelque chose de sa dignité de
caractère, en acceptant en même temps un des titres de ridicule féodalité que
Napoléon avait jetés en appât aux vanités de ses courtisans et de ses
soldats. Carnot devenu comte de l'empire jura avec l'austère républicain de
la Convention effaçant les titres de l'ancienne noblesse par les lois
puritaines de l'égalité cimentées du sang des supplices. Sans doute il crut
devoir cette puérilité en garantie au parti napoléonien. Ce parti se défiait
de Carnot jusqu'à ce qu'il l'eût enchaîné à sa dynastie par une faveur
contre-révolutionnaire. Mais tout homme libre qui entre dans le palais d'un
despote pour transiger avec ses principes en sort affaibli de tout ce qu'il a
reçu. Carnot ; travesti plus que décoré de ce titre, avait perdu en entrant
au ministère de l'intérieur l'indépendance qui faisait sa popularité et
l'austérité qui faisait sa force. Il avait donné l'exemple de la souplesse du
courtisan à ceux à qui il voulait inspirer le mâle patriotisme du
républicain. De ce jour, il fut conquis à l'intérêt dynastique de celui qu'il
avait voulu conquérir à la liberté. XXVI Condamné
par son nom et par sa fidélité envers Napoléon, Caulaincourt, son dernier
négociateur à Fontainebleau, bien qu'il prévît avec douleur l'inutilité de
ses services, reprit auprès de lui le rôle impossible de négociateur entre
l'Europe et l'empire. Il reçut le ministère des affaires étrangères. Maret
reprit le poste de secrétaire d'État, ministre universel et personnel de
Napoléon, main active, infatigable et mécanique de cette tête qui faisait
tout. Maret, trop étroit et trop affidé pour inspirer les grands conseils,
était un instrument plus qu'une pensée. De tels hommes conviennent au pouvoir
absolu qui ne veut pas être éclairé, mais servi. L'empereur, en retrouvant
Maret, regrettait Berthier, le Maret de ses camps. « Où est-il ? où est-il ?
répétait-il souvent à ses familiers ; pourquoi se défie-t-il de moi ? Je lui
pardonnerai sa précipitation à me quitter et sa souplesse aux Bourbons. Ce
sont les dieux de sa jeunesse ; il a toujours été royaliste. Je
l'embrasserai, je lui rendrai sa place de chef d'état-major sous ma tente. Je
ne lui imposerai d'autre punition que de le faire dîner avec nous sous son
nouvel uniforme de capitaine des gardes de Louis XVIII. » Mais Berthier, à la
fois fidèle par le cœur à son ancien général, fidèle par l'honneur aux
Bourbons, s'était enfui eh Allemagne pour échapper à la fascination de
l'empereur sur lui. Là, combattu entre son inclination et son devoir,
Berthier devait trouver dans une mort énigmatique un refuge contre son
anxiété. Homme brave et capable dans les camps, hésitant dans les conseils,
honnête partout, et qui traversa la Révolution et l'empire sans avoir terni
son nom par autre chose que par les nobles faiblesses de l'amitié et de
l'amour. XXVII M.
Molé, jeune patricien pressé d'activité, qui donnait des gages à
l'aristocratie par son nom, à Bonaparte par ses doctrines, à tous par son
impatience de servir, laissa à Cambacérès le ministère de la justice, qu'il
avait occupé avant la chute, et reprit la direction générale des routes et
des travaux publics, prétexte à une adhésion qu'il ne surenchérissait pas.
Réal, initié aux mystères et aux audaces de la police impériale depuis le
consulat, reçut un ministère de contre-police personnelle, sous le titre de
préfet de police de Paris. Le ministère de la police générale de l'empire
était a regret destiné à Fouché. XXVIII Fouché
était une des nécessités de Bonaparte à son retour. Il avait eu l'art de se
placer et de se maintenir dans une telle ambiguïté de rôle aux yeux des
bonapartistes, des républicains et des partisans des Bourbons, qu'aux
premiers il répondait du concours, de la révolution, aux seconds de leur
sûreté aux troisièmes de leurs espérances, à tous de leur plus intime intérêt
maître et négociateur à la fois entre ces divers partis. Bonaparte le
redoutait, le suspectait, le haïssait, mais le croyait nécessaire. C'était un
de ces instruments qui servent, mais qui pèsent à la main qui s'en sert, et
qui la déchirent quand elle veut les rejeter. Bonaparte s'en était servi déjà
deux fois depuis le consulat comme ministre de la police. Fouché avait été
son corrupteur officiel des opinions républicaines qu'il avait voulu rallier
à son pouvoir. Deux fois, se croyant assez fort pour se passer d'un tel
ministre, il l'avait congédié avec colère, mais comblé d'honneurs et sans
oser s'en faire un ennemi irréconciliable par une disgrâce déclarée. Deux
fois il l'avait repris malgré lui et comme contraint, par des circonstances
difficiles, à recourir à sa souveraine habileté. La circonstance suprême de
sa vie le lui rendait une dernière fois nécessaire. Il s'était résolu à le subir
encore, jusqu'au moment où il pourrait le briser tout à fait. Fouché,
de son côté, connaissait et haïssait Napoléon ; mais incapable de supporter
l'oisive obscurité de la vie privée, et pressé de prendre un rôle dans toutes
les scènes, il se hâtait d'entrer dans le drame nouveau que le hasard lui
ouvrait, soit pour le faire réussir s'il y trouvait puissance et fortune,
soit pour le compliquer s'il se prêtait à l'intrigue, sa passion principale,
soit pour le dénouer à propos quand il verrait le grand acteur à moitié
vaincu, et pour se poser lui-même devant la France et devant l'Europe comme
l'arbitre des événements. Ce rôle convenait admirablement à sa nature. La vie
pour cet homme n'avait jamais été qu'un grand jeu avec les opinions. Surgi
avec la Révolution, il avait joué jusqu'au sang le fanatisme du Jacobin. Son
nom et son caractère en avaient conservé une couleur tragique. On se
souvenait du proconsul sous le courtisan. Mais dans ce rôle même de proconsul
révolutionnaire précédé de la hache de la terreur, il avait plus simulé la
fureur du temps qu'il ne l'avait assouvie. Il y avait eu plus de peur que de
crime dans ses missions. Soit humanité naturelle, soit pressentiment habile
des réactions qui suivent toujours les proscriptions, il avait beaucoup
menacé, peu frappé. Il s'était fait des amis parmi les victimes. Aussitôt que
la révolution s'était adoucie, il s'était hâté de laver les taches sur ses
mains, de répudier le terrorisme, de maudire l'anarchie, de se déclarer le
partisan de l'unité et de la force dans le gouvernement, et de servir le
pouvoir contre-révolutionnaire avec le zèle d'un converti qui veut se faire
pardonner et avec l'impudeur d'un révolutionnaire qui a perdu lui-même la
mémoire de son passé. Ce zèle et cette impudeur avaient élevé sa fortune
aussi haut qu'une ambition subalterne peut monter sous le despotisme mais il
rêvait de l'élever plus haut encore, et jusqu'à des dictatures inconnues,
quand le despotisme une seconde fois renversé laisserait place à tous les
hasards de l'ambition. La puissance et la fortune étaient moins son but
encore que l'intrigue et l'activité. On eût dit que cet homme était poursuivi
par le remords de ses premières années, et que le mouvement perpétuel et les
complications de l'intrigue lui étaient nécessaires pour étourdir ses
souvenirs. -La nature, la solitude et la réflexion lui avaient donné une
véritable supériorité sur tous ses rivaux d'ambition, excepté sur M. de
Talleyrand. Sorti comme lui de l'Église, Fouché avait commencé par le
cloître, école d'égoïsme et de dissimulation chez ceux qui n'y portaient pas
la vocation de la sainteté et de l'ascétisme. Les grandes ambitions et les
grandes habiletés de cour se couvaient et se formaient généralement dans ces
âmes monacales, isolées de la famille, séquestrées du monde, dans les temps
modernes, comme ces ambitions et ces habiletés se couvaient et se formaient
dans l'antiquité parmi les eunuques de Byzance. Les passions de l'esprit
brûlent ces hommes à qui manquent les passions du cœur. Tel était Fouché. Il
avait vu le comte d'Artois et M. de Blacas, ainsi que nous l'avons raconté,
peu de jours avant la retraite des Bourbons. Il avait échangé avec le
ministre et les amis de Louis XVIII des paroles de secrète intelligence. «
Sauvez le roi ! leur avait-il dit en s'en séparant, je me charge de sauver la
monarchie. » XXIX Napoléon
était à peine aux Tuileries que Fouché, sortant de la retraite où il s'était
dérobé à la feinte recherche des Bourbons et à l'arrestation simulée qu'on
avait tentée contre lui, accourut près de son ancien maître, et se dévoua en
apparence à sa cause et à sa personne. « Je vous ai dû ma dignité, ma
fortune, mes titres, s'écria-t-il en affectant l'enivrement d'un homme
échappé à des périls extrêmes et dont la reconnaissance assure la fidélité,
maintenant .je vous dois la liberté et peut-être la vie. C'est moi qui ai
donné le signal aux troupes du Nord, qui les ai fait diriger sur Paris pour
intimider les Bourbons par une double insurrection contre leur cause, pour
les contraindre à se retirer de Paris, à vous laisser la capitale, centre de
tout en France. C'est moi qui, apprenant ensuite que ce moment concerté aussi
par d'autres allait se convertir en une proclamation du duc d'Orléans, ai
fait avorter cette entreprise, pour que cette nouvelle candidature au trône
ne vînt pas compliquer vos difficultés et ralentir votre course sur Paris. » L'empereur,
pressé lui-même de cacher toute défiance sous la bonhomie et sous l'abandon
de l'homme heureux, ne se montra pas difficile sur les preuves de dévouement
de Fouché. Sa crédulité apparente répondit à la ruse de son ancien ministre.
JI se félicita de retrouver, dans une des plus grandes crises de sa vie, un
serviteur si rompu aux choses et aux hommes, et si propre à lui rattacher les
républicains, son seul espoir. Il remit à Fouché le seul ministère politique
de ce règne qui ne devait être jusqu'à la victoire qu'une négociation
astucieuse avec les opinions, le ministère de la police générale de l'empire.
Il se crut maître de Fouché et de son parti par cet abandon qui donnait un
tel gage à la Révolution. Fouché se sentit maître, à son tour, de l'empereur,
par un ministère qui lui livrait le secret de tous les partis et ta
domination du conseil. XXX Il
fallait frapper immédiatement l'opinion indécise par un grand acte d'adhésion
des principaux hommes politiques que l'éloignement des chambres n'avait pas
fait sortir de Paris, et donner sa signification officielle au règne nouveau
par un programme éclatant de gouvernement. Les conseillers d'État de
l'empire, la veille encore pour la plupart conseillers d'État de la
restauration, hommes de talent, de renommée, de mérites spéciaux et
administratifs, mais hommes dont les caractères s'étaient rompus depuis vingt
ans à toutes les vicissitudes des événements et à toutes les versatilités de
dévouement, furent convoqués par l'empereur. Ils rédigèrent à la hâte une
adresse où la monarchie et la république luttaient dans une ambiguïté de
termes qui laissait tout espérer sans rien définir. Ils signèrent tous cette
adresse, qui mettait entre les Bourbons et eux l'abîme d'une reconnaissance
authentique des droits de Napoléon. Les droits de la nation, quoique
faiblement articulés dans cette adresse, répugnèrent à quelques-uns d'entre
eux. Ils s'abstinrent de signer des doctrines qu'ils prévoyaient devoir
déplaire plus tard à Napoléon, et se réservèrent tout entiers pour la
souveraineté personnelle et absolue du maître. Flatteurs plus habiles que
leurs collègues, ils osèrent résister au désir officiel du maître pour mieux
caresser ses sentiments secrets. M. Molé fut de ce nombre. Il avait écrit
jeune la Théorie du pouvoir absolu. Il ne voulut pas mentir à sa foi dans
l'autorité. L'empereur ne pouvait s'irriter contre ceux qui, affamés de
gouvernement depuis la Révolution, adoraient dans un homme ce pouvoir social
qu'ils ne voulaient pas rechercher plus péniblement dans un peuple. « Sire,
dit M. de Fermon, orateur du Conseil d'État, homme accoutumé à plier ses
harangues aux solennités du palais, l'empereur, en remontant sur le trône où
le peuple l'avait élevé, rétablit le peuple dans ses droits les plus sacrés.
