Les Bourbons quittent
l'Angleterre. — Indifférence de la France et des alliés envers les Bourbons
en janvier 1814. — Le comte d'Artois entre en France. — Sa situation au
milieu des alliés. — Débarquement du duc d'Angoulême en Espagne. — Ses
proclamations. — Ordre du jour du maréchal Soult. — Attitude de Wellington. —
Conspiration royaliste à Bordeaux. — Entrée du duc d'Angoulême à Bordeaux. —
Le duc de Berri à Jersey. — Dualité du parti royaliste à Paris. — Discussions
entre le Sénat et l'abbé de Montesquiou, commissaire de Louis XVIII. —
Reconnaissance de Louis XVIII comme roi de France par le Sénat, le 6 avril
1814. — Départ du comte d'Artois de Nancy. — Son entrée a Paris. — Le Sénat
le reconnaît comme lieutenant général du royaume. — Réception du Sénat et du
Corps législatif par le comte d'Artois. — Il nomme un conseil de
gouvernement. — M. de Vitrolles. — Convention du 23 avril. — Députation du
comte de Bruges et de Pozzo di Borgo à Louis XVIII. — Départ de Louis XVIII
d'Hartwell le 18 avril. — Son entrée à Londres. — Son arrivée à Douvres. —
Son discours au prince régent. — Il part pour la France et débarque à Calais.
— Il traverse Boulogne, Montreuil, Abbeville et Amiens. — Sa halte à
Compiègne. — Députation des maréchaux de Napoléon. — Discours de Berthier. —
Députation du Corps législatif. — Conférence de Louis XVIII et d'Alexandre. —
L'empereur d'Autriche et le roi de Prusse se rendent à Compiègne. — Repas des
souverains.
I Telle
était la famille des Bourbons, avec ses vieillards, ses hommes mûrs, ses
jeunes princes, ses présents et ses absents, ses victimes et ses souvenirs
faisant partie de son nom dans la pensée et dans la mémoire de l'Europe, au
moment où Napoléon quittait Fontainebleau. Les
symptômes de sa décadence et les espérances de sa ruine n'avaient pas laissé
les membres de cette famille indifférents et inactifs pendant la campagne de
Paris. La politique de Louis XVIII à Hartwell s'était préparée à disputer et
à recueillir l'héritage du trône que l'empire allait laisser vacant. Ce
prince éclairé, patient et jaloux d'avance du règne qui s'approchait de lui,
ne désirait pas que sa dynastie tentât sur le continent des aventures
disproportionnées à ses forces. Il savait que sa force était dans son nom et
dans le principe d'hérédité du pouvoir auquel l'Europe victorieuse serait
entraînée à se rattacher pour fonder quelque chose d'analogue à elle-même en
France. Il se posait comme un dogme et non comme un prétendant. Ce mot de
légitimité, qui exprimait-si bien ce principe et ce dogme, avait été adopté
et popularisé par M. de Talleyrand, mais il avait été inventé par Louis XVIII
à Hartwell. L'impatience du comte d'Artois et de sa petite cour chevaleresque
ne s'accommodait pas de ces lenteurs. Ce prince et ses amis brûlaient de se
jeter au milieu même des événements et des alliés en France pour prendre pied
sur les circonstances, pour reformer à l'intérieur, s'il était possible, une
armée de princes, pour tirailler les cabinets des souverains coalisés dans le
sens de leurs désirs, pour les détourner de la paix avec Napoléon, et surtout
pour se substituer par quelque explosion d'opinion royaliste à la régence de
Marie-Louise, a la proclamation d'un second empire sur la tête de Napoléon
I1, ou aux entreprises républicaines du Sénat, qui, après avoir vendu son
ambition au despotisme, pouvait essayer de la perpétuer en la vendant à la
république. II Louis
XVIII, qui craignait également la légèreté et l'ardeur de règne ou
d'importance de son frère, avait ralenti, autant qu'il l'avait pu avec
décence, cette impatience de passer sur le continent qui dévorait l'âme du
comte d'Artois. Cette pensée était sage. Les Bourbons, pour être forts et
populaires en France dans le cas d'une restauration, avaient besoin d'être
appelés par la nation comme des sauveurs après la conquête, non d'être
présentés, patronnés ou imposés par la main des conquérants. Ce serait là une
tache qui s'étendrait sur tous leurs règnes et qui fausserait toute leur
situation. Confondus par la nation avec ses revers et avec les armées
étrangères, ces princes paraîtraient injustement ainsi faire partie de ses
douleurs et de ses humiliations. Mais des pensées si prévoyantes et si sages
n'entraient pas dans les conseils précipités et superficiels du comte
d'Artois. La politique de ces deux frères était déjà aussi opposée sur la
terre d'exil qu'elle devait l'être sur le sol de la patrie. Ils s'aimaient,
mais ils ne se ressemblaient pas. Louis XVIII paraissait au comte d'Artois un
pédagogue sédentaire et pédantesque mal détrempé des doctrines philosophiques
et révolutionnaires de 1789, une espèce de Jacobin couronné. Le comte
d'Artois, aux yeux de Louis XVIII, était toujours un héros théâtral de
Coblentz, un bon cœur, un esprit futile, un politique de préjugés, un frère
compromettant et dangereux, un âge mûr sans maturité, une jeunesse-et une
étourderie en cheveux blancs. Mais la cause et les espérances communes les
unissaient et les forçaient à paraître concerter leurs desseins. Louis XVIII
ne pouvait donc employer sur son frère que l'influence du titre, de l'âge,
des conseils, sans le contraindre par une autorité qui aurait blessé et
divisé la famille devant les royalistes émigrés et devant l'Europe. Parmi les
jeunes princes, l'un, le duc de Berri, favori de son père, paraissait suivre
la politique hâtive et aventureuse du comte d'Artois ; l'autre, le duc
d'Angoulême, esprit modeste, réfléchi, subordonné, était obéissant aux
inspirations de son oncle, Louis XVIII. La duchesse d'Angoulême, également
vénérée des deux cours d'Hartwell et de Londres, victime de la Révolution,
n'avait pour politique que ses larmes et ses ressentiments contre les persécuteurs
de son père. Tout ce qui datait de leur échafaud lui paraissait démence ou
crime. On ne pouvait accuser des préjugés qui étaient pour ainsi dire
sanctifiés en elle par la piété filiale et par le sang de sa famille. Mais
cette princesse avait plus qu'aucun membre de sa famille cette virilité de
cœur et cette intrépidité de résolution qu'elle avait reçues des veines de
Marie-Thérèse. Elle s'efforçait d'en communiquer l'héroïsme à son mari. III Louis
XVIII céda donc plutôt qu'il ne consentit avec conviction aux instances du
comte d'Artois et de ses neveux, pour quitter l'Angleterre et pour se
hasarder sur le continent dans la mêlée d'événements que la coalition allait
ouvrir sur la France. Le gouvernement britannique accorda passage à ces
princes, le 14 janvier 1814, sur des bâtiments de guerre anglais. Ils
partirent avec l'espérance -vague de retrouver un trône sous ces débris que
la guerre et la politique allaient précipiter sur leur pays. Ils n'y étaient
appelés alors par aucun parti. La Vendée dormait, le Midi attendait,
l'opinion regardait, le centre s'armait, l'armée combattait. Paris, dominé
par la cour impériale, par les fonctionnaires, par la police et par la garde
nationale, bourgeoisie armée indifférente aux querelles de trône, :dévouée au
patriotisme et à l'ordre, n'offrait aucune prise à des explosions de
sentiment pour la dynastie oubliée. On commençait seulement à murmurer, çà et
là, le nom de cette race bannie qui avait autrefois gouverné nos pères, et
-qui apparaissait, dans le lointain des événements menaçants, comme une
résurrection et comme une dernière possibilité de la Providence. A peine
quelques correspondants timides de Louis XVIII lui donnaient-ils de temps en
temps des informations générales sur l'état des esprits. Quelques salons de
Paris et quelques châteaux se flattaient mystérieusement de l'espoir d'une
restauration de la dynastie de leurs cœurs. Quelques légers fils de trames
royalistes s'ourdissaient avec plus de chimère que de réalité. Intrigues plus
que conspirations, rêves plus qu'entreprises exploités par l'importance et
par la vanité de quelques aventuriers d'opinion. Voilà la France en janvier
1814. Les armées étrangères ne présentaient pas plus d'ouverture et plus de
prise aux desseins des trois princes de la maison de Bourbon. Ils allaient
tenter des hasards. IV Le
comte d'Artois et ses deux fils se divisèrent le continent et les différentes
frontières de la France. Le comte d'Artois résolut de se jeter au milieu des
armées russe, autrichienne et prussienne, qui entamaient le nord et l'est de
la France. Il envoya son fils aîné, le duc d'Angoulême, en Espagne, à la tête
ou à la suite de la grande armée anglo-espagnole qui s'avançait sur le midi
et sur l'ouest. Le duc de Berri, son second fils et le plus téméraire en
résolutions, se porta dans l'île anglaise de Jersey pour se lancer de là dans
une barque et aborder en Normandie, où les plus puérils et les plus perfides
renseignements des agents royalistes d'Hartwell le flattaient d'être entouré,
à son débarquement, par une armée de cinquante mille hommes déjà enrégimentés
sous le drapeau blanc. La terre étrangère rend toujours les prétendants
crédules, parce que l'espérance de revoir la patrie est toujours de moitié
dans les illusions que des agents intéressés leur font concevoir. V Le
comte d'Artois, débarqué en Hollande avec une petite cour qui grossit en
route, MM. de Trogoff, de Wals, d'Escars, de Polignac, de Bruges, et son
conseiller le plus assidu, l'abbé de Latil, remonta le Rhin parla rive allemande
et pénétra en France par la Suisse. Il ne devança nulle part l'invasion
autrichienne. Les généraux de cette armée ne lui firent ni obstacle ni
concours. Ils le laissèrent inaperçu entrer comme un simple émigré dans les
villes qu'ils occupaient. Le peuple, intimidé par l'occupation étrangère, ne
s'émut pas sur son passage. Quelques gentilshommes, en petit nombre et avec
une extrême circonspection, accoururent seulement un à un des villes et des
provinces voisines, pour lui présenter leur fidélité et pour lui offrir des
plans renouvelés de Coblentz et des populations imaginaires, indifférentes
jusque-là à son nom. Après un court séjour à Pontarlier, il se rendit à
Vesoul. Les souvenirs des intrigues douteuses entre Fauche-Borel et Pichegru
lui faisaient croire que ces départements de la Franche-Comté se lèveraient à
son approche avec le double fanatisme du catholicisme espagnol et du
royalisme émigré. Le prince fut tristement détrompé dès les premiers pas. On
le vit passer avec indifférence. Les commandants autrichiens lui disputèrent
les portes de Vesoul. On ne l'autorisa à y entrer que comme simple voyageur.
