HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME DEUXIÈME

 

LIVRE QUATORZIÈME.

 

 

Projet de déclaration royale proposé par le Sénat à Louis XVIII. — Son refus. — Il se rend à Saint-Ouen. Députation du Sénat. — Discours de M. de Talleyrand. — Déclaration de Saint-Ouen. — Entrée de Louis XVIII à Paris. — Son cortège. — Ii se rend à la cathédrale. — Son entrée aux Tuileries. — Il nomme son ministère. — M. d'Ambray. — L'abbé de Montesquiou. — L'abbé Louis. — M. Beugnot. — Le général Dupont. — M. Ferrand. — M. de Talleyrand. — M. de Blacas. — Mémoire de Fouché à Louis XVIII. — Création de la maison militaire du roi. — Charte de 1814. — Opposition de M. de Villèle. — Traité de Paris. — Départ des alliés. — Formation de la chambre des pairs. — Ouverture des chambres le 4 juin 1814. — Discours du roi. — Discours du chancelier d'Ambray et de M. Ferrand. — Adresse de la chambre des pairs et du Corps législatif. — Ordonnance sur l'observation du dimanche. — Projet de loi sur la presse. — Discours de l'abbé de Montesquiou. — Rapport de M. Raynouard. — Adoption de la loi par le Corps législatif et la chambre des pairs. — Mesures financières présentées au roi par l'abbé Louis. — Loi de restitution des rentes et des biens non vendus. — Exposé des motifs de M. Ferrand. — Rapport de M. Bédoch. — Discours de M. Lainé et du maréchal Macdonald. — Adoption de la loi. — Le général Excelmans et le maréchal Soult. — Le duc d'Orléans au Palais-Royal. — Le duc et la duchesse d'Angoulême en Vendée. — Le duc de Berry. — Le comte d'Artois. — Le prince de Condé. — Le duc de Bourbon. — Retour de la France aux Bourbons. — Situation de Louis XVIII. — Départ de M. de Talleyrand pour Vienne. — Congres de Vienne.

 

I

Cependant l'empereur Alexandre était revenu rapporter à Paris l'impression qu'il avait reçue de la fermeté de Louis XVIII et ses refus. Le Sénat tremblait, hésitait, reculait M. de Talleyrand se maintenait en perdant chaque jour du terrain dans ce double rôle d'intermédiaire confidentiel entre les exigences des uns et l'obstination des autres, trompant à la fois les deux. Des plans adoucis et amendés de constitution se succédaient vainement dans les comités du Luxembourg et dans les salons de ce ministre. Le diplomate conserva le ton de la plaisanterie avec les puritains du Sénat pour les préparer aux sacrifices par le doute jeté d'avance dans leur conseil « Vous allez, leur disait-il, avoir affaire à un roi qui est un homme supérieur attendez-vous à le voir discuter votre constitution préparez-vous à l'honneur d'entrer en controverse avec lui. »

Les sénateurs soumirent enfin à M. de Talleyrand un projet de déclaration royale dans lequel ils faisaient promettre à ce prince de conserver le Sénat, aux lumières duquel il reconnaîtrait devoir son retour dans son royaume. M. de Talleyrand alla le présenter au roi à Compiègne, ne doutant pas qu'il ne fût accepté. Mais ce prince, aussi inflexible aux insinuations du négociateur qu'il l'avait été aux sommations d'Alexandre, répondit fièrement à M. de Talleyrand a Si j'acceptais une constitution de mon peuple, dans la séance où je jurerais de t'observer, vous seriez assis et je serais debout » Cette attitude seule de celui qui prête un serment devant celui qui l'impose paraissait au roi la réfutation la plus énergique du rôle subalterne que les prétentions du Sénat voulaient assigner à la couronne. Il méditait un autre rôle pour la royauté il voulait confondre la majesté d'un descendant de Louis XIV et la prudence d'un politique du dix-neuvième siècle venant pacifier une révolution sans la reconnaître, dans une sagesse émanant du trône, non par suggestion, mais par inspiration. Mais la crainte de l'empereur Alexandre et le désir d'user la résistance de ce prince par la temporisation l'empêchèrent encore d'entrer immédiatement dans sa capitale. Il voulait s'en rapprocher pas à pas, afin d'accroître le désir du peuple par l'impatience. Les royalistes qui venaient d'heure en heure lui rapporter les sentiments de ce peuple faisaient espérer au roi qu'un mouvement irrésistible d'opinion éclaterait malgré l'empereur de Russie et malgré le Sénat à son approche, et qu'une acclamation renverserait ces barrières factices qu'on voulait élever entre la nation et lui. Il se rendit au château isolé de Saint-Ouen, ancienne demeure de M. Necker, dans la plaine de Saint-Denis, aux portes de Paris, comme s'il eût voulu, par le choix de ce lieu des conférences, rappeler à la nation le souvenir d'un ministre populaire qu'il avait lui-même soutenu jadis dans la convocation des états généraux du royaume. La nécessité de préparer son entrée royale à Paris fut le prétexte de ce séjour inexpliqué sous les murs de sa capitale. Le véritable motif fut une dernière négociation avec Alexandre et avec les résistances d'opinion qui lui contestaient le suprême pouvoir.

 

II

Mais ce rapprochement même était une menace à laquelle le Sénat, à la fois pressé et retenu par M. de Talleyrand, ne résista pas. A peine le roi était-il établi à Saint-Ouen que l'élan général emporta vers cette résidence tous les royalistes ou tous ceux qui feignaient de l'être. Le peuple lui-même inondait les champs et les routes qui conduisent à- cette demeure. Paris débordait d'impatience, d'émotion et de curiosité vers Saint-Ouen. Le Sénat se hâta d'y envoyer une députation et confia à M. de Talleyrand lui-même la parole en son nom. Cette parole, qui n'avait plus d'autre mission que de sauver les apparences, s'étudia à être aussi flexible et aussi agréable au roi que réservée et digne pour le Sénat. Mais on y sentait déjà la résistance qui se lasse et les prétentions qui capitulent avec la force en se réfugiant dans le sentiment.

« Sire, disait M. de Talleyrand au nom de la députation du Sénat, tous les cœurs sentent que ce bienfait ne pouvait être dû qu'à vous-même aussi tous les cœurs se précipitent sur votre passage. Il est des joies que l'on ne peut feindre celle dont vous entendez les transports est une joie vraiment nationale.

« Le Sénat, profondément ému de ce touchant spectacle, heureux de confondre ses sentiments avec ceux du peuple, vient, comme lui, déposer au pied du trône les témoignages de son respect et de son amour.

« Sire, des fléaux sans nombre ont désolé le royaume de vos pères. Votre gloire s'est réfugiée dans nos camps les armées ont sauvé l'honneur français en remontant sur le trône, vous succédez à vingt années de ruines et de malheurs.

« Cet héritage pourrait effrayer une vertu commune ; la réparation d'un si grand désordre veut le dévouement d'un grand courage il faut des prodiges pour guérir les blessures de la patrie ; mais nous sommes vos enfants, et les prodiges sont réservés à vos soins paternels.

« Plus les circonstances sont difficiles, plus l'autorité royale doit être puissante et révérée. En parlant à l'imagination par tout l'éclat des anciens souvenirs, elle saura se concilier tous les vœux de la nation moderne en lui empruntant les plus sages théories politiques.

« Une charte constitutionnelle réunira tous les intérêts à celui du trône, et fortifiera la volonté première du concours de toutes les volontés.

« Vous savez mieux que nous, Sire, que de telles institutions, si bien éprouvées chez un peuple voisin, donnent des appuis et non des barrières aux monarques amis des lois et pères des peuples.

« Oui, Sire, la nation et le Sénat, pleins de confiance dans les hautes lumières et dans les sentiments magnanimes de Votre Majesté, désirent avec elle que la France soit libre pour que le roi soit puissant. »

Le roi, affectant une majesté silencieuse, comme un esprit dont la résolution ne délibère plus, se borna à répondre par un de ces vagues remercîments qui laissent tout espérer et tout craindre. Il ne fit aucune allusion aux termes ambigus et politiques dans lesquels M. de Talleyrand avait enveloppé les prétentions expirantes du Sénat. Ce silence y répondait assez par son dédain, et, comme s'il eût voulu les braver ou les défier davantage, il fit publier quelques heures après la fameuse déclaration de Saint-Ouen, cet ultimatum de la royauté à la révolution. Cette déclaration rappelait en tout celle de Louis XVI lorsque ce prince voulut éluder tardivement les états généraux en les devançant par des concessions au siècle. Mais Louis XVI parlait seul et sans force la veille d'une révolution qui ne voulait plus attendre. Louis XVIII parlait au milieu d'un million de baïonnettes européennes, maîtresses du sol asservi de la patrie, au cœur d'un peuple fatigué de vingt-cinq ans de luttes et sur les ruines d'un empire qui demandait à la royauté non la liberté, mais la vie. L'empereur Alexandre, qui avait eu communication le matin de ce projet de déclaration, avait exigé en termes impérieux la modification de quelques articles.

Cette déclaration s'exprimait ainsi

« Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes verront, salut.

« Rappelé par l'amour de notre peuple au trône de nos pères, éclairé par les malheurs de la nation que nous sommes appelé à gouverner, notre première pensée est d'invoquer cette confiance mutuelle si nécessaire à notre repos, à notre bonheur.

« Après avoir lu attentivement le plan de constitution proposé par le Sénat dans sa séance du 6 avril dernier, nous avons reconnu que les bases en étaient bonnes, mais qu'un grand nombre d'articles, portant l'empreinte de la précipitation avec laquelle ils ont été rédigés, ne peuvent, dans leur forme actuelle, devenir lois fondamentales de l'État.

« Résolu d'adopter une constitution libérale, voulant qu'elle soit sagement combinée et ne pouvant en accepter une qu'il est indispensable de rectifier, nous convoquons pour le 10 du mois de juin de la présente année le Sénat et le Corps législatif, nous engageant à mettre sous leurs yeux le travail que nous aurons fait avec une commission choisie dans le sein de ces deux corps, et à donner pour base à cette constitution les garanties suivantes

« Le gouvernement représentatif sera maintenu tel qu'il existe aujourd'hui, divisé en deux corps, savoir le Sénat et la chambre des députés des départements

« L'impôt sera librement consenti ;

« La propriété publique et individuelle assurée » La liberté de la presse respectée, sauf les précautions nécessaires à la tranquillité publique

« La liberté des cultes garantie

« Les propriétés seront inviolables et sacrées la vente des biens nationaux restera irrévocable ;

« Les ministres, révocables, pourront être poursuivis par une des chambres législatives, et jugés par l'autre ;

« Les juges seront inamovibles, et le pouvoir judiciaire indépendant ;

« La dette publique sera garantie ; les pensions, grades, honneurs militaires, seront conservés, ainsi que l'ancienne et la nouvelle noblesse ;

« La Légion d'honneur, dont nous déterminerons la décoration, sera maintenue ;

« Tout Français sera admissible aux emplois civils et militaires ;

« Enfin nul individu ne pourra être inquiété pour ses opinions et ses votes. »

 

III

Une immense acclamation du peuple salua cette déclaration de principes, affichée avec profusion sur tous les murs de Paris comme un préambule du règne. C'était la Révolution légitimée par la royauté, le traité de pacification entre le passé et l'avenir, l'amnistie mutuelle du roi au peuple, du peuple au roi. On ne contesta pas sur la source d'où émanait cette reconnaissance de la Révolution. Peu importait en ce moment à la nation qu'une telle constitution tombât du trône ou remontât du peuple, pourvu qu'elle garantît ses conquêtes au siècle, ses intérêts au pays. La popularité de Louis XVIII entraîna tout dans le courant de la joie publique. Les royalistes seuls qui avaient conservé dans leur exil les sophismes, les systèmes ou les superstitions de la royauté sans contrôle, murmuraient sourdement contre une sagesse qu'ils appelaient tout bas une lâcheté. Ces murmures mêmes de quelques retardataires du siècle ne faisaient qu'accroître la faveur publique pour le roi. Plus ces courtisans obstinés du principe mort répudiaient ce prince, plus la nation nouvelle l'adoptait.

Le roi profita avec habileté de ce mouvement passionné d'étonnement et d'enthousiasme pour rentrer dans la ville et dans le palais de ses pères. Tout un peuple était debout pour le devancer ou le revoir.

 

IV

Le 3 mai 1814, la plaine de Saint-Ouen, les collines de Montmartre, les avenues de Paris, les rives de la Seine étaient couvertes, comme autant de gradins d'un cirque, de la population et des troupes sorties des villages et des faubourgs pour assister à l'entrée du roi dans sa capitale. Un ciel splendide, un soleil de fête, une verdure de printemps, semblaient associer la nature à cette foule pour solenniser, rasséréner une des plus étonnantes époques de la vie d'une nation, la première entrevue d'un peuple et d'un roi, la réconciliation d'une royauté proscrite et d'une révolution pacifiée, la libération enfin du sol de la patrie par la main d'un sage désarmé.

Le roi sortit à onze heures des jardins de Saint-Ouen, auxquels il laissait la mémoire de son séjour, les traces de ses méditations, et dont il fit plus tard un hommage monumental à une favorite de l'amitié. Un immense et somptueux cortège à cheval formé des princes de sa maison et des hommes notables, des deux époques émigrés, soldats de la république, courtisans d'Hartwell, courtisans des Tuileries, généraux de l'étranger, maréchaux de l'empire, noms consulaires de toutes les dates de l'histoire de nos trente dernières années, noms illustres de l'antique monarchie, ministres, administrateurs, diplomates, écrivains ou orateurs célèbres, confondus en groupes impartiaux par la réconciliation des circonstances et par le miracle des événements, précédait, suivait, entourait la voiture découverte du roi, attelée de huit chevaux blancs des écuries de l'empereur. Les uniformes et les costumes de cette suite de toutes dates, de tous les règnes, de toutes les armées, attestaient cette rencontre de tout un peuple et de toute l'Europe dans cette réception unanime d'un souverain longtemps absent qui revenait représenter, confondre et unir deux temps. Nul prince n'était plus propre que Louis XVIII à personnifier cette conciliation et à représenter paternellement le vieux siècle en se faisant accueillir du nouveau.

Son âge imposait par la maturité des années sans offrir encore aucun autre signe de décadence que ses cheveux blancs, apparence de sagesse sur un visage encore jeune les infirmités de ses jambes étaient dérobées à la foule par son manteau rejeté sur ses genoux. Mais ce roi assis dont on connaissait les souffrances et la vie forcément sédentaire était un symbole de réflexion et de paix. Cette infirmité même, en intéressant pour ce vieillard, semblait offrir un gage de repos, passion unanime en ce moment de la France. Sa physionomie empreinte d'une fine intelligence, l'éclat et la fermeté de ses regards planant d'en haut sur la foule, comme ceux d'une pensée accoutumée à regarder sans éblouissement son peuple ; la curiosité et l'étonnement naturel de ses yeux cherchant à reconnaître à travers les changements de vingt-cinq années les horizons, les campagnes, les murs, les monuments de sa jeunesse ; les interrogations qu'il adressait de temps en temps aux personnages de sa suite plus heureux que lui et qui n'avaient jamais quitté la patrie cette joie intime et triste du retour se mêlant sur ses traits à la dignité d'une entrée triomphale son costume même étranger rappelant le temps et l'exil ; cette princesse à ses côtés, la duchesse d'Angoulême, à qui la patrie repentante ne pouvait rendre qu'un nom, mais non une famille disparue dans la tempête ; les larmes involontaires qui luttaient avec le bonheur dans les yeux de cette orpheline de l'échafaud ; le vieux prince de Condé, vétéran des guerres monarchiques, usé de corps par près d'un siècle de combats, affaibli d'intelligence et de mémoire par l'exil, et promenant des regards d'enfant sur cette pompe dont il était l'objet et qu'il semblait à peine comprendre ; le duc de Bourbon, son fils, le visage et le cœur en deuil comme s'il eût suivi le cortége funèbre du duc d'Enghien au lieu de suivre le triomphe de la, royauté le comte d'Artois, sourire et popularité chevaleresques de la dynastie, à cheval à la portière du roi, paraissant présenter son frère au peuple et le peuple à son frère ; le duc d'Angoulême et le duc de Berry, ses deux fils., héritiers futurs du trône, l'un modeste et réfléchi, l'autre affectant la rudesse martiale des officiers de l'Empire l'éclat des armes, l'ondulation des chevaux, le flottement des panaches, la haie vivante de peuple et de soldats qui bordait les champs et les avenues de la plaine, les maisons débordant jusqu'aux toits de femmes et d'enfants, les fenêtres pavoisées de drapeaux blancs, les battements de mains, les acclamations prolongées, expirantes, renaissantes à chaque tour de roue du char royal, la pluie de fleurs tombant des balcons et jonchant les pavés, les fanfares des instruments, le roulement des tambours, les salves de canon sur Montmartre et aux Invalides interrompant les courts silences de la foule et donnant le contrecoup des émotions d'un million d'hommes ; tous ces aspects, tous ces regards, tous ces bruits, tous ces étonnements, tous ces sentiments de la foule, donnaient à l'entrée de Louis XVIII à Paris un caractère de pathétique et de sensibilité qui effaçait la pompe même d'une entrée triomphale. La nature y participait plus encore que le cérémonial. Il y avait du père dans ce roi, 'de la piété filiale dans ce peuple, des larmes sincères entre eux. On se revoyait après une longue séparation, on cherchait mutuellement à se reconnaître, à se pressentir, on espérait l'un dans l'autre, on voulait s'aimer le cœur d'un roi et le cœur d'un peuple ne battirent peut-être jamais plus près l'un de l'autre. La tradition monarchique recouvrait un trône, l'exil une patrie, la Révolution une consécration, le passé un oubli, l'avenir un gage, les idées un arbitre, la patrie une indépendance, le monde une paix.