Il ne fait que rappeler, à leur exécution les décrets des assemblées
représentatives, sanctionnés par la nation ; il revient régner par le seul
principe de légitimité que la France ait reconnu et consacré depuis
vingt-cinq ans, et auquel toutes les autorités s'étaient liées par des
serments dont la volonté du peuple aurait pu seule les dégager. « L'empereur
est appelé à garantir de nouveau, par des institutions (et il en a pris
l'engagement dans ses proclamations au peuple et à l'armée), tous les
principes libéraux, la liberté individuelle, l'égalité des droits, la liberté
de la presse et l'abolition de la censure, la liberté des cultes, le vote des
contributions et des lois par les représentants de la nation légalement élus,
les propriétés nationales de toute origine, l'indépendance et l'inamovibilité
des tribunaux, la responsabilité des ministres et de tous les agents du
pouvoir. « Pour
mieux consacrer les droits et les obligations du peuple et du monarque, les
institutions nationales doivent être revues dans une grande assemblée des
représentants, déjà annoncée par l'empereur. « Jusqu'à
la réunion de cette grande assemblée représentative, l'empereur doit exercer
et faire exercer, conformément aux constitutions et aux lois existantes, le
pouvoir qu'elles lui ont délégué, qui n'a pu lui être enlevé, qu'il n'a pu
abdiquer sans l'assentiment de la nation, et que le vœu et l'intérêt général
du peuple français lui font un devoir de reprendre. » « Les
princes sont les premiers citoyens de l'État, répondit l'empereur ; leur
autorité est plus ou moins étendue selon l'intérêt des nations qu'ils
gouvernent. La souveraineté elle-même n'est héréditaire que parce que
l'intérêt des peuples l'exige. Hors de ces principes, je ne connais pas de
légitimité. « J'ai
renoncé aux idées du grand empire dont, depuis quinze ans, je n'avais encore
que posé les bases ; désormais le bonheur et la consolidation de l'empire
français seront l'objet de toutes mes pensées. » XXXI Mais de
toutes les instabilités et de toutes les prostrations de caractère qui
signalèrent le lendemain de l'entrée de Napoléon dans Paris, la plus
mémorable et la plus mystérieuse par l'excès même de l'inconstance et du
scandale fut celle d'un homme célèbre depuis, à qui l'esprit de parti, qui
pardonne tout, pardonna jusqu'à ce démenti de lui-même. Cet homme se nommait
Benjamin Constant. Nous avons cité la protestation indignée et presque
romaine qu'il venait de publier la veille de l'arrivée de l'empereur contre
cette invasion soldatesque qui faisait descendre la France jusqu'aux
asservissements du Bas-Empire et qui condamnait les bons citoyens à
l'ostracisme volontaire ou au suicide de Caton. Benjamin Constant, après de
telles paroles, était le dernier des hommes à qui il fût permis de se vendre
ou de se donner au despotisme victorieux, à moins de livrer lui-même la
parole humaine la dérision de tout ce qui respecte l'homme dans sa parole.
Cependant Benjamin Constant ne s'éloigna pas de Paris le 20 mars, soit qu'il
n'eût pas pris lui-même sa protestation au sérieux, comme un homme qui jette
la parole au vent sans y croire, soit qu'il eût la résolution passagère de
braver la tyrannie qu'il avait provoquée, soit qu'il fût sûr d'avance de
mériter plus de pardon et de racheter plus de faveur par le prix même que son
éclatante opposition donnerait à son retour. D'autres disent qu'un amour
insensé pour une femme célèbre par ses charmes et irréprochable par ses
mœurs, madame Récamier, lui rendait l'exil impossible. D'autres croient
qu'enchaîné depuis longtemps à madame de Staël, dont l'opposition à Napoléon
avait été domptée par ce triomphe, et qui avait des millions à réclamer de
l'État et des nécessités de faveurs à se ménager dans le palais, il fut
entraîné par ces motifs qui pesèrent sur son esprit mobile et sur sa
conscience légère. D'autres enfin, que la vanité d'être compté comme un homme
qui valait la peine d'être conquis, et dont la conquête décidait celle d'un
parti, fit tout. Nul ne sut les motifs, tous connurent l'acte. XXXII Benjamin
Constant, après quelque résistance, se rendit au palais. L'empereur, qui
avait lu son imprécation, voulait donner dans son entretien avec cet écrivain
et dans une faveur prodiguée à un ennemi un éclatant exemple d'amnistie aux
opinions libres, autrefois persécutées. Il reçut Benjamin Constant comme
Auguste Cinna. Il refoula de son visage et de ses lèvres tout le dédain et
toute la haine qu'il portait à madame de Staël, à son ami, et au libéralisme
moitié républicain, moitié constitutionnel. Il feignit d'ouvrir son cœur,
sans y laisser d'ombre, à Benjamin Constant, et le supplia d'accepter les
fonctions de conseiller d'État. « La
nation, dit-il, s'est reposée douze ans de toute agitation politique, et
depuis une année elle se repose de la guerre. Ce double repos lui a rendu un
besoin d'activité. Elle veut ou croit vouloir une tribune et des assemblées.
Elle ne les a pas toujours voulues. Elle s'est jetée à mes pieds quand je
suis arrivé au gouvernement. Vous devez vous en souvenir, vous qui essayâtes
de l'opposition. Où était votre appui, votre force ? Nulle part. J'ai pris
moins d'autorité qu'on ne m'invitait à en prendre. Aujourd'hui tout est
changé. Un gouvernement faible, contraire aux intérêts nationaux, a donné à
ces intérêts l'habitude d'être en défense et de chicaner l'autorité. Le goût
des constitutions, des débats, des harangues, paraît revenu. Cependant ce
n'est que la minorité qui les veut, ne vous y trompez pas. Le peuple, ou, si
vous l'aimez mieux, la multitude, se pressant sur mes pas, se précipitant du
haut des montagnes, m'appelait, me cherchait, me saluait ! De Cannes ici je
n'ai pas conquis, j'ai administré. Je ne suis pas seulement, comme on l'a
dit, l'empereur des soldats, je suis celui des paysans, des plébéiens de la
France. Aussi, malgré tout le passé, vous voyez le peuple revenir à moi. Il y
a sympathie entre nous. Ce n'est pas comme avec les privilégiés. La noblesse
m'a servi ; elle s'est lancée en foule dans mes antichambres. Il n'y a pas de
place qu'elle n'ait acceptée, demandée, sollicitée. J'ai eu des Montmorency,
des Noailles, des Rohan, des Beauvau, des Mortemart ; mais il n'y a jamais eu
analogie. Le cheval faisait des courbettes il était bien dressé, mais je le
sentais frémir. Avec le peuple, c'est autre chose. La fibre populaire répond
à la mienne. Je suis sorti des rangs du peuple. : ma voix agit sur lui. Voyez
ces conscrits, ces fils de paysans je ne les flattais pas, je les traitais
rudement ils ne m'entouraient pas moins, ils ne criaient pas moins : « Vive
l'empereur ! » C'est qu'entre eux et moi il y a même nature. Ils me
regardent comme leur soutien, leur sauveur contre les nobles... Je n'ai qu'à
faire un signe, ou plutôt à détourner les yeux, les nobles seront massacrés
dans toutes les provinces. Ils ont si bien manœuvré depuis dix-huit mois !...
Mais je ne veux pas être le roi d'une jacquerie. S'il y a des moyens de
gouverner avec une constitution, à la bonne heure !... J'ai voulu
l'empire du monde, et pour me l'assurer un pouvoir sans bornes m'était
nécessaire. Pour gouverner la France seule, il se peut qu'une constitution
vaille mieux... J'ai voulu l'empire du monde Et qui ne l'aurait pas voulu à
ma place ? Le monde m'invitait à le régir. Souverains et sujets se
précipitaient à l'envi sous mon sceptre. J'ai rarement trouvé de la
résistance en France ; mais j'en ai pourtant plus rencontré dans quelques
Français obscurs et désarmés que dans tous ces rois si fiers aujourd'hui de
n'avoir pas un homme populaire pour égal... Voyez donc ce qui vous semble
possible apportez-moi vos idées. Des discussions publiques, des élections
libres, des ministres responsables, la liberté de la presse, je veux tout
cela... La liberté de la presse surtout ; l'étouffer est absurde. Je suis
convaincu sur cet article... Je suis l'homme du peuple ; si le peuple veut la
liberté, je la lui dois. J'ai reconnu sa souveraineté il faut que je prête
l'oreille à ses volontés, même à ses caprices. Je n'ai jamais voulu
l'opprimer pour mon plaisir. J'avais de grands desseins ; le sort en a
décidé. Je ne suis plus un conquérant ; je ne puis plus l'être. Je sais ce
qui est possible et ce qui ne l'est pas. Je n'ai plus qu'une mission relever
la France et lui donner un gouvernement qui lui convienne... Je ne hais point
la liberté. Je l'ai écartée lorsqu'elle obstruait ma route ; mais je la
comprends, j'ai été nourri dans ses pensées... Aussi bien l'ouvrage de quinze
années est détruit ; il ne peut se recommencer. Il faudrait vingt ans et deux
millions d'hommes à sacrifier. D'ailleurs je désire la paix, et je ne
l'obtiendrai qu'à force de victoires. Je ne veux pas vous donner de fausses
espérances ; je laisse dire qu'il y a des négociations il n'y en a point. Je
prévois une lutte difficile, une guerre longue. Pour la soutenir, il faut que
la nation m'appuie mais en récompense, je le crois, elle exigera de la
liberté. Elle en aura. La situation est neuve. Je ne demande pas mieux que
d'être éclairé. Je vieillis. On n'est plus à quarante-cinq ans ce qu'on était
à trente. Le repos d'un roi constitutionnel peut me convenir. Il conviendra
plus sûrement encore à mon fils. » XXXIII Ainsi
se trouva relié à la cause de Napoléon un des hommes qui avaient promis à
l'Europe la plus ferme résistance à une seconde tyrannie. Benjamin Constant,
d'un esprit trop pénétrant pour avoir les naïvetés de la confiance, affecta
de croire pour avoir un prétexte à sa défection de caractère. Il n'entraîna
personne de son parti dans cette crédulité. Il eut ces réserves et ces
retours par lesquels les transfuges desservent à la fois la cause qu'ils ont
embrassée et celle qu'ils ont trahie. Inutile aux deux, nuisible à lui-même,
il ne porta à Napoléon qu'un nom décrédité par son inconsistance, des
embarras dans son conseil, et, bientôt après, des transactions avec le parti
contraire. Madame de Staël seulement eut des ménagements avec l'empereur pour
la fortune de ses enfants. Elle négocia, mais elle se tût du moins, et parut
indécise comme la destinée entre la répulsion pour tant d'audace et
l'admiration pour tant de bonheur. XXXIV Cependant
Napoléon, heureux d'avoir détaché ce tribun équivoque de la cause libérale,
compléta l'organisation de son gouvernement, donnant à ses ennemis des gages
insignifiants, mais se réservant à lui-même les nominations aux grands
emplois de la guerre et de la police, qui lui garantissaient dans les parties
importantes de l'empire l'ancien esprit et l'ancienne fidélité personnelle de
ses courtisans. M. de Montalivet, longtemps ministre de l'intérieur,
descendit à l'administration de la liste civile. M. de Champagny, ancien
ministre des affaires étrangères, eut la direction des bâtiments. Savary prit
dans le commandement de la gendarmerie une seconde police d'inquisition et
d'exécution plus militaire et plus intime que celle de Fouché. La liberté des
citoyens était de nouveau a la merci d'un ordre soudain de l'empereur. Il
recomposa ensuite son état-major personnel des mêmes généraux et des mêmes
aides de camp dont il était formé un an auparavant. Lauriston seul eut la
décence de refuser une confiance que les faveurs des Bourbons lui défendaient
d'accepter. L'empereur le remplaça par Labédoyère, dont il voulait faire
considérer la défection comme une gloire, sans pouvoir tromper la conscience
publique, ni même la conscience de Labédoyère lui-même. Ce jeune colonel
sentit sa faute contre la fidélité militaire. Il voulait la colorer de
patriotisme et l'honorer du moins par le désintéressement. « L'empereur ne me
doit rien, répondit-il aux premières paroles qui lui furent portées de la
part de celui à qui il avait livré son régiment et sa patrie. Je ne veux pas
qu'on puisse croire que je me suis rallié à lui par l'appât des récompenses.
Je n'ai embrassé sa cause qu'en considération de la liberté et de la patrie.
