Napoléon à son départ
de Fontainebleau. — Son voyage. — Sa rencontre avec Augereau. — Accueil des
populations à son passage. — Son débarquement à l'ile d'Elbe. — Aspect de
l'île. — Vie de Napoléon à Porto-Ferrajo. — Ses intrigues. — Ses pensées. —
Ouvertures de Murat à Napoléon. — Son entrevue avec Fleury de Chaboulon. — Il
se décide à rentrer en France. — Ses préparatifs. — Son départ de l'île
d'Elbe. — Traversée. — Ses travaux en mer. — Il dicte ses proclamations a
l'armée et au peuple. — Incidents de voyage. — Il dicte l'adresse de la garde
à l'armée. — Son débarquement au golfe Juan le 1er mars 1815. — Il passe
devant Antibes. — Il traverse Cannes, — Grasse, Digne et Gap. — Sa halte à la
Mure. — Napoléon au pont de Vizille. — Il entraîne un bataillon de l'armée
royale. — Défection de Labédoyère. — Entrée de Napoléon à Grenoble. —
Enthousiasme des campagnes. — Marche sur Lyon. — Louis XVIII apprend le
débarquement de Napoléon. — Préparatifs de défense. — Départ des princes pour
l'armée. — Situation équivoque du duc d'Orléans. — Convocation des deux
chambres. — Proclamation de Louis XVIII. — Ordre du jour du maréchal Soult. —
Protestations du maréchal Ney.
I Retournons
à Napoléon. Nous
l'avons laissé le 20 avril à midi au moment où il se jetait dans sa voiture,
les yeux humides, le cœur brisé, après avoir adressé son simple et sublime
adieu il sa garde. Il partait pour cet exil encore royal de l'île d'Elbe, que
l'imprévoyance des cabinets européens lui avait assigné, comme une
observation rapprochée des côtes de France et d'Italie, d'où il entendrait le
moindre murmure et d'où il répondrait au moindre appel de la fortune et de
ses partisans. Il ne
partait pas comme Dioclétien ou Charles-Quint, comme ces princes assouvis de
l'empire et lassés des grandeurs humaines, qui n'abandonnent le trône que par
l'irrémédiable dégoût de l'ambition, et qui ne regardent en arrière que pour
déplorer les années qu'ils ont perdues à chercher le bonheur dans la
domination sur les hommes. Il n'allait pas chercher, avec une seconde
illusion comme eux, la paix dans les jardins de Salone ou la sainteté dans un
monastère. Il partait vaincu, humilié, trahi, abandonné, irrité, aigri,
feignant à peine et feignant mal une résignation forcée à l'ingratitude et à
la lâcheté de ses lieutenants, accusant son peuple, maudissant ses frères,
regrettant sa femme, son fils, ses palais, ses couronnes, incapable de se
plier à une condition privée quelque splendide qu'elle fût encore, et ayant
si jeune et depuis si longtemps contracté l'habitude de la toute-puissance
que vivre pour lui c'était régner, et que ne plus régner c'était plus que
mourir. Aussi ne partait-il pas sans espoir de retour et sans avoir ourdi
déjà dans sa pensée, avec lui-même et avec ses rares partisans, les premiers
fils de la trame qu'il espérait un jour ou l'autre jeter de son île sur le
continent. Les princes de sang royal et nés sur le trône abdiquent quelquefois
avec sincérité, parce qu'ils emportent et qu'ils retrouvent pour ainsi dire
leur grandeur dans leur nom et dans leur sang. Les princes parvenus à
l'empire, même par la gloire, n'abdiquent jamais sans retour, parce qu'en
descendant du trône ils ne retrouvent que leur humble condition, et qu'ils la
regardent comme une humiliation de leur orgueil. Tel était Napoléon.
L'immense renommée qu'il apportait dans l'exil et qui devait suivre son nom
dans la postérité ne lui suffisait pas. Il voulait vivre dans la
toute-puissance et mourir à la hauteur du trône où il était monté. La douleur
et la honte de sa déchéance étaient déjà en lui une involontaire et
perpétuelle conspiration. II Il
avait envoyé devant lui, d'étape en étape, pour le protéger sur son passage
et pour s'embarquer avec lui, la colonne de sa garde qu'il emmenait à l'île
d'Elbe, comme une garde d'honneur selon l'esprit du traité, comme une
avant-garde de guerre dans son esprit. Il connaissait la puissance d'un noyau
de soldats fidèles dans les hasards de la guerre et surtout dans les hasards
des révolutions. Un détachement de quinze cents hommes d'élite,
représentation de l'armée française, pouvait être à un jour donné le plus
entraînant des drapeaux pour sa cause. L'imprudence des alliés et des
Bourbons lui avait laissé encore ce prestige. III Les
commissaires des puissances l'accompagnaient, pour garantir à la fois sa
sûreté et son départ, jusqu'au lieu de l'embarquement. On avait choisi Fréjus
pour éviter les grandes populations de nos ports : une frégate anglaise, l'Indomptée,
l'y attendait. Son
voyage fut morne, clandestin, rapide. Il avait à redouter également, en
traversant la France, le fanatisme obstiné de ses partisans dans les
provinces militaires du centre, et le fanatisme de la haine dans les
populations du Midi. La marche des détachements de sa garde ressemblait à un
cortége funèbre menant les dépouilles de leur gloire et de leur empereur à la
sépulture. Une foule indécise dans son émotion, heureuse de la paix,
respectueuse envers ces débris de nos armées, un silence lugubre, un murmure
d'attendrissement chez les uns, de ressentiment chez les autres, quelques
rares cris de « Vive Napoléon » sous les fenêtres des hôtelleries où couchait
l'empereur, signalaient seuls son passage à travers ces contrées ruinées par
ses guerres, fières de sa gloire. Après ces derniers symptômes d'émotion
autour de sa demeure, les groupes du peuple se dissipaient, et les rues
demeuraient désertes et silencieuses jusqu'au départ. On évita de traverser
la ville de Lyon pendant le jour. La population de cette grande ville, bien
que décimée par l'extinction des industries et du commerce, et conquise en ce
moment par le reflux de l'étranger contre son ambition, lui gardait un
souvenir reconnaissant du culte rétabli, de ses édifices reconstruits après
le siège de la Convention, et des turbulences révolutionnaires étouffées sous
son despotisme. Cette ville, une des moins intellectuelles des villes de
France, parce que son génie industriel et mercantile se tourne tout entier
vers le travail, était aussi celle qui s'accommodait le mieux d'un régime de
silence et d'arbitraire sous une main de soldat. Napoléon y coucha dans un
faubourg sous la garde et sous la protection d'un corps de Cosaques. Il
venait de laisser les Russes maîtres de sa capitale, et il retrouvait ainsi
au cœur de son empire les barbares peuplades du Nord, comme une vengeance de
la destinée et comme un remords visible de Moscou. Des cris injurieux le lui
reprochèrent a son départ de Lyon. Ces malédictions grossirent de ville en
ville et de relais en relais, à mesure qu'il avança vers le Midi. Il fut
obligé plusieurs fois pour s'y soustraire de dérober son visage aux regards
du peuple et de tromper la foule en prenant un asile dans les voitures des
commissaires étrangers. Une plus pénible rencontre l'attendait entre Vienne
et Valence. En montant à pied une côte de la route, il rencontra la voiture
du maréchal Augereau qui revenait de Paris. Augereau, ancien soldat de la
Révolution, en avait conservé la rudesse. En rencontrant son empereur vaincu,
exilé, humilié, il ne se souvint que de son ancienne rivalité contre ce
favori des armées, aujourd'hui puni de sa suprématie par sa chute. Il
descendit de sa voiture, aborda Napoléon avec plus de familiarité qu'une âme
généreuse ne devait en montrer avec l'infortune même méritée. Il sembla
oublier les vingt ans de respect qu'il avait eu comme subordonné au chef de
la France pour se reporter aux jours où il n'était que l'égal de celui à qui
il devait tant de commandements, de titres, de fortune et d'honneurs. Il le
tutoya en lui reprochant sans aucun égard sa ruineuse et folle ambition.
Déjà, dans une proclamation récente à ses troupes, Augereau avait blâmé
l'empereur de n'avoir pas su mourir en soldat. Napoléon, blessé mais
indulgent, feignit d'abord d'avoir oublié cet outrage et de ne voir dans
Augereau qu'un ancien ami aigri par le malheur. Mais le maréchal continuant
ses reproches avec la rudesse et l'obstination d'un soldat qui s'oublie,
l'empereur lui dit adieu et remonta bourrelé dans sa voiture. Le reproche du
monde avait pris la voix de ses propres lieutenants. Ils se popularisaient
auprès du gouvernement nouveau par l'âpreté de leur langage et par l'audace
tardive de leur attitude devant lui. Augereau, sans se découvrir et les mains
derrière le dos, répondit à l'adieu de son général par un simple geste de
tête qui semblait congédier dédaigneusement la fortune tombée. IV A
Valence, ville de garnison où il avait passé les plus studieuses et les plus
pures années de sa jeunesse à l'école d'artillerie, il entra de jour, et
retrouva avec émotion les paysages, les lieux, les maisons, les noms des
familles qui lui retraçaient ses plus lointains souvenirs. Il revenait déchu
et vaincu à ce même horizon d'où il était parti pour tant de victoires et
tant de grandeurs. Ses yeux se voilèrent, et sa mémoire remonta un moment
avec ses compagnons de route vers les choses, les rêves, les tendresses d'un
autre temps. Il aperçut la pour la première fois le drapeau blanc des
Bourbons sur les monuments et la cocarde blanche au front des troupes. Ce
signe visible d'un autre empire que le sien parut lui confirmer
l'évanouissement de sa puissance. Il détourna les yeux. Mais, comme si cette
ville se fût honorée d'avoir jadis élevé et nourri dans ses murs l'homme du
siècle, Valence ne donna a sa déchéance aucun signe de joie ou de malignité.
Elle le vit passer muette et sans lui faire d'autre reproche que son silence. V Mais en
quittant Valence, où son nom avait l'influence d'un souvenir local et de
grandes faveurs répandues pendant son règne sur les principales familles, il
trouva le Midi debout, irrité et fanatisé contre son nom. Le souvenir des
persécutions des Cévennes, les causes religieuses converties et perpétuées en
causes politiques, les massacres d'Avignon, les insurrections de Marseille,
la prise de Toulon par les Anglais, le caractère soudain et passionné du pays
où le feu du soleil semble incendier les cœurs, avaient laissé dans ces
provinces des ferments faciles à remuer dans les partis. Les masses, moins
réfléchies et plus sensuelles que dans le nord de la France, y avaient
conservé plus qu'ailleurs la superstition passionnée des vieilles races.
L'entrée des Bourbons à Paris avait paru au peuple royaliste de ces contrées
une victoire personnelle de leur parti sur le parti contraire. Le nom de
Napoléon y représentait tout ce que ce peuple abhorrait. Sa chute ne lui
semblait pas une vengeance et une sûreté suffisante contre le retour possible
de sa domination. Sa mort seule pouvait assouvir la haine et la crainte qu'il
inspirait. La lie du peuple s'agitait depuis plusieurs jours au bruit de son
prochain passage par les murs d'Orange et d'Avignon. Si on n'y méditait pas
le crime, on y préparait au moins l'outrage. On voulait qu'il sortît de
France accompagné par les imprécations du Midi. Instruits de ces dispositions
du peuple, les commissaires n'assurèrent la route qu'en abritant
l'impopularité de leur captif sous les fausses indications d'heures qui
trompèrent les populations, et sous les ténèbres de la nuit qui dérobèrent
Napoléon aux villes et aux villages. Un des courriers qui précédaient sa
voiture en arrivant à Orgon trouva la foule rassemblée sur la place,
entourant devant la maison de poste une effigie de Napoléon pendue à une
potence, et menaçant de réaliser l'infâme supplice sur la personne du tyran.
Ce courrier revint en toute hâte avertir les commissaires des dispositions de
cette plèbe. On ralentit la marche, on feignit des contre-ordres, on trompa
la ville sur le moment de l'arrivée de l'empereur. La foule impatiente se
dispersa. Napoléon, déguisé èn courrier et portant un chapeau et un manteau
qui cachaient entièrement ses traits, traversa sous ce déguisement, à la
faveur du crépuscule, les derniers groupes qui attendaient sa voiture sur la
place. Il entendit les murmures, les malédictions et les menaces de mort qui
s'élevaient à son nom. A l'auberge de l'Accolade, où il s'arrêta pour
attendre les commissaires, il fut obligé de revêtir un autre déguisement pour
traverser la ville d'Aix, où les mêmes haines veillaient contre lui. Les cris
de « A bas le Corse ! mort au tyran ! » le poursuivaient
de relais en relais. A Aix, l'émotion était si irritée que les autorités
furent contraintes de fermer les portes de la ville pour empêcher la
population de se jeter, les armes du meurtre à la main, sur la route qu'il
devait traverser. On fit prendre a sa voiture un circuit qui l'éloigna des murs.