Le roi reçut à la porte Saint-Denis les clefs de Paris des mains de M. de Chabrol, préfet sous Napoléon. Il les lui rendit avec un mot de confiance, comme pour imprimer à son gouvernement une signification d'amnistie pour tous les services rendus sous un autre drapeau, et pour donner un gage d'immutabilité à tous les fonctionnaires de l'empire. Le cortège s'avança de là par les quartiers les plus populeux de Paris vers la cathédrale. Il fut reçu comme ses aïeux à la porte de ce temple du vieux culte et de la vieille dynastie par le clergé, qui lui présenta les eaux lustrales et les symboles de la souveraineté. « Fils de saint Louis, dit-il aux prêtres qui l'accueillaient dans le sanctuaire, j'imiterai ses vertus. » Il attribua aussi la fin des malheurs de sa race à la protection de Dieu et de sa mère, comme pour raviver dès le premier mot les pieuses coutumes de Louis XIII et les cérémonies chères à la crédulité de l'ancien peuple. Politique avec les politiques, croyant avec les croyants, roi des deux âges et des deux races qui se rencontraient en lui sous ces voûtes.

Après les chants d'allégresse que l'Église consacre aux victoires ou au bonheur des nations, le roi et les princes remontèrent en voiture et traversèrent au milieu des flots du peuple les rues et les quais qui séparent la cathédrale du Louvre. La physionomie du prince et celle de la duchesse d'Angoulême s'assombrissaient en approchant des Tuileries, où l'on avait préparé leur séjour. Le roi n'avait pas revu ce palais depuis le jour du départ de Louis XVI et de la reine pour Varennes, veille de leur captivité et de leur long supplice la duchesse d'Angoulême, depuis la matinée du 10 août, quand elle avait fui donnant la main à son père au bruit de l'assaut qui démolissait les portes et sur les cadavres de leurs défenseurs. Les acclamations de cette foule qui semblaient lui faire réparation de sa famille immolée se confondaient dans sa mémoire avec les clameurs des grandes séditions qui avaient autrefois assiégé son enfance dans ces mêmes cours. Elle n'avait pu voir sans défaillance, en passant devant l'ancien palais de saint Louis, la Conciergerie, les soupiraux et les grilles du cachot de sa mère. En descendant de voiture à la porte des Tuileries, elle tomba évanouie dans les bras de ses serviteurs. Ils la transportèrent à demi morte dans ses appartements. Elle s'y enferma le reste du jour entre Dieu et le souvenir de sa famille anéantie. Il lui fallait la solitude et la prière pour l'apprivoiser à ces grandeurs dont elle connaissait les revers, et à des triomphes dont elle pressentait les retours.

 

V

Le roi parcourut les salles du palais rajeuni, pleines encore de tout le luxe et de toutes les pompes militaires de l'empire. On n'avait pas eu le temps d'effacer sur les murs les chiffres couronnés de Napoléon, ni d'enlever les statues, les tableaux, les portraits dans lesquels, pendant dix ans, il avait contemplé son image et sa gloire. Louis XVIII se sentait assez fort et assez glorieux de ses ancêtres pour regarder sans colère et sans envie ces vestiges d'un parvenu de la victoire. Il semblait adopter ainsi tout ce qui avait décoré la France, même contre lui. Cette magnanimité de son droit rassurait et touchait les guerriers de la cour de Napoléon qui l'introduisaient dans le palais de leur chef. Ils se montraient fiers eux-mêmes d'être adoptés par cette monarchie des siècles passés qui semblait donner de l'antiquité à leurs nouveaux titres. Ils se prosternaient devant le temps pour que ce temps se hâtât de mêler leurs noms récents aux vieux noms de la monarchie. Deux cours rivalisant d'empressement et d'adulations, les unes naturelles, les autres serviles, se confondaient ainsi pour accueillir le roi et sa famille dans le palais de la royauté. Louis XVIII ce jour-là sembla oublier ses anciens serviteurs pour ne s'occuper que des nouveaux. Le cœur était avec l'émigration, mais les sourires pour l'empire et pour la Révolution. La statue de son aïeul Henri IV, qu'on avait relevée pour son passage sur le Pont-Neuf et qu'il avait saluée en traversant le fleuve, semblait lui avoir inspiré son sourire et ses mots. Habile inconséquence des souverains réconciliés avec leurs sujets qui sacrifient les amis pour reconquérir leurs ennemis !

 

VI

Aussitôt que la nuit eut dissipé cette foule de courtisans et cette multitude ivre d'espérance, le roi retint auprès de lui M. de Talleyrand et composa son ministère. Le moment .ne permettait pas qu'il perdît une heure pour régner. La France était conquise, il fallait traiter en son nom de sa rançon et de sa délivrance. Les esprits étaient flottants et incertains de la signification du gouvernement nouveau ; il fallait les fixer. L'œuvre était difficile. Un acte ou un nom pouvait changer l'enthousiasme en désaffection. Si la Révolution inquiète et l'impérialisme mécontent avaient leurs exigences l'opinion royaliste avait ses emportements., l'émigration ses susceptibilités et ses ambitions, la duchesse d'Angoulême ses répugnances, le comte d'Artois et sa cour leurs audaces contre-révolutionnaires et leurs prétentions. Le roi chercha, de concert avec M. de Talleyrand, des noms enfouis depuis de longues années dans l'obscurité et dans la retraite, dont le mérite était un mystère, dont les opinions étaient un secret, dont la sagesse et l'impartialité présumées désarmaient l'envie et avaient du moins le prestige de l'inconnu. Ces noms étaient empruntés en majorité à l'ancienne magistrature parlementaire comme si le roi en choisissant ces hommes intermédiaires entre les plébéiens et les patriciens eût voulu rassurer à la fois l'aristocratie et la bourgeoisie, et laisser sa faveur indécise aussi entre l'ancienne et la nouvelle noblesse. Il nomma chancelier de France et ministre de la justice M. d'Ambray. M. d'Ambray, ancien avocat général au parlement de Paris, s'y était distingué avant la Révolution dans l'exercice de ses fonctions par un talent que le souvenir et la longue retraite avaient exagéré. Il n'avait point émigré. Les persécutions et la Révolution l'avaient épargné dans sa retraite en Normandie, comme un de ces hommes qui se plient assez aux circonstances et qui s'effacent assez devant les changements de leur pays pour être respectés et tolérés par tous les partis. Son titre aux fonctions de chancelier dont le roi l'investissait était d'être le gendre de l'ancien chancelier de Louis XVI, M. de Barentin, sorte d'hérédité des hautes charges de la couronne, à laquelle Louis XVIII tenait sévèrement comme à une des traditions sacrées de la royauté. M. d'Ambray était au-dessous de son temps propre seulement à honorer la justice par des vertus personnelles, mais incapable d'élever ses fonctions jusqu'à la hauteur d'un système politique adapté à une transition de génie entre deux règnes. Formuler et contresigner les ordres de la cour était toute son aptitude et tout son dévouement. Il passait pour avoir, ainsi que son beau-père, M. de Barentin, entretenu une correspondance secrète avec Hartwell pendant le règne de Napoléon. Ces sortes de correspondances, connues et tolérées par la police de l'empereur parce qu'elles étaient des évaporations sans danger des opinions royalistes, et qu'elles révélaient à Napoléon lui-même les pensées inoffensives des derniers partisans des Bourbons, étaient néanmoins un titre à la reconnaissance du roi. Il acquittait cette reconnaissance à son avènement au trône. Ce dévouement lui paraissait méritoire, bien qu'il eût été sans danger. Il était bien aise de faire croire à la nation et à l'Europe qu'il ne devait pas tout à la force des choses, mais que ses habiles et sourdes négociations d'Hartwell était pour quelque chose dans son retour. Il récompensait ainsi plus de fidélité qu'il n'en présumait.

 

VII

L'abbé de Montesquiou, un autre de ses correspondants intimes et son véritable négociateur entre l'opinion et lui, fut nommé ministre de l'intérieur. Plus propre aux cours qu'aux affaires et aux négociations qu'à l'administration, l'abbé de Montesquiou avait trop de nonchalance pour un homme d'État. Louvoyant entre deux idées et deux époques sans en satisfaire et sans en irriter aucune, il avait le seul mérite des esprits flottants, le mérite de sa faiblesse.

L'abbé Louis, homme consommé dans les finances et passionné contre le despotisme impérial, dévoué à M. de Talleyrand par analogie d'origine cléricale et par analogie de répudiation du sacerdoce, fut appelé au ministère des finances. Bonaparte les laissait anéanties dans le trésor, épuisées dans l'impôt, spoliées par l'invasion. Il y fallait génie, activité, audace, initiative. L'abbé Louis, qui avait étudié à l'école de Mirabeau, de Necker, de Calonne, les mystères du crédit et les miracles de la confiance, y apportait un esprit ferme et une main hardie. Il osait ne pas désespérer d'un trésor vide en face d'exigences insatiables, de l'étranger et de l'émigration. Il évoqua du sein de ces ruines le vrai génie des finances, la probité du gouvernement. Il trouva la richesse dans la prodigalité du remboursement.

M. Beugnot reçut la direction générale de la police, véritable ministère de l'opinion, le plus important de tous pour un prince nouveau qui doit bien connaître l'esprit des partis pour traiter avec eux. M. Beugnot, homme d'un esprit répandu sur tout et d'une flexibilité pleine de grâce, semblait indiqué par la nature et par ses antécédents pour ces difficiles fonctions. Il trompa toutes les espérances : trop superficiel pour bien voir, trop dévoué pour bien conseiller, trop souple pour résister aux caprices de ta cour.

 

VIII

Un homme enveloppé d'une de ces renommées mystérieuses qui cachent beaucoup de nullité sous beaucoup de considération, M. Ferrand, fut investi des postes. C'était alors un second ministère de la police formé pour l'espionnage des opinions par l'empereur. M. Ferrand, ancien parlementaire comme M. de Barentin et M. d'Ambray, avait émigré. Lassé de l'exil, il était rentré dans sa patrie au commencement de l'empire. De tels hommes n'inquiétaient pas Napoléon. Adorateurs et débris de l'ancien régime, il leur pardonnait aisément leurs sentiments en faveur de leurs dogmes. Ces hommes, comme MM. de Fontanes, de Montlosier, Molé, Ferrand, de Bonald, lui faisaient la théorie de son despotisme. Il les grandissait dans l'opinion quand il ne pouvait pas les rattacher à son trône. Us. étaient des alliés qu'il respectait et qu'il caressait dans le camp des Bourbons. M. Ferrand avait écrit un livre intitulé l'Esprit de l'histoire, long et fastidieux paradoxe contre toutes les nouveautés et toutes les libertés de l'esprit humain. Ce livre, adopté par l'université de l'empire comme un catéchisme de la servitude raisonnée, et exalté par la noblesse et par le clergé comme une déification du passé, avait fait à son auteur une de ces gloires voilées que personne ne soulève et devant lesquelles tout le monde s'incline sur parole. Louis XVIII affectait de partager ce culte pour l'autorité de M. Ferrand. C'était le Montesquieu de la circonstance qu'il introduisait dans le conseil, et qu'il chargeait de méditer la constitution.

Enfin M. de Talleyrand, comme l'homme de la nécessité et de la double tradition révolutionnaire et monarchique, reçut le ministère des affaires étrangères et la présidence du conseil des ministres. Sa grâce, son insouciance, sa négligence qui laissait tout flotter, excepté son ascendant ; ses mots à double interprétation, ses sourires aux deux opinions, sa déférence pour le roi, son crédit sur Alexandre, faisaient de lui le centre accepté, l'auxiliaire et l'espérance de tout le conseil.

 

IX

Le roi ne réserva qu'une place, la plus humble en apparence, la plus importante au fond ; à l'amitié. Ce fut le ministère de la maison du roi, véritable mairie du palais, succession du grand maréchalat de l'empire, institué par Napoléon en faveur de ses plus intimes serviteurs, ministère du favoritisme sous un prince qui ne pouvait se passer d'un ami. Ce ministère, négligé ou concédé par M. de Talleyrand, fut donné à M. de Blacas, successeur du comte d'Avaray dans le cœur du roi. C'était l'intimité d'Hartwell transportée et transformée en puissance politique aux Tuileries. Ce ministre, qui tenait ouverte ou fermée la porte du cabinet du roi, qui recevait les autres ministres, qui résumait seul leur travail, qui examinait leurs communications au prince, qui avait seul l'oreille, qui transmettait seul la parole au roi, ne tarda pas à tout absorber. La responsabilité et la constitution s'effacèrent devant l'habitude et devant la nature. La vérité ne passa plus sans un passeport de M. de Blacas. Imbu d'une fidélité superstitieuse pour son maître, étranger au pays, neuf aux affaires, dédaigneux de l'opinion, toute liberté et toute sévérité de langage lui eût paru un attentat de lèse-majesté de son souverain.

Le comte d'Artois, humilié des légèretés qu'il avait commises en engageant la parole de son frère envers le Sénat et en livrant les places fortes aux alliés, se retira dans le pavillon des Tuileries qui lui était affecté, avec ses fils et sa petite cour d'émigrés remuants, d'évêques implacables, d'aventuriers nouveaux d'ancien régime, mauvais conseillers de sa faiblesse. Le roi le combla d'honneurs presque royaux, de munificences, de crédit, de gardes, presque roi par les pompes de sa maison, mais refoulé respectueusement du gouvernement, dont le roi le savait à la fois ambitieux et incapable. Les favoris de ce frère du roi commencèrent de ce jour-là à le circonvenir d'opposition, de mécontentement, d'intrigues contre le système pacificateur de la couronne, et à agiter sourdement le palais, le gouvernement, la famille royale. Deux esprits semblaient être entrés avec une seule famille aux Tuileries, comme ils se partageaient déjà la nation.

 

X

Fouché, pressé de se signaler aux yeux de la nouvelle royauté et de laver le sang de Louis XVI dans des services audacieusement offerts, fit présenter au roi un mémoire où il traçait dès les premiers jours à ce prince la voie dans laquelle il serait, disait-il, suivi par la nation. Son titre d'ancien ministre de la police, l'ambiguïté de son rôle pendant les dernières années de l'empire, sa disgrâce et sa relégation en Italie, sa trahison même, rendaient ses avis précieux au roi et à M. de Blacas. Le ministre confidentiel et le prince les lurent avec attention et en firent la ligne de leurs principes politiques. L'audace et la rudesse de ces conseils leur donnèrent plus d'autorité sur l'esprit du roi. Il croyait pouvoir se fier à un homme qui dédaignait en apparence de complaire et qui ne craignait pas de flatter, flatterie la pire de toutes, qui se masque sous l'insolence, la servilité, et qui assaisonne l'ambition de vérités.

« Nous voulons de bonne foi, disait Fouché dans ce mémoire que Louis XVIII trouva sur la table de son cabinet à son réveil nous voulons de bonne foi et de bon cœur le rétablissement des Bourbons. Nous savons tous que leur règne ne saurait être aussi dur, ni aussi dispendieux, ni aussi fatigant que celui de Bonaparte nous sommes persuadés qu'ils gouverneront avec sagesse, justice et modération, et qu'ils cicatriseront une partie de nos blessures. Nous avons des infidélités à expier à leur égard. Mais telle est la confiance que nous avons dans leur bonté héréditaire, tel est le repentir qui nous ramène vers eux, que personne ne leur a cherché, ni autour de soi, ni dans le lointain, aucuns compétiteurs, et qu'ils sont paisiblement remontés sur le trône de leurs ancêtres sans qu'une seule goutte de sang ni aucune larme aient été versées.

« C'est parce que nous voulons de bonne foi que les Bourbons se rétablissent sur le trône de France que nous devons désirer qu'ils n'écoutent pas les conseillers stupides ou perfides qui les pressent d'être l'âme d'un parti plutôt que les pères de toute la nation, de démolir l'ouvrage qu'ils trouvent fait et d'attaquer les idées qu'ils trouvent établies, au risque de rallumer les passions, d'enflammer et d'aigrir les amours-propres, et de répandre dans les esprits une méfiance générale, dont les conséquences seront incalculables.

« Ce sera certainement la faute de ces hommes-là si la nation se trouve encore une fois égarée, remuée, poussée au trouble et il ne tiendra pas à eux que ce malheur, n'arrive bientôt. Les boutiques sont tapissées de leurs libelles et de leurs constitutions. Bonaparte, qui n'était pas plus libéral qu'un autre en fait de concessions, nous avait pourtant laissé deux fiches de consolation le jury et la représentation nationale. Nos puristes actuels n'en veulent plus. Heureusement le roi sera moins royaliste que ces gens-là. Il a l'esprit trop cultivé et l'âme trop élevée ses études, son goût pour les sciences et les lettres, l'ont mis en rapport avec trop d'hommes instruits pour qu'il soit permis de craindre que son règne tende à faire rétrograder le dix-neuvième siècle. La guerre que l'on ferait de nos jours aux idées libérales coûterait certainement plus cher à la France que la révocation de l'édit de Nantes et en tout cas elle serait plus dangereuse pour ceux qui la déclareraient que pour ceux qui la soutiendraient.

« Outre les six cent mille citoyens rentrés dans leurs familles, après avoir glorieusement servi comme militaires, nous en comptons encore cinq cent mille sous les armes. Plusieurs autres millions d'hommes ont participé de près ou de loin par leurs opinions, leurs écrits, leurs emplois, aux événements de la Révolution et du règne de Bonaparte. Presque tous ont de l'énergie et de l'élévation dans le caractère. Tous ces hommes qui se sentent grandis par les événements et les idées de leur siècle ne souffriront point que l'on se moque de ce qu'ils ont fait. Ils ne blâmeront point ceux qui ont suivi d'autres routes, mais qu'on ne les blâme pas non plus.