On lui interdit de prendre aucun titre qui pût préjuger la question du trône
en France. Quelques visites reçues dans une hôtellerie de la ville furent le
seul accueil de la population. Le congrès de Châtillon, qui négociait encore
avec les plénipotentiaires de Napoléon, refroidissait les âmes et faisait la
solitude autour d'un prince qui pouvait être roi aujourd'hui, mais proscrit
demain. VI Il
espéra mieux des armées russes qui occupaient la 'Lorraine. Il leur fit
demander protection ouverte et appui pour sa cause. Lès généraux russes
éludèrent durement sa requête. Ils finirent par l'autoriser à venir à Nancy,
mais seul, sans cocarde, sans décoration, sans titre politique autre que son
nom, et à la condition qu'il ne logerait dans aucun édifice public. Le comte
d'Artois, ainsi dénationalisé, se rendit à Nancy. Il reçut l'hospitalité d'un
simple citoyen de la ville il établit là un petit centre de négociations
sourdes avec les généraux des puissances, et des manœuvres plus ténébreuses
avec les ambitieux mécontents de la société de Talleyrand et avec quelques
royalistes de Paris. Le baron de Vitrolles fut l'agent le plus actif, le plus
insinuant et le plus intrépide de cette cour errante. Il pénétra jusqu'à
l'empereur Alexandre il jeta dans l'esprit de ce prince la foi d'une immense
cause royaliste, qui n'existait que dans ses désirs. Il sapa dans son âme et
dans l'âme 'de ses ministres l'idée de la toute-puissance de Napoléon dans le
cœur des Français il courut de Paris à Nancy, de Nancy à Saint-Dizier, du
comte d'Artois à M. de Talleyrand, de M. de Talleyrand à Fouché, de Fouché
aux royalistes, des royalistes aux républicains, insinuant à celui-ci une
mission, arrachant à celui-là une parole, interprétant ici le silence, là le
langage, risquant sa liberté et sa vie sur les grands chemins entre les deux
armées, et d'abord importun, bientôt utile, à la fois nécessaire à tous, et
nouant ainsi, presque à lui seul, les fils d'une triple négociation royaliste
dont il avait pris l'initiative dans sa remuante et téméraire résolution. VII Le
comte d'Artois, découragé et prêt à être enveloppé à Nancy par le reflux de
l'armée française, craignant le sort du duc d'Enghien, se préparait à sortir
de nouveau de la Lorraine, quand M. de Vitrolles vint le conjurer de ne pas
faire violence à la fortune, en se maintenant même au prix de quelques
dangers et de quelques humiliations sur la ligne des événements. Il
communiqua au prince la résolution hardie et décisive que les conseils de
Pozzo di Borgo et les siens avaient fait prendre à l'empereur Alexandre et à
Blücher de marcher à tout hasard et directement sur Paris. Le prince ne devait-il
pas tout attendre d'une capitulation de Paris arrachée en l'absence de
l'empereur, de l'embarras des souverains de proclamer un gouvernement à' la
France, du zèle de ses amis, de la connivence habile de M. de Talleyrand, de
la complicité de Fouché dé la lassitude du pays, de l'impatience de vengeance
du parti républicain prêt à transiger pour une constitution libérale, enfin
de la mobilité de la France ? VIII Le
comte d'Artois resta et s'approcha pas à pas de la capitale a mesure que les
étrangers lui en ouvraient la route. M. de Vitrolles, un moment arrêté par
les Français, puis évadé, revint à Paris, et ne cessa pas de tenir son
nouveau maître au courant des manœuvres sourdes qu'il ourdissait pour sa
cause avec les familiers de M. de Talleyrand, avec les républicains et avec
les royalistes de la haute aristocratie du faubourg Saint-Germain. M. de
Vitrolles eut l'art de faire croire à l'armée des alliés qu'il était le
représentant d'une force intérieure irrésistible, et de faire croire aux
différents partis de la capitale qu'il avait le mot des puissances en faveur
des' Bourbons. Il fut l'entrepreneur et l'entremetteur multiple à lui seul de
trois ou quatre conspirations. Il les conçut, il les noua, il les combina
dans sa tête et après leur avoir persuadé ainsi à toutes qu'elles existaient,
il les livra aux événements, qui ne pouvaient manquer de les servir. Ce fut
la conspiration de Malet avec -les armées de l'Europe derrière elle pour
donner la réalité -aux imaginations de la nuit où trois hommes, du sein d'une
prison, avaient enseveli l'empire et supposé un gouvernement. IX Le duc
d'Angoulême se trouvait à peu près dans la même perplexité sur les frontières
d'Espagne. Il avait débarqué à Saint-Jean-de-Luz avec quelques aides de camp,
et il suivait le flux et le reflux de l'armée anglaise sans que lord
Wellington lui prêtât ni force ni encouragement. Du quartier général de cette
armée, le jeune prince lançait des proclamations royalistes dans les Pyrénées
et sur le littoral de l'Océan. « J'arrive, disait-il, je suis en France, je
viens briser vos fers, je viens déployer le drapeau blanc. Ralliez-vous,
Français, marchons ensemble au renversement de la tyrannie. Mon espoir ne
sera pas trompé je suis fils de vos rois et vous êtes Français ! » Le
maréchal Soult, qui commandait l'armée française opposée à celle de
Wellington, répondait à cet embauchage de ses troupes par des adresses à ses
propres soldats, qui repoussaient avec une injurieuse indignation ces
provocations à la défection de l'armée. « Soldats
leur disait le lieutenant encore fidèle de Napoléon, le général qui commande
l'armée contre laquelle nous nous battons tous les jours a l'impudence de
vous provoquer à la sédition. Il parle de paix, et vous appelle à la guerre
civile ! On a l'infamie de vous exciter à trahir vos serments à l'empereur.
Cette offense ne peut être vengée que dans le sang. Aux armes Vouons à
l'opprobre et à l'exécration publique tout Français qui favoriserait les
projets insidieux de nos ennemis. Combattons jusqu'au dernier les ennemis de
notre auguste empereur et de notre patrie Haine aux traîtres Guerre à mort à
ceux qui tenteraient de nous diviser Contemplons les efforts prodigieux de
notre grand empereur et ses victoires signalées, et mourons les armes à la
main plutôt que de survivre à notre honneur » X Ces
reproches de Soult à Wellington étaient injustes. Le général anglais restait
inflexible aux sollicitations des amis du duc d'Angoulême, et se refusait
avec une loyauté prudente et rude à tout encouragement à la cause des
Bourbons, de peur d'avoir à l'abandonner après l'avoir compromise. La
correspondance secrète de ce général avec son gouvernement, avec les conjurés
de Bordeaux et avec le duc d'Angoulême lui-même, révélée depuis, atteste une
probité de caractère et une réserve de promesses qui honorent son
commandement. Wellington était sur la frontière du Midi le général du
gouvernement anglais. Ce gouvernement était celui de tous qui avait le moins
de mesures à garder avec l'empereur. L'insurrection des Pyrénées, de
Bordeaux, de Toulouse, pouvait servir puissamment ses plans militaires. Le
drapeau blanc levé dans les provinces, sur la foi de l'appui de l'Angleterre
à cette cause, pouvait enlever des départements et des corps d'armée au
drapeau de Soult. Wellington ne voulut point acheter ces avantages au prix du
mensonge ou même de la réticence sur ses véritables intentions. Il ne voulut
pas exposer les royalistes à des provocations d'insurrection sans aveu qui les
livreraient ensuite à la vengeance de Bonaparte. Il ne cessa d'écrire à son
gouvernement pour le détourner de ces incitations au royalisme. « Vingt ans
se sont écoulés, dit-il au premier ministre, depuis que les princes de la
maison de Bourbon ont quitté la France. Ils sont plus inconnus à la France
que les princes de toute autre maison royale de l'Europe. Il faut sans doute
pour la paix du monde que l'Europe expulse Bonaparte, mais il importe peu
qu'il soit remplacé par un prince de la maison de Bourbon ou par tout autre
prince d'une maison couronnée. » Il n'écrivait pas avec moins de franchise et
de sévérité au duc d'Angoulême pour lui reprocher ou pour lui interdire toute
parole qui le présenterait aux populations françaises comme appuyé par lui. XI Cinq
mois entiers, le duc de Wellington s'obstina dans la même froideur, et le duc
d'Angoulême languit aux avant-postes dans le même découragement. L'armée
anglaise calculait ses pas vers Bordeaux sur les progrès que les armées
d'Alexandre et de Blücher faisaient dans le Nord. Le génie infaillible de
Wellington fut toujours et partout la prudence. Avancer peu, ne jamais
reculer, mourir sur la position prise et ne laisser à la fortune que ses
hasards, c'est la grandeur de cet Annibal anglais. Bordeaux l'appelait en
vain, il n'écoutait pas. Cette
grande ville était impatiente de secouer le joug de Napoléon. Bordeaux était
à la fois la ville des Girondins et la ville des Vendéens. Révolutionnaire
libérale, intellectuelle comme les amis de Vergniaud ; royale, enthousiaste,
téméraire comme Charette et La Rochejacquelein nœud de l'Ouest et du Midi.