Si ce que j'ai fait peut être utile à mon pays, l'honneur de l'avoir servi me
suffira. Je .ne veux rien de l'empereur. » Mais
Napoléon voulait faire violence à la conscience publique en récompensant avec
éclat ce qu'elle réprouvait. Il redoutait de plus dans les jeunes militaires
de séparer, même en paroles, sa cause de celle de la patrie qu'il voulait
confondre. Cette contagion de la liberté, sans danger immédiat pour lui dans
les rangs civils, l'inquiétait dans les rangs de l'armée. Il voulait
l'étouffer à son origine sous l'excès des faveurs de camp et des faveurs de
cour. Il insista trois jours auprès de ce jeune homme, qu'il aurait envoyé
autrefois dans une citadelle. Labédoyère finit par céder. Mais il garda
jusque dans cette haute faveur l'inquiétude, l'humeur, la rudesse de langage
d'un homme chez qui le succès n'étouffe pas assez le mécontentement de
soi-même. La cour
de Napoléon se repeupla avec la même facilité que ses camps. Les membres de
cette haute noblesse, qui avaient passé du palais de Louis XVI dans le palais
impérial et du palais impérial dans les hautes fonctions auprès des Bourbons,
reprirent leur service de cour autour de lui. Races illustres, ornements de
cours, ces familles semblaient éprouver le besoin de servir autant que les
cours éprouvent le besoin d'être servies. Mais, chose étrange ! pendant que
Napoléon leur rendait leurs emplois dans sa domesticité d'honneur aux
Tuileries, il faisait épurer sévèrement le palais de tous les pauvres
serviteurs à gages qui avaient passé pour leur pain du service.de ses
demeures impériales au service des maisons royales des Bourbons, comme s'il
eût voulu punir dans les conditions serviles du peuple ces infidélités et ces
apostasies qu'il encourageait dans les rangs supérieurs de la nation
Estimait-il assez peu ces courtisans de grandes familles pour rémunérer en
eux des vices qu'il punissait dans d'autres rangs ? Ou plutôt s'enivrait-il
tellement lui-même de sa propre supériorité qu'il fît honneur à ses
courtisans de manquer pour lui seul à toute fidélité ? Les esclaves
volontaires, dit Tacite, font plus de tyrans que les tyrans ne font
d'esclaves. Pour
tromper mieux l'opinion du peuple sur les relations qu'il affectait
d'entretenir avec l'impératrice Marie-Louise, captive volontaire de son père
à Vienne, Napoléon nomma les femmes de ses principaux ministres ou de ses
familiers les plus personnels dames du palais de l'impératrice. Mesdames
Maret, Caulaincourt ; 'Savary, Duchâtel, reçurent ou reprirent ces titres
dans la cour vide des Tuileries. Les noms masquaient la place où l'on
feignait d'attendre tous les jours la fille de l'empereur d'Autriche et son
fils, Napoléon savait bien qu'il ne trompait ainsi personne autour de lui.
Mais connaissant, en acteur consommé du trône, la puissance de l'illusion sur
les peuples, il ne dédaignait pas de jouer ces rôles menteurs pour prolonger
dans le préjugé de la multitude la croyance de son concert secret avec les
puissances, et les espérances de paix. Bertrand,
fidèle compagnon de ses adversités, reprit aux Tuileries les fonctions de
grand maréchal du palais, qu'il avait honorées à l'île d'Elbe. Drouot, un des
deux généraux qui l'avaient suivi dans l'exil, fut nommé major général de sa
garde Bertrand, plus courtisan et plus agréable ; Drouot, plus timide et plus
contenu dans son dévouement à l'empereur. Tous deux dignes, par des mérites
divers, d'être les deux Éphestions de cet autre Alexandre. Les
grenadiers de la vieille garde et les soldats de la cavalerie et de la ligne
qui avaient rouvert la France à Napoléon et qui bivouaquaient encore dans la
cour de ce palais où ils avaient reporté leur empereur, paraissaient oubliés
par lui maintenant, et murmuraient sourdement de cet oubli si semblable à
l'ingratitude. Tous les regards, tous les soins, toutes les faveurs étaient
pour les officiers et les soldats qui, en se détachant des Bourbons, venaient
de livrer le trône et la France à Napoléon. L'armée du duc de Berry était
rentrée à sa suite dans Paris et demandait à grands cris à saluer du moins
l'empereur, devant qui elle avait baissé ses armes. Il la réunit sur la place
du Carrousel, monta à cheval et la passa lentement en revue, aux cris frénétiques
des bataillons et des escadrons qui croyaient saluer en lui la victoire et
qui saluaient leur propre mort. « Soldats
leur dit-il avec la mâle énergie de la résolution qu'il venait d'accomplir
grâce à eux, soldats ! je suis venu avec six cents hommes en France, parce
que je comptais sur l'amour du peuple et sur les souvenirs des vieux soldats.
Je n'ai pas été trompé dans mon attente Soldats ! je vous en remercie. La
gloire de ce que nous venons de faire est toute au peuple et à vous la mienne
se réduit à vous avoir connus et appréciés. « Soldats
! le trône des Bourbons était illégitime, puisqu'il avait été relevé par des
mains étrangères, puisqu'il avait été proscrit par le vœu de la nation,
exprimé par toutes nos assemblées nationales ; puisqu’enfin il n'offrait de
garantie qu'aux intérêts d'un petit nombre d'hommes arrogants dont les
prétentions sont opposées à nos droits. » Soldats ! le trône impérial peut
seul garantir les droits du peuple, et surtout le premier de nos intérêts,
celui de notre gloire. Soldats ! nous allons marcher pour chasser de notre
territoire ces princes auxiliaires de l'étranger. La nation non-seulement
nous secondera de ses vœux, mais même suivra notre impulsion. Le peuple
français et moi, nous comptons sur vous nous ne voulons pas nous mêler des
affaires des nations étrangères ; mais malheur à qui se mêlerait des nôtres » XXXV A peine
les acclamations de l'armée du roi et de la multitude présente à cette scène
étaient-elles tombées, qu'une scène plus militaire et plus pathétique encore
éclata aux yeux des spectateurs. On vit se détacher des bataillons des
grenadiers de l'île d'Elbe., en bataille sous les murs du Louvre, et
reconnaissables à leurs uniformes déchirés par le temps, souillés par la
route, un groupe d'officiers de tous grades et de toutes armes de cette armée
de l'exil, le visage hâlé par le soleil d'Italie, les souliers et les
chapeaux ternis de la poussière du Midi, le général Cambronne à leur tête.
Une musique militaire réglait leurs pas sur les strophes lentes et tragiques
de la Marseillaise répétées de loin par la multitude, comme si l'empereur eût
voulu faire accueillir ces prétoriens de sa cause personnelle par un salut à
la Révolution qu'il appelait de désespoir à son secours. Ils portaient les
anciennes aigles de la garde impériale et de l'armée réservées ou retrouvées
pour ce jour. Ils défilèrent avec une majesté triste devant l'armée muette,
et se formèrent en carré autour de leur empereur. Napoléon les accueillit
d'un visage ému et reconnaissant puis faisant ouvrir le carré du côté de
l'armée, il s'avança entre le front des troupes et le groupe d'officiers de
l'île d'Elbe. Il montra du geste aux troupes en bataille cette petite poignée
d'hommes, ses fidèles et ses camarades d'exil. « Soldats
! reprit-il alors, voilà les officiers du bataillon qui m'a accompagné dans
mon malheur. ils sont tous mes amis, ils étaient chers à mon cœur toutes les
fois que je les voyais, ils me représentaient les différents régiments de
l'armée car dans ces six cents braves il y a des hommes de tous les
régiments. Tous me rappelaient ces grandes journées dont le souvenir m'est si
cher, car tous sont couverts d'honorables cicatrices reçues à ces batailles
mémorables. En les aimant, c'est vous tous, soldats de toute l'armée
française, que j'aimais. Ils vous rapportent ces aigles qu'elles vous servent
de ralliement En les donnant à la garde, je les donne à toute l'armée. « La
trahison et des circonstances malheureuses les avaient couvertes d'un voile
funèbre ; mais, grâce au peuple français et à vous, elles reparaissent
resplendissantes de toute leur gloire. Jurez qu'elles se trouveront toujours
partout où l'intérêt de la patrie les appellera ; que les traîtres, et ceux
qui voudraient envahir notre territoire, n'en puissent jamais soutenir les
regards » « Nous
le jurons ! » répondit l'armée d'une seule voix. « Vive l'empereur ! »
fut le serment du groupe. ; « Vive l'empereur ! » fut l'écho de la
multitude. Les
grenadiers passés en revue à leur tour, et rappelés du murmure à
l'attachement par des promesses de grades, d'emplois dans les palais
impériaux, de pensions, de gratifications, d'avancement exceptionnel dans
l'armée, s'apaisèrent et partagèrent la joie militaire de cette solennité.
L'empereur descendit de cheval dans leurs bras. Il remonta les marches du
grand escalier pour se renfermer dans son cabinet et se préparer à la seule
œuvre de ce règne reconquis la guerre. XXXVI Ce
cabinet des Tuileries, où deux gouvernements ennemis venaient de se succéder
quatre fois en si peu de semaines, était l'image de cette instabilité et de
cette rapidité des fortunes. Le roi en était sorti si inopinément et avec
tant de trouble et de hâte, que les murs, les meubles, les tables y gardaient
l'empreinte de sa présence et de ses pensées. Il y siégeait dans un de ces
larges fauteuils où ses infirmités le clouaient tout le jour autant que ses
conversations, ses conseils, ses études. Il y avait apporté d'Hartwell, sa
retraite champêtre pendant tant d'années, une petite table de travail chère à
ses habitudes, comme un de ces souvenirs de l'exil qui relèvent le sentiment
du bonheur présent par la mémoire de l'adversité. Un portefeuille oublié sur la
table par ses serviteurs contenait ses souvenirs les plus intimes de famille
et de cœur, ses lettres des princes, celles de la duchesse d'Angoulême,
quelques-uns de ses plans de gouvernement, les confidences les plus secrètes
des hommes des différents partis qui lui faisaient des révélations ou qui lui
offraient leur dévouement, quelques tableaux et quelques livres de dévotion,
souvenirs de sa femme ou de Louis XVI, reliques du cœur ou décoration
officielle de l'appartement du roi très-chrétien. L'abjecte malignité de
quelques courtisans de l'empereur, pressés de flatter le vainqueur par la
dérision du vaincu, avait étalé sur ia cheminée quelques images cyniques et
injurieuses que la haine des conspirateurs bonapartistes jetait en pâture au
peuple, et où la vieillesse, la nature et le malheur étaient bafoués par de
vils crayons. L'empereur
les fit écarter avec dégoût de ses yeux. Il était trop élevé par la victoire
pour n'avoir pas du moins dans l'âme la hauteur de son rang et la dignité de
son triomphe. Il écarta également les objets de piété. « Le cabinet d'un
monarque français, dit-il, ne doit pas ressembler à l'oratoire d'un moine,
mais à la tente d'un général. » Il fit déployer sur les tables les cartes de
ses campagnes et celle de la France, et regardant avec tristesse les limites
de la France nouvelle : « Pauvre France ! » s'écria-t-il
avec un accent d'amertume et de reproche à ses successeurs, accusation contre
eux qui rejaillissait tout entière sur lui, car c'était lui-même qui avait
reçu de la république des frontières plus étendues que celles de 1814, et
c'était sa propre épée qui, après avoir déchiré la carte de tant de provinces
pour les ajouter à son empire, avait fini par restreindre la patrie à ces
étroites proportions sur le globe, et par effacer même jusqu'aux frontières
de la France en attirant l'invasion jusque dans ce palais. Mais l'homme
rejette toujours ses fautes et ses malheurs sur d'autres, et se persuade
qu'il préviendra l'accusation par l'accusation. Il
sentit qu'il devait un sacrifice à la nécessité et une compensation à la
gloire, qu'il ne rapportait plus comme autrefois à la patrie à chaque retour.
Il signa un décret qui restituait au pays la liberté de l'imprimerie et du
journalisme. Nul homme n'était plus convaincu que lui que cette liberté est
incompatible avec l'autorité d'un gouvernement absolu, et qu'en la signant il
signait pour un temps l'abdication de son propre pouvoir et de sa propre
sécurité ; mais il comptait sur le premier étourdissement de cette liberté
qui n'avait pas encore créé assez d'habitudes de publicité pour lui nuire. Il
comptait surtout sur l'émotion du patriotisme menacé que la guerre allait
donner à la France, et qui distrairait de la polémique sur le gouvernement.
