Napoléon à la
Malmaison. — Ses préparatifs pour la mort du duc d'Enghien. — Interrogatoire
du duc d'Enghien. — Son jugement. — Sa condamnation. — Son exécution. —
Arrivée de la princesse Charlotte à Paris. — Jugement de la conduite de
Napoléon.
I Mais on
ne dormait pas au château de la Malmaison, où le premier consul, pour se
recueillir dans ses pensées, dans ses loisirs et dans les premières délices
du printemps, s'était retiré depuis huit jours. Ces jours et ces nuits
étaient remplis d'agitation, de colères, de conseils, de dépêches aux
généraux et aux ministres révoquées par d'autres dépêches de veillées,
d'allées et de venues, de courriers et de confidents, de Paris à cette
retraite et de cette retraite à Paris. Il était visible qu'on y couvait des
résolutions tragiques, une précaution d'État une terreur à l'Europe, un
avertissement supérieur aux nombreux conspirateurs, une vengeance, peut-être
un crime, bientôt un remords. Ce fut
dans cette demeure, où il semblait attendre un événement inconnu encore à
tous, qu'il reçut par le télégraphe, le 15 mars au soir, la nouvelle de
l'enlèvement accompli. Ses pensées, jusque-là toutes tendues par la colère,
commencèrent à flotter. Il se sentit comme embarrassé de son succès et de sa
proie. Il écrivit à l'instant à Réal « Venez ce soir à dix heures ; une
voiture vous attendra sur le pont de Neuilly pour vous faciliter la course. » Le
lendemain, 16, à la suite des premières entrevues avec ses conseillers, se
croyant certain alors de fournir les preuves d'une criminalité indubitable à
l'opinion, il roule l'idée de faire juger le prince en plein soleil par une
haute cour nationale, avec toutes les garanties de la défense et de la
publicité. Il s'arrête ensuite à l'idée d'un grand tribunal militaire,
composé des principaux généraux siégeant au Sénat. Murat, beau-frère du
premier consul et gouverneur de Paris, paraît avoir été chargé de quelques
ouvertures préliminaires de ce plan. Murat, nature soldatesque, mais
héroïque, gémissant, ainsi que sa jeune femme, d'une arrestation qui ne
pouvait qu'ensanglanter et souiller le pouvoir naissant et jusque-là pur de
son beau-frère, aurait penché du moins pour le mode d'exécution le plus
magnanime. Nous disons exécution et non jugement ; car tout jugement suppose
dans les juges le droit de juger. Or, aucun Français n'avait le droit de
juger un prince qui n'avait point commis un crime en France ; qui résidait
depuis l'âge de quatorze ans sur une terre étrangère, et dont l'enlèvement
était une illégalité européenne, un crime contre le droit des gens et contre
le droit naturel. II Murat
fit appeler le colonel Préval, jeune militaire déjà renommé pour son talent
d'exposition et de parole dans Jes conseils de guerre, et qui commandait le
2e régiment de cuirassiers en garnison à Saint-Germain, aux portes de Paris.
Il lui annonça que le premier consul avait jeté les yeux sur lui pour être le
rapporteur d'une affaire d'État dans laquelle un grand criminel était
impliqué. Le colonel Préval ayant demandé le nom de ce grand coupable, et
Murat ayant prononcé confidentiellement le nom du duc d'Enghien, Préval
déclina, avec un noble instinct des convenances, les fonctions qui lui
étaient imposées dans un tel procès. « J'ai fait mes premières armes avant la
Révolution, dit-il, dans le régiment du jeune prince. Mon père et mes oncles
servaient avant moi sous les ordres des Condé, le rôle d'accusateur de leur
fils et de leur petit-fils flétrirait mon cœur et déshonorerait mon épée. »
Murat comprenait et sentait comme le jeune officier il ne pouvait blâmer dans
un autre une répugnance qu'il aurait respectée dans lui-même. Il communiqua
ce refus au premier consul. On ne parla plus de grand tribunal militaire
d'État. La crainte de remuer trop profondément l'opinion royaliste, soulevée
par la lenteur et la solennité de longs débats retentissants dans la Vendée,
le pressentiment de l'intérêt passionné qui s'attacherait bientôt à un jeune
prince ravi par la violence à son asile, et à qui on ne rendait par force sa
patrie que pour lui en faire un tombeau, influèrent sans doute aussi sur le
mode de jugement. Promptitude, secret, silence, bâillon mis sur la défense,
voile jeté sur la victime, coup frappé sans retentissement et ne retentissant
ensuite que quand il serait trop tard pour demander grâce. On trouvait toutes
ces conditions du crime politique dans un jugement par une commission
militaire sans formalité, sans publicité, sans lenteur, nocturne, rapide,
instantané, jugeant et frappant du même mot, sous les voûtes et dans les
fossés d'une prison d'État. Bonaparte
s'arrêta à ce mode, conforme à ces vengeances ou à ces précautions d'État du
conseil des Dix et des cachots sans échos de Venise. Le génie tragique de
l'Italien respirait tout entier dans ce tribunal, dans ces juges et dans
cette exécution de nuit. Seulement, Venise ne jugeait ainsi que ses citoyens,
et n'envoyait pas ravir ses victimes sans défiance a l'inviolabilité de
l'asile étranger. III Le 17,
le premier consul reçut à la Malmaison les détails circonstanciés de la
double expédition d'Ordener et de Caulaincourt. Il sut ainsi que la présence
de Dumouriez a Ettenheim était une chimère le rapport du colonel Charlot le
disait textuellement. Ce colonel expliquait la confusion de noms entre
Thomery et Dumouriez. Aucun soupçon fondé à cet égard ne pouvait plus
subsister dans l'esprit du premier consul. Le 18,
arriva à M. de Talleyrand le rapport de Caulaincourt sur sa mission parallèle
à Offenbourg et sur ses communications diplomatiques à la cour de Bade. Les
papiers saisis chez le duc d'Enghien arrivèrent par le même courrier. M. de
Talleyrand les porta à la Malmaison. Le prince ne devait pas tarder de suivre
ces courriers, ces rapports et ces pièces toutes justificatives de son
prétendu complot, qui le devançaient à Paris. Dès le
15 au soir, Bonaparte avait fait ordonner à ses officiers à Strasbourg de
faire partir immédiatement le duc d'Enghien pour Paris. L'ordre, arrivé par
le télégraphe, avait été exécuté, comme on l'a vu, dans la nuit. Mais, depuis
ce moment, le ciel brumeux sur les montagnes de l'Alsace empêchait le
télégraphe d'annoncer à la Malmaison le départ accompli du prisonnier. On
calculait seulement, par conjectures, qu'il arriverait dans la soirée ou dans
la nuit du 20 mars. Le
premier consul, dans cette prévision, prépara tout dans la matinée de ce jour
sinistre pour que le jugement et l'exécution attendissent la victime à heure
fixe à Vincennes. La rapide succession de délibérations, de messages et
d'actes consignés à cette date dans la matinée du 20 mars, prouvent que la
pensée de Bonaparte était tendue avec une impatience et une ponctualité
fébriles vers le plus rapide et le plus tragique dénouement dans la nuit
suivante. On
dirait qu'il craint d'avoir le remords d'une réflexion, et que, décidé a ne
pas se repentir, il ne veut pas se laisser le temps de délibérer. IV Tout se
presse à cette date et à ces heures. Il
écrit d'abord au ministre de la guerre de charger Murat, gouverneur de Paris,
du choix des membres d'une commission militaire pour juger le duc d'Enghien.
