HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME DEUXIÈME

 

LIVRE TREIZIÈME.

 

 

Les Bourbons quittent l'Angleterre. — Indifférence de la France et des alliés envers les Bourbons en janvier 1814. — Le comte d'Artois entre en France. — Sa situation au milieu des alliés. — Débarquement du duc d'Angoulême en Espagne. — Ses proclamations. — Ordre du jour du maréchal Soult. — Attitude de Wellington. — Conspiration royaliste à Bordeaux. — Entrée du duc d'Angoulême à Bordeaux. — Le duc de Berri à Jersey. — Dualité du parti royaliste à Paris. — Discussions entre le Sénat et l'abbé de Montesquiou, commissaire de Louis XVIII. — Reconnaissance de Louis XVIII comme roi de France par le Sénat, le 6 avril 1814. — Départ du comte d'Artois de Nancy. — Son entrée a Paris. — Le Sénat le reconnaît comme lieutenant général du royaume. — Réception du Sénat et du Corps législatif par le comte d'Artois. — Il nomme un conseil de gouvernement. — M. de Vitrolles. — Convention du 23 avril. — Députation du comte de Bruges et de Pozzo di Borgo à Louis XVIII. — Départ de Louis XVIII d'Hartwell le 18 avril. — Son entrée à Londres. — Son arrivée à Douvres. — Son discours au prince régent. — Il part pour la France et débarque à Calais. — Il traverse Boulogne, Montreuil, Abbeville et Amiens. — Sa halte à Compiègne. — Députation des maréchaux de Napoléon. — Discours de Berthier. — Députation du Corps législatif. — Conférence de Louis XVIII et d'Alexandre. — L'empereur d'Autriche et le roi de Prusse se rendent à Compiègne. — Repas des souverains.

 

I

Telle était la famille des Bourbons, avec ses vieillards, ses hommes mûrs, ses jeunes princes, ses présents et ses absents, ses victimes et ses souvenirs faisant partie de son nom dans la pensée et dans la mémoire de l'Europe, au moment où Napoléon quittait Fontainebleau.

Les symptômes de sa décadence et les espérances de sa ruine n'avaient pas laissé les membres de cette famille indifférents et inactifs pendant la campagne de Paris. La politique de Louis XVIII à Hartwell s'était préparée à disputer et à recueillir l'héritage du trône que l'empire allait laisser vacant. Ce prince éclairé, patient et jaloux d'avance du règne qui s'approchait de lui, ne désirait pas que sa dynastie tentât sur le continent des aventures disproportionnées à ses forces. Il savait que sa force était dans son nom et dans le principe d'hérédité du pouvoir auquel l'Europe victorieuse serait entraînée à se rattacher pour fonder quelque chose d'analogue à elle-même en France. Il se posait comme un dogme et non comme un prétendant. Ce mot de légitimité, qui exprimait-si bien ce principe et ce dogme, avait été adopté et popularisé par M. de Talleyrand, mais il avait été inventé par Louis XVIII à Hartwell. L'impatience du comte d'Artois et de sa petite cour chevaleresque ne s'accommodait pas de ces lenteurs. Ce prince et ses amis brûlaient de se jeter au milieu même des événements et des alliés en France pour prendre pied sur les circonstances, pour reformer à l'intérieur, s'il était possible, une armée de princes, pour tirailler les cabinets des souverains coalisés dans le sens de leurs désirs, pour les détourner de la paix avec Napoléon, et surtout pour se substituer par quelque explosion d'opinion royaliste à la régence de Marie-Louise, a la proclamation d'un second empire sur la tête de Napoléon I1, ou aux entreprises républicaines du Sénat, qui, après avoir vendu son ambition au despotisme, pouvait essayer de la perpétuer en la vendant à la république.

 

II

Louis XVIII, qui craignait également la légèreté et l'ardeur de règne ou d'importance de son frère, avait ralenti, autant qu'il l'avait pu avec décence, cette impatience de passer sur le continent qui dévorait l'âme du comte d'Artois. Cette pensée était sage. Les Bourbons, pour être forts et populaires en France dans le cas d'une restauration, avaient besoin d'être appelés par la nation comme des sauveurs après la conquête, non d'être présentés, patronnés ou imposés par la main des conquérants. Ce serait là une tache qui s'étendrait sur tous leurs règnes et qui fausserait toute leur situation. Confondus par la nation avec ses revers et avec les armées étrangères, ces princes paraîtraient injustement ainsi faire partie de ses douleurs et de ses humiliations. Mais des pensées si prévoyantes et si sages n'entraient pas dans les conseils précipités et superficiels du comte d'Artois. La politique de ces deux frères était déjà aussi opposée sur la terre d'exil qu'elle devait l'être sur le sol de la patrie. Ils s'aimaient, mais ils ne se ressemblaient pas. Louis XVIII paraissait au comte d'Artois un pédagogue sédentaire et pédantesque mal détrempé des doctrines philosophiques et révolutionnaires de 1789, une espèce de Jacobin couronné. Le comte d'Artois, aux yeux de Louis XVIII, était toujours un héros théâtral de Coblentz, un bon cœur, un esprit futile, un politique de préjugés, un frère compromettant et dangereux, un âge mûr sans maturité, une jeunesse-et une étourderie en cheveux blancs. Mais la cause et les espérances communes les unissaient et les forçaient à paraître concerter leurs desseins. Louis XVIII ne pouvait donc employer sur son frère que l'influence du titre, de l'âge, des conseils, sans le contraindre par une autorité qui aurait blessé et divisé la famille devant les royalistes émigrés et devant l'Europe. Parmi les jeunes princes, l'un, le duc de Berri, favori de son père, paraissait suivre la politique hâtive et aventureuse du comte d'Artois ; l'autre, le duc d'Angoulême, esprit modeste, réfléchi, subordonné, était obéissant aux inspirations de son oncle, Louis XVIII. La duchesse d'Angoulême, également vénérée des deux cours d'Hartwell et de Londres, victime de la Révolution, n'avait pour politique que ses larmes et ses ressentiments contre les persécuteurs de son père. Tout ce qui datait de leur échafaud lui paraissait démence ou crime. On ne pouvait accuser des préjugés qui étaient pour ainsi dire sanctifiés en elle par la piété filiale et par le sang de sa famille. Mais cette princesse avait plus qu'aucun membre de sa famille cette virilité de cœur et cette intrépidité de résolution qu'elle avait reçues des veines de Marie-Thérèse. Elle s'efforçait d'en communiquer l'héroïsme à son mari.

 

III

Louis XVIII céda donc plutôt qu'il ne consentit avec conviction aux instances du comte d'Artois et de ses neveux, pour quitter l'Angleterre et pour se hasarder sur le continent dans la mêlée d'événements que la coalition allait ouvrir sur la France. Le gouvernement britannique accorda passage à ces princes, le 14 janvier 1814, sur des bâtiments de guerre anglais. Ils partirent avec l'espérance -vague de retrouver un trône sous ces débris que la guerre et la politique allaient précipiter sur leur pays. Ils n'y étaient appelés alors par aucun parti. La Vendée dormait, le Midi attendait, l'opinion regardait, le centre s'armait, l'armée combattait. Paris, dominé par la cour impériale, par les fonctionnaires, par la police et par la garde nationale, bourgeoisie armée indifférente aux querelles de trône, :dévouée au patriotisme et à l'ordre, n'offrait aucune prise à des explosions de sentiment pour la dynastie oubliée. On commençait seulement à murmurer, çà et là, le nom de cette race bannie qui avait autrefois gouverné nos pères, et -qui apparaissait, dans le lointain des événements menaçants, comme une résurrection et comme une dernière possibilité de la Providence. A peine quelques correspondants timides de Louis XVIII lui donnaient-ils de temps en temps des informations générales sur l'état des esprits. Quelques salons de Paris et quelques châteaux se flattaient mystérieusement de l'espoir d'une restauration de la dynastie de leurs cœurs. Quelques légers fils de trames royalistes s'ourdissaient avec plus de chimère que de réalité. Intrigues plus que conspirations, rêves plus qu'entreprises exploités par l'importance et par la vanité de quelques aventuriers d'opinion. Voilà la France en janvier 1814. Les armées étrangères ne présentaient pas plus d'ouverture et plus de prise aux desseins des trois princes de la maison de Bourbon. Ils allaient tenter des hasards.

 

IV

Le comte d'Artois et ses deux fils se divisèrent le continent et les différentes frontières de la France. Le comte d'Artois résolut de se jeter au milieu des armées russe, autrichienne et prussienne, qui entamaient le nord et l'est de la France. Il envoya son fils aîné, le duc d'Angoulême, en Espagne, à la tête ou à la suite de la grande armée anglo-espagnole qui s'avançait sur le midi et sur l'ouest. Le duc de Berri, son second fils et le plus téméraire en résolutions, se porta dans l'île anglaise de Jersey pour se lancer de là dans une barque et aborder en Normandie, où les plus puérils et les plus perfides renseignements des agents royalistes d'Hartwell le flattaient d'être entouré, à son débarquement, par une armée de cinquante mille hommes déjà enrégimentés sous le drapeau blanc. La terre étrangère rend toujours les prétendants crédules, parce que l'espérance de revoir la patrie est toujours de moitié dans les illusions que des agents intéressés leur font concevoir.

 

V

Le comte d'Artois, débarqué en Hollande avec une petite cour qui grossit en route, MM. de Trogoff, de Wals, d'Escars, de Polignac, de Bruges, et son conseiller le plus assidu, l'abbé de Latil, remonta le Rhin parla rive allemande et pénétra en France par la Suisse. Il ne devança nulle part l'invasion autrichienne. Les généraux de cette armée ne lui firent ni obstacle ni concours. Ils le laissèrent inaperçu entrer comme un simple émigré dans les villes qu'ils occupaient. Le peuple, intimidé par l'occupation étrangère, ne s'émut pas sur son passage. Quelques gentilshommes, en petit nombre et avec une extrême circonspection, accoururent seulement un à un des villes et des provinces voisines, pour lui présenter leur fidélité et pour lui offrir des plans renouvelés de Coblentz et des populations imaginaires, indifférentes jusque-là à son nom. Après un court séjour à Pontarlier, il se rendit à Vesoul. Les souvenirs des intrigues douteuses entre Fauche-Borel et Pichegru lui faisaient croire que ces départements de la Franche-Comté se lèveraient à son approche avec le double fanatisme du catholicisme espagnol et du royalisme émigré. Le prince fut tristement détrompé dès les premiers pas. On le vit passer avec indifférence. Les commandants autrichiens lui disputèrent les portes de Vesoul. On ne l'autorisa à y entrer que comme simple voyageur. On lui interdit de prendre aucun titre qui pût préjuger la question du trône en France. Quelques visites reçues dans une hôtellerie de la ville furent le seul accueil de la population. Le congrès de Châtillon, qui négociait encore avec les plénipotentiaires de Napoléon, refroidissait les âmes et faisait la solitude autour d'un prince qui pouvait être roi aujourd'hui, mais proscrit demain.