Enfin il comptait sur de prochains triomphes qui lui rendraient la dictature,
et qui lui permettraient de lutter de nouveau par la police avec la pensée.
D'ailleurs il n'avait pas l'option. Les hommes de la Révolution qu'il était
forcé d'appeler à son aide réclamaient impérieusement ce gage. Il le leur
donnait avec répugnance, mais avec nécessité. Il s'était jeté dans un hasard
il fallait en accepter temporairement les conditions. Ce fut celle qui lui
coûta le plus et qu'il contesta davantage à ses nouveaux conseillers. XXXVII Pendant
ces premiers actes et ces premières indécisions de Napoléon entre le
gouvernement absolu, seul gouvernement qu'une volonté si entière et si
rebelle aux obstacles pût comprendre, et le gouvernement constitutionnel qui
pouvait seul légitimer son invasion, que faisait le roi fugitif ? Louis
XVIII, devançant son armée et accompagné seulement de Berthier, de M. de
Blacas et de quelques familiers de sa maison civile et de sa maison
militaire, avait pris la route de Lille où l'attendait le maréchal Mortier,
et où Macdonald et le duc d'Orléans le précédaient. Les corps d'armée séparés
de l'empereur par la distance, et sur lesquels ce prince comptait encore pour
les rallier à l'armée du Nord autour de lui, se soulevaient les uns après les
autres, malgré la fidélité des maréchaux qui en avaient reçu le commandement.
Le maréchal Victor cédait, malgré son énergique loyauté, en Champagne, a
l'irrésistible embauchage de l'exemple sur son armée. Oudinot, également
fidèle, était vaincu à Metz par la sédition. Mortier contenait avec peine
l'armée sous ses ordres à Lille. Il comptait les jours que la révolte
laissait encore à la sûreté du roi dont il avait répondu. La présence du duc
d'Orléans, sur laquelle la cour avait compté, ne produisit aucun effet sur
les troupes. Elles parlaient même de chasser ce prince, inconnu d'elles, de
Lille, ou de s'emparer de lui comme d'un gage à offrir à l'empereur de leur
implacable dévouement. Le prince, de son côté, craignant de compromettre cet
avenir personnel et inconnu qu'il affectait toujours de séparer des princes
de sa race, caressait le sentiment patriotique des généraux et des officiers,
ménageait l'entraînement bonapartiste, flattait le drapeau tricolore, se
résignait à une retraite momentanée que son intelligence lui montrait
inévitable, et, sans trahir le roi ni ses devoirs, s'occupait plus de sa
popularité future que des extrémités présentes. L'armée personnelle du roi,
composée des gardes du corps, des mousquetaires, des chevau-légers, des
volontaires de Paris et des régiments de grenadiers à cheval de la garde,
suivait rapidement le roi sur la route de Lille. Le maréchal Marmont la
commandait sous lès ordres du comte d'Artois et du duc de Berry, son fils. XXXVIII Le
peuple de ces départements accourait en foule sur le passage de ces princes
et de cette jeune noblesse. -ils marchaient entre deux haies d'habitants des
villes et de paysans de la Picardie et de la Flandre, dont l'indignation
contre l'empereur et l'attachement aux Bourbons faisaient contraste avec les
provinces de l'Est et du Centre. Ce peuple du Nord, moins mobile et plus
réfléchi, sans avoir le fanatisme de la Bretagne, nourrissait un profond
sentiment de fidélité et de préférence pour les Bourbons. Plus rapproché des
frontières et plus exposé aux ravages et aux humiliations de la guerre, il
tenait davantage à la paix, dont ces princes étaient pour lui le symbole.
Moins léger et plus juste que les populations du centre de la France, ce
peuple se soulevait aussi de plus de pitié pour le roi. Ce cortège armé, mais
presque funèbre, accompagnant ce prince pacifique, trahi par son armée,
expulsé de sa capitale par une sédition militaire, et venant demander asile à
ses dernières citadelles, remplissait le cœur d'émotion, les yeux de larmes.
Les routes qu'il traversait retentissaient d'un long et triste cri de « Vive
le roi ! » qui se renouvelait de chaumière en chaumière et de ville en ville.
On refusait de recevoir le prix des services, du logement, des vivres
demandés par cette petite armée. Les chevaux et les chars de l'agriculture
étaient mis gratuitement à la disposition des hommes démontés, des blessés,
des malades, des enfants, des vieillards, des femmes qui suivaient tes
colonnes. Les soins les plus affectueux leur étaient prodigués. L'entrée des
régiments dans les villes ou dans les villages où ils passaient la nuit
ressemblait à des scènes de famille. Les foyers, depuis les plus riches
jusqu'aux plus indigents, prodiguaient aux troupes du roi tout ce qu'ils
possédaient. « Ramenez-nous seulement ce roi de la paix et de la liberté,
s'écriaient les hôtes au départ, nous lui garderons nos enfants et nos cœurs.
» Une saison indécise entre l'hiver et le printemps, une pluie froide et
constante, des chemins défoncés, des chevaux harassés, des hommes novices, le
commandement du maréchal Marmont, relâché, mal obéi, confus, de fréquentes
alertes sur les flancs et sur les derrières des colonnes par les régiments de
Napoléon qui suivaient à distance l'armée royale, rendaient cette petite
armée en marche plus semblable à des mêlées qu'à des colonnes régulières. Des
chariots chargés de jeunes gens et d'hommes âgés, brisés par les fatigues
inusitées d'une longue route des voitures de luxe et de cour amenant les
mères, les femmes, les filles des ministres des généraux, des émigrés des
fourgons des canons mêlés à ces équipages les serviteurs et les files de
chevaux de guerre ou de chasse de la maison des princes, interrompaient,
brisaient, ralentissaient à chaque pas l'ordre et la marche des corps. Le
comte d'Artois, le duc de Berry son fils, à cheval, exposés à l'intempérie du
ciel inondés de pluie, couverts de boue, marchaient à côté des colonnes,
s'entretenant familièrement avec les jeunes gens de cette noblesse, qu'ils connaissaient
tous de visage et de nom. Le peuple en les voyant se découvrait, s'inclinait,
les suivait de ses regards de compassion et de ses cris tempérés par le
respect pour l'infortune. Une terre si chère et si généreuse devait laisser
de profondes impressions de regret et d'espérance dans le cœur des deux
princes. La rumeur générale de l'armée était qu'on marchait sur Lille, où le
roi, rejoint et entouré d'autres corps du nord de la Normandie, de la
Bretagne, ferait face sur le sol fidèle aux troupes de Napoléon. Les premiers
détachements prirent ainsi, en sortant d'Amiens, la route de Lille. Des
courriers expédiés de cette ville et galopant sur Paris les rencontrèrent et
les firent refluer sur leurs pas pour prendre la route de Béthune. Ces
contre-ordres consternèrent les princes et firent conjecturer à l'armée que
le dernier espoir des royalistes s'évanouissait, et que le dernier refuge sur
le sol français où le roi pût attendre le réveil de la France venait de
manquer-sous ses pas. XXXIX Ces
rumeurs étaient vraies. Louis XVIII était arrivé plein de confiance à Lille,
et résolu à disputer cette ville et cette province à l'invasion de son
compétiteur en attendant la fortune. La ville entière, dont la population
était doublée par l'élan des villes et des campagnes voisines, accueillit le
roi avec un enthousiasme que le malheur de sa situation semblait redoubler et
passionner encore. Tous juraient de défendre jusqu'à la mort dans leurs murs
le trône et la famille des Bourbons. La garde nationale de Lille, accoutumée
aux sièges, aux extrémités, aux triomphes du patriotisme pendant les guerres
de la Révolution, ne faisait pas un vain serment. Le roi eût trouvé en elle
des bataillons dignes de se mesurer avec tous les périls. La ville était
fière d'ajouter à son histoire ce titre de capitale momentanée de la
monarchie, et de rivaliser un jour avec Orléans pour la vie et la gloire d'un
prince supérieur à Charles VII. Le roi la passa en revue et crut à.la sûreté
de l'asile que de pareils cœurs lui promettaient. Mais quand il parut devant
le front de l'armée, quels que fussent les efforts des citoyens pour animer
les régiments de leur généreux enthousiasme, ces régiments restèrent froids,
mornes, silencieux, dans l'attitude d'une résignation passive à la
discipline, mais avec la physionomie de troupes qui contiennent leur
impatience plus qu'elles ne promettent leur fidélité. On voyait que leur cœur
n'était plus là et que leur pensée était déjà à Paris. L'exemple, la voix,
les gestes du maréchal Mortier, de Macdonald, de Berthier, des généraux qui
entouraient le roi, ne purent leur arracher une acclamation. Elles semblaient
craindre de tromper le roi par un serment qu'elles brûlaient de prêter à un
autre. Le prince ne se trompa pas à leur contenance. Des larmes d'indignation
mal contenues roulèrent dans ses yeux. il se plaignit lui-même de sa
destinée. Il plaignit davantage cette multitude si constante et sr dévouée,
mais qui allait être dominée par l'armée sortie de son sein pour lui imposer
de nouveau son despotisme et la guerre. Il s'efforça néanmoins d'espérer
encore, et rentra dans le palais qu'on lui avait préparé avec la ferme
volonté de n'en pas sortir. « Si les troupes, dit-il au maréchal Mortier,
veulent aller rejoindre mon ennemi, ouvrez-leur les portes et qu'elles
m'abandonnent. La garde nationale et ma maison militaire qui me suit
suffiront à ma défense sur le sol français ! » XL Mais
l'approche de quelques gardes du corps et des régiments suisses de la garde,
qui avaient poursuivi d'Amiens leur route sur Lille et devant qui les portes
de la ville allaient s'ouvrir, décida les troupes de ligne de la garnison à
éclater. Elles sentirent le danger de livrer à l'armée du roi la citadelle et
les murs d'une place de guerre qu'il leur faudrait reconquérir, quelques
jours après, au prix du sang de la guerre civile, et manifestèrent
tumultueusement dans les casernes la résolution de s'opposer à l'entrée de
ces détachements de la garde du roi. Un conseil composé du roi, du duc
d'Orléans, du maréchal Mortier, de Berthier, de Macdonald, du duc de Blacas,
délibéra aux murmures précurseurs de la révolte sur le parti qui restait à
prendre. Un prompt départ fut résolu. Le roi espéra trouver un asile, moins
imposant mais plus sûr à Dunkerque, ville fidèle et forte défendue par ses
murailles du côté de la terre, ouverte par la mer aux secours des Anglais en
cas d'extrémité. Il quitta Lille dans la journée, escorté de quelques
cavaliers de sa garde et accompagné des maréchaux et du duc d'Orléans. Le duc
néanmoins rentra presque aussitôt dans la ville avec Mortier, soit pour
essayer encore de retenir l'armée dans le devoir, soit pour fraterniser
quelques heures de plus avec les généraux dont il se ménageait la faveur.
Puis il ressortit à son tour de la ville, s'éloigna du roi et des princes, et
passa en Angleterre, pour séparer sa cause de celle de sa maison aux yeux du
pays, et pour attester par cet isolement qu'il ne trempait pas dans la guerre
civile et dans la guerre européenne qui allaient déchirer sa patrie. Prince
prévoyant et habile, qui voulait bien profiter des avantages de son nom et du
secours de l'Europe à sa cause, mais qui ne voulait pas que des victoires sur
sa patrie lui fussent un jour reprochées et coûtassent quelque chose à sa
popularité future. XLI Cependant
le roi, poursuivi par le bruit des défections qui le suivaient et qui le
devançaient de ville en ville, apprit, en arrivant à Ostende, que la route de
Dunkerque avait été coupée à son armée, et que le comte d'Artois et sa maison
militaire étaient sur la route de Béthune, n'ayant plus d'autre asile que la
Belgique. Le maréchal Berthier lui conseilla de s'embarquer pour
l'Angleterre, convaincu que l'empereur ne s'arrêterait pas devant la
frontière belge, mais qu'il poursuivrait Louis XVIII comme il avait poursuivi
le duc d'Enghien jusqu'aux foyers de l'étranger. Le roi résista avec énergie.
La mer traversée lui semblait un aveu de désespoir pour son droit et pour sa
cause. Il dépêcha M. de Blacas avec son frère le comte d'Artois, qui errait
en ce moment sur l'extrême frontière, et fit demander asile au roi des
Pays-Bas. Cet asile lui fut froidement et durement accordé par le roi des
Pays-Bas, prince ambitieux, équivoque, égoïste, sans égard pour l'infortune.
