HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME DEUXIÈME

 

LIVRE DIX-SEPTIÈME.

 

 

Stupeur générale à la nouvelle du retour de Napoléon. — Impressions diverses. — Intrigues bonapartistes à Paris et dans l'armée. — Défiances de la cour. — Renvoi du maréchal Soult du ministère de la guerre. — Nomination de Bourrienne au ministère de la police. — Intrigues de Fouché. — Son entrevue avec le comte d'Artois. — Conspiration orléaniste dans l'armée. — Drouet d'Erlon, Lefèvre-Desnouettes, les frères Lallemand. — Manifestations du parti constitutionnel. — La Fayette. — Adresses de la chambre des pairs et de la chambre des députés. — Manifeste et discours du roi. — Allocution du comte d'Artois à Louis XVIII. — Discours de M. Lainé. — Les chambres déclarent la guerre à Napoléon sur la proposition de M. Barrot. — Protestation de Benjamin Constant.

 

I

Cependant la nouvelle du débarquement de Bonaparte s'était répandue dans Paris et dans les provinces comme une confidence à voix basse et comme un murmure souterrain plutôt que comme un coup de foudre. Un grand silence s'était fait dans le pays. Aucun parti n'avait témoigné de joie, tous étaient dans la stupeur. L'armée elle-même, jetée par cet événement entre son inclination et son devoir, souffrait d'être forcée de se prononcer, ingrate si elle abandonnait Napoléon, parjure et parricide si elle lui livrait la patrie. Les fonctionnaires publics tremblaient de leur côté de se trouver placés entre le défaut et l'excès de zèle, suspects aux royalistes s'ils modéraient leur langage, proscrits peut-être par Napoléon s'ils l'exagéraient. La noblesse, la bourgeoisie, les classes mercantiles et agricoles, qui recommençaient à se reposer de leur ruine par la paix, frémissaient d'une convulsion nouvelle de l'Europe qui ramènerait la guerre sur leurs familles et sur leurs sillons. Les mères, à qui les conscriptions avaient enlevé leurs fils, les voyaient de nouveau arrachés à leurs foyers pour aller mourir aux frontières ou à l'étranger. Les émigrés rentrés avec les princes envisageaient de nouveaux exils. Les propriétaires de domaines nationaux, rassurés par la charte, ne se dissimulaient pas que l'invasion de l'empereur, en ramenant une seconde restauration, la ramènerait peut-être irritée et vengeresse, et que leurs biens seraient la rançon du pays reconquis. Les orléanistes, parti encore souterrain, mais à longue vue, s'irritaient d'un second empire qui s'interposait entre eux et leur ambition du trône. Les libéraux et les républicains, encore confondus, perdaient, avec une restauration faible et pleine de concessions futures, l'espérance de constituer une liberté représentative ou de fonder un jour une république durable, quand le peuple se serait exercé à la souveraineté sous la tutelle douce d'un roi sage et âgé. Les royalistes exaltés se réjouissaient seuls par le délire de leur confiance. Ils ne doutaient pas que le sol ne s'entrouvrît sous la poignée de sectaires que Bonaparte ramenait à l'assaut de son trône, et que son crime puni ne les délivrât pour jamais de cette ombre importune d'empire et de gloire qu'on ne cessait de leur opposer dans les chants du peuple et dans les casernes des soldats. Mais leur joie affectée n'était pas sans un mélange d'inquiétude qui assombrissait leurs cœurs. Il résulta de tout cela une consternation muette, une agitation sourde, une tristesse sinistre semblable à la pression de l'atmosphère avant l'orage. La France vivait, parlait, marchait, mais ne respirait pas. Une malédiction générale sortait en secret de toutes les âmes contre cet homme que personne n'avait appelé et qui venait placer sa cause, personnelle entre l'Europe et la France, entre le trône et la nation, entre la paix et la guerre, entre tous les partis enfin, pour tout compromettre, tout intervertir et tout ruiner. Tel était en réalité alors et partout l'esprit public. On ne s'abordait qu'en se plaignant, et on ne se quittait qu'en se liguant de cœur contre l'ennemi commun.

A Paris seulement et dans les villes militaires, quelques rares conspirateurs et quelques mécontents, déchus de leur importance ou de leurs grades par la chute de l'empire, se félicitaient à mots couverts, couraient aux nouvelles, déguisaient leurs espérances, et se renfermaient en petits groupes pour concerter leurs trames et pour exhaler leur ardeur. Mais ces conciliabules se cachaient dans l'ombre, honteux de leur petit nombre, et craignant le danger de paraître insulter à l'attristement général par le scandale de leur mauvaise joie. Les physionomies seules parlaient. Les plus contraintes et les plus fermées étaient celles des bonapartistes on les discernait à leur impénétrabilité. La France était morne. On voyait que ce n'était pas une révolution mais une conspiration qui s'avançait.