 

VI

Il espéra mieux des armées russes qui occupaient la 'Lorraine. Il leur fit demander protection ouverte et appui pour sa cause. Lès généraux russes éludèrent durement sa requête. Ils finirent par l'autoriser à venir à Nancy, mais seul, sans cocarde, sans décoration, sans titre politique autre que son nom, et à la condition qu'il ne logerait dans aucun édifice public. Le comte d'Artois, ainsi dénationalisé, se rendit à Nancy. Il reçut l'hospitalité d'un simple citoyen de la ville il établit là un petit centre de négociations sourdes avec les généraux des puissances, et des manœuvres plus ténébreuses avec les ambitieux mécontents de la société de Talleyrand et avec quelques royalistes de Paris. Le baron de Vitrolles fut l'agent le plus actif, le plus insinuant et le plus intrépide de cette cour errante. Il pénétra jusqu'à l'empereur Alexandre il jeta dans l'esprit de ce prince la foi d'une immense cause royaliste, qui n'existait que dans ses désirs. Il sapa dans son âme et dans l'âme 'de ses ministres l'idée de la toute-puissance de Napoléon dans le cœur des Français il courut de Paris à Nancy, de Nancy à Saint-Dizier, du comte d'Artois à M. de Talleyrand, de M. de Talleyrand à Fouché, de Fouché aux royalistes, des royalistes aux républicains, insinuant à celui-ci une mission, arrachant à celui-là une parole, interprétant ici le silence, là le langage, risquant sa liberté et sa vie sur les grands chemins entre les deux armées, et d'abord importun, bientôt utile, à la fois nécessaire à tous, et nouant ainsi, presque à lui seul, les fils d'une triple négociation royaliste dont il avait pris l'initiative dans sa remuante et téméraire résolution.

 

VII

Le comte d'Artois, découragé et prêt à être enveloppé à Nancy par le reflux de l'armée française, craignant le sort du duc d'Enghien, se préparait à sortir de nouveau de la Lorraine, quand M. de Vitrolles vint le conjurer de ne pas faire violence à la fortune, en se maintenant même au prix de quelques dangers et de quelques humiliations sur la ligne des événements. Il communiqua au prince la résolution hardie et décisive que les conseils de Pozzo di Borgo et les siens avaient fait prendre à l'empereur Alexandre et à Blücher de marcher à tout hasard et directement sur Paris. Le prince ne devait-il pas tout attendre d'une capitulation de Paris arrachée en l'absence de l'empereur, de l'embarras des souverains de proclamer un gouvernement à' la France, du zèle de ses amis, de la connivence habile de M. de Talleyrand, de la complicité de Fouché dé la lassitude du pays, de l'impatience de vengeance du parti républicain prêt à transiger pour une constitution libérale, enfin de la mobilité de la France ?

 

VIII

Le comte d'Artois resta et s'approcha pas à pas de la capitale a mesure que les étrangers lui en ouvraient la route. M. de Vitrolles, un moment arrêté par les Français, puis évadé, revint à Paris, et ne cessa pas de tenir son nouveau maître au courant des manœuvres sourdes qu'il ourdissait pour sa cause avec les familiers de M. de Talleyrand, avec les républicains et avec les royalistes de la haute aristocratie du faubourg Saint-Germain. M. de Vitrolles eut l'art de faire croire à l'armée des alliés qu'il était le représentant d'une force intérieure irrésistible, et de faire croire aux différents partis de la capitale qu'il avait le mot des puissances en faveur des' Bourbons. Il fut l'entrepreneur et l'entremetteur multiple à lui seul de trois ou quatre conspirations. Il les conçut, il les noua, il les combina dans sa tête et après leur avoir persuadé ainsi à toutes qu'elles existaient, il les livra aux événements, qui ne pouvaient manquer de les servir. Ce fut la conspiration de Malet avec -les armées de l'Europe derrière elle pour donner la réalité -aux imaginations de la nuit où trois hommes, du sein d'une prison, avaient enseveli l'empire et supposé un gouvernement.

 

IX

Le duc d'Angoulême se trouvait à peu près dans la même perplexité sur les frontières d'Espagne. Il avait débarqué à Saint-Jean-de-Luz avec quelques aides de camp, et il suivait le flux et le reflux de l'armée anglaise sans que lord Wellington lui prêtât ni force ni encouragement. Du quartier général de cette armée, le jeune prince lançait des proclamations royalistes dans les Pyrénées et sur le littoral de l'Océan. « J'arrive, disait-il, je suis en France, je viens briser vos fers, je viens déployer le drapeau blanc. Ralliez-vous, Français, marchons ensemble au renversement de la tyrannie. Mon espoir ne sera pas trompé je suis fils de vos rois et vous êtes Français ! »

Le maréchal Soult, qui commandait l'armée française opposée à celle de Wellington, répondait à cet embauchage de ses troupes par des adresses à ses propres soldats, qui repoussaient avec une injurieuse indignation ces provocations à la défection de l'armée.

« Soldats leur disait le lieutenant encore fidèle de Napoléon, le général qui commande l'armée contre laquelle nous nous battons tous les jours a l'impudence de vous provoquer à la sédition. Il parle de paix, et vous appelle à la guerre civile ! On a l'infamie de vous exciter à trahir vos serments à l'empereur. Cette offense ne peut être vengée que dans le sang. Aux armes Vouons à l'opprobre et à l'exécration publique tout Français qui favoriserait les projets insidieux de nos ennemis. Combattons jusqu'au dernier les ennemis de notre auguste empereur et de notre patrie Haine aux traîtres Guerre à mort à ceux qui tenteraient de nous diviser Contemplons les efforts prodigieux de notre grand empereur et ses victoires signalées, et mourons les armes à la main plutôt que de survivre à notre honneur »

 

X

Ces reproches de Soult à Wellington étaient injustes. Le général anglais restait inflexible aux sollicitations des amis du duc d'Angoulême, et se refusait avec une loyauté prudente et rude à tout encouragement à la cause des Bourbons, de peur d'avoir à l'abandonner après l'avoir compromise. La correspondance secrète de ce général avec son gouvernement, avec les conjurés de Bordeaux et avec le duc d'Angoulême lui-même, révélée depuis, atteste une probité de caractère et une réserve de promesses qui honorent son commandement. Wellington était sur la frontière du Midi le général du gouvernement anglais. Ce gouvernement était celui de tous qui avait le moins de mesures à garder avec l'empereur. L'insurrection des Pyrénées, de Bordeaux, de Toulouse, pouvait servir puissamment ses plans militaires. Le drapeau blanc levé dans les provinces, sur la foi de l'appui de l'Angleterre à cette cause, pouvait enlever des départements et des corps d'armée au drapeau de Soult. Wellington ne voulut point acheter ces avantages au prix du mensonge ou même de la réticence sur ses véritables intentions. Il ne voulut pas exposer les royalistes à des provocations d'insurrection sans aveu qui les livreraient ensuite à la vengeance de Bonaparte. Il ne cessa d'écrire à son gouvernement pour le détourner de ces incitations au royalisme. « Vingt ans se sont écoulés, dit-il au premier ministre, depuis que les princes de la maison de Bourbon ont quitté la France. Ils sont plus inconnus à la France que les princes de toute autre maison royale de l'Europe. Il faut sans doute pour la paix du monde que l'Europe expulse Bonaparte, mais il importe peu qu'il soit remplacé par un prince de la maison de Bourbon ou par tout autre prince d'une maison couronnée. » Il n'écrivait pas avec moins de franchise et de sévérité au duc d'Angoulême pour lui reprocher ou pour lui interdire toute parole qui le présenterait aux populations françaises comme appuyé par lui.

 

XI

Cinq mois entiers, le duc de Wellington s'obstina dans la même froideur, et le duc d'Angoulême languit aux avant-postes dans le même découragement. L'armée anglaise calculait ses pas vers Bordeaux sur les progrès que les armées d'Alexandre et de Blücher faisaient dans le Nord. Le génie infaillible de Wellington fut toujours et partout la prudence. Avancer peu, ne jamais reculer, mourir sur la position prise et ne laisser à la fortune que ses hasards, c'est la grandeur de cet Annibal anglais. Bordeaux l'appelait en vain, il n'écoutait pas.

Cette grande ville était impatiente de secouer le joug de Napoléon. Bordeaux était à la fois la ville des Girondins et la ville des Vendéens. Révolutionnaire libérale, intellectuelle comme les amis de Vergniaud ; royale, enthousiaste, téméraire comme Charette et La Rochejacquelein nœud de l'Ouest et du Midi. Bordeaux était de plus une ville commerçante, la grande échelle de nos colonies, le port de notre marine marchande, alors stagnante dans ses rades ; elle allait exporter à Londres et dans la Baltique les vins de la ; Gironde, et chercher à Saint-Domingue les riches cargaisons de nos sucres et de nos cafés. A tous ces titres, Bordeaux était la ville d'opposition au gouvernement de Bonaparte. Ce gouvernement de guerre et de despotisme avait tué la pensée, incriminé l'éloquence, mutilé la liberté, vendu la Louisiane, dédaigné ou perdu les colonies, muré les mers, anéanti le commerce maritime, réduit Bordeaux a la pénurie et à l'humiliation. Toutes les classes de la population, marins, négociants, avocats, cultivateurs ; toutes les opinions, révolution ou royalisme, s'y rencontraient dans une même haine à l'opinion de fer de Napoléon. Bordeaux aspirait à la chute de son despotisme comme à sa propre résurrection. Aucune ville ne pouvait être mieux choisie pour centre d'une conjuration sourde et pour foyer d'une explosion décisive contre un empire qui pesait sur les affections dans la Vendée, sur les opinions dans la Gironde, sur les intérêts dans tout le littoral de cette côte bloquée de l'Océan.