Il semblait jouir secrètement de la décadence et de l'humiliation de la
maison de Bourbon, dont il avait la folie de convoiter le trône pour
lui-même. Le gouvernement des Pays-Bas assigna la ville de Gand, grande ville
aristocratique vide et écartée, pour résidence exclusive au roi et aux débris
de sa cour. Berthier, après avoir accompli son devoir jusqu'à la frontière,
prit congé de ce prince pour aller se reléguer en Allemagne, également loin
du roi, qu'il avait fidèlement escorté jusqu'à l'exil, et de Napoléon, qu'il
ne voulait ni combattre ni servir. Louis XVIII, humilié mais non découragé
par la rudesse du roi des Pays-Bas, s'établit à Gand. XLII Le
comte d'Artois, le duc de Berry Marmont et leur armée, serrés de près par les
régiments lancés sur leurs traces ou manœuvrant sur leurs flancs, trouvant
partout les places fortes de la France fermées devant eux, se jetèrent dans
la place forte de Béthune, dernière ville armée de la frontière française,
pour y attendre des nouvelles du roi. Ils y entrèrent le 23 mars au soir,
sans que le spectacle de leur retraite et la conviction de leur cause
désespérée eussent anéanti en rien l'enthousiasme et t'attendrissement des
populations de Béthune et des campagnes voisines pour la cause du roi. La
ville, cernée déjà de plusieurs côtés, sans munitions et sans vivres, ne
pouvait offrir un long asile à cette petite armée emprisonnée dans ses murs.
Après une courte halte pour faire rafraîchir les hommes et les chevaux, le
maréchal Marmont donna l'ordre du départ à quatre heures du soir. On devait
se diriger à travers des terres marécageuses, par les seuls sentiers restés
libres, vers la frontière belge, pour remettre les princes du moins en
sûreté. Mais, au moment où les têtes de colonne sortaient des portes à la
suite du comte d'Artois et du duc de Berry, un régiment de cuirassiers et un
régiment de chasseurs français se rangèrent en bataille devant cette porte
pour disputer le passage à la maison du roi. Un moment d'hésitation suivit
l'apparition de ces régiments. Les gardes du corps et les grenadiers de la
garde royale sortirent des portes le sabre à la main, et se rangèrent pour
combattre devant les cuirassiers et les chasseurs de Napoléon. L'ardeur était
égale des deux côtés. Quelques coups de feu retentirent. Le cheval du comte
d'Artois se cabrant et s'inclinant ensuite au bruit, fit croire aux gardes du
corps que le prince avait été atteint par une balle égarée. Un cri de colère
et d'indignation sortit des rangs. On crut à l'attentat contre la vie des
princes ce n'était qu'une arme partie au hasard. On allait se charger.
Marmont, retrouvant toute son énergie à l'aspect d'une lutte civile, s'élança
sur un cheval blanc entre les deux armées, suivi par le duc de Berry et par
quelques officiers de l'armée royale. Ils abordèrent les troupes de Napoléon,
leur montrèrent les bataillons et les escadrons nombreux qui se formaient
derrière eux sur les glacis de la place, et les sommèrent de se retirer pour
livrer passage aux princes français. Les chasseurs et les cuirassiers se
retirèrent et prirent sous les murs la route d'Arras. Les princes et leurs
escadrons rentrèrent dans la ville. XLIII L'armée
royale et les princes pouvaient être enveloppés dans la nuit par des forces
plus imposantes. Marmont décida le comte d'Artois et le duc de Berry à
profiter du reste du jour et de la nuit pour atteindre en sûreté la
frontière. Ils s'y résolurent. Une proclamation de ces princes annonça à
l'armée que son devoir était accompli, qu'on la déliait de ses serments ; que
le roi, contraint de se réfugier sur la terre étrangère, n'avait à offrir à
ses fidèles soldats que les chances hasardeuses et inconnues de l'exil, qu'il
les laissait libres de rentrer dans leurs familles ou de le suivre au hasard
de la fortune, et que les princes reconnaissants ne leur demandaient plus
qu'une escorte pour les défendre des insultes de l'armée française pendant
cette nuit, et pour leur ouvrir au besoin la route vers la frontière belge.
Les gardes du corps et les grenadiers se disputèrent ce dernier service et
formèrent quelques escadrons pour accompagner le comte d'Artois et son fils.
Marmont les commandait. Le reste de l'armée demeura dans Béthune. Des groupes
se formèrent dans les casernes, sur les places publiques, entre cette
jeunesse. Des orateurs montés sur des fourgons ou sur des caissons y
débattirent, la proclamation des princes à la main, la question de
l'émigration ou de la capitulation avec le nouveau souverain de la patrie.
Quelques-uns insistèrent sur l'honneur qui leur commandait le même devoir en
deçà ou au-delà d'une frontière ; d'autres sur le patriotisme qui leur
commandait de ne jamais lever le bras contre la terre qui les avait portés,
quel que fût le maître ou l'usurpateur de son trône. Ce dernier avis prévalut
en masse. On suivit les princes du cœur et des yeux en déplorant leur sort
mais après les avoir escortés jusqu'à la limite du territoire, on rentra le
matin dans Béthune pour y partager le sort commun des vaincus. Un petit
nombre d'anciens gardes du roi ou de fils d'émigrés enrôlés dans ces troupes
s'attacha seulement à la fortune des princes expatriés et forma la garde du
roi à Gand. Béthune
ferma deux jours ses portes aux troupes de Napoléon, qui s'accumulaient sous
ses murs. Une capitulation honorable et douce confondit bientôt les deux
armées, dans lesquelles des compatriotes, des amis, des frères, se
retrouvaient pour s'embrasser dans les deux camps. L'armée royale fut
licenciée, les gardes du corps livrèrent leurs chevaux, conservèrent leurs
armes et rentrèrent un à un dans leurs familles. Paris seul leur fut
interdit. Ainsi s'évanouit la cause royale dans le nord de la France. XLIV Cette
cause n'avait pas eu le temps de se relever dans la Vendée. Le duc de
Bourbon, couvert de l'intérêt et de la pitié qui s'attachaient au nom du père
du duc d'Enghien, n'avait rien de ce qu'il fallait pour donner à la guerre
dans ces provinces le caractère romanesque et aventureux qui passionne seul
les guerres civiles. Les généraux de l'armée de Napoléon qui l'accompagnaient
ou qui commandaient à Angers, à Saumur, à. Nantes, à la Rochelle, voulurent
former des armées régulières et soldées au lieu d'enlever des populations
insurgées par l'enthousiasme. On perdit le temps que Napoléon dévorait dans
sa course. Son triomphe devança les armements. Le duc de Bourbon se jeta
alors au cœur de l'Anjou. Auguste de La Rochejacquelein, nom cher aux
populations royalistes, les soulève autour de lui et les dévoue au prince.
Son ardeur, que le sang des siens n'a pas épuisée, se communique aux
départements voisins. Suzannet, Sapineaud, d'Autichamp, La Rosière, Canuel,
anciens chefs de la grande guerre vendéenne, organisent l'insurrection de
leurs cantons. Mais la longue soumission a amorti leur énergie, les illusions
de la première guerre sont dissipées, la cause toujours chère n'est plus
unanime, la révolution et la gloire ont pénétré avec le temps dans l'esprit
du peuple, les villes sont patriotes, les campagnes lasses, le tocsin ne rend
pas. Les colonnes de Bonaparte s'avancent par toutes les routes vers la
Vendée et intimident le soulèvement. Le prince trouve à peine sa sûreté là où
il avait espéré trouver la vengeance. Il est saisi du découragement général.
Accompagné de quelques amis fidèles, il erre de château en château par des
marches nocturnes pour se rapprocher de la mer, et s'embarque pour l'Espagne.
La Vendée, surprise ou assoupie, ne palpite plus que dans le cœur de La Rochejacquelein
et de quelques chefs qui restent pour épier l'heure de l'insurrection
échappée au duc de Bourbon. Les routes et les villes de Paris à Bordeaux et à
Toulouse sont déjà ouvertes à Napoléon et menacent de verser des renforts aux
armées opposées au duc d'Angoulême, qui combat encore dans le Midi. XLV Ce
jeune prince, le moins populaire et le moins militaire en apparence de tous
les princes de sa maison, inspiré par le sévère sentiment de son devoir et
par l'âme virile de la duchesse d'Angoulême sa femme, montrait dans cette
surprise de la fortune le sang-froid, l'intelligence et l'audace qui honorent
les causes perdues quand ils ne les relèvent pas. La
nouvelle du débarquement de Bonaparte avait surpris le duc et la duchesse
d'Angoulême à Bordeaux, au milieu des fêtes offertes à la fille de Louis XVI
pour célébrer la visite de reconnaissance qu'elle avait voulu faire à la
ville où son mari avait retrouvé pour la première fois la patrie en 1814. Ils
y étaient arrivés le 5 mars sur une barque triomphale, au bruit du canon des
forts et des vaisseaux de la rade. La ville de Bordeaux, qui avait donné son
nom à la faction décimée de la Gironde, gardait contre la révolution le
ressentiment du sang versé des Girondins. Bonaparte lui avait fermé les mers,
source de sa richesse, par le blocus continental, mesure suicide par laquelle
il affamait les ports et le commerce de son propre empire pour nuire au commerce
anglais, qu'il ne faisait que déplacer et agrandir en le reportant sur
l'Amérique, les Indes et la Chine. A tous ces titres, Bordeaux était, par
sentiment comme par intérêt, la ville de la Restauration. Il l'était aussi
par terreur car c'était la première ville qui eût déserté la cause de
Napoléon, et son retour ne pouvait lui promettre que vengeance. Les femmes et
les filles bordelaises avaient voulu traîner elles-mêmes la calèche de la
duchesse d'Angoulême, idole de leur enthousiasme et de leur vénération, à son
débarquement sur leurs quais. Les pavés étaient jonchés de fleurs effeuillées
comme sous les pas des pontifes qui portent les choses saintes. Les murs
étaient tendus d'étoffes précieuses enlevées aux ameublements des salons. Le
prince, à cheval, était entouré d'une garde d'honneur composée de -toute la
jeunesse de la ville et des provinces vendéennes, dont la capitale était en
ce moment la ville du 12 mars. Les fêtes succédaient aux fêtes sans lasser ni
l'accueil du peuple ni la reconnaissance des deux époux. L'armée elle-même,
sous le commandement du général Decaen, semblait participer à cette ivresse
de fidélité qui donnait le vertige à toute la population. Les cris et les
serments éclataient dans toutes les revues. La présence de la victime du Temple
semblait sanctifier ce délire et faire une religion de la royauté. Nul ne se
doutait qu'en ce moment même Napoléon fendait, sur trois barques légères, les
vagues de la Méditerranée, apportant la défection et la ruine à une cause qui
était à Bordeaux celle de tous les cœurs. XLVI Dans la
nuit du 9 au 10 mars, au milieu des préparatifs que faisait la ville pour la
fête anniversaire du 12 mars de l'année précédente de la restauration
accomplie à Bordeaux, un courrier du maréchal Macdonald, expédié de Lyon au
moment de la catastrophe du comte d'Artois, apporta au duc d'Angoulême les
nouvelles du débarquement et des premières audaces de Bonaparte. Le prince
recevait également du roi et de son père l'autorisation de rassembler toutes
les troupes de la rive droite du Rhône, de se mettre en communication avec
l'armée de Masséna opérant sur la rive gauche, de couper, de poursuivre,
d'écraser Napoléon, pendant qu'on l'arrêterait sous les murs de Lyon. Le duc
et la duchesse ne pouvaient croire au mauvais sort de leur cause sur une
terre qui palpitait partout d'accueil et d'amour pour eux. Ils renfermèrent
néanmoins le secret de ces courriers dans leur cœur, pour ne pas troubler par
des inquiétudes civiles la fête que le commerce de Bordeaux leur offrait. Ils
y parurent avec des visages qui contenaient leurs pressentiments sous la
liberté apparente de l'esprit et sous la sérénité trompeuse des paroles. Mais
le prince, quittant la fête au milieu de la nuit, partit, sans autre délai,
pour exécuter les ordres du roi, suivi seulement d'un officier de ses gardes,
le duc de Guiche, compagnon de son enfance, homme de bon conseil, de
résolution chevaleresque, d'un nom célèbre dans les lettres et dans la
guerre, d'un extérieur qui charmait les camps et les cours, et qui lui
servait d'aide de camp. Il jouissait de toute sa familiarité et méritait
toute sa confiance. Le duc d'Angoulême expédia partout, dans les divisions
qu'il traversait, l'ordre de concentrer sur Nîmes toutes les troupes dont on
pouvait disposer. XLVII La
duchesse, restée à Bordeaux pour répondre par sa présence de la fidélité et
de l'élan de cette ville et de ces provinces royalistes, et pour diriger au
besoin des renforts volontaires sur l'armée de son mari, réunit le matin
autour d'elle les officiers supérieurs des corps qui composaient la nombreuse
garnison de Bordeaux, et leur annonça sans pâlir les services que le roi
attendait d'eux et la fidélité qu'elle attendait elle-même de leurs troupes.