 

II

Le conseil des ministres, informé par sa police de l'existence supposée de foyers bonapartistes à Paris, chez la reine Hortense et chez les principaux amis de l'empire, dressa une liste d'arrestations de ces prétendus conjurés. C'étaient Fouché, le maréchal Davoust, Gérard, Mejean, Étienne, écrivain spirituel et mordant, Savary, Réal, Arnault, Norvins, Bouvier-Dumolard, Maret, Sieyès, Excelmans, Flahaut. Le maréchal Soult, malgré l'activité et le zèle qu'il avait exagérés pour étouffer la tentative sous l'énergie et sous la fidélité de l'armée, parut suspect aux royalistes par cette exagération même. La trahison de Labédoyère, la défection des régiments, les premiers revers de la cause royale à Grenoble lui furent imputés. Le bruit se répandit et s'accrédita que Soult avait échelonné des régiments travaillés d'avance par la séduction sur la route de Napoléon, et fait un rassemblement de trente mille hommes à Chambéry pour que l'empereur recrutât plus facilement d'étape en étape les forces qu'il entraînerait sur Paris. La fidélité de la garnison d'Antibes ; la loyauté du maréchal Masséna, qui commandait le Midi et qui ralliait son armée pour écraser l'empereur avant son entrée à Lyon la résistance impuissante, mais imprévue, du général Marchand à Grenoble ; enfin le motif réel du rassemblement de trente mille hommes sur les Alpes en vertu du traité secret de Vienne pour détrôner Murat, lavaient assez le maréchal Soult de toute culpabilité à cet égard. Le roi croyait à la parfaite sincérité de son ministre de la guerre.

Il le lui dit en se séparant de lui. Mais le roi, forcé d'enlever jusqu'au prétexte d'un soupçon aux défenseurs de sa cause, crut devoir sacrifier Soult aux circonstances. Il nomma à sa place Clarke, d'origine irlandaise, longtemps attaché à Napoléon comme aide de camp, comme négociateur, comme ministre, mais qui dépassait alors en démonstrations d'enthousiasme pour la royauté et d'énergie contre son ancien général, les conseillers les plus fougueux de l'émigration homme excessif, mais cependant sincère, et qui ne changea plus de maître du moment qu'il eut retrouvé les Bourbons. Le roi congédia en même temps M. d'André, dont la police aveugle et molle avait laissé s'ourdir la trame qui enveloppait la France, sans donner aucun avertissement utile au gouvernement. Il le remplaça par Bourrienne, ancien secrétaire confidentiel de Bonaparte, versé dans la connaissance intime de son caractère et de ses secrets, congédié par l'empereur pour des soupçons d'abus de situation dans son cabinet, et enflammé contre lui d'une haine qui garantissait aux royalistes une fidélité désespérée.

 

III

Bourrienne envoya des agents de police pour arrêter Fouché, mais il échappa à leur vigilance par la ruse et se cacha dans Paris. Peu de jours avant son arrestation Fouché avait eu chez la princesse de Vaudemont, amie de M. de Talleyrand, une entrevue secrète avec le comte d'Artois. Ce prince, frère de Louis XVI, avait vaincu sa répugnance et ses souvenirs jusqu'à la familiarité d'une entrevue avec un régicide. Il sentait tout crouler autour de lui, et se retournait vers la Révolution pour apprendre d'elle les moyens de la vaincre. Fouché avait donné au comte d'Artois des conseils vagues et rétrospectifs qui embrassent tout. un système de gouvernement, qui ne peuvent jamais corriger les fautes passées, et qui arrivent trop tard quand on les invoque. Ils consistaient à se jeter dans les bras de la Révolution pour échapper à l'empire. Mais la Révolution aurait-elle jamais accepté ses ennemis naturels pour chefs ? Louis XVI avait reçu souvent ces mêmes avis. Il avait quelquefois essayé de les suivre. La Révolution ne l'avait pas moins mené à l'échafaud. Le sens caché de ces conseils de Fouché était de faire de lui l'homme nécessaire il recherchait les Bourbons, il ménageait Bonaparte, il suscitait le parti d'Orléans, il flattait la république, il nouait et dénouait à la fois des commencements de trames avec tous les partis.

 

IV

Ses sourdes menées pour se rendre à la fois redoutable et indispensable n'avaient pas attendu le débarquement de Napoléon. Depuis quelques semaines il avait eu vent d'une conspiration toute militaire dans laquelle étaient entrés un certain nombre de colonels, de généraux commandant des corps de troupes dans les départements, et qui tenait ses réunions à Paris dans une maison isolée des Champs-Élysées, chez le général Berton. Un banquier de Paris, Hainguerlot, dépositaire de sommes appartenant à Jérôme Bonaparte, devait fournir les fonds nécessaires à l'explosion de la conjuration. Le maréchal Davoust avait été sondé par les conjurés il avait par son refus déconcerté ou ajourné le mouvement. II s'agissait d'envoyer une frégate à l'île d'Elbe pour enlever et ramener l'empereur, d'insurger les. corps et de marcher en se grossissant sur Paris.

