HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME DEUXIÈME

 

LIVRE SEIZIÈME.

 

 

Napoléon à son départ de Fontainebleau. — Son voyage. — Sa rencontre avec Augereau. — Accueil des populations à son passage. — Son débarquement à l'ile d'Elbe. — Aspect de l'île. — Vie de Napoléon à Porto-Ferrajo. — Ses intrigues. — Ses pensées. — Ouvertures de Murat à Napoléon. — Son entrevue avec Fleury de Chaboulon. — Il se décide à rentrer en France. — Ses préparatifs. — Son départ de l'île d'Elbe. — Traversée. — Ses travaux en mer. — Il dicte ses proclamations a l'armée et au peuple. — Incidents de voyage. — Il dicte l'adresse de la garde à l'armée. — Son débarquement au golfe Juan le 1er mars 1815. — Il passe devant Antibes. — Il traverse Cannes, — Grasse, Digne et Gap. — Sa halte à la Mure. — Napoléon au pont de Vizille. — Il entraîne un bataillon de l'armée royale. — Défection de Labédoyère. — Entrée de Napoléon à Grenoble. — Enthousiasme des campagnes. — Marche sur Lyon. — Louis XVIII apprend le débarquement de Napoléon. — Préparatifs de défense. — Départ des princes pour l'armée. — Situation équivoque du duc d'Orléans. — Convocation des deux chambres. — Proclamation de Louis XVIII. — Ordre du jour du maréchal Soult. — Protestations du maréchal Ney.

 

I

Retournons à Napoléon.

Nous l'avons laissé le 20 avril à midi au moment où il se jetait dans sa voiture, les yeux humides, le cœur brisé, après avoir adressé son simple et sublime adieu il sa garde. Il partait pour cet exil encore royal de l'île d'Elbe, que l'imprévoyance des cabinets européens lui avait assigné, comme une observation rapprochée des côtes de France et d'Italie, d'où il entendrait le moindre murmure et d'où il répondrait au moindre appel de la fortune et de ses partisans.

Il ne partait pas comme Dioclétien ou Charles-Quint, comme ces princes assouvis de l'empire et lassés des grandeurs humaines, qui n'abandonnent le trône que par l'irrémédiable dégoût de l'ambition, et qui ne regardent en arrière que pour déplorer les années qu'ils ont perdues à chercher le bonheur dans la domination sur les hommes. Il n'allait pas chercher, avec une seconde illusion comme eux, la paix dans les jardins de Salone ou la sainteté dans un monastère. Il partait vaincu, humilié, trahi, abandonné, irrité, aigri, feignant à peine et feignant mal une résignation forcée à l'ingratitude et à la lâcheté de ses lieutenants, accusant son peuple, maudissant ses frères, regrettant sa femme, son fils, ses palais, ses couronnes, incapable de se plier à une condition privée quelque splendide qu'elle fût encore, et ayant si jeune et depuis si longtemps contracté l'habitude de la toute-puissance que vivre pour lui c'était régner, et que ne plus régner c'était plus que mourir. Aussi ne partait-il pas sans espoir de retour et sans avoir ourdi déjà dans sa pensée, avec lui-même et avec ses rares partisans, les premiers fils de la trame qu'il espérait un jour ou l'autre jeter de son île sur le continent. Les princes de sang royal et nés sur le trône abdiquent quelquefois avec sincérité, parce qu'ils emportent et qu'ils retrouvent pour ainsi dire leur grandeur dans leur nom et dans leur sang. Les princes parvenus à l'empire, même par la gloire, n'abdiquent jamais sans retour, parce qu'en descendant du trône ils ne retrouvent que leur humble condition, et qu'ils la regardent comme une humiliation de leur orgueil. Tel était Napoléon. L'immense renommée qu'il apportait dans l'exil et qui devait suivre son nom dans la postérité ne lui suffisait pas. Il voulait vivre dans la toute-puissance et mourir à la hauteur du trône où il était monté. La douleur et la honte de sa déchéance étaient déjà en lui une involontaire et perpétuelle conspiration.

 

II

Il avait envoyé devant lui, d'étape en étape, pour le protéger sur son passage et pour s'embarquer avec lui, la colonne de sa garde qu'il emmenait à l'île d'Elbe, comme une garde d'honneur selon l'esprit du traité, comme une avant-garde de guerre dans son esprit. Il connaissait la puissance d'un noyau de soldats fidèles dans les hasards de la guerre et surtout dans les hasards des révolutions. Un détachement de quinze cents hommes d'élite, représentation de l'armée française, pouvait être à un jour donné le plus entraînant des drapeaux pour sa cause. L'imprudence des alliés et des Bourbons lui avait laissé encore ce prestige.

 

III

Les commissaires des puissances l'accompagnaient, pour garantir à la fois sa sûreté et son départ, jusqu'au lieu de l'embarquement. On avait choisi Fréjus pour éviter les grandes populations de nos ports : une frégate anglaise, l'Indomptée, l'y attendait.

Son voyage fut morne, clandestin, rapide. Il avait à redouter également, en traversant la France, le fanatisme obstiné de ses partisans dans les provinces militaires du centre, et le fanatisme de la haine dans les populations du Midi. La marche des détachements de sa garde ressemblait à un cortége funèbre menant les dépouilles de leur gloire et de leur empereur à la sépulture. Une foule indécise dans son émotion, heureuse de la paix, respectueuse envers ces débris de nos armées, un silence lugubre, un murmure d'attendrissement chez les uns, de ressentiment chez les autres, quelques rares cris de « Vive Napoléon » sous les fenêtres des hôtelleries où couchait l'empereur, signalaient seuls son passage à travers ces contrées ruinées par ses guerres, fières de sa gloire. Après ces derniers symptômes d'émotion autour de sa demeure, les groupes du peuple se dissipaient, et les rues demeuraient désertes et silencieuses jusqu'au départ. On évita de traverser la ville de Lyon pendant le jour. La population de cette grande ville, bien que décimée par l'extinction des industries et du commerce, et conquise en ce moment par le reflux de l'étranger contre son ambition, lui gardait un souvenir reconnaissant du culte rétabli, de ses édifices reconstruits après le siège de la Convention, et des turbulences révolutionnaires étouffées sous son despotisme. Cette ville, une des moins intellectuelles des villes de France, parce que son génie industriel et mercantile se tourne tout entier vers le travail, était aussi celle qui s'accommodait le mieux d'un régime de silence et d'arbitraire sous une main de soldat. Napoléon y coucha dans un faubourg sous la garde et sous la protection d'un corps de Cosaques. Il venait de laisser les Russes maîtres de sa capitale, et il retrouvait ainsi au cœur de son empire les barbares peuplades du Nord, comme une vengeance de la destinée et comme un remords visible de Moscou. Des cris injurieux le lui reprochèrent a son départ de Lyon. Ces malédictions grossirent de ville en ville et de relais en relais, à mesure qu'il avança vers le Midi. Il fut obligé plusieurs fois pour s'y soustraire de dérober son visage aux regards du peuple et de tromper la foule en prenant un asile dans les voitures des commissaires étrangers. Une plus pénible rencontre l'attendait entre Vienne et Valence. En montant à pied une côte de la route, il rencontra la voiture du maréchal Augereau qui revenait de Paris. Augereau, ancien soldat de la Révolution, en avait conservé la rudesse. En rencontrant son empereur vaincu, exilé, humilié, il ne se souvint que de son ancienne rivalité contre ce favori des armées, aujourd'hui puni de sa suprématie par sa chute. Il descendit de sa voiture, aborda Napoléon avec plus de familiarité qu'une âme généreuse ne devait en montrer avec l'infortune même méritée. Il sembla oublier les vingt ans de respect qu'il avait eu comme subordonné au chef de la France pour se reporter aux jours où il n'était que l'égal de celui à qui il devait tant de commandements, de titres, de fortune et d'honneurs. Il le tutoya en lui reprochant sans aucun égard sa ruineuse et folle ambition. Déjà, dans une proclamation récente à ses troupes, Augereau avait blâmé l'empereur de n'avoir pas su mourir en soldat. Napoléon, blessé mais indulgent, feignit d'abord d'avoir oublié cet outrage et de ne voir dans Augereau qu'un ancien ami aigri par le malheur. Mais le maréchal continuant ses reproches avec la rudesse et l'obstination d'un soldat qui s'oublie, l'empereur lui dit adieu et remonta bourrelé dans sa voiture. Le reproche du monde avait pris la voix de ses propres lieutenants. Ils se popularisaient auprès du gouvernement nouveau par l'âpreté de leur langage et par l'audace tardive de leur attitude devant lui. Augereau, sans se découvrir et les mains derrière le dos, répondit à l'adieu de son général par un simple geste de tête qui semblait congédier dédaigneusement la fortune tombée.

 

IV

A Valence, ville de garnison où il avait passé les plus studieuses et les plus pures années de sa jeunesse à l'école d'artillerie, il entra de jour, et retrouva avec émotion les paysages, les lieux, les maisons, les noms des familles qui lui retraçaient ses plus lointains souvenirs. Il revenait déchu et vaincu à ce même horizon d'où il était parti pour tant de victoires et tant de grandeurs. Ses yeux se voilèrent, et sa mémoire remonta un moment avec ses compagnons de route vers les choses, les rêves, les tendresses d'un autre temps. Il aperçut la pour la première fois le drapeau blanc des Bourbons sur les monuments et la cocarde blanche au front des troupes. Ce signe visible d'un autre empire que le sien parut lui confirmer l'évanouissement de sa puissance. Il détourna les yeux. Mais, comme si cette ville se fût honorée d'avoir jadis élevé et nourri dans ses murs l'homme du siècle, Valence ne donna a sa déchéance aucun signe de joie ou de malignité. Elle le vit passer muette et sans lui faire d'autre reproche que son silence.

 

V

Mais en quittant Valence, où son nom avait l'influence d'un souvenir local et de grandes faveurs répandues pendant son règne sur les principales familles, il trouva le Midi debout, irrité et fanatisé contre son nom. Le souvenir des persécutions des Cévennes, les causes religieuses converties et perpétuées en causes politiques, les massacres d'Avignon, les insurrections de Marseille, la prise de Toulon par les Anglais, le caractère soudain et passionné du pays où le feu du soleil semble incendier les cœurs, avaient laissé dans ces provinces des ferments faciles à remuer dans les partis. Les masses, moins réfléchies et plus sensuelles que dans le nord de la France, y avaient conservé plus qu'ailleurs la superstition passionnée des vieilles races. L'entrée des Bourbons à Paris avait paru au peuple royaliste de ces contrées une victoire personnelle de leur parti sur le parti contraire. Le nom de Napoléon y représentait tout ce que ce peuple abhorrait. Sa chute ne lui semblait pas une vengeance et une sûreté suffisante contre le retour possible de sa domination. Sa mort seule pouvait assouvir la haine et la crainte qu'il inspirait. La lie du peuple s'agitait depuis plusieurs jours au bruit de son prochain passage par les murs d'Orange et d'Avignon. Si on n'y méditait pas le crime, on y préparait au moins l'outrage. On voulait qu'il sortît de France accompagné par les imprécations du Midi. Instruits de ces dispositions du peuple, les commissaires n'assurèrent la route qu'en abritant l'impopularité de leur captif sous les fausses indications d'heures qui trompèrent les populations, et sous les ténèbres de la nuit qui dérobèrent Napoléon aux villes et aux villages. Un des courriers qui précédaient sa voiture en arrivant à Orgon trouva la foule rassemblée sur la place, entourant devant la maison de poste une effigie de Napoléon pendue à une potence, et menaçant de réaliser l'infâme supplice sur la personne du tyran. Ce courrier revint en toute hâte avertir les commissaires des dispositions de cette plèbe. On ralentit la marche, on feignit des contre-ordres, on trompa la ville sur le moment de l'arrivée de l'empereur. La foule impatiente se dispersa. Napoléon, déguisé èn courrier et portant un chapeau et un manteau qui cachaient entièrement ses traits, traversa sous ce déguisement, à la faveur du crépuscule, les derniers groupes qui attendaient sa voiture sur la place. Il entendit les murmures, les malédictions et les menaces de mort qui s'élevaient à son nom. A l'auberge de l'Accolade, où il s'arrêta pour attendre les commissaires, il fut obligé de revêtir un autre déguisement pour traverser la ville d'Aix, où les mêmes haines veillaient contre lui. Les cris de « A bas le Corse ! mort au tyran ! » le poursuivaient de relais en relais. A Aix, l'émotion était si irritée que les autorités furent contraintes de fermer les portes de la ville pour empêcher la population de se jeter, les armes du meurtre à la main, sur la route qu'il devait traverser. On fit prendre a sa voiture un circuit qui l'éloigna des murs. Les rumeurs de la foule arrivaient jusqu'à lui pendant qu'on changeait de chevaux pour l'entraîner vers la mer. Il arriva enfin en sûreté au château de Luc où sa sœur, la princesse Pauline Borghèse l'attendait pour s'embarquer avec lui, glorieuse de partager au moins son exil comme elle avait tout partagé, la fierté, la splendeur et les débris de sa fortune.

La frégate l'Indomptée le reçut le lendemain, 28 avril, à son bord, et l'enleva aux regrets des uns, a la fureur des autres, à la pensée de tous. Il avait traversé en quelques jours toute son impopularité. Il reprit son sang-froid dès que les vagues roulèrent entre le continent et lui. Il s'entretenait de son nouveau séjour avec le relâchement d'esprit d'un homme pressé d'oublier de pénibles souvenirs et de reposer désormais son âme sur les perspectives d'une vie obscure et désintéressée de toute ambition.