Émus, mais non troublés, les généraux et les colonels n'hésitèrent pas à
répondre de leurs soldats comme d'eux-mêmes. L'âme du pays semblait avoir
passé en eux. L'enthousiasme du peuple ne permettait pas d'ébranlement dans
l'armée. Les royalistes de la Vendée et des provinces intermédiaires, La Rochejacquelein,
Ravez, Peyronnet, Martignac, Gauthier, de Ségur, Montmorency, se pressèrent
d'un même cœur autour de la princesse comme une autre Gironde royaliste,
formèrent des conseils, ouvrirent des subsides, enrôlèrent des volontaires,
s'armèrent eux-mêmes pour combattre à la fois du cœur et du bras, et
préludèrent pendant ces jours d'épreuve de leur patrie aux illustrations
diverses qu'ils acquirent plus tard dans les armées, dans les chambres et
dans les ministères de la monarchie. Le baron de Vitrolles, revêtu de
pouvoirs illimités par le roi à Toulouse et porteur des mêmes pouvoirs pour
la duchesse à Bordeaux, arriva de Paris avec les confidences plus graves de
la cour. Il anima l'esprit public de l'ardeur qui dévorait le sien, assista à
un conseil de défense où la duchesse parla avec âme le général Decaen,
commandant de l'armée et de la ville, avec loyauté M. Lainé, avec l'héroïsme
et le sang-froid de l'homme chez qui l'opinion se confond avec la conscience.
On ne se dissimula pas la difficulté de maintenir les troupes, d'abord
loyales, dans une attitude que chacun des pas de Bonaparte en avant
commençait à ébranler. On n'osait ni les éloigner de la princesse, de peur
que la fidélité ne chancelât hors de sa présence, ni les retenir à Bordeaux,
de peur que leur soulèvement ne dominât la ville. On les tenait sans cesse en
mouvement, en revues, en fêtes, pour que l'agitation les empêchât de se
corrompre et pour que le contact de la population les fît rougir d'être moins
dévouées à une femme qu'à leurs souvenirs et à leurs prédilections de
soldats. XLVIII Le 26,
une rumeur se répandit dans les régiments qu'on se défiait d'eux, qu'on se
proposait de les désarmer et de leur faire évacuer les forts. Cette rumeur,
semée avec artifice par les partisans cachés de Napoléon envoyés dans la
ville, servit de prétexte à des signes d'humeur et de mécontentement dans les
troupes. Une grande revue passée par le général Decaen pour dissiper ces
doutes manifesta des symptômes de désaffection qui ne permettaient plus
l'illusion aux royalistes. On annonça une sédition imminente dans la garnison
de Blaye, voisine de Bordeaux. Plusieurs soldats avaient déjà arraché de
leurs shakos les plaques au chiffre du roi pour faire place aux aigles qu'ils
brûlaient de reprendre. Les cris de fidélité étaient repoussés par le
silence. Les visages dénonçaient les cœurs. Un bataillon qui avait reçu
l'ordre de partir pour Blaye avec un détachement de gardes nationaux pour
intimider la défection des troupes de cette citadelle, refusa d'obéir. Le
général Clausel, homme capable et soldat audacieux, venait d'être nommé
gouverneur de ces provinces par Bonaparte. Ce général, quoique sans troupes
au moment où il avait accepté cette mission, s'avançait avec quelques
bataillons qu'il enlevait en route, et, sans s'inquiéter du grand nombre des
volontaires royalistes de l'armée encore indécise de Decaen et de la présence
de la duchesse, il sommait les villes voisines de reconnaître son pouvoir et
la souveraineté du nom de l'empereur. Clausel, avec une poignée de soldats,
parlait déjà en maître, imitant la confiance de Napoléon, semant les fausses
nouvelles, correspondant par des messages nocturnes et par des signaux
convenus avec les embaucheurs de l'armée de la duchesse, parlant d'elle dans
ses proclamations, de son courage, de ses malheurs et de ses illusions en
homme qui n'insulte pas la faiblesse et l'infortune, mais qui commande au nom
de la fatalité. Guerrier fait pour de telles entreprises, il marchait avec
deux cents hommes et quatre-vingts chevaux au-devant d'une armée de dix mille
hommes, d'une ville de cent mille âmes et d'une population de trois millions
de peuple soulevé. Mais il savait par une longue expérience des révolutions
et des guerres civiles ce que peuvent l'audace et la promptitude d'un noyau
de troupes compactes sur des forces hésitantes et disséminées. C'était pour
lui la différence de la balle à la poussière. Il y avait de plus dans Clausel
une nature d'homme politique propre à tout oser contre les lois et à tout
risquer contre les hasards. Mais il y avait surtout dans cette campagne le
cœur secret de l'armée qu'il allait non affronter mais séduire, et qui lui
répondait du bras. XLIX Decaen
et le conseil militaire de Bordeaux n'osant aventurer des troupes de ligne
dans un contact avec la petite troupe de Clausel, détachèrent un corps de
gardes nationales volontaires de cinq cents hommes pour lui fermer le passage
du pont de la Dordogne. Ce pont, courageusement disputé par les Bordelais,
pris et repris pendant quelques heures, resta aux royalistes, qui y
rétablirent le drapeau blanc sur les cadavres de quelques grenadiers de
Clausel. Mais pendant que les Bordelais remportaient, au nom du roi, ce
premier avantage, la nombreuse garnison de la citadelle de Blaye s'insurgeait
au bruit du canon, sortait, malgré ses chefs, des remparts, et venait donner
à Clausel une armée qui lui promettait celle de Bordeaux. Le malheureux
général Decaen, gouverneur de la ville, sommé par la princesse de faire
marcher ses troupes ou de les faire sortir de la ville, ne pouvait obéir et
ne savait pas résister. Convaincu de l'inutilité d'une lutte dans laquelle
ses armes étaient brisées d'avance dans ses mains, du danger d'une sédition
au milieu d'une bataille, pour la ville et pour la duchesse elle-même, il
conseillait timidement la capitulation avec la nécessité. La garde nationale
et les volontaires s'indignèrent. M. Lainé proposa un plan de défense par les
citoyens seuls qui égalait la résolution de son âme et l'héroïsme de
Saragosse. La duchesse frémit de honte et de désespoir à l'idée d'abandonner,
sans combattre, une patrie où tous les cœurs étaient à sa cause et où les
armes seules manquaient aux bras de ses amis. L Cependant
un jeune officier des volontaires bordelais, M. de Martignac, dont le courage
égalait l'éloquence, avait eu, en avant du pont de la Dordogne, une
conférence avec Clausel pour connaître les pensées de ce général et pour
essayer de ralentir sa marche sur la 'ville. Clausel avait parlé avec
déférence de la duchesse d'Angoulême et avec affection du prince, dont il
avait, peu de temps auparavant, reçu à Toulouse les honneurs et les
décorations que les Bourbons prodiguaient en vain aux lieutenants de Napoléon.
Il parut même s'inquiéter et s'attendrir sur les périls qu'une femme
contrainte à fuir bientôt d'une ville en insurrection militaire aurait à
courir dans sa retraite. Il annonça à M. de Martignac que tout était miné
dans Bordeaux sous ses pas, que les troupes étaient à lui, que les
correspondances entre son armée et l'armée de Decaen traversaient les airs
par des signaux d'intelligence, et qu'il entrerait à jour fixe et à heure
dite dans la ville et dans les forts. Il écrivit dans ce sens à la princesse
une lettre impérieuse et respectueuse à la fois, pour la sommer de ne pas
tenter une lutte inutile et pour lui offrir les sûretés et les honneurs dus à
son rang, à son sexe et à son caractère. M. de Martignac se chargea de ce
message, et le remit à la duchesse. Elle le lut avec l'impassibilité d'une
âme exercée depuis sa naissance aux insultes du sort ; elle le communiqua à
ses conseillers et aux officiers de la milice civique. Un cri général
d'indignation s'éleva de tous les rangs. La ville entière courut aux armes ;
l'état-major, le conseil général de département, le conseil municipal, les
autorités, les citoyens s'assemblèrent en tumulte. Le général Decaen fut
appelé pour répondre de ses moyens de défense. Il ne répondit de rien, si le
feu s'engageait entre ses soldats et ceux de Clausel. M. Lainé jura par la
dignité de sa patrie « que l'histoire de Bordeaux et de la France ne
serait pas déshonorée par l'abandon d'une princesse, fille de Marie-Thérèse,
demandant des armes à des Français pour la défendre, et obligée de fuir
devant la sédition de quelques prétoriens. » M. de Martignac affirma « que
les gardes nationaux qu'ils avait laissés au pont de la Dordogne mourraient à
leur poste avant de laisser passage sur leur ville à l'invasion. » Il
était minuit. Il repartit pour aller porter les refus de la ville à Clausel.
Mais déjà le pont forcé par les bataillons du général était traversé par son
armée. Avant le jour, Clausel et ses troupes allaient se montrer sur la rive
droite de la Garonne, en face de Bordeaux, et solliciter de là l'insurrection
de l'armée de Decaen. A ces nouvelles, le conseil de la ville et celui de la
duchesse se résolurent à accepter les conditions offertes par le général, et
lui demandèrent vingt-quatre heures seulement pour assurer la dignité du
départ de la princesse, l'honneur et la sûreté de la ville. Clausel
consentit. Il demeura immobile sur la rive droite, sans déployer le drapeau
tricolore par respect pour les regards de la nièce du roi. Cette résolution
des conseils répondait mal et timidement à l'intrépidité de l'âme de la
princesse, elle le laissait luire dans ses traits et dans son dédain. Le
peuple, en apprenant ces conditions, partage sa honte, se répand en
imprécations contre la lâcheté de ses chefs et contre la perfidie des
soldats. La garde nationale sort en tumulte de ses foyers et se précipite d'elle-même
aux portes de la ville. Un des plus intrépides et des plus entreprenants
généraux de Bonaparte, portant la même fougue et la même audace aux Bourbons,
Donnadieu, s'offre pour la commander. Le sang va couler entre la ville et
Clausel, entre la ville et la garnison. Le général Decaen, interrogé de
nouveau, répond enfin que ses troupes ne tireront pas contre leurs frères de
l'armée de Clausel. On s'irrite contre lui, on lui reproche son impuissance,
on l'accuse de connivence et de perfidie. « Comment 'se peut-il, s'écrie la
duchesse, que des troupes dont vous me répondiez hier refusent aujourd'hui de
combattre pour leur roi, pour leur drapeau, pour la ville qui leur est
confiée, pour moi ? Non, ce sont là des lâchetés et des crimes que je ne
croirai qu'après les avoir vus Rassemblez les régiments dans les casernes,
j'irai juger par moi-même du cœur et des bras de vos soldats 1 En vain les
généraux, inquiets d'une résolution qui peut provoquer l'outrage d'une
soldatesque indocile et mal contenue par les chefs, tentent de la détourner.
La princesse n'écoute rien que son intrépidité. Elle court aux casernes de
Saint-Raphaël, passe dans les rangs, fait former le carré, harangue elle-même
les officiers et les soldats d'une voix mâle de courage, touchante de
supplications, entrecoupée de sanglots. « Officiers
et soldats, leur dit-elle, vous savez les événements qui agitent la France.
