Le comte d'Artois. —
Son caractère. — Sa situation à la cour et en France en 1789. — Sa fuite do
Versailles. — Ses voyages en Belgique, en Italie, en Allemagne et en Russie.
— Le comte d'Artois et le comte de Provence à Coblentz. — Leur situation
respective au milieu de l'émigration. — Guerre contre la France. — Le comte
d'Artois se retire en Angleterre. — Ses menées. — Il part pour descendre en
Bretagne. — Il reste à l'ile Dieu. — Son retour à Londres. — Lettre de
Charette. — Tentatives de l'émigration de Londres contre le premier consul. —
Mort de madame de Polastron. — Douleur du comte d'Artois. — Influence de
cette mort sur le caractère et la politique du comte d'Artois. — Le duc
d'Angoulême. — Le duc de Berry. — La duchesse d'Angoulême. — Sa vie au Temple.
— Mort de son frère. — Elle sort de sa prison et passe en Allemagne. — Son
mariage à Mittau. — Le duc d'Orléans. — Le prince de Condé. — Le duc de
Bourbon. — Le duc d'Enghien. — Son caractère. — Son amour. — Sa vie à
Ettenheim. — Napoléon le fait espionner. — Enlèvement du duc d'Enghien. — Il
est conduit à Strasbourg. — Sa lettre à la princesse Charlotte. — Son
journal. — Il est amené à Paris et enfermé à Vincennes.
I Le
comte d'Artois était plus jeune d'années que son frère Louis XVIII ; mais il
aurait vécu un siècle qu'il eût été toujours plus jeune d'esprit. Ce prince
était de ces natures qui ne mûrissent jamais, parce qu'elles n'ont que les
qualités et les défauts du premier âge. Dans son adolescence le comte
d'Artois avait été l'idole de sa famille, de la cour et de Paris. Sa beauté,
ses grâces, l'insouciance de son caractère, la légèreté même de son esprit,
qui correspondait davantage à la médiocrité de son entourage, un cœur ouvert
et bon, une libéralité prodigue, une loyauté de caractère, une fidélité de
parole chevaleresques, la passion des femmes, l'apparence plus que la réalité
des goûts militaires, la repartie soudaine et spirituelle, la futilité que
ses flatteurs appelaient le génie français, avaient popularisé ce jeune
prince dans le parti de l'aristocratie. On avait voulu faire de lui un
contraste avec son frère le comte de Provence. Plus le comte de Provence
s'était montré favorable aux réformes du royaume et aux intentions populaires
de Louis XVI, plus le comte d'Artois s'était déclaré l'adversaire dédaigneux
des concessions et le conservateur obstiné des vices et des vétustés du
gouvernement. Il affectait de ne voir dans la Révolution qui montait qu'une de
ces émotions passagères de plèbe avec lesquelles il faut combattre et non
discuter. Aucune des idées qui remplissaient l'air n'était entrée dans son
âme. Ces idées supposaient en effet l'intelligence ; il ne réfléchissait
jamais. II Gâté
par la cour, adulé par un petit cercle de jeune aristocratie aussi futile et
aussi irréfléchi que lui-même, présenté à l'armée et à la noblesse comme le
prince qui les rallierait bientôt au drapeau de la monarchie absolue et qui
déchirerait de la pointe de son épée toutes les rêveries libérales de la
nation et toutes les lâches concessions du trône, ce prince ne voyait pas la
Révolution. Il continuait à chasser, à représenter, à aimer, à fronder la
cour, à se nourrir du vent de l'opinion contre-révolutionnaire et à prêcher à
Louis XVI les coups de force ou d'audace que ses conseillers lui inspiraient.
La Révolution, qui avait mesuré de loin l'impuissance de cette étourderie
sénile dans un jeune prince, lui pardonnait par dédain ses antipathies contre
elle. Elle ne le craignait pas assez pour le haïr beaucoup. Elle l'oubliait
ou elle le confondait au second rang. Mirabeau, le duc d'Orléans, Barnave, le
parti constitutionnel, le parti jacobin, étaient convaincus qu'il n'y avait
dans ce jeune prince ni ressource, ni danger sérieux pour la Révolution. On
lui pardonnait par indifférence. Le parti de la reine seul et sa cour intime,
les Polignac, les Bezenval les Lamballe, les. Vaudreuil, les Coigny, les
Adhémar, les Fersen, fomentaient secrètement les héroïsmes d'idées du comte
d'Artois et de la jeunesse qui l'entourait. Le roi l'aimait sans le
consulter. Le comte de Provence avait pitié de ses jactances d'opinion. Les
uns et les autres désiraient qu'il s'éloignât de la cour pour emporter
l'impopularité qu'il attirait sur le roi son frère. Le parti plus décidé
contre les innovations le désirait plus vivement encore pour faire de ce
jeune prince l'ambassadeur de la monarchie absolue et de l'aristocratie
française en Europe, pour grouper autour de lui les émigrés sur les
frontières, et pour le poser comme il se posait lui-même d'avance en héros
libérateur du trône, en vengeur des audaces de la nation. III Le
sentiment de l'antipathie que lui portait le peuple de Paris, les premières
émotions populaires, la séance du Jeu de Paume, la prise de la Bastille, le
ministère de M. Necker imposé à la couronne, la prévision des outrages et des
dangers de la cour, ne tardèrent pas à le décider lui-même à ce parti
désespéré de l'émigration et de la guerre à son pays. Il s'enfuit de
Versailles à la fin de 1789, passa à Bruxelles, se rendit à Turin dans la
famille de sa femme, sollicita des secours et des subsides de la cour de
Sardaigne, groupa quelques noyaux de noblesse française mécontente autour de
lui à Chambéry, sur l'extrême frontière, répandit quelques agents et quelques
provocations à Lyon et dans le Midi, échoua partout, repassa les Alpes, eut
des conférences à Mantoue avec l'empereur d'Autriche pour le pousser à une
ligue des rois contre son pays, n'obtint que des promesses, n'aboutit qu'a
des lenteurs, se rendit enfin à Pétersbourg auprès de Catherine II. Cette
princesse, qui avait entrevu d'un coup d'œil la portée des principes
insurrectionnels de la Révolution sur les peuples, cherchait un héros à
opposer à des tribuns. Ce qu'on lui avait dit du comte d'Artois, de ses
opinions, de son ardeur, de son impatience de combats, avait fait espérer à
l'impératrice que le comte d'Artois serait le Macchabée des trônes. Elle
l'accueillit en libérateur futur de la monarchie dans l'Occident, elle lui
donna des subsides, des encouragements, elle lui prépara des contingents de
troupes pour la coalition dans laquelle elle cherchait a faire entrer la
Prusse et l'Autriche. Elle lui fit présent avec solennité d'une épée enrichie
de diamants, avec des paroles qui rehaussaient le prix de ce don et qui lui
donnaient la signification d'une déclaration de guerre à la France. Elle ne tarda
pas à reconnaître que le jeune prince n'avait que le cœur et l'extérieur d'un
héros, et que son intelligence évaporée par la vie des cours et énervée par
les adulations de ses courtisans se consumerait en mouvements sans but et en
jactances stériles pour la cause commune. Catherine n'espéra plus rien de lui
après l'avoir vu. IV Le
comte d'Artois parcourut ainsi toutes les cours de l'Europe, 'laissant
partout après lui l'impression de son charme, de sa légèreté, de sa loyauté,
mais de son insuffisance. Il se replia sur les bords du Rhin et fut le héros
de Coblentz. L'émigration, accrue par la terreur à chaque nouvel accès de la
Révolution, se groupa avec toutes ses peurs, toutes ses menaces et toutes ses
démences, autour de lui. C'était le prince qui convenait à ses illusions. II
y régnait par droit d'aveuglement et d'imprévoyance. Il y avait la popularité
que donne la communauté de cause et de vertige. JI s'y entourait de toutes
les impopularités et de toutes les doctrines que le sentiment de leur
incompatibilité avec la nation forçait a déserter la patrie. C'était la cour
de la vieillesse et de la jeunesse. Les vieux émigrés parlaient, écrivaient,
intriguaient pour lui, les jeunes lui offraient avec dévouement leurs bras et
leurs vies. Cette petite France fugitive à l'étranger se croyait assez forte
pour lutter corps à corps avec la Révolution et pour soumettre la France de
l'intérieur à ce jeune Coriolan. V Les
intrigues et les menaces du comte d'Artois compromettaient Louis XVI
vis-à-vis de son peuple et aggravaient immensément ses embarras et ses périls
à Paris. Le jeune prince provoquait toutes les puissances du Nord et de
l'empire germanique à la guerre, pendant que le roi, otage de la France aux
Tuileries, négociait la paix. Ce malheureux monarque ne se dissimulait pas
que la guerre, demandée avec une habile obstination par les Jacobins et par
les Girondins, donnerait un accès plus décisif a la Révolution assoupie, et
que les premiers revers de la France seraient le texte de toutes les
accusations et de tous les outrages contre sa famille et contre lui.