Les rumeurs de la foule arrivaient jusqu'à lui pendant qu'on changeait de
chevaux pour l'entraîner vers la mer. Il arriva enfin en sûreté au château de
Luc où sa sœur, la princesse Pauline Borghèse l'attendait pour s'embarquer
avec lui, glorieuse de partager au moins son exil comme elle avait tout
partagé, la fierté, la splendeur et les débris de sa fortune. La
frégate l'Indomptée le reçut le lendemain, 28 avril, à son bord, et l'enleva
aux regrets des uns, a la fureur des autres, à la pensée de tous. Il avait
traversé en quelques jours toute son impopularité. Il reprit son sang-froid
dès que les vagues roulèrent entre le continent et lui. Il s'entretenait de
son nouveau séjour avec le relâchement d'esprit d'un homme pressé d'oublier
de pénibles souvenirs et de reposer désormais son âme sur les perspectives
d'une vie obscure et désintéressée de toute ambition. VI Bientôt
les noires montagnes de l'île d'Elbe lui tracèrent sur l'horizon de la
Méditerranée les limites de son nouvel empire. Il y débarqua avec sa garde au
milieu de l'étonnement et des marques de satisfaction de la petite population
de cette île, et, comme un homme qui prenait encore au sérieux son empire, il
monta à cheval et courut aux fortifications. Il les inspecta du même coup
d'œil qu'il aurait porté sur les murailles de Gibraltar, de Malte ou d'Anvers
; il en ordonna les réparations et l'armement. Il s'assura qu'en cas de
guerre avec une ou plusieurs puissances de l'Europe il pourrait rester sept
ou huit mois sur ce rocher, fortifié naturellement par ses vagues, et par ses
écueils, et par les défilés de ses montagnes. Il parcourut ensuite rapidement
les sites accessibles de son nouveau séjour, accompagné de ses officiers et
des inspecteurs des mines ; il improvisa, tout en galopant, les plans des
établissements qu'il feignait de vouloir créer pour améliorer l'agriculture,
l'exploitation du fer, le commerce, la marine. Les habitants s'étonnaient de
cette activité d'esprit que la lutte avec le monde ne semblait pas avoir
fatiguée. Ils conçurent des espérances de richesse et de renommée pour leur
petite patrie. La renommée d'un grand homme, en s'attachant à sa vie et à son
tombeau parmi eux, allait y appeler l'attention du monde et de l'avenir. Un
lieu est un homme pour l'histoire. L'île d'Elbe allait grandir de tout le nom
de Napoléon. VII Cette
île est située à quelques heures de navigation de la Corse, île natale, de
l'empereur. Il y retrouvait l'horizon de son enfance, le ciel, l'air, les
vagues, l'âpreté et la majesté des contours qui signalent aux navigateurs les
cimes de la Sardaigne, de la Corse, de Ponza, de Piombino, de Santellaria, de
Caprée, chaîne de montagnes sous-marines, qui semblent border de loin, comme
autant de vastes écueils, les côtes de la France, de l'Italie, de l'Espagne,
interrompue seulement par de larges espaces qui laissent passer les grandes
routes maritimes de l'Occident vers l'Orient. De tout temps ces îles, par
leur isolement du continent, par leur inaccessibilité, et par le caractère
âpre et sauvage de leur configuration, servirent de lieux d'ostracisme, de relégation
ou de prison aux peuples primitifs de la côte orientale d'Italie. Leurs
habitants, mélange de colonies arabes, grecques et romaines, conservent avec
un génie naturel, énergique et aventureux comme leur océan, des traces de
leurs anciennes origines. Le courage des Romains, l'imagination des Hellènes,
le génie navigateur et pastoral des Arabes, se retrouvent tout entiers dans
leurs mœurs, unis à cette gravité triste des peuplades insulaires qui se
souviennent après mille ans d'avoir perdu leur patrie. La terre et les
habitants de l'île d'Elbe ont tous ces caractères. L'île, qui n'est qu'un
bloc de fer recouvert de rochers ébréchés par les vents et d'une couche de
sol accumulée dans les interstices des collines, ne laisse que d'étroites et
rares vallées s'insinuer entre les montagnes, et de petites anses
s'entr'ouvrir aux flots. C'est dans ces sinuosités et sur le penchant des
coteaux qui regardent la mer d'Italie que la nature et la culture ont
renfermé quelques domaines ruraux et quelques jardins ombragés d'oliviers et
arrosés d'eaux rares. C'est dans une de ces anses que la ville de
Porto-Ferrajo présente sa rade, son port et ses fortifications aux
navigateurs. VIII En peu
de jours, l'empereur, pressé de prendre possession de son séjour, fut établi
avec sa maison, sa garde et sa sœur Pauline, dans les dépendances de l'ancien
château et dans les principales maisons de la ville. Il se hâta d'y commander
des constructions d'agrément pour lui et pour sa cour, des casernes pour ses
quinze cents hommes de troupes. Il arma la milice de l'île, il la passa en
revue, il l'anima d'un certain patriotisme militaire, comme s'il eût voulu
jouer encore à la souveraineté et à la patrie. Il s'entoura de toutes ses
habitudes et de toutes les délices de ses palais de France. Il n'avait fait
en apparence que changer de trône, soit qu'il voulût désorienter dès les
premiers jours les soupçons de l'Europe, en ayant l'apparence d'une ambition
heureuse et assouvie par si peu de chose, soit qu'il se trouvât assez grand
par lui-même pour conserver sans dérision les étiquettes et les vanités d'un
grand empire sur un rocher dépeuplé de la Méditerranée, soit plutôt qu'il
jouât, conformément à son caractère un peu théâtral, la comédie de la
puissance et du trône devant l'attention des siens et du continent. Tout
l'automne de 1814 et tout l'hiver de 1815 s'écoulèrent ainsi pour. Napoléon.
Le luxe se mêlait à la simplicité et les fêtes à la retraite dans sa
résidence. Les débris de son immense fortune et les premiers versements de la
dotation qu'il s'était assurée paraissaient consacrés par lui à
l'embellissement de l'île et à l'acquisition d'une petite flotte destinée,
disait-il, au service commercial et militaire de ses nouveaux sujets. Il lui
avait donné un pavillon comme à une puissance navale destinée a tenir son
rang et à se faire reconnaître et respecter sur la Méditerranée. Les objets
d'art, les ameublements, les livres, les journaux de l'Europe, ne cessaient
de lui arriver de Gênes, de Livourne et de Paris. Les regards du monde
étaient sur cette île. Les voyageurs anglais, pour qui la curiosité est une
des passions qu'aucune distance ou qu'aucune réserve ne les empêche
d'assouvir, accouraient de Londres, de Rome, de Naples, de Toscane, pour
contempler l'homme dont la haine avait fait trembler si longtemps leur île et
avait emprisonné l'Angleterre dans son océan. Ils ne trouvaient sur les rives
de la Grèce, de l'Asie ou de l'Italie aucun monument, aucun débris aussi
imposant à visiter que ce Prométhée de l'Occident. Ils se glorifiaient de
l'avoir seulement aperçu ils se vantaient dans leur correspondance et dans
leurs journaux d'une parole ou d'un geste adressé par le héros dans son
cercle a leur importune adulation. Londres et Paris retentissaient du moindre
pas, du moindre mot de Napoléon. Il affectait de les accueillir avec facilité
et avec grâce, comme un homme qui a déposé toute arme et toute haine, et qui
ne demande qu'un asile à tous les cœurs, un reste de prestige à toutes les
imaginations. La princesse Pauline Borghèse, la plus belle et la plus adorée
des femmes de son temps, avait transporté sa cour et attiré ses admirateurs à
l'île d'Elbe. Elle décorait l'exil de son frère, elle l'animait, elle le
passionnait, elle l'attendrissait par sa fidélité au malheur. Elle faisait
l'éclat, la grâce, l'accueil de ses salons. Cachant ainsi sous l'apparence de
la volupté et des soins futiles un dévouement plus sérieux et plus politique,
elle allait, sous prétexte de visiter ses autres sœurs et ses autres frères,
de l'île d'Elbe à Rome et à Naples, de Rome et de Naples à l'île d'Elbe.
Négociatrice sans importance et sans soupçons, que sa légèreté même couvrait
aux yeux du continent contre tout ombrage. IX Cependant
Napoléon, qui cachait même à Bertrand et à Cambronne, ses deux lieutenants
dans l'exil, les pensées qu'il avait couvées depuis Fontainebleau, regardait
en apparence avec désintéressement, mais en réalité avec attention, l'Europe,
la France, le congrès de Vienne. Il n'avait sur son rocher de confident que
lui-même, mais il avait sur le continent des regards qui veillaient pour lui
et des mots d'ordre convenus avec un petit nombre de ses anciens serviteurs à
Paris, signaux que lui seul savait lire, et dont les émissaires qui les
apportaient sous des prétextes divers ne connaissaient eux-mêmes ni
l'importance ni la signification. Outre les princes et les princesses de sa
famille, trois hommes à Paris étaient convenus avec Napoléon, à
Fontainebleau, de le tenir au courant des choses, de l'avertir si quelque
danger nouveau le menaçait, et de lui faire le signal du retour si jamais la
fortune lui rouvrait la France. Ces trois confidents silencieux, mais
attentifs, étaient Maret, qui n'avait point d'autre politique que la volonté
de l'empereur ; Savary, tellement lié par le cœur et par des complicités
obscures qu'il ne pouvait détacher ni son âme, ni son honneur, de celui de
son général et de son ami Lavalette, qu'une reconnaissance louable, mais
excessive, enchaînait jusqu'à l'obéissance aveugle à la destinée de son
bienfaiteur. D'autres hommes plus obscurs mais aussi utiles, et quelques
femmes de l'ancienne cour impériale passionnées par les souvenirs d'orgueil
ou d'amour de leur jeunesse évanouie, s'agitaient, se concertaient,
conspiraient autour de ces principaux meneurs de l'intrigue. Les écrivains
soldés ou privilégiés de l'ancienne police impériale fomentaient cette
conspiration. Le secret pouvait en être facilement concentré dans très-peu de
mains, car c'était surtout une conspiration tacite, sans correspondance, sans
conciliabule, sans armes, sans témoins, sans soldats, une conjuration dans le
cœur. L'armée entière en faisait partie sans le savoir. Ce sont là les seules
conspirations qui réussissent. On les soupçonne, on les sait, on les sent on
ne peut ni les nommer, ni les convaincre, ni les saisir. Telle était la
conspiration bonapartiste à Paris pendant les neuf mois de l'exil de
Napoléon. X Napoléon
avait beaucoup lu l'histoire pendant qu'il lui préparait lui-même les plus
grandes pages des temps modernes. Il en avait le génie naturel, comme tous
les hommes prédestinés par leur nature à remuer ou à gouverner les
événements. Son âme italienne avait les instincts, les sagacités profondes et
analytiques, les intentions soudaines, les éclairs de Machiavel. Cette
politique, encore aiguisée en ce moment en lui par l'âpreté de son ambition
et par l'amertume des regrets, ne lui laissait rien échapper des difficultés
et des incompatibilités des Bourbons. Il les voyait avant peu de mois aux
prises avec le parti exigeant de l'ancien régime, avec le parti
irréconciliable de la Révolution, avec le parti militaire détrôné, avec
l'empire, et ne pouvant s'habituer à la petitesse de la France après l'Europe
parcourue, vaincue, possédée. Il entendait de son île les murmures de ces
quarante mille officiers ou sous-officiers condamnés, sans solde ou à
demi-solde, à l'oisiveté de leurs villages et à la condition obscure de leurs
familles natales. Il savait que le trésor, obéré par ses guerres et par
l'occupation, ne pourrait ni les assouvir ni les avancer dans la paix. Il
entendait déjà aussi les récriminations de tous ces peuples déchirés en
lambeaux arbitraires au congrès de Vienne, après avoir été groupés en
nationalités imposantes, et forcés de rentrer sous la domination étroite et
surannée de leurs anciennes maisons régnantes. Il entrevoyait pour tous les
souverains, comme pour les Bourbons eux-mêmes, la difficulté de licencier
tout à coup ces armées immenses qu'il avait fallu lever contre lui. Il
comptait sur l'inoculation prompte et fiévreuse des doctrines de la liberté
qu'il avait fallu évoquer du sein de l'Allemagne pour la pousser à
l'indépendance. Il s'attendait à des explosions de ce libéralisme qu'il
regardait comme la maladie mortelle du monde moderne, parce qu'il s'attaquait
au pouvoir absolu des trônes, et qui se relevait après la chute comme l'âme
du siècle après la tyrannie du passé. Il en trouvait les premiers symptômes
dans les journaux d'opposition timide mais âcre de Paris ; dans les émotions
de Milan, où la jeunesse acclamait tumultueusement la liberté au théâtre ;
dans la sépulture de mademoiselle Raucourt, artiste de Paris, où le peuple
avait hué les prêtres et profané le temple ; dans les obsèques de Louis XVI à
Saint-Denis, où ,les faubourgs avaient renouvelé contre le comte d'Artois les
vociférations et les symboles sanguinaires de 1793. Il se réjouissait en
secret de ces premiers frissons de l'Europe, espérant qu'après avoir profité
de ce mouvement des esprits contre les anciens trônes il le conquerrait de
nouveau sous son sceptre soldatesque et plébéien. L'ennui du reste le rendait
peu scrupuleux sur les moyens et peu intimidé des difficultés de l'avenir.