 

VI

Bientôt les noires montagnes de l'île d'Elbe lui tracèrent sur l'horizon de la Méditerranée les limites de son nouvel empire. Il y débarqua avec sa garde au milieu de l'étonnement et des marques de satisfaction de la petite population de cette île, et, comme un homme qui prenait encore au sérieux son empire, il monta à cheval et courut aux fortifications. Il les inspecta du même coup d'œil qu'il aurait porté sur les murailles de Gibraltar, de Malte ou d'Anvers ; il en ordonna les réparations et l'armement. Il s'assura qu'en cas de guerre avec une ou plusieurs puissances de l'Europe il pourrait rester sept ou huit mois sur ce rocher, fortifié naturellement par ses vagues, et par ses écueils, et par les défilés de ses montagnes. Il parcourut ensuite rapidement les sites accessibles de son nouveau séjour, accompagné de ses officiers et des inspecteurs des mines ; il improvisa, tout en galopant, les plans des établissements qu'il feignait de vouloir créer pour améliorer l'agriculture, l'exploitation du fer, le commerce, la marine. Les habitants s'étonnaient de cette activité d'esprit que la lutte avec le monde ne semblait pas avoir fatiguée. Ils conçurent des espérances de richesse et de renommée pour leur petite patrie. La renommée d'un grand homme, en s'attachant à sa vie et à son tombeau parmi eux, allait y appeler l'attention du monde et de l'avenir. Un lieu est un homme pour l'histoire. L'île d'Elbe allait grandir de tout le nom de Napoléon.

 

VII

Cette île est située à quelques heures de navigation de la Corse, île natale, de l'empereur. Il y retrouvait l'horizon de son enfance, le ciel, l'air, les vagues, l'âpreté et la majesté des contours qui signalent aux navigateurs les cimes de la Sardaigne, de la Corse, de Ponza, de Piombino, de Santellaria, de Caprée, chaîne de montagnes sous-marines, qui semblent border de loin, comme autant de vastes écueils, les côtes de la France, de l'Italie, de l'Espagne, interrompue seulement par de larges espaces qui laissent passer les grandes routes maritimes de l'Occident vers l'Orient. De tout temps ces îles, par leur isolement du continent, par leur inaccessibilité, et par le caractère âpre et sauvage de leur configuration, servirent de lieux d'ostracisme, de relégation ou de prison aux peuples primitifs de la côte orientale d'Italie. Leurs habitants, mélange de colonies arabes, grecques et romaines, conservent avec un génie naturel, énergique et aventureux comme leur océan, des traces de leurs anciennes origines. Le courage des Romains, l'imagination des Hellènes, le génie navigateur et pastoral des Arabes, se retrouvent tout entiers dans leurs mœurs, unis à cette gravité triste des peuplades insulaires qui se souviennent après mille ans d'avoir perdu leur patrie. La terre et les habitants de l'île d'Elbe ont tous ces caractères. L'île, qui n'est qu'un bloc de fer recouvert de rochers ébréchés par les vents et d'une couche de sol accumulée dans les interstices des collines, ne laisse que d'étroites et rares vallées s'insinuer entre les montagnes, et de petites anses s'entr'ouvrir aux flots. C'est dans ces sinuosités et sur le penchant des coteaux qui regardent la mer d'Italie que la nature et la culture ont renfermé quelques domaines ruraux et quelques jardins ombragés d'oliviers et arrosés d'eaux rares. C'est dans une de ces anses que la ville de Porto-Ferrajo présente sa rade, son port et ses fortifications aux navigateurs.

 

VIII

En peu de jours, l'empereur, pressé de prendre possession de son séjour, fut établi avec sa maison, sa garde et sa sœur Pauline, dans les dépendances de l'ancien château et dans les principales maisons de la ville. Il se hâta d'y commander des constructions d'agrément pour lui et pour sa cour, des casernes pour ses quinze cents hommes de troupes. Il arma la milice de l'île, il la passa en revue, il l'anima d'un certain patriotisme militaire, comme s'il eût voulu jouer encore à la souveraineté et à la patrie. Il s'entoura de toutes ses habitudes et de toutes les délices de ses palais de France. Il n'avait fait en apparence que changer de trône, soit qu'il voulût désorienter dès les premiers jours les soupçons de l'Europe, en ayant l'apparence d'une ambition heureuse et assouvie par si peu de chose, soit qu'il se trouvât assez grand par lui-même pour conserver sans dérision les étiquettes et les vanités d'un grand empire sur un rocher dépeuplé de la Méditerranée, soit plutôt qu'il jouât, conformément à son caractère un peu théâtral, la comédie de la puissance et du trône devant l'attention des siens et du continent.

Tout l'automne de 1814 et tout l'hiver de 1815 s'écoulèrent ainsi pour. Napoléon. Le luxe se mêlait à la simplicité et les fêtes à la retraite dans sa résidence. Les débris de son immense fortune et les premiers versements de la dotation qu'il s'était assurée paraissaient consacrés par lui à l'embellissement de l'île et à l'acquisition d'une petite flotte destinée, disait-il, au service commercial et militaire de ses nouveaux sujets. Il lui avait donné un pavillon comme à une puissance navale destinée a tenir son rang et à se faire reconnaître et respecter sur la Méditerranée. Les objets d'art, les ameublements, les livres, les journaux de l'Europe, ne cessaient de lui arriver de Gênes, de Livourne et de Paris. Les regards du monde étaient sur cette île. Les voyageurs anglais, pour qui la curiosité est une des passions qu'aucune distance ou qu'aucune réserve ne les empêche d'assouvir, accouraient de Londres, de Rome, de Naples, de Toscane, pour contempler l'homme dont la haine avait fait trembler si longtemps leur île et avait emprisonné l'Angleterre dans son océan. Ils ne trouvaient sur les rives de la Grèce, de l'Asie ou de l'Italie aucun monument, aucun débris aussi imposant à visiter que ce Prométhée de l'Occident. Ils se glorifiaient de l'avoir seulement aperçu ils se vantaient dans leur correspondance et dans leurs journaux d'une parole ou d'un geste adressé par le héros dans son cercle a leur importune adulation. Londres et Paris retentissaient du moindre pas, du moindre mot de Napoléon. Il affectait de les accueillir avec facilité et avec grâce, comme un homme qui a déposé toute arme et toute haine, et qui ne demande qu'un asile à tous les cœurs, un reste de prestige à toutes les imaginations. La princesse Pauline Borghèse, la plus belle et la plus adorée des femmes de son temps, avait transporté sa cour et attiré ses admirateurs à l'île d'Elbe. Elle décorait l'exil de son frère, elle l'animait, elle le passionnait, elle l'attendrissait par sa fidélité au malheur. Elle faisait l'éclat, la grâce, l'accueil de ses salons. Cachant ainsi sous l'apparence de la volupté et des soins futiles un dévouement plus sérieux et plus politique, elle allait, sous prétexte de visiter ses autres sœurs et ses autres frères, de l'île d'Elbe à Rome et à Naples, de Rome et de Naples à l'île d'Elbe. Négociatrice sans importance et sans soupçons, que sa légèreté même couvrait aux yeux du continent contre tout ombrage.

 

IX

Cependant Napoléon, qui cachait même à Bertrand et à Cambronne, ses deux lieutenants dans l'exil, les pensées qu'il avait couvées depuis Fontainebleau, regardait en apparence avec désintéressement, mais en réalité avec attention, l'Europe, la France, le congrès de Vienne. Il n'avait sur son rocher de confident que lui-même, mais il avait sur le continent des regards qui veillaient pour lui et des mots d'ordre convenus avec un petit nombre de ses anciens serviteurs à Paris, signaux que lui seul savait lire, et dont les émissaires qui les apportaient sous des prétextes divers ne connaissaient eux-mêmes ni l'importance ni la signification. Outre les princes et les princesses de sa famille, trois hommes à Paris étaient convenus avec Napoléon, à Fontainebleau, de le tenir au courant des choses, de l'avertir si quelque danger nouveau le menaçait, et de lui faire le signal du retour si jamais la fortune lui rouvrait la France. Ces trois confidents silencieux, mais attentifs, étaient Maret, qui n'avait point d'autre politique que la volonté de l'empereur ; Savary, tellement lié par le cœur et par des complicités obscures qu'il ne pouvait détacher ni son âme, ni son honneur, de celui de son général et de son ami Lavalette, qu'une reconnaissance louable, mais excessive, enchaînait jusqu'à l'obéissance aveugle à la destinée de son bienfaiteur. D'autres hommes plus obscurs mais aussi utiles, et quelques femmes de l'ancienne cour impériale passionnées par les souvenirs d'orgueil ou d'amour de leur jeunesse évanouie, s'agitaient, se concertaient, conspiraient autour de ces principaux meneurs de l'intrigue. Les écrivains soldés ou privilégiés de l'ancienne police impériale fomentaient cette conspiration. Le secret pouvait en être facilement concentré dans très-peu de mains, car c'était surtout une conspiration tacite, sans correspondance, sans conciliabule, sans armes, sans témoins, sans soldats, une conjuration dans le cœur. L'armée entière en faisait partie sans le savoir. Ce sont là les seules conspirations qui réussissent. On les soupçonne, on les sait, on les sent on ne peut ni les nommer, ni les convaincre, ni les saisir. Telle était la conspiration bonapartiste à Paris pendant les neuf mois de l'exil de Napoléon.

 

X

Napoléon avait beaucoup lu l'histoire pendant qu'il lui préparait lui-même les plus grandes pages des temps modernes. Il en avait le génie naturel, comme tous les hommes prédestinés par leur nature à remuer ou à gouverner les événements. Son âme italienne avait les instincts, les sagacités profondes et analytiques, les intentions soudaines, les éclairs de Machiavel. Cette politique, encore aiguisée en ce moment en lui par l'âpreté de son ambition et par l'amertume des regrets, ne lui laissait rien échapper des difficultés et des incompatibilités des Bourbons. Il les voyait avant peu de mois aux prises avec le parti exigeant de l'ancien régime, avec le parti irréconciliable de la Révolution, avec le parti militaire détrôné, avec l'empire, et ne pouvant s'habituer à la petitesse de la France après l'Europe parcourue, vaincue, possédée. Il entendait de son île les murmures de ces quarante mille officiers ou sous-officiers condamnés, sans solde ou à demi-solde, à l'oisiveté de leurs villages et à la condition obscure de leurs familles natales. Il savait que le trésor, obéré par ses guerres et par l'occupation, ne pourrait ni les assouvir ni les avancer dans la paix. Il entendait déjà aussi les récriminations de tous ces peuples déchirés en lambeaux arbitraires au congrès de Vienne, après avoir été groupés en nationalités imposantes, et forcés de rentrer sous la domination étroite et surannée de leurs anciennes maisons régnantes. Il entrevoyait pour tous les souverains, comme pour les Bourbons eux-mêmes, la difficulté de licencier tout à coup ces armées immenses qu'il avait fallu lever contre lui. Il comptait sur l'inoculation prompte et fiévreuse des doctrines de la liberté qu'il avait fallu évoquer du sein de l'Allemagne pour la pousser à l'indépendance. Il s'attendait à des explosions de ce libéralisme qu'il regardait comme la maladie mortelle du monde moderne, parce qu'il s'attaquait au pouvoir absolu des trônes, et qui se relevait après la chute comme l'âme du siècle après la tyrannie du passé. Il en trouvait les premiers symptômes dans les journaux d'opposition timide mais âcre de Paris ; dans les émotions de Milan, où la jeunesse acclamait tumultueusement la liberté au théâtre ; dans la sépulture de mademoiselle Raucourt, artiste de Paris, où le peuple avait hué les prêtres et profané le temple ; dans les obsèques de Louis XVI à Saint-Denis, où ,les faubourgs avaient renouvelé contre le comte d'Artois les vociférations et les symboles sanguinaires de 1793. Il se réjouissait en secret de ces premiers frissons de l'Europe, espérant qu'après avoir profité de ce mouvement des esprits contre les anciens trônes il le conquerrait de nouveau sous son sceptre soldatesque et plébéien. L'ennui du reste le rendait peu scrupuleux sur les moyens et peu intimidé des difficultés de l'avenir. L'oisiveté lui pesait comme à une âme qui avait longtemps porté le monde et qui ne portait plus que les regrets. Tous les hasards lui paraissaient préférables à cette certitude de se consumer lui-même avec toute la puissance de ses facultés dans cette prison.