Robespierre seul alors, plus politique que les Jacobins et les Girondins,
résistait à l'entraînement universel vers la guerre, et semblait seconder le
roi dans sa passion de conserver la paix. C'est que Robespierre avait une
théorie et que les Jacobins et les Girondins n'avaient que des intérêts et
des ambitions. Le tribun obstiné qui devait plus tard employer si
criminellement la hache avait peur en ce moment de l'épée. Il sentait avec la
justesse de l'instinct que si la guerre était malheureuse, elle anéantirait
la Révolution, et que si elle était heureuse, elle retournerait promptement
l'armée contre l'Assemblée nationale, elle créerait ces popularités
militaires les plus dangereuses de toutes pour une démocratie, et elle ferait
dominer les armes sur les idées. Mais le roi et Robespierre ne pouvaient
entraver à eux seuls le comte d'Artois, les émigrés, les Jacobins et les
Girondins, qui tous croyaient avoir un intérêt à la guerre et qui tous y
sacrifiaient le roi. Elle éclata. VI Le
comte d'Artois la laissa faire au prince de Condé, au duc de Bourbon et au
jeune duc d'Enghien, né soldat. Il avait été rejoint à Coblentz par le comte
de Provence, plus âgé, plus sérieux, plus réfléchi que lui. Ces deux princes,
qui se faisaient ombrage l'un à l'autre, et qui ne voulaient ni l'un ni
l'autre consentir à s'effacer devant leurs partisans, se partagèrent à parts
à peu près égales les prétentions et l'autorité qu'ils s'arrogeaient au nom
de Louis XVI à l'étranger. Chacun d'eux eut sa cour, sa politique quelquefois
commune, plus souvent séparée, ses agents et ses intrigues en France et dans
les cours. Dès cette époque, où la Restauration n'était qu'un rêve à
distance, les familiers, les publicistes, les envoyés du comte d'Artois se
distinguaient de ceux du comte de Provence par une affiche d'inintelligence
du temps plus incurable et de haine plus irréconciliable contre tous les
principes populaires et contre toutes les concessions à la Révolution. VII La
guerre fut molle. Après
la tentative d'invasion de la Prusse en France, la retraite du duc de
Brunswick, les victoires de Dumouriez, le 10 août, l'emprisonnement et la
mort de Louis XVI, le comte d'Artois fut découragé du continent. Ne voulant
pas rester subordonné à son frère, il continua à errer en Europe. Il se
retira enfin en Angleterre avec le vain titre de lieutenant général du
royaume, que Louis XVIII lui avait donné pour satisfaire son ambition et son
besoin d'apparente activité dans les affaires. De là, entouré des mêmes
amitiés qui avaient si mal conseillé sa jeunesse, il ne cessa d'ourdir des
trames de restauration royaliste dans la Vendée, dans la Bretagne, dans la
Normandie. Mais ses familiers ne l'y laissèrent jamais descendre lui-même.
Témoin rapproché des insurrections, des dévouements, des prodiges de
Charette, de La Rochejacquelein, de Lescure et de leurs intrépides soldats,
il se borna à leur faire passer de temps en temps des armes, des subsides,
des proclamations, des émissaires. Un Henri IV ou un Gustave Vasa français
pouvait alors donner une telle unité, un tel élan et un tel enthousiasme à la
guerre contre la Convention usée et lassée, que si la Restauration n'avait
pas vaincu, la monarchie du moins aurait succombé dans sa gloire. VIII Enfin
le gouvernement anglais, odieusement calomnié par l'émigration dans les
secours qu'il lui prêtait sans mesure, consentit à porter le comte d'Artois
sur les côtes de France avec une escadre et avec des forces régulières dignes
d'un prétendant. La valeur et le génie du général Hoche déconcertèrent et
anéantirent le débarquement de l'expédition d'avant-garde à Quiberon. Le
comte d'Artois, invoqué par les armées royalistes de Bretagne, après avoir
passé plusieurs semaines en vue des côtes ou à l'île Dieu, parut redouter le
sol qui l'appelait. Il se laissa ramener, avec une apparence de violence
feinte faite à son courage par l'amiral anglais, à Londres, sans avoir touché
du pied la terre française qu'il menaçait depuis tant d'années de sa
présence. Les
émigrés se livrèrent au retour à des invectives contre le gouvernement
anglais, qu'ils accusèrent d'avoir voulu les livrer aux républicains.
L'ingratitude obscurcit quelque temps la vérité. Elle apparut enfin le prince
avait manqué ou de prudence en sollicitant une expédition de débarquement, ou
de résolution en ne débarquant pas pour rejoindre Charette et les armées
vendéennes. Charette,
indigné, dédaigna de cacher sa colère. Il écrivit qu'il saurait mourir pour
ceux qui ne savaient pas combattre. Voici
la lettre dans laquelle il fit rougir les timides conseillers du comte
d'Artois de leur abandon. Dans la guerre civile la lâcheté est un crime de
plus. « SIRE, « La
lâcheté de votre frère a tout perdu. Il ne pouvait paraître à la côte que
pour tout perdre ou tout sauver. Son retour en Angleterre a décidé de notre
sort. Sous peu, il ne me restera plus qu'à périr inutilement pour votre
service. » Je suis avec respect de Votre Majesté, etc. » IX D'autres
tentatives également malheureuses furent faites par l'instigation de cette
petite cour après la chute du Directoire et l'avènement de Bonaparte au
pouvoir. Ces tentatives, dans lesquelles prirent part Georges et ses amis,
Pichegru et les siens, et qui coûtèrent la liberté aux jeunes Polignac,
n'avaient plus que le caractère désespéré et isolé des coups de main.