Bordeaux était de plus une ville commerçante, la grande échelle de nos
colonies, le port de notre marine marchande, alors stagnante dans ses rades ;
elle allait exporter à Londres et dans la Baltique les vins de la ; Gironde,
et chercher à Saint-Domingue les riches cargaisons de nos sucres et de nos
cafés. A tous ces titres, Bordeaux était la ville d'opposition au
gouvernement de Bonaparte. Ce gouvernement de guerre et de despotisme avait
tué la pensée, incriminé l'éloquence, mutilé la liberté, vendu la Louisiane,
dédaigné ou perdu les colonies, muré les mers, anéanti le commerce maritime,
réduit Bordeaux a la pénurie et à l'humiliation. Toutes les classes de la
population, marins, négociants, avocats, cultivateurs ; toutes les opinions,
révolution ou royalisme, s'y rencontraient dans une même haine à l'opinion de
fer de Napoléon. Bordeaux aspirait à la chute de son despotisme comme à sa
propre résurrection. Aucune ville ne pouvait être mieux choisie pour centre
d'une conjuration sourde et pour foyer d'une explosion décisive contre un
empire qui pesait sur les affections dans la Vendée, sur les opinions dans la
Gironde, sur les intérêts dans tout le littoral de cette côte bloquée de
l'Océan. XII Cette
conjuration s'y était organisée depuis les désastres de la Russie entre un
petit nombre d'habitants de Bordeaux de toutes les classes et quelques
gentilshommes vendéens. Ces conspirateurs à visage découvert n'avaient pas
besoin de confier leurs vues secrètes à la multitude. Ils étaient sûrs
qu'elle suivrait d'elle-même le jour où il leur conviendrait d'éclater. Les
cœurs dans la foule conspiraient presque unanimement. La guerre nationale
n'aurait qu'à changer son drapeau pour être l'armée d'un soulèvement. Les
autorités municipales de la ville et M. Linch, maire de Bordeaux,
s'entendaient avec M. de La Rochejacquelein, frère du héros de la Vendée, et
avec les émissaires du duc d'Angoulême. Chose étrange ! c'était le général
anglais lui-même qui comprimait l'explosion de Bordeaux. Le comité royaliste
de cette ville lui avait envoyé plusieurs députations pour le solliciter
d'avancer avec confiance et d'occuper la ville. Il s'y était refusé. Lord
Beresford, général de son avant-garde, reçut enfin l'ordre de s'approcher de
la ville, mais il reçut en même temps de lord Wellington l'ordre de
s'abstenir sévèrement de toute excitation à l'insurrection contre le
gouvernement impérial et de tout engagement avec la cause aventurée des
Bourbons. Lord Beresford, plus entraîné que son général par les instances du
duc d'Angoulême et par l'enthousiasme de Bordeaux, s'approcha avec quinze
mille hommes de la ville et toléra la présence du duc d'Angoulême à son
quartier général. A son approche, la conspiration éclata. Le commissaire de
Louis XVIII, M. de Saint-Germain, se porta, accompagné de toute la jeunesse
royaliste du pays, à l'hôtel de ville, confirma le maire, M. Linch, et le
conseil municipal dans leurs fonctions, qui devenaient souveraines en
l'absence des autorités impériales en fuite. Il reçut leurs serments au roi. Le
lendemain 12 mars, la ville entière, sur les pas de ses magistrats, alla
au-devant du duc d'Angoulême, qui s'avançait avec l'armée anglaise. Les
autorités, à son aspect, arrachèrent les signes de l'empire, qu'ils avaient
portés jusque-là, les jetèrent dans la poussière et arborèrent la cocarde
blanche. « Prenez garde, leur dit Beresford, vous vous perdez peut-être à
l'heure où vous répudiez Napoléon. On négocie encore avec lui au congrès de
Châtillon. Au reste, vous êtes les maîtres, vos révolutions ne me regardent
pas ; je prends possession de votre ville au nom des puissances
belligérantes. » XIII Le duc
d'Angoulême marchait isolé, à une certaine distance des colonnes anglaises,
entouré de la jeunesse de Bordeaux et de la Vendée. Ce cortège enleva la
population ébranlée aux cris de « Vive le roi » Le duc répondait aux
acclamations du peuple par les promesses qui résonnaient le mieux dans le
cœur du pays : « Plus de guerre ! Plus de conscription !
Plus d'impôts sur les vins ! » Le drapeau blanc, soudainement
arboré sur tous les édifices publics et flottant aux fenêtres de toutes les
maisons, salua le retour de la dynastie exilée. M. Lainé, que son courage et
la colère de Bonaparte avaient signalé à l'estime et à la popularité de la
Gironde, homme qui plaisait aux républicains par ses opinions, aux royalistes
par son' horreur de la tyrannie, iL tous par son éloquence et sa vertu, fut
investi de l'autorité souveraine, au nom de la révolution consommée. Ce coup
ébranla le Midi et eut ses contre-coups dans l'intérieur de l'empire. XIV Mais ii
n'ébranla pas lord Wellington. Ce général, en vain provoqué par M. Linch, par
le duc d'Angoulême, par les royalistes des deux provinces, se refusa jusqu'au
bout à prendre sous sa responsabilité les mouvements révolutionnaires, qu'on
le suppliait de soutenir par l'envoi de ses troupes aux provinces ébranlées.
Il réprimanda lord Beresford des moindres complaisances affichées pour la
cause royaliste. Il repoussa avec inflexibilité les demandes du duc
d'Angoulême : « C'est contre mon avis et ma manière de voir,
répondit-il après le 12 mars à ce prince, que certaines personnes de la ville
de Bordeaux ont jugé convenable de proclamer roi Louis XVIII. Ces personnes
ne se sont donné aucune peine, elles n'ont pas fourni une obole, ni levé un
seul soldat pour le soutien de leur cause, et maintenant, parce qu'elles
courent un danger, elles m'accusent de ne pas les soutenir avec mes troupes.
Je ne sais pas si je ne vais pas au-delà de la ligne de mes devoirs en
prêtant à votre cause la moindre protection et le moindre appui. Il faut que
le public connaisse la vérité. Si d'ici à dix jours vous n'avez pas démenti
la proclamation du maire de Bordeaux qui m'attribue le devoir de protéger la
cause des royalistes de Bordeaux, je la démentirai moi-même publiquement » Mais
pendant que lord Wellington se réservait si sévèrement ainsi, les événements
de Paris entraînaient la France et les alliés au renversement complet de
l'empire. Quant au duc de Berri, bientôt détrompé sur la prétendue
insurrection de la Normandie, qui devait venir le recevoir au rivage et le
conduire en triomphe jusqu'aux portes de Paris, il resta sur le rocher de
Jersey en vue de la France, craignant un piège de la police de Bonaparte dans
chaque insinuation nouvelle de débarquement qu'il recevait de l'Ouest,
entretenant quelques correspondances insignifiantes avec les agents
subalternes du royalisme à Paris. Il ne sortit de l'île et n'accourut à Paris
qu'après que la révolution fut consommée et assise sur le trône avec son
oncle Louis XVIII. XV Nous
avons laissé Paris flottant, après l'entrée des alliés, entre les différents
partis que la chute irrémédiable et universellement acclamée alors de
Napoléon laissait à la France. Nous avons vu le petit nombre de royalistes
sortis des grandes familles ou des salons littéraires et libéraux de la
capitale se réunir, le jour de l'entrée des souverains, sur les boulevards,
se prononcer pour le retour des Bourbons, et s'efforcer, sans opposition
comme sans faveur de la part de la population également désaffectionnée de
l'empire, de faire illusion aux regards des étrangers sur leur force par
l'énergie de leur enthousiasme. Chaque heure, depuis, leur avait donné plus
de consistance et plus d'audace. Paris et la France étaient dans un de ces
moments de prostration et de flottement, fréquents dans la vie des nations,
où quelques mains actives, hardies et concertées suffisent pour imprimer un
courant inattendu et général aux choses. M. de Talleyrand, l'abbé Louis,
l'abbé de Pradt, archevêque de Mannes, aumônier de l'empereur, flatteur, puis
insulteur de cette fortune, nature spirituelle, turbulente et irrespectueuse
d'elle-même dans sa versatilité M. de Vitrolles, le duc d'Alberg, M. de
Jaucourt ; les propriétaires du Journal des Débats ; Laborie,
insatiable de menées et fougueux d'intrigues ; les deux Bertin, amis de M. de
Chateaubriand, rompus depuis 1789 aux péripéties révolutionnaires, et d'une
supériorité de tactique et d'esprit qui faisait d'eux de véritables hommes
d'État de l'opinion l'abbé de Montesquiou ; M. de Chateaubriand lui-même,
dont une page faisait pencher alors le destin Mathieu de Montmorency, grand
nom et grande âme ; Sosthène de La Rochefoucauld, son gendre, portant la
passion dans le dévouement tout le parti de madame de Staël ; quelques têtes
du parti républicain survivant à la tyrannie dans le Sénat ; la jeune
aristocratie et la jeune littérature, pressées de se précipiter' avec
l'impétuosité de l'âge et du sang dans les nouveautés, sous des noms antiques
; enfin, le parti toujours matinal des hommes qui flairent le vent et qui
s'emparent des premières heures d'un règne pour occuper les avenues de la
faveur et du pouvoir ; voilà les moteurs principaux du mouvement qui portait
les choses de la Restauration. Toutefois
deux camps se dessinaient déjà visiblement dans le parti royaliste ceux qui
voulaient rappeler les Bourbons comme des maîtres ; ceux qui voulaient les
admettre avec des conditions et les forcer à associer à leur règne les hommes
de l'empire, le Sénat et les principaux constitutionnels, afin que leur
retour ne fût ni la ruine de leur fortune politique, ni l'apostasie de la
Révolution. XVI Ce
dernier parti, que dirigeait surtout M. de Talleyrand et dans lequel il
réussissait à entraîner l'empereur Alexandre, ralentissait à dessein le
courant de l'opinion royaliste et négociait tantôt secrètement, tantôt
ouvertement avec Louis XVIII, encore à Hartwell, pour en obtenir des gages et
des concessions. Il s'appuyait sur l'ombre de ce Sénat ruiné d'avance dans
l'esprit de la nation et qui s'efforçait vainement de reconquérir un peu
d'estime en s'interposant, comme le représentant des libertés qu'il avait
vendues, entre le roi et le peuple. Il était trop évident qu'il ne
représentait que sa propre cupidité et toutes les honteuses servitudes du
règne de Napoléon. L'hypocrisie du Sénat, dans ce moment suprême, n'était
qu'une bassesse de plus qui l'avilissait davantage au lieu de le populariser
dans le pays. La constitution qu'il réclamait pour condition de son rappel
des Bourbons n'était que les stipulations de ses dotations et de ses
honneurs. Il avait vendu la liberté, il voulait la revendre. Le peuple ne s'y
trompait pas. Quatre ou cinq grands caractères seulement avaient survécu dans
ce corps à la corruption générale, et cherchaient à. retrouver dans les
ruines de l'empire quelques fondements de l'antique liberté. XVII Le
Sénat prépara dans quelques comités les bases de la déclaration des principes
qu'il voulait faire préalablement accepter à tout gouvernement il ne nommait
pas encore les Bourbons. Il voulait, avant de les nommer, que Louis XVIII
s'expliquât lui-même et déclarât à quel titre et à quelles conditions il
revendiquait le trône. L'abbé de Montesquiou, commissaire confidentiel de ce
prince auprès du Sénat et dans le gouvernement provisoire, insistait pour que
les sénateurs reconnussent d'abord le roi. M. de Talleyrand flottait, donnant
des paroles aux deux partis, soufflant des résistances à ceux-ci, des
concessions à ceux-là, nécessaire à tous en conversation journalière avec les
sénateurs, en correspondance secrète avec Hartwell en relations plus mesurées
avec le comte d'Artois, à Nancy, par M. de Vitrolles ; en intimité avec
l'empereur Alexandre, avec Pozzo di Borgo, M. de Nesselrode et M. de
Metternich entraîné par les événements, changeant avec les heures, fidèle à
un seul intérêt, celui de son importance et de son avenir. Le récit de ces
jours qui s'écoulèrent à Paris entre la chute de Napoléon et l'entrée des
Bourbons ne serait autre chose que le récit des fluctuations de cette longue et
fastidieuse intrigue pour faire croire aux Bourbons que le Sénat avait la
puissance de décerner l'empire, et pour faire croire au Sénat que les
Bourbons tremblaient et composaient avec lui. Rien de tout cela n'était vrai.