 

XI

Il apprenait de plus que les souverains réunis à Vienne et leurs ministres commençaient à s'inquiéter, aux insinuations de M. de Talleyrand, des agitations sourdes que le voisinage de Napoléon semait en France. Un pays humilié de la conquête et pressé de se venger de l'humiliation ; une armée licenciée en partie, en partie sous les armes, dont le cœur était à son ancien général ; un peuple inflammable aux nouveautés, des partis incompatibles, les communications fréquentes entre l'île d'Elbe et Paris, préoccupaient le congrès. L'Angleterre parlait de la nécessité d'éloigner Napoléon de la France et la France de Napoléon. On cherchait quelle île sur 'Océan, facile à observer et à cerner, présenterait plus de sécurité à la relégation de ce danger public. L'île de Ponza apparaissait sur la Méditerranée, l'île de Sainte-Hélène sur l'Océan. Ces rumeurs, grossies par les rapports de ses confidents, faisaient craindre à Napoléon qu'on ne revînt sur les concessions de Paris et qu'on ne convertît sa principauté en prison. La mort lui paraissait préférable. D'ailleurs, entre le pouvoir et la mort, il y avait encore pour lui tous les hasards d'une invasion du continent, et tous les traités que cette invasion pouvait arracher aux puissances. L'Italie lui paraissait comme une autre France, plus facile peut-être à soulever, à conquérir et garder que son premier empire. Il était de son sang, il en parlait la langue, il en avait le génie national, son nom y retentissait comme un nom toscan, ses frères et ses sœurs y avaient régné, Murât, son beau-frère, y régnait encore et pouvait lui préparer le chemin avec une armée de soixante mille hommes. Quelquefois il revenait à ses premières perspectives d'un empire européen à fonder en Orient : il pensait avec raison qu'un conquérant de son nom, divinisé par l'imagination des Arabes et par le lointain, à la tête de quelques milliers de soldats et recrutant en Syrie et en Égypte des populations flottantes comme le sable de leurs déserts, pourrait renouveler les prodiges des dix mille, être Alexandre en Orient après avoir été Napoléon en Occident. Il avait la fièvre de pensée et le délire muet d'aventures qui préparent les grandes révolutions. Des émissaires rares mais dévoués arrivaient presque toutes les semaines des côtes d'Italie sous prétexte de commerce, s'enfermaient avec lui pendant des nuits entières à l'insu même de ses généraux et de ses troupes, et provoquaient, par leur propre ardeur, l'ardeur dont il était dévoré.

La princesse Pauline Borghèse arrivait d'une de ses courses à Naples. Elle avait vu Murat. Elle avait reçu les confidences et les larmes de son repentir. Elle rapportait à l'empereur les remords de son ancien compagnon d'armes et les instances de ce roi menacé par le congrès, pour qu'un pas de Napoléon sur le continent vînt compliquer les pensées de l'Europe et restituer une chance à son propre trône. Il proposait de le devancer. Murat, en effet, n'ignorait rien du traité secret signé à Vienne entre l'Angleterre, l'Autriche, la France pour le détrôner. Il savait que l'armée de trente mille hommes rassemblée sous des prétextes futiles à Chambéry par le maréchal Soult n'avait en réalité que Naples pour but. Il n'avait plus rien à ménager avec le hasard.

 

XII

Napoléon n'attendait qu'un signal de Paris. Il le reçut. M. Fleury de Chaboulon, un de. ces jeunes auditeurs à son conseil d'État qu'il formait à son esprit et qu'il pliait a sa main pour devenir les instruments de sa puissance, animé du zèle qui dévorait en ce temps l'ambition impatiente de cette jeunesse, arriva sous un prétexte spécieux, la nuit, à l'île d'Elbe, et fut introduit chez l'empereur. On ignore si cet émissaire avait reçu un mandat de Savary, de Lavalette, de Maret, ou s'il avait pris le sien dans son ardeur. Quoi qu'il en soit, il s'ouvrit à l'empereur, et l'empereur s'ouvrit à demi à lui. Il avait besoin d'instruments et de précurseurs en France, et il craignait des espions de ses desseins jusque dans ces instruments nécessaires. Son attitude et son langage se ressentaient de cette impatience et de cette prudence qui se combattaient dans son esprit. L'empereur avait entrevu seulement ce jeune homme dans les rangs obscurs de son conseil d'État.

« Eh bien, monsieur, lui dit-il quand le maréchal Bertrand se fut retiré, parlez-moi de Paris et de la France. Avez-vous des lettres pour moi de mes amis ? — Non, Sire, répondit l'auditeur. — Oh je vois bien qu'ils m'ont oublié comme les autres, répondit l'empereur pour faire croire à son interlocuteur qu'il était sans rapports avec le continent. — On ne vous oubliera jamais en France, reprit l'émissaire. — Jamais ? répliqua Napoléon. Vous vous trompez les Français ont un autre souverain leur devoir et leur bonheur leur commandent de ne plus penser a moi. Que pense-t-on de moi à Paris ? On y fait beaucoup de fables et de mensonges on prétend tantôt que je suis fou, tantôt que je suis malade on dit aussi qu'on veut me transférer à Malte ou a Sainte-Hélène. Qu'on y pense j'ai des vivres pour me nourrir six mois, des canons, des braves pour me défendre. Je leur ferai payer cher leur honteuse tentative. Mais je ne puis croire que l'Europe veuille se déshonorer en s'armant contre un seul homme qui ne peut ni ne veut faire de mal. L'empereur Alexandre aime trop la gloire pour consentir à un pareil attentat. Ils m'ont garanti la souveraineté de l'île d'Elbe par un traité solennel. Je suis ici chez moi. Tant que je n'irai point chercher querelle à mes voisins, nul n'a le droit de venir me troubler. Vous ai-je connu à l'armée ? Pauvres hommes ! exposez donc votre vie pour les rois, sacrifiez-leur donc votre jeunesse, votre repos, votre bonheur, pour qu'ils ne sachent pas même s'ils vous ont vus ! Comment prend-on les Bourbons en France ? — Ils n'ont pas réalisé les espérances qu'on fondait sur eux, dit l'émissaire. — Tant pis, reprit l'empereur ; je croyais aussi, lorsque j'abdiquai, que les Bourbons, instruits et corrigés par le malheur, ne retomberaient point dans les fautes qui les avaient perdus en 1789. J'espérais que le roi vous gouvernerait en bon homme c'était le seul moyen de se faire pardonner de vous avoir été donné par les étrangers. Mais, depuis qu'ils ont remis le pied en France, ils n'ont fait que des sottises. Leur traité du 23 avril, continua-t-il en élevant la voix, m'a profondément indigné d'un trait de plume ils ont dépouillé la France de la Belgique et des possessions qu'elle avait acquises depuis la Révolution ils lui ont fait perdre les arsenaux, les flottes, les chantiers, l'artillerie et le matériel immense que j'avais entassés dans les forteresses et les ports qu'ils leur ont livrés. C'est Talleyrand qui leur a fait cette infamie. On lui aura donné de l'argent. La paix est facile avec de telles conditions. Si j'avais voulu comme eux signer la ruine de la France, ils ne seraient point sur mon trône. (Avec force.) J'aurais mieux aimé me trancher la main. J'ai préféré renoncer au trône plutôt que de le conserver aux dépens de ma gloire et de l'honneur français... Une couronne déshonorée est un horrible fardeau... Mes ennemis ont publié partout que je m'étais refusé opiniâtrement à faire la paix ils m'ont représenté comme un misérable fou avide de sang et de carnage. Ce langage leur convenait quand on veut tuer son chien, il faut bien faire accroire qu'il est enragé. Mais l'Europe connaîtra la vérité je lui apprendrai tout ce qui s'est dit, tout ce qui s'est passé à Châtillon. Je démasquerai d'une main vigoureuse les Anglais, les Russes et les Autrichiens. L'Europe prononcera. Elle dira de quel côté furent la fourbe et l'envie de verser du sang. Si j'avais été possédé de la rage de la guerre, j'aurais pu me retirer avec mon armée au-delà de la Loire et savourer à mon aise la guerre des montagnes. Je ne l'ai point voulu j'étais las de massacres. Mon nom et les braves qui m'étaient restés fidèles faisaient encore trembler les alliés même dans ma capitale. Ils m'ont offert l'Italie pour prix de mon abdication, je l'ai refusée quand on a régné sur la France, on ne doit pas régner ailleurs. J'ai choisi l'île d'Elbe ils ont été trop heureux de me la donner. Cette position me convenait. Je pouvais veiller sur la France et sur les Bourbons. Tout ce que j'ai fait a toujours été pour la France. C'est pour elle et non pour moi que j'aurais voulu la rendre la première nation de l'univers. Ma gloire est faite a moi mon nom vivra autant que celui de Dieu. Si je n'avais eu à songer qu'à ma personne, j'aurais voulu, en descendant du trône, rentrer dans la classe ordinaire de la vie ; mais j'ai dû garder le titre d'empereur pour ma famille et pour mon fils. Mon fils, après la France, est ce que j'ai de plus cher au monde.

« Les émigrés savent bien que je suis là, et voudraient me faire assassiner. Chaque jour je découvre de nouvelles embûches, de nouvelles trames. Ils ont envoyé en Corse un des sicaires de Georges, un misérable que les journaux anglais eux-mêmes ont signalé à l'Europe comme un buveur de sang, comme un assassin. Mais qu'il prenne garde à lui ; s'il me manque, je ne le manquerai pas. Je l'enverrai chercher par mes grenadiers, et je le ferai fusiller pour servir d'exemple aux autres.

« Les émigrés seront toujours les mêmes. Tant qu'il ne fut question que de faire de belles jambes dans mon antichambre, j'en trouvai plus que je n'en voulus. Quand il fallut montrer de l'honneur, ils se sont retirés comme des c... J'ai fait une grande faute en rappelant en France cette race antinationale sans moi, ils seraient tous morts de faim à l'étranger. Mais alors j'avais de grands motifs je voulais réconcilier l'Europe avec nous et clore la Révolution.

« Que disent de moi les soldats ? Ils ne prononcent jamais votre nom qu'avec respect, admiration et douleur. Ils m'aiment donc toujours ? Que disent-ils de nos malheurs ?- Ils les regardent comme l'effet de la trahison. Ils ont raison sans l'infâme défection du duc de Raguse, les alliés étaient perdus. J'étais maître de leurs derrières et de toutes leurs ressources de guerre. Il n'en serait pas échappé un seul. Ils auraient eu aussi leur vingt-neuvième bulletin. Marmont est un misérable il a perdu son pays et livré son prince. Sa convention seule avec Schwartzenberg suffit pour le déshonorer. S'il n'avait pas su qu'il compromettait en se rendant ma personne et mon armée, il n'aurait pas eu besoin de stipuler de sauvegarde pour ma liberté et peur ma vie. Cette trahison n'est pas la seule. Il a intrigué avec Talleyrand pour ôter la régence à l'impératrice et la couronne à mon fils. Il a trompé et joué indignement Caulaincourt, Macdonald et les autres maréchaux. Tout son sang ne suffirait point pour expier le mal qu'il a fait à la France... Je dévouerai son nom à l'exécration de la postérité. Je suis bien aise d'apprendre que mon armée a conservé le sentiment de sa supériorité, et qu'elle rejette sur leurs véritables auteurs nos grandes infortunes. Je vois avec satisfaction, d'après ce que vous venez de m'apprendre, que l'opinion que je m'étais formée de la situation de la France est exacte la race des Bourbons n'est plus en état de gouverner. Son gouvernement est bon pour les nobles, les prêtres, les vieilles comtesses d'autrefois il ne vaut rien pour la génération actuelle. Le peuple a été habitué par la Révolution à compter dans l'État. Il ne consentira jamais à retomber dans son ancienne nullité, et à redevenir le patient de la noblesse et de l'Église. L'armée ne sera jamais aux Bourbons. Nos victoires et nos malheurs ont établi entre elle et moi un lien indestructible avec moi seul elle peut retrouver la vengeance, la puissance et la gloire avec les Bourbons, elle ne peut attraper que des injures et des coups. Les rois ne se soutiennent que par l'amour de leurs peuples ou. par la crainte. Les Bourbons ne sont ni craints ni aimés ils se jetteront d'eux-mêmes à bas du trône, mais ils peuvent s'y maintenir encore longtemps. Les Français ne savent pas conspirer...

« Oui, leur gouvernement doit avoir pour ennemis tous les hommes qui ont du sang national dans les veines. Mais comment tout cela finira-t-il ? Croit-on qu'il y aura une nouvelle révolution ? Que feriez-vous si vous chassiez les Bourbons ? Établiriez-vous la république ? — La république, Sire ! on n'y songe point. Peut-être établirait-on une régence. — Une régence ! Et pourquoi faire ? suis-je mort ? — Mais, Sire, votre absence. — Mon absence n'y fait rien en deux jours je serais en France si la nation m'y appelait. Croyez-vous que je ferais bien d'y revenir ? — Je n'ose point, Sire, résoudre personnellement une semblable question, mais... — Ce n'est point-là ce que je vous demande. Répondez, oui ou non. — Eh bien ! oui, Sire. — Vous le pensez ? — Oui, Sire, je suis convaincu, ainsi que vos amis, que le peuple et l'armée vous recevraient en libérateur et embrasseraient votre cause avec enthousiasme. — Mes amis sont donc d'avis que je revienne ? — Nous avions prévu que Votre Majesté m'interrogerait sur ce point, et voici textuellement la réponse : « Vous direz à l'empereur que nous n'osons prendre sur nous de décider une question aussi importante ; mais qu'il peut regarder comme un fait positif et incontestable que le gouvernement actuel s'est perdu dans l'esprit du peuple et de l'armée, que le mécontentement est au comble, et qu'on ne croit pas qu'il puisse lutter longtemps contre l'animadversion générale. Vous ajouterez que l'empereur est devenu l'objet des regrets et des vœux de l'armée et de la nation. »

 

XIII

L'empereur parut écouter pour la première fois ce rapport d'un homme intelligent sur la France, s'absorba dans ses réflexions, et congédia l'interlocuteur.