Ce projet avorté par le peu d'unanimité qui se trouva dans le cœur des chefs pour une restauration pure et simple du despotisme impérial, un autre projet surgit dans les mécontents de l'armée. Ils ne changèrent rien au plan que le nom du chef à substituer aux Bourbons. Ce chef, à l'insu de ce prince, fut le duc d'Orléans. Son nom plus mêlé à la Révolution et popularisé un moment à la suite de Dumouriez dans les guerres de la république, son titre de prince de la maison régnante, ses richesses, ses caresses aux généraux de l'empire, ses avances aux anciens débris de la Révolution, lui donnaient cette candidature involontaire aux révolutions faites en son nom, qui le compromettaient alors, qui devaient le couronner plus tard. Les principaux chefs de cette conspiration orléaniste de l'armée étaient le général Drouet d'Erlon, commandant de la garnison de Lille et de l'importante division du Nord le général Lefèvre-Desnouettes, colonel des chasseurs à cheval de la garde impériale ; les deux frères du nom de Lallemand, généraux commandant des corps de troupes disséminés dans les départements qui touchaient d'un côté à Lille, de l'autre à Paris. Fouché, informé et complice muet de cette conjuration, ne se dissimulait pas que le soldat et le peuple ne comprendraient rien à ce soulèvement des troupes auquel manquerait le nom soldatesque et populaire de Napoléon, et que le nom d'un Bourbon substitué à un autre Bourbon était une de ces nuances que les hommes d'État saisissent, mais qui restent inintelligibles pour la multitude. Il avait été convenu en conséquence qu'on soulèverait la garde, la ligne et la population du Nord et du Centre au nom de l'empereur, qu'on marcherait sur Paris sous ce drapeau apparent, mais qu'on surveillerait plus que jamais le captif de l'île d'Elbe, et que, après avoir détrôné et chassé les Bourbons de la branche aînée par l'ombre de Napoléon, on couronnerait une révolution libérale et militaire sur la tête du duc d'Orléans. C'était une conspiration de diplomates au milieu et au rebours d'une conspiration de soldats.

 

V

Les choses en étaient là, et les généraux n'attendaient que le signal de Paris pour agir, lorsque l'empereur, qui en avait connaissance et qui craignait de se voir frustré par le duc d'Orléans du trône où il remontait sans cesse en idée, voulut devancer à tout hasard cette rivalité nouvelle, et précipita son départ de l'île d'Elbe avant le moment qu'il avait fixé et avant la clôture du congrès de Vienne. Les confidences de Napoléon à Sainte-Hélène attestent que les ombrages qu'il avait conçus de l'ambition et de la popularité du duc d'Orléans furent la vraie cause de cette précipitation. Il craignit d'être devancé dans l'usurpation par un nom qui aurait fait une dangereuse concurrence au sien dans l'armée.

Mais au moment où l'empereur prenait cette résolution précipitée qui devait interdire par sa présence sur le sol français toute autre proclamation que celle de sa dynastie aux généraux conjurés, Fouché, instruit le 5 au soir du débarquement de Bonaparte avant que le public fût informé, résolut de devancer à son tour l'empereur et de jeter un troisième élément de guerre civile, de confusion et d'hésitation dans le peuple. II fit appeler dans la nuit un des généraux Lallemand qui se trouvait à Paris, il lui déroba la nouvelle du débarquement de l'empereur, il lui dit que la cour avait saisi les fils de la conspiration militaire dont Lallemand était un des instruments, que les généraux compromis allaient être arrêtés, jugés, condamnés, et qu'il n'y avait plus de salut pour eux que dans la précipitation et dans l'audace devancer le coup ou le recevoir.

 

VI

L'émissaire de Fouché partit à l'instant pour Lille, donna le mot à Drouet d'Erlon et à Lefèvre-Desnouettes, combina son soulèvement avec celui que ces généraux préméditaient, et prit la route de Cambrai avec Lefèvre pour l'accomplir.

Dans la même nuit, Drouet d'Erlon, voulant tromper son armée pour n'avoir point à lutter contre la fidélité de quelques-uns de ses officiers, annonça à ses lieutenants qu'une insurrection venait d'éclater à Paris, et que le ministre de la guerre lui avait donné l'ordre d'y marcher avec tous ses corps. L'armée sans défiance se mit en route pour Paris. Les populations étonnées regardaient sans le comprendre le mouvement de ces colonnes d'infanterie et de cavalerie s'avançant en silence vers la capitale.

Pendant que Drouet d'Erlon continuait ainsi son mouvement mystérieux vers Paris, Lefèvre-Desnouettes et les deux généraux Lallemand arrivaient à Cambrai, donnaient à leurs régiments les mêmes explications controuvées, et les entraînaient par un détour de route sur la ville de la Fère, dans l'intention de s'emparer d'un arsenal important qui devait assurer des armes, des canons et des munitions aux conjurés. Ils remirent toutefois au lendemain leur entreprise à main armée sur l'arsenal ; mais le général d'Aboville, ayant conçu des soupçons pendant la nuit sur un mouvement de troupes aussi inusité et aussi énigmatique, refusa avec résolution de livrer l'entrée de l'arsenal aux deux généraux. Il fut secondé par la garnison de la Fère. Lefèvre et les frères Lallemand n'osèrent pas livrer un combat dont l'indécision ou la lenteur aurait fait éclater leur crime aux yeux de leurs propres troupes. Ils reprirent la route de Noyon, où leur chef, le général Drouet d'Erlon, leur avait ordonné, disaient-ils, de se rencontrer avec lui pour former un camp de vingt mille hommes.

Pendant ces deux jours de marches, de contre-marches, d'embûches, de subterfuges, le bruit du débarquement de Bonaparte s'était répandu dans le Nord et rendait plus suspects ces mouvements d'armée vers Paris. Les populations du Nord, bien loin d'être entraînées comme on l'avait supposé par le nom de l'empereur, retrouvaient toute leur antique fidélité pour les Bourbons, toute leur antipathie contre le despotisme. Elles surveillaient elles-mêmes les soldats, non pour les seconder dans l'insurrection, mais pour les retenir dans le devoir. La conspiration flottait comme un corps d'armée qui va se débander de lui-même.