Les Bourbons sans doute avaient a composer, pour être durables, avec l'esprit
du siècle, qui ressortait jeune et impatient des débris du despotisme
renversé. Mais un mouvement désormais irrésistible entraînait la France vers
eux par le sentiment de leur nécessité. Il ne dépendait pas du Sénat de
ralentir ce mouvement, pas plus qu'il ne dépendait de M. de Talleyrand de
l'accélérer. Napoléon était l'antipathie de l'Europe, la république était
l'effroi des aristocraties et des trônes, la régence de Marie-Louise était la
tutelle de l'Autriche. Le duc d'Orléans, inconnu alors, était. une usurpation
de famille, la plus suspecte et la plus dangereuse des usurpations aux
dynasties. Le partage de la France était le crime contre les nationalités, le
crime impossible. Le besoin de paix, l'impatience de délivrer le sol de
l'occupation étrangère, le dégoût de la gloire, l'épuisement de richesse et
de population, l'influence des cabinets étrangers ne trouvant de gages
sérieux de réconciliation que dans les princes légitimes, l'impossibilité de
laisser en suspens un peuple conquis, les souvenirs, les terreurs et les
espérances ; tout jetait la France politique à la Restauration. L'armée
elle-même ne résistait pas, ses chefs se précipitaient aux nouveaux princes.
Les hommes se vantent de l'œuvre de Dieu quand ils prétendent avoir créé de
pareils mouvements. Ils ne font que les suivre. L'action individuelle
disparaît dans ces grandes impulsions instinctives des époques et des
peuples. Bonaparte s'était appelé lui-même le Destin. Les Bourbons, en 1814,
pouvaient s'appeler la Providence. Ils revenaient, envers et contre tous,
avec le reflux d'une révolution qui avait achevé son cercle de vicissitudes
et de débordement. XVIII Les
discussions d'un pacte entre la nation et les Bourbons, entre M. de
Montesquiou et les sénateurs, ne furent que les puérilités dogmatiques d'un
corps qui ne représentait rien, et d'un ministre qui ne représentait que des
ombres. Elles roulèrent sur le préambule d'une constitution qui déclarerait
qu'elle était l'œuvre de la nation, ou qu'elle était le don de la royauté. On
était du reste d'accord sur la nature des institutions qui entoureraient la
nouvelle monarchie. Le système représentatif divisé en deux chambres et
toutes les libertés de cultes, de pensée, de discussions, devenues le droit
commun des royautés constitutionnelles, étaient également admis par les deux
partis. Chacun céda quelque chose non dans les principes, mais dans les
termes. On voila sous le vague ou sous la réticence les articles sur lesquels
on différait. A l'aide de ces compositions mutuelles de M. de Montesquiou et
du Sénat, le Sénat appela, le 6 avril, « au trône de France,
Louis-Stanislas-Xavier de France, frère du dernier roi, et, après lui, les
autres membres de la famille des Bourbons dans l'ordre ancien. » Mais,
dans la lettre même que M. de Montesquiou adressait à Hartwell pour annoncer
au roi cet acte du Sénat, il prémunissait d'avance ce prince contre le
caractère obligatoire de la constitution qu'on lui imposait. « Cette
constitution ne peut être un embarras pour vous, disait-il à son maître. Où
sont les titres ? où est le mandat du Sénat ? Publiez en entrant en France un
édit royal, donnez vous-même des privilèges à la nation. Traitez non avec ce
Sénat méprisé, mais avec quelques-uns de ses membres accessibles à toutes les
promesses d'avantages personnels. La nation veut de l'ancien. » XIX Louis
XVIII, avec ta circonspection qui caractérisait sa politique, laissait
sagement s'user à Paris ces intrigues impuissantes, sûr d'avance de
recueillir le fruit de la lassitude générale et de dicter des conditions que
sa présence prématurée l'aurait forcé de subir. Il attendait, il
réfléchissait, il discutait avec lui-même et avec ses favoris, il atermoyait
avec son ambition. Sûr du trône, il semblait jouir de la perspective sans se
hâter d'en approcher, il se faisait désirer comme une solution et espérer
comme un mystère. Il savait que l'impatience de chaque jour accroissait sa
force, et que l'élan de la nation vers lui serait égal à la perplexité dans
laquelle elle se consumait. XX Le
comte d'Artois était dans des dispositions toutes contraires. Ce prince
croyait qu'il fallait surprendre au lieu d'attendre la nation. Moins
intelligent que son frère, il s'imaginait que le mouvement de la France vers
les Bourbons était une passion et non une raison. Il se flattait que sa
présence porterait cette passion jusqu'au délire, et qu'il conquerrait la
France d'un regard. Ses familiers autour de lui et ses correspondants à Paris
l'entretenaient dans cette illusion. Ils voyaient en lui le représentant de
l'aristocratie et de la royauté selon leurs cœurs, le prince de leur
jeunesse, le Charles 1 de leurs rêves, lc caractère incorruptible aux
nouveautés. Ils ne considéraient Louis XVIII que comme un principe, à leurs
yeux le comte d'Artois était la Restauration à lui seul. Ils l'enivraient de
sa future popularité. Ce
prince, séduit par ces adulations du parti aristocratique qui l'avait
circonvenu depuis sa jeunesse, se donnait plus d'importance et plus de
mouvement qu'il ne convenait à un prince au second rang. Il avait pris
lui-même, et comme rajeunissement a son ancien rôle pendant l'émigration, le
titre de lieutenant général du royaume, que Louis XVIII lui laissait par
tolérance, mais qu'il ne lui avait pas donné. Ce titre ainsi moitié usurpé,
moitié concédé, attribuait au comte d'Artois toutes les fonctions et toutes
les déterminations royales en l'absence de son frère. Louis XVIII ne voyait
cette toute-puissance, exercée en son nom et sans son aveu, ni sans ombrage,
ni sans inquiétude. Il craignait que des conseils intéressés et ambitieux ne
fissent affecter au comte d'Artois une autorité sur l'opinion qui gênerait
plus tard l'autorité de son propre règne. Il craignait que son frère ne
dépopularisât d'avance son retour par quelques actes ou par quelques paroles
de nature à blesser l'esprit nouveau. Il se fiait à sa conscience, il ne se
fiait ni à son esprit ni à sa solidité. Ce qu'il redoutait surtout, c'était
l'asservissement du comte d'Artois aux influences ecclésiastiques et son
engouement pour la noblesse émigrée. Louis XVIII savait assez de la France
pour comprendre que la liberté des cultes et l'égalité des conditions étaient
les deux passions de la Révolution qui avaient survécu à la terreur comme au
despotisme, et que présenter a la France la royauté de la maison de Bourbon
entre un évêque réclamant les privilèges de ses autels et -un noble réclamant
les privilèges de sa naissance, c'était jeter deux ombres funestes sur les
premiers pas de la Restauration. XXI Dans
l'incertitude de la réception qui l'attendait à Paris, le comte d'Artois
était resté jusque-là à Nancy. M. de Talleyrand, voyant que l'indécision
calculée du gouvernement provisoire ne pouvait se prolonger et que l'opinion
commençait à lui reprocher de sacrifier les intérêts de la France à ceux du
Sénat, abandonna secrètement la cause perdue de ce corps, et écrivit enfin
par M. de Vitrolles au comte d'Artois, pour le prier de venir prendre le
gouvernement en qualité de lieutenant général de son frère. Ce prince partit
a l'instant. Il traversa la Lorraine et la Champagne au milieu de
l'enthousiasme des populations, qui voyaient en lui un libérateur, et aux
cris de paix et d'abolition de la conscription et des impôts Il reçut en
route le projet de constitution voté par le Sénat comme condition de la
reconnaissance de son pouvoir. Il dédaigna de répondre à cet acte ou de le
discuter. Il pensa, avec raison, que la voix discréditée du Sénat serait
étouffée, à son entrée dans Paris, par 'l'acclamation d'un peuple qui
reconnaîtrait en lui l'héritier d'un trône antérieur. Arrivé
au château de Livry, aux portes de Paris, chez le comte Charles de Damas, un
de ses officiers, il y reçut la visite de M. de Choiseul-Gouffier, envoyé par
M. de Talleyrand. M. de Talleyrand avait chargé M. de Choiseul d'une note du
gouvernement provisoire qui lui indiquait à quel titre il serait investi du
pouvoir en rentrant dans le palais de ses pères. « Les prétentions du Sénat
sont inadmissibles, disait M. de Talleyrand le frère du roi et son
représentant ne peut partager l'autorité avec une commission du Sénat.
L'exercice pur et simple de l'autorité de lieutenant général est dangereux.
Le gouvernement propose que le frère du roi soit nommé par un décret du Sénat
chef du gouvernement provisoire. » Le
prince ne s'arrêta pas davantage à ce compromis, il n'y répondit pas.
L'impatience de Paris, exaltée par les royalistes, partagée par le peuple qui
ne comprend jamais que les idées simples, ouvrait les portes malgré le Sénat
et malgré les scrupules du gouvernement provisoire. La multitude se
précipitait du côté de Livry au-devant du prince. M. de Talleyrand, le
gouvernement, les autorités, les corps constitués, les maréchaux, s'y
laissaient entraîner par un de ces élans qu'aucune politique ne peut dompter
ni ralentir. Le président du gouvernement provisoire reçut le prince à la
barrière de Bondy. Les paroles échangées entre M. de Talleyrand et le prince
furent vagues et insignifiantes comme des congratulations. Elles ne
préjugeaient rien sur les conditions proposées, rejetées ou consenties entre
le prince et le peuple. Le comte d'Artois était reçu en qualité de Bourbon et
conduit aux Tuileries comme à la maison de ses pères. XXII Toute
la haute noblesse et toute la haute bourgeoisie de Paris s'étaient portées à
cheval, à la barrière, pour faire cortège au frère du roi. Les Damas, les
Luxembourg, les Crillon, les Mortemart, les Rohan, les Montmorency, confondus
avec les grands officiers et les maréchaux de l'empire, Ney, Marmont,
Oudinot, Moncey, Kellermann, Nansouty, précédaient ou suivaient le prince les
uns, comme le comte d'Artois lui-même, déjà décorés de la cocarde blanche ;
les autres portant encore la cocarde tricolore sous laquelle ils avaient
combattu jusque-là la Restauration. La garde nationale à cheval, qui venait
de se former spontanément, s'était parée la veille de ce signe agréable aux
yeux des Bourbons. Elle brandissait ses sabres au-dessus de la foule en
poussant et en propageant autour d'elle le cri répété de « Vive le roi ! » Le
comte d'Artois était l'objet de tous les regards et de tous les
enthousiasmes. Ce prince montait avec grâce un cheval magnifique. Il
conservait sous la maturité des années et sous les traces des longs exils
cette beauté sereine de physionomie, cette fierté douce d'expression, cette
élégance de taille et cette apparence de mâle jeunesse qui faisaient
retrouver en lui l'idole de la cour et le modèle extérieur de l'aristocratie.