L'oisiveté lui pesait comme à une âme qui avait longtemps porté le monde et
qui ne portait plus que les regrets. Tous les hasards lui paraissaient
préférables à cette certitude de se consumer lui-même avec toute la puissance
de ses facultés dans cette prison. XI Il
apprenait de plus que les souverains réunis à Vienne et leurs ministres
commençaient à s'inquiéter, aux insinuations de M. de Talleyrand, des
agitations sourdes que le voisinage de Napoléon semait en France. Un pays
humilié de la conquête et pressé de se venger de l'humiliation ; une armée
licenciée en partie, en partie sous les armes, dont le cœur était à son
ancien général ; un peuple inflammable aux nouveautés, des partis
incompatibles, les communications fréquentes entre l'île d'Elbe et Paris, préoccupaient
le congrès. L'Angleterre parlait de la nécessité d'éloigner Napoléon de la
France et la France de Napoléon. On cherchait quelle île sur 'Océan, facile à
observer et à cerner, présenterait plus de sécurité à la relégation de ce
danger public. L'île de Ponza apparaissait sur la Méditerranée, l'île de
Sainte-Hélène sur l'Océan. Ces rumeurs, grossies par les rapports de ses
confidents, faisaient craindre à Napoléon qu'on ne revînt sur les concessions
de Paris et qu'on ne convertît sa principauté en prison. La mort lui
paraissait préférable. D'ailleurs, entre le pouvoir et la mort, il y avait
encore pour lui tous les hasards d'une invasion du continent, et tous les
traités que cette invasion pouvait arracher aux puissances. L'Italie lui
paraissait comme une autre France, plus facile peut-être à soulever, à
conquérir et garder que son premier empire. Il était de son sang, il en
parlait la langue, il en avait le génie national, son nom y retentissait
comme un nom toscan, ses frères et ses sœurs y avaient régné, Murât, son
beau-frère, y régnait encore et pouvait lui préparer le chemin avec une armée
de soixante mille hommes. Quelquefois il revenait à ses premières
perspectives d'un empire européen à fonder en Orient : il pensait avec raison
qu'un conquérant de son nom, divinisé par l'imagination des Arabes et par le
lointain, à la tête de quelques milliers de soldats et recrutant en Syrie et
en Égypte des populations flottantes comme le sable de leurs déserts,
pourrait renouveler les prodiges des dix mille, être Alexandre en Orient
après avoir été Napoléon en Occident. Il avait la fièvre de pensée et le
délire muet d'aventures qui préparent les grandes révolutions. Des émissaires
rares mais dévoués arrivaient presque toutes les semaines des côtes d'Italie
sous prétexte de commerce, s'enfermaient avec lui pendant des nuits entières
à l'insu même de ses généraux et de ses troupes, et provoquaient, par leur
propre ardeur, l'ardeur dont il était dévoré. La
princesse Pauline Borghèse arrivait d'une de ses courses à Naples. Elle avait
vu Murat. Elle avait reçu les confidences et les larmes de son repentir. Elle
rapportait à l'empereur les remords de son ancien compagnon d'armes et les
instances de ce roi menacé par le congrès, pour qu'un pas de Napoléon sur le
continent vînt compliquer les pensées de l'Europe et restituer une chance à
son propre trône. Il proposait de le devancer. Murat, en effet, n'ignorait
rien du traité secret signé à Vienne entre l'Angleterre, l'Autriche, la
France pour le détrôner. Il savait que l'armée de trente mille hommes
rassemblée sous des prétextes futiles à Chambéry par le maréchal Soult
n'avait en réalité que Naples pour but. Il n'avait plus rien à ménager avec
le hasard. XII Napoléon
n'attendait qu'un signal de Paris. Il le reçut. M. Fleury de Chaboulon, un
de. ces jeunes auditeurs à son conseil d'État qu'il formait à son esprit et
qu'il pliait a sa main pour devenir les instruments de sa puissance, animé du
zèle qui dévorait en ce temps l'ambition impatiente de cette jeunesse, arriva
sous un prétexte spécieux, la nuit, à l'île d'Elbe, et fut introduit chez
l'empereur. On ignore si cet émissaire avait reçu un mandat de Savary, de
Lavalette, de Maret, ou s'il avait pris le sien dans son ardeur. Quoi qu'il
en soit, il s'ouvrit à l'empereur, et l'empereur s'ouvrit à demi à lui. Il
avait besoin d'instruments et de précurseurs en France, et il craignait des
espions de ses desseins jusque dans ces instruments nécessaires. Son attitude
et son langage se ressentaient de cette impatience et de cette prudence qui
se combattaient dans son esprit. L'empereur avait entrevu seulement ce jeune
homme dans les rangs obscurs de son conseil d'État. « Eh
bien, monsieur, lui dit-il quand le maréchal Bertrand se fut retiré,
parlez-moi de Paris et de la France. Avez-vous des lettres pour moi de mes
amis ? — Non, Sire, répondit l'auditeur. — Oh je vois bien qu'ils m'ont
oublié comme les autres, répondit l'empereur pour faire croire à son
interlocuteur qu'il était sans rapports avec le continent. — On ne vous
oubliera jamais en France, reprit l'émissaire. — Jamais ? répliqua Napoléon.
Vous vous trompez les Français ont un autre souverain leur devoir et leur
bonheur leur commandent de ne plus penser a moi. Que pense-t-on de moi à
Paris ? On y fait beaucoup de fables et de mensonges on prétend tantôt que je
suis fou, tantôt que je suis malade on dit aussi qu'on veut me transférer à
Malte ou a Sainte-Hélène. Qu'on y pense j'ai des vivres pour me nourrir six
mois, des canons, des braves pour me défendre. Je leur ferai payer cher leur
honteuse tentative. Mais je ne puis croire que l'Europe veuille se déshonorer
en s'armant contre un seul homme qui ne peut ni ne veut faire de mal.
L'empereur Alexandre aime trop la gloire pour consentir à un pareil attentat.
Ils m'ont garanti la souveraineté de l'île d'Elbe par un traité solennel. Je
suis ici chez moi. Tant que je n'irai point chercher querelle à mes voisins,
nul n'a le droit de venir me troubler. Vous ai-je connu à l'armée ? Pauvres
hommes ! exposez donc votre vie pour les rois, sacrifiez-leur donc votre
jeunesse, votre repos, votre bonheur, pour qu'ils ne sachent pas même s'ils
vous ont vus ! Comment prend-on les Bourbons en France ? — Ils n'ont pas
réalisé les espérances qu'on fondait sur eux, dit l'émissaire. — Tant pis,
reprit l'empereur ; je croyais aussi, lorsque j'abdiquai, que les Bourbons,
instruits et corrigés par le malheur, ne retomberaient point dans les fautes
qui les avaient perdus en 1789. J'espérais que le roi vous gouvernerait en
bon homme c'était le seul moyen de se faire pardonner de vous avoir été donné
par les étrangers. Mais, depuis qu'ils ont remis le pied en France, ils n'ont
fait que des sottises. Leur traité du 23 avril, continua-t-il en élevant la
voix, m'a profondément indigné d'un trait de plume ils ont dépouillé la
France de la Belgique et des possessions qu'elle avait acquises depuis la
Révolution ils lui ont fait perdre les arsenaux, les flottes, les chantiers,
l'artillerie et le matériel immense que j'avais entassés dans les forteresses
et les ports qu'ils leur ont livrés. C'est Talleyrand qui leur a fait cette
infamie. On lui aura donné de l'argent. La paix est facile avec de telles conditions.
Si j'avais voulu comme eux signer la ruine de la France, ils ne seraient
point sur mon trône. (Avec force.) J'aurais mieux aimé me trancher la main.
J'ai préféré renoncer au trône plutôt que de le conserver aux dépens de ma
gloire et de l'honneur français... Une couronne déshonorée est un horrible
fardeau... Mes ennemis ont publié partout que je m'étais refusé opiniâtrement
à faire la paix ils m'ont représenté comme un misérable fou avide de sang et
de carnage. Ce langage leur convenait quand on veut tuer son chien, il faut
bien faire accroire qu'il est enragé. Mais l'Europe connaîtra la vérité je
lui apprendrai tout ce qui s'est dit, tout ce qui s'est passé à Châtillon. Je
démasquerai d'une main vigoureuse les Anglais, les Russes et les Autrichiens.
L'Europe prononcera. Elle dira de quel côté furent la fourbe et l'envie de
verser du sang. Si j'avais été possédé de la rage de la guerre, j'aurais pu
me retirer avec mon armée au-delà de la Loire et savourer à mon aise la
guerre des montagnes. Je ne l'ai point voulu j'étais las de massacres. Mon
nom et les braves qui m'étaient restés fidèles faisaient encore trembler les
alliés même dans ma capitale. Ils m'ont offert l'Italie pour prix de mon
abdication, je l'ai refusée quand on a régné sur la France, on ne doit pas
régner ailleurs. J'ai choisi l'île d'Elbe ils ont été trop heureux de me la
donner. Cette position me convenait. Je pouvais veiller sur la France et sur
les Bourbons. Tout ce que j'ai fait a toujours été pour la France. C'est pour
elle et non pour moi que j'aurais voulu la rendre la première nation de
l'univers. Ma gloire est faite a moi mon nom vivra autant que celui de Dieu.
Si je n'avais eu à songer qu'à ma personne, j'aurais voulu, en descendant du
trône, rentrer dans la classe ordinaire de la vie ; mais j'ai dû garder le
titre d'empereur pour ma famille et pour mon fils. Mon fils, après la France,
est ce que j'ai de plus cher au monde. « Les
émigrés savent bien que je suis là, et voudraient me faire assassiner. Chaque
jour je découvre de nouvelles embûches, de nouvelles trames. Ils ont envoyé
en Corse un des sicaires de Georges, un misérable que les journaux anglais
eux-mêmes ont signalé à l'Europe comme un buveur de sang, comme un assassin.
Mais qu'il prenne garde à lui ; s'il me manque, je ne le manquerai pas. Je
l'enverrai chercher par mes grenadiers, et je le ferai fusiller pour servir
d'exemple aux autres. « Les
émigrés seront toujours les mêmes. Tant qu'il ne fut question que de faire de
belles jambes dans mon antichambre, j'en trouvai plus que je n'en voulus.
Quand il fallut montrer de l'honneur, ils se sont retirés comme des c... J'ai
fait une grande faute en rappelant en France cette race antinationale sans
moi, ils seraient tous morts de faim à l'étranger. Mais alors j'avais de
grands motifs je voulais réconcilier l'Europe avec nous et clore la
Révolution. « Que
disent de moi les soldats ? Ils ne prononcent jamais votre nom qu'avec
respect, admiration et douleur. Ils m'aiment donc toujours ? Que disent-ils
de nos malheurs ?- Ils les regardent comme l'effet de la trahison. Ils ont
raison sans l'infâme défection du duc de Raguse, les alliés étaient perdus.
J'étais maître de leurs derrières et de toutes leurs ressources de guerre. Il
n'en serait pas échappé un seul. Ils auraient eu aussi leur vingt-neuvième
bulletin. Marmont est un misérable il a perdu son pays et livré son prince.
Sa convention seule avec Schwartzenberg suffit pour le déshonorer. S'il
n'avait pas su qu'il compromettait en se rendant ma personne et mon armée, il
n'aurait pas eu besoin de stipuler de sauvegarde pour ma liberté et peur ma
vie. Cette trahison n'est pas la seule. Il a intrigué avec Talleyrand pour
ôter la régence à l'impératrice et la couronne à mon fils. Il a trompé et
joué indignement Caulaincourt, Macdonald et les autres maréchaux. Tout son
sang ne suffirait point pour expier le mal qu'il a fait à la France... Je
dévouerai son nom à l'exécration de la postérité. Je suis bien aise
d'apprendre que mon armée a conservé le sentiment de sa supériorité, et
qu'elle rejette sur leurs véritables auteurs nos grandes infortunes. Je vois
avec satisfaction, d'après ce que vous venez de m'apprendre, que l'opinion
que je m'étais formée de la situation de la France est exacte la race des
Bourbons n'est plus en état de gouverner. Son gouvernement est bon pour les
nobles, les prêtres, les vieilles comtesses d'autrefois il ne vaut rien pour
la génération actuelle. Le peuple a été habitué par la Révolution à compter
dans l'État. Il ne consentira jamais à retomber dans son ancienne nullité, et
à redevenir le patient de la noblesse et de l'Église. L'armée ne sera jamais
aux Bourbons. Nos victoires et nos malheurs ont établi entre elle et moi un
lien indestructible avec moi seul elle peut retrouver la vengeance, la
puissance et la gloire avec les Bourbons, elle ne peut attraper que des
injures et des coups. Les rois ne se soutiennent que par l'amour de leurs
peuples ou. par la crainte. Les Bourbons ne sont ni craints ni aimés ils se
jetteront d'eux-mêmes à bas du trône, mais ils peuvent s'y maintenir encore
longtemps. Les Français ne savent pas conspirer... « Oui,
leur gouvernement doit avoir pour ennemis tous les hommes qui ont du sang
national dans les veines. Mais comment tout cela finira-t-il ? Croit-on qu'il
y aura une nouvelle révolution ? Que feriez-vous si vous chassiez les
Bourbons ? Établiriez-vous la république ? — La république, Sire ! on n'y
songe point. Peut-être établirait-on une régence. — Une régence ! Et
pourquoi faire ? suis-je mort ? — Mais, Sire, votre absence. — Mon absence
n'y fait rien en deux jours je serais en France si la nation m'y appelait.
