Situation de la
France. — Attitude de l'armée et du peuple de Lyon. — Les princes à Lyon. —
Entrée de Napoléon dans cette ville. — Décrets et proclamations. — Son départ
de Lyon. — Il passe par Villefranche et Mâcon. — Défection de Ney. — Napoléon
arrive à Châlons-sur-Saône, à Avallon, à Auxerre. — Entrevue de Napoléon et
du maréchal Ney. — Il passe à Montereau. — Ordre donné au général Gérard. —
Il arrive il Fontainebleau.
I Ainsi
d'un côté Paris, expression de la France tout entière, se pressant autour de
son roi, de la paix, de sa représentation nationale, de sa liberté, de sa
dignité de nation, se refusant par toutes ses voix à devenir le prix de la
course d'un héros devenu le grand séditieux de l'épée ; de l'autre côté
Napoléon arrivé impunément jusqu'à Grenoble, entouré de toutes parts, mais
entouré de loin par des corps d'armée qu'on n'osait, faire fondre sur lui de
peur que, fidèles encore à distance, l'entraînement de son tourbillon ne les
enlevât de près à la nation et au roi. Masséna dans le Midi, Macdonald à
Lyon, le duc d'Angoulême et ses généraux sur la rive droite du Rhône, Ney à
Besançon et à Lons-le-Saulnier, le duc de Berry en avant de Paris, Mortier au
Nord entre ces camps, moins en mouvement qu'en observation armée et
expectative ; une population entière immobile, stupéfiée, indignée, mais
indécise et prête à se laisser, non entraîner, mais subjuguer par
l'irrésistible précipitation des événements et par la première victoire de
l'une des deux causes. Telle était la France en ce moment. La chute de Lyon
lui donna le premier ébranlement décisif. Retournons à Bonaparte, qne nous
avons laissé campé à Bourgoing, au milieu des plaines du Dauphiné, et
reprenons le récit de la journée qui lui livra la seconde capitale de la
France. II A peine
le comte d'Artois et le duc d'Orléans avaient-ils eu le temps de se rendre à
Lyon qu'on répandit dans Paris un bulletin annonçant que Bonaparte venait
d'être repoussé des murs de cette ville au-delà de Grenoble par le duc
d'Orléans à la tête de vingt mille hommes. Cette nouvelle manœuvre de police
ou ce bruit hasardé de l'espérance exalta un moment les esprits. Nul ne
craignit plus de se prononcer contre le vaincu. Cette rumeur n'avait aucun
fondement. Le duc
d'Orléans était arrivé à Lyon quelques heures avant le comte d'Artois. Il y
avait trouvé réunis deux régiments, l'un d'infanterie, l'autre de cavalerie.
Un troisième régiment de ligne accourut des montagnes de la Loire. Une garde
nationale à cheval se forma à la voix des princes, ivre de cet enthousiasme
qui s'évapore en vaines acclamations. La garde nationale sédentaire était
forte de vingt mille hommes c'étaient les fils de ces mêmes hommes qui
s'étaient ensevelis sous les ruines de leur ville plutôt que de' subir la
tyrannie de la Convention. De toutes les villes voisines, des volontaires
accouraient pour se mêler dans ses rangs. On ne doutait pas que le
gouvernement ne fît con- verger promptement l'armée du Midi sous Masséna,
celle de Nîmes sous le duc d'Angoulême, et surtout l'armée de Ney, dont les
avant-postes touchaient déjà au Rhône par le département de l'Ain, pour faire
de Lyon l'écueil et le naufrage de la faible armée de Napoléon. Cette
confiance relevait partout les courages. Les villes ne donnaient aucun signe
de sédition, les campagnes muettes et consternées restaient attentives.
Napoléon y était populaire ; mais sa popularité, quoi qu'on en ait dit
depuis, était plus historique qu'actuelle. On le voulait de loin, on le
redoutait de près, car Napoléon c'était la guerre aux yeux des campagnes et
des villes, et le pays était assouvi de guerre. De plus il avait été vaincu,
il avait perdu ce prestige d'invincibilité qui fait la moitié des victoires.
Si Lyon eût été sans troupes, sa défense eût pu quelques jours intimider ou
ralentir l'empereur. III Mais la
froideur avec laquelle le duc d'Orléans et le comte d'Artois furent reçus par
les régiments commença à faire hésiter la population, et cette hésitation, à
son tour, donna aux troupes déjà travaillées par les émissaires de Napoléon
plus de fierté et plus de dédain dans leur attitude devant les princes. Le
duc d'Orléans leur était inconnu, il semblait plutôt accomplir un devoir de
sa situation que donner tout son cœur et toute sa voix à l'animation de
l'armée. Le comte d'Artois montra plus d'énergie, passa des revues, se mêla
aux soldats, parla aux sous-officiers, sollicita ces cris qui sont les
serments de l'émotion et qui engagent les troupes. Il n'obtint rien que le
silence, des paroles glacées, et quelques cris de : « Vive
l'empereur ! » que les chefs n'osèrent punir, de peur de faire éclater la
défection en ayant l'air de la soupçonner. Le maréchal Macdonald, adoré des
soldats, parcourut les abords de la ville sur les deux rives de la Saône et
du Rhône pour reconnaître les positions, pour disposer les forces et pour
couvrir la ville contre l'armée de l'empereur qui s'approchait. Il s'avança
de sa personne sur la route de Bourgoing avec une faible escorte. Les cris
qui précédaient l'avant-garde de Napoléon, le visage de ses propres soldats,
la consternation ou la complicité des faubourgs, lui démontraient qu'il n'y
avait aucune espérance de combattre hors des murs, et qu'une défense du
passage du Rhône plus ou moins prolongée était la dernière possibilité du
succès en attendant l'arrivée de Ney et de Masséna, dont la jonction
enfermait l'empereur entre Grenoble et Lyon. Le maréchal ordonna de couper
les ponts qui mettent la ville en' communication avec les faubourgs. Les
sapeurs allaient obéir, quand les groupes des faubourgs dont ils étaient
entourés depuis le matin s'opposèrent avec énergie a cette interception de la
ville et firent tomber les haches des mains des soldats. Ils se bornèrent à
barricader à demi les ponts. Le maréchal vint rejoindre alors sur la place de
Bellecour, où les troupes étaient en bataille depuis le matin, les princes
irrésolus qui n'osaient plus commander aux troupes que l'attente et
l'immobilité. IV Elles
reconnurent pourtant la voix du maréchal à qui sa fidélité désespérée à
Napoléon au moment de l'abdication avait donné la popularité de l'honnête
homme. Quelques escadrons, quelques bataillons et de l'artillerie allèrent en
silence prendre devant les ponts et sur les quais faisant face au Dauphiné
les positions qu'il leur avait assignées. C'était le dernier geste de
l'obéissance et de la discipline. Mais les cœurs avaient déjà passé le Rhône.