Il fait rédiger par Réal un rapport sur les prétendues conspirations
auxquelles le prince était odieusement mêlé par les révélations mensongères
des explorateurs de police sur le Rhin et à Londres. Il fait
résumer ces accusations conjecturales dans un arrêté du gouvernement, qui
affirme que ce prince fait partie des complots tramés par l'Angleterre contre
la sûreté extérieure et intérieure de la république. Il fait
écrire deux fois dans la journée par Réal, directeur de la police secrète, à
Murat d'abord, à Harel après, pour que ce prince soit conduit et reçu à
Vincennes. Il reçoit a midi M. de Talleyrand à la Malmaison et s'entretient
avec ce ministre dans ses jardins. Son
frère Joseph Bonaparte, ému des bruits qui courent, arrive de Morfontaine à
la Malmaison. L'épouse du premier consul, Joséphine, le reçoit la première,
lui annonce l'arrestation du jeune prince, lui dit qu'elle craint les
conseils de ce maudit boiteux (M. de Talleyrand) conjure son beau-frère de
parler à son mari, de lui insinuer l'indulgence, de ne pas lui dire surtout
qu'elle l'a prévenu, afin que son opinion ne lui paraisse pas influencée par
l'attendrissement d'une femme. Joseph,
bien disposé par son propre cœur et par ses amis et ses hôtes de Morfontaine,
madame de Staël, Mathieu de Montmorency, M. de Jaucourt, descend au jardin,
interrompt l'entretien du consul et de M. de Talleyrand. Ce dernier
s'éloigne. Bonaparte confie à Joseph sa résolution de faire juger le duc
comme complice des conjurations contre lui. Joseph l'en détourne ; il supplie
son frère de se souvenir que le prince de Condé, gouverneur de la Bourgogne
pendant leur enfance, l'a protégé et assisté de sa protection au collège
d'Autun, et qu'il lui doit son admission dans les écoles d'artillerie « Qui
nous eût dit alors, ajouta en s'attendrissant Joseph, que nous aurions un
jour à délibérer sur la vie ou la mort de son petit-fils et du seul héritier
de son nom ? » Bonaparte, inflexible, répond que le duc d'Enghien est un des
chefs des complots de Georges contre sa propre vie, et qu'il n'y a pas
d'inviolabilité pour des Bourbons venant conspirer si près des frontières. Il
rompt l'entretien pour lire une dépêche télégraphique de Strasbourg qui lui
annonce enfin par un horizon éclairé le départ du prince pour Paris. A quatre
heures, une nouvelle dépêche de Paris lui apprend l'arrivée du prisonnier à
l'hôtel des affaires étrangères. Cependant
Murat, sur ses ordres de la veille, avait nommé la commission militaire. Il
n'avait pas trié les juges avec la partialité d'un homme qui commande une
condamnation. Le hasard et les grades les avaient désignés. C'étaient Hullin,
commandant les grenadiers à pied de la garde des consuls, président ;
Guitton, colonel du 1er régiment de cuirassiers ; Bazancourt, du 4e Ravier,
du 18e Barrois, du 96e ; Rabbe, de la garde municipale, tous
officiers de la garnison de Paris. Le major de la gendarmerie d'élite
d'Autencourt était rapporteur. Le malheur de Murat était d'avoir à chercher
des juges dans les rangs où l'on ne discute pas l'obéissance, où l'on se
laisse ordonner de juger comme on se laisse ordonner de mourir, où l'on ne
sait pas distinguer entre un arrêt et un jugement. Aussitôt
que ces juges d'un banni qui n'avait rompu volontairement aucun ban et que la
force seule amenait à leur juridiction furent désignés par le gouverneur de
Paris, le premier consul les fit prévenir de se rendre chez Murat pour y
prendre connaissance de leur mission. Il
ordonna au ministre de la guerre de faire réunir à la barrière Saint-Antoine,
plus rapprochée de Vincennes, une brigade d'infanterie casernée dans ce
faubourg. Cette brigade, force imposante et disproportionnée à toute
circonstance ordinaire, devait s'adjoindre encore une légion de gendarmerie
d'élite dont le général Savary, aide de camp du consul, était colonel.