Croyez-vous que je ferais bien d'y revenir ? — Je n'ose point, Sire, résoudre
personnellement une semblable question, mais... — Ce n'est point-là ce que je
vous demande. Répondez, oui ou non. — Eh bien ! oui, Sire. — Vous le
pensez ? — Oui, Sire, je suis convaincu, ainsi que vos amis, que le peuple et
l'armée vous recevraient en libérateur et embrasseraient votre cause avec
enthousiasme. — Mes amis sont donc d'avis que je revienne ? — Nous avions
prévu que Votre Majesté m'interrogerait sur ce point, et voici textuellement
la réponse : « Vous direz à l'empereur que nous n'osons prendre sur nous
de décider une question aussi importante ; mais qu'il peut regarder comme un
fait positif et incontestable que le gouvernement actuel s'est perdu dans
l'esprit du peuple et de l'armée, que le mécontentement est au comble, et
qu'on ne croit pas qu'il puisse lutter longtemps contre l'animadversion
générale. Vous ajouterez que l'empereur est devenu l'objet des regrets et des
vœux de l'armée et de la nation. » XIII L'empereur
parut écouter pour la première fois ce rapport d'un homme intelligent sur la
France, s'absorba dans ses réflexions, et congédia l'interlocuteur. Il le
fit revenir deux jours après, et après lui avoir fait jurer la discrétion la
plus stricte sur ce qu'il allait lui confier : « Vous m'appartenez
désormais, lui dit-il achevez et circonstanciez le récit que vous êtes chargé
de me faire des dispositions de la France. J'ai été cause de ses maux, je
veux les réparer... Murat est à nous. Il a retrouvé sa belle âme, il pleure
ses fautes contre moi, il est prêt à les racheter. Il a peu de tête, il n'a
qu'un bras et un cœur. Sa femme le dirigera. Il me prêtera sa marine si j'en
ai besoin. La France m'appelle. Partez, et dites à ceux qui vous ont envoyé
ce que vous avez vu. Je suis décidé à tout braver pour répondre à leurs vœux
et à ceux de la patrie. Je partirai d'ici au 1er avril avec ma garde et
peut-être plus tôt. Qu'ils fortifient le bon esprit de l'armée. Si la chute
des Bourbons précédait mon débarquement, dites à nos amis que je ne veux
point de la régence, qu'ils nomment un gouvernement intérimaire composé des
noms que je vous désignerai. Quant à vous, rendez-vous à Naples, de là à
Paris. Ce soir à neuf heures, vous trouverez un guide et des chevaux à la
porte de la ville. A minuit, une felouque, préparée à l'insu du commandant de
Porto-Longone, vous portera à Naples. » Puis
rappelant l'émissaire qui sortait « Quels sont, lui dit-il, les régiments qui
se trouvent dans le Midi, sur le littoral et sur la route de Paris ?
Écrivez-moi les noms des officiers qui les commandent. Voici un chiffre qui
dérobera. vos commentaires a l'œil de toutes les polices. XIV L'émissaire
partit et exécuta les ordres de Napoléon. Il attendait le 1er avril comme
l'époque fixée par l'empereur. Le conseil secret des bonapartistes à Paris
renfermait dans le silence de l'anxiété ses espérances et ses craintes. Nul
n'était dans le secret explicite .de ses dernières résolutions. Il les
laissait flotter dans son propre esprit. Il croyait avec raison que l'heure
des grandes choses est fixée par les circonstances plus que par l'homme, que
les événements s'improvisent autant qu'ils se préméditent. Il avait
l'habitude de laisser beaucoup faire au hasard et au moment. XV Cependant
une activité inaccoutumée et des symptômes mystérieux de quelque grand
dessein frappaient les regards des habitants de l'île d'Elbe. Des felouques
débarquaient sans cesse la nuit et embarquaient des correspondances avec
l'Italie. Des approvisionnements et des vivres étaient accumulés dans les
magasins. De fréquentes revues des grenadiers de la garde étaient passées par
Napoléon et par les généraux. On faisait l'inspection des armes. Une rumeur
courait, dans les rangs de ses soldats, d'une prochaine expédition en Italie.
Ils souriaient à l'idée de revoir bientôt le continent, confiants dans le
génie et dans le bonheur de leur empereur, et ne doutant pas dé la victoire
du moment qu'il leur donnerait le signal de quelque entreprise méditée et
combinée par lui. Son visage souriant, ses propos familiers, ses rudes
caresses les préparaient, sans qu'il s'ouvrît davantage ; à tout faire et à
tout espérer pour eux et pour lui. Aux yeux des étrangers qui visitaient
l'île et parmi lesquels il soupçonnait des espions, Napoléon cachait ses
résolutions sous une indifférence résignée et sous l'activité sans but d'un
homme qui cherche à distraire son ennui. Les réunions, les conversations et
les fêtes se multipliaient autour de lui. Les commissaires anglais et français,
chargés d'observer de Livourne et de Gênes la côte d'Italie, venaient
eux-mêmes participer à ces plaisirs et entretenaient leur gouvernement dans
la plus trompeuse sécurité. XVI Soit
que l'empereur eût voulu tromper ses amis eux-mêmes en fixant au 1er avril
l'expédition qu'il méditait, soit plutôt qu'une impatience conforme à sa
nature l'eût saisi tout à coup et lui eût rendu intolérable le long délai
qu'il avait d'abord imposé à sa pensée, il surprit l'Europe, et peut-être il
se surprit lui-même en devançant précipitamment le terme fixé. Il savait que
les pensées trop attendues avortent, et que l'étonnement est une partie du
succès dans les conjurations. Le 26
février, dans la nuit, il assista le front serein, l'esprit en apparence
détendu, la conversation libre et flottante, à un bal que la princesse
Pauline Borghèse donnait aux officiers de son armée, aux étrangers et aux
principaux habitants de l'île. Il s'entretint longtemps sur des sujets divers
avec quelques voyageurs anglais que la curiosité avait amenés du continent à
cette fête. Il sortit tard, n'emmenant avec lui que le général Bertrand et le
général Drouot. « Nous partons demain, leur dit-il de ce ton qui
semblait interdire la discussion et commander l'obéissance muette ; qu'on
saisisse dans la nuit les bâtiments qui sont à l'ancre, que le commandant du
brick l'Inconstant reçoive l'ordre de se rendre à son bord, de prendre
le commandement de ma flottille et de tout préparer pour l'embarquement des
troupes, que ma garde soit embarquée demain dans la journée, qu'aucune voile
ne puisse sortir des ports ou des anses de l'île jusqu'au moment où nous
serons en mer. Que d'ici là personne, excepté vous, ne connaisse mes
desseins. » Les
deux généraux passèrent le reste de la nuit à préparer l'exécution des ordres
qu'ils venaient de recevoir. La fête de la princesse Pauline retentissait
encore dans le silence de la nuit, que déjà les pensées de l'empereur avaient
franchi la mer et que tout se préparait dans la résidence pour le départ. Les
officiers et les troupes reçurent, au lever du soleil, sans étonnement et
sans hésitation, l'ordre de se préparer à l'embarquement. Ils avaient
l'habitude de ne point raisonner l'obéissance et de se confier au nom qui
était pour eux le destin. Au milieu du jour la chaloupe du brick l'Inconstant
vint prendre l'empereur lui-même. Il y monta salué par le canon, par les
acclamations du peuple, par les larmes de sa sœur, et fut reçu sur le brick
par quatre cents grenadiers de sa garde déjà embarqués. Les trois petits
navires de commerce saisis dans la nuit avaient reçu le reste des troupes,
montant ensemble à un millier d'hommes. La certitude du succès éclairait le
visage de Napoléon, et cette confiance se répercutait sur le visage de ses
soldats. La mer lui était propice. C'était elle qui l'avait secondé dans
toutes ses entreprises, apporté de Corse en France, porté de Toulon à Malte
et à Alexandrie en écartant la flotte de Nelson, rapporté d'Alexandrie à Fréjus
à travers les croisières anglaises. En revenant d'Égypte seul et déserteur de
son armée, il venait à l'appel de sa fortune ; en s'embarquant à l'île d'Elbe
avec tout ce qui lui restait de ses compagnons de gloire, il venait la
provoquer. Il comptait sur elle : elle ne devait pas encore le tromper. XVII Le
canal entre l'île d'Elbe et les côtes du continent devait être sillonné de
croisières françaises et anglaises, pour observer le captif de l'Europe. La
France avait négligé cette précaution. Le commandant de la croisière
anglaise, distrait, par l'amour, de son devoir et de son poste, avait sa
frégate à l'ancre dans la rade de Livourne il était allé à Florence à des
fêtes où il espérait rencontrer la femme célèbre par sa beauté, objet de sa
passion. La mer était libre. Au coucher du soleil un dernier coup de canon
donna à la flottille de Napoléon le signal de lever les ancres. Un ciel pur,
une vague douce, un vent maniable et favorable, semblaient conspirer
d'intelligence avec cette poignée d'hommes qui allaient chercher l'empire ou
la mort au-delà des flots. La musique des bataillons répondait par des
fanfares guerrières aux adieux de la côte. La flotte et le bruit
s'évanouissaient ensemble dans la nuit. « Le sort en est jeté » s'écria
Napoléon en détournant ses regards des montagnes de l'île qui s'affaissaient
à l'horizon, et en les reportant sur la mer d'Italie. Il s'entoura de ses
généraux, et passa avec eux la revue des troupes embarquées. Les quatre cents
grenadiers sur l'Inconstant, deux cents hommes d'infanterie de la garde, deux
cents chasseurs corses et cent Polonais, montés sur six petits bâtiments de
tout tonnage, vingt-six canons sur le brick, composaient toute la flotte et
toute l'armée. Une seule frégate rencontrée suffisait pour l'anéantir. Mais
nul ne calculait le péril. Tous comptaient sur un prodige. Bertrand, Drouot,
Cambronne, présentaient aux soldats le même calme de voix et la même
physionomie disciplinée que les jours où ils entouraient l'empereur à ses
revues du Carrousel. Les soldats portaient. sur leurs traits et dans leurs
yeux quelque chose de la résolution des jours de bataille, leurs regards
perdus semblaient voir de loin la grande pensée qui les guidait. Ils
s'étudiaient respectueusement dans l'attitude et dans les paroles de leur
empereur. Nul ne lui demandait compte de ses desseins. Leur plus beau
dévouement était de le suivre sans l'interroger. XVIII Mais
lui, pressentant leurs secrètes impressions, et voulant les associer par la
confidence à son succès « Soldats, leur. dit-il, nous allons en France, nous
allons à Paris. — En France ! en France ! » répondirent d'une seule voix les
quatre cents grenadiers groupés sur le pont du brick : « Vive la
France et vive l'empereur ! » L'empereur
descendit dans l'entrepont. Les soldats, revêtus des mêmes uniformes que la
campagne de 1814 et le temps avaient usés et déchirés, s'occupaient à en
recoudre et à en rajuster les débris. Ils voulaient reparaître dans leur
patrie avec la tenue de leur jour de parade. Ils échangeaient entre eux à
demi-voix ces réflexions imprévues, ces retours vers le foyer de famille, ces
railleries douces et ironiques, génie des camps français. Napoléon profita de
ces heures nocturnes pour dicter à ses généraux les proclamations à l'armée
et au peuple dont il voulait être précédé sur sa route vers Paris. Il avait
médité et noté lui-même avec soin ces proclamations a la fois militaires et
politiques, dernier mot et principal moyen de son entreprise il en avait pesé
tous les termes mais, n'ayant voulu confier à aucun secrétaire ou à aucun
confident le mystère de son projet d'embarquement, il avait écrit de sa
propre main ces pièces. Il ne lisait que difficilement sa propre écriture,
rapide, tronquée, confuse comme la pensée qui s'accumule sur la pensée dans
une rapide mêlée d'idées. Il retrouvait avec peine le sens et les mots
déposés sur le papier. Il parvint cependant a se lire à travers les signes et
les ratures. Plusieurs mains écrivaient à sa voix. Il commença par l'armée,
toujours et partout sa première pensée. A L'ARMÉE. Soldats nous n'avons pas été vaincus deux hommes
sortis de nos rangs ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur
bienfaiteur. Ceux que nous avons vus pendant vingt-cinq ans
parcourir toute l'Europe pour nous susciter des ennemis, qui ont passé leur
vie à combattre contre nous dans les rangs des armées étrangères, en
maudissant notre belle France, prétendraient-ils commander et enchaîner nos
aigles, eux qui n'ont jamais pu en soutenir les regards ? Souffrirons-nous
qu'ils héritent du fruit de nos glorieux travaux ? qu'ils s'emparent de nos
honneurs, de nos biens, qu'ils calomnient notre gloire ? Si leur règne
durait, tout serait perdu, même le souvenir de ces mémorables journées. Avec quel acharnement ils les dénaturent ! Ils
cherchent à empoisonner ce que le monde admire ; et s'il reste encore des
défenseurs de notre gloire, c'est parmi ces mêmes ennemis que nous avons
combattus sur les champs de bataille. Soldats dans mon exil j'ai entendu votre voix je
suis arrivé à travers tous les obstacles et tous les périls. Votre général, appelé au trône par le choix du
peuple, et élevé sur vos pavois, vous est rendu venez le joindre. Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites,
et qui pendant vingt-cinq ans servirent de ralliement à tous les ennemis de
la France. Arborez cette cocarde tricolore, vous la portiez dans nos grandes
journées. Nous devons oublier que nous avons été les maîtres des nations,
mais nous ne devons pas souffrir qu'aucune se mêle de nos affaires. Qui
prétendrait être maître chez nous ? Qui en aurait le pouvoir ? Reprenez ces
aigles que vous aviez a Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Eylau, à Wagram, à
Friedland, a Tudela, à Eckmühl, à Essling, à Smolensk, à la Moskowa, à
Lutzen, à Wurtchen, à Montmirail. Pensez-vous que cette poignée de Français
aujourd'hui si arrogants puissent en soutenir la vue ? Ils retourneront d'où
ils viennent, et là, s'ils le veulent, ils régneront comme ils prétendent
avoir régné pendant dix-neuf ans. Vos biens, vos rangs, votre gloire, les biens, les
rangs et la gloire de vos enfants n'ont pas de plus grands ennemis que ces
princes que les étrangers nous ont imposés. Ils sont les ennemis de notre
gloire, puisque le récit de tant d'actions héroïques qui ont illustré le
peuple français combattant contre eux pour se soustraire à leur joug est leur
condamnation. Les vétérans des armées de Sambre-et-Meuse, du
Rhin, d'Italie, d'Égypte, de l'Ouest, de la grande armée, sont humiliés leurs
honorables cicatrices sont flétries ; leurs succès sont des crimes ; ces
braves seraient des rebelles, si, comme le prétendent les ennemis du peuple,
des souverains légitimes étaient au milieu des armées étrangères. Les
honneurs, les récompenses, les affections sont pour ceux qui les ont servis
contre la patrie et nous. Soldats venez vous ranger sous les drapeaux de
votre chef son existence ne se compose, que de la vôtre ; ses droits ne sont
que ceux du peuple et les vôtres ; son intérêt, son honneur, sa gloire, ne
sont autres que votre intérêt, votre honneur et votre gloire. La victoire
marchera au pas de charge l'aigle, avec les couleurs nationales, volera de
clocher en clocher jusques aux tours de Notre-Dame. Alors vous pourrez
montrer avec honneur vos cicatrices ; alors vous pourrez vous vanter de ce
que vous aurez fait ; vous serez les libérateurs de la patrie. Dans votre vieillesse, entourés et considérés de
vos concitoyens, ils vous entendront avec respect raconter vos hauts faits
vous pourrez dire avec orgueil : « Et moi aussi je faisais partie
de cette grande armée qui est entrée deux fois dans les murs de Vienne, dans
ceux de Rome, de Berlin, de Madrid, de Moscou, qui a délivré Paris de la
souillure que la trahison et la présence de l'ennemi y ont empreinte. » Honneur à ces braves soldats, la gloire de la
patrie ! et honte éternelle aux Français criminels, dans quelque rang que la
fortune les ait fait naître, qui combattirent vingt-cinq ans avec l'étranger
pour déchirer le sein de la patrie. Signé : NAPOLÉON. Le grand maréchal faisant fonctions de major-général
de la grande armée, Signé : BERTRAND. Il
passa au peuple. On retrouve dans la proclamation qu'il lui adressa toutes
les accusations et toutes les incriminations malignes que ses amis à Paris
soufflaient depuis sept mois aux feuilles impérialistes ou révolutionnaires.