Les soldats, muets et mornes, entendaient les clameurs confuses que les
premiers détachements de l'armée de Grenoble faisaient éclater dans les
campagnes de la rive opposée et dans les faubourgs tumultueux de la
Guillotière en y plantant les aigles de Napoléon. V L'empereur
avait quitté Bourgoing le matin au milieu de sa colonne et précédé d'une
forte avant-garde fatiguée de cette route de cent vingt lieues faite en sept
marches et des émotions de la destinée sans cesse jouée, depuis son
débarquement, avec la fortune. Il était descendu de cheval. Il s'avançait au
pas ralenti de ses chevaux dans une voiture découverte, pressé par une foule
flottante de cette population suburbaine qui se soulève au moindre vent sur
la surface domiciliée du peuple. Ces hommes mêlés à ses soldats et portant
des branches de buis et de houx, ces lauriers du Nord, ces hommes
entremêlaient leurs chants de victoire de longs cris de « Vive l'empereur D
auxquels on répondait, par imitation ou par terreur, de tous les hameaux, de
toutes les fenêtres et de tous les seuils des maisons sur la route. Ils
portaient, en chantant et en leur versant du vin, -les sacs, les armes, les
bagages de ses soldats. La marche ressemblait à une longue orgie. Elle
n'était relevée que par le nom du grand homme, descendu si bas, qui en était
l'objet, par un noble sentiment de gloire et de patriotisme militaire, et par
la figure mâle et grave des troupes, honteuses de tant d'indiscipline et
fières de leur chef. VI Les
communications sourdes que l'empereur avait avec Lyon, malgré l'interdiction
des routes, lui apprirent que les efforts du comte d'Artois, du duc d'Orléans
et de Macdonald avaient réussi à lui barrer le passage des ponts, et que Ney
s'avancerait bientôt de Bourg vers le haut Rhône. Il résolut de surprendre
Macdonald et de prévenir Ney en passant le fleuve à Miribel. Il ordonna au
maréchal Bertrand de se porter dans cette petite ville à deux lieues
au-dessus de Lyon, et d'y réunir les embarcations nécessaires pour le passage
du fleuve. Son plan était de laisser ainsi un moment Lyon trop défendu sur sa
gauche, de tourner par Miribel le plateau élevé qui porte le faubourg de la
Croix-Rousse et qui sépare comme une presqu'île le Rhône de la Saône ;
d'atteindre cette dernière rivière, de s'emparer de ses deux rives, et
d'enfermer ainsi les princes et leur armée dans Lyon pendant que son
avant-garde irait provoquer à la défection l'armée nombreuse de Ney sur la
route de Bourg et de Mâcon. Il ne doutait pas de l'enlever et de créer ainsi
au cœur de la France une mêlée et une confusion d'armées et de causes à la
faveur de laquelle il poursuivrait sa course vers Paris. Mais les troupes
légères qu'il avait envoyées en avant à la Guillotière ayant été reçues aux
acclamations du faubourg et le faubourg lui répondant des ponts, il rappela
Bertrand et pressa sa marche sur Lyon. Il parut à quatre heures après midi en
vue du quai du Rhône. VII Macdonald
au même moment y conduisit deux bataillons d'infanterie pour défendre
l'entrée du pont du côté du faubourg. Mais à peine les hussards de Napoléon,
encouragés et poussés jusqu'au pont par l'émeute qui s'élevait sous les pas
de leurs chevaux, eurent-ils paru en face des bataillons de Macdonald, que
ces bataillons jusque-là fidèles s'ouvrirent devant le cortége de peuple et
de soldats, se confondirent dans un invincible embrassement, et, abandonnant
leur général, se précipitèrent eux-mêmes sur les barricades pour aplanir la
route à la sédition. Macdonald consterné les rappela en vain de l'épée, de la
voix et du geste à l'honneur, sinon au devoir. Sa voix et ses larmes furent
perdues dans le tumulte. Deux hussards polonais, ivres du vin des faubourgs,
franchirent les derniers obstacles de la barricade et coururent le sabre levé
sur le maréchal. H ne dut la vie qu'à la rapidité de son cheval et se perdit
dans les rues de la ville pour atteindre la route de Paris. VIII Aux
cris des bandes des faubourgs, à l'aspect des hussards polonais, à
l'apparition des grenadiers de la garde qui passaient le pont, les troupes
postées sur les quais s'ébranlèrent et communiquèrent l'ébranlement aux
régiments de réserve campés sur la place de Bellecour autour des princes. Le
duc d'Orléans disparut, protégé par ses officiers moins suspects aux
fanatiques de l'empereur. Le comte d'Artois, menacé par les gestes et par les
cris des soldats, s'éloigna au galop, couvert par un seul cavalier de cette
garde nationale à cheval qui jurait le matin de mourir pour lui. Les voitures
des deux princes, préparées hors des faubourgs sur la route de Paris, les
reçurent fugitifs et les emportèrent consternés vers les Tuileries. IX La
France était désormais ouverte jusqu'à Fontainebleau à Napoléon par cette
route. Les corps qui le précédaient ou le suivaient depuis Grenoble entrèrent
successivement de quatre heures à sept heures dans Lyon. La population mobile
et tumultueuse de la ville, mêlée à celle des faubourgs et aux soldats,
inonda les quais, les places et les rues. L'émotion simule l'enthousiasme. La
garde nationale de Lyon accepta la loi du destin et s'arma seulement pour
défendre les propriétés, plus chères que les opinions à ce peuple laborieux.
Une forêt de baïonnettes couvrait la ville illuminée comme pour une
allégresse publique. Elle aurait illuminé de même et avec plus de sincérité
si Napoléon eût échoué contre ses murs. Mais depuis dix ans la France avait
subi l'armée. Lyon feignit d'adorer ses oppresseurs. L'empereur cependant,
ainsi qu'il avait fait à Grenoble et dans toutes les villes, attendit les
ténèbres pour y entrer, soit qu'il fût embarrassé de sa contenance au milieu
de séditieux qu'il excitait en les détestant, soit qu'il craignît l'arme d'un
assassin et qu'il ne voulût pas mourir avant d'avoir complétement triomphé. Il se
fit conduire à l'archevêché de Lyon, palais splendide du cardinal Fesch son
oncle, et déjà rempli de la foule de ses généraux et de ses conseillers
accourus au-devant de sa victoire. Affectant une confiance paternelle dans le
peuple qu'il venait de conquérir, il ne voulut d'autre garde que les citoyens
armés la veille pour le combattre. Seulement quand les officiers de la garde
nationale à cheval vinrent lui offrir un poste de cavalerie d'honneur dans
ses cours : « Non, leur dit-il avec une ironique et généreuse
indignation où l'on retrouvait le soldat sous l'adversaire, non, je ne veux
point autour de moi des soldats qui ont abandonné leur prince le comte
d'Artois, qui s'était confié à leur honneur ! » X Après
les autorités reçues et de nobles paroles échangées entre le maire royaliste
M. de Farges et lui, l'empereur passa une partie de la nuit à dicter neuf
décrets, par lesquels il reprenait possession de l'empire. Jusque-là il avait
temporisé avec le règne. Cette dernière victoire décidait de son attitude.