Savary, acteur sûr et principal, œil et main du premier consul dans
l'événement, devait pendant la courte durée du jugement commander en chef la
brigade de troupes de ligne, la légion et la forteresse même. Harel
disparaissait devant ce suprême exécuteur des desseins de son maître. Savary
dans la soirée reçut ordre de se présenter chez le gouverneur de Paris et de
lui donner connaissance préalable des mesures concertées à la Malmaison et au
ministère de la guerre pour les dispositions militaires qui le concernaient
dans le plan général de la nuit. Maret,
qui retournait de la Malmaison à Paris, reçut des mains du premier consul
copie des mêmes dispositions pour le chef de la police, Réal. Réal devait,
dit-on, aller aussi de son côté interroger le prisonnier à son arrivée à
Vincennes. On a construit sur cet ordre donné à Réal, et sur les
circonstances accidentelles et. improbables qui en auraient empêché l'effet,
un système d'excuse ou d'atténuation du crime que nous exposerons plus loin.
Toutes ces mesures prises, la nuit survint, et la Malmaison attendit. V Savary,
parti de la Malmaison à cinq heures, avait reçu de Bonaparte dans son cabinet
et de sa propre main la lettre scellée contenant les instructions qu'il
envoyait par Savary à Murat. En arrivant chez Murat, Savary rencontra sous la
porte cochère M. de Talleyrand, qui sortait de l'hôtel. Il monta chez le
gouverneur de Paris. Soit que Murat fût réellement malade ce jour-là, soit
qu'il répugnât ainsi que sa femme à l'acte odieux connu d'avance d'elle et de
lui, soit qu'il ne voulût pas accepter la responsabilité future d'aucune
intervention active et directe dans une cruauté capable de ternir un jour sa
renommée, il rejeta sur la maladie vraie ou feinte son immobilité dans
l'événement. Il parut hors d'état de se tenir debout et de veiller
personnellement à l'exécution des ordres militaires. Il se borna à dire à
Savary, qu'il n'aimait pas « Vous devez connaître les ordres dont vous êtes
porteur, exécutez-les en ce qui vous concerne. » Savary
sortit, se rendit à la caserne de la légion de gendarmerie d'élite dont il
était colonel, la réunit, la dirigea sur Vincennes, et se porta de sa
personne à la barrière Saint-Antoine pour y prendre, en vertu des ordres du
consul, le commandement de la brigade d'infanterie qui lui avait été donné à
la Malmaison. Il arriva huit heures du soir à Vincennes avec ces forces, il
rangea sa brigade d'infanterie de ligne sur l'esplanade qui fait face à la
forêt, et il fit entrer sa légion de gendarmerie dans la cour, plaçant des
postes de gendarmes a toutes les issues, avec ordre d'intercepter toute
communication au dehors sous quelque prétexte que ce fût. Cette consigne
annonce assez qu'on ne s'attendait pas a des contre-ordres de Paris ou de la
Malmaison. VI Au même
moment Hullin, président de la commission militaire, se rendit à l'appel du
gouverneur de Paris, ainsi que le rapporteur et les juges désignés, chez
Murat pour y recevoir leurs instructions. Murat leur ordonna de se rendre
Vincennes. Il leur remit l'ordre officiel qui les instituait en tribunal. Le
dernier paragraphe de cet arrêté portait « qu'ils se réuniront
sur-le-champ à Vincennes pour y juger sans désemparer le prévenu sur les
charges énoncées dans l'arrêté du gouvernement. » Ces officiers partirent
successivement pour Vincennes. Leur réunion chez Murat, la rédaction des
ordres, leur sortie de Paris, le trajet de la barrière Saint-Antoine au
château, avaient pris des heures. La nuit s'avançait quand ils se trouvèrent
rassemblés chez le commandant Harel. Harel disposa ce même salon où il avait
donné l'hospitalité à son hôte en tribunal pour le juger. Le président Hullin
distribua à ses collègues les pièces de l'accusation. Selon les formes, il
donna l'ordre au commandant Harel d'aller chercher le prisonnier et de
l'amener dans la pièce attenante au salon, pour être interrogé par le
rapporteur de la commission militaire d'Autencourt. Les juges s'entretinrent
autour du feu en attendant que ces formalités fussent accomplies.' Savary et
quelques autres habitants du château circulaient dans les escaliers, dans les
pièces du logement du commandant, et jusque dans l'enceinte de ce salon
bientôt changé en prétoire. Tout était morne, mais sans murmure. Quand on
voit ainsi a la fois et à distance l'envers d'un meurtre, le juge qui frémit
et la victime qui dort, ne retourne-t-on pas dans sa pensée les rôles ? et
n'aimerait-on pas mieux mille fois avoir été le condamné que l'exécuteur ?