« La famille des Bourbons remonte sur le trône dans les circonstances les plus favorables. Le fléau de la guerre nous était devenu insupportable, et nous avions une soif ardente de la paix. La conservation de quatre cent mille hommes qui auraient encore péri cette année est due au retour de ces princes. Mais prenez garde à un écueil que la niaiserie et la légèreté de nos libellistes ne leur ont point permis d'apercevoir. Bonaparte se croit encore un colosse dans son île d'Elbe nos rivaux le tiennent en réserve comme un épouvantail qui assiste merveilleusement leur politique, et dont ils sauraient faire usage contre nous si nous avions l'imprudence de nous diviser et de leur laisser' découvrir une portion de nous qui ne fût pas rangée, en bataille autour du trône. Nous n'avons qu'ùn moyen de le bien anéantir et de tromper les calculs de ceux qui le ménagent et le conservent si précieusement c'est d'étouffer parmi nous tous les germes de la guerre civile, c'est de fondre ensemble tous les intérêts, tous les amours-propres, tous les genres de services, tous les titres de gloire et d'illustration c'est d'éviter les mécontentements, les haines, les vengeances, les querelles de religion et de politique c'est d'agir comme s'il n'y avait pas eu de révolution en France, et ne jamais perdre de vue que Bonaparte serait le refuge naturel et l'âme de tous les partis qui se détacheraient de la cause du roi. »

 

XI

Pendant que Louis XVIII méditait ces pensées de Fouché communes à M. de Talleyrand et a l'empereur Alexandre, l'enthousiasme du vieux parti royaliste, qui, en retrouvant son chef naturel sur le trône, croyait devoir retrouver tout l'ancien ordre de choses, s'exaltait jusqu'au délire et commençait à peser sur la sagesse du roi. Ce prince lui-même, si éclairé et si transactionnaire en théorie de gouvernement, était dominé par ses traditions et par ses habitudes. Il ne voyait point de trône sans noblesse, et point de restauration de. la monarchie sans ces corps privilégiés de gentilshommes auxquels les longues guerres de la république et de l'empire avaient enlevé les grades exclusifs de l'armée, mais auxquels il voulait rendre du moins la garde de sa personne et les grades de sa maison militaire. Napoléon lui-même avait donné ces exemples et ce prétexte au roi par la formation de cette garde impériale, de prétoriens de l'empire, de privilégiés de la victoire dont il s'était entouré. La première pensée de Louis XVIII avait été de se confier lui-même à cette élite de l'armée française, et de livrer son trône, sa personne et sa famille à la loyauté de ces braves soldats. On l'en dissuada. La froideur morne de quelques régiments de cette garde impériale rangée sur son passage à son entrée dans Paris parut un signe de mécontentement présage de séditions ou de trahisons. On se hâta de reléguer ces régiments, sans toutefois les dissoudre, dans les départements du nord de la France. On songea à les remplacer par une force personnelle au roi. Il fallait de plus satisfaire aux promesses faites dans l'exil aux courtisans compagnons des adversités du prince. Il fallait des grades ou des subsides à ces nombreux officiers ou soldats de l'armée de Condé ou de l'armée des princes, rentrés indigents dans leur patrie, où ils avaient trouvé leurs biens vendus et leurs foyers paternels occupés par les acquéreurs des biens nationaux. Il fallait enfin, en réservant les hautes dignités civiles des cours aux grands noms de la monarchie, créer pour les maréchaux et pour les généraux transfuges empressés de l'empire, un certain nombre de dignités militaires qui leur rendissent auprès du nouveau maître les honneurs et les traitements de cette haute domesticité du palais, auxquels ils avaient tenu plus qu'à leur fidélité.

La maison militaire du roi de France répondait à toutes ces nécessités de situation.

 

XII

Le roi recréa sa maison militaire telle qu'elle existait depuis Louis XIV, et avant les réformes que la paternelle économie de Louis XVI avait faites dans ce luxe armé de la cour. Gardes du corps, chevau-légers, mousquetaires, hallebardiers, Cent-Suisses, gardes de la porte, gardes de Monsieur, comte d'Artois. Les grades d'officiers attribués a chaque soldat de ces corps, les privilèges de garnison, de cour et de palais, les chevaux de main, les riches uniformes, la résidence exclusive dans la capitale ou dans les villes rapprochées, la solde égale pour les simples gardes à la solde de lieutenant de cavalerie, la familiarité quotidienne du roi et des princes, les chasses, les voyages, les cérémonies militaires à suivre, l'espérance enfin de voir insensiblement sortir de cette pépinière de jeune noblesse tous les officiers et tous les chefs de la nouvelle armée monarchique, et surtout, il faut le dire, l'ardeur des nouveautés et l'enthousiasme désintéressé de cette jeunesse royaliste pour la royauté des princes qui avaient régné sur leurs pères, entraînèrent d'un mouvement irrésistible à Paris et firent enrôler en peu de jours des milliers de jeunes gens de familles nobles ou de familles aisées de toute la France. Il n'y eut pas une maison illustre de l'ancienne aristocratie, pas un hôtel du faubourg Saint-Germain, pas un château des provinces les plus reculées, pas un foyer d'honorable bourgeoisie dans les villes de département, qui ne fournît un fils à ce recrutement volontaire de la garde du roi. En quelques semaines, ces corps furent complétés, montés, armés, disciplinés, exercés. Ils étonnèrent Paris par l'élégance de leur costume, par la splendeur de leurs armes et par l'insolence de leur bravoure. Le goût des armes et la tradition de la valeur personnelle, familiers dans cette noblesse des provinces et transmis de père en fils, la beauté et la vigueur de ces races militaires et chevaleresques, transformèrent à l'instant cette élite de l'aristocratie en garde prétorienne de la royauté. Admirés de Paris, enviés par l'armée, souvent raillés, fréquemment défiés par les officiers licenciés de Napoléon, ces jeunes gens rivalisaient d'insolence et de bravoure avec ces vétérans qui leur reprochaient leurs privilèges, leurs opinions ou leur jeunesse. Aussi exercés aux combats de l'escrime que les autres l'étaient aux batailles et aux victoires, ils eurent tous les jours de nombreuses rencontres avec les soldats de l'empire, ils tuèrent ou blessèrent un grand nombre de leurs adversaires, et firent promptement respecter leur épée dans leurs mains. Mais ce germe de préférence et de division entre les deux classes et les deux armées jeta dès les premiers jours la discorde entre les armes et la désaffection dans l'ancienne armée. Les nécessités d'économie en épargnant la cour et les nouveaux corps militaires pesèrent sur l'immense cadre d'officiers de Napoléon, disproportionné désormais à la paix et au recrutement de la France restreinte dans ses limites. Quinze ou seize mille officiers de tout grade réduits à une demi-solde allèrent porter dans toutes les villes et dans tous les villages le mécontentement de leur carrière interrompue et le murmure de leur existence diminuée. Plus près du peuple que la noblesse, ces officiers à demi-solde sortis des plus humbles familles et mêlés à toutes les populations rurales commencèrent l'impopularité des Bourbons, et devinrent le germe actif d'une sourde conspiration militaire et populaire où la démocratie et le despotisme devaient s'unir contre la Restauration et la liberté.

Les chefs de cette maison militaire du roi furent pris avec une politique impartialité par Louis XVIII parmi les maréchaux de l'empire et les grands noms de l'ancienne monarchie. Le maréchal Berthier et le maréchal Marmont furent nommés capitaines des gardes avec le duc de Luxembourg et le duc d'Avray. Les mousquetaires et les chevau-légers de la garde furent commandés aussi par des généraux de l'époque impériale. Le comte d'Artois, le prince de Condé, le duc d'Orléans, reprirent les anciens titres des chefs de leur maison, de colonel général des Suisses, de l'infanterie, des dragons, des hussards. L'armée fut vieillie de toutes les traditions de l'ancien état militaire de France, et de tous les officiers de l'émigration, de l'armée de Condé ou de la marine que la Révolution, l'exil, la lassitude ou l'âge avaient repoussés depuis vingt ans des rangs. Les grades, les pensions, les décorations militaires, remontèrent d'un quart de siècle pour aller récompenser dans le passé des services douteux, des fidélités suspectes, des incapacités ridicules, des prétentions quelquefois justifiées, quelquefois menteuses. Les titres, les honneurs et le trésor furent a la merci des vétérans de la Restauration. Paris offrait le bizarre spectacle d'un siècle exhumé sortant de l'oubli avec ses noms, ses opinions et ses costumes, pour venir arracher ou mendier les faveurs d'un autre siècle. Le ridicule commença a lutter avec le respect en montrant au peuple ce cortège de vétusté, de fidélité et de mendicité aux portes des ministres et du palais des Bourbons. Le roi en riait lui-même, mais il commandait à ses ministres de prodiguer les dédommagements et les faveurs utiles ou honorifiques, afin d'étouffer autour de lui les murmures d'ingratitude des royalistes et de rester maître de leur refuser sa politique en leur livrant ses trésors et ses hochets.

Le général Dupont, que le roi avait conservé comme ministre de la guerre pour être l'exécuteur des sévérités du licenciement, réduisit l'armée à deux cent mille hommes. C'était assez pour un pays qui nourrissait en ce moment huit cent mille soldats étrangers et qui négociait une paix comme on implore une capitulation. Mais la transition d'une monarchie universelle qui soldait et recrutait un million d'hommes, à une monarchie limitée et pacifique qui devait solder encore les arrérages de ses conquêtes et les indemnités de sa gloire, pesait fatalement à la nation. On faisait injustement porter ce fardeau au gouvernement nouveau, innocent de l'ambition de Napoléon et de la pénurie de la France.

 

XIII

Cette paix même, première promesse du roi, subissait des lenteurs et des difficultés qui impatientaient l'opinion publique. Les provinces occupées étaient pressurées, consommées, imposées par les troupes étrangères cantonnées sur le sol. Paris était humilié de l'aspect des armées du Nord campées dans ses jardins et dans ses parcs. Mais la faction bonapartiste et sénatoriale, qui avait de plus en plus l'oreille d'Alexandre, lui faisait imposer comme une première condition de la paix la proclamation d'une charte constitutionnelle, garantie de son passé, gage de son avenir. Le roi se décida enfin à désigner des commissaires pris en proportion à peu près égale parmi les hommes de sa confiance personnelle, parmi les membres du Corps législatif et parmi les anciens sénateurs, pour fixer les bases de la constitution et pour en délibérer le texte. C'étaient l'abbé de Montesquiou, son ministre intime et confidentiel M. Ferrand, son théoricien dogmatique, défenseur de sa prérogative absolue ; M. Beugnot, le négociateur de ses concessions il leur adjoignit MM. Barthélemy, Barbé-Marbois, Boissy d'Anglas, Fontanes, Garnier, Pastoret, Sémonville, le maréchal Serrurier, Blancart de Bailleul, Bois-Savary, Chabaud-Latour, Clausel de Coussergues, Duchesne, Duhamel, Faget de Baure, Félix Faulcon, Lainé, d'Ambray, chancelier de France, la plupart royalistes purs, quelques-uns hommes de fructidor, proscrits pour leur royalisme prématuré ou pour leur opposition héroïque aux excès révolutionnaires d'autres, comme M. Lainé et ses collègues, zélateurs d'une liberté modérée sous une royauté antique tous ennemis du régime impérial et favorablement disposés a la réconciliation de la nation et de la famille des Bourbons. C'était une sorte de conférence diplomatique chargée de préparer les préliminaires de ce grand traité de pacification entre les races et les idées qui se combattaient depuis trente ans, le concile de la royauté et de la liberté modernes. Mais le roi se réservait à lui seul d'admettre ou de rejeter, de signer ou de biffer les clauses de ce traité. Il voulait que cette charte lui appartînt encore même après qu'il l'aurait promulguée.

Quelques séances pressées par l'impatience impérative de l'empereur Alexandre, qui déclarait que ses troupes ne quitteraient pas Paris avant la promulgation de la charte, suffirent pour la discussion et la rédaction de ce monument. Le roi le signa avec la réserve formelle et répétée que ce droit de la nation était un don et une concession du trône, se réservant ainsi, comme il l'avait fait a Compiègne, de rappeler à son origine la toute-puissance dont il abandonnait une partie.

Voici ce traité de paix entre les Bourbons et la nation, dont nul alors ne contesta la sagesse, que personne ne crut révocable, qui suffisait à l'autorité du trône comme a la liberté du temps, qui servit de base morale au rétablissement solide de la monarchie traditionnelle et temporaire, et qui aurait supporté longtemps encore ce gouvernement appuyé sur deux droits et sur deux époques, si l'impatience d'un roi contre les agitations du peuple n'en avait sapé les bases sous sa propre monarchie.

 

DROIT PUBLIC DES FRANÇAIS.

Les Français sont égaux devant la loi, quels que soient d'ailleurs leurs titres et leur rang.

Ils contribuent indistinctement, dans la proportion de leur fortune, aux charges de l'État.

Ils sont tous également admissibles aux emplois civils et militaires.

Leur liberté individuelle est également garantie ; personne ne pouvant être poursuivi ni arrêté que dans les cas prévus par la loi et dans la forme qu'elle prescrit.

Chacun professe sa religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la même protection.

Cependant la religion catholique, apostolique et romaine, est la religion de l'État.

Les ministres de la religion catholique, apostolique et romaine, et ceux des autres cultes chrétiens, reçoivent seuls des traitements du trésor royal.

Les Français ont le. droit de publier et de faire imprimer leurs. opinions, en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté.

Toutes les propriétés sont inviolables, sans aucune exception de celles qu'on appelle nationales, la loi ne mettant aucune différence entre elles.

L'État peut exiger le sacrifice d'une propriété pour' cause d'intérêt public légalement constaté, mais avec une indemnité préalable.

Toutes recherches des opinions et votes émis jusqu'à la Restauration sont interdites. Le même oubli est commandé aux tribunaux et aux citoyens.

La conscription est abolie. Le mode de recrutement de l'armée de terre et de mer est déterminé par une loi.

 

FORMES DU GOUVERNEMENT DU ROI.

La personne du roi est inviolable et sacrée. Les ministres sont responsables. Au roi seul appartient la puissance exécutive.

Le roi est le chef suprême de l'État, commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités de paix, d'alliance et de commerce, nomme à tous les emplois d'administration publique, et fait les règlements et ordonnances nécessaires pour l'exécution des lois et la sûreté de l'État.

La puissance législative s'exerce collectivement par le roi, la chambre, des pairs et la chambre des députés des départements.

Le roi propose la loi.

La proposition de la loi est portée, au gré du roi, à la chambre des pairs ou à celle des députés, excepté la loi de l'impôt, qui doit être adressée d'abord à la chambre des députés.

Toute loi doit être discutée et votée librement par la majorité de chacune des deux chambres.

Les chambres ont la faculté de supplier le roi de proposer une loi sur quelque objet que ce soit, et d'indiquer ce qu'il leur paraît convenable que la loi contienne.

Cette demande pourra être faite par chacune des deux chambres, mais après avoir été discutée en comité secret elle ne sera envoyée à l'autre chambre, par celle qui l'aura proposée, qu'après un délai de dix jours.

Si la proposition est adoptée par l'autre chambre, elle sera mise sous les yeux du roi si elle est rejetée, elle ne pourra être représentée dans la même session. Il Le roi seul sanctionne et promulgue les lois.

La liste civile est fixée pour toute la durée du règne par la première législature assemblée depuis l'avènement du roi.

 

DE LA CHAMBRE DES PAIRS.

La chambre des pairs est une portion essentielle de la puissance législative.

Elle est convoquée par le roi en même temps que la chambre des députés des départements. La session de l'une commence et finit en même temps que celle de l'autre.

Toute assemblée de la chambre des pairs qui serait tenue hors du temps de la session de la chambre des députés, ou qui ne serait pas ordonnée par le roi, est illicite et nulle de plein droit.

La nomination des pairs de France appartient au roi. Leur nombre est illimité ; il peut en varier les dignités, les nommer à vie ou les rendre héréditaires, selon sa volonté.

Les pairs ont entrée dans la chambre à vingt-cinq ans, et voix délibérative à trente ans seulement. » La chambre des pairs est présidée par le chancelier de France, et, en son absence, par un pair nommé par le roi. Les membres de la famille royale et les princes du sang sont pairs par le droit de leur naissance. Ils siègent immédiatement après le président, mais ils n'ont voix délibérative qu'à vingt-cinq ans.

Les princes ne peuvent prendre séance à la chambre que de l'ordre du roi, exprimé pour chaque session par un message, a peine de nullité de tout ce qui aurait été fait en leur présence.

Toutes les délibérations de la chambre des pairs sont secrètes.

La chambre des pairs connaît des crimes de haute trahison et des attentats à la sûreté de l'État, qui seront définis par la loi.

Aucun pair ne peut être arrêté que de l'autorité de la chambre, et jugé que par elle en matière criminelle.

 

DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS DES DÉPARTEMENTS.

La chambre des députés sera composée des députés élus par les colléges électoraux, dont l'organisation sera déterminée par les lois.

Chaque département aura le même nombre de députés qu'il a eu jusqu'à présent.

Les députés seront élus pour cinq ans, et de manière, que la chambre soit renouvelée chaque année par cinquième.

Aucun député ne peut être admis dans la chambre s'il n'est âgé de quarante ans et s'il ne paye une contribution directe de mille francs.

Les électeurs qui concourent à la nomination des députés ne peuvent avoir droit de suffrage, s'ils ne payent une contribution directe de trois cents francs et s'ils ont moins de trente ans.

Les présidents des colléges électoraux seront nommés par le roi, et de droit membres du collège.

La moitié au moins des députés sera choisie parmi des éligibles qui ont leur domicile politique dans le département.

Le président de la chambre des députés est nommé par le roi, sur une liste de cinq membres présentée par la chambre.

Les séances de la chambre sont publiques ; mais la demande de cinq membres suffit pour qu'elle se forme en comité secret.

Aucun amendement ne peut être fait à une loi, s'il n'a été proposé ou consenti par le roi, et s'il n'a été renvoyé et discuté dans les bureaux.

La chambre des députés reçoit toutes les propositions d'impôts ce n'est qu'après que ces propositions ont été admises qu'elles peuvent être portées a la chambre des pairs.

Aucun impôt ne peut être établi ni perçu s'il n'a été consenti par les deux chambres et sanctionné par le roi.

L'impôt foncier n'est consenti que pour un an. Les impositions indirectes peuvent l'être pour plusieurs années.

Le roi convoque chaque année les deux chambres il les proroge et peut dissoudre celle des députés des départements mais, dans ce cas, il doit en convoquer une nouvelle dans le délai de trois mois.

Aucune contrainte par corps ne peut être exercée contre un membre de la chambre durant la session, et dans les six semaines qui l'auront précédée ou suivie.

Aucun membre de la chambre ne peut, pendant la durée de la session, être poursuivi ni arrêté en matière criminelle, sauf le cas de flagrant délit, qu'après que la chambre à permis sa poursuite.

Toute pétition à l'une ou à l'autre des chambres ne 'peut être faite et présentée que par écrit. La loi interdit d'en apporter en personne et à la barre.

 

DES MINISTRES.

Les ministres peuvent être membres de la chambre des pairs ou de la chambre des députés. Ils ont en outre leur entrée dans l'une ou dans l'autre chambre, et doivent être entendus quand ils le demandent.