L'honneur et la piété du comte d'Artois écartent loin de lui l'ombre même de
complicité dans la composition de la machine infernale et dans l'enlèvement à
main armée du premier consul que Georges préméditait à Paris. Mais si
l'entourage du comte d'Artois n'avait aucun contact avec des assassins, il en
avait avec les aventuriers courageux de restauration qui tentaient de
surprendre la France n'ayant pu la conquérir. X Ce
prince, lassé d'espérances trompées ici-bas, s'était depuis quelque temps
réfugié dans les espérances d'en haut. Une perte cruelle et vivement sentie
l'avait tout à coup détaché de la terre. Le motif, l'énergie et la
persévérance de son changement de vie découvrirent en lui une puissance
d'aimer et une constance de résolution que le monde ne soupçonnait pas sous
la mollesse et sous l'inconstance de ses habitudes. Il prouva que, s'il eût
été mieux inspiré par ses alentours, il aurait pu montrer l'héroïsme de la
politique comme il montra l'héroïsme de l'amour et de la piété. Le
jeune prince s'était attaché dans la société de la reine à une belle-sœur de
la comtesse Jules de Polignac, favorite de cette princesse. Cette jeune femme
d'une beauté rivale de celle de la comtesse de Polignac, avait épousé le
comte de Polastron. Les amours du comte d'Artois et de la comtesse de
Polastron, commencés dans les fêtes de Trianon, s'étaient retrouvés et
continués sur la terre étrangère. Le comte d'Artois, consolé et enivré par la
tendresse et par les charmes de cette femme accomplie, avait renoncé par
attrait et par fidélité pour elle à toutes les passions légères que sa beauté
personnelle avait nouées et dénouées autour de lui dans son adolescence. Il
ne vivait plus que pour madame de Polastron. Elle était pour lui la tendresse
vivante et le souvenir adoré de la jeunesse, de la cour et de la patrie. Une
maladie de langueur aggravée par lc climat brumeux de l'Angleterre atteignit
madame de Polastron. Elle vit lentement venir la mort dans toute la fraîcheur
de ses charmes et dans tous les délices d'une passion partagée. La religion
la consola comme elle avait consolé La Vallière. Elle voulut en faire
partager les consolations et les immortalités à son amant. Il se convertit à
la voix de ce même amour qui l'avait si souvent e.t si délicieusement égaré
des pensées graves. Un de ses aumôniers, qui fut depuis le cardinal de Latil
reçut dans la chambre même de la beauté repentie les aveux et les remords des
deux amants. « Jurez-moi, dit madame de Polastron au jeune prince, que je
serai votre dernière faute et votre dernier amour sur la terre, et qu'après
moi vous n'aimerez plus que le seul objet dont je ne puisse pas être jalouse,
Dieu. » Le prince jura du cœur et des lèvres. Madame de Polastron consolée
emporta son serment au ciel. Le comte d'Artois, à genoux au pied du lit de sa
maîtresse, répéta ce serment à son ombre, et il le garda, quoique jeune,
beau, prince, roi aimé encore, à travers une longue vie jusqu'au tombeau. De ce
jour ce fut un autre homme. XI Mais
cette probité du cœur qu'il trouva dans l'amour et cette piété qu'il puisa
dans la mort ne firent que changer de nature à ses faiblesses. Ses nouvelles
vertus eurent de ce jour-là pour lui l'effet de ses anciennes fautes. Elles
rétrécirent son intelligence sans élever son courage. Elles le livrèrent tout
entier à des influences ecclésiastiques qui exploitèrent pieusement sa
conscience, comme d'autres avaient exploité ses légèretés. Sa politique ne
fut plus qu'un dévouement aveugle à l'Église, aux yeux de laquelle la
Révolution n'était pas moins coupable qu'aux yeux du trône et de
l'aristocratie. Il voulut racheter les incrédulités de sa jeunesse par les
services à la foi de son âge mûr. Il voua du cœur son règne futur à cette
pensée. Il garda auprès de lui comme conseillers pratiques les évêques
émigrés de sa cour, qui avaient été les témoins de sa douleur et qui avaient
béni ses adieux à la femme qu'il leur avait donnée. M. de Latil et M. de
Couzée, l'un futur cardinal, l'autre déjà évêque d'Amiens, l'abbé de Bouvans
et d'autres membres du clergé réfugiés à Londres, inspirèrent de plus en plus
sa politique. Son intimité rappelait la cour exilée et dévote de Jacques II à
Saint-Germain. Le trône et l'autel furent les deux mots d'ordre de ses
conseils et de ses agents. Il crut que la protection divine, que la sincérité
de sa foi et la sainteté de ses desseins assuraient d'en haut à sa cause, le
dispensait de toute sagesse humaine et ferait triompher par les miracles la
politique du roi confondue dans la politique de Dieu. Les pensées toutes
mondaines et la politique toute terrestre de son frère Louis XVIII lui
parurent presque une concession à l'impiété du temps et une acceptation
funeste des doctrines philosophiques et révolutionnaires du dix-huitième siècle.
Il s'en éloigna de plus en plus. Il vécut à Londres dans une sphère à part
d'amitiés, de pratiques pieuses et d'opposition anticipée au règne futur. Il
épiait de l'œil le moment où l'empire s'écroulerait assez complétement pour
entrer le premier en France par la brèche des armées étrangères, pour y
devancer son frère, pour y justifier sa réputation de prince militaire et
aventureux, et pour y prendre sous le nom de lieutenant général du royaume
une initiative, un rôle et un parti qui lui assureraient une grande influence
sur la restauration. Le caractère circonspect et solennel de son frère, les
infirmités qui le condamnaient à l'inaction, le titre de roi qui lui
défendait de s'aventurer dans les camps, laissaient au comte d'Artois et à
ses fils cette avance qu'ils voulaient prendre sur la cour d'Hartwell. Sa
jeunesse prolongée, sa taille noble et élancée, sa physionomie royale
rappelant à la fois François Ier, Henri IV et Louis XIV, son beau regard, sa
main tendue, son accent martial et franc, sa grâce à cheval, le rendaient
éminemment propre à capter les regards du peuple et à être le programme
vivant d'une restauration. XII Ce
prince avait deux fils, le duc d'Angoulême et le duc de Berri. Le duc
d'Angoulême était un de ces hommes médiocres d'esprit, excellents de cœur,
modestes de prétentions, braves de sang-froid, dont on n'aurait jamais
remarqué que les vertus s'ils n'étaient pas mis en scène par leur naissance
dans des rôles trop élevés pour leurs qualités obscures. Il n'avait jamais eu
de jeunesse. Rappelé des camps de l'émigration par son oncle Louis XVIII pour
épouser la fille de Louis XVI, il avait presque toujours vécu sous les yeux
du comte de Provence et sous l'empire de sa femme, plus intelligente mais
plus impérieuse que lui. Il avait accepté de bonne heure ces deux
supériorités. Subordonné de cœur à la sagesse magistrale du roi et à la piété
ardente de sa femme, il avait pensé par l'un et agi par l'autre. Il n'était
propre par sa nature qu'à ce rôle de disciple obéissant d'un maître qu'il
admirait, et d'époux fidèle d'une femme qui avait été son seul et premier
amour. Louis XVIII se plaisait à le former pour le trône qu'il devait occuper
un jour. C'était le Télémaque donné par l'exil à ce sage et dans lequel il
voulait façonner un roi. Mais la nature ne s'y prêtait pas. Elle n'avait mis
dans le duc d'Angoulême que la matière d'un honnête homme. Son extérieur même
démentait malheureusement son rôle de prince héréditaire destiné à fasciner
les espérances du peuple autour du trône d'un vieillard. Fils d'une princesse
de la maison de Savoie, il portait dans les traits du visage et dans la
contenance du corps je ne sais quelle empreinte de ces natures ébauchées et
inintelligentes qu'on rencontre dans les hautes vallées de ces Alpes. Cette
fausse empreinte n'était nullement l'expression de son esprit, qui était au