Mais dans les temps mûrs pour la servitude on trouve des instruments pour tout. VII Pendant
que ces préparatifs précipités de sa mort se passaient à la Malmaison, à
Paris, et si près de sa tête a Vincennes, le duc d'Enghien, qui s'était
couché dans la confiance, dormait du sommeil profond de la lassitude, de la
jeunesse et de l'innocence, a. côté de ses juges déjà assis pour le
condamner. Savary avait posté dans son antichambre un lieutenant et deux
gendarmes d'élite. Il leur fit donner l'ordre d'amener leur prisonnier dans
la chambre du conseil réuni chez le commandant du château. Il était onze
heures du soir quand le lieutenant Noirot et les deux gendarmes Thersis et
Lerva entrèrent dans la chambre du jeune homme endormi. C'étaient des hommes
tendres de cœur sous le rude uniforme de leur métier. Ils ont avoué depuis
combien il leur en coûta d'interrompre ainsi par l'appel de la mort le seul
bonheur que puisse goûter un -captif, et combien ils auraient voulu prolonger
au moins de quelques minutes le repos ou les rêves de ce prince soldat comme
eux. Mais le tribunal et Savary attendaient. Ils
éveillèrent sans précipitation et sans dureté de parole ou de geste le
prince, qui lut de la pitié dans leurs yeux et dans leur accent. Il s'habilla
des mêmes vêtements que la veille, il chaussa ses guêtres et posa sa
casquette de voyage sur ses cheveux, incertain si on l'appelait pour une
comparution ou pour un départ. Il permit à son chien, qui avait dormi à ses
pieds, de le suivre. Il traversa sur les pas du lieutenant et des deux
gendarmes les escaliers, les corridors, les cours, et fut introduit dans la
chambre attenante au salon d'Harel, où il se trouva en face du rapporteur
d'Autencourt. JI était alors minuit, ainsi que le porte la date de
l'interrogatoire. Le chef d'escadron de gendarmes, Jaquin, l'accompagnait. VIII Aux
questions posées par le rapporteur, il répondit qu'il se nommait
Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d'Enghien, né à Chantilly, ce Versailles
des Condé ; Qu'il
avait quitté la France à une époque dont il se souvenait à peine, emmené par
le prince de Condé, son grand’père, et par son père, le duc de Bourbon ; Qu'il
avait erré avec sa famille en Europe, puis fait la guerre dans l'armée de son
grand-père ; que, cette armée ayant été licenciée, il avait habité pour son
plaisir les montagnes du Tyrol, visité la Suisse en simple voyageur, et
qu'enfin, ayant demandé au prince de Rohan la permission d'habiter ses terres
du duché de Bade, il s'était fixé à Ettenheim ; Qu'il
n'avait jamais été en Angleterre, qu'il subsistait néanmoins du subside que
cette puissance faisait aux princes réfugiés, et qu'il n'avait que cette
pension pour vivre ; Que des
raisons intimes et son goût pour la chasse étaient les motifs principaux de
sa préférence pour le séjour d'Ettenheim ; Qu'il
correspondait naturellement avec son grand-père et son père, les seuls liens
qu'il eût sur la terre étrangère Qu'il avait le grade de commandant de
l'avant-garde de l'armée de Condé en 1796 ; Qu'il
n'avait jamais eu la moindre relation avec le général Pichegru ; que ce
général avait témoigné le désir de le voir ; qu'il se félicitait et se
faisait gloire de ne l'avoir pas vu, d'après les vils' moyens qu'on accusait
ce général d'avoir employés, si toutefois cette accusation était vraie ; Qu'il
ne connaissait pas davantage Dumouriez ; Qu'il
avait écrit quelquefois en France à d'anciens camarades, amis et compagnons
d'armes qui lui étaient encore attachés, que ces correspondances n'étaient
pas de la nature de celles qu'on pouvait incriminer. Le
prince, après ces réponses sobres, claires et franches comme son âme, devait
signer l'interrogatoire avec les officiers et les gendarmes présents. Mais
s'adressant au rapporteur d'Autencourt, il lui exprima le désir d'avoir une
entrevue avec le premier consul. On a vu que, depuis le moment de son
arrestation, il avait toujours roulé cette pensée dans son esprit. Il ne
croyait pas qu'une ombre pût subsister entre le regard du héros et celui du
soldat, qui se comprendraient en se rencontrant. D'Autencourt lui conseilla
d'écrire de sa main ce vœu au bas de l'interrogatoire, puisque cette pièce
allait passer sous les yeux du conseil de guerre. Le prince prit la plume et
écrivit « Avant
de signer le présent procès-verbal, je fais avec instance la demande d'avoir
une audience particulière du premier consul. Mon nom, mon rang, ma façon de
penser et l'horreur de ma situation me font espérer qu'il ne se refusera pas
à ma demande. » IX Le
rapporteur, laissant le duc seul avec ses gardiens, apporta cette pièce au
conseil. Les juges la lurent, en reçurent les impressions qui semblaient leur
avoir été commandées par la position artificieuse des questions rédigées dans
l'arrêté du gouvernement, et s'entretinrent brièvement ensemble du vœu
exprimé par l'accusé de voir le premier consul. Quelques-uns émirent l'avis
de surseoir au jugement jusqu'à ce que ce vœu eût été transmis à la
Malmaison. Une heure et un gendarme à cheval y suffisaient. La mort, si elle
devait être prononcée après, aurait encore précédé l'aurore. L'homme qui
passait pour avoir la pensée intime du gouvernement dit que ce sursis et cet
appel à une communication directe avec Bonaparte ne lui semblaient pas devoir
entrer dans les vues du premier consul. Le conseil rejeta le vœu du prince et
déclara qu'il serait immédiatement jugé. X On
ouvrit la porte. Il se trouva tout à coup en présence de ses juges. Pour
satisfaire à la lettre de la loi qui voulait une fausse apparence de
publicité, le tribunal, jugeant la nuit sous les consignes d'une légion de
gendarmerie et sous les voûtes d'une prison d'État, laissa introduire dans la
salle et dans les abords quelques officiers et quelques habitants du château.
Ils furent émus de la jeunesse, de la dignité modeste et ferme, et surtout de
l'attitude intrépide du prisonnier. C'est dans leur souvenir que la dernière
heure du duc d'Enghien se grava pour l'honneur de sa race et pour la justice
de la postérité. Le
président Hullin était un homme d'une stature et d'une physionomie
soldatesques, né dans les montagnes de la Suisse, venu à Paris comme artisan
avant la Révolution, entré dans la domesticité du marquis de Conflans, mêlé
aux scènes révolutionnaires du 14juillet, un des vainqueurs populaires de la
Bastille, volontaire, ensuite signalé par son intrépidité dans nos camps.