 

VII

Mais un autre hasard allait la dissoudre. Le duc d'Orléans, dans sa dernière entrevue avec le roi, avait, disait-on, révélé à ce prince les espérances coupables que des conjurés militaires fondaient sur lui dans le Nord, et les insinuations qui lui avaient été adressées pour qu'il favorisât ces trames au moins par son silence. Nul ne sait jusqu'à quels détails s'étaient expliquées ces révélations. Toutefois le duc d'Orléans avait à peine quitté Paris avec le comte d'Artois pour se rendre à Lyon, que le roi avait envoyé promptement le maréchal Mortier à Lille en lui conférant le commandement général de cette ville et de toutes les troupes du nord de la France. Le maréchal Mortier était un guerrier inaccessible à l'intrigue, fidèle à Napoléon jusqu'à l'abdication, fidèle aux Bourbons depuis qu'ils étaient les souverains légaux de son pays, fidèle à lui-même et à sa dignité toujours.

Il se rendait en hâte à Lille, lorsqu'il rencontra fortuitement au milieu de sa route la colonne en marche du général Drouet d'Erlon. Le maréchal, étonné d'un mouvement de troupes que nul n'avait ordonné, et dont lui seul désormais avait le droit de disposer, fait arrêter sa voiture, en descend, se fait reconnaître de ses compagnons d'armes, interroge les officiers et les soldats, interpelle le général Drouet d'Erlon, qui se trouble, se coupe, balbutie, le fait arrêter sans résistance par sa propre armée, et replie les troupes avec lui sur Lille, où Drouet est enfermé dans.la citadelle.

 

VIII

Au même instant Lefèvre-Desnouettes et ses complices les deux généraux Lallemand entraient à Noyon, espérant y trouver d'Erlon. Leurs troupes, déjà émues par l'inconcevable marche qu'on leur faisait faire et par la tentative dont on les avait rendues complices à la Fère, commencèrent à s'interroger. Elles s'ébranlèrent tout à fait en ne trouvant point à Noyon la colonne de d'Erlon. Les généraux entraînèrent néanmoins la cavalerie jusqu'à Compiègne. Là le général Lefèvre somma le 6e régiment de chasseurs en garnison dans cette ville de se joindre à ses cavaliers et de le, suivre à Paris. Ce régiment, trompé comme ceux de Lille, montait à cheval dans la cour de ses casernes et se mettait en route avec les chasseurs de la garde, quand un officier de d'Erlon et le général Lallemand restés en arrière accoururent à toute bride, et annoncèrent à voix basse à Lefèvre-Desnouettes que le complot était éventé et que Drouet était prisonnier de ses propres troupes. A cette nouvelle, les trois généraux conjurés, Lefèvre et les deux Lallemand, s'enfuirent à travers la forêt. Lefèvre échappa. Les deux Lallemand furent reconnus èt arrêtés dans leur fuite. Les troupes reprirent leurs cantonnements et protestèrent dans des adresses loyales de leur erreur et de leur fidélité.

Cette conjuration arrêtée à moitié route retentit en France, ébranla d'abord puis rassura Paris. Elle resta une énigme pour tous. Le roi, qui en connaissait par le duc d'Orléans le véritable sens, affecta de s'y tromper et de n'y voir qu'une tentative bonapartiste étouffée par le devoir et par le bon esprit de l'ancienne garde impériale. Bonaparte, après son triomphe, affecta de son côté de récompenser dans les chefs de ce mouvement un zèle intrépide et aventureux pour sa cause. Il n'eut garde d'avouer qu'un autre nom que le sien eût la puissance de soulever une partie de l'armée. Fouché se tut. Il laissa croire tour à tour aux royalistes qu'il était étranger à cette trame, aux orléanistes qu'il l'avait ourdie pour eux, aux bonapartistes qu'il leur avait préparé des forces.

 