Plus il embrassait résolument l'empire à Lyon, plus il semait à Paris la
terreur avec la certitude de son triomphe. Paraître régner à Lyon, c'était
combattre devant Paris. Il
rétablissait dans le premier décret tous les magistrats en place en 1814, et
destituait tous ceux que les Bourbons avaient institués à leur place. Par le
second, il expulsait des corps de l'armée tous les 'émigrés rentrés avec le
roi. Par le
troisième, il abolissait le drapeau blanc, couleur de la monarchie, et toutes
les décorations que l'ancienne monarchie avait distribuées à ses partisans. Par le
quatrième, il reconstituait la garde impériale en prétoriens modernes,
véritable patriciat militaire destiné, dans sa courte pensée, à remplacer les
anciens patriciats ou à renouveler les strélitz et les janissaires. Par le
cinquième, il confisquait tous les biens des princes de la famille royale. Par le
sixième, il abolissait l'antique noblesse et restaurait sa noblesse
personnelle. Par le
septième, il condamnait à l'ostracisme tous les émigrés rentrés dans leur
patrie avec les Bourbons, et il plaçait le séquestre, confiscation
temporaire, sur leurs biens. Par le
huitième, il annulait toutes les promotions faites par le roi dans l'ordre
honorifique et lucratif de sa Légion d'honneur, dont il avait fait, au grand
préjudice des mœurs austères d'une démocratie, l'institution de l'émulation
par la vanité, au lieu de l'émulation par la vertu française. Par le
neuvième, il dissolvait la chambre des pairs, celle des députés, la charte,
et promettait la convocation d'un champ de mai, sorte d'états généraux de la
nation qui délibéreraient sur les modifications à faire aux institutions de
l'empire. Sûr de
la seconde ville du royaume et d'une armée grossie dans ses murs, il jeta le
masque républicain qu'il avait porté jusque-là et montra la tyrannie à visage
découvert. Il avait donné au peuple le nom de citoyen, qui rappelait la
dignité et l'égalité de la démocratie. Il laissa cette formule le jour où il
crut n'en avoir plus besoin pour flatter la nation, et il adressa ses décrets
et ses proclamations aux Français. Les républicains, un moment séduits,
commencèrent à murmurer et à se retirer dans leur réserve. Ils virent que
l'exil n'avait inspiré que pour un jour le langage de la liberté. XI Après
avoir lancé son armée par la route de Bourgogne, il sortit le 13 de Lyon et
coucha à Villefranche. Le trouble et le tumulte, plus que l'enthousiasme, le
précédaient et le suivaient sur cette route de Lyon à Mâcon, la plus peuplée
de toutes les routes de France. Ses partisans voulaient en vain lui faire
illusion sur la nature de ce mouvement du peuple qu'il imprimait autour de
lui. La curiosité, l'émotion, la terreur secrète de ce qui allait
s'accomplir, y dominaient sur le fanatisme rare de quelques sectaires et de
quelques paysans descendus des montagnes. La foule mobile, prolétaire et
irresponsable, poussait seule des acclamations autour des roues de sa voiture
ou à la vue des uniformes de ses grenadiers tout ce qui avait à perdre une
sûreté, une industrie, une fortune, un enfant dans les hasards de ce retour,
se taisait ou s'éloignait. Il arriva le 14 au soir à Mâcon, ville où il
espérait un bruyant accueil. Il fut trompé. XII Cette
ville avait la renommée d'une ville révolutionnaire. Elle avait fourni des
acteurs et des victimes au drame de 1789 et de 1793. Le sentiment du
républicanisme trahi et persécuté par Napoléon y faisait le fond des opinions
dans toutes les classes qui n'appartenaient pas à la noblesse ou à
l'émigration. Entre ces royalistes et ces républicains, il n'y avait pas
place pour le fanatisme impérial. Ville plébéienne, mais non servile, Mâcon
et l'immense population de ses riches campagnes avaient gémi de l'occupation
étrangère, mais avaient applaudi avec ivresse à la chute de la tyrannie.
Napoléon s'en souvenait et craignait ce peuple ombrageux et fier. Il fut
frappé de la solitude et du silence où la population le laissait abandonné à
ses troupes dans l'hôtellerie où il était descendu, comme un peuple qui
subit, mais qui n'encourage pas un attentat à la patrie. De rares groupes
d'enfants ameutés par quelques pièces de monnaie, d'hommes en haillons et de
femmes suspectes, poussèrent sous son balcon quelques cris mendiés et sans
échos. Il ouvrit ses fenêtres, regarda avec dédain, se retira, et dit au
maire, qu'il avait fait appeler : « N'aurez-vous donc que cette
populace à me montrer ? » Passant, alors du dédain à la colère, il
reprocha avec force aux magistrats d'avoir laissé pénétrer l'ennemi dans
leurs murs en 1814, comme si l'occupation de ces riches provinces, sans
défense contre l'armée de Schwartzenberg et de Bianchi, forte de cent
quatre-vingt mille hommes, n'eût pas été le crime de son ambition et de son
imprévoyance. On lui répondit « que quelques volontaires sans armes et sans
appui ne pouvaient pas triompher d'armées d'invasion auxquelles ses héroïques
soldats, commandés par lui-même, avaient été obligés de céder la France et
l'empire, et que les fautes du gouvernement absolvaient au moins les fautes
du peuple. — Cela est vrai, dit-il en s'adoucissant et en caressant de son
geste familier l'orateur de la ville, nous avons tous failli. Il faut oublier
nos torts mutuels et ne penser désormais qu'au salut et au bonheur de la
France. » XIII Ce fut
de Mâcon qu'il expédia ses proclamations de Grenoble et de Lyon au maréchal
Ney, dont l'avant-garde et le corps d'armée, immobiles à quelques lieues de
là, semblaient hésiter à lui couper le chemin de Paris. Incertain des
dispositions de son ancien lieutenant, il ne lui fit pas d'autre signe
d'intelligence. Il croyait à son honneur, il n'insultait pas à sa loyauté en
lui proposant une trahison de son devoir envers ses nouveaux maîtres les
Bourbons mais il pensait que la rapidité de son triomphe, la chute de
Grenoble, celle de Lyon, sa marche sans obstacle sur Paris, seraient pour le
maréchal et pour, son armée des signes assez entraînants vers sa cause, et
que le courant de cette gloire emporterait de lui-même son ancien ami et ses
bataillons. XIV Hélas
il ne se trompait pas en préjugeant ainsi de l'entraînement involontaire, de
la faiblesse et de la complicité passive de son ancien compagnon d'armes.