Officier dévoué à son grade, caractère passif, il était un organe bien choisi
pour l'impassibilité d'un tel tribunal. Il n'ajoutait rien par sa propre
rigueur à la rigueur d'une telle mission, il n'y retranchait rien par la
responsabilité de l'indulgence. Il était affligé de juger, mais il jugeait
sans se demander d'où venait celui qui était devant lui, et si un rapt sur la
terre étrangère était une mise en accusation selon la conscience, selon
l'humanité et selon la loi. Il
adressa une à une à l'accusé les mêmes questions qui avaient été posées et
répondues dans l'interrogatoire. Le prince y répondit avec la même précision
et la même sincérité. Il rejeta, avec une loyale indignation, loin de lui les
suppositions de complots contre la vie du premier consul, et de la complicité
avec les conjurés Georges, Pichegru ou autres. Il se souleva de toutes les
hauteurs de son âme contre une nature de guerre qui ferait ressembler la
victoire au crime. L'énergie et la franchise de son accent se faisaient
sentir aux oreilles des spectateurs, autant que l'évidence se faisait
conclure à leur esprit. « Mais
cependant, monsieur, lui dit Hullin, comment nous persuaderez-vous que vous
ignoriez, aussi complétement que vous le dites, ce qui se passait en France,
quand le monde entier en était instruit, et qu'avec votre rang et votre
naissance, que vous prenez tant de soin de nous rappeler, vous ayez pu rester
indifférent à des événements d'une si grave importance, et dont toutes les
conséquences devaient être pour vous ? A la manière dont vous nous répondez,
vous semblez vous méprendre sur votre position prenez-y garde, ceci pourrait
devenir sérieux, et les commissions militaires jugent sans appel. » Ces
paroles étaient-elles une impatience du juge, demandant dans un aveu un
prétexte à l'apaisement de leur conscience ? ou étaient-elles un
avertissement à l'accusé pour qu'il tournât autrement sa défense et fît appel
non à la justice, mais à la grâce ? Hullin l'a ; prétendu depuis rien ne le
révèle alors. Le jugement la nuit, -la précipitation des mesures, l'oubli des
formalités, la publicité feinte, le nombre et l'attitude des troupes sous les
armes, l'insinuation de Savary de ne pas insister sur une entrevue avec le
premier consul, indiquaient assez un parti pris de prompte et irrévocable
exécution. Le prince, en avouant des complots imaginaires, aurait trahi à la
fois la vérité et son innocence sans qu'aucun aveu rachetât ses heures déjà
comptées à la Malmaison. XI Il se
recueillit un moment, les mains sur ses yeux, sans doute sur ce qu'on
demandait de lui puis il dit : « Je ne puis, monsieur, que vous répéter
ce que je vous ai déjà dit. Apprenant que la guerre était déjà déclarée, j'ai
fait demander a l'Angleterre du service dans ses armées. Le gouvernement
anglais m'a fait répondre qu'il ne pouvait m'en donner, mais que je restasse
sur les bords du Rhin, où incessamment j'aurais un rôle à jouer, et
j'attendais ; voilà, monsieur, tout ce que je puis vous dire. » Hullin
raconte que les juges s'efforcèrent indirectement et plusieurs fois de faire
dévier l'accusé de cette franchise qui, selon eux, ne leur permettait pas
d'absoudre, et de l'induire à des aveux ou des altérations de la vérité, ou à
des excuses auxquelles il ne voulut pas recourir, « Je vois, dit le prince
sensible à ces indices de clémence, je vois avec reconnaissance les
intentions honorables des membres de la commission, mais je ne puis me servir
des moyens .qu'ils semblent m'offrir. Je ne me dissimule pas mon danger, je
ne veux l'écarter par aucun indigne subterfuge. Je désire seulement une
entrevue avec le premier consul. » Tout était dit. Hullin
fit retirer l'accusé. Savary, les officiers de la légion de gendarmerie et de
la ligne, les spectateurs se retirèrent aussi pour laisser à la délibération
des juges le silence et le secret. La délibération ne fut que le temps
commandé par la décence de l'acte pour donner aux juges l'apparence d'avoir
réfléchi. D'une voix unanime ils prononcèrent la criminalité, d'une voix
unanime la peine, d'une voix unanime la mort ! « Qu'on
se reporte, dit le président de ce tribunal, au temps où nous vivions nommés
juges, il nous a fallu juger sous peine d'être jugés nous-mêmes !... » Ils
oublièrent qu'on n'est pas juge sans justiciable, et qu'il n'y avait point de
justiciable devant eux, mais un banni traîné, la baïonnette sur la gorge,
devant ses ennemis. Ils
oublièrent qu'ils devaient être jugés en effet par l'équité du monde, par
leur conscience et par Dieu. Le
prince n'avait point eu de défenseur. Hullin rejeta ce désarmement de
l'accusé du défenseur, que toutes les lois civilisées lui donnent, sur la
négligence du rapporteur d'Autencourt. Aucun des juges ne rappela ce devoir
au président. Le prince dédaigna d'en demander un, ou il ignora que la loi en
demandait pour lui. XII Aussitôt
que l'arrêt fut prononcé et avant même qu'il fût rédigé, Hullin fit donner
connaissance de la condamnation à mort à Savary et au capitaine rapporteur,
afin qu'ils prissent les mesures qui leur appartenaient pour l'exécution. On
eût dit que le temps semblait aussi court au tribunal qu'à ceux qui
attendaient le jugement, et qu'un génie invisible pressait les uns sur les
autres les actes, les formalités, les heures, pour que le soleil ne vît plus
rien de l'œuvre de la nuit. Hullin et ses collègues, restés dans la salle du
conseil, rédigèrent au hasard le jugement qu'ils venaient de rendre. Bref,
inexpérimenté et résumant tout un interrogatoire en deux questions et deux
réponses, ce jugement se terminait par l'ordre d'exécuter de suite la
condamnation. XIII Savary
n'avait pas attendu que cet ordre fût écrit pour en préparer l'exécution. Il
en avait déjà désigné la place. La cour et l'esplanade étant encombrées de
troupes par la présence de la brigade d'infanterie et de la légion de
gendarmes d'élite, on ne trouvait pas d'espace sûr où le feu d'un peloton ne
courût risque de frapper un soldat ou un spectateur. On craignait sans doute
aussi la trop grande publicité donnée au meurtre au milieu d'une armée, et la
distance du lieu de l'exécution au lieu de la sépulture, et la pitié et
l'horreur promenées dans les rangs avec ce cadavre d'un jeune homme mutilé.