Il le fit revenir deux jours après, et après lui avoir fait jurer la discrétion la plus stricte sur ce qu'il allait lui confier : « Vous m'appartenez désormais, lui dit-il achevez et circonstanciez le récit que vous êtes chargé de me faire des dispositions de la France. J'ai été cause de ses maux, je veux les réparer... Murat est à nous. Il a retrouvé sa belle âme, il pleure ses fautes contre moi, il est prêt à les racheter. Il a peu de tête, il n'a qu'un bras et un cœur. Sa femme le dirigera. Il me prêtera sa marine si j'en ai besoin. La France m'appelle. Partez, et dites à ceux qui vous ont envoyé ce que vous avez vu. Je suis décidé à tout braver pour répondre à leurs vœux et à ceux de la patrie. Je partirai d'ici au 1er avril avec ma garde et peut-être plus tôt. Qu'ils fortifient le bon esprit de l'armée. Si la chute des Bourbons précédait mon débarquement, dites à nos amis que je ne veux point de la régence, qu'ils nomment un gouvernement intérimaire composé des noms que je vous désignerai. Quant à vous, rendez-vous à Naples, de là à Paris. Ce soir à neuf heures, vous trouverez un guide et des chevaux à la porte de la ville. A minuit, une felouque, préparée à l'insu du commandant de Porto-Longone, vous portera à Naples. »

Puis rappelant l'émissaire qui sortait « Quels sont, lui dit-il, les régiments qui se trouvent dans le Midi, sur le littoral et sur la route de Paris ? Écrivez-moi les noms des officiers qui les commandent. Voici un chiffre qui dérobera. vos commentaires a l'œil de toutes les polices.

 

XIV

L'émissaire partit et exécuta les ordres de Napoléon. Il attendait le 1er avril comme l'époque fixée par l'empereur. Le conseil secret des bonapartistes à Paris renfermait dans le silence de l'anxiété ses espérances et ses craintes. Nul n'était dans le secret explicite .de ses dernières résolutions. Il les laissait flotter dans son propre esprit. Il croyait avec raison que l'heure des grandes choses est fixée par les circonstances plus que par l'homme, que les événements s'improvisent autant qu'ils se préméditent. Il avait l'habitude de laisser beaucoup faire au hasard et au moment.

 

XV

Cependant une activité inaccoutumée et des symptômes mystérieux de quelque grand dessein frappaient les regards des habitants de l'île d'Elbe. Des felouques débarquaient sans cesse la nuit et embarquaient des correspondances avec l'Italie. Des approvisionnements et des vivres étaient accumulés dans les magasins. De fréquentes revues des grenadiers de la garde étaient passées par Napoléon et par les généraux. On faisait l'inspection des armes. Une rumeur courait, dans les rangs de ses soldats, d'une prochaine expédition en Italie. Ils souriaient à l'idée de revoir bientôt le continent, confiants dans le génie et dans le bonheur de leur empereur, et ne doutant pas dé la victoire du moment qu'il leur donnerait le signal de quelque entreprise méditée et combinée par lui. Son visage souriant, ses propos familiers, ses rudes caresses les préparaient, sans qu'il s'ouvrît davantage ; à tout faire et à tout espérer pour eux et pour lui. Aux yeux des étrangers qui visitaient l'île et parmi lesquels il soupçonnait des espions, Napoléon cachait ses résolutions sous une indifférence résignée et sous l'activité sans but d'un homme qui cherche à distraire son ennui. Les réunions, les conversations et les fêtes se multipliaient autour de lui. Les commissaires anglais et français, chargés d'observer de Livourne et de Gênes la côte d'Italie, venaient eux-mêmes participer à ces plaisirs et entretenaient leur gouvernement dans la plus trompeuse sécurité.

 

XVI

Soit que l'empereur eût voulu tromper ses amis eux-mêmes en fixant au 1er avril l'expédition qu'il méditait, soit plutôt qu'une impatience conforme à sa nature l'eût saisi tout à coup et lui eût rendu intolérable le long délai qu'il avait d'abord imposé à sa pensée, il surprit l'Europe, et peut-être il se surprit lui-même en devançant précipitamment le terme fixé. Il savait que les pensées trop attendues avortent, et que l'étonnement est une partie du succès dans les conjurations.

Le 26 février, dans la nuit, il assista le front serein, l'esprit en apparence détendu, la conversation libre et flottante, à un bal que la princesse Pauline Borghèse donnait aux officiers de son armée, aux étrangers et aux principaux habitants de l'île. Il s'entretint longtemps sur des sujets divers avec quelques voyageurs anglais que la curiosité avait amenés du continent à cette fête. Il sortit tard, n'emmenant avec lui que le général Bertrand et le général Drouot. « Nous partons demain, leur dit-il de ce ton qui semblait interdire la discussion et commander l'obéissance muette ; qu'on saisisse dans la nuit les bâtiments qui sont à l'ancre, que le commandant du brick l'Inconstant reçoive l'ordre de se rendre à son bord, de prendre le commandement de ma flottille et de tout préparer pour l'embarquement des troupes, que ma garde soit embarquée demain dans la journée, qu'aucune voile ne puisse sortir des ports ou des anses de l'île jusqu'au moment où nous serons en mer. Que d'ici là personne, excepté vous, ne connaisse mes desseins. »

Les deux généraux passèrent le reste de la nuit à préparer l'exécution des ordres qu'ils venaient de recevoir. La fête de la princesse Pauline retentissait encore dans le silence de la nuit, que déjà les pensées de l'empereur avaient franchi la mer et que tout se préparait dans la résidence pour le départ. Les officiers et les troupes reçurent, au lever du soleil, sans étonnement et sans hésitation, l'ordre de se préparer à l'embarquement. Ils avaient l'habitude de ne point raisonner l'obéissance et de se confier au nom qui était pour eux le destin. Au milieu du jour la chaloupe du brick l'Inconstant vint prendre l'empereur lui-même. Il y monta salué par le canon, par les acclamations du peuple, par les larmes de sa sœur, et fut reçu sur le brick par quatre cents grenadiers de sa garde déjà embarqués. Les trois petits navires de commerce saisis dans la nuit avaient reçu le reste des troupes, montant ensemble à un millier d'hommes. La certitude du succès éclairait le visage de Napoléon, et cette confiance se répercutait sur le visage de ses soldats. La mer lui était propice. C'était elle qui l'avait secondé dans toutes ses entreprises, apporté de Corse en France, porté de Toulon à Malte et à Alexandrie en écartant la flotte de Nelson, rapporté d'Alexandrie à Fréjus à travers les croisières anglaises. En revenant d'Égypte seul et déserteur de son armée, il venait à l'appel de sa fortune ; en s'embarquant à l'île d'Elbe avec tout ce qui lui restait de ses compagnons de gloire, il venait la provoquer. Il comptait sur elle : elle ne devait pas encore le tromper.

 

XVII

Le canal entre l'île d'Elbe et les côtes du continent devait être sillonné de croisières françaises et anglaises, pour observer le captif de l'Europe. La France avait négligé cette précaution. Le commandant de la croisière anglaise, distrait, par l'amour, de son devoir et de son poste, avait sa frégate à l'ancre dans la rade de Livourne il était allé à Florence à des fêtes où il espérait rencontrer la femme célèbre par sa beauté, objet de sa passion. La mer était libre. Au coucher du soleil un dernier coup de canon donna à la flottille de Napoléon le signal de lever les ancres. Un ciel pur, une vague douce, un vent maniable et favorable, semblaient conspirer d'intelligence avec cette poignée d'hommes qui allaient chercher l'empire ou la mort au-delà des flots. La musique des bataillons répondait par des fanfares guerrières aux adieux de la côte. La flotte et le bruit s'évanouissaient ensemble dans la nuit. « Le sort en est jeté » s'écria Napoléon en détournant ses regards des montagnes de l'île qui s'affaissaient à l'horizon, et en les reportant sur la mer d'Italie. Il s'entoura de ses généraux, et passa avec eux la revue des troupes embarquées. Les quatre cents grenadiers sur l'Inconstant, deux cents hommes d'infanterie de la garde, deux cents chasseurs corses et cent Polonais, montés sur six petits bâtiments de tout tonnage, vingt-six canons sur le brick, composaient toute la flotte et toute l'armée. Une seule frégate rencontrée suffisait pour l'anéantir. Mais nul ne calculait le péril. Tous comptaient sur un prodige. Bertrand, Drouot, Cambronne, présentaient aux soldats le même calme de voix et la même physionomie disciplinée que les jours où ils entouraient l'empereur à ses revues du Carrousel. Les soldats portaient. sur leurs traits et dans leurs yeux quelque chose de la résolution des jours de bataille, leurs regards perdus semblaient voir de loin la grande pensée qui les guidait. Ils s'étudiaient respectueusement dans l'attitude et dans les paroles de leur empereur. Nul ne lui demandait compte de ses desseins. Leur plus beau dévouement était de le suivre sans l'interroger.

 

XVIII

Mais lui, pressentant leurs secrètes impressions, et voulant les associer par la confidence à son succès « Soldats, leur. dit-il, nous allons en France, nous allons à Paris. — En France ! en France ! » répondirent d'une seule voix les quatre cents grenadiers groupés sur le pont du brick : « Vive la France et vive l'empereur ! »

L'empereur descendit dans l'entrepont. Les soldats, revêtus des mêmes uniformes que la campagne de 1814 et le temps avaient usés et déchirés, s'occupaient à en recoudre et à en rajuster les débris. Ils voulaient reparaître dans leur patrie avec la tenue de leur jour de parade. Ils échangeaient entre eux à demi-voix ces réflexions imprévues, ces retours vers le foyer de famille, ces railleries douces et ironiques, génie des camps français. Napoléon profita de ces heures nocturnes pour dicter à ses généraux les proclamations à l'armée et au peuple dont il voulait être précédé sur sa route vers Paris. Il avait médité et noté lui-même avec soin ces proclamations a la fois militaires et politiques, dernier mot et principal moyen de son entreprise il en avait pesé tous les termes mais, n'ayant voulu confier à aucun secrétaire ou à aucun confident le mystère de son projet d'embarquement, il avait écrit de sa propre main ces pièces. Il ne lisait que difficilement sa propre écriture, rapide, tronquée, confuse comme la pensée qui s'accumule sur la pensée dans une rapide mêlée d'idées. Il retrouvait avec peine le sens et les mots déposés sur le papier. Il parvint cependant a se lire à travers les signes et les ratures. Plusieurs mains écrivaient à sa voix. Il commença par l'armée, toujours et partout sa première pensée.

 

A L'ARMÉE.

Soldats nous n'avons pas été vaincus deux hommes sortis de nos rangs ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur bienfaiteur.

Ceux que nous avons vus pendant vingt-cinq ans parcourir toute l'Europe pour nous susciter des ennemis, qui ont passé leur vie à combattre contre nous dans les rangs des armées étrangères, en maudissant notre belle France, prétendraient-ils commander et enchaîner nos aigles, eux qui n'ont jamais pu en soutenir les regards ? Souffrirons-nous qu'ils héritent du fruit de nos glorieux travaux ? qu'ils s'emparent de nos honneurs, de nos biens, qu'ils calomnient notre gloire ? Si leur règne durait, tout serait perdu, même le souvenir de ces mémorables journées.

Avec quel acharnement ils les dénaturent ! Ils cherchent à empoisonner ce que le monde admire ; et s'il reste encore des défenseurs de notre gloire, c'est parmi ces mêmes ennemis que nous avons combattus sur les champs de bataille.

Soldats dans mon exil j'ai entendu votre voix je suis arrivé à travers tous les obstacles et tous les périls.

Votre général, appelé au trône par le choix du peuple, et élevé sur vos pavois, vous est rendu venez le joindre.

Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites, et qui pendant vingt-cinq ans servirent de ralliement à tous les ennemis de la France. Arborez cette cocarde tricolore, vous la portiez dans nos grandes journées. Nous devons oublier que nous avons été les maîtres des nations, mais nous ne devons pas souffrir qu'aucune se mêle de nos affaires. Qui prétendrait être maître chez nous ? Qui en aurait le pouvoir ? Reprenez ces aigles que vous aviez a Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Eylau, à Wagram, à Friedland, a Tudela, à Eckmühl, à Essling, à Smolensk, à la Moskowa, à Lutzen, à Wurtchen, à Montmirail. Pensez-vous que cette poignée de Français aujourd'hui si arrogants puissent en soutenir la vue ? Ils retourneront d'où ils viennent, et là, s'ils le veulent, ils régneront comme ils prétendent avoir régné pendant dix-neuf ans.

Vos biens, vos rangs, votre gloire, les biens, les rangs et la gloire de vos enfants n'ont pas de plus grands ennemis que ces princes que les étrangers nous ont imposés. Ils sont les ennemis de notre gloire, puisque le récit de tant d'actions héroïques qui ont illustré le peuple français combattant contre eux pour se soustraire à leur joug est leur condamnation.

Les vétérans des armées de Sambre-et-Meuse, du Rhin, d'Italie, d'Égypte, de l'Ouest, de la grande armée, sont humiliés leurs honorables cicatrices sont flétries ; leurs succès sont des crimes ; ces braves seraient des rebelles, si, comme le prétendent les ennemis du peuple, des souverains légitimes étaient au milieu des armées étrangères. Les honneurs, les récompenses, les affections sont pour ceux qui les ont servis contre la patrie et nous.