IX

Pendant ces mouvements rapides et confus aux extrémités du royaume, et pendant que les événements de Grenoble et de Lyon tenaient les esprits indécis comme le sort, les partis constitutionnel, libéral et républicain n'hésitaient pas à se prononcer contre Bonaparte seuls partis qui eussent conservé en France assez d'indépendance et de patriotisme pour se' poser témérairement en face du despotisme armé et devant le trône nouveau, pourvu que ce trône les préservât du retour de la servitude. Madame de Staël les groupait et les enflammait de son inspiration. Son cœur battait de mépris et d'indignation contre l'insurrection militaire qui menaçait les idées d'un second règne des prétoriens. La Fayette, délivré par Bonaparte des cachots d'Olmütz et qui lui devait sa reconnaissance personnelle, n'avait jamais à aucune époque balancé sa reconnaissance et ses opinions. Oublié et inactif dans une opulente retraite, le règne de Bonaparte l'avait complétement éclipsé. On ne s'entretenait de lui depuis dix ans que comme d'un débris de l'histoire d'un autre âge, qui ne peut retrouver ni place ni éclat dans l'âge nouveau. L'importance à la fois révolutionnaire et patricienne de son ancien rôle subsistait seulement dans son esprit. Il avait été trop haut dans la, popularité pour redevenir subalterne, et sa renommée de républicain lui défendait de se dégrader au service d'un despotisme heureux. Il souffrait de cette inaction et de cette obscurité après tant de bruit. Il épiait les occasions de rentrer en scène. La liberté seule pouvait lui en fournir une Bonaparte venait la lui fermer. Sa haine contre l'empereur ne pouvait se mesurer qu'à son impatience de gloire et à l'orgueil de ses souvenirs. La rentrée des Bourbons, auxquels il avait tant d'humiliations à faire oublier et tant de pardons à demander dans son âme, lui avait moins répugné que le retour de Napoléon. Il avait offert ses hommages au roi et au comte d'Artois. Il retrouvait dans Louis XVIII un prince dont il connaissait le caractère, et dont il avait tantôt servi, tantôt déjoué les cabales, les ambitions, les alliances avec Mirabeau en 1789 et 1790. Il savait que l'esprit de cette époque renaîtrait avec une restauration désarmée et parlementaire, et que le nom de La Fayette y rajeunirait avec les idées de ce temps. Peut-être espérait-il reprendre, à l'aide des assemblées et du peuple, cette dictature équivoque prise d'abord par Necker, ensuite par lui et dédaignée par Mirabeau, qui soulève un homme, non sur sa propre gloire, mais sur les terreurs d'une cour et sur le vent d'une popularité. Peut-être aussi, fidèle à quelques imitations surannées d'Amérique et d'Angleterre, rêvait-il ces fédérations de provinces ou ces fédérations de pouvoirs qui avaient été les aspirations confuses de sa jeunesse. Homme capable d'imitation plutôt que d'innovation en politique, mais homme courageux de conscience et portant la personnalité jusqu'à la hauteur de l'héroïsme.

 

X

Il accourut à Paris au premier bruit du débarquement de Napoléon, et ne fléchit point quand tout fléchissait dans son parti. Autour de lui se groupaient Benjamin Constant, de race et de pensée germaniques, demi-lettré, demi-politique, demi-orateur, demi-royaliste, demi-républicain, ancien adorateur du génie de madame de Staël, ancien tribun sous le Consulat, célébrité de demi-jour, mais que l'ombre même rendait plus imposante ; le duc de Broglie, jeune patricien studieux et riche en promesses, que son nom, sa fortune et le patronage de madame de Staël, dont il avait épousé la fille, entouraient d'une considération anticipée ; M. d'Argenson, nom illustre dans l'administration monarchique de la France, ancien aide de camp de La Fayette pendant la dictature bourgeoise de Paris, libéral par philosophie plus que par ambition, sectaire à la fois évangélique et populaire, préméditant de consacrer sa vie au nivellement possible des droits et au nivellement impossible des existences, homme de bien à l'aise dans les 'utopies, dépaysé dans les faits, mais dont les chimères mêmes étaient des vertus ; M. Flaugergues, et quelques membres du Corps législatif moins importants, associés à quelques royalistes constitutionnels de 89, tels que Lally-Tollendal et les amis survivants de Mirabeau, faisaient partie de cette réunion. Elle se prononçait résolument contre l'empire, et ne demandait au roi que de lui confier le ministère pour lui répondre du pays. Ces hommes, fascinés par leurs souvenirs, oubliaient trop que quinze ans de gouvernement militaire et de corruption des caractères avaient plié la France, et qu'il n'y avait plus de peuple pour répondre à leur appel, mais un soldat pour faire violence à tous les principes.

 

XI

On parla en effet deux jours de mettre le trône sous la protection de ce parti, reste du parti de Necker et de La Fayette, et de ce qu'on appelait les hommes populaires. M. Ferrand, incapacité surannée ; M. d'Ambray, magistrat sans clientèle ; M. de Montesquiou, négociateur sans autorité ; M. de Blacas, dépaysé d'hommes et d'idées dans une révolution, inconnu du pays, méconnu pour son orgueil, parlèrent de se retirer devant la grandeur du péril qui les effaçait. Lainé, Lally-Tollendal, d'Argenson, Benjamin Constant, La Fayette, furent sondés ; mais ce changement de ministres, au milieu de la crise, ne pouvait donner au roi une fidélité de plus dans l'armée. Il aurait seulement préparé plus de regrets au règne court de ce prince et donné plus de dignité à la résistance. On ajourna à un meilleur temps la composition d'un ministère indiqué par l'esprit des chambres. Elles venaient de se réunir.

 

XII

Elles se montrèrent unanimement dignes de la gravité du temps, inspirées par l'enthousiasme de l'indignation contre le violateur de la patrie et l'ennemi de la liberté à peine fondée. Aucune voix, même par insinuation, n'y témoigna la moindre faveur secrète pour une restauration de la gloire par la violence.