contraire sain, réfléchi, studieux ; mais elle était le malheur de sa
physionomie. Ses yeux clignotaient en regardant comme un regard qui craint la
lumière. Sa bouche avait des sourires convulsifs et à contre-sens des
pensées. Sa tête branlait comme mal attachée sur le buste. Il marchait en se
dandinant et en fixant ses yeux sur la pointe de ses pieds. Il balbutiait en
parlant, il s'intimidait de tout hors d'une épée, car il était brave comme un
soldat de naissance. Il aimait les camps, mais les camps ne pouvaient l'aimer
qu'à force de le connaître et de l'estimer. Il vivait à Hartwell, docile à sa
femme et au roi. Ses opinions étaient constitutionnelles. XIII Le duc
de Berri, son frère, avait le caractère, la nature et les goûts les plus
opposés. C'était la fougue, la turbulence et la brusquerie d'une sève de
prince abandonné à son exubérance et à ses égarements toutes les vivacités et
toutes les qualités de la jeunesse accrues par l'indépendance précoce et par
la flatterie des courtisans de son père. Il s'était signalé presque enfant à
l'armée des princes par une bravoure téméraire et emportée qui l'avait fait
aimer de la jeune noblesse émigrée. L'oisiveté l'avait rejeté à Londres. Il y
vivait dans les plaisirs et dans les amours de sa race et de son âge. Il
n'avait rien de la réflexion du duc d'Angoulême, rien des doctrines
politiques de son oncle, rien de la dévotion de son père. Entouré d'amis et
de maîtresses, il rappelait plutôt la jeunesse de Charles Il mêlant les
frivolités et les voluptés aux aventures de l'exil. Mais il n'avait de ce
prince ni les séductions ni les grâces. Petit de taille, replet de corps,
large d'épaules comme du Guesclin, court de nuque, gros de tête, saccadé de
mouvements, ses yeux bleus larges, intelligents, rappelaient seuls la race
des Bourbons, et son sourire leur bonté. On le disait doué d'un esprit
inculte mais prompt en saillies, ces éclairs de l'âme. Sa générosité réparait
ses emportements et ses rudesses. Il blessait et il guérissait vite ses
blessures. Il était né soldat, il aimait à manier les armes, les chevaux, les
troupes, sans savoir les séduire. Sa main en tout était, comme son esprit,
trop brusque et trop rude, mais sa bravoure était impétueuse. Il était né
pour verser son sang pour un trône et pour une patrie ailleurs que sous le
porche d'un théâtre et sous le poignard d'un assassin. XIV La
duchesse d'Angoulême était le lien entre la cour du comte d'Artois et la cour
sévère d'Hartwell. Elle était la fille de Louis XVI, l'orpheline abandonnée
dans les cachots du Temple après le meurtre de toute sa famille et après la
longue agonie de son jeune frère, l'enfant roi et martyrisé Louis XVII. Il
n'y eut jamais depuis l'antiquité ni dans les temps modernes de destinée
tragique comparable à la vie de cette princesse. Je l'ai suivie, dans
l'Histoire des Girondins, depuis son berceau à Versailles jusqu'au supplice
de sa tante, Madame Élisabeth, à qui sa mère, Marie-Antoinette, l'avait
léguée en quittant sa prison pour monter à l'échafaud. Je remonte à ce moment
pour la suivre rapidement jusqu'à l'époque où elle allait se rapprocher du
trône. La pitié de la France et de l'Europe ne l'avait pas perdue de vue
depuis son éloignement. Les malheurs, les cachots, les deuils, les supplices,
les larmes de cette jeune fille payant pour sa race des torts dont elle était
pure, victime d'une révolution qui dévorait son père, sa mère, sa tante, son
frère, et qui la laissait seule sous les voûtes d'une prison pleine de leurs
ombres, étaient pour beaucoup dans les souvenirs et dans l'intérêt qui
rattachaient l'imagination dé la France aux Bourbons absents. Il semblait à
tous les cœurs généreux qu'un remords pesait à son nom sur la patrie et que
le peuple français lui devait une expiation. Quand la nature outragée parle
si haut dans les âmes des hommes, des femmes, des mères, des filles, des
jeunes générations, la nature prend sa place dans la politique. La duchesse
d'Angoulême était le sentiment dans la cause de la Restauration. XV Le
lendemain du jour où sa tante, Madame Élisabeth, jeune sœur de Louis XVI,
était montée à vingt-neuf ans sur l'échafaud, au milieu des marques de
respect de ses quarante compagnes de supplice qui lui baisaient les mains
avant de tendre le cou au bourreau, la jeune princesse, âgée de moins de
quinze ans, redemandait sa tante et sa mère à tous les geôliers, sans
soupçonner même qu'elle en fût séparée par la mort. Elle les croyait dans une
autre prison ou retenues par les interrogatoires d'un tribunal. Elle*
espérait que la porte de la tour du Temple en se rouvrant allait les rendre à
sa solitude et a sa tendresse. Les geôliers ne furent-pas assez cruels pour
la détromper. Le temps seul, et l'absence en se prolongeant, la détrompa.
Elle demanda à leur faire parvenir les vêtements et le linge que ces deux
victimes avaient laissés dans l'armoire de leurs chambres. Les geôliers se
troublèrent et se turent. L'enfant s'étonna et commença à soupçonner que sa
mère et sa tante n'avaient plus besoin de leurs robes de prisonnières sur la
terre. Elle fondit en larmes, sans désespérer cependant tout à fait de leur
retour. Cette espérance en s'amortissant tous les jours et tous les mois, et
la physionomie en deuil des geôliers, achevèrent seules la révélation. Sa mère
et sa tante en sortant de la prison lui avaient dit : « Si nous ne
revenons pas, tu demanderas à la commune de Paris une femme pour t'assister
dans le cachot, afin de ne pas rester seule au milieu des hommes. » Elle leur
obéit par déférence, dit-elle, et sans aucun espoir que sa requête lui fût
accordée par la dureté des gardiens. On lui répondit en effet qu'elle n'avait
pas besoin de femme pour se parer devant ces murailles. On feignit de
craindre que l'isolement et le désespoir ne la portassent au suicide, que sa
tendre piété regardait comme le plus grand des crimes. On lui enleva ces
petits couteaux dont on se servait alors pour relever la poudre sur le front
des femmes, ses ciseaux, ses aiguilles à tricoter, et jusqu'aux plus
innocents ustensiles de fer ou d'acier nécessaires aux ouvrages de femme, par
lesquels elle aurait pu distraire au moins l'oisiveté de. sa solitude ou
raccommoder ses vêtements en lambeaux. On lui enleva jusqu'au briquet à
l'aide duquel elle pouvait éclairer la longueur de ses nuits et de ses
insomnies la lumière même parut une douceur du ciel trop' indulgente à la
jeune captive. On lui défendit d'allumer le poêle qui chauffait sa prison. XVI Elle
n'avait pour consolation que le sommeil, la vue du ciel, le jour à travers
les grilles, et quelques visites au dauphin son frère, captif dans une
chambre voisine et déjà dégradé par la maladie et par la férocité de ses
gardiens. Les gardiens qui la conduisaient ou la ramenaient étaient
quelquefois cléments et attendris, souvent ivres et brutaux. La vue et
l'entretien de son frère ne faisaient qu'accroître sa consternation. Cet
enfant de onze ans heureusement né, et beau en entrant dans la prison comme
sa mère, s'était assombri, amaigri et prématurément flétri depuis qu'il était
tombé trop jeune du sein de Marie-Antoinette et des genoux de Louis XVI entre
les mains de fanatiques soldés pour tuer en lui ce qu'ils appelaient le
louveteau du trône. On lui avait enseigné les chansons obscènes et les
outrages populaires contre sa propre famille, on avait forcé sa main
innocente à signer contre sa mère une déposition dont il ne comprenait pas la
signification impie, on l'avait abruti pour le découronner même de sa naïveté
d'enfant et de son intelligence. « Ce
pauvre enfant, écrivait sa sœur, croupissait dans sa chambre infecte au
milieu des souillures et des haillons. On ne la balayait que de mois en mois.