Un usurpateur suivi de séditieux vient enlever la couronne à mon oncle et à
votre roi que vous avez juré de défendre. Bordeaux est menacé par une poignée
de soldats révoltés. La garde nationale, les citoyens, le peuple, sont
décidés à soutenir l'assaut de ces bandes armées. Voilà le moment pour vous
de montrer que les serments des soldats français ne sont pas de vaines
paroles. Je viens ici pour vous les rappeler et pour juger par moi-même de
vos dispositions. Êtes-vous résolus à défendre avec moi la ville et à la
conserver au roi ? Répondez avec franchise, interrogez-vous librement, j'aime
mieux un refus qu'une trahison. Parlez ! » LI Les
fronts se baissent, les regards se détournent, les lèvres restent muettes a
cette interrogation. La princesse attend, regarde, rougit, sent défaillir en
elle son espérance, reprend son courage dans son désespoir, et ne ménageant
plus rien, puisque tout est perdu Vous ne vous souvenez donc plus,
reprend-elle du ton du reproche et de l'objurgation, des serments que vous
renouveliez il y a si peu d'heures encore entre mes mains ? Eh bien, si
quelques-uns d'entre vous s'en souviennent et restent fidèles à leur honneur
et à leur roi, qu'ils sortent des rangs et qu'ils le disent ! » Quelques
rares épées s'élevèrent au-dessus des rangs pressés des officiers comme pour
s'offrir à la défense. Elle les compta d'un regard triste, mais non
découragé. « Vous êtes bien peu, dit-elle, n'importe, vous êtes des braves,
on sait du moins sur lesquels on peut compter. » Les soldats, muets et
immobiles, contemplaient cette scène sans se laisser attendrir. Le nom de
Napoléon contrebalançait dans leur cœur la nature. La princesse se retira
l'humiliation sur le front. Les officiers confus cherchaient à compenser leur
froideur par leurs respects. Ils lui juraient qu'aucune offense personnelle
ne serait faite impunément à une femme héroïque et malheureuse confiée à leur
foi, que le sang de ses amis leur serait aussi sacré que le leur, que l'armée
ne permettrait pas qu'on insultât la garde nationale. « Il ne s'agit pas
de moi, répliqua la princesse avec dédain de ses propres périls, il s'agit du
roi. Encore une fois, voulez-vous le servir ? — Nous ne combattrons pas
contre nos frères, nous n'accepterons pas la guerre civile, nous n'obéirons
qu'à la patrie, » répondirent les troupes. Elle sortit indignée, non
vaincue, et se fit conduire à la seconde caserne. LII La
sédition, les vociférations et les délires des soldats l'en repoussèrent. Les
cris de : « Vive l'empereur ! » offensèrent de loin ses
oreilles. Elle voulut affronter jusqu'à l'extrémité sa fortune, et se rendit
à la troisième caserne dans le château. Accompagnée d'un petit groupe
d'officiers et de citoyens consternés, elle traverse les voûtes et les ponts
de la citadelle et pénètre dans la cour. Les troupes en bataille, à peine
contenues par leurs officiers, murmuraient contre la consigne qui les emprisonnait
dans ces murs, et frappaient la terre de la crosse de leurs fusils. La
présence de cette princesse qui vient solliciter et importuner leur fidélité
trahie dans leurs cœurs les impatiente et les ameute. Elle ne se décourage
pas de leur contenance, elle leur adresse la parole en marchant : « Eh
quoi ! leur dit-elle,' est-ce à ce régiment d'Angoulême, à ce régiment à qui
j'étais fière de donner mon nom, que je parle en vain ? Avez-vous donc pu
oublier si vite toutes les préférences dont vous avez été comblés par mon
mari, par celui que vous nommiez votre prince ?... Et moi, entre les mains de
qui vous avez si souvent renouvelé votre serment de fidélité, moi qui vous ai
donné vos drapeaux, moi que vous nommiez votre princesse ! quoi ! vous ne me
reconnaissez plus ?... » Les
soldats émus rougissaient de ces reproches dont tous leurs souvenirs, depuis
un an, leur rappelaient la force et la constance. Des officiers
d'intelligence avec Clausel les détournèrent de cet attendrissement par des
gestes de dépit et de répulsion. Les soldats regardèrent ces officiers et
restèrent inaccessibles à la générosité envers cette femme. Elle laissa
tomber ses mains de son front et pleura devant eux : « Oh ! Dieu !
dit-elle avec l'accent du reproche au ciel et aux hommes, il est cependant
bien cruel, après vingt ans d'infortune et d'exil, de s'expatrier encore ! Je
n'ai pas cessé cependant, dans l'exil ou sur les marches du trône, de faire
des vœux pour le bonheur de la patrie Car je suis Française, moi,
ajouta-t-elle avec l'injure d'un sentiment qui ne se contenait plus, je tiens
mes serments, je crois à l'honneur, quoique je ne sois qu'une faible femme,
et vous, allez ! vous n'êtes pas Français ! » Le
régiment d'Angoulême se contint pourtant. Le 62e régiment de ligne répondit
par des vociférations et des menaces à la garde nationale qui rejaillissaient
jusque sur la princesse. Un seul officier de ce régiment, indigné des
outrages du corps, tira son épée du fourreau, se rangea à côté de la duchesse
d'Angoulême « Ah c'en est trop s'écria-t-il en bravant ses soldats, moi,
du moins, je tiendrai mon serment, je ne vous quitterai pas » Les cris
fanatiques de « Vive l'empereur ! » répondirent à cet acte de
courage. Les soldats rompirent les rangs et parurent vouloir se précipiter
sur le groupe des royalistes. La duchesse, provoquée à fuir, resta debout et
sans pâlir, bravant cette foule ameutée. Un rappel battu fit reprendre leurs
rangs aux troupes. La princesse s'éloigna, emportant le désespoir de sa cause
et la tristesse d'un second exil, dont le ciel seul savait la durée. LIII Elle
chargea en rentrant dans son palais M. de Martignac, le négociateur de la
veille, de porter au général Clausel ses recommandations pour Bordeaux :
« Vous lui direz que, dans un temps plus heureux, je l'avais distingué
parmi les généraux pour son intelligence et pour son courage. Il m'assurait
souvent alors de sa reconnaissance et de son affection. Dites-lui que je ne
lui demande qu'une preuve de son souvenir c'est de traiter avec égard la
ville que j'aime et que.je lui rends. Ce qu'il fera pour Bordeaux sera senti
par mon cœur comme ce qu'il aurait fait pour moi-même. » Cependant
la garde nationale et le peuple, animés d'un sentiment civique, s'étaient
rassemblés pour combattre, et demandaient à grands cris qu'on les conduisît
aux casernes, 'qu'on leur livrât les forts, qu'on les plaçât aux postes
avancés. La duchesse courut devant le front de bataille des citoyens, et se
tenant debout dans sa calèche découverte pour laisser dans tous les yeux
l'impression du deuil de sa physionomie et pour convaincre par les regards
autant que par les paroles : « Je viens, s'écria-t-elle quand les
acclamations suscitées par sa présence furent retombées, je viens vous
demander une dernière preuve d'affection ; promettez-moi d'obéir à tout ce
que je commanderai. — Nous le jurons ! s'écria la foule qui croyait
recevoir l'ordre de combattre. — Eh bien ! reprend la princesse, je
viens de visiter et d'interroger les troupes ; elles sont de cœur à nos
ennemis. Ni ma présence, ni ma voix, ni mes reproches n'ont pu les rappeler à
leur devoir. Combattre ne serait que faire immoler vous et vos enfants pour
une cause trahie. Vous avez assez fait pour l'honneur de votre ville et de
votre cause ; résignez-vous ; réservez au roi, mon oncle, des amis fidèles
pour des temps plus heureux Je prends tout sur moi, et je vous ordonne de
déposer les armes ! — Non, non ! répondirent des milliers de voix ; nous
voulons mourir pour la liberté du pays, pour le gouvernement que nous avons
proclamé les premiers, pour le roi, pour vous ! » Les rangs rompus se
pressaient autour des roues de sa voiture en groupes passionnés de visage, de
voix, de gestes. On embrassait les mains de la fille de Louis XVI on formait
une voûte d'épées nues sur sa tête. Les larmes du peuple se mêlaient aux
siennes et demandaient vengeance contre ces soldats mutinés. Une mêlée de
cœurs, une émeute de tendresse, dont Clausel et ses troupes voyaient le
tumulte, entendaient les clameurs de la rive opposée de la Dordogne,
attestait au ciel, aux fleuves, 'aux soldats la violence que l'armée faisait
à la nation et à l'honneur. Des canons braqués sur la ville et menaçant cette
multitude se préparaient à les foudroyer. La duchesse -rentra dans son
palais, entraînant cette foule ivre de douleur et de rage à sa suite. Elle y
rassembla les généraux pour leur donner l'ordre de capituler. « Je vous
remets la place, leur dit-elle ; c'est vous, messieurs, qui répondez de la
vie de ce peuple. » Ils lui promirent de se jeter entre leurs troupes et
la population. LIV Mais
pendant qu'ils répondaient ainsi de leurs régiments, une fusillade
retentissait jusque sous les fenêtres du palais. C'était une partie de la
garde nationale qui faisait feu sur un bataillon douteux et qui demandait
vengeance de l'assassinat. On transportait les blessés sous les yeux de la
princesse les officiers s'interposaient en vain pour prévenir le massacre.
Les régiments forçaient les portes de leurs casernes pour se précipiter sur
le peuple ils se rangeaient en bataille sur les places publiques. Le drapeau
tricolore, arboré en signal par Clausel sur la rive droite, l'était au même
instant sur les forts de la ville. La nuit tombait sur cette scène de
trahison, de violence, de deuil et de mort. La duchesse profita des ténèbres
pour sortir sans tumulte d'une ville qui voulait la retenir de force, et où
sa présence allait faire couler le sang des citoyens par l'armée. Une escorte
de gardes nationaux à cheval et de serviteurs dévoués la conduisit à
Pauilhac, où elle s'embarqua au lever du jour sur une chaloupe apostée qui la
porta à un bâtiment de guerre anglais. A peine y était-elle montée que le
fleuve se couvrit de barques remplies de gardes nationaux et de peuple
voulant la suivre jusque sur les flots et imprimer pour les derniers regards
l'adieu passionné de cette partie de la France. « Adieu ! s'écria la
fille de Louis XVI en essuyant ses yeux mouillés de tant de larmes et en se
penchant vers les chaloupes remplies de ses défenseurs et de ses amis, quand
je reviendrai, je vous reconnaîtrai tous ! » Le vent tempétueux qui
s'élevait emporta les dernières acclamations de la patrie. La mer orageuse
semblait vouloir rejeter la princesse sur les ports de France. Son frêle
sloop erra quelques jours sans pouvoir jeter l'ancre sur la côte d'Espagne.
Débarquée enfin au port du Passage, elle y reçut du roi d'Espagne l'offre
d'une hospitalité de famille à Madrid. Mais, nécessaire au roi dont elle
conseillait et consolait l'exil depuis tant d'années, elle voulut le
rejoindre, s'embarqua de nouveau, subit de nouvelles tempêtes, arriva enfin à
Plymouth, de là à Londres, où le duc de La Châtre, ambassadeur de son oncle
auprès du gouvernement britannique, lui donna l'hospitalité dans sa maison.