« Sire ! dirent les pairs dans leur adresse du 10 mars, vous rassemblez autour de vous vos fidèles chambres. La nation n'a point oublié qu'avant votre heureux retour, l'orgueil en délire osait les dissoudre et les forcer au silence, dès qu'il craignait leur sincérité. Telle est la différence du pouvoir légitime et du pouvoir tyrannique. Sire, vos lumières vous ont appris que cette charte constitutionnelle, monument de votre sagesse, assurait à jamais la force de votre trône et la sécurité de vos sujets. »

« Sire ! dirent les députés, les représentants du peuple français sentent qu'on lui prépare le sort humiliant réservé aux malheureux sujets de la tyrannie. Quelles que soient les fautes commises, ce n'est pas le moment de les examiner. Nous devons tous nous réunir contre l'ennemi commun, et chercher à rendre cette crise profitable à la sûreté du trône et à la liberté publique. »

Le roi dans ses manifestes parla la langue du sentiment et de la liberté. « Après vingt-cinq ans de révolutions, disait-il, nous avions ramené la France à un état de bonheur et de tranquillité. Pour rendre cet état durable et solide, nous avions donné à nos peuples une charte qui assurait la liberté de nos sujets. Cette charte était la règle journalière de notre conduite, et nous trouvions dans la chambre des pairs et dans celle des députés tous les secours nécessaires pour concourir avec nous au maintien de la gloire et de la prospérité nationale. L'amour de nos peuples était la récompense la plus douce de nos travaux et le meilleur garant de leurs heureux succès. C'est cet amour que nous appelons avec confiance contre l'ennemi qui vient de souiller le territoire français, qui veut y renouveler la guerre civile c'est contre lui que toutes les opinions doivent se réunir. Tout ce qui aime sincèrement la patrie, tout ce qui sent le prix d'un gouvernement paternel et d'une liberté garantie par les lois ne doit avoir qu'une pensée, celle de détruire l'oppresseur qui ne veut ni patrie ni liberté. Tous les Français, égaux par la constitution, doivent l'être pour la défendre. Le moment est venu de donner un grand exemple nous l'attendons d'une nation libre et valeureuse ; elle nous trouvera toujours prêt à la diriger dans cette entreprise, à laquelle est attaché le salut de la France. Des mesures sont prises pour arrêter l'ennemi entre Lyon et Paris. Nos moyens suffiront si la nation lui oppose l'invincible obstacle de son dévouement et de son courage. La France ne sera point vaincue dans cette lutte de la liberté contre la tyrannie, de la fidélité contre la trahison, de Louis XVIII contre Bonaparte. »

Les ministres eux-mêmes, si hostiles ou si inintelligents quelques jours auparavant, promirent toutes les garanties constitutionnelles en retour du dévouement que les représentants témoignaient au roi liberté de la pensée, liberté électorale, adoucissements des impôts, franchises des ports, liberté du commerce, allégeance du sol, sanction à l'inviolabilité de la charte, tout fut offert, accepté, juré. L'accord le plus intime régna entre les trois pouvoirs. L'infortune et le péril semblaient faire sentir davantage le prix du gouvernement paternel qu'on attendait de ce roi réfugié dans le cœur de son peuple. Le roi voulut attendrir les regards autant qu'il touchait les âmes. Il se rendit au milieu de tous les siens à la chambre des députés. Paris tout entier se pressait autour de son cortège pour élever jusqu'à ses yeux ou à ses oreilles le geste ou le cri du dernier des citoyens. Cette ivresse pour le malheur dépassait en démonstrations pathétiques l'ivresse excitée par l'empereur a ses plus triomphales entrées dans Paris. Louis XVIII fut touchant, noble, antique d'attitude. La royauté du sentiment n'eut jamais de plus attendrissant acteur. Il luttait en face de son peuple et de l'Europe contre la gloire violente, avec sa vieillesse, son cœur et son droit.

« Messieurs, dit-il avec une sérénité grave dans les traits et un accent tragique et doux dans la voix, en ce moment de crise où l'ennemi public a pénétré dans une portion de mon royaume et menace la liberté de tout le reste, je viens au milieu de vous resserrer encore les liens qui, vous unissant à moi, font la force de l'État. J'ai revu ma patrie, je l'ai réconciliée avec toutes les puissances étrangères, et elles seront, n'en doutons pas, fidèles aux traités qui nous ont rendu la paix. J'ai travaillé au bonheur de mon peuple j'ai recueilli et je recueille encore tous les jours les marques les plus touchantes de son amour. Pourrai-je à soixante ans mieux terminer ma carrière qu'en mourant pour sa défense ? Je ne crains rien pour moi, mais je crains pour la France. Celui qui vient allumer parmi nous les torches de la guerre civile y apporte aussi le fléau de la guerre étrangère il vient remettre notre patrie sous son joug de fer il vient enfin détruire cette charte constitutionnelle que je vous ai donnée ; cette charte, mon plus beau titre aux yeux de la postérité, cette charte que tous les Français chérissent, et que je jure ici de maintenir ! Rallions-nous autour d'elle qu'elle soit notre étendard sacré Les descendants d'Henri IV s'y rangeront les premiers. Que le concours des deux chambres prête à l'autorité toute la force qui lui est nécessaire, et cette guerre vraiment nationale prouvera par son heureuse issue ce que peut un grand peuple uni par l'amour de son roi et la loi fondamentale de l'État. »

 

XIII

L'âme de la monarchie moderne semblait avoir parlé par la bouche du roi elle réveilla l'âme de la liberté dans tous les cœurs. Ils éclatèrent en un seul cri : « Vive le roi ! Guerre à l'usurpateur ! » Pour les uns, c'était l'usurpateur du trône ; pour les autres, l'usurpateur de la patrie ; pour tous, l'usurpateur du libre arbitre national, qui voulait bien se faire ses lois libres, mais qui ne voulait pas accepter la liberté même de la violence et de l'épée. La nature humaine est pathétique. La scène, les acteurs, les paroles, le moment, l'auditoire, avaient la tragique péripétie du drame antique. Les tribunes sanglotaient, les mains secouant des mouchoirs blancs s'élevaient vers la voûte ou s'agitaient sur l'enceinte comme pour donner des présages de victoire au roi et aux députés. Il n'y avait pas une vie en ce moment dans cette foule qui ne fût résolue à se donner pour sauver ce peuple et ce trône de l'oppression armée qui fondait sur la patrie.