La chambre des députés a le droit d'accuser les ministres et de les traduire devant la chambre des pairs, qui seule a celui de les juger.

Ils ne peuvent être accusés que pour fait de trahison ou de concussion.

 

DE L'ORDRE JUDICIAIRE.

Toute justice émane du roi. Elle s'administre en son nom par des juges qu'il nomme et qu'il institue.

Les juges nommés par le roi sont inamovibles.

Les cours et tribunaux ordinaires actuellement existants sont maintenus. Il n'y sera rien changé qu'en vertu d'une loi.

L'institution actuelle des juges de commerce est conservée.

La justice de paix est également conservée. Les juges de paix, quoique nommés par le roi, ne sont point inamovibles.

Nul ne pourra être distrait de ses juges naturels.

Il ne pourra en conséquence être créé de commissions et de tribunaux extraordinaires. Ne sont pas comprises sous cette dénomination les juridictions prévôtales, si leur rétablissement est jugé nécessaire.

Les débats seront publiés en matière criminelle, à moins que cette publicité ne soit dangereuse pour l'ordre et les mœurs et, dans ce cas, le tribunal le déclare par un jugement.

L'institution des jurés est conservée. Les changements qu'une plus longue expérience ferait juger nécessaires ne peuvent être effectués que par une loi.

La peine de la confiscation est abolie et ne pourra pas être rétablie.

Le roi a le droit de faire grâce et celui de commuer les peines.

Le Code civil et les lois actuellement existantes qui ne sont pas contraires a la présente charte restent en vigueur jusqu'à ce qu'il y soit légalement dérogé.

 

DROITS PARTICULIERS GARANTIS PAR L'ÉTAT.

Les militaires en activité de service, les officiers et soldats en retraite, les veuves, les officiers et soldats pensionnés, conserveront leurs grades, honneurs et pensions.

La dette publique est garantie. Toute espèce d'engagement pris par l'État avec ses créanciers est inviolable.

La noblesse ancienne reprend ses titres. La nouvelle conserve les siens. Le roi fait des nobles à sa volonté mais il ne leur accorde que des rangs et des honneurs, sans aucune exemption des charges et des devoirs de la société.

La Légion d'honneur est maintenue. Le roi déterminera les règlements intérieurs et la décoration.

Les colonies seront régies par des lois et des règlements particuliers.

Le roi et ses successeurs jureront, dans la solennité de leur sacre, d'observer fidèlement la présente charte constitutionnelle.

Donné à Paris le 4 juin, l'an de grâce 1814, et de notre règne le dix-neuvième.

Signé : LOUIS

Et plus bas

Le ministre secrétaire d'État,

Signé : L'ABBÉ DE MONTESQUIOU.

 

XIV

Cet acte est la date des vérités politiques passées alors à l'état de droit commun entre l'esprit des peuples et les prétentions des rois. A l'exception de la liberté. sincère et sérieuse des consciences, pour une religion de l'État qui solde un ou deux cultes et proscrit les autres, toutes les libertés constitutionnelles y étaient proclamées et garanties. C'était l'acte de naissance du nouveau régime baptisé de sang sur les échafauds et sur le champ de bataille depuis vingt-cinq ans, en contraste avec l'ancien régime écroulé en 1789. C'était un second Henri IV répudiant sa vieille foi pour un trône, et confessant les dogmes nouveaux. La royauté triomphante en apparence était soumise par son retour même. Elle adoptait les mœurs, les droits, la langue, les institutions des vaincus.

Cet acte satisfit la France. Deux murmures seulement s'élevèrent, mais furent étouffés dans le consentement général. L'un, des anciens royalistes, exprimé par un homme devenu célèbre et important depuis, M. de Villèle, gentilhomme de Toulouse imbu de l'esprit féodal et absolu du Midi. L'autre, de Carnot, de Fouché, des amis de madame de Staël, des courtisans congédiés du despotisme impérial ; les uns sincères dans leur libéralisme ombrageux, les autres affectant de se précipiter dans les doctrines constitutionnelles les plus exigeantes pour se venger de leur despotisme perdu.

 

XV

M. de Villèle écrivait : « La lassitude générale permettra peut-être de faire marcher quelque temps cette œuvre d'égoïsme et d'imprévoyance, mais au premier choc tout croulera et nous rentrerons en révolution.

« Gardons les institutions qui nous conviennent ; ayons la sagesse et la noble fierté de croire qu'elles sont aussi bonnes pour nous que celles de nos voisins le sont pour eux, et ne nous croyons pas plus qu'eux réduits à aller chercher hors de chez nous le modèle de notre constitution.

« Les lumières ont fait de grands progrès en France. Les richesses et l'instruction y sont répandues dans toutes les classes le désir de voir le mérite tourner à la gloire et au profit de notre pays est gravé dans tous les cœurs. Faisons au régime qui nous gouverne les changements que le temps nous indique rétablissons tout ce qui est susceptible d'être rétabli. Soyons sobres d'innovations la déclaration du roi qui nous occupe est calquée presque en entier sur la constitution déjà proposée par le Sénat. Cette œuvre n'est donc pas celle du roi, c'est celle d'un corps qui, comme toute la France le sait, n'avait point qualité pour la faire.

« N'ont-ils pas fait assez d'essais sur nous, les hommes par lesquels nous nous sommes laissé diriger trop longtemps ? N'avons-nous pas sacrifié au soutien des funestes idées de ces empiriques assez de richesses et de générations ? Qu'est-il résulté de leur science et de la confiance que nous avons eue dans leurs promesses ? la dévastation du monde et l'envahissement de notre patrie Les institutions politiques ne se jettent point dans un moule et ne peuvent être fondées sur des théories, nous en avons fait une assez longue expérience. Revenons à la constitution de nos pères, à celle qui est conforme à notre caractère national, qui est dans le sens de nos opinions, qui est gravée en traits ineffaçables dans le cœur de tous les Français les parties de notre ancienne organisation qui ont souffert nous coûteront moins à réparer que les nouvelles institutions ne coûteraient à établir l'expérience et l'opinion publique commandent la première de ces mesures et se réunissent pour faire rejeter les autres. »

 

XVI

Ces murmures se perdirent dans l'impatience de voir le sol de la patrie évacué par les armées étrangères. Le 30 mai, le canon des Invalides apprit à la France que le traité préliminaire de Paris entre les souverains alliés et le gouvernement du roi était signé. Le comte d'Artois l'avait trop préjugé par la convention du 23 avril. Ce prince avait livré tous les gages d'une négociation plus favorable dans les mains de la France. Louis XVIII et M. de Talleyrand n'eurent qu'à ratifier cet acte précipité. Il faisait pressentir les traités prochains de Vienne, où l'Europe antifrançaise et monarchique allait se reconstituer les armes encore dans la main, et où la France, en apparence plus indépendante et plus respectée, n'aurait que l'honneur de délibérer sur son propre abaissement.

Ce traité de Paris portait : « Qu'il y aurait paix et amitié perpétuelles entre le roi de France, l'empereur d'Autriche et ses alliés

« Que la France rentrait dans ses limites du 1er janvier 1792, sauf quelques changements de ses frontières dans les départements du Nord, de Sambre-et-Meuse, de la Moselle, de la Sarre et du Bas-Rhin, sauf aussi la conservation de Mulhouse, d'Avignon, de Montbéliard et de la sous-préfecture de Chambéry

« Que la liberté de navigation sur le Rhin, garantie à tous par les États riverains, serait réglée par le futur congrès ;

« Que la Hollande, placée sous la souveraineté de la maison d'Orange, recevrait un accroissement de territoire

« Que tous les États d'Allemagne seraient indépendants et unis par un lien fédératif

« Que la Suisse resterait indépendante

« Que l'Italie, hors les pays revenant à l'Autriche, serait composée d'États souverains

« Que l'île de Malte et ses dépendances deviendraient possessions britanniques ;

« Que la France recouvrait ses anciennes colonies, moins les îles de Tabago, de Sainte-Lucie, l'île de France, Rodrigue, les Séchelles, qu'elle abandonnait à l'Angleterre, ainsi que tous les forts et établissements en dépendant ;

« Que la France s'interdisait toute espèce de fortification sur les territoires qu'elle recouvrait dans l'Inde, et ne pourrait y entretenir que le nombre de soldats nécessaire pour le maintien de la police

« Que le droit de pêche sur le grand banc et sur les côtes de Terre-Neuve, ainsi que dans le golfe de Saint-Laurent, était rendu à la France

« Que la France partagerait avec les puissances alliées tous les vaisseaux et bâtiments armés ou non armés qui se trouvent dans les places maritimes cédées par elle ;

« Que ce partage aurait lieu dans la proportion d'un tiers pour les puissances dont ces places devenaient la propriété, et des deux tiers pour la France, qui renonçait en outre a tous ses droits sur la flotte du Texel ;

« Que nul individu appartenant aux pays cédés ou restitués ne pourrait être recherché pour ses actes ou ses opinions politiques antérieurs au traité. »

Ce traité portait en outre, dans des articles additionnels, l'annulation des deux traités de 1805 et de 1809 en faveur de l'Autriche ; le concours de la France à l'abolition de la traite des noirs avec l'Angleterre le payement des dettes de nos prisonniers de guerre la mainlevée des séquestres mis depuis 1792 sur les immeubles et les propriétés mobilières des sujets des deux gouvernements ; la promesse d'une prochaine convention de commerce l'annulation en faveur de la Prusse des engagements patents ou secrets pris par cette puissance envers la France depuis la paix de Bâle ; avec-la Russie, la nomination d'une commission chargée de l'examen et de la liquidation des créances du duché de Varsovie sur le gouvernement français.

Le traité contenait cinq articles secrets par lesquels la France s'obligeait à reconnaître d'avance la distribution que les alliés pourraient faire entre eux des territoires abandonnés par elle, consentait à ce qu'un agrandissement territorial fût donné au roi de Sardaigne, à la libre navigation du Rhin et de l'Escaut.

 

XVII

Un cri s'éleva et s'est prolongé jusqu'aujourd'hui contre ces condescendances de la France cédant une faible partie de ses colonies, s'interdisant une concurrencé armée contre les Anglais dans les Indes, et enfin consentant à laisser Malte, cette forteresse de la Méditerranée, à l'Angleterre. C'était oublier la situation de la France désarmée, prosternée et conquise devant un million d'envahisseurs victorieux c'était exiger de sa défaite plus qu'on n'aurait exigé de ses victoires ; c'était reprocher à Louis XVIII l'expiation fatale et impérieuse des fautes de l'empereur. Qu'aurait-il pu faire et que pouvait faire la France sans lui ? En quoi sa présence sur le trône de ses pères aggravait-elle la rançon de la patrie, qu'une ambition dont il était innocent avait livrée garrottée entre les mains de l'Europe ? Louis XVIII de moins a Paris, la France eût-elle été plus libre et plus forte pour discuter ses conditions ? Les souverains et leurs armées auraient-elles accordé à la France sans chef, ou à la France sous la tutelle d'une régence autrichienne, ou à la France combattant derrière la Loire et dans le plateau de ses montagnes du centre avec ses dernières armes, des conditions plus douces qu'elle ne les accordait à un roi de son sang et de son principe, restaurateur de la monarchie modérée ? Napoléon lui-même, à l'apogée de sa force et de sa gloire, n'avait-il pas cédé ces colonies, vendu l'immense empire de la Louisiane, troqué Venise avec l'Autriche, garanti le démembrement de la Pologne à l'Autriche et à la Russie, laissé cette même île de Malte et la Sicile aux Anglais ? Le bonapartisme, seul 'coupable de tous ces revers, les rejetait avec iniquité sur les Bourbons le libéralisme répétait ces reproches sans les comprendre ; l'opposition contre la Restauration commençait ce jour-là, comme toutes les oppositions systématiques, par l'ingratitude et par la mauvaise foi.

 

XVIII

En vertu de ce traité, les îles Ioniennes, Hambourg et Magdebourg, encore occupés par soixante mille Français, furent débloqués et restitués aux puissances. Les troupes rentrèrent de ces inutiles forteresses où l'imprévoyante hésitation de Napoléon les avait laissées enfermées pendant qu'il demandait en vain des bataillons au sol épuisé pour défendre la mère patrie. M. de Talleyrand, qui voulait s'autoriser plus tard des gratifications diplomatiques attribuées par l'usage aux négociateurs des traités de territoire, distribua six ou huit millions en rançon aux diplomates européens signataires du traité de Paris. Le prince de Metternich, ministre de l'Autriche ; lord Castlereagh, plénipotentiaire du gouvernement britannique ; M. de Nesselrode et M. de Hardenberg, l'un surtout au nom de la Russie, l'autre au nom de la Prusse, reçurent chacun un million. Les ministres des puissances secondaires reçurent des sommes considérables, proportionnées à l'importance des cours qu'ils représentaient. Cette rançon, offerte et acceptée pour prix de la paix, la rendit plus prompte, mais plus humiliante. Comme procédé elle était honteuse, comme marché elle était avantageuse au pays, car chaque jour d'occupation perpétuée coûtait plus de huit millions à la France.

 

XIX

Les souverains quittèrent Paris et donnèrent à leurs armées l'ordre d'évacuer le lendemain de la signature du traité. L'empereur Alexandre alla jouir de sa popularité triomphale à Londres, avant de se rendre dans ses États. Le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche repassèrent le Rhin. Bernadotte, roi de Suède, qui avait nourri quelque temps le fol espoir, favorisé par Alexandre, de succéder à Napoléon pour prix de sa part d'hostilités contre sa propre patrie, s'était déjà retiré vainqueur, mais confus, devant lés reproches de sa conscience et devant la réprobation de ses anciens amis. Moreau et Bernadotte avaient été diversement punis de leurs fautes contre la patrie, l'un par la mort, l'autre par la victoire, tous deux par la réprobation du patriotisme.

 

XX

Le roi se prépara au premier acte de son règne constitutionnel, l'ouverture des chambres.

Le silence de la charte avait effacé le Sénat du nombre des pouvoirs publics. Les sénateurs, inquiets ou consternés, imploraient individuellement la faveur d'être appelés à la chambre des pairs. Cinquante-quatre sénateurs en furent exclus par la main du roi, en souvenir d'actes ou d'opinions auxquels il avait promis oubli, non faveur. Les principaux étaient Cambacérès, Chaptal, Chasset, Fouché, qu'une faveur secrète ne couvrit pas au dehors de la responsabilité du régicide ; l'oncle de l'empereur, le cardinal Fesch François de Neufchâteau, poète précoce des dernières années du règne de Louis XVI, puni de ses enthousiasmes successifs pour la république et pour le despotisme de l'empire ; Garat, qui avait livré Louis XVI au bourreau, tout en gémissant sur la victime et en lui offrant des larmes ; Grégoire, qui se défendait de toute complicité dans ce vote,. mais qui avouait son culte persévérant pour la république Rœderer, intrépide défenseur du trône constitutionnel au 10 août, mais dont le nom était injustement proscrit avec les souvenirs mal transmis de cette journée et avec les griefs contre la commune de Paris ; Sieyès enfin, le premier prophète de la Révolution de 1789, le législateur qui avait concédé la tête d'un roi à l'implacabilité du peuple, le directeur qui avait tramé sa propre déchéance avec l'ambition de Bonaparte, et préféré le despotisme comme antidote de l'anarchie. Tous ces hommes se retirèrent un moment dans l'ombre, mais avec des titres, des honneurs et des traitements qui n'avaient d'autres persécutions que l'oubli. Parmi les maréchaux, le roi n'avait exclu que ceux qui dataient surtout des guerres de la Révolution et de la république Brune, qu'un murmure injuste et odieux accusait d'avoir prêté sa main aux massacres de septembre et a la décapitation de la princesse de Lamballe, qui était revenue chercher la mort par dévouement à la reine ; Davoust, ancien gentilhomme, ayant répudié sa race et pris ses grades dans l'armée plébéienne de 1792 ; Jourdan, le vainqueur de Fleurus, resté républicain par conviction et par respect pour ses propres exploits ; Soult, le plus consommé des lieutenants de l'empereur, suspect d'une ambition personnelle montant jusqu'aux trônes, et qui venait de prolonger la lutte à Toulouse par une bataille livrée, disait-on, plus pour sa popularité que pour la patrie ; Victor enfin, élevé des derniers rangs de l'armée au rang des maréchaux, et qui, méconnu alors par les Bourbons, devait se venger bientôt de cette injustice par une fidélité vengeance des braves.

 

XXI

Le clergé et la haute noblesse rentraient à large proportion dans la politique et dans le privilége de l'Église et de la naissance par la porte de la pairie. Toutes les grandes dignités, tous les grands sièges épiscopaux, tous les grands noms de l'ancienne cour et de l'ancienne aristocratie retrouvaient leur restauration héréditaire dans ce corps de l'État. C'était une renaissance indirecte et constitutionnelle des illustrations nationales dans le nouvel anoblissement des familles séculaires ou historiques. On y retrouvait, avec un certain orgueil de patriotisme, les noms des Périgord, des La Luzerne, des Clermont-Tonnerre, comme évêques des principaux sièges de France, et comme antiquité ou gloire, les noms des d'Elbeuf, des Montbason, des La Trémouille, des Chevreuse, des Brissac, des Richelieu, des Rohan, des Luxembourg, des Gramont, des Mortemart, des Noailles, des Saint-Aignan, des d'Aramont, des d'Harcourt, des Fitz-James, des Brancas, des Duras, des La Vauguyon, des Choiseul, des Coigny, des La Rochefoucauld, des Croy, des Montmorency, des Lévis, des Maillé, des La Force, des Saulx-Tavannes, des de Sèze, à côté des Ney, des Berthier, des Suchet, des Masséna, des Oudinot, des Sérurier, des Mortier, des Pérignon, et des hommes qui avaient rajeuni la gloire civile ou militaire de la France.

 

XXII

Le Corps législatif, convoqué d'urgence tel qu'il se trouva composé, n'avait pas eu besoin d'épuration. Le seul régicide qui fit encore partie de 'cette représentation nationale, subordonnée aux inspirations des préfets de l'empire, se retira de lui-même par bienséance devant le frère de Louis XVI, pour qu'aucun souvenir sinistre n'attristât l'oreille ou les yeux du nouveau souverain. La France entière était alors dans ce sentiment elle ne reniait pas les œuvres de 'sa révolution, mais elle aurait voulu effacer du sol et de l'histoire les traces de ses discordes et de ses vengeances, pour que sa paix ne fût troublée par aucun fantôme sorti de ses tombes.