Ney, cœur faible contre l'amitié, imagination ébranlée à tous les coups de la
fortune, n'était que le héros des champs de bataille. Les conseils le
trouvaient irrésolu, les situations extrêmes indécis, les partis à prendre
inégal aux difficultés et même au devoir. La gloire cette fois lui obscurcit
l'honneur, cette gloire isolée et incorruptible de l'homme privé. Sa
perplexité depuis le débarquement de l'empereur altérait son sang-froid et
s'accroissait à chaque pas que son chef faisait en se rapprochant de sa
propre armée. Son irrésolution et ses lenteurs, quoique non calculées par la
perfidie, perdaient le temps, la cause des Bourbons, la France et son propre
caractère. Peut-être que s'il avait enlevé son armée de Franche-Comté à
marches forcées pour accourir à Lyon et se rejoindre aux princes, il aurait
empêché la chute de cette ville et donné à Masséna et au duc d'Angoulême le
temps d'envelopper les six mille hommes de Napoléon entre trois feux. Il est
à croire que, même après la chute de Lyon, s'il avait porté son armée sur la
route de Bourgogne, soit par Mâcon, soit par Châlon et Dijon, il aurait intercepté
cet accès de Paris à l'empereur, et qu'en se repliant même sans combattre sur
Sens, Melun, Fontainebleau, et sur l'armée de réserve du duc de Berry sous la
capitale, il aurait opposé le front de la France armée devant Paris aux
colonnes faibles et confuses de Napoléon, et sauvé encore, sinon la charte et
le trône, au moins l'honneur de son pays et de sa propre fidélité. Mais,
toute la situation fausse et complexe de l'armée française devant se
personnifier en lui, il devait être à la fois le complice, le coupable et la
victime de cette armée qui ne savait ni applaudir à un attentat réprouvé par
la conscience du pays, ni résister à son passé, ni préserver la patrie, ni
sauver son honneur, ni faire son devoir. XV Le
maréchal Ney, appelé, comme nous l'avons dit, à Paris par le maréchal Soult à
la nouvelle du débarquement, était accouru sans savoir encore pour quel motif
on l'appelait. En descendant de voiture chez son beau-frère Gamot, il avait
appris de lui la rumeur publique. Il avait été révolté de l'audace et du
crime de cette invasion. « Que vient faire cet homme, s'était-il écrié, cet
homme qui n'a que la guerre civile à nous apporter ? S'il ne comptait pas sur
nos divisions, aurait-il osé mettre le pied sur le sol français ? » C'est
dans ces sentiments qu'il avait volé chez le roi, et qu'en présence des
hommes de sa cour il avait juré de ramener Bonaparte captif et enchaîné dans
une cage de fer. Mot sinistre dans la bouche d'un ancien ami contesté
faiblement ensuite, mais constaté au procès. En sortant des Tuileries, il
était parti pour Besançon, chef-lieu de son commandement militaire. II y
avait montré la même résolution, adoucie seulement dans les termes, et mêlée
d'expressions de douleur sur l'option fatale que la présence de Napoléon
posait à l'armée entre le devoir et la séduction de l'ancienne gloire. Besançon
ne lui paraissant pas une position militaire assez rapprochée de la route de
Napoléon, il avait dirigé ses troupes et transféré son quartier général à
Lons-le-Saulnier, ses avant-postes à Poligny, à Dôle et à Bourg, également
prêt à marcher, selon les événements, sur Lyon ou sur Dijon. M. de Bourmont
et le général Lecourbe commandaient sous lui les divisions de son armée.
Bourmont, ancien général vendéen, passé après la pacification de la Vendée au
service de l'empereur homme dont les deux causes avaient successivement tenté
et servi l'aventureuse ambition, royaliste d'honneur, soldat de caractère,
habitué à la fois des camps de la Bretagne et des camps de Napoléon,
intelligent des circonstances, flexible aux événements, à la nécessité et à
la victoire. Lecourbe, soldat brave, consommé, rude, mais licencieux, ancien
lieutenant de Moreau dans ses campagnes d'Allemagne, général en chef après
lui, couvert de la gloire de la république, disgracié pendant tout son règne
par Napoléon, aigri par la retraite, par le dédain du maître, revenu aux
Bourbons par ressentiment et par patriotisme, excellent chef à opposer au
retour de Bonaparte. Les
dispositions des troupes étaient flottantes. Cependant les officiers chez qui
l'honneur commandait aux instincts paraissaient résolus au devoir, les
soldats ébranlés laissaient échapper quelques signes de prédilection plutôt
que de mutinerie pour l'empereur. L'ascendant souverain du nom de Ney et son
exemple pouvaient rivaliser même avec l'ascendant du nom de Napoléon. Les
autorités de quatre départements étaient dévouées jusqu'à l'intrépidité aux
Bourbons. Les gardes nationales, encore chaudes de l'enthousiasme du retour
de la paix, de la liberté et des Bourbons, étaient bien commandées et
disposées à seconder la fidélité des troupes. XVI Le
maréchal avait envoyé à Mâcon un officier déguisé, M. de Rochemont, pour
observer l'attitude et l'esprit du peuple sur la route de l'empereur.
Bertrand, de son côté, avait dirigé des émissaires porteurs de proclamations
et des actes de l'empereur sur Lons-le-Saulnier. Ney était enveloppé, obsédé
et tiraillé en sens opposé par les bruits, les nouvelles et les paroles qui
arrivaient de l'armée de l'empereur à sa propre armée. Ses résolutions se
combattaient jour et nuit dans son âme. Elles suivaient l'alternative des
événements qui se pressaient et des entretiens dont il était avide avec ses
généraux, comme un homme qui, ne trouvant pas d'appui en lui-même, en cherche
dans les autres. Des officiers envoyés par Napoléon lui faisaient dire que
l'Autriche et l'Angleterre étaient d'accord avec l'empereur, que tout était
convenu au congrès entre Talleyrand et l'Europe, et que si le sang de la
guerre civile venait à couler, c'était sur lui seul et sur son obstination à
un honneur mal entendu que retomberaient les malheurs de la patrie. Des
aigles et des couronnes de laurier étaient secrètement distribuées aux
régiments pendant les ténèbres pour préparer la décoration de l'émeute
militaire. Les soldats, que l'immobilité laisse corrompre, témoins de
l'indécision de leur chef, et attribuant cette hésitation soit à la crainte
d'aborder l'armée de l'empereur, soit à une secrète complicité, se
pervertissaient d'heure en heure. Leur propre ébranlement ébranlait le
maréchal. Il passait les jours dans l'agitation, les nuits dans l'insomnie,
craignant tour à tour d'être prévenu par le soulèvement spontané de son armée
ou d'être le complice de son insurrection. La nuit
du 13 au 14, il appela successivement autour de lui Bourmont, Lecourbe,
Faverney, Clouet et Dugrivel, commandant de la garde nationale de
Lons-le-Sau.1nier. Il leur découvre à demi les déchirements de son âme. il
semble provoquer involontairement de ces confidents une résolution qui
encourage celle qu'il a déjà secrètement formulée sous main dans une
proclamation aux troupes, mais qu'il n'est pas encore décidé à exécuter.