Il avait tous les dons qui attirent l'œil et qui touchent le cœur d'une
multitude. La restauration d'une royauté absente ne pouvait se produire sous
des traits plus gracieux et imposants. Le nom de Bourbon, les tristesses de
l'exil, les joies du retour, l'ombre de Louis XVI, son frère, l'entouraient
d'un respect, d'un prestige et d'un attendrissement de souvenirs qui
courbaient toutes les têtes devant lui. Ses amis faisaient courir dans la
foule un mot qu'il n'avait pas dit, mais qui était admirablement inventé pour
lui ouvrir les cœurs et pour lui préparer les applaudissements « Je revois
mon pays, je suis heureux. Il n'y a rien de changé en France, il n'y a qu'un
Français de plus ! » Il se
dirigea, à travers ces flots de peuple, vers la cathédrale pour y remercier
le Dieu de ses pères, avant de repasser le seuil de leur palais. Paris tout
entier lui fit cortège jusqu'aux Tuileries. Au moment où il descendit de
cheval dans la cour, un immense pavillon blanc se déroula au sommet de
l'édifice. Le prince revit avec une joie mêlée de larmes ces appartements et
ces jardins, pleins à ses yeux des grandeurs de sa race, des grâces de la
reine, des angoisses, des captivités, de la mort de Louis XVI, des tumultes
de la Convention, des trophées de l'empire. En retrouvant la demeure
paternelle, il la retrouvait vide de tous les siens et pleine des
difficultés, des périls et des catastrophes du trône. Entre un pareil retour
et un éternel exil on ne sait ce qu'un cœur d'homme vulgaire aurait préféré.
Un cœur de prince y fut bientôt distrait de la nature par les tiraillements
des partis, par les soucis du gouvernement, par les conseils opposés de la
Révolution et de la contre-révolution face à face, et par les perspectives de
l'ambition. XXIII L'empereur
Alexandre, qui avait jusque-là habité l'hôtel de M. de Talleyrand et prononcé
en dernier ressort sur les mesures du gouvernement provisoire, quitta à
l'instant ce siège du gouvernement et alla habiter comme un simple général
étranger le palais de l'Élysée. Il vint rendre visite au comte d'Artois aux
Tuileries. Les deux princes s'entretinrent sans témoins. L'empereur
Alexandre, déjà circonvenu par M. de Talleyrand et par les hommes de
l'empire, conseilla au prince les transactions constitutionnelles, qui
pouvaient rendre seules une restauration populaire-et durable. Le Sénat,
vaincu par l'entraînement populaire, se présenta au palais et reconnut le
titre de lieutenant général du royaume. Le comte d'Artois répondit par des
promesses vagues de constitution, mais sans engager trop formellement le roi
son frère. Toutefois le discours qu'il lut à la députation du Sénat, rédigé
par Fouché chez M. de Talleyrand et imposé par l'empereur Alexandre,
renfermait le texte de toutes les libertés et de toutes les garanties
nationales revendiquées par le parti républicain devenu parti libéral. Il
reçut le même jour les membres du Corps législatif présents à Paris. Le
président de cette assemblée, Félix Faulcon, omit dans ses paroles au prince
tout ce qui -pouvait ressembler à une sommation ou même a une condition de
gages constitutionnels. Le comte d'Artois, froid avec le Sénat, fut cordial
avec le Corps législatif. Il affecta de voir dans ces membres de la
représentation nationale les véritables organes du pays. XXIV Le
comte d'Artois composa trois jours après son gouvernement. Ce gouvernement,
prolongation du gouvernement provisoire, prit la forme d'un grand conseil
d'État réuni autour du prince pour l'assister de ses conseils et pour
administrer en son nom. Ce conseil de gouvernement se composait de M. de
Talleyrand, du maréchal Moncey, du maréchal Oudinot, du duc d'Alberg, du
comte de Jaucourt, du général de Beurnonville, du général Dessoles, de l'abbé
de Montesquiou. Le baron de Vitrolles, jusque-lit intermédiaire officieux
entre le prince et les partis dominants à Paris, fut nommé secrétaire de ce
conseil avec le titre de secrétaire d'État. Logé aux Tuileries à côté du
prince, véritable ministre personnel du comte d'Artois au milieu de ces
ministres inconnus ou suspects, M. de Vitrolles, utile au prince près du
conseil, utile au conseil près de son maître, s'appuyant tantôt sur ses
services à la royauté comme agent actif de la restauration, tantôt sur ses
rapports antécédents avec Talleyrand et Fouché, prit pendant quelques jours
le rôle d'un homme nécessaire. Parvenu au pouvoir en quelques mois
d'intermixtion entre les événements, M. de Vitrolles rassurait à la fois le
prince -par son dévouement, les zélateurs de constitution par ses relations
sourdes avec eux, les royalistes par sa ferveur. Homme d'action plutôt que de
réflexion, sans racines dans aucun des partis, obligé de les flatter tous
pour qu'ils acceptassent tous sa domination, M. de Vitrolles était un bon
éclaireur des embûches dans lesquelles un prince nouveau pouvait tomber en
arrivant dans un monde inconnu il était un mauvais conseiller pour lui tracer
une ligne politique à grand horizon. Serviteur plutôt que ministre, trop
dévoué pour être indépendant, ayant trop besoin de tout le monde pour dominer
personne, il fit flotter l'esprit de son maître pendant quelques semaines
entre l'impérialisme, le libéralisme et l'absolutisme, puis il l'entraîna de
dépit dans cette opposition sourde et dans ces manœuvres occultes qui
faussèrent la vie politique du comte d'Artois, embarrassèrent le règne de son
frère et préjugèrent fatalement le sien. XXV Le
lieutenant général du royaume se hâta de nommer des commissaires généraux
avec mission de faire reconnaître dans toutes les provinces l'autorité du
roi. Ces commissaires furent choisis en majorité parmi les hommes de la
familiarité du prince, quelques-uns parmi les maréchaux et les généraux qui
avaient couru le plus vite au nouveau pouvoir. Ils n'éprouvèrent de
résistance nulle part. La France entière accueillit avec l'enthousiasme de
l'espérance le retour des Bourbons. L'armée seule resta muette et morne, mais
ses murmures n'éclatèrent jamais en séditions. Elle passa de l'empereur au
roi avec la convenance de ses regrets, mais avec l'unanimité et la discipline
de son patriotisme. Elle sentait que la nation avait payé trop chèrement sa
gloire, et qu'elle devait disparaître pour laisser s'accomplir la paix. Les
ordres du gouvernement l'écartèrent des provinces occupées par l'étranger, et
la reléguèrent momentanément derrière la Loire. XXVI Dix
jours après le départ de Napoléon de Fontainebleau, M. de Talleyrand conclut
avec les puissances alliées une suspension d'hostilités par laquelle il
désarmait entièrement la France. Les places fortes et tout ce qu'elles
contenaient en armes, munitions, artillerie, étaient concédées aux alliés.
C'était une capitulation complète d'un pays vaincu. Sans rien préjuger sur
les conditions ultérieures de la paix qui devaient être exécutées, les
souverains promettaient de leur côté de faire évacuer par leurs troupes les
frontières de la France telles qu'elles existaient en 1792, aussitôt que les
troupes françaises auraient évacué les places et les territoires qu'elles
occupaient encore sur le sol européen. Un murmure général accueillit cette
capitulation de la France, signée pour premier acte de son avènement par le
comte d'Artois. Ses conseillers faisaient ainsi de lui l'exécuteur des
rigueurs de l'invasion et des humiliations de la conquête. Sans doute une
nation dont la capitale était occupée par deux cent mille hommes ne pouvait
pas discuter librement avec ses vainqueurs les conditions de sa paix mais
elle pouvait ne pas les ratifier, si spoliatrices et si honteuses, par la
main de son propre gouvernement. Le comte d'Artois mieux conseillé n'aurait
dû entrer à Paris que pour relever la France et non pour signer du nom d'un
Bourbon des sévérités, des ruines et des désarmements qui lui seraient
éternellement reprochés. On crut revoir dans cet acte le génie de Coblentz
prêtant la main à l'étranger et vendant la France pour racheter le trône. Ce
n'était que hâte et irréflexion. La nation mécontente affecta d'y voir une
complicité. Cet acte dépopularisa en peu de jours le prince, ses conseillers
et son gouvernement. On tourna ses regards vers Louis XVIII. On comprit la
prudence de ce prince, qui avait laissé faire cette étourderie à son frère,
et qui allait rentrer pour protester contre cette précipitation de faiblesse.
M. de Talleyrand pouvait donner d'autres conseils au prince. Mais il avait
besoin de donner surtout des gages. Suspect aux émigrés, odieux aux évêques
qui entouraient le comte d'Artois, utile mais répugnant à cette cour, il lui
fallait acheter par de larges concessions diplomatiques l'appui dont il avait
besoin dans le conseil des souverains étrangers. On peut croire qu'il ne
marchanda pas la faveur à l'Europe qui le rendait nécessaire aux Tuileries. XXVII Sa
correspondance avec Hartwell se resserrait de jour en jour. Il avait usé à
Paris les prétentions du Sénat. L'opinion tournait contre ce corps. Il
n'était pas homme à lutter vainement contre l'opinion. Il préparait
maintenant les voies au roi. Il voulait s'assurer des titres sa
reconnaissance. Les exigences constitutionnelles s'affaiblissaient tous les
jours. Il avait servi avec trop de souplesse la contrerévolution et le
despotisme sous la main de Napoléon pour être bien difficile en gages de
liberté. La meilleure constitution serait celle qui lui garantirait le mieux
son ascendant sur les nouveaux princes, sa fortune et sa dignité. Louis XVIII
l'avait connu avant la Révolution, il l'avait suivi du regard pendant le
Directoire et pendant l'Empire, il ne craignait pas en lui un obstacle, il y
voyait un complaisant obligé de son gouvernement. Il savait que les
restaurations ont plus besoin d'hommes souples que toutes les autres natures
de révolutions, parce qu'en conservant les principes elles changent seulement
les instruments de règne. Nul n'avait à la fois plus de finesse, plus
d'audace et plus de souplesse que M. de Talleyrand. Il appartenait à l'ancien
régime par sa naissance, à la Révolution par son sacerdoce répudié, à
l'empire par les dignités, à l'Europe par sa défection à l'empire, a la
Restauration par sa complicité dans les manœuvres qui avaient soulevé le
Sénat contre l'empereur, à tous les partis par sa flexibilité à tous les
vents. C'était le type du changement, le modèle et l'instrument des inconstances
qu'un souverain restauré devait demander aux caractères, aux lois et aux
mœurs d'une révolution domptée. Louis XVIII caressait donc de loin M. de
Talleyrand. Il ne l'estimait pas, il ne l'aimait pas, mais il le comprenait.