 

XIV

On croyait à la parole de Louis XVIII, dont la sagesse attestait la sincérité, mais un doute restait dans une partie de la population sur la sincérité de son frère et de sa famille dans l'acceptation de la charte. La famille royale s'était réunie, on avait délibéré sur la nature des engagements à prendre avec la nation. Les souvenirs, les espérances, les scrupules avaient cédé à la pression du 'danger commun. Le comte d'Artois, revenu la veille de Lyon, s'avança comme entraîné par la force communicative de l'enthousiasme vers le roi, et au milieu du profond silence que cette attitude inusitée commanda à l'assemblée : « Sire ! dit-il d'une voix émue à son frère, je sais que je m'écarte ici des règles ordinaires en parlant devant Votre Majesté, mais je la supplie de m'excuser et de permettre que j'exprime ici en mon nom et au nom de ma famille avec quelle unanimité nous partageons du fond du cœur les sentiments et les principes qui animent le roi. » Puis se tournant vers l'assemblée et étendant la main dans l'attitude qui appuie le serment prêté de la consécration du geste : « Nous jurons, reprit-il d'une voix qui ne contenait pas alors de réserve, nous jurons de vivre et de mourir fidèles au roi et à la charte constitutionnelle ! » Le dernier sceau qui comprimait encore quelques poitrines parmi les députés libéraux et parmi les auditeurs patriotes éclata à ces mots, et ces cœurs répondirent à ce serment par un autre. Le comte d'Artois se retourna, fit le geste de s'incliner pour s'agenouiller devant son frère. Le roi le releva et lui tendit la main, comme s'il eût reçu son serment au nom de la nation. Le comte d'Artois baisa la main et la mouilla de quelques larmes d'émotion. Ses revers à Lyon lui avaient trop appris qu'il n'y avait plus pour sa famille et pour lui de refuge que dans la protection de la nation et de la liberté.

 

XV

L'assemblée alors soulevée elle-même par une invincible émotion prit part, comme un chœur national, par un dialogue individuel et passionné, à la scène qui l'attendrissait. « C'est à nous de mourir, criait-on au roi en tendant les mains vers lui ; c'est à nous de vous couvrir, vous, la patrie et les lois, de notre corps A nous d'acquitter la dette de la France envers un prince qui ne s'est souvenu que de sa parenté avec le pays, et qui a compromis la paix de ses derniers jours pour venir nous réapprendre la liberté Le roi à la vie et à la mort Vivre et mourir pour le roi ! »

Le roi et sa famille sortirent escortés d'un peuple entier, et poursuivis jusqu'aux Tuileries par l'écho universel de leur popularité.

M. Lainé, qui présidait la séance, s'arracha du fauteuil après la sortie du roi, et, cédant à l'impulsion de son âme facile à émouvoir et de son éloquence facile à éclater en grands sentiments, il invoqua le génie de la liberté, de la patrie et de la concorde, pour faire sortir des armées du sol et de la sainte colère de toutes les âmes. Il rappela les heureux présages et les commencements prospères d'un règne interrompu dès son aurore par la perverse ambition du despotisme, irrité de ce que la terre lui échappait. « Le monde, s'écria-t-il, s'est étonné de la profonde paix qui a suivi la restauration. Il faut défier l'histoire d'indiquer aucune époque de nos annales où la liberté de la nation ait été plus respectée par l'autorité du trône. La sagesse du roi commençait à peine à méditer comme nous, avec nous, les perfectionnements de nos institutions naissantes, quand une incroyable apparition a étonné tous les esprits. Dieu à quelles calamités notre malheureux pays ne tomberait-il pas en proie, si cet homme venait à triompher de la volonté désarmée d'un peuple ! L'âme la plus stoïque s'en épouvante, car les imaginations sont 'encore éclairées par l'incendie de Moscou, et j'en vois les fatales lueurs reflétées jusque sur les colonnes du Louvre Mais cela n'est pas possible Non, la France ne laissera périr ni son roi ni sa liberté !... »

 

XVI

Des applaudissements unanimes témoignèrent que ces paroles de M. Lainé étaient les pensées de toutes les âmes. L'Assemblée déclara la guerre nationale et conféra la dictature absolue au gouvernement, sentant que l'heure des délibérations était passée et que la représentation nationale n'avait qu'une fonction et un rôle dans ces graves périls entourer le souverain, témoigner par leur présence que la nation était avec lui, défier l'invasion de Bonaparte jusqu'au dernier moment avec la sainte majesté du pays, et attendre sur leurs bancs la victoire ou la servitude. Un député de la Lozère, père d'un orateur célèbre depuis dans les annales de son pays, M. Barrot, invoqua dans une résolution acceptée les principes de la Révolution en faveur de la majesté royale.