 

XII

Cette conjuration s'y était organisée depuis les désastres de la Russie entre un petit nombre d'habitants de Bordeaux de toutes les classes et quelques gentilshommes vendéens. Ces conspirateurs à visage découvert n'avaient pas besoin de confier leurs vues secrètes à la multitude. Ils étaient sûrs qu'elle suivrait d'elle-même le jour où il leur conviendrait d'éclater. Les cœurs dans la foule conspiraient presque unanimement. La guerre nationale n'aurait qu'à changer son drapeau pour être l'armée d'un soulèvement. Les autorités municipales de la ville et M. Linch, maire de Bordeaux, s'entendaient avec M. de La Rochejacquelein, frère du héros de la Vendée, et avec les émissaires du duc d'Angoulême. Chose étrange ! c'était le général anglais lui-même qui comprimait l'explosion de Bordeaux. Le comité royaliste de cette ville lui avait envoyé plusieurs députations pour le solliciter d'avancer avec confiance et d'occuper la ville. Il s'y était refusé. Lord Beresford, général de son avant-garde, reçut enfin l'ordre de s'approcher de la ville, mais il reçut en même temps de lord Wellington l'ordre de s'abstenir sévèrement de toute excitation à l'insurrection contre le gouvernement impérial et de tout engagement avec la cause aventurée des Bourbons. Lord Beresford, plus entraîné que son général par les instances du duc d'Angoulême et par l'enthousiasme de Bordeaux, s'approcha avec quinze mille hommes de la ville et toléra la présence du duc d'Angoulême à son quartier général. A son approche, la conspiration éclata. Le commissaire de Louis XVIII, M. de Saint-Germain, se porta, accompagné de toute la jeunesse royaliste du pays, à l'hôtel de ville, confirma le maire, M. Linch, et le conseil municipal dans leurs fonctions, qui devenaient souveraines en l'absence des autorités impériales en fuite. Il reçut leurs serments au roi.

Le lendemain 12 mars, la ville entière, sur les pas de ses magistrats, alla au-devant du duc d'Angoulême, qui s'avançait avec l'armée anglaise. Les autorités, à son aspect, arrachèrent les signes de l'empire, qu'ils avaient portés jusque-là, les jetèrent dans la poussière et arborèrent la cocarde blanche. « Prenez garde, leur dit Beresford, vous vous perdez peut-être à l'heure où vous répudiez Napoléon. On négocie encore avec lui au congrès de Châtillon. Au reste, vous êtes les maîtres, vos révolutions ne me regardent pas ; je prends possession de votre ville au nom des puissances belligérantes. »

 

XIII

Le duc d'Angoulême marchait isolé, à une certaine distance des colonnes anglaises, entouré de la jeunesse de Bordeaux et de la Vendée. Ce cortège enleva la population ébranlée aux cris de « Vive le roi » Le duc répondait aux acclamations du peuple par les promesses qui résonnaient le mieux dans le cœur du pays : « Plus de guerre ! Plus de conscription ! Plus d'impôts sur les vins ! » Le drapeau blanc, soudainement arboré sur tous les édifices publics et flottant aux fenêtres de toutes les maisons, salua le retour de la dynastie exilée. M. Lainé, que son courage et la colère de Bonaparte avaient signalé à l'estime et à la popularité de la Gironde, homme qui plaisait aux républicains par ses opinions, aux royalistes par son' horreur de la tyrannie, iL tous par son éloquence et sa vertu, fut investi de l'autorité souveraine, au nom de la révolution consommée. Ce coup ébranla le Midi et eut ses contre-coups dans l'intérieur de l'empire.

 

XIV

Mais ii n'ébranla pas lord Wellington. Ce général, en vain provoqué par M. Linch, par le duc d'Angoulême, par les royalistes des deux provinces, se refusa jusqu'au bout à prendre sous sa responsabilité les mouvements révolutionnaires, qu'on le suppliait de soutenir par l'envoi de ses troupes aux provinces ébranlées. Il réprimanda lord Beresford des moindres complaisances affichées pour la cause royaliste. Il repoussa avec inflexibilité les demandes du duc d'Angoulême : « C'est contre mon avis et ma manière de voir, répondit-il après le 12 mars à ce prince, que certaines personnes de la ville de Bordeaux ont jugé convenable de proclamer roi Louis XVIII. Ces personnes ne se sont donné aucune peine, elles n'ont pas fourni une obole, ni levé un seul soldat pour le soutien de leur cause, et maintenant, parce qu'elles courent un danger, elles m'accusent de ne pas les soutenir avec mes troupes. Je ne sais pas si je ne vais pas au-delà de la ligne de mes devoirs en prêtant à votre cause la moindre protection et le moindre appui. Il faut que le public connaisse la vérité. Si d'ici à dix jours vous n'avez pas démenti la proclamation du maire de Bordeaux qui m'attribue le devoir de protéger la cause des royalistes de Bordeaux, je la démentirai moi-même publiquement »

Mais pendant que lord Wellington se réservait si sévèrement ainsi, les événements de Paris entraînaient la France et les alliés au renversement complet de l'empire. Quant au duc de Berri, bientôt détrompé sur la prétendue insurrection de la Normandie, qui devait venir le recevoir au rivage et le conduire en triomphe jusqu'aux portes de Paris, il resta sur le rocher de Jersey en vue de la France, craignant un piège de la police de Bonaparte dans chaque insinuation nouvelle de débarquement qu'il recevait de l'Ouest, entretenant quelques correspondances insignifiantes avec les agents subalternes du royalisme à Paris. Il ne sortit de l'île et n'accourut à Paris qu'après que la révolution fut consommée et assise sur le trône avec son oncle Louis XVIII.

 

XV

Nous avons laissé Paris flottant, après l'entrée des alliés, entre les différents partis que la chute irrémédiable et universellement acclamée alors de Napoléon laissait à la France. Nous avons vu le petit nombre de royalistes sortis des grandes familles ou des salons littéraires et libéraux de la capitale se réunir, le jour de l'entrée des souverains, sur les boulevards, se prononcer pour le retour des Bourbons, et s'efforcer, sans opposition comme sans faveur de la part de la population également désaffectionnée de l'empire, de faire illusion aux regards des étrangers sur leur force par l'énergie de leur enthousiasme. Chaque heure, depuis, leur avait donné plus de consistance et plus d'audace. Paris et la France étaient dans un de ces moments de prostration et de flottement, fréquents dans la vie des nations, où quelques mains actives, hardies et concertées suffisent pour imprimer un courant inattendu et général aux choses. M. de Talleyrand, l'abbé Louis, l'abbé de Pradt, archevêque de Mannes, aumônier de l'empereur, flatteur, puis insulteur de cette fortune, nature spirituelle, turbulente et irrespectueuse d'elle-même dans sa versatilité M. de Vitrolles, le duc d'Alberg, M. de Jaucourt ; les propriétaires du Journal des Débats ; Laborie, insatiable de menées et fougueux d'intrigues ; les deux Bertin, amis de M. de Chateaubriand, rompus depuis 1789 aux péripéties révolutionnaires, et d'une supériorité de tactique et d'esprit qui faisait d'eux de véritables hommes d'État de l'opinion l'abbé de Montesquiou ; M. de Chateaubriand lui-même, dont une page faisait pencher alors le destin Mathieu de Montmorency, grand nom et grande âme ; Sosthène de La Rochefoucauld, son gendre, portant la passion dans le dévouement tout le parti de madame de Staël ; quelques têtes du parti républicain survivant à la tyrannie dans le Sénat ; la jeune aristocratie et la jeune littérature, pressées de se précipiter' avec l'impétuosité de l'âge et du sang dans les nouveautés, sous des noms antiques ; enfin, le parti toujours matinal des hommes qui flairent le vent et qui s'emparent des premières heures d'un règne pour occuper les avenues de la faveur et du pouvoir ; voilà les moteurs principaux du mouvement qui portait les choses de la Restauration.

Toutefois deux camps se dessinaient déjà visiblement dans le parti royaliste ceux qui voulaient rappeler les Bourbons comme des maîtres ; ceux qui voulaient les admettre avec des conditions et les forcer à associer à leur règne les hommes de l'empire, le Sénat et les principaux constitutionnels, afin que leur retour ne fût ni la ruine de leur fortune politique, ni l'apostasie de la Révolution.

 

XVI

Ce dernier parti, que dirigeait surtout M. de Talleyrand et dans lequel il réussissait à entraîner l'empereur Alexandre, ralentissait à dessein le courant de l'opinion royaliste et négociait tantôt secrètement, tantôt ouvertement avec Louis XVIII, encore à Hartwell, pour en obtenir des gages et des concessions. Il s'appuyait sur l'ombre de ce Sénat ruiné d'avance dans l'esprit de la nation et qui s'efforçait vainement de reconquérir un peu d'estime en s'interposant, comme le représentant des libertés qu'il avait vendues, entre le roi et le peuple. Il était trop évident qu'il ne représentait que sa propre cupidité et toutes les honteuses servitudes du règne de Napoléon. L'hypocrisie du Sénat, dans ce moment suprême, n'était qu'une bassesse de plus qui l'avilissait davantage au lieu de le populariser dans le pays. La constitution qu'il réclamait pour condition de son rappel des Bourbons n'était que les stipulations de ses dotations et de ses honneurs. Il avait vendu la liberté, il voulait la revendre. Le peuple ne s'y trompait pas. Quatre ou cinq grands caractères seulement avaient survécu dans ce corps à la corruption générale, et cherchaient à. retrouver dans les ruines de l'empire quelques fondements de l'antique liberté.