M. de Talleyrand était à ses yeux un précieux hasard des circonstances, un
résumé de toutes les habiletés utiles pour faire passer une nation, par des
nuances graduées, d'un principe dans un autre. Homme prédestiné par sa nature
à se trouver à propos sur le seuil des Tuileries pour congédier la dynastie
tombée et pour introduire la dynastie future, ancien pour les anciens,
nouveau pour les nouveaux, gage pour les vaincus, complice pour les
vainqueurs, l'homme de tous. XXVIII Louis
XVIII écoutait du fond de sa retraite d'Hartwell toutes les voix qui lui
venaient ainsi de la France, les unes invoquant le principe de la
souveraineté du peuple, les autres demandant le rétablissement des ordres et
les états généraux, quelques-unes l'ancienne constitution, comme s'il eût
jamais existé d'autres constitutions en France que des coutumes modifiées par
le hasard et données par la puissance et par la volonté du roi ; quelques
autres enfin un franc despotisme sanctifié par le droit de naissance, par la
tradition et par la religion tous du moins dans ces pensées diverses
reconnaissant la convenance ou la nécessité des Bourbons Eh quoi disait M.
publiciste alors imposant du droit divin, à ceux qui faisaient des conditions
au retour du roi, quoi ! vous viendrez donc, votre morceau de papier à la
main, nous signifier que le prince qui s'avance n'est pas notre roi ? Il faut
assurer l'avenir, répondait Fouché dans une adresse au comte d'Artois le ciel
et la terre retentissent d'acclamations, les transports de la joie
universelle sont bien l'expression de toutes les âmes. Il faut des gages à
toutes les opinions, des garanties à tous les intérêts. Un législateur de
l'antiquité et l'un des plus renommés pour sa sagesse, Solon, après de
longues agitations, voulut que la cité de Minerve fût purifiée tout entière
comme un temple dont il fallait laver les marbres il fit promener les statuas
des dieux dans toutes les rues et dans toutes les places ; il 'mit la
réconciliation et la paix publique sous la garantie du ciel. Le roi ne suivra
pas l'exemple de Charles II, qui, après avoir promis l'oubli à tous, ne
pardonna à personne, mêla le spectacle des échafauds à celui des
réjouissances, et prépara une nouvelle déchéance à la famille des Stuarts. Je
crois connaître l'esprit de la France la France est tout entière disposée à
se presser autour du trône des Bourbons, si une constitution royale et
nationale garantit tous les droits. » Les royalistes purs répliquaient que la
meilleure constitution était l'âme d'un bon roi. XXIX L'abbé
de Montesquiou, ministre confidentiel du roi Louis XVIII, membre du
gouvernement provisoire, lié avec M. de Talleyrand par politique, avec les
royalistes par sentiment, placé au centre de ce tumulte d'opinions diverses.
et cherchant à démêler l'esprit général de la situation au milieu de ces avis
opposés, écrivait à Hartwell : « Mon avis et celui de M. de
Talleyrand est que le roi, en entrant en France, publie simplement un édit
royal par lequel il déclare sa propre souveraineté, sans se laisser entraver
d'avance par une constitution non avenue. Puis, que le roi proclame ensuite
les droits qu'il reconnaîtra à la nation et la réunion des corps législatifs.
L'état des finances, ajoutait-il, m'y décide. » Le
comte d'Artois, évidemment embarrassé des concessions qu'il avait faites dans
sa précipitation d'entrer a Paris et de jouir des prémices du gouvernement,
ne donnait ni lumières ni avis au roi son frère. Il semblait craindre de
s'engager par des conseils qui auraient déplu Hartwell, ou qu'on aurait pu
lui opposer plus tard quand la nature l'aurait ramené à son opposition aux
concessions. Il se contenta d'envoyer au roi le comte de Bruges, un de ses
aides de camp les plus familiers, pour engager son frère à venir enfin
prendre la couronne. Le comte de Bruges exprima au roi la véritable et
secrète pensée du comte d'Artois. C'était celle des émigrés et des
publicistes de l'ancien régime, qui regardaient toute reconnaissance des
droits de la nation et des actes révolutionnaires comme une abdication
partielle et comme une dégradation anticipée du mystère de la royauté du
droit divin. Le roi au fond penchait vers ce dogme, non par conviction
d'esprit, mais par habitude de naissance et par respect pour sa race ; mais
par politique il penchait vers une transaction apparente entre les droits du
peuple et le droit de sa souveraineté. Seulement il voulait que cette
reconnaissance fût concédée par lui et non arrachée par les circonstances, et
que l'origine toute royale et les termes souverains de cette transaction
entre le trône et le peuple fussent tels que tout parût un don de la royauté,
et que ce don conditionnel pût être suspendu ou retiré si jamais la nation
prétendait se mettre au niveau ou au-dessus du trône. Pendant
que le comte de Bruges arrivait ainsi à Hartwell pour porter au roi les
inspirations téméraires et absolutistes de son frère, Pozzo di Borgo, aide de
camp de l'empereur Alexandre, et ami de M. de Talleyrand, y arrivait de son côté
au nom des puissances alliées pour faire prévaloir dans l'esprit de ce prince
les inspirations constitutionnelles qui prévalaient dans le conseil des
souverains et des diplomates à Paris. Louis XVIII avait donc à se décider sur
la terre étrangère entre les deux grandes pensées qui se combattaient déjà en
France et qui allaient se le disputer pendant tout son règne. Prudent,
réfléchi, négociateur et temporisateur comme un prince vieilli dans les
intrigues et dans les hésitations d'un long exil, ce prince écoutait,
inclinait tour a tour vers les deux partis, donnait des espérances, méditait
des paroles d'oracle à sens double et profond, mais ne se décidait avec une
irrévocable franchise pour aucun des deux partis. Sa haute raison le portait
aux accommodements avec le temps et avec l'opinion publique ; M. de Blacas et
la duchesse d'Angoulême, l'un esprit retardataire et étroit, l'autre
princesse ulcérée et énergique, le retenaient dans la superstition de sa
souveraineté sans partage. Ce fut
dans ces dispositions d'esprit qu'il quitta enfin sa retraite champêtre
d'Hartwell, le 18 avril, et qu'il traversa Londres pour rentrer dans son
royaume. XXX L'Angleterre
tout entière semblait regarder la restauration des Bourbons comme un triomphe
national longtemps préparé, longtemps attendu par le peuple de la Grande-Bretagne.
La nation anglaise, émue à la voix de Burke et de ses orateurs par la mort
tragique de Louis XVI, de la reine et de la famille royale, témoin indigné et
attendri du supplice de tant de victimes immolées par la terreur, était
constitutionnelle par instinct, royaliste par pitié. L'histoire de la
Révolution française, continuellement racontée et commentée à Londres par les
écrivains royalistes réfugiés, y était devenue une poésie du malheur, du
crime, du trône et de l'échafaud. Le foyer des Anglais avait été généreux,
prodigue, hospitalier pour la noblesse française émigrée et reconnaissante
alors. Le gouvernement anglais avait contemplé de loin les prodiges
d'intrépidité des aventuriers et des héros royalistes de la Vendée il les
avait secourus de ses subsides et de ses escadres, il avait combattu ensuite
dix ans l'usurpation du continent par Napoléon en Portugal, en Espagne, en
Allemagne, en Sicile ; il était fier de la délivrance du monde accomplie par
l'obstination de sa politique, de son trésor et de ses armées. La chute de
Napoléon et son remplacement sur le trône de France par un frère de Louis XVI
paraissaient aux Anglais une des plus grandes œuvres de leur histoire. Leur
cœur s'exaltait de joie et d'orgueil en voyant ce sage, longtemps leur hôte,
aujourd'hui roi, sortir de sa demeure obscure au milieu de leur île pour
aller recevoir de leurs mains le trône de ses pères, et reprendre sa place à
la tête des vieilles races couronnées. La ville de Londres tout entière
s'était pavoisée et se pressait sur toutes les routes et dans toutes les rues
que traversaient Louis XVIII et la duchesse d'Angoulême, depuis la porte du
jardin d'Hartwell jusqu'au palais du prince régent. L'entrée du roi à Londres
fut aussi solennelle et aussi royale que son entrée dans sa propre capitale.