L'enfant, oblitéré dans ses sens, avait horreur du lieu, et vivait comme un
être immonde dans un égout. On n'y entrait qu'à l'heure où on lui apportait
sa nourriture. Du pain, des lentilles et un morceau de viande desséchée dans
une écuelle de terre, jamais de vin ni de fruits, telle était la table de
l'enfant enfermé avec lui-même. Après la mort de Robespierre, ces brutalités
s'adoucirent, néanmoins elles étaient encore mortelles. » XVII « Nous
le trouvâmes, dit Harmand, représentant de la Meuse, dans une petite chambre,
sans autre meuble qu'un poêle de faïence qui communiquait dans la pièce
voisine. Dans cette chambre était son lit. Le prince était assis devant une petite
table carrée sur laquelle étaient éparses des cartes à jouer, les unes pliées
en forme de boîtes et de petites caisses, les autres élevées en châteaux. Il
était occupé de ses cartes lorsque nous entrâmes. Il ne quitta pas son jeu.
Son habit était un habit de matelot en drap couleur d'ardoise ; sa tête était
nue. Un grabat était aux pieds de son lit. C'était le lit d'un savetier nommé
Simon, que la municipalité de Paris, avant la mort de Robespierre, avait
établi auprès de l'enfant. On sait que ce Simon se jouait cruellement du
sommeil de son prisonnier ; sans égard envers un âge pour lequel le sommeil
est un besoin si impérieux, il l'appelait à diverses reprises pendant la
nuit. « Me voilà, citoyen, répondait l'enfant, mouillé de sueur ou transi de
froid. Approche que je te touche, » répliquait Simon. Le pauvre enfant
s'approchait, le geôlier brutal lui donnait quelquefois un coup de pied qui
l'étendait à terre, en lui disant : « Va te recoucher, louveteau... »
Je m'approchai du prince. Nos mouvements ne paraissaient faire aucune
impression sur lui. Nous l'engageâmes à marcher, à parler, à se distraire, à
répondre au médecin que la Convention allait lui envoyer. Il écoutait avec
indifférence, il semblait comprendre, il ne répondait rien. On nous dit que, depuis
le jour où les commissaires de la commune avaient obtenu de son ignorance
d'infâmes dépositions contre ses parents et où il avait compris les malheurs
et les crimes dont on l'avait fait ainsi l'instrument, il avait pris avec
lui-même la résolution de ne plus proférer un mot, de peur qu'on n'en abusât
encore. « J'ai l'honneur de vous demander, monsieur, lui répéta Harmand, si
vous désirez un chien, un cheval, des oiseaux, un ou plusieurs compagnons de
votre âge que nous installerions près de vous ? Voulez-vous en ce moment
descendre au jardin ou monter sur les tours ? » Pas un mot, pas un signe, pas
un geste, bien qu'il eût la tête tournée vers moi et qu'il me regardât avec
une étonnante fixité... Ce regard, ajoute le commissaire, avait un tel
caractère de résignation et d'indifférence qu'il semblait nous dire : « Après
m'avoir fait déposer contre ma mère, vous venez sans doute me tenter de
déposer contre ma sœur. Vous me faites mourir depuis deux ans, ma vie est
éteinte, que m'importent aujourd'hui vos caresses ! achevez votre victime. »
Nous le priâmes de se tenir debout. Ses jambes étaient longues et menues, les
bras grêles, le buste court, la poitrine enfoncée, les épaules hautes et
serrées, la tête seule très-belle dans tous ses détails, la peau blanche,
mais sans vigueur, les cheveux longs, blonds, bouclés. Il avait peine à
marcher. Il s'assit après avoir fait quelques pas, et resta sur sa chaise les
coudes appuyés sur.la table. Le dîner qu'on lui apporta dans une écuelle de
terre rouge consistait en quelques lentilles et six châtaignes grillées, un
couvert d'étain, point de couteau, point de vin. Nous ordonnâmes qu'on le
traitât mieux, nous fîmes apporter quelques fruits pour ajouter à son repas.
Nous lui demandâmes s'il était content de ces fruits, s'il aimait le raisin.
Point de réponse. Il le mangea sans rien dire. Après qu'il eut mangé le
raisin, nous lui demandâmes s'il en désirerait encore ; même silence. Nous demandâmes
si ce silence obstiné datait réellement du jour où on lui avait arraché par
violence cette monstrueuse déposition contre sa mère. Ils nous affirmèrent
que depuis ce jour seulement l'enfant avait cessé de parler. Le remords avait
précédé l'intelligence. » XVIII La
jeune princesse, dont la prison touchait à celle de son frère, l'entrevoyait
quelquefois par l'indulgence de ses geôliers. Elle le voyait dépérir et
mourait ainsi elle-même de deux agonies. Bientôt l'enfant s'achemina
lentement vers la mort comme une plante sans air et sans soleil. « La
Convention, dit-elle, envoya, en apprenant sa fin prochaine, une députation
pour constater son état. Les commissaires en eurent pitié, et ils ordonnèrent
un meilleur traitement. Laurent, homme de nature plus humaine qui avait
remplacé le savetier Simon fit descendre de ma chambre un lit dans le réduit
occupé par mon frère. Le sien était rempli d'insectes. On baigna l'enfant, on
le purifia de la vermine dont il était couvert, mais on le laissa encore
complétement solitaire. Je demandai à Laurent de m'éclairer sur le sort de ma
mère et de ma tante, dont je ne savais pas la mort, et sur notre réunion à
elles. Il me répondit avec un air de compassion et de mystère qu'il n'avait
aucun éclaircissement à me donner sur cela. « Le
lendemain des hommes en écharpe qui vinrent me visiter et à qui je fis la
même demande me répondirent par le même silence. Ils ajoutèrent que j'avais
tort de réclamer ma réunion à mes parents, puisque j'étais bien là. «
N'est-il pas affreux, leur dis-je, d'être séparée depuis un an de sa mère et
de sa tante sans savoir de leurs nouvelles ? — Vous n'êtes pas malade ?
dirent ces hommes. Non, répliquai-je, mais y a-t-il une pire maladie que
celle du cœur ? — Espérez, me dirent-ils en se retirant, dans la justice et
dans la bonté du peuple français » Était-ce
pitié, était-ce ironie ? XIX Ainsi
s'écoulaient les jours, les mois, les années pour la captive de seize ans
dans la tour du temple. Au
commencement de novembre, la Convention, plus clémente, envoya un homme au
cœur tendre à -Laurent pour soigner l'enfant. Cet homme, nommé Gonin, en prit
des soins paternels. On permit enfin à l'enfant d'avoir de la lumière le soir
dans sa prison. Gonin passait des heures entières avec lui pour le distraire.
Il le fit descendre quelquefois dans un salon du premier étage de la tour
dont les fenêtres sans abat-jour laissaient entrer le soleil et voir les
feuilles, puis dans le jardin pour dénouer un peu ses pas. Mais le coup de la
mort était porté. Gonin pouvait ralentir la mort, non rallumer la vie dans
cette victime de quatre ans de solitude et de dénuement. L'hiver
s'écoula ainsi assez uniformément. On permit à la princesse de faire du feu à
discrétion dans sa prison, on lui apporta les livres qu'elle avait désignés
pour s'entretenir au moins avec les hommes et avec Dieu. On lui refusait
seulement toute réponse à ses questions sur ses parents. Au commencement du
printemps, on l'autorisa à monter de temps en temps sur la plate-forme de sa
tour, d'où son regard pouvait voir l'horizon de Paris et s'emparer de la
liberté des campagnes voisines. Quelles étaient ses pensées en apercevant les
toits du Louvre, des Tuileries, des cathédrales et des palais de ses pères ?