Le fossé du château prévenait tous ces dangers, toutes ces hontes. Il
couvrirait le meurtre comme il recouvrirait la victime. JI fut choisi. Harel
reçut l'ordre de donner les clefs des escaliers et des grilles descendant des
tours et ouvrant sur les fondations : du château, d'indiquer les issues et
les sites, de se procurer un fossoyeur qui creusât la terre pendant que l'homme
respirait encore. On éveilla un pauvre ouvrier jardinier du château nommé
Bontemps, on lui désigna son œuvre, on lui donna une lanterne pour se guider
dans le dédale des fossés et pour y creuser la fosse. Bontemps, descendu avec
sa pelle et sa pioche au fond du fossé et trouvant partout la terre sèche et
dure, se souvint qu'on avait commencé à creuser la veille au pied du pavillon
de.la Reine, dans l'angle que formaient ta tour et un petit mur à hauteur
d'appui, une tranchée dans les gravois tombés des toits pour y déposer, disait-on,
des décombres. Il se dirigea vers le pied de cette tour, il prit avec ses pas
la mesure du corps étendu d'un homme, et il acheva d'ouvrir dans la terre
remuée d'avance le lit du cadavre qu'o 'lui préparait. Le duc d'Enghien
pouvait entendre de sa fenêtre, par-dessus le bourdonnement de la-troupe, les
coups réguliers et sourds de la pioche qui creusait sa dernière couche. Savary
en même temps faisait descendre et ranger lentement dans les fossés les
détachements de troupes qui devaient assister à la mort militaire, et charger
les armes au piquet de soldats désignés pour l'exécution. XIV Le
prince était loin de soupçonner ni une telle rigueur ni une telle hâte de ses
juges. Il ne doutait pas que son jugement même à mort, s'il était porté par
la commission, ne fût une occasion de magnanimité pour le premier consul. Il
avait amnistié l'émigration prise les armes à la main. Comment douter que
celui qui avait pardonné a des bannis obscurs et coupables ne s'honorât par
la justice ou par la, clémence envers un prince illustre, chéri de l'Europe
et innocent ? On
l'avait ramené, après son interrogatoire et sa comparution, dans la chambre
où il avait dormi. Il y était rentré sans témoigner aucune des transes que
les accusés éprouvent dans l'attente et dans l'incertitude de leur arrêt..
Serein de visage et libre d'esprit, il s'entretenait avec ses, gendarmes et
jouait avec son chien. Le lieutenant Noirot, qui veillait sur lui, avait
servi autrefois dans un régiment. de cavalerie commandé par un colonel ami du
prince de Condé. Il avait vu le duc d'Enghien enfant accompagner quelquefois
son père aux revues et aux exercices du régiment. Il rappelait au prince ce
temps et ces circonstances de sa jeunesse. Le duc souriait à ces souvenirs et
les réveillait lui-même par d'autres mémoires de son enfance qui se
confondaient avec celles de Noirot. Il s'informait avec une curiosité pleine
d'intérêt de la carrière parcourue depuis cette époque par cet officier, des
campagnes qu'il avait, faites, des combats auxquels il avait assisté, des
avancements qu'il avait obtenus, du grade qu'il occupait et qu'il espérait,
du goût qu'il avait pour le service. Il semblait trouver un vif plaisir à cet
entretien sur le passé avec un brave officier qui lui parlait de l'accent et
du cœur d'un homme qui voudrait pouvoir s'attendrir, sans la sévérité du
devoir. XV Un
bruit de pas qui s'avançaient lentement vers la chambre interrompit ce doux
et dernier délassement de la captivité. C'était le commandant de Vincennes,
Harel, accompagné du brigadier de la gendarmerie du village, Aufort. Aufort,
ami d'Harel, était resté par tolérance dans une des pièces de l'appartement
du commandant, après avoir commandé le souper du prince, et de là il avait
entendu ou entrevu toutes les scènes de la nuit. Harel, ému et tremblant de
la mission qu'il allait accomplir, avait permis à Aufort de le suivre et de
l'assister dans son message auprès de son prisonnier. Ils
saluèrent respectueusement le prince. Aucun d'eux n'eut la force de lui dire
la vérité. L'attitude abattue et la voix consternée d'Harel révélaient seules
à l'œil et à l'âme du prince un funeste pressentiment de la rigueur de ses
juges. II croyait qu'on venait le chercher seulement pour entendre la lecture
de son jugement. Haret l'invita de la part du tribunal à le suivre. Il le
précéda une lanterne à la main dans les corridors, dans les passages et dans
les cours qu'il fallait traverser pour se rendre à la tour appelée la
Tour-du-Diable. L'intérieur de cette tour renfermait le seul escalier et la
seule porte descendant et ouvrant sur la profondeur des fossés. Le prince
parut hésiter deux ou trois fois en pénétrant dans cette tour suspecte,
semblable à une victime qui flaire le sang, qui résiste et qui détourne la
tête en passant le seuil d'un abattoir. Savary,
en attendant que le prisonnier fût descendu au lieu du supplice et que les
détachements et le piquet fussent disposés sur le terrain, se chauffait
debout au foyer d'Harel dans la salle du conseil. Hullin, après avoir expédié
son procès-verbal de condamnation, était assis devant la table, tournant le
dos à Savary. Espérant que l'arrêt serait adouci par la clémence et par la
toute-puissance du premier consul, il commençait en son nom et au nom de tous
ses collègues une lettre à Bonaparte pour lui faire part du désir que
l'accusé avait témoigné d'obtenir une audience de lui, et pour le supplier de
remettre une peine que la rigueur de leurs fonctions leur avait seule ordonné
d'appliquer. « Que faites-vous là ? lui dit l'homme de Bonaparte en
s'approchant d'Hullin. J'écris au premier consul, répondit le président, pour
lui exprimer le vœu du condamné et le vœu du conseil. » Mais Savary retirant
la plume des mains du président « Votre affaire est finie, lui dit-il ;
maintenant, cela me regarde. » Hullin
céda à l'ascendant du général qui commandait souverainement dans le château.