Lecourbe se montre inflexible à toute transaction avec l'honneur ; Faverney
s'indigne ; Clouet parle de se retirer plutôt que de fléchir sous une
sédition des soldats ; Dugrivel répond de la garde nationale ; Bourmont, s'il
faut en croire la déposition du maréchal Ney contredite par cet officier, ne
témoigna peut-être pas au maréchal une indignation assez énergique à la
lecture de son projet de proclamation ; soit ménagement envers un chef qu'il
respectait, soit trouble d'esprit dans une circonstance si extrême, il ne se
précipita pas avec assez de promptitude et d'ascendant entre le maréchal et
sa mauvaise pensée. XVII Ney
donna l'ordre de rassembler les troupes. Le motif de cette revue générale
était néanmoins encore une énigme pour les généraux confidents du maréchal,
pour ses aides de camp et en apparence pour lui-même. Il est vraisemblable
qu'il voulait juger de leur esprit par leur contenance dans un rassemblement
solennel, ou qu'il voulait que leur défection éclatante, spontanée,
irrésistible, motivât la sienne, et étouffât sous un cri de l'armée le cri de
sa propre conscience. Excuse cherchée d'avance non à la trahison, mais à la
faiblesse telle était la revue du 14 à Lons-le-Saulnier. XVIII Toutes
les troupes formées en carré sur l'immense place d'armes de la ville, le
maréchal parut au milieu du carré entouré de son état-major et portant sur
son uniforme la grande plaque de sa décoration à l'effigie de Napoléon. Ses
généraux, ses officiers, les soldats, les autorités présentes l'observaient
avec une anxiété morne. Cette réunion inusitée des troupes ne pouvait avoir
pour objet qu'une grande manifestation de dévouement ou de défection à son
honneur. On s'attendait à tout, mais la masse des spectateurs ne pouvait
croire que le signal et le cri de l'infidélité sortiraient du cœur et de la
bouche de celui que l'armée nommait le brave des braves. Ney lui-même
semblait attendre, hésiter, provoquer par sa lenteur un mouvement
d'impatience de l'armée qui prévînt et qui couvrît sa faute. Il avoua depuis
que la mort même aurait été pour lui une issue désirée à sa perplexité
d'esprit, et il reprocha depuis à Bourmont, à Lecourbe de ne l'avoir pas
frappé en flagrant délit, tant il sentait que le remords était pire qu'une
expiation anticipée de son crime militaire. Enfin,
après avoir vainement attendu qu'un cri des troupes, soit en faveur du roi,
soit en faveur de Bonaparte, rompît le silence qui semblait peser sur cette
foule, croyant voir à la physionomie des soldats que l'obéissance pourrait
manquer au devoir, il prit lui-même fatalement le parti funeste de devancer
l'insurrection qui attendait, et de commander la défection de peur de
paraître lui obéir. Comme il arrive toujours dans un acte contre le devoir,
il ne mesura même pas sur la décence la forme et les paroles par lesquelles
il déclarait son infidélité ; mais passant sans gradation et sans convenance
de la fidélité à l'injure, il insulta la cause qu'il désertait. « Soldats,
dit-il en tirant de son sein un papier qu'il y cachait depuis la veille et
qu'il avait lu la nuit à Bourmont et à Lecourbe, comme une hypothèse de
proclamation envoyée de Lyon ou de Mâcon, et sur laquelle il pressentait leur
impression ; soldats, la cause des Bourbons est à jamais perdue. La dynastie
légitime que la nation française a adoptée va remonter sur le trône c'est à
l'empereur Napoléon, notre souverain, qu'il appartient seul de régner sur
notre beau pays. Que la noblesse des Bourbons prenne le parti de s'expatrier
encore ou qu'elle consente à vivre au milieu de nous, que nous importe La
cause sacrée de la liberté et de notre indépendance ne souffrira plus de leur
influence. Ils ont voulu avilir notre gloire militaire, mais ils se sont trompés
cette gloire est le fruit de trop nobles travaux pour que nous puissions
jamais en perdre le souvenir. Soldats les temps ne sont plus où l'on
gouvernait les peuples en étouffant leurs droits. La liberté triomphe enfin,
et Napoléon, notre auguste empereur, va l'affermir à jamais. Que désormais
cette cause si belle soit la nôtre et celle de tous les Français que tous les
braves que j'ai l'honneur de commander se pénètrent de cette grande vérité. « Soldats
! je vous ai souvent menés à la victoire ; maintenant je vais vous conduire à
cette phalange immortelle que l'empereur Napoléon conduit à Paris, et qui y
sera sous peu de jours, et là notre espérance et notre bonheur seront à
jamais réalisés. Vive l'empereur « Lons-le-Saulnier, le 13 mars 1815. « Le maréchal
d'empire, « PRINCE DE LA MOSKOWA. » XIX Le
frémissement des troupes avait à peine permis au maréchal d'achever la
lecture de cette proclamation. Un immense cri de : « Vive
l'empereur ! » sortit du milieu des soldats, et un tumulte
militaire rompit les rangs et viola toute discipline. Les officiers fidèles
et indignés qui ne s'associaient pas au délire de cette émeute armée étaient
injuriés et menacés par leurs propres soldats. Le peuple royaliste de la
ville et du Jura assistait consterné à ce scandale. Le commandant de la garde
nationale, Dugrivel, intrépide dans sa démonstration d'horreur contre la
déloyauté de cette armée, brisa son épée devant le front des troupes en
présence du maréchal et en jeta les tronçons aux pieds du tribun de la
sédition. Lecourbe s'éloigna triste et murmurant à travers les flots de ce
peuple du Jura qui respectait en lui sa propre gloire. Les républicains amis
de Rouget de Lisle, ce chantre de la Marseillaise, retiré à Lons-le-Saulnier,
sa patrie, s'unirent aux royalistes pour déplorer cette trahison à la liberté
et cette immolation de la patrie à un homme. Clouet, Faverney, presque tous
les officiers de l'état-major de l'armée et des volontaires de la province,
se séparèrent avec douleur du maréchal et allèrent porter dans leurs foyers
ou à Paris la pudeur et le désespoir de cette armée évanouie à la voix de son
chef. Bourmont resta muet et obéissant, sans donner aucun signe d'approbation
ou d'improbation publique à son chef pendant les premières heures, et se
contentant de gémir avec les serviteurs du roi. Il parut même au banquet