 

XVII

Le Sénat prépara dans quelques comités les bases de la déclaration des principes qu'il voulait faire préalablement accepter à tout gouvernement il ne nommait pas encore les Bourbons. Il voulait, avant de les nommer, que Louis XVIII s'expliquât lui-même et déclarât à quel titre et à quelles conditions il revendiquait le trône. L'abbé de Montesquiou, commissaire confidentiel de ce prince auprès du Sénat et dans le gouvernement provisoire, insistait pour que les sénateurs reconnussent d'abord le roi. M. de Talleyrand flottait, donnant des paroles aux deux partis, soufflant des résistances à ceux-ci, des concessions à ceux-là, nécessaire à tous en conversation journalière avec les sénateurs, en correspondance secrète avec Hartwell en relations plus mesurées avec le comte d'Artois, à Nancy, par M. de Vitrolles ; en intimité avec l'empereur Alexandre, avec Pozzo di Borgo, M. de Nesselrode et M. de Metternich entraîné par les événements, changeant avec les heures, fidèle à un seul intérêt, celui de son importance et de son avenir. Le récit de ces jours qui s'écoulèrent à Paris entre la chute de Napoléon et l'entrée des Bourbons ne serait autre chose que le récit des fluctuations de cette longue et fastidieuse intrigue pour faire croire aux Bourbons que le Sénat avait la puissance de décerner l'empire, et pour faire croire au Sénat que les Bourbons tremblaient et composaient avec lui. Rien de tout cela n'était vrai. Les Bourbons sans doute avaient a composer, pour être durables, avec l'esprit du siècle, qui ressortait jeune et impatient des débris du despotisme renversé. Mais un mouvement désormais irrésistible entraînait la France vers eux par le sentiment de leur nécessité. Il ne dépendait pas du Sénat de ralentir ce mouvement, pas plus qu'il ne dépendait de M. de Talleyrand de l'accélérer. Napoléon était l'antipathie de l'Europe, la république était l'effroi des aristocraties et des trônes, la régence de Marie-Louise était la tutelle de l'Autriche. Le duc d'Orléans, inconnu alors, était. une usurpation de famille, la plus suspecte et la plus dangereuse des usurpations aux dynasties. Le partage de la France était le crime contre les nationalités, le crime impossible. Le besoin de paix, l'impatience de délivrer le sol de l'occupation étrangère, le dégoût de la gloire, l'épuisement de richesse et de population, l'influence des cabinets étrangers ne trouvant de gages sérieux de réconciliation que dans les princes légitimes, l'impossibilité de laisser en suspens un peuple conquis, les souvenirs, les terreurs et les espérances ; tout jetait la France politique à la Restauration. L'armée elle-même ne résistait pas, ses chefs se précipitaient aux nouveaux princes. Les hommes se vantent de l'œuvre de Dieu quand ils prétendent avoir créé de pareils mouvements. Ils ne font que les suivre. L'action individuelle disparaît dans ces grandes impulsions instinctives des époques et des peuples. Bonaparte s'était appelé lui-même le Destin. Les Bourbons, en 1814, pouvaient s'appeler la Providence. Ils revenaient, envers et contre tous, avec le reflux d'une révolution qui avait achevé son cercle de vicissitudes et de débordement.

 

XVIII

Les discussions d'un pacte entre la nation et les Bourbons, entre M. de Montesquiou et les sénateurs, ne furent que les puérilités dogmatiques d'un corps qui ne représentait rien, et d'un ministre qui ne représentait que des ombres. Elles roulèrent sur le préambule d'une constitution qui déclarerait qu'elle était l'œuvre de la nation, ou qu'elle était le don de la royauté. On était du reste d'accord sur la nature des institutions qui entoureraient la nouvelle monarchie. Le système représentatif divisé en deux chambres et toutes les libertés de cultes, de pensée, de discussions, devenues le droit commun des royautés constitutionnelles, étaient également admis par les deux partis. Chacun céda quelque chose non dans les principes, mais dans les termes. On voila sous le vague ou sous la réticence les articles sur lesquels on différait. A l'aide de ces compositions mutuelles de M. de Montesquiou et du Sénat, le Sénat appela, le 6 avril, « au trône de France, Louis-Stanislas-Xavier de France, frère du dernier roi, et, après lui, les autres membres de la famille des Bourbons dans l'ordre ancien. » Mais, dans la lettre même que M. de Montesquiou adressait à Hartwell pour annoncer au roi cet acte du Sénat, il prémunissait d'avance ce prince contre le caractère obligatoire de la constitution qu'on lui imposait. « Cette constitution ne peut être un embarras pour vous, disait-il à son maître. Où sont les titres ? où est le mandat du Sénat ? Publiez en entrant en France un édit royal, donnez vous-même des privilèges à la nation. Traitez non avec ce Sénat méprisé, mais avec quelques-uns de ses membres accessibles à toutes les promesses d'avantages personnels. La nation veut de l'ancien. »

 

XIX

Louis XVIII, avec ta circonspection qui caractérisait sa politique, laissait sagement s'user à Paris ces intrigues impuissantes, sûr d'avance de recueillir le fruit de la lassitude générale et de dicter des conditions que sa présence prématurée l'aurait forcé de subir. Il attendait, il réfléchissait, il discutait avec lui-même et avec ses favoris, il atermoyait avec son ambition. Sûr du trône, il semblait jouir de la perspective sans se hâter d'en approcher, il se faisait désirer comme une solution et espérer comme un mystère. Il savait que l'impatience de chaque jour accroissait sa force, et que l'élan de la nation vers lui serait égal à la perplexité dans laquelle elle se consumait.

 

XX

Le comte d'Artois était dans des dispositions toutes contraires. Ce prince croyait qu'il fallait surprendre au lieu d'attendre la nation. Moins intelligent que son frère, il s'imaginait que le mouvement de la France vers les Bourbons était une passion et non une raison. Il se flattait que sa présence porterait cette passion jusqu'au délire, et qu'il conquerrait la France d'un regard. Ses familiers autour de lui et ses correspondants à Paris l'entretenaient dans cette illusion. Ils voyaient en lui le représentant de l'aristocratie et de la royauté selon leurs cœurs, le prince de leur jeunesse, le Charles 1 de leurs rêves, lc caractère incorruptible aux nouveautés. Ils ne considéraient Louis XVIII que comme un principe, à leurs yeux le comte d'Artois était la Restauration à lui seul. Ils l'enivraient de sa future popularité.

Ce prince, séduit par ces adulations du parti aristocratique qui l'avait circonvenu depuis sa jeunesse, se donnait plus d'importance et plus de mouvement qu'il ne convenait à un prince au second rang. Il avait pris lui-même, et comme rajeunissement a son ancien rôle pendant l'émigration, le titre de lieutenant général du royaume, que Louis XVIII lui laissait par tolérance, mais qu'il ne lui avait pas donné. Ce titre ainsi moitié usurpé, moitié concédé, attribuait au comte d'Artois toutes les fonctions et toutes les déterminations royales en l'absence de son frère. Louis XVIII ne voyait cette toute-puissance, exercée en son nom et sans son aveu, ni sans ombrage, ni sans inquiétude. Il craignait que des conseils intéressés et ambitieux ne fissent affecter au comte d'Artois une autorité sur l'opinion qui gênerait plus tard l'autorité de son propre règne. Il craignait que son frère ne dépopularisât d'avance son retour par quelques actes ou par quelques paroles de nature à blesser l'esprit nouveau. Il se fiait à sa conscience, il ne se fiait ni à son esprit ni à sa solidité. Ce qu'il redoutait surtout, c'était l'asservissement du comte d'Artois aux influences ecclésiastiques et son engouement pour la noblesse émigrée. Louis XVIII savait assez de la France pour comprendre que la liberté des cultes et l'égalité des conditions étaient les deux passions de la Révolution qui avaient survécu à la terreur comme au despotisme, et que présenter a la France la royauté de la maison de Bourbon entre un évêque réclamant les privilèges de ses autels et -un noble réclamant les privilèges de sa naissance, c'était jeter deux ombres funestes sur les premiers pas de la Restauration.

 

XXI

Dans l'incertitude de la réception qui l'attendait à Paris, le comte d'Artois était resté jusque-là à Nancy. M. de Talleyrand, voyant que l'indécision calculée du gouvernement provisoire ne pouvait se prolonger et que l'opinion commençait à lui reprocher de sacrifier les intérêts de la France à ceux du Sénat, abandonna secrètement la cause perdue de ce corps, et écrivit enfin par M. de Vitrolles au comte d'Artois, pour le prier de venir prendre le gouvernement en qualité de lieutenant général de son frère. Ce prince partit a l'instant. Il traversa la Lorraine et la Champagne au milieu de l'enthousiasme des populations, qui voyaient en lui un libérateur, et aux cris de paix et d'abolition de la conscription et des impôts Il reçut en route le projet de constitution voté par le Sénat comme condition de la reconnaissance de son pouvoir. Il dédaigna de répondre à cet acte ou de le discuter. Il pensa, avec raison, que la voix discréditée du Sénat serait étouffée, à son entrée dans Paris, par 'l'acclamation d'un peuple qui reconnaîtrait en lui l'héritier d'un trône antérieur.

Arrivé au château de Livry, aux portes de Paris, chez le comte Charles de Damas, un de ses officiers, il y reçut la visite de M. de Choiseul-Gouffier, envoyé par M. de Talleyrand. M. de Talleyrand avait chargé M. de Choiseul d'une note du gouvernement provisoire qui lui indiquait à quel titre il serait investi du pouvoir en rentrant dans le palais de ses pères. « Les prétentions du Sénat sont inadmissibles, disait M. de Talleyrand le frère du roi et son représentant ne peut partager l'autorité avec une commission du Sénat. L'exercice pur et simple de l'autorité de lieutenant général est dangereux. Le gouvernement propose que le frère du roi soit nommé par un décret du Sénat chef du gouvernement provisoire. »

Le prince ne s'arrêta pas davantage à ce compromis, il n'y répondit pas. L'impatience de Paris, exaltée par les royalistes, partagée par le peuple qui ne comprend jamais que les idées simples, ouvrait les portes malgré le Sénat et malgré les scrupules du gouvernement provisoire. La multitude se précipitait du côté de Livry au-devant du prince. M. de Talleyrand, le gouvernement, les autorités, les corps constitués, les maréchaux, s'y laissaient entraîner par un de ces élans qu'aucune politique ne peut dompter ni ralentir. Le président du gouvernement provisoire reçut le prince à la barrière de Bondy. Les paroles échangées entre M. de Talleyrand et le prince furent vagues et insignifiantes comme des congratulations. Elles ne préjugeaient rien sur les conditions proposées, rejetées ou consenties entre le prince et le peuple. Le comte d'Artois était reçu en qualité de Bourbon et conduit aux Tuileries comme à la maison de ses pères.