Après s'être posé vingt ans en patricien qui vient dompter le peuple, il se
posait en plébéien qui vient venger le peuple de l'aristocratie. Sylla se
changeait en Marius. Mais le monde ne pouvait, s'y tromper. Tout le néant de
l'entreprise qu'il allait tenter et accomplir tenait à ce double rôle dont
l'un démentait l'autre, et qui sous le plébéien laissait voir le restaurateur
de toutes les aristocraties, et sous l'homme de la liberté le conservateur de
toutes les dictatures. AU PEUPLE. Français la défection du duc de Castiglione livra
Lyon sans défense, à nos ennemis. L'armée dont je lui avais confié le
commandement était, par le nombre de ses bataillons, la bravoure et le
patriotisme des troupes qui la composaient, en état de battre le corps
d'armée autrichien qui lui était opposé, et d'arriver sur les derrières du
flanc gauche de l'armée ennemie qui menaçait Paris. Les victoires de Champaubert, de Montmirail, de
Château-Thierry, de Vauchamp, de Mormans, de Montereau, de. Craonne, de
Reims, d'Arcy-sur-Aube et de Saint-Dizier l'insurrection des braves paysans
de la Lorraine, de la Champagne, de l'Alsace, de la Franche-Comté et de la
Bourgogne, et la position que j'avais prise sur les derrières de l'armée
ennemie en la séparant de ses magasins, de ses parcs de réserve, de ses
convois et de tous ses équipages, l'avaient placée dans une situation
désespérée. Les Français ne furent jamais sur le point d'être plus puissants,
et l'élite de l'armée ennemie était perdue sans ressource elle eût trouvé son
tombeau dans ces vastes contrées qu'elle avait impitoyablement saccagées,
lorsque la trahison du duc de Raguse livra la capitale et désorganisa
l'armée. La conduite inattendue de ces deux généraux qui trahirent à la fois
leur patrie, leur prince et leur bienfaiteur, changea le destin de la guerre
la situation de l'ennemi était telle, qu'a la fin de l'affaire qui eut lieu
devant Paris, il était sans munitions par la séparation de ses parcs de
réserve. Dans ces nouvelles et grandes circonstances, mon
cœur fut déchiré, mais mon âme resta inébranlable je ne consultai que
l'intérêt de la patrie, je m'exilai sur un rocher au milieu des mers, ma vie
vous était et devait encore vous être utile. Je ne permis pas que le grand
nombre de citoyens qui voulaient m'accompagner partageassent mon sort je crus
leur présence utile à la France, et je n'emmenai avec moi qu'une poignée de
braves nécessaires à ma garde. Élevé au trône par votre choix, tout ce qui a été
fait sans vous est illégitime. Depuis vingt-cinq ans, la France a de nouveaux
intérêts, de nouvelles institutions, une nouvelle gloire, qui ne peuvent être
garantis que par un gouvernement national et par une dynastie née dans ces
nouvelles circonstances. Un prince qui régnerait sur vous, qui serait assis
sur mon trône par la force des mêmes armées qui ont ravagé notre territoire,
chercherait en vain s'étayer des principes du droit féodal il ne pourrait
assurer l'honneur et les droits que d'un petit nombre d'individus ennemis du
peuple, qui depuis vingt-cinq ans les a condamnés dans toutes nos assemblées
nationales. Votre tranquillité intérieure et votre considération extérieure
seraient perdues à jamais. Français ! dans mon exil j'ai entendu vos
plaintes et vos vœux vous réclamez ce gouvernement de votre choix, qui seul
est légitime vous accusiez mon long sommeil vous me reprochiez de sacrifier à
mon repos les grands intérêts de la patrie. J'ai traversé les mers au milieu des périls de
toute espèce ; j'arrive parmi vous reprendre mes droits qui sont les vôtres.
Tout ce que des individus ont fait, écrit ou dit depuis la prise de Paris, je
l'ignorerai toujours cela n'influera en rien sur le souvenir que je conserve
des services importants qu'ils ont rendus car il est des événements d'une
telle nature qu'ils sont au-dessus de l'organisation humaine. Français ! il n'est aucune nation, quelque
petite qu'elle soit, qui n'ait eu le droit de se soustraire et ne se soit
soustraite au déshonneur d'obéir à un prince imposé par un ennemi
momentanément victorieux. Lorsque Charles VII rentra dans Paris et renversa
le trône éphémère de Henri VI, il reconnut tenir son trône de la vaillance de
ses braves, et non du prince régent d'Angleterre. C'est aussi à vous seuls et
aux braves de l'armée que je fais et ferai toujours gloire de tout devoir. Signé : NAPOLÉON. Son
accent et sa physionomie en dictant ces adjurations au peuple se conformaient
aux paroles. Il avait le regard, le geste, le ton de l'indignation contre les
oppresseurs de la liberté et de l'égalité. On eût dit qu'il répétait devant
ses généraux et ses secrétaires les scènes populaires qu'il voulait jouer sur
le continent. XIX Ce
travail occupa une partie de la nuit. Les deux proclamations à peine dictées,
on demanda sur le pont parmi les marins et les grenadiers les hommes qui
savaient écrire. Des centaines de mains furent occupées à en faire des
milliers de copies pour qu'elles fussent prêtes a être distribuées à
profusion au peuple au moment du débarquement. Le vent
était tombé avec la nuit. Au lever du jour la flottille n'était qu'à six
lieues de l'île d'Elbe, doublant lentement le cap Saint-André. Le calme
irritait Napoléon, qui implorait le vent du matin pour le jeter à la côte de
France. La petite île déserte de Capraïa, séjour des chevriers de Piombino,
semblait retenir le brick. On apercevait à distance une ou deux voiles.
Toutes étaient suspectes à un captif qui avait le monde pour surveillant et
pour ennemi. Les officiers de marine proposèrent de virer de bord pour
retourner à Porto-Ferrajo et attendre un meilleur vent. L'empereur refusa, et
fit jeter à la mer les équipements de sa petite armée pour alléger les
bâtiments et les rendre plus sensibles à la brise. Le vent
solaire s'éleva un peu vers midi et porta la flotte à la hauteur de Livourne.
Une frégate apparut sous le vent et disparut. Un brick de guerre français, le
Zéphyr, commandé par le capitaine Andrieux arrivait à pleines voiles
sur la ligne de la flottille. Les grenadiers, sûrs d'entraîner ou de vaincre,
conjurèrent l'empereur d'aborder le bâtiment français, de lui faire arborer
le drapeau tricolore et d'en grossir l'expédition. Il ne voulut pas risquer
tout l'avenir de son entreprise et tout le secret de son expédition contre un
succès insignifiant et puéril. Il ordonna aux grenadiers de descendre sous le
pont, de se cacher, et de garder le silence. A six heures, les deux bricks
étaient à portée de la voix, se croisant sur la mer. Les deux commandants,
qui se connaissaient, échangèrent quelques paroles à l'aide de leurs
porte-voix. Le capitaine Andrieux, sans soupçon, demanda des nouvelles de
l'empereur. L'empereur, accoudé à côté de l'officier qui commandait l'Inconstant,
prit le porte-voix de ses mains et répondit qu'il se portait bien. La route
opposée éloigna bientôt les deux bricks l'un de l'autre. Le vent fraîchit
jusqu'au matin. A l'aurore on vit un vaisseau de soixante-quatorze canons qui
cinglait vers la flotte. L'inquiétude reprit les équipages. Mais les voiles
du vaisseau disparurent comme un nuage sur la mer. Il n'avait pas daigné
s'informer de ces' sept petites voiles marchandes, éparses sur l'horizon. La
sérénité revint avec l'horizon libre. L'empereur rassembla de nouveau les
généraux sur le pont, et leur dit : « Parlez maintenant vous-mêmes
à vos compagnons de gloire ! Allons, Bertrand, prenez la plume et écrivez
votre propre appel à vos frères d'armes ! » Bertrand s'excusa sur
son inaptitude à trouver des expressions à la hauteur de la circonstance. «
Eh bien ! écrivez, dit Napoléon, je vais parler pour vous tous. » Et il
dicta la proclamation de la garde à l'armée « Soldats
la générale bat, et nous marchons courez aux armes, venez nous joindre,
joindre votre empereur et vos aigles. « Et
si ces hommes aujourd'hui si arrogants et qui ont toujours fui à l'aspect de
nos armes osent nous attendre, quelle plus belle occasion de verser notre
sang et de chanter l'hymne de la victoire « Soldats
des septième, huitième et dix-neuvième divisions militaires ; garnisons
d'Antibes, de Toulon, de Marseille officiers en retraite, vétérans de nos
armées, vous êtes appelés à l'honneur de donner le premier exemple. Venez
avec nous conquérir le trône, palladium de nos droits, et que la postérité
puisse dire un jour « Les étrangers, secondés par des traîtres, avaient
imposé un joug honteux à la France, les braves se sont levés, et les ennemis
du peuple, de l'armée ont disparu et sont rentrés dans le néant. » Cette
adresse fut copiée comme les précédentes par tous les équipages. Chaque
soldat en reçut plusieurs copies pour les distribuer sur la route aux
régiments français. XX Les
côtes d'Antibes apparurent à la proue des navires. Un cri unanime les salua :
« Vive la France ! vivent les Français ! » s'écrièrent
matelots et soldats en élevant leurs bonnets et leurs chapeaux en l'air,
comme si ces gestes et ces voix eussent été vus et répondues par l'horizon. « Reprenons
la cocarde tricolore, dit l'empereur, afin que la patrie nous reconnaisse ! »
La cocarde de l'île d'Elbe, blanche et amarante, parsemée d'abeilles fut
arrachée et jetée à la mer. Chaque soldat replaça à son bonnet à poil la
cocarde tricolore qu'il avait conservée comme la relique des camps. Une nuit
paisible recouvrit bientôt les yeux sans sommeil. Au crépuscule du matin du
1er mars, la flottille, rapprochée de terre par une brise d'ouest, entrait à
pleines voiles dans le golfe Juan. Napoléon, superstitieux comme tous les
hommes qui ont éprouvé les miracles de la destinée, attachait une pensée à
cette terre. C'était la plage qui l'avait reçu à son retour furtif et
triomphal d'Égypte elle l'avait porté- au trône, elle devait, disait-il, l'y
reporter plus vite et plus sûrement. Sa destinée avait moins à faire. Elle
savait-la route,' elle revenait sur ses propres traces. Elle y touchait le
soir. XXI La
felouque qui portait le général Drouot devançait la flottille d'une
demi-heure. Elle jeta l'ancre la première sur une plage déserte et
silencieuse. Drouot et ses soldats furent portés a terre par les chaloupes de
la felouque. Le jour n'éclairait encore qu'à demi la terre et la mer. Les
soldats de Drouot, débarqués et ne sachant s'ils étaient suivis de près par
les autres navires et par le brick, eurent un mouvement de terreur en voyant
l'ombre de l'Inconstant grossie par la brume s'avancer vers la plage. Ils
crurent à une surprise ou à une embûche de mer. Ils prirent le brick pour un
vaisseau de guerre qui venait intercepter la côte à l'empereur. Ils
s'élancèrent de nouveau sur la felouque pour aller au secours de leur
général. Au moment où ils déployaient leurs voiles, l'empereur lui-même sur
la proue du brick les rassura et les salua. L'ancre fut jetée. L'empereur fit
descendre ses troupes sans obstacle et toucha lui-même cinq heures le sol de
la France, porté sur les bras de ses grenadiers et reçu par leurs
acclamations. Son bivouac avait été établi à quelque distance de la plage,
sous un bois d'oliviers. « Voilà un heureux présage, dit-il en montrant
ces arbres de paix, il se réalisera ! » XXII A
l'aspect de ces voiles, au bruit de ce débarquement, à l'écho de ces
acclamations, à la vue de ces uniformes chers au souvenir du peuple, quelques
rares chaumières des environs s'ouvrirent, et des paysans étonnés et indécis
s'approchèrent timidement du camp de Napoléon. Les soldats leur tendirent les
bras, leur montrant du geste l'empereur et les invitant à fraterniser avec
eux. Les paysans montrèrent plus d'hésitation et de terreur que
d'enthousiasme. Un seul d'entre eux, ancien militaire, aborda l'empereur et
lui demanda de se joindre à son bataillon. « C'est le premier, dit.