La séance d'ouverture était fixée au 4 juin 1814. Louis XVIII, accompagné de tous les princes de sa maison, s'y rendit dans toute la pompe des successeurs de Louis XIV. Plus il consentait à s'entretenir avec ce parlement national, plus il voulait que la majesté de la couronne brillât au milieu des armes et à une distance démesurée de grandeur au-dessus de la représentation du peuple. Les esprits, éblouis comme les cœurs, étaient disposés à saluer en lui ce prestige. On ne disputait pas avec le sentiment qui ralliait la nation autour de ce vieillard législateur. L'empereur avait accoutumé les yeux aux pompes des armes. On était heureux de saluer la pompe des lois. Une foule immense, comparable à celle qui avait accueilli la royauté le jour de son entrée dans Paris, se pressait sur les deux rives de la Seine pour voir défiler le cortège royal et pour bénir le roi de ses institutions qu'il allait sceller. Les tribunes du Corps législatif étaient pleines de l'élite de la France et de l'Europe. Les pairs et les membres du Corps législatif étaient réunis et pressés dans la même enceinte un trône était préparé pour le roi.

Il parut. Les voûtes du palais retentirent d'acclamations unanimes, les uns saluant la royauté rétablie, les autres attendant avec anxiété de ses lèvres la première consécration de la liberté. Le roi, relevant ce jour-là son attitude à la hauteur de la majesté des siècles personnifiés dans son nom, et éclairant tout le groupe de famille et de dignitaires qui l'entourait de l'éclat réel et dominant de son intelligence, s'assit sur son trône et s'inclina avec une dignité émue devant ces acclamations des législateurs debout. Les larmes des vieillards et des femmes, compagnons de ses longs exils, coulaient dans les tribunes à l'aspect de ce nouveau couronnement du roi qu'ils avaient suivi errant et découronné. Tout dissentiment politique s'effaçait devant l'unanimité des sentiments.

 

XXIII

Louis XVIII avait voulu écrire seul et sans subir le secours ou le concours d'aucun de ses ministres le discours qu'il avait à prononcer. Prince lettré, il trouvait avec bonheur et orgueil dans ces solennités l'occasion, rare pour un roi, de faire éclater le talent dont la nature et l'étude l'avaient doué. De plus, il savait que le cœur est la vraie source de l'éloquence le sien était ému, attendri du passé, confiant dans l'avenir ; aucun de ses ministres ou de ses écrivains officiels n'aurait pu trouver dans ses réflexions l'accent pathétique, élevé et vrai, que le frère de Louis XVI trouvait dans son âme. Le roi avait médité ses mots, mais il avait laissé parler ses sentiments. Ses cheveux blancs, ses regards a la fois majestueux et doux, son geste sobre et paternel, sa prononciation pleine d'inflexions où l'on sentait le cœur, le son de sa voix grave et vibrant, remuant les âmes parce qu'il était remué lui-même, gravaient ses paroles dans l'oreille et dans la mémoire. Un silence sourd semblait devancer les mots sur ses lèvres. On eût dit que tout un peuple attendait de chaque pensée la révélation de son sort.

 

XXIV

« Messieurs, lorsque pour la première fois je viens dans cette enceinte m'environner des grands corps de l'État, des représentants d'une nation qui ne cesse de me prodiguer les plus touchantes marques de son amour, je me félicite d'être devenu le dispensateur des bienfaits que la divine Providence daigne accorder à mon peuple.

« J'ai fait avec la Russie, l'Autriche, l'Angleterre et la Prusse une paix dans laquelle sont compris leurs alliés, c'est-à-dire tous les princes de la chrétienté. La guerre était universelle la réconciliation l'est pareillement.

« Le rang que la France a toujours occupé parmi les nations n'a été transféré à aucune autre, et lui demeure sans partage. Tout ce que les autres États acquièrent de sécurité accroît également la sienne, et par conséquent ajoute à sa puissance véritable. Ce qu'elle ne conserve pas de ses conquêtes ne doit donc pas être regardé comme retranché de sa force réelle.

« La gloire des armées françaises n'a reçu aucune atteinte les monuments de leur valeur subsistent, et les chefs-d'œuvre des arts nous appartiennent désormais par des droits plus stables et plus sacrés que ceux de la victoire.

« Les routes du commerce, si longtemps fermées, vont être libres. Le marché de la France ne sera plus seul ouvert aux productions de son sol et de son industrie ; celles dont l'habitude lui a fait un besoin, ou qui sont nécessaires aux arts qu'elle exerce, lui seront fournies par les possessions qu'elle recouvre. Elle ne sera plus réduite à s'en priver ou à ne les obtenir qu'à des conditions ruineuses. Nos manufactures vont refleurir, nos villes maritimes vont renaître, et tout nous promet qu'un long calme au dehors et une félicité durable au dedans seront les heureux fruits de la paix.

« Un souvenir douloureux vient toutefois troubler ma joie. J'étais né, je me flattais de rester toute ma vie le plus fidèle sujet du meilleur des rois, et j'occupe aujourd'hui sa place Mais du moins il n'est pas mort tout entier, il revit dans ce testament qu'il destinait à l'instruction de l'auguste et malheureux enfant auquel je devais succéder C'est les yeux fixés sur cet immortel ouvrage, c'est pénétré des sentiments qui le dictèrent, c'est guidé par l'expérience et secondé par les conseils de plusieurs d'entre vous, que j'ai rédigé la charte constitutionnelle dont vous allez entendre la lecture et qui assoit sur des bases solides la prospérité de l'État. »

 

XXV

La voix du roi s'était affaissée à ce dernier paragraphe de son discours. Ces allusions à un frère mort dans l'enfantement de la liberté à laquelle il avait souri et qui l'avait immolé comme pour le punir de sa vertu, à une reine, à un enfant héritier de tant de trônes, puis de tant d'échafauds de sa race cette résurrection de la royauté sortant de l'exil comme du sépulcre dans la personne des parents les plus rapprochés des victimes, ce testament évangélique de Louis XVI élevé par la main du roi son frère et son vengeur comme un drapeau de paix entre les deux partis, ce pardon descendant du ciel dans la dernière volonté d'un martyr du peuple pour inspirer a ce peuple la confiance et le pardon aussi à sa dynastie, ce trône où l'on croyait voir assis deux rois, l'un pour inspirer, l'autre pour régner ; cette princesse orpheline, la duchesse d'Angoulême, assistant du haut d'une tribune à ces réparations de la Providence, inondant de ses larmes le voile dont elle essuyait ses yeux et étouffant avec peine ses sanglots tous ces souvenirs, toutes ces scènes, toutes ces émotions ajoutaient à l'éloquence du discours l'éloquence des yeux, des mémoires, des compassions, des frémissements des auditeurs. Enfin un gage de liberté sortait sanctionné par la royauté, accueilli par le peuple, payé par ce sang, arrosé par les larmes de cette scène à la fois tragique, politique et sainte, dont les acteurs étaient un peuple et un roi. Un long silence plein de réflexions, de joies et de tristesses, succéda aux applaudissements qui avaient couvert les dernières paroles du roi.

Le chancelier d'Ambray prit la parole à son tour pour lire le discours qui allait motiver et commenter d'avance la charte. Les émotions de la nature se calmèrent, et les susceptibilités politiques reprirent promptement la place des sentiments. Ce discours inhabile, dogmatique, paradoxal, plein de réserves maladroites dans les concessions, retirant à la couronne d'une main ce qu'on semblait donner à la liberté de l'autre, blessant pour la Révolution, défiant et provocateur, s'efforçant en vain de concilier les dogmes absolus de l'antique monarchie féodale avec les dogmes rationnels de la monarchie de consentement national, effaçant vingt-cinq ans de notre histoire, supposant la patrie émigrée comme le trône, datant le règne des Bourbons non du rappel du roi par la France, mais de la mort de Louis XVII dans les cachots du Temple, appelant enfin la controverse là où il fallait l'étouffer sous l'unanimité de la réconciliation et sous le droit confondu des deux époques et des deux principes, refroidit les cœurs, sécha les larmes, irrita les esprits, souleva les frémissements et les murmures.

Ils parcoururent l'assemblée et avertirent le roi, malgré le respect et l'attendrissement qu'on voulait lui témoigner, quand le chancelier appela gauchement la charte une simple ordonnance de réformes. Ils redoublèrent quand il appela des égarements et des théories coupables les efforts persévérants d'une nation pour enfanter un ordre nouveau conforme au développement des idées et des droits d'une civilisation plus parfaite. Ils s'élevèrent et se prolongèrent plus sensiblement quand M. d'Ambray, remontant par la pensée au-delà même des états généraux de 1789, appela les pairs et les représentants les notables du royaume. Le roi put pressentir la lutte prochaine et inévitable des deux principes entre lesquels sa sagesse personnelle avait voulu s'interposer, et que l'imprudente provocation des théoriciens de l'ancienne royauté allait réveiller. Ces paroles étaient des concessions à son frère, le comte d'Artois, et aux publicistes de l'émigration, qui voulaient reconquérir, au nom du droit impérissable et infaillible du trône, un peuple par lequel Louis XVIII devait être au contraire reconquis.

 

XXVI

M. Ferrand, un de ces théoriciens les plus impérieux et les plus inintelligents, parla à son tour avant de donner lecture de la charte. Il parla des funestes écarts qui avaient interrompu la chaîne des temps ; il appela la charte un don et non un droit, une concession et non une conquête du temps ; il offensa, il inquiéta, il contrista les âmes qui ne demandaient qu'à s'épanouir. Mais la lecture de la charte elle-même, et l'énonciation des principes et des institutions qui allaient désormais régir les rapports du trône et du peuple, effaça toutes ces irritations fugitives, et rendit à tous la sécurité complète de la possession de la liberté. On attribua à ces conseillers obstinés et maladroits les paroles qui retenaient en donnant. On attribua au roi seul la sagesse et la consécration des principes de la charte. Chacun y retrouvait une des vérités auxquelles il avait dévoué son intelligence ou son sang. Ce symbole du siècle nouveau, médité, écrit, adopté par un prince sans préjugés et sans ressentiment reportait vers lui tout l'amour qu'on avait pour ces principes eux-mêmes. Louis XVIII, en quittant le palais, était véritablement le roi de toutes les convictions comme de tous les cœurs. Les acclamations et les bénédictions de deux siècles se réunissaient sur sa tête. Elles le suivirent jusqu'à son palais et retentirent jusqu'à la nuit dans les cours et dans les jardins des Tuileries. Il avait conquis la France en lui présentant son image dans ce code des nouvelles institutions.

« Ma couronne est là, dit-il en contemplant du haut du balcon des Tuileries ce peuple ivre de retrouver ses idées dans son roi Henri IV l'a conquise par les armes moi, je l'ai conquise par mes méditations à Hartwell. J'ai gagné ma bataille d'Ivry. »

 

XXVII

Les murmures qui avaient éclaté dans la séance d'ouverture aux paroles de M. d'Ambray et de M. Ferrand, ministres restrictifs des concessions royales, agitèrent légèrement les premières réunions des deux assemblées. Les deux adresses que ces corps délibérèrent en réponse au discours de la couronne n'y firent néanmoins que de muettes allusions. On semblait craindre de troubler l'harmonie que la France entière désirait entre les représentants du pays et le représentant héréditaire du pouvoir royal. On confondit les dissentiments sur l'origine et la révocabilité, de la charte dans des circonlocutions ambiguës qui laissaient de l'espace entre les prétentions du peuple et les droits du trône.

« Sire, disait la chambre des pairs, les fidèles sujets de Votre Majesté viennent déposer au pied de son trône le tribut de la plus juste reconnaissance pour le double et inappréciable bienfait d'une paix glorieuse à la France et d'une constitution régénératrice. La grande charte que Votre Majesté vient de faire publier consacre de nouveau l'antique principe constitutif de la monarchie française, qui établit sur le même fondement et par un admirable accord la puissance du roi et la liberté du peuple. La forme que Votre Majesté a donnée a l'application de cet inaltérable principe est un témoignage éclatant de sa profonde sagesse et de son amour pour les Français : c'est ainsi que la force de la monarchie se développera et s'accroîtra de plus en plus comme la gloire personnelle de Votre Majesté et après que nous aurons eu le bonheur d'être longtemps gouvernés par elle, la postérité s'empressera d'unir le nom de Louis XVIII à celui de ses plus illustres prédécesseurs. »

Les députés s'inspirèrent de la même réserve et ne disputèrent aucun enthousiasme et aucune adulation anticipée au roi.

« Sire, disaient les législateurs, la charte constitutionnelle promet à la France et la jouissance de cette liberté politique qui en élevant la nation donne plus d'éclat au trône lui-même, et les bienfaits de cette liberté civile qui, en faisant chérir par toutes les classes l'autorité royale, rend l'obéissance à la fois plus douce et plus sûre. La durée de ces bienfaits paraît devoir être inaltérable, lorsqu'ils arrivent au moment d'une paix que le ciel accorde enfin à la France. L'armée qui a combattu pour la patrie et pour l'honneur, et le peuple qu'elle a défendu, reconnaissent à l'envi que cette paix signée dès le premier mois du retour de Votre Majesté dans la capitale est due à l'auguste maison de Bourbon, autour de qui la grande famille française se rallie tout entière dans l'espoir de réparer ses malheurs.

« Oui, Sire, tous les intérêts, tous les droits, toutes les espérances, se confondent sous la protection de la couronne. On ne verra plus en France que de véritables citoyens, ne s'occupant du passé qu'afin d'y chercher d'utiles leçons pour l'avenir, et disposés à faire le sacrifice de leurs prétentions opposées et de leurs ressentiments. Les Français, également remplis d'amour pour leur patrie et d'amour pour leur roi, ne sépareront jamais dans leur cœur ces nobles sentiments, et le roi que la Providence leur a rendu, unissant ces deux grands ressorts des États anciens et des États modernes, conduira des sujets libres et réconciliés à la véritable gloire et au bonheur qu'ils doivent à Louis le Désiré. »

 

XXVIII

M. Lainé, la première voix de la liberté et le premier précurseur d'une restauration constitutionnelle, fut nommé président du Corps législatif. Ce choix exprimait en un seul nom la double pensée qui animait la chambre des députés la volonté d'un gouvernement libre et l'acceptation des Bourbons. Les travaux des deux chambres commencèrent. On y sentait l'inexpérience et l'hésitation d'un peuple qui avait perdu l'usage des discussions politiques, et qui, ne connaissant ni ses droits, ni ses limites, risquait de les compromettre ou de les dépasser. Le roi, attentif et mal fixé lui-même sur les attributions qu'il avait prétendu concéder aux deux chambres, surveillait de son cabinet ces premiers débats avec une ombrageuse sollicitude. Les courtisans lui faisaient peur des premiers balbutiements de l'opposition. Les royalistes, pleins de souvenirs et de terreurs, n'avaient jamais rien compris à ce partage de souveraineté dont l'oscillation entre un roi et un peuple constitue le gouvernement mixte et représentatif de l'Angleterre. Chaque indépendance leur semblait une insulte, chaque droit national une révolte, chaque discours un indice de lèse-majesté. Le roi, plus exercé et plus ferme, les rassurait et s'efforçait de modérer d'un côté les audaces, de l'autre les terreurs du nouveau mode de gouvernement. Mais aucun de ses ministres n'était capable, par sa sagacité ou par son éloquence, d'habituer la tribune et le conseil au jeu du régime représentatif. M. d'Ambray et M. Ferrand n'étaient que des rhéteurs surannés. M. de Talleyrand, homme de cabinet, de couloir et de salon, n'avait dans sa nature ni ce mâle courage qui lutte, appuyé sur des convictions fortes, contre les tumultes d'une assemblée, ni ce rayonnement foudroyant d'esprit qui les subjugue, ni cet accent dans la voix qui est la domination de l'orateur politique. Ami silencieux de Mirabeau, il s'était tenu toujours à l'ombre de ce grand discuteur dans l'Assemblée constituante. Il n'avait grandi dans l'opinion publique que depuis que la tribune avait été démolie par le despotisme et qu'on s'était fait des renommées non en plein jour, mais par l'artifice et le mystère des habiletés de cour. Il affectait de dédaigner ce vain bruit de discussions publiques et de tenir quelques fils des consciences et des ambitions dans les deux chambres. Il oubliait et il faisait oublier au roi que la France avait passé en un jour, par la promulgation de la charte, du gouvernement du silence au gouvernement de l'opinion.

Sous ses ordres, M. Beugnot, homme de même nature, donnait à la police les attributions de la justice et de la loi. La censure préalable des journaux et des livres, héritage de l'empire, s'exerçait par M. Beugnot sous l'inspiration de l'abbé de Montesquiou. Un jeune homme célèbre depuis sous beaucoup de règnes, M. Guizot, dirigeait au ministère de l'intérieur cette partie de l'administration, et préludait par la surveillance arbitraire de la pensée à une vie de publicité et de tribune qui devait démentir ses premières années. Un des premiers chocs du gouvernement et de l'opinion fut imprudemment causé par M. Beugnot à propos d'une ordonnance de police sur l'observation obligatoire et méticuleuse du dimanche. Le roi avait cru devoir ce premier hommage au clergé, dont il affichait la restauration comme conséquence de la restauration de son propre trône. Il oubliait que la Révolution était plus religieuse encore que politique dans le fond du peuple. Les consciences, plus susceptibles que les opinions, voulaient bien la restauration de l'Église catholique dans la liberté, comme les opinions voulaient bien de la restauration du trône dans la constitution mais un acte de répression ou de compression sur les consciences paraissait un symptôme de domination d'un seul culte privilégié et un attentat contre la tolérance du siècle. Un cri d'indignation s'éleva de la multitude qui fit reculer les ministres et avertit le roi. L'ordonnance, méprisée et inexécutée, tomba en désuétude dès le premier jour. La tentative de M. Beugnot expira dans le ridicule. Elle suffit néanmoins pour irriter la nation contre l'Église et pour jeter dans l'opposition naissante un ferment de mécontentement populaire et d'agitation qui dépopularisa un peu la royauté. La chambre des députés menaça de provoquer des lois pour garantir à la fois la conscience, l'opinion et le gouvernement de discussion par la liberté de la presse. Le gouvernement, averti et intimidé par ces propositions, se hâta de présenter une loi sur la pensée, de peur que la chambre ne décrétât la pensée libre. Les ministres spécialement chargés de présenter et de défendre cette loi disaient assez, par leurs noms, quel en serait le sens. C'étaient les membres du conseil les plus antipathiques à toute intelligence de la liberté M. Beugnot qui saisissait les imprimeurs, M. Ferrand qui maudissait l'imprimerie, M. de Blacas qui voyait la révolte dans toute indépendance de jugement. M. de Talleyrand semblait s'être joué de ses collègues en les envoyant subir, à forces si inégales devant des assemblées jalouses et éloquentes, la lutte de l'esprit de cour contre l'esprit de liberté.