Il se leva avec douleur de se voir enlever ce privilége d'une grâce à
demander, privilége habituellement exercé par les tribunaux et par les
commissions. Il crut que Savary le revendiquait pour lui-même. Il se plaignit
à ses collègues d'un despotisme qui laissait le remords plus lourd sur leur
conscience, et se disposa à rentrer avec eux dans Paris. XVI Harel
et Aufort précédaient le duc en silence sur les marches de l'étroit escalier
qui descend comme une poterne entre les murs épais de cette tour. Le prince,
a l'horreur du lieu et à la profondeur des degrés s'enfonçant au-dessous du
sol, commença à comprendre qu'on ne le conduisait pas devant ses juges, mais
devant des meurtriers ou dans les ténèbres d'un cachot. Il frémit de tous ses
membres, il retira convulsivement son pied en arrière, et s'adressant aux
guides qui marchaient devant lui « Où me conduisez-vous ? s'écria-t-il d'une
voix étouffée. Si c'est pour m'ensevelir vivant dans un de ces cachots,
j'aime encore mieux mourir sur l'heure « —
Monsieur, lui répondit Harel en se retournant, suivez-moi, et rappelez tout
votre courage. » Le
prince comprit à moitié et suivit. XVII On
sortit de l'escalier par une porte basse qui ouvrait sur les fossés. Le
cortége longea quelque temps dans l'obscurité le pied des hautes murailles de
la forteresse, jusqu'aux soubassements du pavillon de la Reine. Quand on eut
tourné l'angle de ce pavillon, qui dérobait une autre partie des fossés
cachés par les murs, le prince se trouva, tout à coup, face à face avec les
détachements de troupes postés pour le voir mourir. Le piquet de fusiliers
commandés pour son supplice était séparé des autres soldats, et leurs fusils
brillaient à quelques pas de lui. Quelques lanternes, portées à mains
d'hommes, éclairaient le fossé, les murs et la tombe. Le prince s'arrêta au
signe de ses guides ; il vit d'un regard son sort et ne pâlit pas. Une pluie
fine et glaciale tombait d'un ciel sombre. Un morne silence régnait dans le
fossé ; on entendait seulement à quelque distance les chuchotements et les
pas d'un groupe d'officiers et de soldats qui se pressaient sur les parapets
et sur le pont-levis de la forêt de Vincennes. XVIII L'adjudant
Pelé, qui commandait le détachement, s'avança, les yeux baissés, vers le
prince. Il tenait à, la main le jugement de ta commission militaire ; il le
lut d'une voix sourde, mais intelligible. Le prince l'écouta sans faiblesse
et sans observation. Il semblait avoir recueilli en un moment tout son
courage et tout l'héroïsme militaire de sa race, pour montrer à ses ennemis
qu'il savait mourir. Deux seuls sentiments parurent l'occuper pendant le
moment de silence recueilli qui suivit la lecture de sa condamnation à mort
l'un d'appeler la religion à son dernier soupir ; l'autre de faire parvenir
sa dernière pensée à celle qu'il allait laisser sur la terre. Il
demanda si on pouvait lui donner la consolation d'être assisté par un prêtre.
Il n'y en avait point sur les lieux. On pouvait, en quelques minutes, faire
appeler le curé de Vincennes mais on était' pressé par la nuit qui s'avançait
et qui devait tout couvrir. Les officiers les plus rapprochés du condamné lui
faisaient signe qu'il fallait renoncer à cette consolation. Une voix, partie
d'un groupe dans l'ombre, murmura avec ironie « Veux-tu donc mourir en
capucin ? » Le prince releva la tête et parut indigné. Il se
tourna alors vers le groupe d'officiers et de gendarmes qui l'avaient
précédé, et demanda à haute voix s'il n'y avait personne parmi eux qui voulût
lui rendre un dernier service. Le lieutenant Noirot sortit du groupe et
s'approcha. Sa démarche disait son intention. Le prince lui dit quelques mots
à voix basse. Noirot, se retournant alors du côté des troupes « Gendarmes,
dit-il, l'un de vous aurait-il des ciseaux sur lui ? » Les gendarmes
cherchèrent dans leurs gibernes ils passèrent de mains en mains une paire de
ciseaux au prince. Il ôta sa casquette, coupa une des mèches de ses cheveux,
tira une lettre de son sein, ôta une bague de son doigt, plia les cheveux, la
lettre et la bague dans une feuille de papier, et remit ce petit paquet, son
seul héritage, au lieutenant Noirot, en le chargeant, au nom de sa situation
et de sa mort, de le faire parvenir à la jeune princesse Charlotte de Rohan,
à Ettenheim. Ce
message de l'amour ainsi confié, il se recueillit un moment les mains jointes
pour faire sa dernière prière, et recommanda a voix basse son âme à Dieu.
Puis il fit de lui-même cinq ou six pas pour venir se placer en face du
peloton, dont il voyait luire les armes chargées. La lueur d'une grosse
lanterne à plusieurs chandelles placée sur le petit mur d'appui qui dominait
la fosse ouverte, rejaillissait sur lui et éclairait le tir des soldats. Le peloton
se retira de quelques toises pour mesurer la distance ; l'adjudant commanda
le feu le jeune prince, frappé comme de la foudre, tomba sans un cri et sans
un mouvement contre terre. Trois heures du matin sonnaient aux horloges du
château. Hullin
et ses collègues attendaient, dans le vestibule du logement d'Harel, leurs
voitures pour les ramener à Paris, et s'entretenaient avec amertume du refus
de Savary de .remettre leur lettre à son maître, quand une explosion
inattendue, éclatant dans les fossés de la porte du bois, les fit
.tressaillir et leur apprit que 'des juges ne doivent compter que sur leur
conscience et sur la justice. Ce bruit les poursuivit toute leur vie. Le duc
d'Enghien n'était plus. Son chien, qui l'avait suivi dans le fossé, hurlait
et se précipitait sur son corps. On arracha avec peine le pauvre animal, qui
fut remis à un des serviteurs du prince et ramené à la princesse Charlotte
seul messager de cette tombe ou dormait celui qu'elle ne cessa de pleurer ! XIX On le
coucha tout habillé dans la fosse creusée sous le mur. On enterra avec lui
son or, sa montre, ses bagues, ses bijoux, la chaîne qu'il portait au cou. On
ne retira de la poche de son manteau que les pages de son journal de voyage. Hullin
l'adressa à Réal pour le premier consul. Savary
ramena avant le jour ses troupes à Paris. L'aide de camp de Murat, le général
Brunet, témoin obligé et consterné de cette nuit, alla rendre compte au
gouverneur de Paris. Murat versa des larmes, il eut comme un pressentiment du
sort pareil qui l'attendait, aussi brave et moins innocent, sur la grève de
la mer de Naples. Savary, faisant filer ses bataillons sur la route de Paris,
rencontra Réal qui venait, disait-il, interroger le duc d'Enghien, et qui
parut confondu d'une exécution si prompte. Ils coururent l'un et l'autre,
sans traverser Paris, à la Malmaison, informer le premier consul de
l'exécution. On a
fondé, depuis, sur cette hypothèse de Réal accourant trop tard à Vincennes
par suite d'un sommeil fatal et 'd'une confusion d'ordres mal interprétés, un
système d'excuse qui laisserait au hasard tout le crime d'une telle mort. Il
est impossible de le discuter ni de le croire. Ce système peut innocenter
Réal, il ne peut innocenter le premier consul. Comment aurait-on hâté tant de
préparatifs et accumulé tant d'instruments du jugement et du supplice en une
seule nuit, si on n'avait pas voulu la condamnation et l'exécution ? La vie
ou la mort du dernier des Condé, enlevé à main armée et tué dans un fossé,
qui allait étonner et soulever l'Europe était-elle un si petit événement dans
la renommée et dans la politique de Bonaparte prêt à monter au trône, qu'il
eût permis à un aide de camp comme Savary de tromper impunément sa justice ou
sa clémence ? Bonaparte était-il homme à permettre qu'on jouât à son 'insu
avec un pareil sang ? Et, si on l'eût fait, en aurait-il accepté
l'odieuse responsabilité ? En aurait-il toléré et récompensé les auteurs ?