Soldats venez vous ranger sous les drapeaux de votre chef son existence ne se compose, que de la vôtre ; ses droits ne sont que ceux du peuple et les vôtres ; son intérêt, son honneur, sa gloire, ne sont autres que votre intérêt, votre honneur et votre gloire. La victoire marchera au pas de charge l'aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher jusques aux tours de Notre-Dame. Alors vous pourrez montrer avec honneur vos cicatrices ; alors vous pourrez vous vanter de ce que vous aurez fait ; vous serez les libérateurs de la patrie.

Dans votre vieillesse, entourés et considérés de vos concitoyens, ils vous entendront avec respect raconter vos hauts faits vous pourrez dire avec orgueil : « Et moi aussi je faisais partie de cette grande armée qui est entrée deux fois dans les murs de Vienne, dans ceux de Rome, de Berlin, de Madrid, de Moscou, qui a délivré Paris de la souillure que la trahison et la présence de l'ennemi y ont empreinte. »

Honneur à ces braves soldats, la gloire de la patrie ! et honte éternelle aux Français criminels, dans quelque rang que la fortune les ait fait naître, qui combattirent vingt-cinq ans avec l'étranger pour déchirer le sein de la patrie.

Signé : NAPOLÉON.

Le grand maréchal faisant fonctions de major-général de la grande armée,

Signé : BERTRAND.

 

Il passa au peuple. On retrouve dans la proclamation qu'il lui adressa toutes les accusations et toutes les incriminations malignes que ses amis à Paris soufflaient depuis sept mois aux feuilles impérialistes ou révolutionnaires. Après s'être posé vingt ans en patricien qui vient dompter le peuple, il se posait en plébéien qui vient venger le peuple de l'aristocratie. Sylla se changeait en Marius. Mais le monde ne pouvait, s'y tromper. Tout le néant de l'entreprise qu'il allait tenter et accomplir tenait à ce double rôle dont l'un démentait l'autre, et qui sous le plébéien laissait voir le restaurateur de toutes les aristocraties, et sous l'homme de la liberté le conservateur de toutes les dictatures.

 

AU PEUPLE.

Français la défection du duc de Castiglione livra Lyon sans défense, à nos ennemis. L'armée dont je lui avais confié le commandement était, par le nombre de ses bataillons, la bravoure et le patriotisme des troupes qui la composaient, en état de battre le corps d'armée autrichien qui lui était opposé, et d'arriver sur les derrières du flanc gauche de l'armée ennemie qui menaçait Paris.

Les victoires de Champaubert, de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamp, de Mormans, de Montereau, de. Craonne, de Reims, d'Arcy-sur-Aube et de Saint-Dizier l'insurrection des braves paysans de la Lorraine, de la Champagne, de l'Alsace, de la Franche-Comté et de la Bourgogne, et la position que j'avais prise sur les derrières de l'armée ennemie en la séparant de ses magasins, de ses parcs de réserve, de ses convois et de tous ses équipages, l'avaient placée dans une situation désespérée. Les Français ne furent jamais sur le point d'être plus puissants, et l'élite de l'armée ennemie était perdue sans ressource elle eût trouvé son tombeau dans ces vastes contrées qu'elle avait impitoyablement saccagées, lorsque la trahison du duc de Raguse livra la capitale et désorganisa l'armée. La conduite inattendue de ces deux généraux qui trahirent à la fois leur patrie, leur prince et leur bienfaiteur, changea le destin de la guerre la situation de l'ennemi était telle, qu'a la fin de l'affaire qui eut lieu devant Paris, il était sans munitions par la séparation de ses parcs de réserve.

Dans ces nouvelles et grandes circonstances, mon cœur fut déchiré, mais mon âme resta inébranlable je ne consultai que l'intérêt de la patrie, je m'exilai sur un rocher au milieu des mers, ma vie vous était et devait encore vous être utile. Je ne permis pas que le grand nombre de citoyens qui voulaient m'accompagner partageassent mon sort je crus leur présence utile à la France, et je n'emmenai avec moi qu'une poignée de braves nécessaires à ma garde.

Élevé au trône par votre choix, tout ce qui a été fait sans vous est illégitime. Depuis vingt-cinq ans, la France a de nouveaux intérêts, de nouvelles institutions, une nouvelle gloire, qui ne peuvent être garantis que par un gouvernement national et par une dynastie née dans ces nouvelles circonstances. Un prince qui régnerait sur vous, qui serait assis sur mon trône par la force des mêmes armées qui ont ravagé notre territoire, chercherait en vain s'étayer des principes du droit féodal il ne pourrait assurer l'honneur et les droits que d'un petit nombre d'individus ennemis du peuple, qui depuis vingt-cinq ans les a condamnés dans toutes nos assemblées nationales. Votre tranquillité intérieure et votre considération extérieure seraient perdues à jamais.

Français ! dans mon exil j'ai entendu vos plaintes et vos vœux vous réclamez ce gouvernement de votre choix, qui seul est légitime vous accusiez mon long sommeil vous me reprochiez de sacrifier à mon repos les grands intérêts de la patrie.

J'ai traversé les mers au milieu des périls de toute espèce ; j'arrive parmi vous reprendre mes droits qui sont les vôtres. Tout ce que des individus ont fait, écrit ou dit depuis la prise de Paris, je l'ignorerai toujours cela n'influera en rien sur le souvenir que je conserve des services importants qu'ils ont rendus car il est des événements d'une telle nature qu'ils sont au-dessus de l'organisation humaine.

Français ! il n'est aucune nation, quelque petite qu'elle soit, qui n'ait eu le droit de se soustraire et ne se soit soustraite au déshonneur d'obéir à un prince imposé par un ennemi momentanément victorieux. Lorsque Charles VII rentra dans Paris et renversa le trône éphémère de Henri VI, il reconnut tenir son trône de la vaillance de ses braves, et non du prince régent d'Angleterre. C'est aussi à vous seuls et aux braves de l'armée que je fais et ferai toujours gloire de tout devoir.

Signé : NAPOLÉON.

 

Son accent et sa physionomie en dictant ces adjurations au peuple se conformaient aux paroles. Il avait le regard, le geste, le ton de l'indignation contre les oppresseurs de la liberté et de l'égalité. On eût dit qu'il répétait devant ses généraux et ses secrétaires les scènes populaires qu'il voulait jouer sur le continent.

 

XIX

Ce travail occupa une partie de la nuit. Les deux proclamations à peine dictées, on demanda sur le pont parmi les marins et les grenadiers les hommes qui savaient écrire. Des centaines de mains furent occupées à en faire des milliers de copies pour qu'elles fussent prêtes a être distribuées à profusion au peuple au moment du débarquement.

Le vent était tombé avec la nuit. Au lever du jour la flottille n'était qu'à six lieues de l'île d'Elbe, doublant lentement le cap Saint-André. Le calme irritait Napoléon, qui implorait le vent du matin pour le jeter à la côte de France. La petite île déserte de Capraïa, séjour des chevriers de Piombino, semblait retenir le brick. On apercevait à distance une ou deux voiles. Toutes étaient suspectes à un captif qui avait le monde pour surveillant et pour ennemi. Les officiers de marine proposèrent de virer de bord pour retourner à Porto-Ferrajo et attendre un meilleur vent. L'empereur refusa, et fit jeter à la mer les équipements de sa petite armée pour alléger les bâtiments et les rendre plus sensibles à la brise.

Le vent solaire s'éleva un peu vers midi et porta la flotte à la hauteur de Livourne. Une frégate apparut sous le vent et disparut. Un brick de guerre français, le Zéphyr, commandé par le capitaine Andrieux arrivait à pleines voiles sur la ligne de la flottille. Les grenadiers, sûrs d'entraîner ou de vaincre, conjurèrent l'empereur d'aborder le bâtiment français, de lui faire arborer le drapeau tricolore et d'en grossir l'expédition. Il ne voulut pas risquer tout l'avenir de son entreprise et tout le secret de son expédition contre un succès insignifiant et puéril. Il ordonna aux grenadiers de descendre sous le pont, de se cacher, et de garder le silence. A six heures, les deux bricks étaient à portée de la voix, se croisant sur la mer. Les deux commandants, qui se connaissaient, échangèrent quelques paroles à l'aide de leurs porte-voix. Le capitaine Andrieux, sans soupçon, demanda des nouvelles de l'empereur. L'empereur, accoudé à côté de l'officier qui commandait l'Inconstant, prit le porte-voix de ses mains et répondit qu'il se portait bien. La route opposée éloigna bientôt les deux bricks l'un de l'autre. Le vent fraîchit jusqu'au matin. A l'aurore on vit un vaisseau de soixante-quatorze canons qui cinglait vers la flotte. L'inquiétude reprit les équipages. Mais les voiles du vaisseau disparurent comme un nuage sur la mer. Il n'avait pas daigné s'informer de ces' sept petites voiles marchandes, éparses sur l'horizon. La sérénité revint avec l'horizon libre. L'empereur rassembla de nouveau les généraux sur le pont, et leur dit : « Parlez maintenant vous-mêmes à vos compagnons de gloire ! Allons, Bertrand, prenez la plume et écrivez votre propre appel à vos frères d'armes ! » Bertrand s'excusa sur son inaptitude à trouver des expressions à la hauteur de la circonstance. « Eh bien ! écrivez, dit Napoléon, je vais parler pour vous tous. »

Et il dicta la proclamation de la garde à l'armée

« Soldats la générale bat, et nous marchons courez aux armes, venez nous joindre, joindre votre empereur et vos aigles.

« Et si ces hommes aujourd'hui si arrogants et qui ont toujours fui à l'aspect de nos armes osent nous attendre, quelle plus belle occasion de verser notre sang et de chanter l'hymne de la victoire

« Soldats des septième, huitième et dix-neuvième divisions militaires ; garnisons d'Antibes, de Toulon, de Marseille officiers en retraite, vétérans de nos armées, vous êtes appelés à l'honneur de donner le premier exemple. Venez avec nous conquérir le trône, palladium de nos droits, et que la postérité puisse dire un jour « Les étrangers, secondés par des traîtres, avaient imposé un joug honteux à la France, les braves se sont levés, et les ennemis du peuple, de l'armée ont disparu et sont rentrés dans le néant. »

Cette adresse fut copiée comme les précédentes par tous les équipages. Chaque soldat en reçut plusieurs copies pour les distribuer sur la route aux régiments français.

 

XX

Les côtes d'Antibes apparurent à la proue des navires. Un cri unanime les salua : « Vive la France ! vivent les Français ! » s'écrièrent matelots et soldats en élevant leurs bonnets et leurs chapeaux en l'air, comme si ces gestes et ces voix eussent été vus et répondues par l'horizon. « Reprenons la cocarde tricolore, dit l'empereur, afin que la patrie nous reconnaisse ! » La cocarde de l'île d'Elbe, blanche et amarante, parsemée d'abeilles fut arrachée et jetée à la mer. Chaque soldat replaça à son bonnet à poil la cocarde tricolore qu'il avait conservée comme la relique des camps. Une nuit paisible recouvrit bientôt les yeux sans sommeil. Au crépuscule du matin du 1er mars, la flottille, rapprochée de terre par une brise d'ouest, entrait à pleines voiles dans le golfe Juan. Napoléon, superstitieux comme tous les hommes qui ont éprouvé les miracles de la destinée, attachait une pensée à cette terre. C'était la plage qui l'avait reçu à son retour furtif et triomphal d'Égypte elle l'avait porté- au trône, elle devait, disait-il, l'y reporter plus vite et plus sûrement. Sa destinée avait moins à faire. Elle savait-la route,' elle revenait sur ses propres traces. Elle y touchait le soir.

 

XXI

La felouque qui portait le général Drouot devançait la flottille d'une demi-heure. Elle jeta l'ancre la première sur une plage déserte et silencieuse. Drouot et ses soldats furent portés a terre par les chaloupes de la felouque. Le jour n'éclairait encore qu'à demi la terre et la mer. Les soldats de Drouot, débarqués et ne sachant s'ils étaient suivis de près par les autres navires et par le brick, eurent un mouvement de terreur en voyant l'ombre de l'Inconstant grossie par la brume s'avancer vers la plage. Ils crurent à une surprise ou à une embûche de mer. Ils prirent le brick pour un vaisseau de guerre qui venait intercepter la côte à l'empereur. Ils s'élancèrent de nouveau sur la felouque pour aller au secours de leur général. Au moment où ils déployaient leurs voiles, l'empereur lui-même sur la proue du brick les rassura et les salua. L'ancre fut jetée. L'empereur fit descendre ses troupes sans obstacle et toucha lui-même cinq heures le sol de la France, porté sur les bras de ses grenadiers et reçu par leurs acclamations. Son bivouac avait été établi à quelque distance de la plage, sous un bois d'oliviers. « Voilà un heureux présage, dit-il en montrant ces arbres de paix, il se réalisera ! »

 

XXII

A l'aspect de ces voiles, au bruit de ce débarquement, à l'écho de ces acclamations, à la vue de ces uniformes chers au souvenir du peuple, quelques rares chaumières des environs s'ouvrirent, et des paysans étonnés et indécis s'approchèrent timidement du camp de Napoléon. Les soldats leur tendirent les bras, leur montrant du geste l'empereur et les invitant à fraterniser avec eux. Les paysans montrèrent plus d'hésitation et de terreur que d'enthousiasme. Un seul d'entre eux, ancien militaire, aborda l'empereur et lui demanda de se joindre à son bataillon. « C'est le premier, dit. Napoléon à ses officiers ; ils suivront tous, leur cœur est à moi ! » Cependant, bien qu'il affectât la confiance, il était évidemment ébranlé par la lenteur et par l'indécision du peuple de cette côte à l'entourer. Il était en France, et il restait plus isolé qu'à l'île d'Elbe.