Napoléon à ses officiers ; ils suivront tous, leur cœur est à moi ! »
Cependant, bien qu'il affectât la confiance, il était évidemment ébranlé par
la lenteur et par l'indécision du peuple de cette côte à l'entourer. Il était
en France, et il restait plus isolé qu'à l'île d'Elbe. Il fit
appeler un officier de la ligne, et lui ordonna de se porter à la tête d'un
détachement de vingt-cinq hommes sur la ville d'Antibes, voisine de la plage
où il était descendu, d'y faire appel à la garnison et au peuple au nom de
l'empereur, d'y déployer le drapeau tricolore et d'entraîner avec lui les
soldats. L'officier partit plein de confiance. XXIII Mais le
bruit de la descente de Napoléon sur la plage avec une poignée d'hommes avait
déjà été apporté par des paysans royalistes au général Corsin, commandant de
la ville. Sans hésiter entre ses souvenirs et ses devoirs, le général Corsin
prit ses mesures pour séquestrer ses troupes de tout contact avec les
émissaires de Napoléon. Le détachement envoyé par l'empereur, au lieu de se
borner à parlementer au pied des murailles, entra témérairement dans la ville
aux cris de « Vive l'empereur ! » Ces cris ne trouvèrent pour
écho que le cri de « Vive le roi ! » dans le peuple, le
silence et la froideur dans la garnison. Le général Corsin fit relever
précipitamment le pont-levis derrière le détachement. L'officier et le
détachement furent retenus prisonniers dans la ville. Napoléon commençait son
entreprise par un revers il échouait contre ses propres soldats. Ce n'était
pas là l'enthousiasme insurrectionnel dont ses émissaires de Paris l'avaient
flatté. Mais il n'était plus temps de réfléchir. Il fallait s'avouer vaincu,
ou avancer. Cependant
ses propres soldats murmuraient et rougissaient de laisser leurs camarades
compromis, prisonniers et peut-être suppliciés dans la première ville dont il
avait tenté la fidélité. Ils demandaient à grands cris d'aller les délivrer
en donnant l'assaut à Antibes. Napoléon, qui sentait le prix du temps et qui
ne voulait pas perdre des heures ou des jours aux portes d'une ville dont
l'occupation n'aurait aucune influence sur le sort de son entreprise, calma leur
impatience en envoyant par un second officier un message au général Corsin.
L'officier avait ordre de ne pas entrer dans la ville, et de se borner à
entrer en pourparlers avec la garnison. « Dites-leur, recommanda-t-il à son
émissaire, que je suis ici, que la France me rappelle que les garnisons de
Lyon et de Grenoble accourent au pas de charge au-devant de moi, que je les
somme de venir se ranger sous mes aigles ! » L'officier
partit et revint sans avoir pu exécuter son ordre. Les portes étaient
fermées, les remparts déserts. La France se repliait devant Napoléon. Il
feignit l'indifférence sur un symptôme dont il était intérieurement
consterné, e il voulut regagner sur le temps ce que l'impopularité de son nom
lui avait fait perdre de succès à son premier pas. Il fit rafraîchir ses
troupes, leva son camp, et se mit en marche à onze heures du soir avec quatre
pièces d'artillerie. Les Polonais de sa garde, presque tous démontés,
portaient sur leurs épaules leurs selles et leur équipement. A mesure que
Napoléon trouvait un cheval sur sa route, il l'achetait pour remonter sa
cavalerie. Pour
éviter le cœur de la Provence et les grandes villes de Toulon, de Marseille,
d'Aix, d'Avignon, dont il connaissait l'attachement aux Bourbons, et dont il
avait éprouvé l'animosité contre lui dans sa route vers son exil, il se
détermina à suivre le flanc des montagnes de la rive gauche du Rhône. Il
espérait ainsi arriver à Grenoble et à Lyon avant que le maréchal Masséna,
qui commandait dans le Midi, pût lui fermer le passage ou l'atteindre. Il
arriva au point du jour à Cannes, de là à Grasse, et coucha le soir au
village de Cernon, distant de vingt lieues de la plage. Les populations qu'il
avait, traversées avaient témoigné partout plus de surprise que
d'entraînement vers lui. Le 3 il
fit halte à Barême, le 4 à Digne, le 5 à Gap. Ces populations belliqueuses
des montagnes commencèrent à s'émouvoir à son nom. Il fit camper sa petite
armée hors de la ville, et ne garda autour de lui, pour sa sûreté, que six
Polonais à cheval et quarante grenadiers. Il fit, imprimer pendant la nuit
les proclamations qu'il avait dictées en mer. Il lui suffit de les faire
jeter au peuple de Gap pour qu'elles se répandissent de proche en proche sur
sa route et dans les campagnes voisines. Les magistrats de Gap, ville
désarmée, s'étaient retirés devant lui. Le maire seul de la ville et quelques
conseillers municipaux se mirent en rapport avec sa troupe pour lui procurer
des vivres, mais s'abstinrent sévèrement de toute manifestation
d'enthousiasme ou même d'accueil. Il essaya de tromper les habitants du
Dauphiné par l'expression d'une reconnaissance qu'il n'éprouvait pas. «
Citoyens, disait cette proclamation, j'ai été vivement touché de tous les
sentiments que vous m'avez témoignés. Vous avez raison de m'appeler votre
père. Je ne vis que pour l'honneur et le bonheur de la France. Mon retour
dissipe vos inquiétudes. Il garantit la conservation de toutes les
propriétés, l'égalité entre toutes les classes ces droits dont vous jouissiez
depuis vingt-cinq ans, et après lesquels vos pères ont tant soupiré, forment
aujourd'hui une partie de votre existence. » Le 6, à deux heures après midi,
il quitta Gap au milieu du concours d'une population plus curieuse
qu'empressée. Il n'avait pas recruté encore en cinq jours de marche un seul
homme. Le peuple accourait, regardait, s'étonnait, mais ne suivait pas.
Chacun semblait sentir que Napoléon affrontait un hasard, et qu'il y avait
peut-être plus de témérité que de génie dans son entreprise. Il
s'arrêta le même jour à Corps. Le général Cambronne alla occuper à la tête
d'une avant-garde de quarante hommes le village de la Mure. Le maire de
Sisteron refusa des vivres les habitants les fournirent d'eux-mêmes. Ils
offrirent un drapeau tricolore à l'avant-garde de Cambronne. A quelque
distance de la ville, le général se trouva en face d'un bataillon venu de
Grenoble pour fermer le passage à l'empereur. Cambronne voulut en vain
parlementer on ne l'écouta pas. Il se replia et envoya un de ses aides de
camp informer Napoléon de cet obstacle. Napoléon rallia ses troupes harassées
par une longue marche dans la neige et sur les rochers des Basses-Alpes. Le
danger rendit l'élan à ses soldats à leur approche le bataillon du 5e de
ligne et les deux compagnies de sapeurs qui s'étaient opposés au passage de
Cambronne se replièrent de trois lieues sur un corps d'armée de six mille
hommes détaché de Chambéry. Ce bataillon fit halte en avant de Vizille, à
l'entrée d'un défilé resserré entre les montagnes et un lac. Napoléon
s'arrêta et passa la nuit à la Mure. Il ne dormit pas. Le contact et le choc
qui devaient avoir lieu le lendemain entre sa petite armée et l'armée royale
allait décider de son existence. Il affecta néanmoins en quittant la Mure
cette assurance qui est l'augure du succès sur le front du chef. Le succès
était pour lui à Grenoble. Une armée lui en disputait la route. Rétrograder
de Vizille était rétrograder d'un empire. Le conquérant n'était plus qu'un
chef de bandes aventurières, obligé de fuir vers les Alpes pour demander un
asile à leurs neiges et à leurs rochers. Il n'avait pas abandonné au seul
hasard la décision de cette marche sur Grenoble des complices affidés, rares
mais importants, travaillaient de leur côté à lui en faciliter l'accès et à
lui en ouvrir les portes. XXIV Il
avait envoyé de la plage d'Antibes à Grenoble son chirurgien Émery chargé de
lettres et d'instructions. Émery avait ordre de s'y rendre par les chemins
les plus courts et les moins suspects, et de donner avis de la marche de
l'empereur à un jeune homme de cette ville nommé Dumoulin. Dumoulin était un
fanatique de gloire militaire et de patriotisme plébéien, intrépide, actif,
intelligent, prêt à tout pour relever dans l'empereur l'idole de son
imagination un de ces caractères enfin tels que la fortune en donne toujours
au génie des révolutions pour préparer la route aux audaces plus calculées de
ceux qui les entreprennent. Le zèle désintéressé dévorait Dumoulin le
tourbillon qu'il aimait à soulever l'emportait lui-même ; il avait la
discrétion du conjuré, la ruse du négociateur, la fougue du séide. Dès le
mois d'octobre 1814, il avait été trouver Bonaparte à Porto-Ferrajo, lui
avait fait pressentir dans son dévouement enthousiaste celui des habitants de
Grenoble, et lui avait offert son bras et sa fortune. « Nous nous reverrons,
» lui avait répondu l'empereur en le congédiant. On le vit trente ans après
et touchant à la vieillesse, rajeuni par ses souvenirs de Grenoble, se jeter
au premier rang du peuple le 24 février 1848, et monter à la tribune comme à
un assaut pour faire passer encore l'empire par la brèche de la république. XXV Émery
avait aussi des lettres pour Maret et pour Labédoyère, jeune colonel dont le
régiment était à Grenoble, et que des correspondances plus certaines que le
hasard désignaient apparemment à l'empereur comme un homme dont le cœur au
moins était complice de ses desseins. L'empereur
en sortant de la Mure composa son avant-garde de cent hommes d'élite pris
dans cette élite toujours sous les ordres de Cambronne. Cambronne en
s'avançant vers un pont à quelque distance de la Mure se trouva en face d'un
nouveau bataillon. Le parlementaire qu'il envoya avec des signes de paix fut
repoussé. L'empereur averti dépêcha de nouveau un de ses officiers, le chef
d'escadron Raoul, pour aborder le bataillon qui refusait d'ouvrir la route.
Raoul, menacé du feu du bataillon, revint sans avoir fait entendre sa voix.
Napoléon sentit que c'était l'heure de tenter son propre ascendant sur les
yeux de ses anciens soldats. Il fendit sa colonne en lui ordonnant de faire
halte, et s'avança au petit pas de son cheval, presque seul, en avant de son
armée. Les paysans répandus dans les champs ou faisant la haie sur les deux
bords de la route, semblaient rester neutres entre les deux causes, regardant
seulement avec l'indifférente curiosité du peuple le combat d'audace dont le
peuple lui-même est le prix. Quelques cris rares de « Vive l'empereur »
s'élevaient çà et là des groupes populaires. Quelques encouragements à voix
basse disaient à Napoléon de tout oser. C'était une de ces minutes
solennelles où un peuple semble retenir sa respiration pour ne pas troubler
de son souille l'arrêt indécis du destin qui va se prononcer, et où le
plateau de la balance, prêt à pencher pour une des deux causes, va entraîner
le monde entier sous le léger poids du moindre hasard. Un cri peut faire
éclater une nation, un silence repousser une audace, une balle partie par
hasard du fusil d'un soldat peut briser une entreprise avec la vie d'un grand
homme dans la poitrine qui l'a conçue. Telle
était en ce moment la situation muette et suspendue des deux armées, de
Napoléon et du peuple. XXVI Napoléon
à ce moment suprême fut égal à son dessein. L'homme si faible au 18 brumaire,
reculant déconcerté et presque évanoui dans les bras de ses grenadiers,
l'homme si perplexe à Fontainebleau devant l'insolence de ses maréchaux
révoltés, l'homme si renversé et si subjugué depuis à l'Élysée par la
pression de quelques législateurs et de quelques traîtres, fut sans effort et
sans jactance un héros de sang-froid devant les baïonnettes du 5e régiment.