 

XXII

Toute la haute noblesse et toute la haute bourgeoisie de Paris s'étaient portées à cheval, à la barrière, pour faire cortège au frère du roi. Les Damas, les Luxembourg, les Crillon, les Mortemart, les Rohan, les Montmorency, confondus avec les grands officiers et les maréchaux de l'empire, Ney, Marmont, Oudinot, Moncey, Kellermann, Nansouty, précédaient ou suivaient le prince les uns, comme le comte d'Artois lui-même, déjà décorés de la cocarde blanche ; les autres portant encore la cocarde tricolore sous laquelle ils avaient combattu jusque-là la Restauration. La garde nationale à cheval, qui venait de se former spontanément, s'était parée la veille de ce signe agréable aux yeux des Bourbons. Elle brandissait ses sabres au-dessus de la foule en poussant et en propageant autour d'elle le cri répété de « Vive le roi ! » Le comte d'Artois était l'objet de tous les regards et de tous les enthousiasmes. Ce prince montait avec grâce un cheval magnifique. Il conservait sous la maturité des années et sous les traces des longs exils cette beauté sereine de physionomie, cette fierté douce d'expression, cette élégance de taille et cette apparence de mâle jeunesse qui faisaient retrouver en lui l'idole de la cour et le modèle extérieur de l'aristocratie. Il avait tous les dons qui attirent l'œil et qui touchent le cœur d'une multitude. La restauration d'une royauté absente ne pouvait se produire sous des traits plus gracieux et imposants. Le nom de Bourbon, les tristesses de l'exil, les joies du retour, l'ombre de Louis XVI, son frère, l'entouraient d'un respect, d'un prestige et d'un attendrissement de souvenirs qui courbaient toutes les têtes devant lui. Ses amis faisaient courir dans la foule un mot qu'il n'avait pas dit, mais qui était admirablement inventé pour lui ouvrir les cœurs et pour lui préparer les applaudissements « Je revois mon pays, je suis heureux. Il n'y a rien de changé en France, il n'y a qu'un Français de plus ! »

Il se dirigea, à travers ces flots de peuple, vers la cathédrale pour y remercier le Dieu de ses pères, avant de repasser le seuil de leur palais. Paris tout entier lui fit cortège jusqu'aux Tuileries. Au moment où il descendit de cheval dans la cour, un immense pavillon blanc se déroula au sommet de l'édifice. Le prince revit avec une joie mêlée de larmes ces appartements et ces jardins, pleins à ses yeux des grandeurs de sa race, des grâces de la reine, des angoisses, des captivités, de la mort de Louis XVI, des tumultes de la Convention, des trophées de l'empire. En retrouvant la demeure paternelle, il la retrouvait vide de tous les siens et pleine des difficultés, des périls et des catastrophes du trône. Entre un pareil retour et un éternel exil on ne sait ce qu'un cœur d'homme vulgaire aurait préféré. Un cœur de prince y fut bientôt distrait de la nature par les tiraillements des partis, par les soucis du gouvernement, par les conseils opposés de la Révolution et de la contre-révolution face à face, et par les perspectives de l'ambition.

 

XXIII

L'empereur Alexandre, qui avait jusque-là habité l'hôtel de M. de Talleyrand et prononcé en dernier ressort sur les mesures du gouvernement provisoire, quitta à l'instant ce siège du gouvernement et alla habiter comme un simple général étranger le palais de l'Élysée. Il vint rendre visite au comte d'Artois aux Tuileries. Les deux princes s'entretinrent sans témoins. L'empereur Alexandre, déjà circonvenu par M. de Talleyrand et par les hommes de l'empire, conseilla au prince les transactions constitutionnelles, qui pouvaient rendre seules une restauration populaire-et durable. Le Sénat, vaincu par l'entraînement populaire, se présenta au palais et reconnut le titre de lieutenant général du royaume. Le comte d'Artois répondit par des promesses vagues de constitution, mais sans engager trop formellement le roi son frère. Toutefois le discours qu'il lut à la députation du Sénat, rédigé par Fouché chez M. de Talleyrand et imposé par l'empereur Alexandre, renfermait le texte de toutes les libertés et de toutes les garanties nationales revendiquées par le parti républicain devenu parti libéral.

Il reçut le même jour les membres du Corps législatif présents à Paris. Le président de cette assemblée, Félix Faulcon, omit dans ses paroles au prince tout ce qui -pouvait ressembler à une sommation ou même a une condition de gages constitutionnels. Le comte d'Artois, froid avec le Sénat, fut cordial avec le Corps législatif. Il affecta de voir dans ces membres de la représentation nationale les véritables organes du pays.

 

XXIV

Le comte d'Artois composa trois jours après son gouvernement. Ce gouvernement, prolongation du gouvernement provisoire, prit la forme d'un grand conseil d'État réuni autour du prince pour l'assister de ses conseils et pour administrer en son nom. Ce conseil de gouvernement se composait de M. de Talleyrand, du maréchal Moncey, du maréchal Oudinot, du duc d'Alberg, du comte de Jaucourt, du général de Beurnonville, du général Dessoles, de l'abbé de Montesquiou. Le baron de Vitrolles, jusque-lit intermédiaire officieux entre le prince et les partis dominants à Paris, fut nommé secrétaire de ce conseil avec le titre de secrétaire d'État. Logé aux Tuileries à côté du prince, véritable ministre personnel du comte d'Artois au milieu de ces ministres inconnus ou suspects, M. de Vitrolles, utile au prince près du conseil, utile au conseil près de son maître, s'appuyant tantôt sur ses services à la royauté comme agent actif de la restauration, tantôt sur ses rapports antécédents avec Talleyrand et Fouché, prit pendant quelques jours le rôle d'un homme nécessaire. Parvenu au pouvoir en quelques mois d'intermixtion entre les événements, M. de Vitrolles rassurait à la fois le prince -par son dévouement, les zélateurs de constitution par ses relations sourdes avec eux, les royalistes par sa ferveur. Homme d'action plutôt que de réflexion, sans racines dans aucun des partis, obligé de les flatter tous pour qu'ils acceptassent tous sa domination, M. de Vitrolles était un bon éclaireur des embûches dans lesquelles un prince nouveau pouvait tomber en arrivant dans un monde inconnu il était un mauvais conseiller pour lui tracer une ligne politique à grand horizon. Serviteur plutôt que ministre, trop dévoué pour être indépendant, ayant trop besoin de tout le monde pour dominer personne, il fit flotter l'esprit de son maître pendant quelques semaines entre l'impérialisme, le libéralisme et l'absolutisme, puis il l'entraîna de dépit dans cette opposition sourde et dans ces manœuvres occultes qui faussèrent la vie politique du comte d'Artois, embarrassèrent le règne de son frère et préjugèrent fatalement le sien.

 

XXV

Le lieutenant général du royaume se hâta de nommer des commissaires généraux avec mission de faire reconnaître dans toutes les provinces l'autorité du roi. Ces commissaires furent choisis en majorité parmi les hommes de la familiarité du prince, quelques-uns parmi les maréchaux et les généraux qui avaient couru le plus vite au nouveau pouvoir. Ils n'éprouvèrent de résistance nulle part. La France entière accueillit avec l'enthousiasme de l'espérance le retour des Bourbons. L'armée seule resta muette et morne, mais ses murmures n'éclatèrent jamais en séditions. Elle passa de l'empereur au roi avec la convenance de ses regrets, mais avec l'unanimité et la discipline de son patriotisme. Elle sentait que la nation avait payé trop chèrement sa gloire, et qu'elle devait disparaître pour laisser s'accomplir la paix. Les ordres du gouvernement l'écartèrent des provinces occupées par l'étranger, et la reléguèrent momentanément derrière la Loire.

 

XXVI

Dix jours après le départ de Napoléon de Fontainebleau, M. de Talleyrand conclut avec les puissances alliées une suspension d'hostilités par laquelle il désarmait entièrement la France. Les places fortes et tout ce qu'elles contenaient en armes, munitions, artillerie, étaient concédées aux alliés. C'était une capitulation complète d'un pays vaincu. Sans rien préjuger sur les conditions ultérieures de la paix qui devaient être exécutées, les souverains promettaient de leur côté de faire évacuer par leurs troupes les frontières de la France telles qu'elles existaient en 1792, aussitôt que les troupes françaises auraient évacué les places et les territoires qu'elles occupaient encore sur le sol européen. Un murmure général accueillit cette capitulation de la France, signée pour premier acte de son avènement par le comte d'Artois. Ses conseillers faisaient ainsi de lui l'exécuteur des rigueurs de l'invasion et des humiliations de la conquête. Sans doute une nation dont la capitale était occupée par deux cent mille hommes ne pouvait pas discuter librement avec ses vainqueurs les conditions de sa paix mais elle pouvait ne pas les ratifier, si spoliatrices et si honteuses, par la main de son propre gouvernement. Le comte d'Artois mieux conseillé n'aurait dû entrer à Paris que pour relever la France et non pour signer du nom d'un Bourbon des sévérités, des ruines et des désarmements qui lui seraient éternellement reprochés. On crut revoir dans cet acte le génie de Coblentz prêtant la main à l'étranger et vendant la France pour racheter le trône. Ce n'était que hâte et irréflexion. La nation mécontente affecta d'y voir une complicité. Cet acte dépopularisa en peu de jours le prince, ses conseillers et son gouvernement. On tourna ses regards vers Louis XVIII. On comprit la prudence de ce prince, qui avait laissé faire cette étourderie à son frère, et qui allait rentrer pour protester contre cette précipitation de faiblesse. M. de Talleyrand pouvait donner d'autres conseils au prince. Mais il avait besoin de donner surtout des gages. Suspect aux émigrés, odieux aux évêques qui entouraient le comte d'Artois, utile mais répugnant à cette cour, il lui fallait acheter par de larges concessions diplomatiques l'appui dont il avait besoin dans le conseil des souverains étrangers. On peut croire qu'il ne marchanda pas la faveur à l'Europe qui le rendait nécessaire aux Tuileries.