Le dépérissement de son malheureux frère le dauphin allait en s'aggravant. Il
n'était pas même permis à la jeune princesse de le voir et de le soigner
elle-même. Elle n'apprenait que par ses geôliers la langueur et le progrès du
mal dans ce pauvre enfant dont un plancher la séparait. XX Il
expira enfin sans agonie, mais sans avoir proféré une parole, le 9 juin 1795
au milieu du jour. Les médecins qui le soignèrent pendant ses derniers
moments ne l'avaient jamais vu avant l'heure suprême. Ils ne purent attester
dans leurs rapports à la Convention qu'une chose c'est qu'on leur avait
présenté un enfant malade sous le nom du fils de Louis XVI et que cet enfant
était mort sous leurs yeux. Il ne paraît pas que la jeune princesse ait été
admise à voir son frère dans les derniers mois de son existence, ni pendant
la maladie, ni après sa mort. De là des suppositions et des conjectures qui
n'ont été ni justifiées ni démenties sur la substitution d'un enfant muet et
malade à un autre enfant dans la tour du Temple, sur l'évasion du véritable
enfant de Louis XVI et sur l'existence d'un roi légitime mais inconnu qui a
longtemps passionné les imaginations amoureuses de merveilles. Bien que ces
suppositions fussent invraisemblables, elles n'étaient pas néanmoins assez
impossibles pour décourager les crédulités ou les fictions. On pourrait
admettre que des conventionnels puissants voulant se ménager un jour un titre
à la reconnaissance des trônes, ou que des partisans dévoués de la famille
royale cachés sous l'uniforme des gardiens du Temple fussent parvenus à
remplacer dans le cachot un enfant par un autre et à renfermer leur pieuse
substitution dans le secret du cercueil. Mais que cet enfant ainsi délivré
des fers à l'âge où les souvenirs sont déjà invétérés dans le cœur n'eût
jamais rappelé les circonstances de ses premières années et de son évasion,
que les agents de cette substitution de personne n'eussent jamais revendiqué
le mérite de leur dévouement, que la jeune princesse à qui ce frère retrouvé
aurait donné mille témoignages irrécusables de son identité par ses traits,
par sa mémoire, par les confidences d'une vie de onze ans confondue dans la
vie de sa sœur, n'eût jamais parlé, ce seraient là des miracles de silence,
de discrétion, d'impossibilité morale, plus étonnants que le miracle même de
l'évasion. Le silence de tant d'agents.de cette délivrance, le silence de
l'enfant délivré lui-même, démentent cette supposition. Il faudrait pour
l'admettre admettre d'autres invraisemblances plus improbables que la
délivrance même. Il faudrait que les instruments de cette substitution
fussent tous morts avant que l'heure de la révéler eût sonné pour eux. Il
faudrait qu'ils n'eussent confié en mourant leur précieux secret à aucun
membre de leur famille ou à aucun ami. Il faudrait que t'enfant délivré fût
mort lui-même avant d'avoir proféré un mot sur son existence antérieure. Il
faudrait que les personnes à qui cet enfant aurait été remis, soit en France,
soit à l'étranger, n'eussent jamais elles-mêmes entretenu le monde de ce
dépôt mystérieux. Tout cela est possible, sans doute, mais d'une possibilité
si extrême et si contre nature, que l'existence de Louis XVII peut servir
d'aliment à des imaginations et de texte à des rêves, jamais aux recherches
sérieuses de l'histoire. C'est une de ces énigmes que les hommes se posent
éternellement, et qui ne sont résolues que par la probabilité ou par Dieu. XXI La
princesse bénit cette mort en la pleurant. Dieu enlevait enfin son, frère et
son roi à son long supplice. Elle acheva en silence le sien. Du jour où la
Convention ne craignit plus un prétendant au Temple, elle permit' à la pitié
publique d'en approcher. Neuf jours après la mort de Louis XVII, la ville
d'Orléans, sauvée jadis par une jeune fille héroïque, osa intercéder pour la
jeune fille innocente de Louis XVI. Cette ville envoya des députés à la
Convention pour réclamer la délivrance de la jeune princesse et sa
translation au sein de sa famille. « Car qui d'entre nous, dirent les députés
d'Orléans, voudrait la condamner à habiter des lieux encore fumants du- sang
de sa famille ? » Nantes imita cet exemple. Charette avait demandé aussi, au
nom de la Vendée, comme condition de la pacification de ces provinces, que la
fille de Louis XVI fût remise. à ses parents. Le comité de sûreté générale,
composé depuis la chute de Robespierre d'hommes assouvis ou indignés de
proscriptions, permit aux gardiens du Temple de la faire descendre pour la
première fois dans te-jardin. Elle s'y promenait suivie du seul compagnon de
ses quatre années de solitude, le chien de Louis XVI son père, que ce prince
avait laissé à ses soins en partant pour l'échafaud. Des femmes de l'ancienne
cour attachées à la princesse avant ses infortunes, et échappées elles-mêmes
aux échafauds et aux cachots de la Révolution, madame de Chantereine, madame
de Mackau, madame de Tourzel et sa fille mademoiselle Pauline de Tourzel,
compagne des premiers jeux de la princesse, furent autorisées à la visiter.