civil et militaire que les troupes donnèrent au maréchal après la revue, et
qui consacra par des joies séditieuses la journée de la défection. Les
soldats, témoins et complices de ces indisciplines récompensées dans leurs
chefs, se répandirent tumultueusement dans la ville et prolongèrent dans la
nuit les désordres et les ivresses de l'insubordination. Un tel exemple
corrompait plus que dix défaites l'armée française. La sédition du peuple se
réprime par le soldat la sédition du soldat par le chef ; mais la sédition du
chef ne se corrige que par la décomposition du corps social et par les
désastres de la patrie. XX La
défection de Ney enlevait toute résistance aux Bourbons, ouvrait toutes les
routes de Paris à l'empereur, l'assurait contre toute poursuite des armées
fidèles encore du Midi, et allait grossir ses forces sur la route d'Auxerre
de tous les régiments de l'armée de la Franche-Comté, que Ney se hâta de
diriger sur ses pas pour le rallier et le rendre invincible. Napoléon
avait bien auguré à Mâcon de la versatilité de son ancien lieutenant « Flattez-le,
avait-il dit à Bertrand, ne le caressez pas, il croirait que je le crains ! »
Il avait reçu dans cette ville un émissaire des conjurés de Paris chargé de
lui faire un rapport verbal sur les mesures civiles et militaires prises par
le roi et par les chambres pour lui opposer une résistance nationale. « Le
roi, lui avait dit ce confident, est sûr de la garde nationale et de la
nombreuse et brave jeunesse qui forme sa garde militaire, il a juré de vous
attendre et de vous défier aux Tuileries. S'il veut m'y attendre, répondit
l'empereur, j'y consens, mais j'en doute les jactances des émigrés
l'endorment quand je serai à vingt lieues de Paris, ils l'abandonneront comme
les nobles de Lyon ont abandonné le comte d'Artois. Que peut-il faire avec
les hommes vieillis qui l'entourent ? la crosse du fusil d'un de mes
grenadiers en ferait fuir des centaines. La garde nationale crie de loin ;
quand je serai aux barrières, elle se taira. La guerre civile n'est pas son
métier. Allez, retournez à Paris, dites à mes amis qu'ils se réservent et se
tiennent immobiles, et que dans dix jours mes grenadiers seront de garde aux
portes des Tuileries. » XXI Le 14,
il coucha à Châlons-sur-Saône, ville à émotion qui s'était signalée par une
résistance à l'invasion digne des souvenirs de Saint-Jean-de-Losne, et que
les longues guerres de l'empire avaient seule favorisée entre toutes les
contrées de France de l'entrepôt intérieur des marchandises refoulées par le
blocus continental. Il y fut reçu comme le génie de la guerre et de la
fortune du pays. Le peuple lui fit hommage des canons et des caissons
d'artillerie qu'on avait dirigés de Paris sur l'armée de Ney contre lui. Les
volontaires des corps francs qui avaient combattu jusqu'à la témérité les
colonnes. de l'armée autrichienne quelques mois avant sous le commandement de
trois gentilshommes de ces provinces, M. de Moncroc, M. de Forbin-Janson et
M. Gustave de Damas, Vendéens de la patrie, lui furent présentés et reçurent
de lui leur récompense en quelques mots de souvenir et de gloire. La
bourgeoisie et la magistrature de la ville se mirent dans un éloignement,
dans une réserve' et dans une froideur qui lui parurent comme partout un
signe répulsif de la pensée de la France. Il se plaignit de l'absence du
maire, il envoya un de ses affidés le solliciter à paraître et à lui prêter
serment, affectant de redouter pour lui après son départ le ressentiment de
la population. « Non, répondit ce magistrat inflexible au milieu des
conseillers municipaux qui partageaient sa fermeté, j'admire Napoléon comme
guerrier, je l'ai servi comme empereur, j'ai prêté avec toute la France et
après sa propre abdication serment à un autre souverain, ce souverain existe
et combat encore en France, je ne violerai pas la fidélité que je lui ai
jurée. D L'empereur, forcé par sa situation de punir le devoir et
d'encourager la révolte, destitua cet homme de bien. XXII Il
marchait avec toute la rapidité qu'il pouvait imprimer à sa colonne de l'île
d'Elbe pour déconcerter la résistance par la promptitude. Son armée fit en
deux jours pluvieux la longue route de montagnes de Châlons-sur-Saône à
Avallon. Il était au cœur de ce plateau de la haute Bourgogne où la race
mobile, fière et martiale, endurcie à la guerre par les siècles et par
l'élasticité du climat, lui avait donné ses plus nombreux et ses plus
infatigables recrutements. Il y fut reçu comme dans un camp par les paysans
ivres du drapeau et du nom. Les femmes mêmes disputaient aux hommes la garde
d'honneur de son hôtel. Un officier d'état-major de l'armée de Ney accourut
dans la nuit apporter à l'empereur la confirmation de la défection attendue
du maréchal. L'empereur lut la proclamation, y fit de sa main quelques
corrections pour l'adapter à ses vues et à l'esprit des départements et de
Paris, et la fit imprimer et répandre devant lui sur la route d'Auxerre.
Cette défection, connue et commentée en pareils termes, lui valait
l'exaltation de ses partisans, le découragement de ses ennemis. Elle plia
tout sur son passage. Ney, dans la lettre qui contenait sa proclamation,
annonçait à Bertrand qu'il allait joindre l'empereur à Auxerre. XXIII L'empereur
n'y trouva pas ce maréchal et s'inquiéta un moment de son irrésolution. Le
préfet d'Auxerre était le beau-frère du maréchal. C'était le premier préfet
des Bourbons qui ne s'éloignait pas devant Napoléon et qui le reconnut pour
son souverain. Cette défection civile d'un parent de Ney, associé sans doute
aux pensées comme à la fortune de Ney, ne suffisait pas pour rassurer
l'empereur. « Que fait-il ? Pourquoi tarde-t-il ? Qui peut le retenir ? »
s'écriait-il à chaque instant. Il sentait encore le sort de son entreprise
dans une irrésolution ou dans un repentir de son complice. Cependant à huit
heures du soir Ney arrive il demande, comme pour se punir lui-même de ses
rudesses de Fontainebleau et de ses dévouements aux Bourbons, à ne point
paraître devant l'empereur avant d'avoir eu le temps de recueillir ses
esprits et d'écrire sa justification. « Qu'ai-je besoin qu'il se justifie ?