Soit qu'il eût la certitude, donnée par ses complices de Grenoble, que les
cœurs battaient pour lui dans ce bataillon, soit que l'habitude des armes sur
le champ de bataille l'eût exercé à moins redouter la mort par le feu que par
le fer, soit que son âme eût depuis l'île d'Elbe concentré toutes ses forces
en prévision de cet instant suprême, et qu'il eût jugé que son dessein valait
bien une vie, il n'hésita pas. Il ne pressa ni ne ralentit sa marche. Il
s'approcha jusqu'à cent pas du front des baïonnettes qui formait muraille
devant lui sur la route. Il descendit de son cheval, en remit les rênes à un
de ses Polonais, croisa ses bras sur sa poitrine, et s'avança d'un pas mesuré
comme un homme qui marche au supplice. C'était le fantôme de l'imagination du
peuple et de l'armée apparaissant tout à coup et comme sortant du tombeau
entre les deux Frances. JI portait le costume sous lequel les souvenirs, les
légendes, les tableaux l'avaient gravé dans tous les regards, le chapeau
militaire, l'uniforme vert des chasseurs de la garde, la redingote de drap
couleur de poussière, ouverte et flottante sur son habit, les bottes hautes
et les éperons sonnant sur la terre ; son attitude était celle de la
réflexion que rien ne distrait et du commandement paisible qui ne doute pas
d'être obéi. Il descendait une pente de la route inclinée vers le régiment
qu'il allait aborder. Aucun groupe, ni devant lui, ni à côté, ni derrière,
n'empêchait de le voir dans son prestigieux isolement. Sa figure se dessinait
seule et vive sur le fond de la grande route et sur le bleu du ciel. Frapper
un tel homme, pour les soldats qui reconnaissaient en lui leur ancienne
idole, ce n'était plus combattre, c'était assassiner. Napoléon avait calculé
de loin ce défi de la gloire a l'humanité et au cœur du soldat français. Il
ne s'était pas trompé, mais il fallait être un profond génie pour le tenter
et Napoléon pour l'accomplir. Les grenadiers, à une grande distance de lui,
tenaient les canons de leurs fusils sous le bras et renversés vers la terre
en signe de paix. XXVII Le chef
de bataillon du 5e régiment, faisant peut-être violence à son sentiment pour
son devoir, ou connaissant d'avance la résolution de ses soldats de ne pas
frapper leur empereur, et ne voulant qu'intimider l'armée de Napoléon par le
geste littéral de la discipline, commanda le feu à son bataillon. Les soldats
parurent obéir et couchèrent en joue Napoléon. Mais lui, sans s'arrêter et
sans s'émouvoir, s'avança jusqu'à dix pas du front des armes dirigées sur sa
poitrine, et élevant cette voix retentissante, prestige de plus, qui
commandait les manœuvres sur les champs de revue ou de bataille « Soldats du
5e de ligne, dit-il lentement en découvrant sa poitrine et en présentant tout
son buste au feu, s'il en est un seul parmi vous qui veuille tuer son empereur,
il le peut ! Me voilà ! » XXVIII Nul ne
répondit. Tout resta immobile et silencieux. Les soldats n'avaient pas chargé
leurs armes ! Ils se craignaient eux-mêmes. Ils avaient fait le geste de
l'obéissance et de la fidélité à la discipline, ils croyaient le devoir
accompli. Le cœur pouvait maintenant éclater. Il
éclata seul. Un premier frémissement de sentiment se fit entendre dans le
bataillon, quelques armes s'abaissèrent d'elles-mêmes dans les mains des
soldats, puis un plus grand nombre, puis toutes. Quelques officiers
s'éloignèrent et reprirent la route de Grenoble pour ne pas être entraînés
par l'émotion de leurs compagnies, d'autres s'essuyèrent les yeux, et,
entraînés par leurs soldats, remirent leur épée dans le fourreau. Un cri de :
« Vive l'empereur ! » jaillit du bataillon, répondu par le cri
de : « Vive le 5e de ligne ! » poussé de loin par les
grenadiers de la garde. Les rangs se rompirent, les soldats se précipitèrent
avec le peuple autour de l'empereur, qui leur ouvrit ses bras ses propres
soldats accoururent et se mêlèrent dans une seule acclamation et dans un seul
groupe avec ceux du 5e. Ce fut la mêlée des deux Frances s'embrassant dans la
gloire, la sédition involontaire des cœurs. Napoléon avait vaincu en se
désarmant. Son nom avait seul combattu. De ce moment la France était
reconquise, l'épreuve était faite, l'exemple était donné. De loin, on serait
fidèle au devoir de près, on passerait à l'enthousiasme. L'exemple du 5°
régiment valait pour l'empereur la défection de dix armées. XXIX Un aide
de camp du général Marchand, commandant à Grenoble, protestait seul avec
intrépidité contre cette défection, et cherchait à ramener avec lui au devoir
les soldats. Quelques Polonais de la garde de l'empereur, qui remplaçaient
auprès de sa personne et qui égalaient en fanatisme les mameluks ramenés par
lui d'Égypte, galopèrent sur les pas de cet aide de camp pour le punir de sa fidélité
au devoir. Il leur échappa. L'empereur grondant familièrement les soldats du
5e d'avoir visé sa poitrine, ils répondirent en souriant et en faisant sonner
les baguettes de leurs fusils dans les canons. On fit
le cercle, l'empereur harangua les troupes. « Je viens, dit-il, avec une
poignée de braves, parce que je compte sur le peuple et sur vous. Le trône
des Bourbons est illégitime, puisqu'il n'a pas été élevé par la nation il est
contraire à la volonté nationale, puisqu'il est contraire aux intérêts de notre
pays et qu'il n'existe que dans l'intérêt d'un petit nombre de familles.
Demandez à vos pères, interrogez ces braves paysans ; vous apprendrez de leur
bouche la véritable situation des choses. Ils sont menacés du retour des
dîmes, des privilèges, des droits féodaux et de tous les abus dont vos succès
les avaient délivrés. » XXX Les
deux colonnes réunies reprirent la route de Grenoble, le 5e régiment servant
d'avant-garde aux grenadiers de Napoléon, la défection accomplie se donnant
ainsi en exemple à la défection prochaine. Un chef d'escadron nommé Rey,
envoyé par les conjurés de Grenoble à Napoléon, rencontra l'empereur à
quelques pas de la Mure. Il le rassura complétement sur l'armée de Chambéry
et sur l'armée de Grenoble, que Soult avait concentrée devant lui. « Vous
n'avez pas besoin d'armes, votre fouet suffira, dit l'émissaire, pour chasser
devant vous toute résistance le cœur des troupes est partout à vous. » Napoléon,
en se présentant au nom de la Révolution, était bien sûr de faire battre
aussi le cœur du peuple dans ce groupe des montagnes du Dauphiné d'où la
Révolution était sortie en 1789. Vizille, une des premières bouches de ce
volcan de la liberté et de l'égalité, l'attendait comme une restauration du
peuple. Il y entra en triomphateur au milieu des populations rurales ivres de
son nom. Elles oubliaient sa longue tyrannie pour emprunter son bras contre
ta Restauration, se réservant de l'enchaîner ensuite. Napoléon acceptait
comme un secours provisoire à sa cause, mais de mauvaise grâce, ces
acclamations où le nom de révolution se mêlait pour la première fois au
si.en. De Vizille, une avant-garde de peuple précéda l'empereur autour des
murs de Grenoble. Les cris et les émotions de cette foule pénétraient dans la
ville et dans les casernes, et corrompaient d'avance la fidélité des troupes.
L'adjudant du 7e régiment, commandé par Labédoyère, aborda Napoléon pendant
la halte à Vizille, et lui annonça que ce colonel était sorti de Grenoble, à
la tête de son régiment, non pour le combattre, mais pour le renforcer. XXXI L'empereur
ne voulut pas laisser refroidir cette flamme de l'enthousiasme qui le
devançait et qui dévorait tout sur son passage. A la nuit tombante, il se
remit en marche sur Grenoble. Il comptait sur la nuit et sur la confusion
pour faire éclater la ville. Elle échappait déjà au général Marchand qui y
commandait. Six
mille hommes s'y trouvaient réunis dans une enceinte fortifiée qui commande
la vallée de Chambéry et de Lyon, le passage du Rhône, et que l'empereur ne
pouvait laisser impunément derrière lui sans s'exposer à être poursuivi et
écrasé pendant qu'il aborderait Lyon. Les clefs de Grenoble étaient les clefs
de la France. Vienne, Valence, Chambéry, venaient d'y concentrer leurs
forces. Mais ces forces, démoralisées par le bruit de la défection du 5e de
ligne à la Mure et par l'esprit du Dauphiné, n'offraient aucun appui solide
aux autorités royales. Le cri de : « Vive l'empereur ! »
retentissait depuis le matin dans les rues et commençait à sortir des
casernes. Le peuple faisait jurer aux soldats qu'ils ne tireraient pas sur
leurs frères. Les officiers seuls, résistant par l'honneur à l'entraînement,
voulaient retenir leurs troupes. Au milieu du jour elles ne leur laissaient
déjà plus d'autre espoir que celui de les éloigner de la contagion. Le 4e
régiment fut emmené par son colonel sur la route de Chambéry. Labédoyère
entraîna le sien sur la route de Vizille. Soit qu'il eût préparé de loin sa
défection', soit que la conspiration muette de ses soldats eût pressenti
l'événement, les cocardes tricolores étaient cachées sur les poitrines et
dans les tambours. Entre
Grenoble et Vizille, l'empereur entendit une grande rumeur à son avant-garde
et de longues acclamations éclater dans la nuit. C'était le peuple des
campagnes voisines de Grenoble qui faisait cortège au régiment de Labédoyère
entraînant et entraîné. Des torches éclairaient cette scène. Le jeune colonel
se précipita dans les bras de l'empereur en lui offrant son bras et son
régiment. Puis, comme s'il eût senti d'avance le remords de son élan et le
reproche intérieur de sa faute, il voulut la rendre au moins profitable à la
liberté, et parla en homme qui fait ses conditions pour la patrie tout en la
livrant à un maître. L'empereur, sans s'arrêter à l'impétuosité de ces
paroles étranges à son oreille, accueillit Labédoyère en homme qui ne
marchande pas les conditions de l'empire. On pardonne tout à un complice
quand la toute-puissance est le prix de la complicité. Dumoulin
accourut quelques moments après et offrit à Napoléon cent mille francs et sa
vie. Prévenu
confidentiellement du retour de Bonaparte, il avait envoyé un exprès au duc
de Bassano à Paris avec des dépêches de l'empereur, imprimé clandestinement
ses trois proclamations dictées en pleine mer, prévenu Labédoyère et conféré
avec MM. Chanvion, Fournier, Renaud, Boissonnet, Béranger et
Champollion-Figeac, propagateurs actifs de l'enthousiasme qui se réveillait à
Grenoble. Napoléon lui donna un brevet de capitaine, le décora lui-même de la
croix de la Légion d'honneur, et dans la nuit de son arrivée à Grenoble
l'admit à une conversation familière dans laquelle celui qui allait remonter
pour la seconde fois sur le trône s'entretint avec M. Champollion-Figeac de
ses souvenirs d'Égypte et des quatorze dynasties qui dormaient sous les
pyramides. XXXII Déjà
les torches qui éclairaient la marche de l'armée et son triomphe nocturne
s'apercevaient du haut des remparts de Grenoble, et les clameurs de cette
multitude armée et désarmée arrivaient jusqu’aux oreilles du préfet et du
général. Le général n'avait plus pour défendre la ville que les murs et les
portes il les avait fait fermer. Napoléon était résolu à ne les faire
enfoncer que par la pression de la multitude dont il était environné.
Quelques bataillons fidèles encore, mais hésitants et immobiles, étaient en
bataille sur les remparts. Les chants patriotiques, les provocations du
peuple et de leurs camarades du 7e et du 5e régiment, les adjurations de
Labédoyère et de Dumoulin, montaient jusqu'à eux. Les clefs des portes
avaient été portées chez le général. Le peuple du dedans répondait au peuple
du dehors par des cris d'impatience et par des encouragements à briser ces
portes. Les grenadiers de l'île d'Elbe étaient l'arme au bras sous les murs.
Les sapeurs de Labédoyère s'avancent pour les faire sauter. L'empereur les
arrête il ne voulait pas qu'une violence matérielle imprimât à sa victoire
l'apparence et l'odieux d'un siège. Le peuple de la ville entendit cet appel,
brisa lui-même les portes, et en porta en hommage les ferrures et les débris
aux pieds de Napoléon. Il
entra aux flambeaux par cette brèche volontaire dans la ville, pendant que le
général Marchand et les autorités royales en sortaient dans les ténèbres et
dans la consternation par la porte de Lyon. Des flots de peuple le portèrent
à son logement dans une hôtellerie de la ville tenue par un des vétérans de
son armée. La nuit tout entière ne fut qu'une longue acclamation sous ses
fenêtres. Le peuple et les soldats, confondus dans une même faute et dans un
même délire, fraternisèrent jusqu'à l'aurore dans des banquets et dans des
embrassades. XXXIII « Tout
est maintenant décidé s'écria Napoléon en reposant pour la première fois son
esprit depuis son débarquement de l'île d'Elbe, nous sommes à Paris ! » Grenoble,
en effet, pourvu de l'immense matériel d'une armée, communiquant avec
Chambéry, où la même défection travaillait huit mille hommes de troupes
rassemblés contre Murât, adossé à la Savoie et à l'Italie, défendu de la
Provence par des défilés faciles à refermer derrière lui, voisin de Lyon et
des départements de la Loire et de l'Est, où sa cause se recruterait au
besoin dans des populations toutes martiales, était une base d'opérations
faite pour la guerre civile, redoutable à l'armée que les Bourbons pouvaient
réunir à Lyon. Tous les hasards de l'entreprise étaient traversés. Il ne
restait rien à faire qu'à la politique et au génie des armes. Il le possédait
assez pour lutter avec supériorité contre tous les généraux formés sous lui
que le roi opposerait à sa marche. Il se
livra à loisir à ces perspectives et fit reposer vingt-quatre heures son
armée à Grenoble. Il reçut le lendemain toutes les autorités et tous les
membres des corps constitués de la ville et des environs, qui, par
soumission, par sympathie ou par terreur, vinrent saluer en lui le vainqueur.
Il passa en revue les troupes de la garnison, et, les ralliant à sa propre
armée, il les lança le soir même en avant-garde sur la route de Lyon. Leur
défection était un exemple qu'il voulait faire marcher devant lui pour
qu'elle enlevât d'avance tout courage et tout prétexte à la résistance. Le
bruit de la Provence traversée et de la chute de Grenoble devait ébranler
Lyon. Lyon soumis, la route de Paris s'ouvrait devant ses pas. Il
sortit de Grenoble comme il y était entré, entouré de son bataillon sacré de
l'île d'Elbe, et pressé par les flots d'une multitude qui lui aplanissait le
chemin. Les paysans de cette partie du Dauphiné, peuple mobile, enthousiaste,
guerrier, voisin des frontières, amoureux du soldat, se laissaient enfin
entraîner à ce courant d'armes qui portait l'empereur vers Lyon. Il coucha
dans la petite ville de Bourgoing, à moitié chemin de Grenoble et de Lyon.