Il fit appeler un officier de la ligne, et lui ordonna de se porter à la tête d'un détachement de vingt-cinq hommes sur la ville d'Antibes, voisine de la plage où il était descendu, d'y faire appel à la garnison et au peuple au nom de l'empereur, d'y déployer le drapeau tricolore et d'entraîner avec lui les soldats. L'officier partit plein de confiance.

 

XXIII

Mais le bruit de la descente de Napoléon sur la plage avec une poignée d'hommes avait déjà été apporté par des paysans royalistes au général Corsin, commandant de la ville. Sans hésiter entre ses souvenirs et ses devoirs, le général Corsin prit ses mesures pour séquestrer ses troupes de tout contact avec les émissaires de Napoléon. Le détachement envoyé par l'empereur, au lieu de se borner à parlementer au pied des murailles, entra témérairement dans la ville aux cris de « Vive l'empereur ! » Ces cris ne trouvèrent pour écho que le cri de « Vive le roi ! » dans le peuple, le silence et la froideur dans la garnison. Le général Corsin fit relever précipitamment le pont-levis derrière le détachement. L'officier et le détachement furent retenus prisonniers dans la ville. Napoléon commençait son entreprise par un revers il échouait contre ses propres soldats. Ce n'était pas là l'enthousiasme insurrectionnel dont ses émissaires de Paris l'avaient flatté. Mais il n'était plus temps de réfléchir. Il fallait s'avouer vaincu, ou avancer.

Cependant ses propres soldats murmuraient et rougissaient de laisser leurs camarades compromis, prisonniers et peut-être suppliciés dans la première ville dont il avait tenté la fidélité. Ils demandaient à grands cris d'aller les délivrer en donnant l'assaut à Antibes. Napoléon, qui sentait le prix du temps et qui ne voulait pas perdre des heures ou des jours aux portes d'une ville dont l'occupation n'aurait aucune influence sur le sort de son entreprise, calma leur impatience en envoyant par un second officier un message au général Corsin. L'officier avait ordre de ne pas entrer dans la ville, et de se borner à entrer en pourparlers avec la garnison. « Dites-leur, recommanda-t-il à son émissaire, que je suis ici, que la France me rappelle que les garnisons de Lyon et de Grenoble accourent au pas de charge au-devant de moi, que je les somme de venir se ranger sous mes aigles ! »

L'officier partit et revint sans avoir pu exécuter son ordre. Les portes étaient fermées, les remparts déserts. La France se repliait devant Napoléon. Il feignit l'indifférence sur un symptôme dont il était intérieurement consterné, e il voulut regagner sur le temps ce que l'impopularité de son nom lui avait fait perdre de succès à son premier pas. Il fit rafraîchir ses troupes, leva son camp, et se mit en marche à onze heures du soir avec quatre pièces d'artillerie. Les Polonais de sa garde, presque tous démontés, portaient sur leurs épaules leurs selles et leur équipement. A mesure que Napoléon trouvait un cheval sur sa route, il l'achetait pour remonter sa cavalerie.

Pour éviter le cœur de la Provence et les grandes villes de Toulon, de Marseille, d'Aix, d'Avignon, dont il connaissait l'attachement aux Bourbons, et dont il avait éprouvé l'animosité contre lui dans sa route vers son exil, il se détermina à suivre le flanc des montagnes de la rive gauche du Rhône. Il espérait ainsi arriver à Grenoble et à Lyon avant que le maréchal Masséna, qui commandait dans le Midi, pût lui fermer le passage ou l'atteindre. Il arriva au point du jour à Cannes, de là à Grasse, et coucha le soir au village de Cernon, distant de vingt lieues de la plage. Les populations qu'il avait, traversées avaient témoigné partout plus de surprise que d'entraînement vers lui.

Le 3 il fit halte à Barême, le 4 à Digne, le 5 à Gap. Ces populations belliqueuses des montagnes commencèrent à s'émouvoir à son nom. Il fit camper sa petite armée hors de la ville, et ne garda autour de lui, pour sa sûreté, que six Polonais à cheval et quarante grenadiers. Il fit, imprimer pendant la nuit les proclamations qu'il avait dictées en mer. Il lui suffit de les faire jeter au peuple de Gap pour qu'elles se répandissent de proche en proche sur sa route et dans les campagnes voisines. Les magistrats de Gap, ville désarmée, s'étaient retirés devant lui. Le maire seul de la ville et quelques conseillers municipaux se mirent en rapport avec sa troupe pour lui procurer des vivres, mais s'abstinrent sévèrement de toute manifestation d'enthousiasme ou même d'accueil. Il essaya de tromper les habitants du Dauphiné par l'expression d'une reconnaissance qu'il n'éprouvait pas. « Citoyens, disait cette proclamation, j'ai été vivement touché de tous les sentiments que vous m'avez témoignés. Vous avez raison de m'appeler votre père. Je ne vis que pour l'honneur et le bonheur de la France. Mon retour dissipe vos inquiétudes. Il garantit la conservation de toutes les propriétés, l'égalité entre toutes les classes ces droits dont vous jouissiez depuis vingt-cinq ans, et après lesquels vos pères ont tant soupiré, forment aujourd'hui une partie de votre existence. » Le 6, à deux heures après midi, il quitta Gap au milieu du concours d'une population plus curieuse qu'empressée. Il n'avait pas recruté encore en cinq jours de marche un seul homme. Le peuple accourait, regardait, s'étonnait, mais ne suivait pas. Chacun semblait sentir que Napoléon affrontait un hasard, et qu'il y avait peut-être plus de témérité que de génie dans son entreprise.

Il s'arrêta le même jour à Corps. Le général Cambronne alla occuper à la tête d'une avant-garde de quarante hommes le village de la Mure. Le maire de Sisteron refusa des vivres les habitants les fournirent d'eux-mêmes. Ils offrirent un drapeau tricolore à l'avant-garde de Cambronne. A quelque distance de la ville, le général se trouva en face d'un bataillon venu de Grenoble pour fermer le passage à l'empereur. Cambronne voulut en vain parlementer on ne l'écouta pas. Il se replia et envoya un de ses aides de camp informer Napoléon de cet obstacle. Napoléon rallia ses troupes harassées par une longue marche dans la neige et sur les rochers des Basses-Alpes. Le danger rendit l'élan à ses soldats à leur approche le bataillon du 5e de ligne et les deux compagnies de sapeurs qui s'étaient opposés au passage de Cambronne se replièrent de trois lieues sur un corps d'armée de six mille hommes détaché de Chambéry. Ce bataillon fit halte en avant de Vizille, à l'entrée d'un défilé resserré entre les montagnes et un lac. Napoléon s'arrêta et passa la nuit à la Mure. Il ne dormit pas. Le contact et le choc qui devaient avoir lieu le lendemain entre sa petite armée et l'armée royale allait décider de son existence. Il affecta néanmoins en quittant la Mure cette assurance qui est l'augure du succès sur le front du chef. Le succès était pour lui à Grenoble. Une armée lui en disputait la route. Rétrograder de Vizille était rétrograder d'un empire. Le conquérant n'était plus qu'un chef de bandes aventurières, obligé de fuir vers les Alpes pour demander un asile à leurs neiges et à leurs rochers. Il n'avait pas abandonné au seul hasard la décision de cette marche sur Grenoble des complices affidés, rares mais importants, travaillaient de leur côté à lui en faciliter l'accès et à lui en ouvrir les portes.

 

XXIV

Il avait envoyé de la plage d'Antibes à Grenoble son chirurgien Émery chargé de lettres et d'instructions. Émery avait ordre de s'y rendre par les chemins les plus courts et les moins suspects, et de donner avis de la marche de l'empereur à un jeune homme de cette ville nommé Dumoulin. Dumoulin était un fanatique de gloire militaire et de patriotisme plébéien, intrépide, actif, intelligent, prêt à tout pour relever dans l'empereur l'idole de son imagination un de ces caractères enfin tels que la fortune en donne toujours au génie des révolutions pour préparer la route aux audaces plus calculées de ceux qui les entreprennent. Le zèle désintéressé dévorait Dumoulin le tourbillon qu'il aimait à soulever l'emportait lui-même ; il avait la discrétion du conjuré, la ruse du négociateur, la fougue du séide. Dès le mois d'octobre 1814, il avait été trouver Bonaparte à Porto-Ferrajo, lui avait fait pressentir dans son dévouement enthousiaste celui des habitants de Grenoble, et lui avait offert son bras et sa fortune. « Nous nous reverrons, » lui avait répondu l'empereur en le congédiant. On le vit trente ans après et touchant à la vieillesse, rajeuni par ses souvenirs de Grenoble, se jeter au premier rang du peuple le 24 février 1848, et monter à la tribune comme à un assaut pour faire passer encore l'empire par la brèche de la république.

 

XXV

Émery avait aussi des lettres pour Maret et pour Labédoyère, jeune colonel dont le régiment était à Grenoble, et que des correspondances plus certaines que le hasard désignaient apparemment à l'empereur comme un homme dont le cœur au moins était complice de ses desseins.

L'empereur en sortant de la Mure composa son avant-garde de cent hommes d'élite pris dans cette élite toujours sous les ordres de Cambronne. Cambronne en s'avançant vers un pont à quelque distance de la Mure se trouva en face d'un nouveau bataillon. Le parlementaire qu'il envoya avec des signes de paix fut repoussé. L'empereur averti dépêcha de nouveau un de ses officiers, le chef d'escadron Raoul, pour aborder le bataillon qui refusait d'ouvrir la route. Raoul, menacé du feu du bataillon, revint sans avoir fait entendre sa voix. Napoléon sentit que c'était l'heure de tenter son propre ascendant sur les yeux de ses anciens soldats. Il fendit sa colonne en lui ordonnant de faire halte, et s'avança au petit pas de son cheval, presque seul, en avant de son armée. Les paysans répandus dans les champs ou faisant la haie sur les deux bords de la route, semblaient rester neutres entre les deux causes, regardant seulement avec l'indifférente curiosité du peuple le combat d'audace dont le peuple lui-même est le prix. Quelques cris rares de « Vive l'empereur » s'élevaient çà et là des groupes populaires. Quelques encouragements à voix basse disaient à Napoléon de tout oser. C'était une de ces minutes solennelles où un peuple semble retenir sa respiration pour ne pas troubler de son souille l'arrêt indécis du destin qui va se prononcer, et où le plateau de la balance, prêt à pencher pour une des deux causes, va entraîner le monde entier sous le léger poids du moindre hasard. Un cri peut faire éclater une nation, un silence repousser une audace, une balle partie par hasard du fusil d'un soldat peut briser une entreprise avec la vie d'un grand homme dans la poitrine qui l'a conçue.

Telle était en ce moment la situation muette et suspendue des deux armées, de Napoléon et du peuple.

 

XXVI

Napoléon à ce moment suprême fut égal à son dessein. L'homme si faible au 18 brumaire, reculant déconcerté et presque évanoui dans les bras de ses grenadiers, l'homme si perplexe à Fontainebleau devant l'insolence de ses maréchaux révoltés, l'homme si renversé et si subjugué depuis à l'Élysée par la pression de quelques législateurs et de quelques traîtres, fut sans effort et sans jactance un héros de sang-froid devant les baïonnettes du 5e régiment. Soit qu'il eût la certitude, donnée par ses complices de Grenoble, que les cœurs battaient pour lui dans ce bataillon, soit que l'habitude des armes sur le champ de bataille l'eût exercé à moins redouter la mort par le feu que par le fer, soit que son âme eût depuis l'île d'Elbe concentré toutes ses forces en prévision de cet instant suprême, et qu'il eût jugé que son dessein valait bien une vie, il n'hésita pas. Il ne pressa ni ne ralentit sa marche. Il s'approcha jusqu'à cent pas du front des baïonnettes qui formait muraille devant lui sur la route. Il descendit de son cheval, en remit les rênes à un de ses Polonais, croisa ses bras sur sa poitrine, et s'avança d'un pas mesuré comme un homme qui marche au supplice. C'était le fantôme de l'imagination du peuple et de l'armée apparaissant tout à coup et comme sortant du tombeau entre les deux Frances. JI portait le costume sous lequel les souvenirs, les légendes, les tableaux l'avaient gravé dans tous les regards, le chapeau militaire, l'uniforme vert des chasseurs de la garde, la redingote de drap couleur de poussière, ouverte et flottante sur son habit, les bottes hautes et les éperons sonnant sur la terre ; son attitude était celle de la réflexion que rien ne distrait et du commandement paisible qui ne doute pas d'être obéi. Il descendait une pente de la route inclinée vers le régiment qu'il allait aborder. Aucun groupe, ni devant lui, ni à côté, ni derrière, n'empêchait de le voir dans son prestigieux isolement. Sa figure se dessinait seule et vive sur le fond de la grande route et sur le bleu du ciel. Frapper un tel homme, pour les soldats qui reconnaissaient en lui leur ancienne idole, ce n'était plus combattre, c'était assassiner. Napoléon avait calculé de loin ce défi de la gloire a l'humanité et au cœur du soldat français. Il ne s'était pas trompé, mais il fallait être un profond génie pour le tenter et Napoléon pour l'accomplir. Les grenadiers, à une grande distance de lui, tenaient les canons de leurs fusils sous le bras et renversés vers la terre en signe de paix.