« Considérant, disait cette résolution, que la nation s'est levée en masse en 1789 pour conquérir, de concert avec son roi, les droits naturels et imprescriptibles qui appartiennent à tous les peuples que la jouissance lui en était assurée par les constitutions qu'elle a librement acceptées en 1792, en l'an V et en l'an VIII ; que la charte de 1814 n'est que le développement des principes sur lesquels ces constitutions étaient basées ; considérant que depuis 1791 tous les gouvernements qui ont méconnu les droits de la nation ont été renversés, et que nul gouvernement ne peut se soutenir qu'en suivant la ligne des principes constitutionnels que Bonaparte les avait tous méconnus et violés au mépris des serments les plus solennels ; que le vœu général et spontané avait rappelé sur le trône une famille que la France était accoutumée à vénérer, et un prince qui à l'époque de notre régénération seconda puissamment les efforts de son auguste frère pour opérer cette régénération, la chambre des députés déclare nationale la guerre contre Bonaparte. »

 

XVII

Le lendemain, Benjamin Constant, organe du parti constitutionnel, et inspiré par le génie de madame de Staël empruntait à l'antiquité ses accents les plus tragiques et à l'histoire ses burins les plus sanglants pour élever la réprobation de la nation contre Bonaparte à la hauteur de l'histoire et du péril public Éloquente et vaine jactance de ces résolutions stoïques que l'écrivain trouvait sous sa plume et que l'homme ne retrouvait plus quelques jours après dans son cœur

« Il reparaît, cet homme teint de notre sang, il reparaît, cet homme poursuivi naguère par nos malédictions unanimes que veut-il, lui qui a porté la dévastation dans toutes les contrées de l'Europe, lui qui a soulevé contre nous les nations étrangères, lui qui, attirant sur la France l'humiliation d'être envahie, nous coûte jusqu'à nos propres conquêtes antérieures à sa domination ? Il redemande sa couronne Et quels sont ses droits ? La légitimité héréditaire mais une courte occupation de douze années et la désignation d'un, enfant pour successeur ne peuvent se comparer à sept siècles d'un règne paisible. Allègue-t-il le vœu du peuple ? Mais ce vœu doit être compté n'a-t-il pas été unanime dans tous les cœurs pour rejeter Bonaparte ? Il promet la victoire, et trois fois il a délaissé honteusement ses troupes, en Égypte, en Espagne, en Russie, livrant ses compagnons d'armes à la triple étreinte du froid, de la misère et du désespoir Il promet le maintien des propriétés, mais cette parole même il ne peut la tenir, n'ayant plus les richesses de l'univers à donner pour récompense à ses satellites ce sont nos propriétés qu'il veut dévorer. Il revient aujourd'hui, pauvre et avide, n'ayant rien à réclamer ni rien à offrir. Qui pourrait-il séduire ? La guerre intestine, la guerre extérieure, voilà les présents qu'il nous apporte. Son apparition, qui est pour nous le renouvellement de tous les malheurs, est pour l'Europe un signal d'extermination. Du côté du roi est la liberté constitutionnelle, la sûreté, la paix du côté de Bonaparte, la servitude, l'anarchie et la guerre. Il promet clémence et oubli ; mais quelques paroles jetées dédaigneusement, qu'offrent-elles autre chose que la garantie du mépris ? Ses proclamations sont celles d'un tyran déchu qui veut ressaisir le sceptre c'est un chef armé qui fait briller son sabre pour exciter l'avidité de ses soldats ; c'est Attila, c'est Gengis-Kan, plus terrible, plus odieux, qui prépare tout pour régulariser le massacre et le pillage. Quel peuple serait plus digne que nous de mépris si nous lui tendions les bras ? Nous deviendrions la risée de l'Europe après en avoir été la terreur nous reprendrions un maître que nous avons nous-mêmes couvert d'opprobre ; notre esclavage n'aurait plus d'excuse, notre abjection plus de bornes, et du sein de cette abjection profonde, qu'oserions-nous dire à ce roi que nous aurions pu ne pas rappeler ? car les puissances voulaient respecter l'indépendance du vœu national à ce roi que nous avons attiré par nos résolutions spontanées sur la terre où déjà sa famille avait tant souffert ? Lui dirions-nous Vous avez cru aux Français, nous vous avons entouré d'hommages et rassuré par nos serments, vous avez quitté votre asile, vous êtes venu au milieu de nous, seul et désarmé tant que nul danger n'existait, tant que vous disposiez des faveurs et de la puissance, un peuple immense vous a étourdi par des acclamations bruyantes ; vous n'avez pas abusé de son enthousiasme. Si vos ministres ont commis beaucoup de fautes, vous avez été noble, bon, sensible ; une année de votre règne n'a pas fait répandre autant de larmes qu'un seul jour du règne du Bonaparte. Mais il reparaît sur l'extrémité de notre territoire, il reparaît, cet homme teint de sang et poursuivi naguère par nos malédictions unanimes ; il se montre, il menace, et ni les serments ne nous retiennent, ni votre confiance ne nous attendrit, ni la vieillesse ne nous frappe de respect ; vous avez cru trouver une nation, vous n'avez trouvé qu'un troupeau d'esclaves ! Parisiens, non, tel ne sera pas notre langage, tel ne sera du moins pas le mien. J'ai vu que la liberté était possible sous la monarchie ; j'ai vu le roi se rallier à la nation. Je n'irai pas, misérable1 transfuge, me traîner d'un pouvoir à l'autre, couvrir l'infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanes pour racheter une vie honteuse. »