répond l'empereur au préfet qui lui annonce l'arrivée de son beau-frère,
dites-lui que tout est oublié, que je l'aime toujours, et que mes bras lui
sont ouverts ce soir comme demain. » A son réveil, il reçut le maréchal dans
ses bras a Je ne veux ni justification ni explication entre nous, lui dit-il
avec émotion, vous êtes toujours pour moi le brave des braves Sire répondit
le maréchal oppressé du bruit qu'avait fait en France sa promesse de ramener
son empereur et son ami dans une cage de fer, les journaux ont publié sur moi
des versions infâmes de ma conduite, je veux les démentir ; mes actes et mes
paroles ont toujours été d'un bon soldat, d'un bon citoyen — Je le sais,
répondit Napoléon aussi n'ai-je jamais douté de votre dévouement à ma
personne. » Mais Ney, tremblant déjà que son acte coupable ne parût une
servilité intéressée et personnelle pour un homme, et sentant le besoin de
prendre le devant sur cette interprétation de sa conduite et de colorer sa
faiblesse de patriotisme « Sire, dit-il en interrompant la pensée de
l'empereur et en relevant son accent, vous avez eu raison, Votre Majesté
pourra toujours compter sur moi quand il s'agira de la patrie ; c'est pour la
patrie que j'ai versé mon sang et que je suis prêt à le verser jusqu'à la
dernière goutte. » L'empereur comprit l'accent, le geste, l'intention,
l'embarras dans l'audace de ces paroles, et coupant à son tour le discours du
maréchal, de peur qu'il ne l'entraînât au-delà de ce qu'il lui convenait
d'entendre en public « Et moi aussi, dit-il à Ney, c'est le patriotisme qui
me ramène en France. J'ai su que la patrie était malheureuse, et je suis venu
pour la délivrer des Bourbons. Je lui apporte tout ce qu'elle attend de moi !
— Votre Majesté, répliqua le maréchal, peut être sûre que nous la
soutiendrons. Avec de la justice, on fait ce qu'on veut de ce peuple. Les
Bourbons se sont perdus pour avoir mécontenté l'armée. Des princes,
continua-t-il, qui n'ont jamais su ce que c'était qu'une épée nue ! humiliés
et jaloux de notre gloire ! oui, qui cherchaient sans cesse à nous humilier
nous-mêmes Je suis encore indigné quand je pense qu'un maréchal de France,
qu'un vieux guerrier tel que moi, était obligé de s'agenouiller devant le duc
de Berry — et il accompagna le nom du jeune prince d'une épithète injurieuse
— pour recevoir l'accolade de chevalier de Saint-Louis !... Cela ne
pouvait durer, et si vous n'étiez pas accouru, nous allions les chasser nous-mêmes
» L'empereur comprit que le maréchal hors de lui lavait dans des injures
contre' les Bourbons l'injure adressée quelques jours auparavant à ces
Bourbons contre lui-même. Il détourna l'entretien et demanda à Ney quel était
l'esprit de son armée. « Excellent, Sire, répondit le maréchal, j'ai cru que
les troupes m'étoufferaient quand je leur ai découvert vos aigles. Quels sont
vos généraux ? reprit Napoléon. Lecourbe et Bourmont. Êtes-vous sûr d'eux ?
Je réponds de Lecourbe je ne suis pas aussi sûr de Bourmont. Pourquoi ne
sont-ils pas ici ? Ils ont montré de l'hésitation, je les ai laissés derrière
moi. Faites-les arrêter, ainsi que tous les officiers royalistes, jusqu'à mon
entrée à Paris ; je ne veux pas qu'ils inquiètent mon triomphe. J'y serai le
20 ou le 25, si nous y arrivons, comme je l'espère, sans combat. Pensez-vous
que les Bourbons s'y défendent ? Je ne le crois pas, répondit Ney ; vous
connaissez ce peuple de Paris, qui fait plus de bruit que d'ouvrage. J'ai
reçu ce matin des nouvelles de mes correspondants de Paris, dit l'empereur,
les miens sont prêts à se soulever. Je crains qu'une lutte n'éclate entre eux
et les royalistes. Je ne voudrais pas qu'une goutte de sang tachât mon
retour. Les communications avec la capitale sont ouvertes écrivez à nos amis,
a Maret, que tout s'ouvre devant mes pas ou se rallie à moi, et que
j'arriverai à Paris sans avoir tiré un coup de fusil. » Labédoyère,
dont la défection, signal de toutes les autres, avait devancé celle de Ney,
et dont l'âme était déjà bourrelée des mêmes remords, assistait à cet
entretien et couvrait déjà comme son chef le trouble et l'ambiguïté de sa
situation des jactances du patriotisme. Napoléon les quitta pour écrire avec
ostentation à l'impératrice, afin de répandre autour de lui le préjugé d'un
concert entre l'Autriche et lui qui n'existait pas. Après cette expédition à
Vienne de courriers qui ne devaient jamais arriver, il fit embarquer sous ses
yeux, sur la rivière, ses soldats de l'île d'Elbe harassés d'une si longue
route, ainsi que plusieurs régiments destinés à lui servir d'avant-garde vers
Fontainebleau et Melun. Il fit arrêter les courriers de Paris et décacheter
les dépêches et les lettres intimes, afin de connaître par les confidences de
famille les transes ou les espérances des cœurs à Paris. Il apprit par ces
correspondances que sa personne était proscrite et que ses jours ne seraient
pas en sûreté en approchant de Paris. Il laissa ses officiers redoubler de
surveillance autour de lui ; mais, inquiet de l'exaltation de ses troupes,
qui brûlaient de s'engager avec les troupes royales, et craignant qu'une fois
la guerre commencée elle ne lui fût moins favorable que l'étonnement et la
panique qui combattaient pour lui, il dicta pour le général Cambronne, chef
de son avant-garde, ces mots « Général Cambronne, je vous confie ma plus
belle campagne ; tous les Français m'attendent avec impatience, vous ne
trouverez partout que des amis ; ne tirez pas un seul coup de fusil je ne
veux pas que ma couronne coûte une goutte de sang aux Français !» Il
s'avança ensuite sur la route de Montereau. XXIV Le
plateau de Montereau, où l'empereur avait livré quelques mois auparavant sa
dernière bataille heureuse contre les Autrichiens, et les hauteurs boisées
qui-couvrent le chemin de Fontainebleau sur la rive opposée de la Seine,
avaient été choisis par le duc de Berry pour position de l'armée royale qui
devait attendre et combattre la colonne de l'empereur. Quelques faibles
détachements de la maison militaire du roi, dévoués, intrépides, mais peu
nombreux, avaient été dirigés sur Montereau et noyés dans les régiments
d'infanterie et de cavalerie de la vieille armée, pour faire fraterniser les
armes. L'armée, imprudemment aventurée ainsi hors de Paris et rapprochée des
aigles qui fascinaient l'œil et le cœur du soldat, se tenait dans une
attitude passive et immobile. Le régiment de hussards qui couvrait la
chaussée et le port de Montereau aperçut à peine les éclaireurs de Cambronne
qu'il poussa le cri de a Vive l'empereur ! » arracha ses cocardes blanches,