 

XXVII

Sa correspondance avec Hartwell se resserrait de jour en jour. Il avait usé à Paris les prétentions du Sénat. L'opinion tournait contre ce corps. Il n'était pas homme à lutter vainement contre l'opinion. Il préparait maintenant les voies au roi. Il voulait s'assurer des titres sa reconnaissance. Les exigences constitutionnelles s'affaiblissaient tous les jours. Il avait servi avec trop de souplesse la contrerévolution et le despotisme sous la main de Napoléon pour être bien difficile en gages de liberté. La meilleure constitution serait celle qui lui garantirait le mieux son ascendant sur les nouveaux princes, sa fortune et sa dignité. Louis XVIII l'avait connu avant la Révolution, il l'avait suivi du regard pendant le Directoire et pendant l'Empire, il ne craignait pas en lui un obstacle, il y voyait un complaisant obligé de son gouvernement. Il savait que les restaurations ont plus besoin d'hommes souples que toutes les autres natures de révolutions, parce qu'en conservant les principes elles changent seulement les instruments de règne. Nul n'avait à la fois plus de finesse, plus d'audace et plus de souplesse que M. de Talleyrand. Il appartenait à l'ancien régime par sa naissance, à la Révolution par son sacerdoce répudié, à l'empire par les dignités, à l'Europe par sa défection à l'empire, a la Restauration par sa complicité dans les manœuvres qui avaient soulevé le Sénat contre l'empereur, à tous les partis par sa flexibilité à tous les vents. C'était le type du changement, le modèle et l'instrument des inconstances qu'un souverain restauré devait demander aux caractères, aux lois et aux mœurs d'une révolution domptée. Louis XVIII caressait donc de loin M. de Talleyrand. Il ne l'estimait pas, il ne l'aimait pas, mais il le comprenait. M. de Talleyrand était à ses yeux un précieux hasard des circonstances, un résumé de toutes les habiletés utiles pour faire passer une nation, par des nuances graduées, d'un principe dans un autre. Homme prédestiné par sa nature à se trouver à propos sur le seuil des Tuileries pour congédier la dynastie tombée et pour introduire la dynastie future, ancien pour les anciens, nouveau pour les nouveaux, gage pour les vaincus, complice pour les vainqueurs, l'homme de tous.

 

XXVIII

Louis XVIII écoutait du fond de sa retraite d'Hartwell toutes les voix qui lui venaient ainsi de la France, les unes invoquant le principe de la souveraineté du peuple, les autres demandant le rétablissement des ordres et les états généraux, quelques-unes l'ancienne constitution, comme s'il eût jamais existé d'autres constitutions en France que des coutumes modifiées par le hasard et données par la puissance et par la volonté du roi ; quelques autres enfin un franc despotisme sanctifié par le droit de naissance, par la tradition et par la religion tous du moins dans ces pensées diverses reconnaissant la convenance ou la nécessité des Bourbons Eh quoi disait M. publiciste alors imposant du droit divin, à ceux qui faisaient des conditions au retour du roi, quoi ! vous viendrez donc, votre morceau de papier à la main, nous signifier que le prince qui s'avance n'est pas notre roi ? Il faut assurer l'avenir, répondait Fouché dans une adresse au comte d'Artois le ciel et la terre retentissent d'acclamations, les transports de la joie universelle sont bien l'expression de toutes les âmes. Il faut des gages à toutes les opinions, des garanties à tous les intérêts. Un législateur de l'antiquité et l'un des plus renommés pour sa sagesse, Solon, après de longues agitations, voulut que la cité de Minerve fût purifiée tout entière comme un temple dont il fallait laver les marbres il fit promener les statuas des dieux dans toutes les rues et dans toutes les places ; il 'mit la réconciliation et la paix publique sous la garantie du ciel. Le roi ne suivra pas l'exemple de Charles II, qui, après avoir promis l'oubli à tous, ne pardonna à personne, mêla le spectacle des échafauds à celui des réjouissances, et prépara une nouvelle déchéance à la famille des Stuarts. Je crois connaître l'esprit de la France la France est tout entière disposée à se presser autour du trône des Bourbons, si une constitution royale et nationale garantit tous les droits. » Les royalistes purs répliquaient que la meilleure constitution était l'âme d'un bon roi.

 

XXIX

L'abbé de Montesquiou, ministre confidentiel du roi Louis XVIII, membre du gouvernement provisoire, lié avec M. de Talleyrand par politique, avec les royalistes par sentiment, placé au centre de ce tumulte d'opinions diverses. et cherchant à démêler l'esprit général de la situation au milieu de ces avis opposés, écrivait à Hartwell : « Mon avis et celui de M. de Talleyrand est que le roi, en entrant en France, publie simplement un édit royal par lequel il déclare sa propre souveraineté, sans se laisser entraver d'avance par une constitution non avenue. Puis, que le roi proclame ensuite les droits qu'il reconnaîtra à la nation et la réunion des corps législatifs. L'état des finances, ajoutait-il, m'y décide. »

Le comte d'Artois, évidemment embarrassé des concessions qu'il avait faites dans sa précipitation d'entrer a Paris et de jouir des prémices du gouvernement, ne donnait ni lumières ni avis au roi son frère. Il semblait craindre de s'engager par des conseils qui auraient déplu Hartwell, ou qu'on aurait pu lui opposer plus tard quand la nature l'aurait ramené à son opposition aux concessions. Il se contenta d'envoyer au roi le comte de Bruges, un de ses aides de camp les plus familiers, pour engager son frère à venir enfin prendre la couronne. Le comte de Bruges exprima au roi la véritable et secrète pensée du comte d'Artois. C'était celle des émigrés et des publicistes de l'ancien régime, qui regardaient toute reconnaissance des droits de la nation et des actes révolutionnaires comme une abdication partielle et comme une dégradation anticipée du mystère de la royauté du droit divin. Le roi au fond penchait vers ce dogme, non par conviction d'esprit, mais par habitude de naissance et par respect pour sa race ; mais par politique il penchait vers une transaction apparente entre les droits du peuple et le droit de sa souveraineté. Seulement il voulait que cette reconnaissance fût concédée par lui et non arrachée par les circonstances, et que l'origine toute royale et les termes souverains de cette transaction entre le trône et le peuple fussent tels que tout parût un don de la royauté, et que ce don conditionnel pût être suspendu ou retiré si jamais la nation prétendait se mettre au niveau ou au-dessus du trône.

Pendant que le comte de Bruges arrivait ainsi à Hartwell pour porter au roi les inspirations téméraires et absolutistes de son frère, Pozzo di Borgo, aide de camp de l'empereur Alexandre, et ami de M. de Talleyrand, y arrivait de son côté au nom des puissances alliées pour faire prévaloir dans l'esprit de ce prince les inspirations constitutionnelles qui prévalaient dans le conseil des souverains et des diplomates à Paris. Louis XVIII avait donc à se décider sur la terre étrangère entre les deux grandes pensées qui se combattaient déjà en France et qui allaient se le disputer pendant tout son règne. Prudent, réfléchi, négociateur et temporisateur comme un prince vieilli dans les intrigues et dans les hésitations d'un long exil, ce prince écoutait, inclinait tour a tour vers les deux partis, donnait des espérances, méditait des paroles d'oracle à sens double et profond, mais ne se décidait avec une irrévocable franchise pour aucun des deux partis. Sa haute raison le portait aux accommodements avec le temps et avec l'opinion publique ; M. de Blacas et la duchesse d'Angoulême, l'un esprit retardataire et étroit, l'autre princesse ulcérée et énergique, le retenaient dans la superstition de sa souveraineté sans partage.

Ce fut dans ces dispositions d'esprit qu'il quitta enfin sa retraite champêtre d'Hartwell, le 18 avril, et qu'il traversa Londres pour rentrer dans son royaume.

 

XXX

L'Angleterre tout entière semblait regarder la restauration des Bourbons comme un triomphe national longtemps préparé, longtemps attendu par le peuple de la Grande-Bretagne. La nation anglaise, émue à la voix de Burke et de ses orateurs par la mort tragique de Louis XVI, de la reine et de la famille royale, témoin indigné et attendri du supplice de tant de victimes immolées par la terreur, était constitutionnelle par instinct, royaliste par pitié. L'histoire de la Révolution française, continuellement racontée et commentée à Londres par les écrivains royalistes réfugiés, y était devenue une poésie du malheur, du crime, du trône et de l'échafaud. Le foyer des Anglais avait été généreux, prodigue, hospitalier pour la noblesse française émigrée et reconnaissante alors. Le gouvernement anglais avait contemplé de loin les prodiges d'intrépidité des aventuriers et des héros royalistes de la Vendée il les avait secourus de ses subsides et de ses escadres, il avait combattu ensuite dix ans l'usurpation du continent par Napoléon en Portugal, en Espagne, en Allemagne, en Sicile ; il était fier de la délivrance du monde accomplie par l'obstination de sa politique, de son trésor et de ses armées. La chute de Napoléon et son remplacement sur le trône de France par un frère de Louis XVI paraissaient aux Anglais une des plus grandes œuvres de leur histoire. Leur cœur s'exaltait de joie et d'orgueil en voyant ce sage, longtemps leur hôte, aujourd'hui roi, sortir de sa demeure obscure au milieu de leur île pour aller recevoir de leurs mains le trône de ses pères, et reprendre sa place à la tête des vieilles races couronnées. La ville de Londres tout entière s'était pavoisée et se pressait sur toutes les routes et dans toutes les rues que traversaient Louis XVIII et la duchesse d'Angoulême, depuis la porte du jardin d'Hartwell jusqu'au palais du prince régent. L'entrée du roi à Londres fut aussi solennelle et aussi royale que son entrée dans sa propre capitale. L'ivresse du peuple fut même plus entière, car il ne s'y mêlait ni le deuil de l'occupation du pays par des troupes étrangères, ni les sourds pressentiments de la division des partis. Le prince régent alla recevoir le roi de France aux portes de Londres, et l'accompagna le lendemain jusqu'à Douvres, pour le saluer et le congédier en roi à son dernier pas sur la plage anglaise.

« Je prie Votre Altesse Royale, répondit le roi aux félicitations du prince régent, d'agréer mes plus vives et mes plus sincères actions de grâces pour les félicitations qu'elle vient de m'adresser je lui en rends de particulières pour les attentions soutenues dont j'ai été l'objet tant de la part de Votre Altesse Royale que de la part de chacun des membres de votre illustre maison. C'est aux conseils de Votre Altesse Royale, à ce glorieux pays, à la constance de ses habitants, que j'attribuerai toujours, après la divine Providence, le rétablissement de notre maison sur le trône de ses ancêtres, et cet heureux état de-choses qui permet de fermer les plaies, de calmer les passions, de rendre la paix, le repos et le bonheur à tous les peuples. »

Ces paroles que la reconnaissance de l'exilé inspirait, mais que la dignité du roi de France défendait à ses lèvres, furent plus tard le remords de son règne et le texte du patriotisme contre sa maison. La France y était non-seulement oubliée, mais humiliée.