Elle ne tarda pas à rejoindre le roi à Gand. Princesse héroïque dont le sort
était de lutter depuis le berceau jusqu'à la mort avec l'infortune, à qui la
nature avait refusé quelques-unes des grâces féminines qui implorent la pitié
des hommes, mais à qui le sang de sa mère avait donné le courage qui sait
braver le sort et se passer de pitié ! « C'est le seul homme de sa race, »
s'écria Napoléon vainqueur en apprenant de Clausel la conduite, la vigueur et
l'héroïsme de la duchesse d'Angoulême à Bordeaux. Il se trompait, car le duc
d'Angoulême, mari de cette princesse, montrait au même moment, dans une autre
partie du Midi, que si cette famille n'avait pas le génie et la fortune d'un
grand capitaine, elle avait au moins en lui le cœur d'un soldat. LV Après
le départ de la duchesse, M. Lainé, président de la chambre des députés,
dédaigna de se soustraire par la fuite à la vengeance de Napoléon, qui
l'avait deux fois proscrit sans avoir pu l'intimider : Ce citoyen, qui
résumait en lui la violence faite à la représentation nationale, sentit que
sa tête devait répondre à la tyrannie de la dignité de la patrie vaincue. II
publia la protestation suivante, et la fit afficher par toute la France. « Au
nom de la nation française, et comme président de la chambre de ses
représentants, je déclare protester contre tous décrets par lesquels
l'oppresseur de la France prétend prononcer la dissolution des chambres. En
conséquence, je déclare que tous les propriétaires sont dispensés de payer
des contributions aux agents de Napoléon Bonaparte, et que toutes les
familles doivent se garder de fournir, par voie de conscription ou de
recrutement quelconque, des hommes pour sa force armée. Puisqu'on attente d'une
manière si outrageante aux droits et à la liberté des Français, il est de
leur devoir de maintenir individuellement leurs droits. Depuis longtemps
dégagés de tout serment envers Napoléon Bonaparte, et liés par leurs vœux et
leurs serments à la patrie et au roi, ils se couvriraient d'opprobre aux yeux
des nations et de la postérité, s'ils n'usaient pas des moyens qui sont au
pouvoir des individus. Chaque histoire, en conservant une reconnaissance
éternelle pour les hommes qui, dans tous les pays libres, ont refusé tout secours
à la tyrannie, couvre de son mépris les citoyens qui oublient assez leur
dignité d'hommes pour se soumettre à de méprisables agents. C'est dans la
persuasion que les Français sont assez convaincus de leurs droits, pour
m'imposer un devoir sacré, que je fais publier la présente protestation, qui,
au nom des honorables collègues que je préside, et de la France qu'ils
représentent, sera déposée dans des archives, à l'abri des atteintes du
tyran, pour y avoir recours au besoin. « Comme
le duc d'Otrante, se disant ministre de la police, m'outrage, assez pour me
faire savoir que je peux rester en sûreté à Bordeaux et vaquer aux travaux de
ma profession, je déclare que si son maître et ses agents ne me respectent
pas assez pour me faire mourir pour mon pays, je les méprise trop pour
recevoir leurs outrageants avis. Qu'ils sachent qu'après avoir lu, le 20
mars, dans la salle des séances, la proclamation du roi, au moment où les
soldats de Bonaparte entraient dans Paris, je suis venu dans le pays qui m'a
député, que j'y suis à mon poste, sous les ordres de madame la duchesse
d'Angoulême, occupé à conserver l'honneur et la liberté d'une partie de la
France, en attendant que le reste soit délivré de la plus honteuse tyrannie
qui ait jamais menacé un grand peuple. Non, je ne serai jamais soumis à
Napoléon Bonaparte, et celui qui a été honoré de la qualité de chef des
représentants de la France aspire à l'honneur d'être en son pays la première
victime de l'ennemi du roi, de la patrie et de la liberté — ce qui n'arrivera
pas —, s'il était réduit à l'impuissance de contribuer à la défendre. » LVI Le duc
d'Angoulême, parti, comme on l'a vu, de Bordeaux le 10 mars, avait appelé à
lui avec promptitude tous les régiments et tous les volontaires que la vallée
du Rhône pouvait concentrer, après le passage rapide de Napoléon, pour
relever la cause royale sur ses pas, reconquérir Grenoble, Lyon, la
Bourgogne, et marcher à sa poursuite sur Paris. Ces forces militaires étaient
peu nombreuses les volontaires y suppléaient par l'intrépidité. Leur fidélité
semblait redoubler par la défection successive des troupes. Le prince,
concentrant son petit corps d'armée à Sisteron et au Pont-Saint-Esprit,
pressé d'un côté de reprendre Lyon, inquiet de l'autre de l'attitude indécise
de Masséna, dont l'armée menaçante occupait Marseille, la Provence, Avignon,
et pouvait prendre entre deux feux les royalistes, précipita ses mouvements.
Il avait enlevé, en passant à Marseille, trois régiments à Masséna, qui
s'était replié sur Toulon. Trois mille volontaires de cette ville avaient
marché avec ces régiments pour rejoindre le neveu du roi. Douze ou treize
mille hommes composaient toute sa force. Il les divisa en deux corps. Le
premier fut confié au général Loverdo, ayant pour lieutenants le général
Gardanne et le général Ernouf. Le duc d'Angoulême commandait lui-même le
second corps. Il avait pour chef d'état-major le général d'Aultanne. La
colonne, de Loverdo, chargée d'opérer sur la rive gauche du Rhône, suivait la
route que Napoléon avait tracée en fondant d'Antibes sur Grenoble. Elle
s'avançait au nombre de sept mille hommes et avec six pièces de canon sans
obstacle pendant les premiers jours. Mais à Lyon, à Grenoble, dans le
Dauphiné, les généraux bonapartistes et les gardes nationaux qui avaient
ouvert ces villes et ces provinces à l'empereur, et qui redoutaient la
vengeance des Bourbons, s'armaient en masse pour arrêter le reflux du Midi.
Loverdo rencontra, aux environs de Gap, les premières colonnes de ces levées
et les premiers bataillons accourus de Grenoble pour lui disputer les
défilés. Gardanne, et deux des trois régiments de Masséna, le 58e et le 83e
de ligne, au lieu de combattre, passèrent à l'empereur, découvrant ainsi les
volontaires du Midi, trahis et dispersés avant d'avoir pu combattre. Ernouf
et Loverdo se replièrent sur Marseille. L'aile droite de l'armée royale était
ainsi évanouie. Le duc
d'Angoulême, sans se déconcerter d'une défection à laquelle tant d'autres
l'avaient préparé, couvert sur sa droite par le Rhône, poursuivit seul sa
marche en avant. Arrêté à Montélimart par le général Debelle, à la tête des
volontaires bonapartistes rassemblés aux coups du tocsin, il y remporta un
brillant avantage dû à l'intrépidité du comte d'Escars, commandant de son
avant-garde. Ce succès et le dénuement de troupes dans lequel l'empereur
avait laissé cette vallée du Rhône firent augurer au duc d'Angoulême et à son
armée une prompte occupation de Lyon. Le prince, se fiant aux volontaires
commandés par le colonel Magnier de la sûreté de la rive droite, traversa le
fleuve, et vint reprendre sur la rive gauche la place que la défection de ses
régiments avait abandonnée aux bonapartistes. Après un combat brillant à
Loriol, il atteignit l'armée impériale, fortifiée au passage de la Drôme. La
position, défendue par du canon, des bataillons de ligne, de la cavalerie, de
la gendarmerie et des corps nombreux de gardes nationaux des montagnes du
Dauphiné, paraissait insurmontable. Le prince montra sans émotion comme sans
jactance le courage du soldat et le coup d'œil du chef. Il se porta au pont
pour le reconnaître sous le feu des bonapartistes. Pendant qu'il les
foudroyait sous deux batteries de canons et d'obus, il fit passer la rivière
à gué à un bataillon de volontaires chargé de revenir sur eux en flanc
pendant qu'il forcerait lui-même le pont avec le 10e régiment de ligne de son
armée. Malgré les instances de ses officiers, qui voulaient retenir son
ardeur et qui se jetaient à la bride de son cheval, il s'élança au galop sur
le pont, jonché de morts et de blessés, à la tête de vingt-cinq voltigeurs.
Son élan entraîna et écrasa tout ; les cris de : « Vive le roi ! »
retentissants sur la droite, et le drapeau blanc flottant sur les collines,
firent refluer en désordre sur la route de Valence les bataillons de
l'empereur. L'armée royale traversa la Drôme, et s'avança sans rencontrer
d'obstacles sur Valence. Il y établit son quartier général, en attendant que
le général Ernouf, qui avait occupé Sisteron le 27 mars ; et qui devait
s'avancer sur Grenoble par le pied des Alpes, fût à sa hauteur. Le lendemain
il fit occuper Romans par une avant-garde, maître ainsi du passage de l'Isère
et des débouchés de Grenoble et de Lyon. Mais la
défection de Gardanne et de ses régiments, sa droite découverte, Masséna
douteux, Avignon occupé par des régiments hostiles, la rive gauche du Rhône
se levant à la voix des officiers à demi-solde, Lyon se remplissant de
bataillons de marche, lé général Chabert refluant de Grenoble avec les
régiments embauchés, le général Piré lui barrant la rive droite de l'Isère,
Grouchy débouchant de Lyon à la tête d'une armée de ligne, Nîmes prêt à
lancer deux régiments sur le Pont-Saint-Esprit et à lui couper la retraite
sur la Provence, les nouvelles de Paris, celles de Bordeaux, un seul
régiment, le 10e, resté fidèle au milieu de cet abandon général des régiments
fondus sous sa main, la vie de cette poignée de volontaires dévoués qu'il
allait sacrifier à une cause perdue et à une gloire inutile, décidèrent le
prince à subir la nécessité. Il se replia sur le Pont-Saint-Esprit. Les
bataillons qu'il y avait laissés venaient d'y être attaqués et dispersés par
l'armée de Nîmes, commandée par le général Gilly. Le prince avait destitué ce
général suspect en passant à Nîmes. Gilly, défectionnaire et irrité, avait
reformé une armée derrière le prince pour lui couper la retraite ou pour
l'atteindre dans sa marche sur Lyon. Le tocsin sonnait dans toutes les
montagnes, appelant aux armes les Cévennes et les paysans protestants de ces
vallées, où les persécutions mutuelles ont laissé un levain de vengeance que
chaque événement politique fait fermenter. Le prince fut contraint de
s'arrêter, cerné de toutes parts, à Lapalud. On le conjura de se soustraire à
la captivité et peut-être à la mort des princes de sa race, dont on lui
montrait le présage dans la destinée du duc d'Enghien. Des guides sûrs lui
offrirent de le conduire en Piémont par les sentiers des montagnes. Il s'indigna
à l'idée de ne pas partager le sort des braves soldats compromis pour sa
cause, résolu à les sauver ou à périr avec eux. Gilly lui fit proposer une
convention honorable. Le baron de Damas, son chef d'état-major de l'armée
royale, la discuta et la signa. Le prince se rendit de sa personne au
Pont-Saint-Esprit pour l'exécuter. Il y entrait sur la foi d'une convention
qui lui assurait la liberté et la retraite mais le général Grouchy, entré
avant lui dans cette ville, et refusant de reconnaître la capitulation de
Gilly, fit arrêter le prince. L'empereur, informé par le télégraphe de cette
proie tombée sous ses mains, autorisa Grouchy à le faire conduire prisonnier
et à le faire embarquer à Cette pour l'Espagne. Grouchy se hâta d'exécuter
cet ordre, de peur d'un contre-ordre qui ne tarda pas en effet à arriver.
Mais il n'était plus temps. Le duc, déjà embarqué, voguait vers Barcelone.
L'empereur lui-même, en donnant ce contre-ordre douteux, ne pouvait désirer
de retenir dans ses mains son ennemi vaincu. Ce captif aurait embarrassé sa
politique. Captif, il eût été un reproche ; mort, il eût été un crime.
Napoléon n'avait pas intérêt à irriter l'animosité des familles royales
contre lui. Sa lettre à Grouchy est dure, mais digne la voici : « Monsieur
le comte Grouchy, l'ordonnance du roi en date du 6 mars, et la convention
signée le 13 à Vienne par ses ministres, pouvaient m'autoriser à traiter le
duc d'Angoulême comme cette ordonnance et cette déclaration voutaient qu'on
me traitât moi et ma famille. Mais, constant dans les dispositions qui
m'avaient porté à ordonner que les membres de la famille des Bourbons pussent
sortir librement de France, mon intention est que vous donniez des ordres
pour que le duc d'Angoulême soit conduit à Cette où il sera embarqué, et que
vous veilliez à sa sûreté et a écarter de lui tout mauvais traitement. Vous
aurez soin seulement de retirer les fonds qui ont été enlevés aux caisses
publiques, et de demander au duc d'Angoulême qu'il s'oblige à la restitution
des diamants de la couronne, qui sont une propriété de la nation. « Vous
remercierez en mon nom les gardes nationales du patriotisme et du zèle
qu'elles ont fait éclater, et de l'attachement qu'elles m'ont montré dans ces
circonstances importantes. « Au palais des Tuileries, le 11 avril 1815. « NAPOLÉON. » L'armée
du duc d'Angoulême, intrépide, bien commandée, fut victorieuse dans trois
combats, où le sang et la bravoure personnelle du prince avaient relevé le
nom des Bourbons de son discrédit militaire mais, trahie par ses propres
régiments, à l'exception d'un seul, le 10e, modèle de constance, cernée par
trois armées, noyée dans des populations hostiles, elle fut décimée encore,
après la capitulation, par les assassinats des protestants, préludes des
assassinats catholiques. Il ne resta de cette campagne du duc d'Angoulême
dans le Midi qu'une gloire stérile pour sa cause, une sérieuse estime pour
son nom dans le cœur des troupes, et le devoir noblement accompli de disputer
au moins la France à l'épée qui subjuguait tout, excepté l'honneur. FIN DU DEUXIÈME VOLUME
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