tendit les mains aux soldats de l'île d'Elbe, et, mêlant l'outrage à la
défection, fondit au galop, le sabre à la main, sur quelques centaines de
cavaliers de la maison du roi, leurs camarades de camp, échangea avec cette
brave jeunesse quelques coups de sabre et de pistolet, et prit la tête de
l'armée insurgée qu'elle était chargée de combattre. Tous les régiments sur
les deux routes de Melun et de Fontainebleau suivirent ce courant de sédition
et se rallièrent à l'armée de l'empereur à mesure que cette armée les aborda
dans leurs positions. Les officiers, les colonels et les généraux, entraînés
eux-mêmes, restèrent complices forcés de leurs troupes. Les émissaires,
presque tous officiers polonais, avaient été postés dans toutes les villes et
dans tous les villages ou séjournaient les corps. Ces Polonais, race nomade
et turbulente, n'avaient rien à respecter dans la dignité de la patrie, rien
à perdre dans sa ruine. Guerriers et braves, les hommes de cette nation
adoraient dans Napoléon le dieu de la guerre, et fomentaient dans les corps
le trouble qui est leur génie natal. Ils furent les instruments les plus
actifs de la désorganisation à Montereau comme à Lyon. On les retrouve mêlés
depuis à tous les tumultes de nos révolutions, brandons militaires ou civils,
selon que la révolution est soldatesque ou civile. Ils ont pour patrie les
révolutions. XXV En
recevant la nouvelle de la dispersion du premier corps qui lui fermait à
droite le plateau de Melun et les défilés de la forêt de Fontainebleau à
gauche, Napoléon laissa éclater sa joie. Il voulait vaincre, mais, pour lui,
vaincre sans combattre, c'était deux fois vaincre. L'Europe verrait que son
entreprise n'était pas un attentat, mais le vœu d'une nation. Il nomma le
général Gérard, un des généraux qui l'avaient rejoint en route, commandant de
son avant-garde à la place de Cambronne, afin que ses compagnons de l'île
d'Elbe parussent accueillis et devancés par leurs camarades de France sous
les murs de Paris. Leur marche ainsi serait un cortège, non une campagne.
Gérard reçut l'ordre d'éviter tout combat, même partiel, contre les troupes
du roi. La désorganisation combattait aussi sûrement et moins criminellement
pour lui. « On
m'assure, disait l'empereur dans sa lettre au général Gérard, que vos
troupes, connaissant les décrets de proscription contre moi, ont résolu par
représailles de faire main basse sur les royalistes qu'elles rencontreront.
Vous ne rencontrerez que des Français ; je vous défends de combattre. Calmez
vos soldats, démentez les bruits qui les exaspèrent dites-leur que je ne
voudrais pas entrer dans ma capitale à leur tête, si leurs armes étaient
teintes de sang. » A
Fossard, petit hameau et maison de poste sur la route de Fontainebleau, des
courriers de Lyon lui apportèrent les nouvelles du soulèvement du Midi contre
lui, de la formation de l'armée de Masséna à Marseille, et de la marche de
l'armée du duc d'Angoulême sur Valence et Lyon pour lui refermer la route du
retour et pour reconquérir sur ses traces les provinces traversées par lui.
Il négligea ces dangers lointains et pressa davantage sa course vers Paris,
sûr que les armées 'qui lui étaient opposées se fondraient d'elles-mêmes
quand les provinces aux extrémités apprendraient son triomphe au centre de
l'empire. A
quelque distance de Fossard, la cavalerie du duc de Berry, rangée en bataille
sur la route de Fontainebleau, jusque-là obéissante et ferme, rompit les
rangs, méconnut ses chefs, et marcha d'elle-même à la rencontre de
l'empereur. Le colonel Monccy, fils du maréchal de ce nom, attaché à Napoléon
par reconnaissance, plus attaché à son devoir par honneur, parvint seul à
enlever le régiment de hussards qu'il commandait à l'entraînement des autres corps.
Il l'éloigna à travers champs de la route pour le soustraire à l'enivrement
général, et se retira vers Orléans. Les soldats suivirent leur colonel qui
rougissait de honte pour ce crime de l'armée. Mais l'amour qu'ils avaient
pour leur brave chef ne put obtenir d'eux que la neutralité. En s'éloignant
de la route où Napoléon allait passer, ils se retournaient pour crier « Vive
l'empereur » afin que Moncey comprît bien que leur âme luttait en eux entre
Napoléon et lui, et que, si leur cœur les enchaînait à leur colonel, leur vœu
secret était pour l'empereur. XXVI La
route de Fontainebleau à Paris par la forêt, si facile a défendre, était
ainsi découverte faute de défenseurs. Quelques gardes du corps détachés et
perdus, seuls bras sur la fidélité desquels on pût compter, étaient
disséminés de station en station', chargés de rapporter à la cour les
nouvelles de la défection croissante et bientôt générale. L'empereur donna le temps à l'armée du roi de venir le suivre et aux grenadiers de l'île d'Elbe de le devancer à Fontainebleau et à Melun. Il monta en voiture à la nuit tombante, escorté seulement de deux cents cavaliers commandés par le colonel Germanouski, le colonel Duchamp et le capitaine Raoul. Quelques Polonais, semblables à ces Germains que les empereurs attachaient à leur fortune et lançaient contre le peuple de Rome, marchaient aux roues de sa calèche, le sabre à la main. Des torches éclairaient ce cortége. Le jour commençait à poindre quand il entra aux acclamations de son escorte dans la grande cour solitaire de ce même palais de Fontainebleau, témoin de son abdication quelques mois auparavant. Sa figure n'exprimait ni étonnement, ni terreur, ni joie. Il semblait rentrer dans le palais de ses pères. Le palais était désert et inhabité, les appartements qu'il avait occupés dans sa gloire démeublés, les serviteurs absents ou endormis, toutes les habitudes de séjour interrompues par ce court exil. Pendant qu'on s'empressait de lui préparer ses appartements et son lit, il parcourut les jardins, les salles, les galeries du château, pour reconnaître les changements que le temps ou les princes nouveaux avaient faits à sa demeure de prédilection approuvant ou s'indignant devant ses compagnons de l'île d'Elbe, comme si les Bourbons eussent été des hôtes passagers et intrus dans le palais de François Ier. Puis il campa pour une nuit dans les petits appartements où il avait subi les rigueurs du sort, où il savourait son retour. Il dicta des ordres de route aux corps de l'armée pour la journée du lendemain, qu'il comptait passer lui-même encore dans cette résidence, et il s'endormit sous la garde de ces mêmes soldats campés dans ces cours d'où ils étaient partis pour t'accompagner vers son exil. |