 

XXXI

Louis XVIII s'embarqua à Douvres le 24 avril sur le vaisseau le Royal-Souverain, escorté de la frégate le Jason, aux salves de l'artillerie de la côte et de la flotte, qui saluaient de la mer et du rivage le départ de cette dynastie exilée pour aller retrouver une famille, un peuple et un trône. Le détroit était couvert de barques et de navires pavoisés faisant cortége au vaisseau qui reportait la vieille monarchie en France. Le drapeau blanc flottait à tous les mâts, les applaudissements et les hourras se renouvelaient à toutes les vagues. Une mer calme, un vent doux, un soleil serein, favorisaient cette manifestation de la joie des deux peuples impatients de renouer la paix dans ce roi qui en paraissait le symbole. Le bonheur que devait éprouver l'âme de l'exilé semblait s'être répandu dans l'âme de toute l'Angleterre. Elle était fière d'avoir conservé et de rendre ce souverain à son pays.

A moitié du canal, le vaisseau qui portait le roi passa du cortége naval des Anglais au milieu du cortège des barques et des vaisseaux français. Il trouva sa patrie s'avançant vers lui sur les flots. Il entra en triomphe dans le port de Calais. Les canons de la cote française répondaient depuis l'aurore aux canons de Douvres. Les dunes, les caps, les jetées, les langues de terre avancées dans la mer, les murailles et les tours de Calais étaient couverts d'un peuple qui attendait le roi comme un salut et comme une espérance. Aucune division n'existait en ce moment ni dans les esprits ni dans les cœurs. Ceux qui n'avaient ni souvenir ni affection pour la vieille monarchie n'avaient du moins nulle répugnance. Un murmure d'allégresse sortait de cette foule répandue hors de ses demeures. La terre elle-même et les murailles par la voix des cloches et des canons semblaient participer à cette émotion des hommes. Louis XVIII attendri jusqu'aux larmes, et habile à calculer même ses impressions sincères, jetait autour de lui, à toutes les députations et à tous les spectateurs qui entouraient son vaisseau, de ces mots heureux où le sentiment jaillit de la circonstance pour voler de bouche en bouche. Il s'emparait de sa nouvelle patrie par l'à-propos de ses réponses, et fixait pour ainsi dire l'enthousiasme en l'exprimant. La nature semblait l'avoir créé pour de pareils moments. C'était le génie naturel de ces solennités.

 

XXXII

Debout sur la proue élevée du vaisseau, appuyé sur les fidèles compagnons de sa proscription, entouré de la France nouvelle qui s'était portée à sa rencontre, il tendait les bras aù rivage et-les refermait sur son cœur, en élevant ses regards au ciel, comme pour embrasser sa patrie. Il montrait à ses côtés madame la duchesse d'Angoulême, cette fille de Louis XVI à qui la France redevait en amour et en pitié le sang de son père, de sa mère, de sa tante ; le prince de Condé, le duc de Bourbon, dont l'ombre du duc d'Enghien, leur fils et leur petit-fils, attristait la physionomie et changeait le retour en deuil visible sur leurs traits. Le peuple immobile d'émotion répondait à chaque geste par des acclamations et par des larmes. Le roi en touchant la terre voulut d'abord, suivant l'antique usage, rendre grâces au Dieu de ses pères pour imprimer un caractère plus religieux à l'embrassement du peuple et du souverain. Assis dans une calèche découverte à côté de la duchesse d'Angoulême, il fendit lentement la foule inclinée pour se rendre à l'église de Calais. Il y pria dans une pieuse attitude aux autels de ses pères. Le reste de la journée fut consommé dans les réceptions et les cérémonies du retour. Les populations du nord de la France se pressaient par leurs députations sur toutes les routes et dans toutes les places de Calais. Ce pays froid, réfléchi, sensible, avait mieux gardé que les contrées légères de la France la mémoire de la monarchie et la piété pour la famille royale. Le général Maison, commandant l'armée du Nord, soldat qui s'était signalé dans la dernière guerre par une énergie et par un patriotisme plus obstinés, était accouru de Lille avec une partie de ses troupes pour lui présenter les premières baïonnettes et les premiers hommages de l'armée. Il escorta le lendemain le prince à son départ de Calais. Le roi reçut ce représentant de l'armée française et ses soldats, comme s'ils eussent servi sa propre cause en servant celle de la patrie sous un autre chef. Il eut pour les officiers et pour les troupes cette confiance qui inspire la loyauté, et ces mots qui effacent tout autre souvenir que les souvenirs de gloire. Il retrouva sur toute sa route vers Paris, à Boulogne, à Montreuil, à Abbeville, à Amiens, le même peuple, le même attendrissement des visages, le même empressement des populations, la même unanimité d'espérances. Il sentit au tressaillement universel et spontané de sa patrie qu'il était maître de ce peuple et qu'on ne lui marchanderait pas sérieusement le règne à Paris. Il était évident pour lui et pour tous que si le pays confiant et versatile eût été seul en face de son roi, le roi aurait dicté arbitrairement et sans obstacle les conditions du nouveau pacte entre le trône et le pays ; l'empereur Alexandre stipulait pour la liberté plus que la liberté à ce moment ne stipulait pour elle-même.

 

XXXIII

Des courriers de Paris rejoignaient d'heure en heure le roi sur la route, et lui apportaient les nouvelles, les impressions et les dispositions publiques par des messages confidentiels de l'abbé de Montesquiou et de M. de Talleyrand. A chaque relais, les exigences de M. de Talleyrand semblaient se relâcher, et ses conseils, d'abord rigoureusement constitutionnels, devenaient plus souples et plus accommodants. Cependant, il l'engageait encore à ne pas entrer à Paris avant d'avoir adressé une proclamation royale à la nation, rassurante pour le passé, et de nature à déterminer et à fixer l'opinion et le serment de l'armée. Le roi suivit ces conseils, et se décida à faire une halte au château de Compiègne avant d'entrer dans sa capitale, soit pour se donner le temps de la réflexion, soit pour combiner avec M. de Talleyrand ses paroles et ses actes, soit pour donner, par la lenteur même de sa marche, plus de dignité et plus de solennité à son retour, et pour accroître l'impatience de sa capitale par l'apparente hésitation de son esprit. Peut-être aussi l'homme privé prévalut-il en cela sur le souverain, et ce prince voulut-il retremper ses yeux et son cœur dans l'antique demeure et dans les vieilles forêts d'un domaine de ses aïeux cher à sa jeunesse, en reposant quelques jours ses regards sur les arbres, sur les eaux et sur les tours où il avait passé ses premières années, avant de se plonger dans ce palais des Tuileries, plein de soucis du trône, de souvenirs de larmes et de sang.

 

XXXIV

Les maréchaux de Napoléon et ses familiers les plus intimes s'étaient hâtés de devancer le roi à Compiègne pour s'assurer des premiers regards et s'emparer les premiers du règne. Le maréchal Berthier, qui n'avait pas quitté depuis douze ans la tente ou le cabinet de l'empereur ; le maréchal Ney, son plus intrépide lieutenant sur tous les champs de bataille, dont l'empereur avait dit « J'ai trois cents millions en or dans les caves de mon palais, je les donnerais pour racheter la vie d'un pareil homme, » s'y montraient les plus empressés auprès de son successeur. Le maréchal Ney, à cheval avec ses collègues autour de la voiture royale, et agitant son épée sur sa tête, s'écriait en montrant ce prince à la foule « Vive le roi ! Le voilà, mes amis, le roi légitime ! le véritable roi de la France ! » Ces hommes de guerre, si braves au feu, se montrent trop souvent faibles de cœur devant les changements des cours. Le peuple s'étonnait de tant de versatilité dans tant d'héroïsme. Il commençait à soupçonner, ce qu'il a eu tant d'occasions de reconnaître depuis ; que l'habitude d'obéir à toutes les puissances ne crée pas la constance dans le cœur des hommes de guerre, et que les révolutions qu'ils ont à combattre la veille n'ont pas de plus complaisants serviteurs le lendemain.

Le roi feignait d'estimer des inconstants qui ne faisaient pas illusion à sa sagacité. Il couvrait d'honneur ces adulations pour en encourager d'autres. Il jugeait du pays par les représentants de l'armée il se trompait. Les hommes du 18 brumaire et de l'empire avaient perdu le droit de marchander la liberté. Mais il restait des citoyens dans les rangs civils et obscurs de la population.

Le maréchal Berthier, à titre de chef d'état-major général et de plus ancien des maréchaux présents, adressa un discours au roi. On eût cru entendre une voix de l'antique monarchie portant l'hommage de l'inviolable fidélité à l'héritier non interrompu de l'antique race « Vos armées Sire, lui dit-il, dont vos maréchaux sont aujourd'hui l'organe, se trouvent heureuses de vous offrir aujourd'hui leur dévouement. » Il présenta ensuite tous les lieutenants de Napoléon en répétant au roi des noms que ce prince avait longtemps entendu répéter comme ceux des implacables soutiens de la cause ennemie. Le roi, préparé à cette réception, et qui avait rangé dans sa mémoire les principales actions de guerre où ces compagnons de l'empereur s'étaient illustrés, adressa à chacun d'eux le mot et le souvenir qui devait le flatter davantage. Il enchaîna par l'orgueil ceux qui ne demandaient qu'à être enchaînés par la faveur. Il feignit, à la fin de l'audience, de chanceler sous le poids de l'âge et des infirmités. Ses familiers s'avancèrent pour le soutenir ; mais le roi les écartant du geste et s'appuyant sur les bras des maréchaux avec une affectation d'abandon et de confiance pleine de ruse et de grâce « C'est sur vous, messieurs, leur dit-il en souriant, que je veux désormais m'appuyer Approchez et entourez-moi vous avez toujours été bons Français j'espère que la France n'aura plus besoin de votre épée ; mais si jamais, ce qu'a Dieu ne plaise, on nous forçait à la tirer, tout infirme que je suis, je marcherais avec vous ! »

Ces paroles et ce geste attendrirent jusqu'à l'ivresse des hommes qui ne demandaient qu'à être émus, pour justifier la promptitude de leur adhésion intéressée par l'apparence d'un entraînement de cœur.