L'ivresse du peuple fut même plus entière, car il ne s'y mêlait ni le deuil
de l'occupation du pays par des troupes étrangères, ni les sourds
pressentiments de la division des partis. Le prince régent alla recevoir le
roi de France aux portes de Londres, et l'accompagna le lendemain jusqu'à
Douvres, pour le saluer et le congédier en roi à son dernier pas sur la plage
anglaise. « Je
prie Votre Altesse Royale, répondit le roi aux félicitations du prince
régent, d'agréer mes plus vives et mes plus sincères actions de grâces pour
les félicitations qu'elle vient de m'adresser je lui en rends de
particulières pour les attentions soutenues dont j'ai été l'objet tant de la
part de Votre Altesse Royale que de la part de chacun des membres de votre
illustre maison. C'est aux conseils de Votre Altesse Royale, à ce glorieux
pays, à la constance de ses habitants, que j'attribuerai toujours, après la
divine Providence, le rétablissement de notre maison sur le trône de ses
ancêtres, et cet heureux état de-choses qui permet de fermer les plaies, de
calmer les passions, de rendre la paix, le repos et le bonheur à tous les
peuples. » Ces
paroles que la reconnaissance de l'exilé inspirait, mais que la dignité du
roi de France défendait à ses lèvres, furent plus tard le remords de son
règne et le texte du patriotisme contre sa maison. La France y était
non-seulement oubliée, mais humiliée. XXXI Louis
XVIII s'embarqua à Douvres le 24 avril sur le vaisseau le Royal-Souverain,
escorté de la frégate le Jason, aux salves de l'artillerie de la côte et de
la flotte, qui saluaient de la mer et du rivage le départ de cette dynastie exilée
pour aller retrouver une famille, un peuple et un trône. Le détroit était
couvert de barques et de navires pavoisés faisant cortége au vaisseau qui
reportait la vieille monarchie en France. Le drapeau blanc flottait à tous
les mâts, les applaudissements et les hourras se renouvelaient à toutes les
vagues. Une mer calme, un vent doux, un soleil serein, favorisaient cette
manifestation de la joie des deux peuples impatients de renouer la paix dans
ce roi qui en paraissait le symbole. Le bonheur que devait éprouver l'âme de
l'exilé semblait s'être répandu dans l'âme de toute l'Angleterre. Elle était
fière d'avoir conservé et de rendre ce souverain à son pays. A
moitié du canal, le vaisseau qui portait le roi passa du cortége naval des
Anglais au milieu du cortège des barques et des vaisseaux français. Il trouva
sa patrie s'avançant vers lui sur les flots. Il entra en triomphe dans le
port de Calais. Les canons de la cote française répondaient depuis l'aurore
aux canons de Douvres. Les dunes, les caps, les jetées, les langues de terre
avancées dans la mer, les murailles et les tours de Calais étaient couverts
d'un peuple qui attendait le roi comme un salut et comme une espérance.
Aucune division n'existait en ce moment ni dans les esprits ni dans les
cœurs. Ceux qui n'avaient ni souvenir ni affection pour la vieille monarchie
n'avaient du moins nulle répugnance. Un murmure d'allégresse sortait de cette
foule répandue hors de ses demeures. La terre elle-même et les murailles par
la voix des cloches et des canons semblaient participer à cette émotion des
hommes. Louis XVIII attendri jusqu'aux larmes, et habile à calculer même ses
impressions sincères, jetait autour de lui, à toutes les députations et à
tous les spectateurs qui entouraient son vaisseau, de ces mots heureux où le
sentiment jaillit de la circonstance pour voler de bouche en bouche. Il
s'emparait de sa nouvelle patrie par l'à-propos de ses réponses, et fixait
pour ainsi dire l'enthousiasme en l'exprimant. La nature semblait l'avoir
créé pour de pareils moments. C'était le génie naturel de ces solennités. XXXII Debout
sur la proue élevée du vaisseau, appuyé sur les fidèles compagnons de sa
proscription, entouré de la France nouvelle qui s'était portée à sa
rencontre, il tendait les bras aù rivage et-les refermait sur son cœur, en
élevant ses regards au ciel, comme pour embrasser sa patrie. Il montrait à
ses côtés madame la duchesse d'Angoulême, cette fille de Louis XVI à qui la
France redevait en amour et en pitié le sang de son père, de sa mère, de sa
tante ; le prince de Condé, le duc de Bourbon, dont l'ombre du duc d'Enghien,
leur fils et leur petit-fils, attristait la physionomie et changeait le
retour en deuil visible sur leurs traits. Le peuple immobile d'émotion
répondait à chaque geste par des acclamations et par des larmes. Le roi en
touchant la terre voulut d'abord, suivant l'antique usage, rendre grâces au
Dieu de ses pères pour imprimer un caractère plus religieux à l'embrassement
du peuple et du souverain. Assis dans une calèche découverte à côté de la
duchesse d'Angoulême, il fendit lentement la foule inclinée pour se rendre à
l'église de Calais. Il y pria dans une pieuse attitude aux autels de ses
pères. Le reste de la journée fut consommé dans les réceptions et les
cérémonies du retour. Les populations du nord de la France se pressaient par
leurs députations sur toutes les routes et dans toutes les places de Calais.
Ce pays froid, réfléchi, sensible, avait mieux gardé que les contrées légères
de la France la mémoire de la monarchie et la piété pour la famille royale.
Le général Maison, commandant l'armée du Nord, soldat qui s'était signalé
dans la dernière guerre par une énergie et par un patriotisme plus obstinés,
était accouru de Lille avec une partie de ses troupes pour lui présenter les
premières baïonnettes et les premiers hommages de l'armée. Il escorta le
lendemain le prince à son départ de Calais. Le roi reçut ce représentant de
l'armée française et ses soldats, comme s'ils eussent servi sa propre cause
en servant celle de la patrie sous un autre chef. Il eut pour les officiers
et pour les troupes cette confiance qui inspire la loyauté, et ces mots qui
effacent tout autre souvenir que les souvenirs de gloire. Il retrouva sur
toute sa route vers Paris, à Boulogne, à Montreuil, à Abbeville, à Amiens, le
même peuple, le même attendrissement des visages, le même empressement des
populations, la même unanimité d'espérances. Il sentit au tressaillement
universel et spontané de sa patrie qu'il était maître de ce peuple et qu'on
ne lui marchanderait pas sérieusement le règne à Paris. Il était évident pour
lui et pour tous que si le pays confiant et versatile eût été seul en face de
son roi, le roi aurait dicté arbitrairement et sans obstacle les conditions
du nouveau pacte entre le trône et le pays ; l'empereur Alexandre stipulait
pour la liberté plus que la liberté à ce moment ne stipulait pour elle-même. XXXIII Des
courriers de Paris rejoignaient d'heure en heure le roi sur la route, et lui
apportaient les nouvelles, les impressions et les dispositions publiques par
des messages confidentiels de l'abbé de Montesquiou et de M. de Talleyrand. A
chaque relais, les exigences de M. de Talleyrand semblaient se relâcher, et
ses conseils, d'abord rigoureusement constitutionnels, devenaient plus
souples et plus accommodants. Cependant, il l'engageait encore à ne pas
entrer à Paris avant d'avoir adressé une proclamation royale à la nation,
rassurante pour le passé, et de nature à déterminer et à fixer l'opinion et
le serment de l'armée. Le roi suivit ces conseils, et se décida à faire une
halte au château de Compiègne avant d'entrer dans sa capitale, soit pour se
donner le temps de la réflexion, soit pour combiner avec M. de Talleyrand ses
paroles et ses actes, soit pour donner, par la lenteur même de sa marche,
plus de dignité et plus de solennité à son retour, et pour accroître
l'impatience de sa capitale par l'apparente hésitation de son esprit.
Peut-être aussi l'homme privé prévalut-il en cela sur le souverain, et ce
prince voulut-il retremper ses yeux et son cœur dans l'antique demeure et
dans les vieilles forêts d'un domaine de ses aïeux cher à sa jeunesse, en
reposant quelques jours ses regards sur les arbres, sur les eaux et sur les
tours où il avait passé ses premières années, avant de se plonger dans ce
palais des Tuileries, plein de soucis du trône, de souvenirs de larmes et de
sang. XXXIV Les
maréchaux de Napoléon et ses familiers les plus intimes s'étaient hâtés de
devancer le roi à Compiègne pour s'assurer des premiers regards et s'emparer
les premiers du règne. Le maréchal Berthier, qui n'avait pas quitté depuis
douze ans la tente ou le cabinet de l'empereur ; le maréchal Ney, son plus
intrépide lieutenant sur tous les champs de bataille, dont l'empereur avait
dit « J'ai trois cents millions en or dans les caves de mon palais, je les
donnerais pour racheter la vie d'un pareil homme, » s'y montraient les plus
empressés auprès de son successeur. Le maréchal Ney, à cheval avec ses
collègues autour de la voiture royale, et agitant son épée sur sa tête,
s'écriait en montrant ce prince à la foule « Vive le roi ! Le voilà, mes
amis, le roi légitime ! le véritable roi de la France ! » Ces hommes de
guerre, si braves au feu, se montrent trop souvent faibles de cœur devant les
changements des cours. Le peuple s'étonnait de tant de versatilité dans tant
d'héroïsme. Il commençait à soupçonner, ce qu'il a eu tant d'occasions de
reconnaître depuis ; que l'habitude d'obéir à toutes les puissances ne crée
pas la constance dans le cœur des hommes de guerre, et que les révolutions
qu'ils ont à combattre la veille n'ont pas de plus complaisants serviteurs le
lendemain. Le roi
feignait d'estimer des inconstants qui ne faisaient pas illusion à sa
sagacité. Il couvrait d'honneur ces adulations pour en encourager d'autres.