L'abbé de Montesquiou, ministre de l'intérieur, moins neuf que les autres aux discussions des assemblées délibérantes, lut un discours. Ce discours faisait présager toute la loi. Il avait été médité par M. Royer-Collard, indécis encore entre son passé et son avenir, et rédigé par M. Guizot, serviteur hâté d'un gouvernement où il voulait faire place par ses services à son talent.

« Messieurs, dit M. de Montesquiou, vous le savez, ce ne sont point de vaines subtilités, mais le résultat d'une triste expérience la liberté de la presse, souvent proclamée en France depuis vingt-cinq ans, y est toujours devenue elle-même son plus grand ennemi ; la cause, dira-t-on, en était dans l'effervescence des passions populaires, dans la facilité avec laquelle on entraînait un peuple encore incapable de juger les écrits et d'en prévoir les conséquences. Mais ces causes ont-elles déjà disparu ? Peut-on se flatter qu'elles n'agiront plus désormais ? Nous n'osons le penser. La servitude silencieuse qui a succédé a la turbulence des premières années de la Révolution ne nous a pas mieux formés à la liberté ; les passions qui n'ont pu se manifester durant cet intervalle éclateraient aujourd'hui fortifiées de passions nouvelles. Qu'opposerions-nous à leur explosion ? Presque autant d'inexpérience et plus de faiblesse. Telle est la nature de la liberté, que pour savoir en faire usage il faut en avoir joui. Donnez-lui donc toute l'étendue nécessaire pour que la nation n'apprenne qu'à s'en servir ; mais opposez-lui encore quelques barrières pour la sauver de ses propres excès.

« C'est sur ces principes que reposent les bases de la loi qui vous est proposée ; les articles dont elle se compose n'en sont que le développement. En vous demandant d'assigner quelques limites à la liberté de la presse, on ne vous demande point de violer un principe, mais de l'appliquer comme il convient à nos mœurs. Le roi ne vous propose rien qui ne lui paraisse rigoureusement nécessaire pour le salut des institutions nationales et pour la marche du gouvernement. Ce que l'on a voulu surtout arrêter, c'est la publication des écrits d'un petit volume, qui, plus faciles à répandre et plus propres à être lus avec avidité, menaceraient de troubler la tranquillité publique.

« Tout écrit de plus de trente feuilles d'impression pourra être publié librement et sans examen de censure préalable.

« Il en sera de même, quel que soit le nombre de feuilles, des écrits en langues mortes et en langues étrangères ; des mandements, lettres pastorales, catéchismes, livres de prières ; mémoires sur procès signés d'un avocat près les cours et tribunaux.

« Si deux censeurs au moins jugent que l'écrit est un libelle diffamatoire, ou qu'il peut troubler la tranquillité publique, ou qu'il est contraire à l'article 11 de la charte, ou qu'il blesse les bonnes mœurs, le directeur général de la librairie pourra ordonner qu'il soit sursis à l'impression.

« Il sera formé au commencement de chaque session des deux chambres une commission composée de trois pairs, trois députés, élus par leur chambre respective, et trois commissaires du roi.

« Nul ne sera imprimeur ni libraire s'il n'est breveté par le roi et assermenté. Les imprimeries clandestines seront détruites, et les possesseurs et dépositaires punis d'une amende de dix mille francs et d'un emprisonnement de six mois.

« Le défaut de déclaration avant l'impression et le défaut de dépôt avant la publication seront punis chacun d'une amende de mille francs pour la première fois, et de deux mille francs pour la seconde. L'indication d'un faux nom ou d'une fausse demeure sera punie d'une amende de six mille francs, sans préjudice de l'emprisonnement prononcé par le Code pénal.

« Tout libraire chez qui il sera trouvé un ouvrage sans nom d'imprimeur sera condamné à une amende de deux mille francs, l'amende réduite à mille francs si le libraire fait connaître l'imprimeur. »

Enfin, la loi devait être revue dans trois ans, pour y apporter les modifications que l'expérience aurait fait juger nécessaires.

 

XXIX

Cette loi de circonstance, qui démentait, dès le premier jour, une des promesses les plus chères à la nation dans la charte, parut un attentat à cette charte elle-même, dont la liberté de penser et d'écrire était la seule garantie. La prérogative de l'opinion expirait dans la prérogative de la police. La chambre et le pays continrent mal leur indignation. Les journaux et les pamphlets forcèrent la main de la police et semèrent partout le murmure, l'ironie, la colère et le mépris contre les ministres. Les écrivains les plus modérés et les plus favorables aux Bourbons, Dussault, Benjamin Constant, Suard, discutèrent avant la tribune les sévérités et les démences de la loi. La chambre des députés nomma pour lui en faire le rapport M. Raynouard, écrivain royaliste et libéral, ami et complice de M. Lainé dans sa révolte contre le despotisme impérial. Une foule immense, qui témoignait assez de la passion publique, assiégea les abords et l'intérieur de la chambre des députés le jour où M. Raynouard devait présenter ce texte de discussion à la chambre. La force armée fut obligée d'intervenir pour faire évacuer les tribunes. La foule et le tumulte firent remettre la séance au lendemain.

 

XXX

Une force imposante assura cette fois la réunion des députés et le calme de la délibération. M. Raynouard lut son rapport. Il était digne de cet homme de bien. Il savait sacrifier à ses opinions même ses inclinations de cœur pour les Bourbons.

Il parla au milieu d'un silence qui attestait l'anxiété de l'attention publique. Après une théorie sage et forte de la liberté réglée de la première des facultés humaines, celle dé penser, et de la première des prérogatives politiques, celle de discuter le gouvernement, M. Raynouard concluait au rejet de la loi de censure et de silence. Il fut couvert d'applaudissements. La discussion s'ouvrit avec l'impatience d'opinions qui ne veulent attendre ni la victoire ni la défaite. Elle dura quatre jours. Tout fut dit sur les avantages et les dangers de la liberté complète ou de la liberté restreinte de la pensée à la suite d'une révolution qui avait excité les ressentiments et qui bouillonnait encore. L'assemblée en masse tremblait devant la puissance qu'elle allait déchaîner. Cette réunion d'hommes lassés de révolutions, timides d'idées, indécis de doctrines, façonnés par un long silence aux habitudes de despotisme et qui ne s'étaient soulevés contre lui que le jour où il les avait menacés de s'écrouler sur eux, n'avait ni l'intelligence, ni l'audace, ni le caractère d'une assemblée depuis longtemps libre. L'immense majorité céda aux raisons de prudence alléguées par M. de Montesquiou. Quatre-vingts membres seulement, parmi lesquels tous les hommes d'élite de la Révolution ou des lettres, Dupont (de l'Eure), Dumolard, Durbach, Raynouard, Gallois, Lainé, protestèrent contre cette faiblesse et contre cet ajournement de l'opinion libre. La loi fut adoptée.

Boissy-d'Anglas et Lanjuinais, à la chambre des pairs, combattirent avec énergie.et avec éloquence cette loi servile. Ces deux vétérans de la tribune, qui avaient été les plus intrépides contre la démagogie, contre la tyrannie populaire du peuple à la Convention, furent les plus inflexibles contre les excès de l'arbitraire devant la royauté qu'ils aimaient. M. de Talleyrand garda le silence devant eux, soit qu'il sentît son impuissance à la tribune, soit qu'il voulût, dans l'indécision du résultat et devant l'impopularité de la loi, rester lui-même indécis, énigmatique et libre de sacrifier ses collègues à l'opinion, si l'opinion exigeait ce sacrifice. Les hommes de la cour et de l'émigration soutinrent les doctrines qu'ils avaient sucées avec le lait et maudirent dans la liberté de la pensée la cause de leur ruine et de leur exil. La loi fut votée à une faible majorité. Cette indépendance donna à la chambre des pairs une popularité que le Sénat avait perdue.

 

XXXI

Les chambres s'occupèrent ensuite des finances, obérées de plus d'un milliard par les guerres de Napoléon. L'abbé Louis, ministre habile et de sang-froid, osa évoquer le crédit public, qui sauve tout quand tout est perdu. Il fit pressentir la création de l'amortissement de la dette publique, mesure puérile en elle-même, mais décevante pour l'imagination des prêteurs. Il prépara, sans se troubler devant l'énormité des sacrifices, non-seulement le service des dépenses de l'armée, de l'administration et de la cour, mais encore la liquidation prompte et entière des réparations et des indemnités que l'empereur laissait à payer comme la rançon de sa gloire et de ses revers à la nation. Ce ministre avait proposé hardiment au roi là vente de trois cent mille hectares de forêts nationales, restes des dépouilles énormes d'un clergé propriétaire et dépossédé. L'Église avait usurpé trois fois en treize siècles la propriété du sol entier de la France. Louis XVIII, dans le commencement de la Révolution, avait applaudi à la rédimition de ce sol envahi par cette féodalité des consciences. Il pensait, comme Mirabeau et comme la raison de 1789, que des corporations immortelles, célibataires et toujours croissantes, ne devaient posséder que des salaires de l'État proportionnés à leur service, ou des salaires libres et privés offerts volontairement par la piété des croyants, et que la propriété du sol devait être réservée aux familles, source et réservoir de la population. Mais Louis XVIII, influencé pendant son exil par son frère et par les évêques composant la cour du comte d'Artois, cédait alors à des scrupules de politique plus que de conscience qu'il était loin d'avoir en 1789. Il voulait, dans un intérêt de règne, rétablir, autant que la Révolution le lui permettait, un établissement ecclésiastique il ne voulait pas surtout que son frère, la duchesse d'Angoulême, les évêques rentrés et les théoriciens puritains de l'ancien régime dont sa cour était remplie, eussent à lui reprocher sa part de spoliation et de profanation dans ce qui restait des biens de l'Église. En vain M. de Talleyrand et l'abbé Louis le pressaient de consentir à la vente de ces trois cent mille hectares de forêts il affectait de ne pas entendre, il ne répondait que par le silence. Il était évident qu'il voulait avoir la main forcée en apparence par les chambres. Un de ses confidents lui ayant enfin renouvelé un jour les instances de son cabinet pour obtenir de lui un aveu formel de cette mesure : « Jamais, monsieur, lui dit le roi avec un accent de haute indignation, on n'obtiendra de moi cet aveu. La vente des biens de l'Église n'est pas seulement une spoliation, c'est un sacrilège ! » On attendit une heure plus propice pour arracher de lui un consentement qui était dans son cœur, mais qui ne voulait pas passer sur ses lèvres.

 

XXXII

La nation se montra prodigue de réparations, d'indemnités et de dotations envers la couronne et envers les princes. Un vote spontané et unanime des chambres affecta une somme de trente-trois millions au roi pour l'entretien annuel et pour le luxe royal de sa maison. Elle paya en outre trente millions de dettes qu'il avait contractées pendant son exil, ainsi que les dettes du comte d'Artois et des princes. Elle lui remit de plus les biens de la couronne.

Le roi rougissait de retrouver seul un si splendide établissement pour lui et pour sa famille, tandis que les émigrés proscrits et dépouillés pour sa cause contemplaient les maisons et les champs de leurs familles passés dans les mains des acquéreurs de domaines nationaux. La mendicité de ces défenseurs du trône était un reproche au trône relevé sur leurs ruines. Il désirait avec ardeur liquider ce procès entre les anciens et les nouveaux possesseurs. Il avait cédé au temps, même pendant l'émigration, en promettant dans ses déclarations royales qu'il n'attenterait jamais à la validité de ces contrats entre les acquéreurs des biens de l'Église et des émigrés, et en jetant le voile de la politique sur le passé. Mais il voulait, et il avait raison de vouloir rendre du moins aux familles proscrites ce qui restait intact de leurs dépouilles entre les mains de la nation. Il lui paraissait odieux de faire profiter sous le règne d'un Bourbon le trésor public des domaines, des rentes et des forêts confisqués sur ces familles pour crime de fidélité aux Bourbons. C'était convenance, politique, justice ; tout le monde le sentait avec lui, excepté l'ombrageuse classe des nouveaux acquéreurs, qui tremblaient au seul nom d'émigrés, et qui, dans le principe de l'inaliénabilité des biens des proscrits, voyaient la condamnation de la possession des biens confisqués. Ces acquéreurs étaient riches, nombreux, dispersés sur toute la surface du sol la nature de leurs biens les avait attachés plus passionnément que les autres classes aux principes et même aux violences de la Révolution, seuls titres de leur propriété. Ils avaient adhéré ensuite à l'empire de toute la masse de leurs biens scandaleusement acquis à des prix dérisoires, mais dont l'éloignement des Bourbons était à leurs yeux la garantie. Ils troublaient d'avance le pays de leurs inquiétudes, ils achetaient les journaux, ils co-ïntéressaient le peuple à leurs griefs. Ils semaient l'alarme, ils présentaient le fantôme de la contre-révolution. Un mot les jetait dans la panique, la panique dans la fureur. Toucher à leur cause, c'était toucher à la cause même de la Révolution. Le peuple, qui avait vu leur enrichissement rapide et souvent odieux, les aimait peu. Le sceau de la proscription et du sang qui était visible encore sur leurs champs et sur leurs maisons les désignait à l'impopularité des campagnes. Les foyers antiques occupés par eux rappelaient leurs anciens maîtres de ce cri des souvenirs, des habitudes et de la nature, consécration de la propriété par le sentiment. Mais leur cause, bien qu'impopulaire, était tellement confondue avec celle du droit de la Révolution et du patriotisme, que l'opinion des masses, tout en haïssant les acquéreurs, protégeait le principe de leur possession. D'ailleurs ces propriétés avaient presque toutes changé de maîtres par la transmission héréditaire depuis vingt-cinq ans. Ce qui avait été injuste a l'origine était devenu légitime par le temps.

 

XXXIII

Le roi profita de l'enthousiasme de réconciliation qui avait saisi la France pour obtenir des chambres la part de réparation due aux familles proscrites rentrées avec lui. Il fit présenter une loi qui restituait aux anciens propriétaires les rentes, les biens non vendus, restés jusqu'alors entre les mains de la nation. Cette loi prudemment motivée n'aurait soulevé aucun murmure. Elle aurait au contraire rassuré les nouveaux acquéreurs en consacrant par des dispositions formelles l'amnistie du temps sur leurs propriétés. La maladresse, l'ambiguïté, les réticences de M. Ferrand, rédacteur de l'exposé de la loi, jetaient l'alarme, la controverse et l'irritation dans les esprits. La main gâta l'œuvre. Une autre main plus politique et plus habile, celle de M. de Villèle, devait la reprendre et l'accomplir plus tard à l'honneur de la nation et au profit de la richesse publique comme du droit des familles.

« Lorsqu’après avoir essuyé les tourmentes d'une révolution dont l'histoire n'offre pas d'exemple, disait M. Ferrand, une grande nation revient enfin dans le port d'un gouvernement sage et paternel, le bonheur général qu'elle éprouve peut encore être pendant longtemps entremêlé de malheurs individuels. C'est une suite des inconvénients trop souvent attachés aux lois qui remplacent les lois révolutionnaires elles ne peuvent avoir l'unique et pure empreinte d'une équité rigide et absolue. Méditées d'après les principes, rédigées d'après les circonstances, elles sont quelquefois entraînées par celles-ci quand elles voudraient ne pas se séparer de ceux-là. Le souverain qui se résigne à de si grands sacrifices peut seul savoir ce qu'ils lui coûtent, et une seule pensée peut les adoucir, c'est qu'en s'identifiant avec tous les sujets qui lui sont rendus, il anéantit toutes les dénominations révolutionnaires qui avaient divisé la grande famille. Telles sont les maximes que le roi a constamment suivies depuis son retour. Il est bien reconnu aujourd'hui que les régnicoles, comme ces fidèles Français jetés passagèrement sur des rives étrangères, appelaient de tous leurs vœux un heureux changement, lors même qu'ils n'osaient l'espérer. A force de malheurs et d'agitations, tous se retrouvaient donc au même point ; tous y étaient arrivés, les uns en suivant la ligne droite sans jamais en dévier, les autres après avoir parcouru plus ou moins les phases révolutionnaires au milieu desquelles ils se sont trouvés. La loi que nous vous présentons, messieurs reconnaît un droit de propriété qui existait toujours, elle en légalise la réintégration mais dans cette réintégration même le roi a voulu apporter une grande réserve. »

Cette controverse si témérairement soulevée entre les deux patries, les deux patriotismes, les deux propriétés, alluma l'incendie dans l'opinion. La chambre des députés répondit au ministre imprudent qui avait émis des doctrines si excessives par des considérations excessives aussi dans un autre sens. M. Bédoch, député modéré, fut chargé de rédiger le rapport sur cette proposition du ministre. Ce rapport écartait avec dédain et colère les témérités et les outrages de M. Ferrand.

« Votre commission, disait M. Bédoch, ne s'engagera pas dans l'imprudente recherche des sacrifices et des pertes réciproques, des erreurs et des fautes communes. Que pourrait-il servir de reconnaître les liaisons qui existent entre les événements les plus opposés en apparence, et de découvrir, par exemple, que les plus grands attentats n'ont peut-être été que les suites nécessaires de premières et imprudentes résistances ? Le roi n'a et ne peut avoir au fond de son cœur que la ferme volonté de tenir ses promesses. Il a déclaré que toutes les propriétés étaient inviolables que les droits acquis à des tiers devaient être maintenus. On ne peut donc pas espérer de voir arriver une époque qui permette de diminuer les exceptions contenues dans le projet de loi qui nous occupe. Que sert de donner aux uns des espérances qu'on ne pourra jamais réaliser ? d'inspirer aux autres des craintes mal fondées ?... Non, l'exposé fait par M. Ferrand n'est point l'expression de la volonté du roi disons-le franchement, le ministre a substitué l'aigreur de ses sentiments particuliers aux sentiments du monarque.