 

XXXV

Une députation du Corps législatif avait devancé aussi le roi à Compiègne. Le président et l'orateur de cette députation était M. Bruys de Charly, député de Saône-et-Loire, homme d'une figure imposante, d'un cœur royaliste, d'un dévouement raisonné mais traditionnel aux Bourbons et aux principes de la monarchie tempérée. « Oui, dit-il au roi d'une voix où l'émotion attendrissait la force, venez, descendant de tant de rois Montez au trône où nos pères placèrent autrefois vos augustes ancêtres, et que nous sommes heureux de vous voir occuper aujourd'hui Tout ce que vainement nous avions espéré loin de vous, Votre Majesté nous l'apporte ; vous venez sécher toutes les larmes, guérir toutes les blessures.

« Nous vous devrons plus encore ce retour va cimenter les bases d'un gouvernement sage et prudemment balancé. Votre Majesté ne veut rentrer que dans l'exercice des droits qui suffisent à l'autorité royale. L'exécution de la volonté générale confiée à vos mains paternelles n'en deviendra que plus respectable et plus assurée. »

Le roi savait, par sa correspondance et par les journaux, que la nation, qui ne voyait dans le Sénat que les soutiens du despotisme répudié de l'empire, entourait de plus de faveur les membres du Corps législatif, d'où les premières voix d'indépendance étaient sorties. Il eut la présence d'esprit de s'appuyer, dès les premiers mots, sur le Corps législatif contre le Sénat absent. Il reconnut formellement dans sa réponse les membres du pouvoir législatif comme les représentants de la nation, et ne craignit pas d'engager sa prérogative en leur parlant de l'union nécessaire de son pouvoir avec les députés du pays pour assurer la force des lois et la félicité publique.

 

XXXVI

L'effet produit par cette première rencontre du souverain avec les représentants de l'armée et avec les représentants élus de la nation, l'émotion qui passionnait tout, l'adulation qui courbait tout, les conseils et les encouragements de ces entourages anciens et nouveaux, parurent suffisants au roi pour qu'il bravât les exigences de ce Sénat à moitié soumis, à moitié rebelle, qui n'avait envoyé ni paroles ni députation au nouveau maître. Louis XVIII se décida à prendre possession de son trône, sans conditions et sans stipulations échangées avec ce pouvoir faible exigeant et haï. L'empereur Alexandre, circonvenu plus que jamais par les hommes de la cour impériale, maîtres du Sénat, et qui voulaient conserver ce gage de sûreté et d'influence dans le règne nouveau, céda à leurs instances et partit pour Compiègne, afin de porter lui-même à Louis XVIII et d'appuyer de son crédit tout-puissant les prétentions du Sénat.

Louis XVIII vit arriver Alexandre avec déplaisir. Il savait que la popularité dont il était enivré à Paris par les impérialistes avait fasciné son jugement qu'il prenait dans sa capitale l'attitude d'un négociateur impérieux entre la nation et les Bourbons. Il n'ignorait pas les répugnances que le jeune empereur avait témoignées pendant les premiers jours de la restauration de sa famille il se souvenait que ce souverain avait revendiqué avec orgueil et affiché avec affectation l'amitié de Napoléon. Enfin, il s'attendait à des sollicitations impérieuses ou à une protection humiliante d'Alexandre. Sa politique et son orgueil en étaient également alarmés. C'était même là le motif secret de son hésitation à se rendre à Paris, depuis tant de jours de la lenteur de sa marche et de sa halte prolongée à Compiègne. Mais il trouva dans le sentiment de sa dignité et dans le souvenir de son sang le courage pénible de résister à un négociateur couronné, et de refuser une complaisance a celui qui lui rendait un trône dès le premier jour, il fut roi.

 

XXXVII

Louis XVIII reçut froidement le czar. Après les premières politesses, les deux souverains se retirèrent dans l'intérieur du château et eurent ensemble, seul à seul, un long et sérieux entretien. Alexandre insista pour persuader au roi que les droits traditionnels de son sang et les mystères du droit divin des couronnes étaient percés à jour et répudiés par l'opinion qu'il convenait de régner en vertu d'un titre nouveau et d'un appel volontaire à la nation, exprimé par le Sénat, en échange d'une constitution acceptée des mains de ce pouvoir de l'État ; que la date du règne des Bourbons devait se rajeunir et se confondre avec la date de la chute de l'empire que la nécessité et la prudence commandaient au roi de reconnaître, au moins de fait, l'existence des gouvernements qui avaient régi la France depuis vingt-cinq ans ; que si les familles royales avaient des intrigues, les nations n'en avaient pas. Enfin, il grossit démesurément aux yeux du prince exilé l'importance de ce petit groupe d'hommes d'ambition dont il était lui-même entouré à Paris, et qui, selon lui, tenaient les opinions et la couronne dans leurs mains, l'offrant en échange d'une constitution dictée par eux seuls, la retirant en échange d'une constitution émanée du monarque. En un mot, il parut mettre le trône et l'entrée de Paris au prix des condescendances, les unes justes, les autres timides et impolitiques, qu'il proposait au roi.

 

XXXVIII

Louis XVIII l'écoutait. avec impatience, l'interrompait avec liberté, et lui répondit avec une imperturbable fermeté « Je suis étonné d'avoir à rappeler à un empereur de Russie, lui dit-il, que la couronne n'appartient pas aux sujets. A quel titre un sénat, instrument et complice de toutes les violences et de toutes les démences d'un usurpateur, peuplé de ses plus serviles et de ses plus criminelles créatures, disposerait-il de la couronne de France ? Lui appartient-elle ? Et si elle lui appartenait en effet, est-ce à un Bourbon qu'il l'offrirait librement ? N'y a-t-il pas dans son sein des hommes tarés dans la Révolution de 1793 et tachés du sang d'un Bourbon décapité ? Je suis trop éclairé pour attacher au droit divin la signification que les superstitions religieuses ou populaires y attachèrent jadis ; mais ce droit divin, qui n'est, pour moi comme pour vous, qu'une loi de bon sens passée en politique immuable dans la transmission héréditaire du droit de souveraineté, est devenu aussi une loi de la nation, dix ans violée, dix siècles suivie La mort de mon frère et celle de mon neveu m'ont transmis ce droit ; c'est en vertu de ce seul titre que je suis ici et que l'Europe m'a rappelé pour rétablir en moi non un homme, non une race, mais un principe. Je n'en ai pas d'autres, je n'en veux pas d'autres à présenter à la France et au monde. L'acceptation de tout autre titre anéantirait en moi celui-là. Je suis un roi ; je serais un mendiant de trône Et quel autre droit aurais-je hors de ce droit que le sang a fait couler dans mes veines ? Que suis-je ? Un vieillard infirme, un malheureux proscrit, réduit longtemps à emprunter une patrie et du pain aux terres étrangères tel j'étais encore il y a peu de jours ; mais ce vieillard, ce proscrit était le roi de France, et voilà pourquoi Votre Majesté est ici ; voilà pourquoi une nation entière, qui ne me, connaît que par ce nom, m'a rappelé au trône de mes pères. Je reviens à sa voix, mais j'y reviens roi de France, ou je ne suis encore qu'un proscrit.

« Vous-même, ajouta-t-il en regardant Alexandre et en le frappant de son regard comme d'un reproche muet de l'inconvenance de sa demande, en vertu de quel titre commandez-vous donc à ces millions d'hommes dont vous avez guidé les armées a la délivrance de mon trône et de mon pays ? » Alexandre reconnut la force de cette interrogation, et se borna à alléguer la toute-puissance des faits accomplis et les conseils impérieux des circonstances. Mais Louis XVIII ne se rendit pas à ces raisons, qui, selon lui, brisaient d'avance son sceptre dans ses mains, et qui en remettaient la disposition à la merci d'un corps aujourd'hui obéissant, séditieux demain. « Non, dit-il, je ne flétrirai point par une lâcheté le nom que je porte et le peu de jours que j'ai à vivre ; je n'achèterai point une faveur mobile d'opinion au prix d'un droit sacré, de moi, de ma maison, de mon principe. Je sais que je dois à vos armes victorieuses la délivrance de mon peuple mais si ces importants services devaient mettre à votre disposition l'honneur de ma couronne, j'en appellerais à la France et je retournerais en exil. »

 

XXXIX

La France alors aurait presque unanimement répondu à cet appel du roi par une nouvelle proclamation de sa royauté. Le départ de Louis XVII aurait été le signal de nouveaux embarras et de graves agitations pour les alliés. Alexandre fut intimidé à son tour. Il se borna à rappeler au roi les engagements à demi consentis par le comte d'Artois son frère, à son entrée dans Paris. Louis XVIII ne les démentit pas, mais il feignit de les satisfaire par la promesse d'une déclaration ou d'un édit qui les confirmerait de sa pleine et libre autorité, au lieu de les accepter comme une loi des alliés et comme une condition de son peuple.

Alexandre sortit de cet entretien vaincu, étonné. Il avait cru rencontrer un vieillard d'un esprit faible, affamé du trône et heureux de le recouvrer à tout prix. Il avait trouvé un esprit supérieur, une foi obstinée, une éloquence majestueuse, un caractère inflexible, un roi qu'on pouvait repousser encore, mais qui, une fois sur le trône, se placerait par sa légitimité au niveau et au-dessus de ses libérateurs.

L'empereur d'Autriche et le roi de Prusse arrivèrent plus tard à Compiègne et ne renouvelèrent pas sur Louis XVIII les tentatives d'Alexandre. Ces souverains, moins influencés par les jeunes courtisans de l'empire et par les vieux débris de la Révolution, était plus disposés par leur nature et par leurs ministres à soutenir l'autorité personnelle du roi qu'à l'affaiblir par de timides concessions. Alexandre leur était suspect sinon de complicité avec la Révolution, au moins de jeunesse et de faiblesse pour les révolutionnaires. La même table réunit ce jour-là les quatre souverains et leurs principaux lieutenants. Bernadotte, ce roi de Suède, ancien Jacobin parvenu au trône et qui combattait contre sa patrie pour mériter de garder sa couronne, assistait à ce banquet. Un des augustes convives, dans la liberté du repas, ayant parlé au roi de cette mobilité du Français qui le précipitait avec la même facilité dans l'insurrection ou dans la servitude « Faites-vous craindre, Sire, dit Bernadotte à Louis XVIII, et ils vous aimeront ; sauvez seulement avec eux l'honneur et les apparences ; ayez un gant de velours sur une main de fer. » Le mot resta un dogme aux ambitieux.