Non, tout indique qu'il avait pressé par une main cachée l'exécution, et
qu'il voulait laisser seulement planer une certaine incertitude sur un hasard
qui aurait déconcerté sa clémence, afin d'avoir tout à la fois l'effet de la
mort et la popularité du pardon. Savary
arriva le premier à la Malmaison. Le premier consul, dont les habitudes
n'étaient pas matinales, avait eu l'insomnie de l'attente et peut-être du
remords. Il était déjà dans son cabinet avec son secrétaire Menneval au lever
du jour. Savary lui rendit compte de la nuit et de la rencontre tardive qu'il
avait faite au retour de Réal. Réal entra et raconta à son tour le malentendu
réel ou calculé qui l'avait empêché d'arriver à temps à Vincennes. Au lieu de
l'explosion de reproches, d'indignation et de colère qu'une pareille
exécution devait faire jaillir d'une pareille âme en apprenant qu'on avait
taché sa vie et frustré sa vertu, le premier consul les écouta en silence,
sans donner aucun signe d'émotion ou de douleur, et leur dit « C'est bien. » Sa
faveur ne cessa pas depuis de les honorer et de les grandir. XX Le
lendemain, au moment où le commandant Harel sortait du pont-levis du château
pour aller régler le compte de l'hôtelier de Vincennes qui avait -fourni le
souper du duc d'Enghien, une voiture de poste à quatre chevaux, dans laquelle
étaient une jeune femme et un homme âgé, s'arrêta devant l'auberge et
s'informa si un prisonnier de distinction n'avait pas été enfermé la veille
dans la forteresse. Sur la réponse que lui fit l'enfant qui avait servi le
prince mais qui ignorait son nom, la jeune femme et le vieillard descendirent
de voiture et regardèrent longtemps avec des yeux mouillés les donjons et les
tours. Le bruit se répandit plus tard que c'était la princesse Charlotte
accourant des bords du Rhin pour implorer la grâce de celui qu'elle aimait,
ou pour s'enfermer avec lui dans sa prison. Elle n'arriva à Paris que pour
apprendre sa mort et pour pleurer leur éternelle séparation. XXI Le
premier consul avait dit « C'est bien » La conscience, l'équité, l'humanité,
protestèrent contre cette satisfaction du meurtre qui s'applaudit à lui-même.
Il revendiqua ce crime pour lui seul dans son testament à Sainte-Hélène qu'il
le garde donc tout a lui Il a moissonné des millions d'hommes par la main de
la guerre, et la folle humanité, partiale contre elle-même pour ce qu'elle
appelle gloire, lui a pardonné. II en a tué un seul cruellement, lâchement,
dans l'ombre, par la conscience de juges prévaricateurs et par les balles
d'exécuteurs vendus, sans risquer même sa poitrine, non en guerrier, mais en
meurtrier. Ni les hommes ni l'histoire ne lui pardonneront cette goutte de
sang. On lui a élevé un tombeau sous les voûtes bâties par Louis XIV aux Invalides,
où les statues de douze victoires taillées d'un seul jet dans le granit, et
ne faisant qu'un avec les piliers massifs qui portent le temple même,
semblent monter la faction des siècles autour de l'urne de porphyre qui
contient ses ossements. Mais il y à dans l'ombre et assise sur son sépulcre
une statue invisible qui ternit et qui attriste toutes les autres, la statue d'un
jeune homme arraché par des sicaires nocturnes aux bras de celle qu'il aime,
à l'asile inviolable auquel il se fie, et assassiné à la lueur d'une lanterne
au pied du palais de ses pères. On va visiter avec une froide curiosité les
champs de bataille de Marengo, d'Austerlitz, de Wagram, de Leipzig, de
Waterloo, on les traverse les yeux secs, puis on se fait montrer, a l'angle
d'un mur, autour des fondations de Vincennes, au fond d'une tranchée, une
place couverte d'orties et de mauves. On dit « C'est là » on jette un cri, et
l'on emporte une pitié éternelle pour la victime, un ressentiment implacable
contre l'assassin. Ce ressentiment est une vengeance pour le passé, elle est aussi une leçon pour l'avenir. Que les ambitieux, soldats, tribuns ou rois, songent que, s'il y a des séides pour les servir et des adulateurs pour les excuser pendant qu'ils règnent, il y a une conscience humaine, après eux, pour les juger et une pitié pour les haïr. Le meurtrier n'a qu'une heure, la victime a l'éternité. |