 

XXVII

Le chef de bataillon du 5e régiment, faisant peut-être violence à son sentiment pour son devoir, ou connaissant d'avance la résolution de ses soldats de ne pas frapper leur empereur, et ne voulant qu'intimider l'armée de Napoléon par le geste littéral de la discipline, commanda le feu à son bataillon. Les soldats parurent obéir et couchèrent en joue Napoléon. Mais lui, sans s'arrêter et sans s'émouvoir, s'avança jusqu'à dix pas du front des armes dirigées sur sa poitrine, et élevant cette voix retentissante, prestige de plus, qui commandait les manœuvres sur les champs de revue ou de bataille « Soldats du 5e de ligne, dit-il lentement en découvrant sa poitrine et en présentant tout son buste au feu, s'il en est un seul parmi vous qui veuille tuer son empereur, il le peut ! Me voilà ! »

 

XXVIII

Nul ne répondit. Tout resta immobile et silencieux. Les soldats n'avaient pas chargé leurs armes ! Ils se craignaient eux-mêmes. Ils avaient fait le geste de l'obéissance et de la fidélité à la discipline, ils croyaient le devoir accompli. Le cœur pouvait maintenant éclater.

Il éclata seul. Un premier frémissement de sentiment se fit entendre dans le bataillon, quelques armes s'abaissèrent d'elles-mêmes dans les mains des soldats, puis un plus grand nombre, puis toutes. Quelques officiers s'éloignèrent et reprirent la route de Grenoble pour ne pas être entraînés par l'émotion de leurs compagnies, d'autres s'essuyèrent les yeux, et, entraînés par leurs soldats, remirent leur épée dans le fourreau. Un cri de : « Vive l'empereur ! » jaillit du bataillon, répondu par le cri de : « Vive le 5e de ligne ! » poussé de loin par les grenadiers de la garde. Les rangs se rompirent, les soldats se précipitèrent avec le peuple autour de l'empereur, qui leur ouvrit ses bras ses propres soldats accoururent et se mêlèrent dans une seule acclamation et dans un seul groupe avec ceux du 5e. Ce fut la mêlée des deux Frances s'embrassant dans la gloire, la sédition involontaire des cœurs. Napoléon avait vaincu en se désarmant. Son nom avait seul combattu. De ce moment la France était reconquise, l'épreuve était faite, l'exemple était donné. De loin, on serait fidèle au devoir de près, on passerait à l'enthousiasme. L'exemple du 5° régiment valait pour l'empereur la défection de dix armées.

 

XXIX

Un aide de camp du général Marchand, commandant à Grenoble, protestait seul avec intrépidité contre cette défection, et cherchait à ramener avec lui au devoir les soldats. Quelques Polonais de la garde de l'empereur, qui remplaçaient auprès de sa personne et qui égalaient en fanatisme les mameluks ramenés par lui d'Égypte, galopèrent sur les pas de cet aide de camp pour le punir de sa fidélité au devoir. Il leur échappa. L'empereur grondant familièrement les soldats du 5e d'avoir visé sa poitrine, ils répondirent en souriant et en faisant sonner les baguettes de leurs fusils dans les canons.

On fit le cercle, l'empereur harangua les troupes. « Je viens, dit-il, avec une poignée de braves, parce que je compte sur le peuple et sur vous. Le trône des Bourbons est illégitime, puisqu'il n'a pas été élevé par la nation il est contraire à la volonté nationale, puisqu'il est contraire aux intérêts de notre pays et qu'il n'existe que dans l'intérêt d'un petit nombre de familles. Demandez à vos pères, interrogez ces braves paysans ; vous apprendrez de leur bouche la véritable situation des choses. Ils sont menacés du retour des dîmes, des privilèges, des droits féodaux et de tous les abus dont vos succès les avaient délivrés. »

 

XXX

Les deux colonnes réunies reprirent la route de Grenoble, le 5e régiment servant d'avant-garde aux grenadiers de Napoléon, la défection accomplie se donnant ainsi en exemple à la défection prochaine. Un chef d'escadron nommé Rey, envoyé par les conjurés de Grenoble à Napoléon, rencontra l'empereur à quelques pas de la Mure. Il le rassura complétement sur l'armée de Chambéry et sur l'armée de Grenoble, que Soult avait concentrée devant lui. « Vous n'avez pas besoin d'armes, votre fouet suffira, dit l'émissaire, pour chasser devant vous toute résistance le cœur des troupes est partout à vous. »

Napoléon, en se présentant au nom de la Révolution, était bien sûr de faire battre aussi le cœur du peuple dans ce groupe des montagnes du Dauphiné d'où la Révolution était sortie en 1789. Vizille, une des premières bouches de ce volcan de la liberté et de l'égalité, l'attendait comme une restauration du peuple. Il y entra en triomphateur au milieu des populations rurales ivres de son nom. Elles oubliaient sa longue tyrannie pour emprunter son bras contre ta Restauration, se réservant de l'enchaîner ensuite. Napoléon acceptait comme un secours provisoire à sa cause, mais de mauvaise grâce, ces acclamations où le nom de révolution se mêlait pour la première fois au si.en. De Vizille, une avant-garde de peuple précéda l'empereur autour des murs de Grenoble. Les cris et les émotions de cette foule pénétraient dans la ville et dans les casernes, et corrompaient d'avance la fidélité des troupes. L'adjudant du 7e régiment, commandé par Labédoyère, aborda Napoléon pendant la halte à Vizille, et lui annonça que ce colonel était sorti de Grenoble, à la tête de son régiment, non pour le combattre, mais pour le renforcer.

 

XXXI

L'empereur ne voulut pas laisser refroidir cette flamme de l'enthousiasme qui le devançait et qui dévorait tout sur son passage. A la nuit tombante, il se remit en marche sur Grenoble. Il comptait sur la nuit et sur la confusion pour faire éclater la ville. Elle échappait déjà au général Marchand qui y commandait.

Six mille hommes s'y trouvaient réunis dans une enceinte fortifiée qui commande la vallée de Chambéry et de Lyon, le passage du Rhône, et que l'empereur ne pouvait laisser impunément derrière lui sans s'exposer à être poursuivi et écrasé pendant qu'il aborderait Lyon. Les clefs de Grenoble étaient les clefs de la France. Vienne, Valence, Chambéry, venaient d'y concentrer leurs forces. Mais ces forces, démoralisées par le bruit de la défection du 5e de ligne à la Mure et par l'esprit du Dauphiné, n'offraient aucun appui solide aux autorités royales. Le cri de : « Vive l'empereur ! » retentissait depuis le matin dans les rues et commençait à sortir des casernes. Le peuple faisait jurer aux soldats qu'ils ne tireraient pas sur leurs frères. Les officiers seuls, résistant par l'honneur à l'entraînement, voulaient retenir leurs troupes. Au milieu du jour elles ne leur laissaient déjà plus d'autre espoir que celui de les éloigner de la contagion. Le 4e régiment fut emmené par son colonel sur la route de Chambéry. Labédoyère entraîna le sien sur la route de Vizille. Soit qu'il eût préparé de loin sa défection', soit que la conspiration muette de ses soldats eût pressenti l'événement, les cocardes tricolores étaient cachées sur les poitrines et dans les tambours.

Entre Grenoble et Vizille, l'empereur entendit une grande rumeur à son avant-garde et de longues acclamations éclater dans la nuit. C'était le peuple des campagnes voisines de Grenoble qui faisait cortège au régiment de Labédoyère entraînant et entraîné. Des torches éclairaient cette scène. Le jeune colonel se précipita dans les bras de l'empereur en lui offrant son bras et son régiment. Puis, comme s'il eût senti d'avance le remords de son élan et le reproche intérieur de sa faute, il voulut la rendre au moins profitable à la liberté, et parla en homme qui fait ses conditions pour la patrie tout en la livrant à un maître. L'empereur, sans s'arrêter à l'impétuosité de ces paroles étranges à son oreille, accueillit Labédoyère en homme qui ne marchande pas les conditions de l'empire. On pardonne tout à un complice quand la toute-puissance est le prix de la complicité.

Dumoulin accourut quelques moments après et offrit à Napoléon cent mille francs et sa vie.

Prévenu confidentiellement du retour de Bonaparte, il avait envoyé un exprès au duc de Bassano à Paris avec des dépêches de l'empereur, imprimé clandestinement ses trois proclamations dictées en pleine mer, prévenu Labédoyère et conféré avec MM. Chanvion, Fournier, Renaud, Boissonnet, Béranger et Champollion-Figeac, propagateurs actifs de l'enthousiasme qui se réveillait à Grenoble. Napoléon lui donna un brevet de capitaine, le décora lui-même de la croix de la Légion d'honneur, et dans la nuit de son arrivée à Grenoble l'admit à une conversation familière dans laquelle celui qui allait remonter pour la seconde fois sur le trône s'entretint avec M. Champollion-Figeac de ses souvenirs d'Égypte et des quatorze dynasties qui dormaient sous les pyramides.

 

XXXII

Déjà les torches qui éclairaient la marche de l'armée et son triomphe nocturne s'apercevaient du haut des remparts de Grenoble, et les clameurs de cette multitude armée et désarmée arrivaient jusqu’aux oreilles du préfet et du général. Le général n'avait plus pour défendre la ville que les murs et les portes il les avait fait fermer. Napoléon était résolu à ne les faire enfoncer que par la pression de la multitude dont il était environné. Quelques bataillons fidèles encore, mais hésitants et immobiles, étaient en bataille sur les remparts. Les chants patriotiques, les provocations du peuple et de leurs camarades du 7e et du 5e régiment, les adjurations de Labédoyère et de Dumoulin, montaient jusqu'à eux. Les clefs des portes avaient été portées chez le général. Le peuple du dedans répondait au peuple du dehors par des cris d'impatience et par des encouragements à briser ces portes. Les grenadiers de l'île d'Elbe étaient l'arme au bras sous les murs. Les sapeurs de Labédoyère s'avancent pour les faire sauter. L'empereur les arrête il ne voulait pas qu'une violence matérielle imprimât à sa victoire l'apparence et l'odieux d'un siège. Le peuple de la ville entendit cet appel, brisa lui-même les portes, et en porta en hommage les ferrures et les débris aux pieds de Napoléon.

Il entra aux flambeaux par cette brèche volontaire dans la ville, pendant que le général Marchand et les autorités royales en sortaient dans les ténèbres et dans la consternation par la porte de Lyon. Des flots de peuple le portèrent à son logement dans une hôtellerie de la ville tenue par un des vétérans de son armée. La nuit tout entière ne fut qu'une longue acclamation sous ses fenêtres. Le peuple et les soldats, confondus dans une même faute et dans un même délire, fraternisèrent jusqu'à l'aurore dans des banquets et dans des embrassades.

 

XXXIII

« Tout est maintenant décidé s'écria Napoléon en reposant pour la première fois son esprit depuis son débarquement de l'île d'Elbe, nous sommes à Paris ! »

Grenoble, en effet, pourvu de l'immense matériel d'une armée, communiquant avec Chambéry, où la même défection travaillait huit mille hommes de troupes rassemblés contre Murât, adossé à la Savoie et à l'Italie, défendu de la Provence par des défilés faciles à refermer derrière lui, voisin de Lyon et des départements de la Loire et de l'Est, où sa cause se recruterait au besoin dans des populations toutes martiales, était une base d'opérations faite pour la guerre civile, redoutable à l'armée que les Bourbons pouvaient réunir à Lyon. Tous les hasards de l'entreprise étaient traversés. Il ne restait rien à faire qu'à la politique et au génie des armes. Il le possédait assez pour lutter avec supériorité contre tous les généraux formés sous lui que le roi opposerait à sa marche.

Il se livra à loisir à ces perspectives et fit reposer vingt-quatre heures son armée à Grenoble. Il reçut le lendemain toutes les autorités et tous les membres des corps constitués de la ville et des environs, qui, par soumission, par sympathie ou par terreur, vinrent saluer en lui le vainqueur. Il passa en revue les troupes de la garnison, et, les ralliant à sa propre armée, il les lança le soir même en avant-garde sur la route de Lyon. Leur défection était un exemple qu'il voulait faire marcher devant lui pour qu'elle enlevât d'avance tout courage et tout prétexte à la résistance. Le bruit de la Provence traversée et de la chute de Grenoble devait ébranler Lyon. Lyon soumis, la route de Paris s'ouvrait devant ses pas.