« Mais c'est assez, messieurs, insister sur le discours de M. Ferrand. En vous présentant les réflexions de votre commission, j'ai fait tout ce qu'il a dépendu de moi pour concilier les égards dus au caractère du ministre d'État avec la volonté fermement et formellement exprimée par vos bureaux, dont quelques-uns voulaient même demander la suppression d'un discours si menaçant pour la sécurité publique. »

La discussion fut provoquante du côté des émigrés, dure et cruelle du côté des hommes de la Révolution : les premiers disputant le droit à la patrie les autres, les indemnités et les consolations au malheur. Tout s'envenimait, quand un homme qui tempérait toujours la justice par le sentiment et dont le cœur agrandissait l'esprit, M. Lainé, soulevé de son siège de président par l'émotion de l'honnête homme, parut à la tribune et s'écria avec l'impartialité de l'histoire « Votre commission en refusant de reconnaître jusqu'au droit d'indemnité et de réparation croit-elle ajouter quoi que ce soit à la sécurité des acquéreurs ? Rassurés déjà par le temps, par une longue possession, plus encore par la parole royale, ne le sont-ils pas par la charte constitutionnelle, qui a, pour ainsi dire, emprunté des termes à la religion, en disant que les propriétés autrefois nationales seraient désormais inviolables et sacrées ?... Voudrez-vous maintenant vous interdire d'avance et interdire à vos successeurs la possibilité d'être justes, le droit d'être charitables ?... Pourquoi la plupart d'entre vous, car je crois lire dans vos cœurs, se sont-ils refusés, quant à présent, à cette modique indemnité, dernier soutien du malheureux qui rentre dans sa patrie, et qui jusqu'à ce jour avait été soutenu par l'étranger ? C'est à cause de l'indigence de la patrie. Eh bien si notre patrie était un jour dans un état plus prospère ; si l'activité du commerce, la réunion des Français, les progrès de l'industrie augmentaient les ressources, comment se pourrait-il que cette nombreuse classe d'hommes qui ont cru à la fois défendre leur patrie et leur prince ne trouvât pas quelques secours ? A cette tribune, que1qu'un a prononcé hier le sinistre augure d'une guerre possible. Si jamais les ennemis nous attaquent, les émigrés se réuniront avec nous, comme leurs enfants avec les nôtres, pour défendre le territoire menacé et cependant la plupart d'entre eux, ceux à qui on ne remet rien, ne trouveront rien à défendre que le roi et les acquéreurs de leurs propres domaines. Après avoir combattu, après avoir versé leur sang pour leur roi, pour leur patrie et les nouveaux propriétaires de leurs biens, ils ne vous demanderont rien, sans doute ; mais si vous jugez à propos, à cause de leur indigence, de leur malheur, d'écouter l'humanité, et alors la reconnaissance, pouvez-vous souffrir dans la loi une déclaration qui vous interdise à vous-mêmes ces sentiments, et qui l'interdise à. vos successeurs ? Non, messieurs, je ne crains pas que l'Assemblée ait épuisé pour le présent, et encore moins pour l'avenir, les trésors de la justice et, j'ose le dire, les trésors de la miséricorde nationale... »

Ces paroles avaient rétabli pour un moment la sérénité dans les âmes avec la justice et la pitié. L'éloquence avait emporté d'un élan tout ce poids de haine. La chambre se leva tout entière, soulagée de ces controverses sans âme, et vota presque unanimement cet acte auquel M. Lainé avait restitué son seul caractère, la magnanimité.

 

XXXIV

Le maréchal Macdonald, le plus fidèle, quoique le plus indépendant des généraux de la république et des lieutenants de l'empereur, alla plus loin à la chambre des pairs ; il eut la première pensée et la première audace d'une grande mesure de réparation qui éteignît à jamais cette guerre civile des propriétés entre les Français des deux dates. Son opinion, méditée et écrite de concert avec les royalistes politiques et prévoyants des deux chambres, élargit l'horizon de l'indemnité, que M. Lainé avait frappé d'un éclair.

« Les fidèles défenseurs de la monarchie reparaissent au milieu de vous, dit le maréchal, protégés par la vieillesse et le malheur ; ce sont des espèces de croisés qui ont suivi l'oriflamme en terre étrangère, et nous racontent ces longues vicissitudes, ces orages, ces tempêtes qui les ont enfin poussés dans le port ou ils avaient perdu l'espoir d'aborder. Qui de nous pourrait se défendre de leur donner la main en signe d'alliance éternelle ?...

« Mais que de changements opérés dans cette France si longtemps désirée Que de destructions consommées Que de monuments renversés Que d'autres élevés avec leurs débris Que de rêves prospères évanouis en un seul jour, après avoir été durant tant de nuits les consolations de l'exil Descendons dans nos cœurs, messieurs, pour juger nos semblables. Plaçons-nous par la pensée dans la position que je décris, et au lieu de partager des plaintes vulgaires sur l'accueil des frères qui nous sont rendus, reconnaissons des Français au calme du désintéressement de la plupart d'entre eux et à la noblesse de leur attitude.

« Importe-t-il à la tranquillité publique qu'ils la chan-, gent ; alors il faut changer leurs rapports, autrement nos campagnes seront semées d'agitations secrètes, indéterminées pour ceux qui les éprouveront, involontaires pour ceux qui en seront la cause. Le retour d'une seule famille exilée sera-t-il dans une contrée l'objet de la curiosité et des entretiens domestiques, il deviendra le jour suivant le motif des affections de quelques-uns le lendemain, celui des alarmes de plusieurs autres. Les récits, les propos, les suppositions, voleront de bouche en bouche. Une fois les intérêts de la propriété ou de l'estime publique mis en jeu, on parlera aux passions ; elles entreront en effervescence, soit qu'un vieillard ait jeté un regard douloureux sur son ancien domaine, soit qu'il ait affecté d'en détourner les yeux. Et dans ce tableau, messieurs, vous le voyez, je ne fais ressortir ni les imprudences, ni les provocations, je ne suppose ni ressentiments, ni craintes dans l'origine, mais j'établis que les uns et les autres naîtront par un fait qui est hors de l'autorité du roi et de la vôtre.

« Je soutiens que ce fait aura, s'il n'a déjà, les conséquences les plus désastreuses pour la tranquillité publique ; or, comme ce fait — l'existence des anciens propriétaires en présence des acquéreurs — ne peut ni ne doit cesser d'être, j'en ai tiré cette conséquence nécessaire, qu'il fallait déplacer la difficulté au lieu de tenter vainement de la vaincre, changer l'état présent pour un état nouveau ; en un mot, oser faire connaître l'abîme ouvert devant nous, le franchir et nous lancer, armés de toute la générosité, de toutes les forces de la nation, dans un vaste système d'indemnités. Est-il possible, il est adopté j'en ai pour garant le cœur du roi, les nôtres, ceux de tous les Français, et la seule gloire qui nous reste à conquérir, celle de l'union entre tous les citoyens.

« ... Je ne crains point de le proclamer, je n'ai rien trouvé dans le projet de loi qui tende à effacer le souvenir de ces grands déchirements qui ont ébranlé la société, disséminé les familles, déplacé les propriétés et altéré parmi les Français jusqu'au caractère national. Non, messieurs, le projet de loi n'atteint pas ce but si désirable, et, s'il m'est permis de m'exprimer avec la franchise d'un soldat, les discussions provoquées dans la chambre des députés, et qui ont retenti dans toute la France, nous en ont encore éloignés. Que devait-on faire, au contraire, pour s'en rapprocher ? Deux opérations bien distinctes par la première, rendre aux familles frappées de séquestre ou de confiscation tous les biens non vendus existant en nature dans les mains du gouvernement cette mesure résulte de la loi. Des discussions déclamatoires n'étaient point nécessaires pour l'obtenir. La justice parlait toute seule. La seconde opération n'a pas même été indiquée dans le projet de loi, mais elle est attendue de votre sagesse. L'humanité, la justice, le salut de la France, le vœu de son roi, commandaient de fermer toutes ses plaies ; elles ont été rouvertes par des discours imprudents ! Oui, sans doute, plusieurs millions d'acquéreurs de biens nationaux sont inquiets de la direction que quelques individus cherchent à donner à l'opinion publique, et l'on s'est réjoui de leurs alarmes ; on s'est bercé du chimérique espoir que des craintes habilement jetées dans les esprits obtiendraient de nouveau des déplacements contre lesquels eût échoué toute la puissance du gouvernement le plus fort dont l'histoire ait encore fait mention. Eh quoi les spectateurs de sa chute rapide sont-ils encore assez stupéfaits de cette catastrophe, pour n'avoir point médité sur ses causes ? Ignorent-ils que ni les constitutions, ni les lois, ni les années ne défendent les gouvernements contre la masse des intérêts sociaux ? Ignorent-ils que lorsque ces intérêts sont dans un péril imminent, les gouvernements sont atteints les premiers ?...

« ... Loin de moi la pensée de concourir à aggraver les charges publiques pour satisfaire à des dispositions d'une proportion plus élevée. Il peut m'être permis, sans crainte d'être désavoué, d'être ici l'interprète de mes compagnons d'armes tous avec moi réclameront votre justice pour les droits et les besoins de ces braves mais nul ne sollicitera le retour de ces munificences dont l'excès ou l'éloignement ont si souvent menacé la durée. Ce n'est point a nous qu'appartiendraient les souvenirs de la fortune passée. Nous serons heureux quand le roi, quand les compagnons de ses malheurs, défendus ici par leur respectable chef, quand ceux de nos longs et mémorables travaux n'auront plus de regrets à former ni de privations à subir nous serons heureux, autant que nous sommes fidèles et dévoués, quand nos anciens dans l'art de la guerre s'associeront à la gloire que nous avons conservée à leurs drapeaux ; quand nous pourrons les serrer dans nos bras comme des pères dont nous avons été les dignes élèves ; quand nos provinces tranquilles, nos cités libres de toutes dissensions politiques ne présenteront plus aux yeux du roi que des Français satisfaits du présent, oublieux du passé et riches de l'avenir. Tels sont, messieurs, nos vœux les plus ardents ; vous les partagez sans doute, et c'est parce que j'en ai l'assurance que j'ai osé me livrer à un travail étranger à mes habitudes...

« Et si, après avoir prêté à cette ébauche l'appui de vos lumières, vous la rendez digne de devenir l'objet d'une proposition au roi, vous serez à jamais environnés de la reconnaissance nationale pour avoir consacré l'alliance inséparable de la gloire avec les plus nobles infortunes, de la justice avec la générosité, et de la paix publique avec la félicité du monarque. »

La proposition du maréchal Macdonald, unanimement approuvée par la chambre haute, recueillit les applaudissements, mais ne motiva aucun vote. C'était une tentative sur l'opinion. Le maréchal voulait seulement la jeter aux méditations des partis comme un germe de paix qui devait mûrir. La loi du gouvernement fut votée comme une tendance à une indemnité plus complète.

 

XXXV

Cette discussion avait distrait et calmé pour un moment l'animation renaissante entre les hommes de l'exil et les hommes de la Révolution. Une circonstance accidentelle vint rallumer inopinément ce feu. Elle confondit dans une même cause la république et l'empire, l'opposition révolutionnaire et l'opposition bonapartiste, les susceptibilités de la gloire et les irritations de la liberté. Elle fut le premier symptôme de cette fusion qu'une haine commune allait opérer entre les libéraux et les bonapartistes. Un guerrier loyal et intrépide dont le nom était cher à l'armée et au peuple, illustré par des exploits récents, en fut l'involontaire occasion. C'était le général Excelmans.

Le général Excelmans avait été le compagnon d'armes et le grand écuyer du roi de Naples, Murat. Fidèle à l'amitié et à la reconnaissance, ce général, alors à Paris, écrivit sans aucune intention hostile aux Bourbons une lettre de congratulation sur la conservation de son trône à son ancien ami. Cette lettre, qui exprimait des sentiments non de haine au nouveau gouvernement, mais de regrets naturels pour un passé cher à des soldats, fut saisie sur un voyageur. M. de Blacas la remit au roi. Le roi n'y vit que l'inconvenance d'une correspondance secrète d'un officier supérieur avec un roi étranger, ennemi né de sa maison. Il n'incrimina pas cette légèreté au-delà de la faute. Il chargea seulement le général Dupont, alors ministre de la guerre, de recommander au général Excelmans plus de réserve à l'avenir dans ses relations. L'affaire parut assoupie par cette indulgence. Elle toucha le cœur noble et généreux d'Excelmans.

Mais quelques jours plus tard, le maréchal Soult, que sa victoire de Toulouse, son autorité dans l'armée et son dévouement subit et bruyant à la nouvelle cour avaient désigné au roi, ayant reçu le ministère de la guerre, voulut imprimer à l'armée par un exemple la vigueur de sa main et la terreur de sa discipline. Il espéra porter l'esprit des camps dans l'administration militaire, et apprendre aux généraux qu'il n'y avait plus de constitution devant le sceptre et devant son épée. Il exila de son autorité de ministre le général Excelmans dans une ville de département. Excelmans ne résista pas avec insubordination d'abord. Il se contenta de représenter au roi et au ministre qu'il n'avait d'autre résidence que Paris ou les camps, que sa femme près d'accoucher ne pouvait le suivre, qu'il demandait quelques jours pour obéir à son bannissement. Cette réclamation respectueuse, mais où le maréchal Soult, enrichi par la guerre, avait vu des allusions offensantes à sa personne par l'affectation même avec laquelle Excelmans faisait ressortir sa propre pauvreté, irrita davantage le ministre. Il ne voulut pas que cette première tentative de résistance impunie à un ordre arbitraire encourageât d'autres indépendances dans l'armée. Il ordonna au général Maison, gouverneur de Paris, d'arrêter Excelmans. Maison obéit. Excelmans ferma ses portes, défia les soldats envoyés pour forcer sa demeure, s'arma de la loi et de son épée, et déclara qu'il ferait feu de ses pistolets sur le premier officier ou soldat qui porterait la main sur lui. Le détachement de troupes et de gendarmes envoyé pour se saisir de lui hésita devant cette téméraire intrépidité d'un homme de guerre aimé et célèbre par sa folle bravoure. Excelmans traversant les rangs alla se réfugier chez un ami et braver de là le mécontentement de la cour.

L'acte de ce Sidney militaire émut Paris et la France. Il écrivit à la chambre des députés pour mettre sa personne menacée, son domicile violé, sa femme gardée à vue par des soldats, sous la protection de la loi et des députés de son pays. Ce fut le premier appel à la constitution. L'opinion y répondit avec passion, la chambre avec faiblesse. L'habitude de servilité contractée par les députés sous l'empire les faisait hésiter encore à reconnaître et à exercer des droits en opposition avec la volonté d'une cour. Un corps qui a servi le despotisme n'est jamais propre à inaugurer la liberté. Les actes passés sont un reproche à son indépendance présente. Il a trop le souvenir de la subordination pour se relever jusqu'à la dignité. Tel était ce Corps législatif impérial dépaysé dans la royauté représentative. Le roi le méprisait, les royalistes le haïssaient, les libéraux s'y confiaient mal. Usé avant de naître, il fut dissous dans le courant de novembre 1814, et prorogé au mois de mai 1815. La nation, plus attentive à la cour qu'au parlement, ne s'aperçut pas de cet interrègne de sa représentation.

 

XXXVI

Pendant que cette session discourait et se terminait ainsi dans l'indifférence publique, Louis XVIII s'installait de plus en plus dans les splendeurs traditionnelles de l'ancienne cour. Il venait d'effacer avec magnanimité le passé et de jeter l'amnistie sur la famille royale en restituant au duc d'Orléans, fils de Louis-Philippe-Égalité, les immenses domaines de sa maison réunis au domaine de la couronne, plus soigneux de grandir les dotations et les pompes de la maison royale que de prévenir des rivalités de trône. Le génie, à la fois souple pour la cour et caressant pour la popularité, du duc d'Orléans, son origine, la complicité de son nom dans les actes les plus réprouvés de la Révolution, ses liaisons facilement renouées avec ce qui restait des amis de son père, le danger d'ajouter à tous ces moyens de candidature à la couronne cette toute-puissance de corruption et de clientèle qu'un prince ambitieux puise dans des apanages démesurés, n'avaient pas arrêté Louis XVIII. Il croyait à la sincérité et au repentir du duc d'Orléans. Il se souvenait de l'hommage que ce prince était venu apporter à Londres à la branche aînée, et de la retraite dans laquelle il s'était renfermé à Twykenham, sur les bords de la Tamise. Il pensait qu'un homme de ce caractère et de ce nom ne serait jamais dangereux en France pendant son règne, que son nom même pèserait sur lui, qu'il le porterait dans l'obscurité d'un père de famille entre les reproches des royalistes et les défiances des républicains. Ses enfants après lui se partageraient son héritage, et cette fortune, divisée en plusieurs parts, cesserait d'être un danger pour la couronne. Mais le duc d'Orléans, à peine arrivé en France, avait démenti ces prévisions du roi. Il avait eu sur les autres princes de la famille royale et de la maison de Condé le bénéfice du double rôle que lui assignaient son nom et sa situation. Prince aux Tuileries, jouissant du respect que le sang royal lui assurait, homme populaire au Palais-Royal, s'emparant des préférences de l'opinion qui se tournaient par instinct vers lui réservé dans son attitude, courtisan du roi et surtout de l'opinion libérale, ne s'expliquant qu'à demi-mots, mais laissant entrevoir et pénétrer dans ses réticences un secret dédain de la cour, et des faveurs de souvenir pour tout ce qui respirait la Révolution, s'associant même avec une habile flatterie aux regrets et aux gloires de l'armée, choisissant sa maison militaire parmi les jeunes généraux de Napoléon, sa société intime parmi les écrivains et les orateurs de la liberté, irréprochable en apparence pour la cour, gracieux et attractif pour l'opposition naissante. Cette opposition semblait renaître dans ce même palais d'Orléans où la Révolution était née.