Il jugeait du pays par les représentants de l'armée il se trompait. Les
hommes du 18 brumaire et de l'empire avaient perdu le droit de marchander la
liberté. Mais il restait des citoyens dans les rangs civils et obscurs de la
population. Le
maréchal Berthier, à titre de chef d'état-major général et de plus ancien des
maréchaux présents, adressa un discours au roi. On eût cru entendre une voix
de l'antique monarchie portant l'hommage de l'inviolable fidélité à
l'héritier non interrompu de l'antique race « Vos armées Sire, lui dit-il,
dont vos maréchaux sont aujourd'hui l'organe, se trouvent heureuses de vous
offrir aujourd'hui leur dévouement. » Il présenta ensuite tous les
lieutenants de Napoléon en répétant au roi des noms que ce prince avait
longtemps entendu répéter comme ceux des implacables soutiens de la cause
ennemie. Le roi, préparé à cette réception, et qui avait rangé dans sa
mémoire les principales actions de guerre où ces compagnons de l'empereur
s'étaient illustrés, adressa à chacun d'eux le mot et le souvenir qui devait
le flatter davantage. Il enchaîna par l'orgueil ceux qui ne demandaient qu'à
être enchaînés par la faveur. Il feignit, à la fin de l'audience, de
chanceler sous le poids de l'âge et des infirmités. Ses familiers s'avancèrent
pour le soutenir ; mais le roi les écartant du geste et s'appuyant sur les
bras des maréchaux avec une affectation d'abandon et de confiance pleine de
ruse et de grâce « C'est sur vous, messieurs, leur dit-il en souriant, que je
veux désormais m'appuyer Approchez et entourez-moi vous avez toujours été
bons Français j'espère que la France n'aura plus besoin de votre épée ; mais
si jamais, ce qu'a Dieu ne plaise, on nous forçait à la tirer, tout infirme
que je suis, je marcherais avec vous ! » Ces
paroles et ce geste attendrirent jusqu'à l'ivresse des hommes qui ne
demandaient qu'à être émus, pour justifier la promptitude de leur adhésion
intéressée par l'apparence d'un entraînement de cœur. XXXV Une
députation du Corps législatif avait devancé aussi le roi à Compiègne. Le
président et l'orateur de cette députation était M. Bruys de Charly, député
de Saône-et-Loire, homme d'une figure imposante, d'un cœur royaliste, d'un
dévouement raisonné mais traditionnel aux Bourbons et aux principes de la
monarchie tempérée. « Oui, dit-il au roi d'une voix où l'émotion
attendrissait la force, venez, descendant de tant de rois Montez au trône où
nos pères placèrent autrefois vos augustes ancêtres, et que nous sommes
heureux de vous voir occuper aujourd'hui Tout ce que vainement nous avions
espéré loin de vous, Votre Majesté nous l'apporte ; vous venez sécher toutes
les larmes, guérir toutes les blessures. « Nous
vous devrons plus encore ce retour va cimenter les bases d'un gouvernement
sage et prudemment balancé. Votre Majesté ne veut rentrer que dans l'exercice
des droits qui suffisent à l'autorité royale. L'exécution de la volonté
générale confiée à vos mains paternelles n'en deviendra que plus respectable
et plus assurée. » Le roi
savait, par sa correspondance et par les journaux, que la nation, qui ne
voyait dans le Sénat que les soutiens du despotisme répudié de l'empire,
entourait de plus de faveur les membres du Corps législatif, d'où les
premières voix d'indépendance étaient sorties. Il eut la présence d'esprit de
s'appuyer, dès les premiers mots, sur le Corps législatif contre le Sénat
absent. Il reconnut formellement dans sa réponse les membres du pouvoir
législatif comme les représentants de la nation, et ne craignit pas d'engager
sa prérogative en leur parlant de l'union nécessaire de son pouvoir avec les
députés du pays pour assurer la force des lois et la félicité publique. XXXVI L'effet
produit par cette première rencontre du souverain avec les représentants de
l'armée et avec les représentants élus de la nation, l'émotion qui
passionnait tout, l'adulation qui courbait tout, les conseils et les
encouragements de ces entourages anciens et nouveaux, parurent suffisants au
roi pour qu'il bravât les exigences de ce Sénat à moitié soumis, à moitié
rebelle, qui n'avait envoyé ni paroles ni députation au nouveau maître. Louis
XVIII se décida à prendre possession de son trône, sans conditions et sans
stipulations échangées avec ce pouvoir faible exigeant et haï. L'empereur
Alexandre, circonvenu plus que jamais par les hommes de la cour impériale,
maîtres du Sénat, et qui voulaient conserver ce gage de sûreté et d'influence
dans le règne nouveau, céda à leurs instances et partit pour Compiègne, afin
de porter lui-même à Louis XVIII et d'appuyer de son crédit tout-puissant les
prétentions du Sénat. Louis
XVIII vit arriver Alexandre avec déplaisir. Il savait que la popularité dont
il était enivré à Paris par les impérialistes avait fasciné son jugement
qu'il prenait dans sa capitale l'attitude d'un négociateur impérieux entre la
nation et les Bourbons. Il n'ignorait pas les répugnances que le jeune
empereur avait témoignées pendant les premiers jours de la restauration de sa
famille il se souvenait que ce souverain avait revendiqué avec orgueil et
affiché avec affectation l'amitié de Napoléon. Enfin, il s'attendait à des
sollicitations impérieuses ou à une protection humiliante d'Alexandre. Sa
politique et son orgueil en étaient également alarmés. C'était même là le
motif secret de son hésitation à se rendre à Paris, depuis tant de jours de
la lenteur de sa marche et de sa halte prolongée à Compiègne. Mais il trouva
dans le sentiment de sa dignité et dans le souvenir de son sang le courage
pénible de résister à un négociateur couronné, et de refuser une complaisance
a celui qui lui rendait un trône dès le premier jour, il fut roi. XXXVII Louis
XVIII reçut froidement le czar. Après les premières politesses, les deux
souverains se retirèrent dans l'intérieur du château et eurent ensemble, seul
à seul, un long et sérieux entretien. Alexandre insista pour persuader au roi
que les droits traditionnels de son sang et les mystères du droit divin des
couronnes étaient percés à jour et répudiés par l'opinion qu'il convenait de
régner en vertu d'un titre nouveau et d'un appel volontaire à la nation, exprimé
par le Sénat, en échange d'une constitution acceptée des mains de ce pouvoir
de l'État ; que la date du règne des Bourbons devait se rajeunir et se
confondre avec la date de la chute de l'empire que la nécessité et la
prudence commandaient au roi de reconnaître, au moins de fait, l'existence
des gouvernements qui avaient régi la France depuis vingt-cinq ans ; que si
les familles royales avaient des intrigues, les nations n'en avaient pas.
Enfin, il grossit démesurément aux yeux du prince exilé l'importance de ce
petit groupe d'hommes d'ambition dont il était lui-même entouré à Paris, et
qui, selon lui, tenaient les opinions et la couronne dans leurs mains,
l'offrant en échange d'une constitution dictée par eux seuls, la retirant en
échange d'une constitution émanée du monarque. En un mot, il parut mettre le
trône et l'entrée de Paris au prix des condescendances, les unes justes, les
autres timides et impolitiques, qu'il proposait au roi. XXXVIII Louis
XVIII l'écoutait. avec impatience, l'interrompait avec liberté, et lui
répondit avec une imperturbable fermeté « Je suis étonné d'avoir à rappeler à
un empereur de Russie, lui dit-il, que la couronne n'appartient pas aux
sujets. A quel titre un sénat, instrument et complice de toutes les violences
et de toutes les démences d'un usurpateur, peuplé de ses plus serviles et de
ses plus criminelles créatures, disposerait-il de la couronne de France ? Lui
appartient-elle ? Et si elle lui appartenait en effet, est-ce à un Bourbon
qu'il l'offrirait librement ? N'y a-t-il pas dans son sein des hommes tarés
dans la Révolution de 1793 et tachés du sang d'un Bourbon décapité ? Je suis
trop éclairé pour attacher au droit divin la signification que les
superstitions religieuses ou populaires y attachèrent jadis ; mais ce droit
divin, qui n'est, pour moi comme pour vous, qu'une loi de bon sens passée en
politique immuable dans la transmission héréditaire du droit de souveraineté,
est devenu aussi une loi de la nation, dix ans violée, dix siècles suivie La
mort de mon frère et celle de mon neveu m'ont transmis ce droit ; c'est en
vertu de ce seul titre que je suis ici et que l'Europe m'a rappelé pour
rétablir en moi non un homme, non une race, mais un principe. Je n'en ai pas
d'autres, je n'en veux pas d'autres à présenter à la France et au monde.
L'acceptation de tout autre titre anéantirait en moi celui-là. Je suis un roi
; je serais un mendiant de trône Et quel autre droit aurais-je hors de ce
droit que le sang a fait couler dans mes veines ? Que suis-je ? Un vieillard
infirme, un malheureux proscrit, réduit longtemps à emprunter une patrie et
du pain aux terres étrangères tel j'étais encore il y a peu de jours ; mais
ce vieillard, ce proscrit était le roi de France, et voilà pourquoi Votre
Majesté est ici ; voilà pourquoi une nation entière, qui ne me, connaît que
par ce nom, m'a rappelé au trône de mes pères. Je reviens à sa voix, mais j'y
reviens roi de France, ou je ne suis encore qu'un proscrit. « Vous-même,
ajouta-t-il en regardant Alexandre et en le frappant de son regard comme d'un
reproche muet de l'inconvenance de sa demande, en vertu de quel titre
commandez-vous donc à ces millions d'hommes dont vous avez guidé les armées a
la délivrance de mon trône et de mon pays ? » Alexandre reconnut la force de
cette interrogation, et se borna à alléguer la toute-puissance des faits
accomplis et les conseils impérieux des circonstances. Mais Louis XVIII ne se
rendit pas à ces raisons, qui, selon lui, brisaient d'avance son sceptre dans
ses mains, et qui en remettaient la disposition à la merci d'un corps
aujourd'hui obéissant, séditieux demain. « Non, dit-il, je ne flétrirai
point par une lâcheté le nom que je porte et le peu de jours que j'ai à vivre
; je n'achèterai point une faveur mobile d'opinion au prix d'un droit sacré,
de moi, de ma maison, de mon principe. Je sais que je dois à vos armes
victorieuses la délivrance de mon peuple mais si ces importants services
devaient mettre à votre disposition l'honneur de ma couronne, j'en
appellerais à la France et je retournerais en exil. » XXXIX La
France alors aurait presque unanimement répondu à cet appel du roi par une
nouvelle proclamation de sa royauté. Le départ de Louis XVII aurait été le
signal de nouveaux embarras et de graves agitations pour les alliés.
Alexandre fut intimidé à son tour. Il se borna à rappeler au roi les
engagements à demi consentis par le comte d'Artois son frère, à son entrée
dans Paris. Louis XVIII ne les démentit pas, mais il feignit de les
satisfaire par la promesse d'une déclaration ou d'un édit qui les confirmerait
de sa pleine et libre autorité, au lieu de les accepter comme une loi des
alliés et comme une condition de son peuple. Alexandre
sortit de cet entretien vaincu, étonné. Il avait cru rencontrer un vieillard
d'un esprit faible, affamé du trône et heureux de le recouvrer à tout prix.
Il avait trouvé un esprit supérieur, une foi obstinée, une éloquence
majestueuse, un caractère inflexible, un roi qu'on pouvait repousser encore,
mais qui, une fois sur le trône, se placerait par sa légitimité au niveau et
au-dessus de ses libérateurs. L'empereur d'Autriche et le roi de Prusse arrivèrent plus tard à Compiègne et ne renouvelèrent pas sur Louis XVIII les tentatives d'Alexandre. Ces souverains, moins influencés par les jeunes courtisans de l'empire et par les vieux débris de la Révolution, était plus disposés par leur nature et par leurs ministres à soutenir l'autorité personnelle du roi qu'à l'affaiblir par de timides concessions. Alexandre leur était suspect sinon de complicité avec la Révolution, au moins de jeunesse et de faiblesse pour les révolutionnaires. La même table réunit ce jour-là les quatre souverains et leurs principaux lieutenants. Bernadotte, ce roi de Suède, ancien Jacobin parvenu au trône et qui combattait contre sa patrie pour mériter de garder sa couronne, assistait à ce banquet. Un des augustes convives, dans la liberté du repas, ayant parlé au roi de cette mobilité du Français qui le précipitait avec la même facilité dans l'insurrection ou dans la servitude « Faites-vous craindre, Sire, dit Bernadotte à Louis XVIII, et ils vous aimeront ; sauvez seulement avec eux l'honneur et les apparences ; ayez un gant de velours sur une main de fer. » Le mot resta un dogme aux ambitieux. |