Bourgoing, sa large place et la campagne voisine offrirent toute la nuit le
spectacle, le tumulte, les feux, les chants d'un bivouac de peuple et de
soldats ivres de ramener leur idole et de l'imposer à la patrie. La sédition
se révélait sous la discipline. L'empereur, témoin de ce spectacle,
rougissait d'une ovation qui coûtait tant à sa dignité et à la moralité de
l'armée ; mais il avait besoin de cette ébullition dangereuse de la plèbe et
des prétoriens. Il se proposait de la refréner ensuite. En attendant, il
souriait à des familiarités de cette foule où la popularité atténuait le
respect. Lyon était devant ses yeux. C'était sur cette grande ville que le
gouvernement avait concentré ses espérances et ses forces. Lyon devait dans
sa pensée juger la cause et servir d'exemple à Paris. Si ses murs devenaient l'écueil
de Napoléon, il n'avait d'autre ressource que de se replier sur les Alpes et
de détourner son invasion sur l'Italie. L'Autriche l'y attendait, la France
l'y suivrait. Les plaines de Marengo, berceau de sa puissance et de sa
renommée, deviendraient le tombeau de son crime et de sa démence. Remontons
au jour où la descente inattendue de Napoléon sur la plage d'Antibes fut
connue à Vienne et à Paris, et aux circonstances qui coïncidaient avec ce
débarquement. XXXIV Louis
XVIII fut le premier informé. Une dépêche du maréchal Masséna, qui commandait
le Midi, apportée à Lyon par courrier et transmise à Paris par le télégraphe,
annonçait que Bonaparte était débarqué le 1er mars près de Cannes avec douze
cents' hommes et quatre pièces de canon, qu'il avait suivi la route de
Grenoble par le pied des montagnes, que toutes les mesures militaires étaient
prises pour l'arrêter, que l'opinion était unanime contre cet attentat à main
armée, et que la tranquillité publique régnait partout ailleurs que sur son
passage. Le roi
lut sans témoigner ni dans les traits ni dans la voix la moindre émotion
indigne du trône. Il fit appeler le maréchal Soult, ministre de la guerre.
Soult, accoutumé à traiter la guerre en homme de métier et non en aventurier,
ne put croire à la réalité d'une descente et d'une invasion appuyée seulement
par une poignée d'hommes contre une armée et une nation il se montra d'abord
incrédule, puis confiant. Il répondit au roi de l'événement, quel qu'il fût.
Le roi, plus défiant, plus politique, plus exercé aux péripéties étranges et
soudaines de la destinée, montra autant de calme, mais plus de pénétration et
de prévoyance. Il pressentit et dit au maréchal « que cette démence
apparente d'un débarquement à forces si inégales à l'entreprise devait cacher
un sous-entendu menaçant avec des complices dans l'armée et dans Paris, et
que la première condition pour prévenir un pareil danger était d'y croire. » Le
conseil des ministres s'ouvrit. Le roi y fit appeler le comte d'Artois son
frère et le duc de Berry. M. de Blacas et M. d'André traitèrent d'action
folle l'entreprise de Napoléon. Ils allèrent jusqu'à féliciter le roi d'un
attentat sans portée et sans éventualité de succès, impatience d'un ambitieux
tombé, qui allait livrer enfin le conspirateur et sa cause au mépris de
l'Europe et aux mains des Bourbons. Le cri public en ce moment s'élevait
unanimement contre cette audace. La paix était récente et chère, un seul
homme venait la troubler. Cet homme était traité dans les conversations en
ennemi public. Le roi néanmoins persévéra à traiter sérieusement et vivement
cette invasion de l'ennemi de sa race. Il fut décidé à l'instant que des
troupes seraient concentrées sur Grenoble et sur Lyon, qu'un autre
rassemblement serait formé dans la Franche-Comté pour fermer à Napoléon
toutes les routes de Paris, qu'une troisième armée couvrirait le Midi, et que
la Vendée, appelée aux armes, se lèverait tout entière sous le drapeau de son
ancienne cause. Le comte d'Artois, comme héritier et principal intéressé au
trône, reçut le commandement de l'armée principale à Lyon ; le duc de Berry,
celui de l'armée de Franche-Comté ; le duc d'Angoulême, qui se trouvait à
Bordeaux, le commandement d'un corps de douze mille hommes réunis à Nîmes, en
prenant Napoléon en flanc et en queue s'il s'aventurait sur le Rhône ; enfin
le duc de Bourbon, fils du prince de Condé, le commandement de la Bretagne.
La présence de tous ces chefs de la dynastie des Bourbons à la tête des
armées et- au cœur des populations devait, selon le conseil des ministres,
combattre toute pensée de défection des troupes, toute adhésion des
populations incertaines aux bandes de l'empereur. Des généraux illustres et
consommés étaient placés par le maréchal Soult sous les ordres de ces princes
pour diriger leur inexpérience et pour montrer aux soldats l'exemple de la
fidélité. Le maréchal Macdonald, l'homme du devoir pour Napoléon à
Fontainebleau, l'homme du devoir contre Napoléon depuis qu'il avait prêté un
autre serment, reçut ordre de commander à Lyon pour le comte d'Artois. XXXV. Un seul
prince restait à Paris, c'était le duc d'Orléans. Populaire par un vague
renom d'opposition, caressant pour les généraux les plus fanatisés du
bonapartisme, cherchant ou accueillant la faveur publique de toutes sources,
ce prince, déjà suspect aux Bourbons de la famille couronnée, n'avait pas
paru assez sûr pour qu'on lui confiât un commandement spécial de troupes. On
craignait qu'il ne montrât ou trop de mollesse contre l'ennemi commun, ou
trop de souvenirs des guerres de la république et du drapeau tricolore. Un
homme plus pénétrant, M. de Vitrolles, sentit que ce prince serait aussi
embarrassant à Paris en cas d'émotion de la capitale, que dangereux dans une
armée à lui. Il réfléchit de plus qu'il était sage d'employer cette
popularité suspecte dans l'intérêt de la cause commune, et de la compromettre
du moins contre les partisans de Bonaparte en la faisant se caractériser
contre lui. Cet avis de M. de Vitrolles fut adopté. Le duc d'Orléans reçut
l'invitation d'accompagner le comte d'Artois à Lyon. XXXVI Ce
prince entrevit la défiance sous la confiance apparente qui l'éloignait de
Paris et qui le subordonnait au comte d'Artois. Il reconnut le piège dans un
commandement qui le plaçait en face de Napoléon, et qui l'obligeait à opter
entre la faveur des bonapartistes et son devoir comme prince du sang. Il
aurait voulu hésiter. Son rôle naturel et instinctif était de paraître le
modérateur et l'intermédiaire des trois opinions qui se partageaient la
France. Homme de l'armée avec les états-majors de Bonaparte, homme de liberté
avec les républicains, homme de la légitimité monarchique avec les
royalistes, il affectait trop ces faveurs secrètes des deux oppositions pour
tout ignorer de ce qui se rattachait à son nom dans les éventualités des
conspirations militaires et des perspectives républicaines. Il ne conspirait
pas, mais il posait déjà pour les regards des futures révolutions.
Irréprochable de fait, honnête de cœur, ambigu d'esprit, il comprit qu'il
fallait se prononcer. Il se prononça pour le parti qui le sommait de plus
près, pour le roi et pour sa famille. Il se rendit aux Tuileries, il insinua
à Louis XVIII qu'il pourrait être plus utile à Paris ou à la tête d'une armée
qu'à Lyon. Mais, s'apercevant que le parti de la cour était pris, il se
dévoua avec un zèle sans restriction au rôle qui lui était imposé. Il
s'ouvrit au roi, il lui révéla les insinuations déloyales que les partis
hostiles à la maison régnante lui avaient adressées pour acheter par
l'ambition du trône une complicité coupable. Il conseilla le roi avec la
conviction désintéressée d'un prince qui se souvenait des fautes de son père,
et qui ne séparerait jamais sa propre cause de la cause de la maison régnante
et de la légitimité. Il partit quelques heures avant le comte d'Artois, mais
il partit accompagné d'aides de camp et de généraux presque tous choisis dans
les rangs des jeunes officiers de l'empire. Cet entourage contrastait avec
celui du comte d'Artois et des princes de la maison royale. Les deux cours
avaient dans cet état-major du duc d'Orléans, sinon des complicités, au moins
des réserves. Le
comte d'Artois partit lui-même au milieu de la nuit, accompagné du maréchal
Macdonald et du comte Charles de Damas, gentilhomme dévoué à toutes ses
fortunes. Le prince ne doutait pas que l'enthousiasme royaliste dont
l'atmosphère le pressait aux Tuileries depuis dix mois ne fît lever sous ses
pas des armées de royalistes. C'est dans cette illusion qu'il arriva à Lyon.
Le roi ne la partageait pas tout entière. Il sentit que c'était là une lutte
entre l'esprit militaire et le patriotisme civil, et que pour combattre
l'attraction de l'armée vers son ancien chef il ne lui fallait rien moins à
lui-même que la nation. Malgré l'opposition de son conseil des ministres, qui
craignait de donner trop de gravité à ce qu'on appelait une aventure et de
compliquer la crise en y mêlant la tribune, le roi convoqua les chambres.
C'était un acte légal et sage qui appelait le pays au secours de lui-même et
qui doublait l'attentat de Bonaparte aux yeux du peuple en le montrant armé
non-seulement contre le trône, mais contre la charte, la représentation du
pays. Il rédigea de sa propre main la proclamation qui convoquait les pairs
et les députés. « Nous
avions, disait le roi, ajourné les chambres au 1er mai. Pendant ce temps,
nous nous attachions à préparer les objets dont elles devaient s'occuper. La
marche du congrès de Vienne permettait de croire à l'établissement général
d'une paix solide et durable, et nous nous livrions sans relâche à tous les
travaux qui pouvaient assurer la tranquillité et le bonheur de nos peuples.
Cette tranquillité est troublée ce bonheur peut être compromis par la
malveillance et la trahison. La promptitude et la sagesse des mesures que
nous prenons confondront les coupables. Plein de confiance dans le zèle et le
dévouement dont les chambres nous ont donné les preuves, nous nous empressons
de les rappeler auprès de nous. « Si
les ennemis de la patrie ont fondé leur espoir sur les divisions qu'ils
cherchent à fomenter, ses soutiens, ses défenseurs légaux renverseront ce
criminel espoir par l'inattaquable force d'une union indestructible. » Le
maréchal Soult, ministre de la guerre, publia le lendemain un ordre énergique
et en apparence irrévocable, dans lequel il poussait jusqu'à l'injure la
réprobation de l'ancien lieutenant de Bonaparte contre son chef répudié et
brisait pour jamais avec les souvenirs de sa première vie. Mais nous avons
déjà vu comment ces épées pliaient sous toutes les causes. Le maréchal Soult
était sincère alors dans ce dévouement aux Bourbons comme il devait être
sincère quelques semaines plus tard dans son retour à l'empereur. « Soldats,
disait le héros de Toulouse et le dernier combattant de la cause de Napoléon,
cet homme qui naguère abdiqua aux yeux de toute l'Europe un pouvoir usurpé
dont il avait fait un si fatal usage, Bonaparte est descendu sur le sol
français, qu'il ne devait plus revoir. « Que
veut-il ? La guerre civile. Que cherche-t-il ? Des traîtres. Où les
trouvera-t-il ? Serait-ce parmi les soldats qu'il a trompés et sacrifiés tant
de fois en égarant leur bravoure ? Serait-ce au sein de ces familles que son
nom seul remplit encore d'effroi ? « Bonaparte
nous méprise assez pour croire que nous pouvons abandonner un souverain
légitime et bien-aimé pour partager le sort d'un homme qui n'est plus qu'un
aventurier. II le croit, l'insensé Son dernier acte de démence achève de le
faire connaître. « Soldats
! l'armée française est la plus brave armée de l'Europe elle sera aussi la
plus fidèle. Rallions-nous
autour de la bannière des lis, à la voix de ce père du peuple, de ce digne
héritier des vertus du grand Henri. Il vous a tracé lui-même les devoirs que
vous avez à remplir. Il met à votre tête ce prince, modèle des chevaliers
français, dont l'heureux retour dans notre patrie a chassé l'usurpateur, et
qui aujourd'hui va par sa présence détruire son seul et dernier espoir « Paris, le 8 mars 1815. « Le ministre de la guerre, « MARÉCHAL DUC DE DALMATIE. » XXXVII Cet
ordre du jour ne suffit pas à calmer les soupçons des royalistes sur la
sincérité du maréchal Soult. L'invraisemblance de ces sentiments envers son
ancien chef était accrue à leurs yeux par l'exagération même des termes dans
lesquels il exprimait sa colère. Le maréchal Ney, élevé au commandement de l'armée de Franche-Comté, rivalisait d'indignation avec Soult. Les souvenirs récents des scènes de Fontainebleau, les sommations impatientes d'abdiquer adressées par lui à Napoléon vaincu, ses empressements à se précipiter des premiers dans la suite du comte d'Artois à Paris, dans la cour de Louis XVIII à Compiègne, les ressentiments qu'il supposait à Napoléon de ces promptitudes, l'indignation réelle aussi qu'il éprouvait d'un crime contre la patrie où la France pouvait périr, exaltaient jusqu'à l'outrage l'impatience de Ney contre Napoléon. Il parut au palais la veille du jour où il partait pour son armée, et en prenant congé du roi il lui promit la victoire ; il promit au roi, en termes qui juraient avec sa longue amitié, « de lui ramener son ennemi vaincu et enchaîné à ses pieds. » Le roi le vit partir avec espérance. Tant de colère ne pouvait mentir. Le maréchal Ney ne mentait pas, en effet, en parlant ainsi. Si l'ingratitude était dans ses paroles, la trahison n'était pas dans son cœur, mais la faiblesse était dans sa nature et la défection dans sa destinée. Les princes et les peuples ne sauraient trop se défier de ces exaltations sanguines. Le sang-froid est le sceau des résolutions durables. |