 

XXXVII

Les autres princes parcouraient la France pour se montrer à l'armée et au peuple, et recueillaient sur leur passage l'enthousiasme de la vieillesse émigrée et de la jeune noblesse royaliste. Le duc et la duchesse d'Angoulême étaient à Bordeaux. Ils portaient à cette ville, la première qui eût arboré le drapeau de leur cause avant la capitulation de Paris, la reconnaissance de leur famille. Ils traversaient rapidement la Vendée au milieu de ces populations héroïques debout pour saluer la fille de Louis XVI. Les respects que cette infortunée princesse suscitait dans ces contrées tenaient plus du culte que du royalisme. Le martyre du père avait divinisé la fille. Timide et silencieuse, ne s'exprimant que par des larmes, réprimant comme une faiblesse de son rang tout élan extérieur de sensibilité en public, la duchesse frappait sans séduire. Son mari, prince modeste et studieux, mais dépourvu de ces dons qui popularisent les héritiers du trône, ne promettait que de la sagesse et de la méditation au pays. Ces vertus sans éclat ne lui conquirent que de l'estime, jamais de la passion. Cependant sa modestie même plaisait à l'armée. Il lui parlait avec ce respect sérieux qui relève des troupes humiliées par les revers. Il se posait devant les officiers en homme qui vient recevoir des leçons, non en donner aux maîtres de la guerre, et qui désire être adopté par des braves malheureux.

Le duc de Berry, prince d'une fougue plus spirituelle et plus turbulente, affectait l'imitation des manières et du ton de l'empereur vis-à-vis des troupes, ses familiarités avec le soldat, ses rudesses avec les généraux. Il croyait flatter la jeune armée en prenant ses défauts pour modèle et pour gloire. Il s'était entouré des officiers les plus légers et les plus insolents de l'état-major de Napoléon, mêlés à quelques amis de son enfance rentrés avec lui de l'émigration. Des mots maladroits, des scènes violentes, des gestes brusques et souvent offensants, des revues perpétuellement passées avec la sévérité d'un élève de Frédéric II et avec le dédain d'un vieux soldat pour des troupes neuves, des reparties plus brutales que soldatesques, des légèretés de conduite, des amours qu'on pardonne aux Henri IV, mais qu'on blâme dans les princes dont la gloire ne couvre pas les faiblesses, une agitation perpétuelle et sans autre but que de capter l'attention publique, rendaient ce prince, quoique bon, brave et généreux, un sujet de raillerie, d'antipathie populaire et de désaffection militaire entre l'opinion publique et les Bourbons. Il avait cependant des vertus de cœur, des promptitudes d'esprit, le courage de ses aïeux, la passion de la gloire, la franchise du soldat, les retours magnanimes et spontanés sur les offenses qu'il avait faites, les fidélités de l'amitié, les prodigalités de l'amour, le goût et l'intelligence des arts ; il aurait plu aux Français s'il avait été moins pressé de plaire, à l'armée s'il avait moins affecté les manies de soldat. L'impatience, la brusquerie, la tenue soldatesque, la supériorité du rang affichée au milieu des généraux ses maîtres, gâtaient tout. Il lui fallait réparer le lendemain les fautes de la veille. A chacune de ses tournées dans les garnisons et de ses revues à Paris, il rapportait de nouvelles impopularités à sa maison et à sa cause.

 

XXXVIII

Le comte d'Artois, père de ces deux princes, était déjà à Paris ce qu'il avait été à Versailles en 1790, et ce qu'il avait continué d'être en Angleterre, le centre et l'espérance de la contre-révolution. Entouré de toute la haute Église, de toute l'émigration et de toute la noblesse, il était la cour du passé mécontent et exigeant, à côté de la cour politique et conciliatrice de son frère. Il semblait se préparer a hériter des fautes que Louis XVIII lui laisserait à réparer. Il ne manifestait néanmoins au dehors aucune opposition trop formelle au gouvernement. Il s'était contenté d'y avoir un œil et une main dans la personne de M. de Vitrolles, qu'il avait fait nommer secrétaire d'État du conseil des ministres. Mais l'influence intime de M. de Blacas et l'influence extérieure de M. de Talleyrand avaient promptement annulé l'action de M. de Vitrolles dans les affaires. Un esprit frondeur, des intrigues sourdes, des rapports mystérieux avec Fouché et Barras pour demander à la Révolution le secret de museler l'esprit révolutionnaire, des espionnages de haute police, des plans éventuels de gouvernement, des ligues de journaux, des encouragements et des écrits ultraroyalistes, des subsides de cour dévorés par des écrivains adulateurs et faméliques, formaient toute la politique du frère du roi. La duchesse d'Angoulême, qui n'avait que des instincts pour politique, penchait du côté de cette cour du comte d'Artois. Elle était trop pieuse pour désirer la vengeance ; mais elle avait trop souffert et trop pleuré pour n'avoir pas la secrète horreur de tout ce qui lui rappelait le sang de son père et de sa mère. Elle voulait bien pardonner à la Révolution, mais elle ne voulait pas la voir. Elle plaignait le roi son oncle d'être obligé d'employer les mains, suspectes ou flétries a ses yeux, des hommes de la république et de l'empire. Elle en comprenait la nécessité, mais elle ne pouvait se contraindre à leur sourire ; elle se réfugiait chez son beau-père le 'comte d'Artois, ou, quand elle paraissait chez le roi, elle s'enveloppait dans sa dignité et dans son silence glacial. On prenait pour de l'orgueil ce qui n'était que de la mémoire et du deuil. Elle s'aliénait ainsi les cœurs, qui n'avaient pas la justice de lui pardonner ses aversions.

 

XXXIX

Le vieux prince de Condé végétait au Palais-Bourbon au milieu d'une cour surannée de vieux serviteurs et de vieux soldats de son armée, qui contrastaient avec l'armée nouvelle et qui s'arrachaient les grades, les faveurs et les prodigalités du trésor. Son fils le duc de Bourbon, entouré de quelques femmes et de quelques amis, compagnons de sa mauvaise fortune, se réfugiait dans le château de Chantilly et s'étourdissait sur Ses malheurs dans des chasses incessantes au sein de ses forêts natales.

On voit qu'à l'exception du roi, aucun de ces princes rentrés de la maison de Bourbon n'avait été formé par la nature, ou façonné par l'éducation pour reconquérir par l'ascendant de la popularité le cœur de la France. Ce que le duc d'Orléans reconquérait dans l'ombre n'était pas reconquis pour les Bourbons. Il séparait déjà sa cause de la cause de la dynastie. Il préméditait un avenir, mais un avenir pour lui seul.

 

XL

La France cependant ne témoignait aucun éloignement pour la famille royale. Les revers récents écrasaient les opinions. On se contentait de respirer un moment entre deux orages, on essuyait ses plaies, on se reposait de ses agitations, on se pliait avec facilité au temps, on espérait bien de l'avenir, on s'enivrait de l'idée d'une longue paix, on était fier de la liberté rendue à la tribune, de la discussion discrètement permise aux journaux. Les impérialistes partageaient la cour, les grands commandements militaires, les magistratures, les préfectures, avec les grands noms de l'ancienne noblesse ; les républicains jouissaient de la chute de cette longue tyrannie du Cromwell de la liberté française, ils n'exigeaient pas des Bourbons plus que des républicains vieillis ne peuvent exiger d'un roi. Les royalistes s'entouraient de souvenirs, de piétés royales, de légendes du Temple, de la Conciergerie, de l'échafaud du roi et de la reine, des cérémonies expiatoires consacrées à la mémoire des victimes de la cause royale, Louis XVI, la reine, Louis XVII, madame Élisabeth, Pichegru, Moreau, confondus à dessein dans un même culte de souvenirs, afin que l'opinion du peuple vît des partisans des Bourbons dans tous ceux qui avaient conspiré contre la tyrannie de Napoléon. On exhumait du cimetière de la Madeleine, tombeau banal des suppliciés, les restes du roi et de Marie-Antoinette à demi-consumés par la chaux vive, pour leur faire des obsèques royales à Saint-Denis. Les généraux et les maréchaux, les dignitaires de l'empire, les corps constitués, les académies, les écrivains et les poètes, se pressaient en foule à ces cérémonies, maudissaient ces crimes, en lavaient l'armée et la nation. Ils flattaient de leurs imprécations et de leurs larmes une race royale dont ils avaient depuis vingt-cinq ans oublié la cause. Ils se confondaient avec la vieille aristocratie et l'émigration dans ces solennités pour être confondus avec elles dans les faveurs qui en étaient le prix. On eût dit qu'il n'existait plus en France un seul homme de cette nation, de ces assemblées, de cette république ou de cet empire, qui avaient vu ces temps, ces guerres, ces tribunaux, ces immolations. La France entière semblait dater du retour des Bourbons. Les régicides eux-mêmes rejetaient sur la terreur et le malheur des temps, des votes de mort dans le jugement de Louis XVI ou dans celui du duc d'Enghien, que chacun d'eux s'efforçait de désavouer ou d'expliquer. Ils ne se contentaient pas de l'amnistie, ils briguaient l'attention et la faveur du roi. Ils voulaient forcer l'entrée des Tuileries pour y retrouver sous des princes rentrés le prix des services suspects qu'ils avaient rendus à Napoléon, ou des complicités qu'ils avaient partagées avec les noms les plus sinistres de la république.

 

XLI

Louis XVIII n'avait qu'à modérer le zèle de ses anciens amis et l'impatience des nouveaux. Il n'avait aucune opposition a combattre. La seule difficulté pour lui consistait alors à partager ses faveurs et ses sourires dans son palais avec assez d'impartialité et de mesure entre l'ancienne et la nouvelle cour, pour que le mécontentement des vanités blessées ne fît pas prévaloir trop imprudemment l'une de ces cours sur l'autre, et pour que l'ancienne et la nouvelle France se trouvassent également flattées de son accueil et se crussent également en possession de sa confiance. Il y mettait un art et une diplomatie consommée. Les hommes nouveaux se sentaient auprès de lui nécessaires, les hommes anciens se sentaient préférés. Les femmes seules, plus jalouses et plus soudaines que les hommes, se plaignaient avec amertume, les unes de se voir confondues avec les parvenues de la Révolution ou de l'empire, les autres de se voir dédaignées par les habituées des vieilles cours. Les premières avaient peine à pardonner à une restauration qui leur rappelait leur nouveauté dans les rangs de la noblesse. Les secondes méprisaient une politique qui les humiliait et leur commandait l'égalité avec des rivales de titres et de rangs qu'elles ne reconnaissaient que par condescendance pour le roi. Elles reportaient des deux côtés dans leur société naturelle, celles-ci les dédains de leur ancien orgueil, celles-là les colères de leurs humiliations. L'opinion était pacifiée, la vanité recréait les partis.

 

XLII

Le traité préliminaire de Paris n'était que l'ébauche de la paix générale et le règlement particulier des relations de la France avec les puissances. Un congrès devait régler à Vienne les relations définitives de toutes les nations entre elles, et refaire, pour ainsi dire, la carte de l'Europe. M. de Talleyrand semblait pressé de laisser à d'autres les embarras et les responsabilités du gouvernement intérieur, qui lui échappait depuis que le roi attirait tout à lui par la main impérieuse de M. de Blacas et par l'esprit indolent de M. de Montesquiou. Il partit pour Vienne. Le rôle qu'il venait de jouer à Paris dans l'œuvre de la restauration, son crédit sur l'empereur Alexandre, son intimité avec les principaux diplomates européens, sa haute renommée d'habileté, la confiance enfin de Louis XVIII et le mandat de représenter devant tous les trônes le droit, l'indépendance et la dignité de ce trône antique dont les souverains ne pouvaient pas vouloir la honte puisqu'ils en avaient voulu le rétablissement, donnaient à M. de Talleyrand une des plus hautes attitudes que le plénipotentiaire d'un peuple vaincu ait jamais pu prendre devant ses vainqueurs. La connaissance de son caractère, son goût pour l'intrigue, son ambition, sa naissance, ses liens de révolutionnaire avec les princes nouveaux, de restaurateur de la légitimité avec les princes légitimes, la corruptibilité présumée de son caractère, qui, si elle ne le rendait pas séductible par l'or des cours, le rendait, disait-on complaisant à leurs séductions et accessibles à leurs récompenses en titres, en possessions, en dotations pour lui et pour sa famille, tout contribuait à faire de M. de Talleyrand à Vienne le mobile et l'arbitre du remaniement européen. Jamais depuis Charlemagne l'Europe entière n'avait été aussi complétement jetée à la merci d'une réunion de princes et d'hommes d'État. Son dominateur était abattu. Les débris échappés de ses mains étaient sur la table du congrès. Un million d'hommes encore armés étaient debout pour exécuter ses résolutions. Les nationalités brisées et les peuples depuis un quart de siècle jetés d'une domination à l'autre, attendaient en silence leur sort. Le congrès pouvait à son gré rétablir l'ancienne Europe ou recréer une Europe nouvelle. Le premier parti était évidemment plus conforme à l'esprit d'une ligue de princes armés pour protester contre les convulsions d'une révolution et contre les envahissements d'une monarchie universelle ; il était plus conforme aussi à l'intérêt de ces princes qui ne pouvaient consacrer la légitimité de leur couronne sans consacrer de la même main la légitimité des nationalités. Mais les longues guerres de la république et de l'empire, les traités séparés entre Napoléon et les puissances qu'il avait bouleversées, les concessions de territoire faites aux unes aux dépens des autres, les services rendus par la Suède ou par Naples à récompenser, les infidélités de quelques puissances germaniques, telles que la Saxe, à punir, les agrandissements de la Russie à satisfaire en Pologne, les subsides de l'Angleterre à solder en importance et en influence lentement conquises sur le continent ou sur les mers, firent pencher le congrès vers le second parti. Une nouvelle distribution des territoires calquée autant que possible sur les limites antiques, et consacrée par les anciennes souverainetés restaurées, mais sans égard et sans scrupule pour les petites puissances déjà effacées de la carte, et des appoints de populations et de territoires arbitrairement enlevés ou donnés aux grandes puissances et aux puissances secondaires pour établir, non une justice reposant sur des droits, mais un équilibre approximatif reposant sur des frontières naturelles et sur des balances numériques de sujets tel fut l'esprit général du congrès de Vienne.

On reprocha très-injustement à M. de Talleyrand de n'y avoir pas obtenu pour la Restauration autre chose que sa libération, nos limites antiques et l'adjonction de la Savoie, frontière importante et nouvelle qui complétait la France du côté de la Suisse et de l'Italie. Ce reproche était dérisoire dans la bouche des bonapartistes, qui venaient de capituler eux-mêmes à Paris et d'attirer sur la patrie l'invasion de l'Europe. Était-ce du droit de leurs conquêtes perdues, de la France envahie, de l'empire écroulé, du territoire épuisé d'hommes et d'or, qu'un négociateur, au nom des Bourbons, pouvait se prévaloir pour revendiquer en faveur de la France une partie des dépouilles du monde ? Et en vertu de quel droit et au nom de quelle force M. de Talleyrand aurait-il ainsi dicté la loi à l'Europe victorieuse ? L'empereur était enchaîné à l'île d'Elbe, l'armée évanouie, la France saignante, l'Europe armée et irritée. C'était beaucoup pour la Restauration que d'obtenir, au nom des Bourbons, l'entrée dans le conseil des souverains, la discussion libre et imposante de ses intérêts, l'évacuation du sol, la paix sans honte, les frontières de Louis XIV, et une province de plus enlevée par les puissances à la maison de Savoie pour en accroître et en fortifier la France. Ce fut l'œuvre des Bourbons et le mérite de M. de Talleyrand. Si les traités de Vienne pèsent sur la France, la justice historique en doit rejeter le poids non sur la faiblesse des Bourbons, mais sur l'ambition de l'empire.

 

XLIII

Ce congrès se prolongea pendant tout l'hiver de 1814 à 1815. Ses longs débats intérieurs n'ont d'intérêt aujourd'hui que par leurs résultats. Déjà au milieu du concert général des puissances alliées s'établissaient des luttes sourdes, des répulsions, des affinités et des préférences qui groupaient l'Europe en alliances naturelles pour contrebalancer d'autres alliances de situation. M. de Talleyrand, qui dès sa jeunesse avait pressenti comme Mirabeau l'heureuse fatalité d'une alliance de la France et de l'Angleterre pour l'indépendance du continent et pour la cause du principe croissant de la liberté dans le monde, ajouta à cette alliance naturelle celle de l'Autriche, alliance moins indiquée et moins permanente pour la France. Il signa le 3 janvier un traité particulier, offensif et défensif, entre ces trois puissances. La condition secrète de ce traité était le détrônement de Murat et la restitution du trône de Naples à la maison de Bourbon que les Anglais avaient soutenue en Sicile, que la maison d'Autriche préférait à une souveraineté napoléonienne et guerrière en Italie et que Louis XVIII, comme chef de la maison de Bourbon, devait naturellement désirer à Naples comme complément de sa propre restauration. Assuré de ce résultat, qui fortifiait d'un succès de famille son crédit sur l'esprit de Louis XVIII, M. de Talleyrand concéda facilement au congrès l'abaissement de la Saxe, le troisième partage de la Pologne, l'anéantissement de la confédération du Rhin, rêve évanoui avec la toute-puissance de l'empire, qui pouvait seule lui donner une ombre.de réalité. Il sentit avec justesse que la plus compromettante et la plus illusoire des alliances pour nous serait cette ligue de la France avec cinq ou six petites puissances germaniques qui engageraient sans cesse notre politique dans leurs querelles impuissantes entre elles et avec les grands États de l'Allemagne, sans pouvoir jamais nous prêter une force réelle et prépondérante pour nos propres desseins. Les alliances ne sont dignes qu'entre puissances égales et ne sont utiles qu'avec des États importants. Les autres ne sont pas des alliances, mais des protections onéreuses. M. de Talleyrand montra dans ce dédain de ce qu'on appelle les États secondaires de l'Allemagne le coup d'œil au-dessus du vulgaire et le génie sérieux du négociateur. Sa correspondance avec Louis XVIII atteste à la fois, pendant cette période de sa vie, la supériorité instinctive et la liberté de son esprit.

Toutes les questions soumises au traité de Vienne étaient résolues. Les souverains se préparaient à rentrer dans leurs États et à licencier leurs troupes. Les fêtes consumaient à Vienne les derniers jours de l'hiver. Tout annonçait au monde une longue ère de paix. Murat seul tremblait sur son trône. Il se préparait en silence à le disputer à l'Angleterre, à l'Autriche et à la maison de Bourbon.