Il sortit de Grenoble comme il y était entré, entouré de son bataillon sacré de l'île d'Elbe, et pressé par les flots d'une multitude qui lui aplanissait le chemin. Les paysans de cette partie du Dauphiné, peuple mobile, enthousiaste, guerrier, voisin des frontières, amoureux du soldat, se laissaient enfin entraîner à ce courant d'armes qui portait l'empereur vers Lyon. Il coucha dans la petite ville de Bourgoing, à moitié chemin de Grenoble et de Lyon. Bourgoing, sa large place et la campagne voisine offrirent toute la nuit le spectacle, le tumulte, les feux, les chants d'un bivouac de peuple et de soldats ivres de ramener leur idole et de l'imposer à la patrie. La sédition se révélait sous la discipline. L'empereur, témoin de ce spectacle, rougissait d'une ovation qui coûtait tant à sa dignité et à la moralité de l'armée ; mais il avait besoin de cette ébullition dangereuse de la plèbe et des prétoriens. Il se proposait de la refréner ensuite. En attendant, il souriait à des familiarités de cette foule où la popularité atténuait le respect. Lyon était devant ses yeux. C'était sur cette grande ville que le gouvernement avait concentré ses espérances et ses forces. Lyon devait dans sa pensée juger la cause et servir d'exemple à Paris. Si ses murs devenaient l'écueil de Napoléon, il n'avait d'autre ressource que de se replier sur les Alpes et de détourner son invasion sur l'Italie. L'Autriche l'y attendait, la France l'y suivrait. Les plaines de Marengo, berceau de sa puissance et de sa renommée, deviendraient le tombeau de son crime et de sa démence.

Remontons au jour où la descente inattendue de Napoléon sur la plage d'Antibes fut connue à Vienne et à Paris, et aux circonstances qui coïncidaient avec ce débarquement.

 

XXXIV

Louis XVIII fut le premier informé. Une dépêche du maréchal Masséna, qui commandait le Midi, apportée à Lyon par courrier et transmise à Paris par le télégraphe, annonçait que Bonaparte était débarqué le 1er mars près de Cannes avec douze cents' hommes et quatre pièces de canon, qu'il avait suivi la route de Grenoble par le pied des montagnes, que toutes les mesures militaires étaient prises pour l'arrêter, que l'opinion était unanime contre cet attentat à main armée, et que la tranquillité publique régnait partout ailleurs que sur son passage.

Le roi lut sans témoigner ni dans les traits ni dans la voix la moindre émotion indigne du trône. Il fit appeler le maréchal Soult, ministre de la guerre. Soult, accoutumé à traiter la guerre en homme de métier et non en aventurier, ne put croire à la réalité d'une descente et d'une invasion appuyée seulement par une poignée d'hommes contre une armée et une nation il se montra d'abord incrédule, puis confiant. Il répondit au roi de l'événement, quel qu'il fût. Le roi, plus défiant, plus politique, plus exercé aux péripéties étranges et soudaines de la destinée, montra autant de calme, mais plus de pénétration et de prévoyance. Il pressentit et dit au maréchal « que cette démence apparente d'un débarquement à forces si inégales à l'entreprise devait cacher un sous-entendu menaçant avec des complices dans l'armée et dans Paris, et que la première condition pour prévenir un pareil danger était d'y croire. »

Le conseil des ministres s'ouvrit. Le roi y fit appeler le comte d'Artois son frère et le duc de Berry. M. de Blacas et M. d'André traitèrent d'action folle l'entreprise de Napoléon. Ils allèrent jusqu'à féliciter le roi d'un attentat sans portée et sans éventualité de succès, impatience d'un ambitieux tombé, qui allait livrer enfin le conspirateur et sa cause au mépris de l'Europe et aux mains des Bourbons. Le cri public en ce moment s'élevait unanimement contre cette audace. La paix était récente et chère, un seul homme venait la troubler. Cet homme était traité dans les conversations en ennemi public. Le roi néanmoins persévéra à traiter sérieusement et vivement cette invasion de l'ennemi de sa race. Il fut décidé à l'instant que des troupes seraient concentrées sur Grenoble et sur Lyon, qu'un autre rassemblement serait formé dans la Franche-Comté pour fermer à Napoléon toutes les routes de Paris, qu'une troisième armée couvrirait le Midi, et que la Vendée, appelée aux armes, se lèverait tout entière sous le drapeau de son ancienne cause. Le comte d'Artois, comme héritier et principal intéressé au trône, reçut le commandement de l'armée principale à Lyon ; le duc de Berry, celui de l'armée de Franche-Comté ; le duc d'Angoulême, qui se trouvait à Bordeaux, le commandement d'un corps de douze mille hommes réunis à Nîmes, en prenant Napoléon en flanc et en queue s'il s'aventurait sur le Rhône ; enfin le duc de Bourbon, fils du prince de Condé, le commandement de la Bretagne. La présence de tous ces chefs de la dynastie des Bourbons à la tête des armées et- au cœur des populations devait, selon le conseil des ministres, combattre toute pensée de défection des troupes, toute adhésion des populations incertaines aux bandes de l'empereur. Des généraux illustres et consommés étaient placés par le maréchal Soult sous les ordres de ces princes pour diriger leur inexpérience et pour montrer aux soldats l'exemple de la fidélité. Le maréchal Macdonald, l'homme du devoir pour Napoléon à Fontainebleau, l'homme du devoir contre Napoléon depuis qu'il avait prêté un autre serment, reçut ordre de commander à Lyon pour le comte d'Artois.

 

XXXV.

Un seul prince restait à Paris, c'était le duc d'Orléans. Populaire par un vague renom d'opposition, caressant pour les généraux les plus fanatisés du bonapartisme, cherchant ou accueillant la faveur publique de toutes sources, ce prince, déjà suspect aux Bourbons de la famille couronnée, n'avait pas paru assez sûr pour qu'on lui confiât un commandement spécial de troupes. On craignait qu'il ne montrât ou trop de mollesse contre l'ennemi commun, ou trop de souvenirs des guerres de la république et du drapeau tricolore. Un homme plus pénétrant, M. de Vitrolles, sentit que ce prince serait aussi embarrassant à Paris en cas d'émotion de la capitale, que dangereux dans une armée à lui. Il réfléchit de plus qu'il était sage d'employer cette popularité suspecte dans l'intérêt de la cause commune, et de la compromettre du moins contre les partisans de Bonaparte en la faisant se caractériser contre lui. Cet avis de M. de Vitrolles fut adopté. Le duc d'Orléans reçut l'invitation d'accompagner le comte d'Artois à Lyon.

 

XXXVI

Ce prince entrevit la défiance sous la confiance apparente qui l'éloignait de Paris et qui le subordonnait au comte d'Artois. Il reconnut le piège dans un commandement qui le plaçait en face de Napoléon, et qui l'obligeait à opter entre la faveur des bonapartistes et son devoir comme prince du sang. Il aurait voulu hésiter. Son rôle naturel et instinctif était de paraître le modérateur et l'intermédiaire des trois opinions qui se partageaient la France. Homme de l'armée avec les états-majors de Bonaparte, homme de liberté avec les républicains, homme de la légitimité monarchique avec les royalistes, il affectait trop ces faveurs secrètes des deux oppositions pour tout ignorer de ce qui se rattachait à son nom dans les éventualités des conspirations militaires et des perspectives républicaines. Il ne conspirait pas, mais il posait déjà pour les regards des futures révolutions. Irréprochable de fait, honnête de cœur, ambigu d'esprit, il comprit qu'il fallait se prononcer. Il se prononça pour le parti qui le sommait de plus près, pour le roi et pour sa famille. Il se rendit aux Tuileries, il insinua à Louis XVIII qu'il pourrait être plus utile à Paris ou à la tête d'une armée qu'à Lyon. Mais, s'apercevant que le parti de la cour était pris, il se dévoua avec un zèle sans restriction au rôle qui lui était imposé. Il s'ouvrit au roi, il lui révéla les insinuations déloyales que les partis hostiles à la maison régnante lui avaient adressées pour acheter par l'ambition du trône une complicité coupable. Il conseilla le roi avec la conviction désintéressée d'un prince qui se souvenait des fautes de son père, et qui ne séparerait jamais sa propre cause de la cause de la maison régnante et de la légitimité. Il partit quelques heures avant le comte d'Artois, mais il partit accompagné d'aides de camp et de généraux presque tous choisis dans les rangs des jeunes officiers de l'empire. Cet entourage contrastait avec celui du comte d'Artois et des princes de la maison royale. Les deux cours avaient dans cet état-major du duc d'Orléans, sinon des complicités, au moins des réserves.

Le comte d'Artois partit lui-même au milieu de la nuit, accompagné du maréchal Macdonald et du comte Charles de Damas, gentilhomme dévoué à toutes ses fortunes. Le prince ne doutait pas que l'enthousiasme royaliste dont l'atmosphère le pressait aux Tuileries depuis dix mois ne fît lever sous ses pas des armées de royalistes. C'est dans cette illusion qu'il arriva à Lyon. Le roi ne la partageait pas tout entière. Il sentit que c'était là une lutte entre l'esprit militaire et le patriotisme civil, et que pour combattre l'attraction de l'armée vers son ancien chef il ne lui fallait rien moins à lui-même que la nation. Malgré l'opposition de son conseil des ministres, qui craignait de donner trop de gravité à ce qu'on appelait une aventure et de compliquer la crise en y mêlant la tribune, le roi convoqua les chambres. C'était un acte légal et sage qui appelait le pays au secours de lui-même et qui doublait l'attentat de Bonaparte aux yeux du peuple en le montrant armé non-seulement contre le trône, mais contre la charte, la représentation du pays. Il rédigea de sa propre main la proclamation qui convoquait les pairs et les députés.

« Nous avions, disait le roi, ajourné les chambres au 1er mai. Pendant ce temps, nous nous attachions à préparer les objets dont elles devaient s'occuper. La marche du congrès de Vienne permettait de croire à l'établissement général d'une paix solide et durable, et nous nous livrions sans relâche à tous les travaux qui pouvaient assurer la tranquillité et le bonheur de nos peuples. Cette tranquillité est troublée ce bonheur peut être compromis par la malveillance et la trahison. La promptitude et la sagesse des mesures que nous prenons confondront les coupables. Plein de confiance dans le zèle et le dévouement dont les chambres nous ont donné les preuves, nous nous empressons de les rappeler auprès de nous.

« Si les ennemis de la patrie ont fondé leur espoir sur les divisions qu'ils cherchent à fomenter, ses soutiens, ses défenseurs légaux renverseront ce criminel espoir par l'inattaquable force d'une union indestructible. »

Le maréchal Soult, ministre de la guerre, publia le lendemain un ordre énergique et en apparence irrévocable, dans lequel il poussait jusqu'à l'injure la réprobation de l'ancien lieutenant de Bonaparte contre son chef répudié et brisait pour jamais avec les souvenirs de sa première vie. Mais nous avons déjà vu comment ces épées pliaient sous toutes les causes. Le maréchal Soult était sincère alors dans ce dévouement aux Bourbons comme il devait être sincère quelques semaines plus tard dans son retour à l'empereur.

« Soldats, disait le héros de Toulouse et le dernier combattant de la cause de Napoléon, cet homme qui naguère abdiqua aux yeux de toute l'Europe un pouvoir usurpé dont il avait fait un si fatal usage, Bonaparte est descendu sur le sol français, qu'il ne devait plus revoir.

« Que veut-il ? La guerre civile. Que cherche-t-il ? Des traîtres. Où les trouvera-t-il ? Serait-ce parmi les soldats qu'il a trompés et sacrifiés tant de fois en égarant leur bravoure ? Serait-ce au sein de ces familles que son nom seul remplit encore d'effroi ?

« Bonaparte nous méprise assez pour croire que nous pouvons abandonner un souverain légitime et bien-aimé pour partager le sort d'un homme qui n'est plus qu'un aventurier. II le croit, l'insensé Son dernier acte de démence achève de le faire connaître.

« Soldats ! l'armée française est la plus brave armée de l'Europe elle sera aussi la plus fidèle.

Rallions-nous autour de la bannière des lis, à la voix de ce père du peuple, de ce digne héritier des vertus du grand Henri. Il vous a tracé lui-même les devoirs que vous avez à remplir. Il met à votre tête ce prince, modèle des chevaliers français, dont l'heureux retour dans notre patrie a chassé l'usurpateur, et qui aujourd'hui va par sa présence détruire son seul et dernier espoir

« Paris, le 8 mars 1815.

« Le ministre de la guerre,

« MARÉCHAL DUC DE DALMATIE. »

 

XXXVII

Cet ordre du jour ne suffit pas à calmer les soupçons des royalistes sur la sincérité du maréchal Soult. L'invraisemblance de ces sentiments envers son ancien chef était accrue à leurs yeux par l'exagération même des termes dans lesquels il exprimait sa colère.

Le maréchal Ney, élevé au commandement de l'armée de Franche-Comté, rivalisait d'indignation avec Soult. Les souvenirs récents des scènes de Fontainebleau, les sommations impatientes d'abdiquer adressées par lui à Napoléon vaincu, ses empressements à se précipiter des premiers dans la suite du comte d'Artois à Paris, dans la cour de Louis XVIII à Compiègne, les ressentiments qu'il supposait à Napoléon de ces promptitudes, l'indignation réelle aussi qu'il éprouvait d'un crime contre la patrie où la France pouvait périr, exaltaient jusqu'à l'outrage l'impatience de Ney contre Napoléon. Il parut au palais la veille du jour où il partait pour son armée, et en prenant congé du roi il lui promit la victoire ; il promit au roi, en termes qui juraient avec sa longue amitié, « de lui ramener son ennemi vaincu et enchaîné à ses pieds. » Le roi le vit partir avec espérance. Tant de colère ne pouvait mentir. Le maréchal Ney ne mentait pas, en effet, en parlant ainsi. Si l'ingratitude était dans ses paroles, la trahison n'était pas dans son cœur, mais la faiblesse était dans sa nature et la défection dans sa destinée. Les princes et les peuples ne sauraient trop se défier de ces exaltations sanguines. Le sang-froid est le sceau des résolutions durables.