L'infortune n'avait dans ces âmes tendres de femme qu'ajouté au respect par
la pitié. Les fenêtres des maisons qui bordaient le jardin de la prison se
rouvraient comme aux premiers jours de la captivité du roi, se couronnaient
de visages amis et laissaient pleuvoir des fleurs et des vers sur les pas de
la jeune captive. Les brochures et les journaux en entretenaient l'opinion
publique adoucie ou repentante. « La fille de Louis XVI a enfin la liberté,
disaient ces feuilles, de se promener dans les cours du Temple. Deux
commissaires veillent sur ses pas. Ils ne l'approchent qu'avec convenance ;
ils la traitent avec les respects qu'inspirent le souvenir de ce qu'elle fut
et le triste spectacle de ce qu'elle est aujourd'hui. Une chèvre qu'on lui
permet de nourrir auprès d'elle occupe ses soins. L'animal apprivoisé la suit
avec fidélité. Un chien est surtout l'inséparable compagnon de la jeune prisonnière
et paraît lui être très-attaché. C'est le chien du roi, aujourd'hui sans
maître, et qui l'aime encore dans son enfant. » XXII M. Hue,
l'ancien serviteur du roi, loua une des fenêtres qui plongeaient sur le
jardin. Il chanta, comme Blondel, serviteur d'un autre roi captif, des
paroles consolatrices à la fille de son maître. Il parvint au moyen de
signaux à lui faire parvenir une lettre de son oncle Louis XVIII. La
princesse put répondre avec la connivence des commissaires qui fermaient les
yeux. Charette lui transmit par cet intermédiaire les vœux et le dévouement
de son armée. Tout annonçait la fin de sa captivité. Le 30 juillet, la
Convention, sur le rapport de son comité de salut public et de sûreté
générale, décréta que la fille de Louis XVI serait échangée avec l'Autriche
contre les représentants et les ministres que Dumouriez avait livrés au
prince de Cobourg, au moment de sa défection Drouet, Sémonville, Maret, et
d'autres prisonniers importants de l'Autriche. Elle ne laissa d'autre trace
de sa captivité et de ses larmes dans sa prison que ces deux lignes gravées
par elle sur la pierre de sa fenêtre pendant les longues oisivetés de la réclusion :
« Ô mon père, veille sur moi du haut du ciel 0 mon Dieu, pardonnez à
ceux qui ont fait mourir mon père ! » XXIII Le 19
décembre 1795, à minuit, jour de sa naissance, elle sortit de sa prison. Le
ministre de l'intérieur, Benesech, pour éviter toute émotion du peuple, la
conduisit a pied du Temple à une rue voisine où la voiture du ministre
l'attendait. La voiture suivit par des sentiers déserts et à peine bâtis
alors les alentours du boulevard, et s'arrêta dans un terrain vide, derrière
la porte Saint-Martin. La, une berline de poste, occupée par madame de Soucy,
sous-gouvernante des enfants de France, et par un officier de gendarmerie,
reçut la princesse. Le ministre ajouta au prix de la liberté rendue par le
respect et par la pitié qu'il témoigna dans ses paroles et dans ses
préparatifs. La jeune princesse ne put répondre que par ses larmes. Elle
laissait derrière elle, avec ses quatre ans de jeunesse écoulés à l'ombre
d'un cachot, les cadavres de son père, de sa mère, de sa tante, de la
princesse de Lamballe, de son frère, de princesses de sa cour, de- tout ce
qu'elle avait connu et aimé au berceau. Les roues de la voiture ne lui
paraissaient jamais assez rapides pour fuir une terre qui avait bu tant de
sang et dévoré tant de victimes, de veuves, de femmes, d'enfants,
d'innocence, de vertu, pour le crime de la royauté. L'agonie du fils de Louis
XVI, les supplices de sa sœur, les captivités de sa fille, seront de longs
remords sur le cœur du peuple, et de funèbres taches sur la Révolution. Il a
fallu cinquante ans et une révolution plus pure pour rendre son innocence a
la liberté. Ces supplices immérités, ces décapitations de femmes, ces
immolations lentes d'enfant et de jeune fille dans des agonies de quatre ans
pires que la hache, sous les yeux d'une nation renommée pour sa générosité,
font trembler la main qui les raconte. Serait-il vrai que l'extrême
civilisation se confonde dans ces sacrifices humains avec l'extrême barbarie
? Non, sans doute ; ce peuple sortait d'une longue ignorance, il se vengeait
sur des innocents. Il n'avait pas encore appris que les vengeances sortent
des vengeances, et que Dieu n'accorde la liberté durable qu'à la justice et à
la magnanimité du peuple. XXIV Le nom
de Sophie cachait son vrai nom, mais ne cachait pas son visage. La
ressemblance de cette jeune fille avec les images de Marie-Antoinette gravées
dans les regards du peuple la fit trois fois soupçonner ou reconnaître sur la
toute. Mais il n'y avait plus, comme à Varennes, de gardes nationaux pour la
ramener à la captivité, il n'y avait que des regards humides pour l'admirer
et des mains amies pour applaudir à sa délivrance. XXV La
beauté avait triomphé de la douleur et de la réclusion. La sève forte des
Bourbons avait développé ses charmes à l'ombre du Temple. Des cheveux
ondoyants, un cou flexible, une taille élancée, des yeux bleus, des traits à
la fois majestueux et délicats, le coloris de l'adolescence sur un visage
mûri avant les années par la solitude, cette fierté que donne le sang, cette
tristesse que donne le souvenir, cette âme en deuil sur un visage rayonnant
de jeunesse, enchantaient et retenaient les regards. On ne pouvait la voir
sans voir en elle tout ce qui avait traversé cette destinée et tout ce qui
l'attendait encore. C'était l'apparition tragique de la Révolution échappant
à la hache des bourreaux les pieds dans le sang des siens, et se réfugiant de
la mort dans l'exil. On la reçut partout avec cette- impression. On
s'agenouillait en Allemagne sur son passage on croyait voir une résurrection
de tous ces tombeaux. L'empereur d'Autriche, son oncle, lui avait préparé un
appartement. Toute la famille impériale vint la recevoir au seuil du palais.
Elle y fut traitée en archiduchesse. Elle avait dix-sept ans. L'intention de
l'empereur était de la faire épouser à son frère l'archiduc Charles, le héros
de l'Autriche. Elle, se souvint que son père Louis XVI l'avait destinée à son
cousin le duc d'Angoulême, fils aîné du comte d'Artois. Elle voulut obéir à
sa dernière volonté. Elle partit pour Mittau, où le roi son oncle l'appelait
pour cette union de famille. Elle se jeta à ses pieds et les embrassa, comme
si elle eût retrouvé en lui son père. Ce prince lui présenta le duc
d'Angoulême comme un fiancé à elle dans le ciel. Il la mena ensuite à l'abbé
Edgeworth, qui avait reçu les dernières prières et les derniers repentirs-de
Louis XVI, et qui ne l'avait quitté qu'au seuil sanglant de l'échafaud. Peu
de jours après, ce vénérable prêtre, sanctifié a ses yeux par le souvenir
qu'il lui rappelait, bénit son mariage avec le jeune duc. Ce mariage resta
stérile. La hache par son effroi, la captivité par ses tortures, avaient
frappé la postérité du trône jusque dans ce dernier rameau. La
duchesse d'Angoulême suivit dans toutes ses vicissitudes les exils, les
changements de patrie et de fortune de son oncle. Ce prince l'aimait par
sentiment et par politique, il se parait de cette beauté, de cette jeunesse
et de cette pitié aux yeux de l'Europe. Il l'appelait son Antigone. Il se
montrait appuyé sur le bras de cette nièce comme une royauté protégée d'en
haut par l'ange du deuil. Elle vivait auprès de lui dans le château
d'Hartwell, se souvenant de la France avec amertume, mais du trône et de la
patrie avec l'orgueil et la majesté innée de son sang. XXVI Le duc
d'Orléans, fils de Philippe-Égalité, avait séparé sa cause et sa vie des
Bourbons de la branche aînée. Dévoué a la Révolution par son père, élevé et
aguerri par Dumouriez, il avait combattu avec ce général a Jemmapes contre
les émigrés. Il avait suivi son chef dans sa défection et dans sa trahison
contre la Convention. Il avait passé avec Dumouriez et son état-major à
l'ennemi. Émigré à son tour, son nom et ses opinions présumées l'avaient
empêché de chercher un asile au camp des princes ou à la cour des souverains.
Il avait végété en Suisse et en Amérique sous un nom d'emprunt. Son esprit
sagace s'était aiguisé aux difficultés de la vie. Il avait vaincu les
obstacles que sa naissance et ses antécédents opposaient à sa fortune à force
de réserve et de temporisation ; tantôt prince, tantôt citoyen, selon l'heure
et le pays, il s'était rendu aussi acceptable à la liberté qu'à la couronne.
Il était venu, pendant le règne de Bonaparte, se réconcilier avec. les
Bourbons et désavouer les défections et les votes de son père. Il avait passé
en Espagne pendant la guerre de l'indépendance, offrant, comme Moreau, son
épée contre Napoléon. Les Bourbons et les cortès d'Espagne avaient craint
d'accepter le secours d'un prince de leur sang qui les aurait engagés à trop
de reconnaissance envers un prétendant éventuel à la couronne. Le duc
d'Orléans était allé en Sicile, où la protection des Anglais et la parenté du
roi lui avaient fait obtenir la main d'une princesse de la maison de Naples.
Une jeune famille croissait autour de lui ; il semblait avoir oublié la
France. La chute de Bonaparte et les espérances confuses de rôle dans une
restauration le rapprochèrent. Ses opinions voilées comme son âme et son
origine ambiguë le rendaient aussi propre à servir qu'à rivaliser une
restauration. Louis XVIII et le comte d'Artois ; depuis sa visite à Londres,
ne voyaient dans le duc d'Orléans qu'un prince honnête homme exclusivement
adonné à ses sollicitudes de famille. Ils pensaient qu'en lui rendant son
rang de premier prince du sang et son immense fortune, on le rattacherait
sans danger une monarchie qui avait tout à pardonner à son nom. L'apparence
trompait la finesse de Louis XVIII lui-même. Le duc d'Orléans était probe
dans ses actes plus qu'il n'était vrai dans son abnégation. Il ne devait pas
conspirer, mais attendre. Attendre dans certaines situations, c'est
conspirer. XXVII Le
prince de Condé et le duc de Bourbon son fils, quoique éloignés de la faveur
de Louis XVIII, et plus chers aux camps qu'à la cour, vivaient à Londres dans
l'attitude de premiers soldats de la monarchie. Depuis
le grand Condé et Rocroy, l'héroïsme du sang des Bourbons semblait s'être
perpétué dans cette race. C'était la seule main de la famille qui ne voulût
tenir que l'épée. La gloire militaire de leur aïeul était pour eux une
seconde noblesse qu'ils préféraient même à leur parenté avec le trône. Le
prince de Condé, vieux guerrier de l'école de Frédéric II, s'était formé
contre ce prince dans la guerre savante de Sept ans. Nos revers mêmes lui
avaient tourné en gloire. Nos canons sauvés par lui à Rosbach ornaient ses
magnifiques jardins de Chantilly. Louis XV passait pour avoir aimé entre tant
de femmes la princesse de Hesse, mère du prince de Condé. La faveur qu'il ne
cessa de montrer pour le fils faisait croire à une parenté plus rapprochée et
plus chère que la parenté de famille. Ce prince avait mis de bonne heure sa
fidélité et son orgueil à ne rien concéder aux idées de la Révolution. Il lui
semblait au-dessous de sa race de parler à un peuple autrement que l'épée à
la main. Dès 1789, il avait émigré avec son fils, le duc de Bourbon, et son
petit-fils, le duc d'Enghien, et il avait planté le drapeau de la monarchie
'sur les bords du Rhin. La noblesse française t'avait rejoint comme son chef,
l'Allemagne l'avait adopté, son armée avait pris son nom, elle était devenue
le camp de l'aristocratie armée sur la terre étrangère, cherchant à
reconquérir sa patrie à côté des armées de la Prusse et de l'Autriche. Après
les campagnes malheureuses pour la coalition de 1792 et de 1793, l'armée des
princes de Condé avait passé à la solde de l'Angleterre. Elle était restée
réunie mais inactive en face des armées de la république, épiant la guerre
civile pour s'y mêler, la guerre étrangère pour s'en servir. Pleine de
courage, d'indiscipline et d'inexpérience sous trois chefs intrépides,
l'armée de Condé n'avait pu obtenir des résultats décisifs. Le nom des Condé
y avait grandi, la contre-révolution n'y avait pas conquis un pas sur nos
frontières. Cette existence était grande pour le prince de Condé. Il traitait
avec les cours de l'Allemagne, il essayait de tramer avec Pichegru, il
parlait à la république d'égal à égal, il contrebalançait, par sa renommée et
par sa popularité dans l'émigration, le rang et le titre du comte de Provence
et du comte d'Artois. Il passait pour soutenir largement sa noble
représentation militaire avec les subsides que la Russie, l'Espagne,
l'Allemagne et l'Angleterre fournissaient à la solde de son corps d'armée. L'Allemagne
une fois conquise, cette armée passa à la solde du gouvernement britannique,
se dispersa en Espagne, en Vendée, en Russie, partout, ou rentra indigente et
expropriée en France. Le prince de Condé et son fils se retirèrent en
Angleterre dans une magnifique retraite champêtre où ils se livrèrent à leur
passion de famille pour la chasse. Là, le prince épousa enfin la belle
princesse de Monaco, qu'il avait aimée et enlevée de force avant
l'émigration, mêlant ainsi l'amour à la guerre et à l'exil comme le grand
Condé. XXVIII Le duc
de Bourbon son fils et son lieutenant à l'armée, l'égalait en intrépidité. Ce
prince, amoureux à quinze ans de sa cousine, sœur du duc d'Orléans, l'avait
enlevée du couvent ou cette princesse était enfermée. Le duc d'Enghien, son
fils, était le fruit de ces amours précoces. La duchesse de Bourbon, sa
femme, s'était depuis séparée de lui, et vivait en Angleterre dans une
liberté profane mêlée d'illuminisme pieux. Le duc de Bourbon avait étonné
l'armée républicaine dans la campagne de 1792 par des témérités et des
exploits d'avant-garde qui avaient fait de lui le Roland ou le Murat de
l'émigration. Depuis l'assassinat de son fils le duc d'Enghien, ce prince,
sans avenir pour sa maison, s'était abandonné à une mélancolie qui ne se
ranimait qu'aux sons du cor dans les forêts de l'Angleterre. La gloire même
ne lui paraissait plus digne d'un effort, depuis que cette gloire devait
mourir avec son nom. Ce qui
manquait à ces deux Condé, c'était le duc d'Enghien, leur fils et leur
petit-fils, leur souvenir et leur avenir. Il y avait dans la perte de ce
jeune prince de quoi pleurer pour deux' générations. La Révolution et le
champ de bataille l'avaient épargné, l'ambition l'avait immolé. Il faut
dire par quel événement ce prince manquait au retour presque complet des
Bourbons absents depuis 1789, car son absence était plus sensible à
l'imagination et au cœur de l'Europe que ne l'eût été sa présence. Le
sentiment du crime où cette victime avait disparu était pour une grande part
dans l'intérêt qui s'attachait à sa famille et dans l'antipathie qui
rejaillissait contre son meurtrier. Dieu a fait ainsi le cœur de l'homme,
qu'une seule tache de crime y offusque tout un disque de gloire, et que la
justice s'y venge à jamais par une implacable pitié. XXIX Le duc
d'Enghien, comme nous venons de le dire, était le premier et unique fruit des
amours du duc de Bourbon, âgé de quinze ans, et de sa cousine, Bathilde
d'Orléans. Cette princesse avait été enlevée par lui du couvent après le
mariage, malgré les deux familles qui voulaient séparer les deux amants. La
poésie s'était emparée dans le temps de ce drame de cour et l'avait
popularisé sur la scène par la musique et par les vers. Cette union trop
prématurée n'avait pas été longtemps heureuse. La duchesse de Bourbon avait
été l'objet de nouvelles tendresses à l'occasion d'un duel respectueux entre
son mari et le comte d'Artois, pour une inconvenance de bal masqué. Le duc de
Bourbon adorait son fils et l'élevait à la guerre avant l'âge, comme un
enfant des camps, sous les tentes et dans les campagnes de l'émigration. La
nature avait devancé dans ce jeune prince la mâle vocation des combats. Il
était né soldat, il ne respirait que l'héroïsme, il ne voulait devoir qu'à
son épée et à son sang répandu ses grades dans l'armée de son grand-père dont
il était aide-de-camp, et le respect de ses compagnons d'armes et d'exil. Sa
belle figure, mélange de la grâce féminine des d'Orléans et de l'enthousiasme
martial des Condé, ses yeux bleus, son nez d'aigle, l'ovale, espagnol de son
visage, la franchise des lèvres et du geste, le coloris juvénile de ses
traits, son cœur d'égal et d'ami avec la jeunesse de son âge, sa grâce à
cheval, sa stature à pied, son élan au feu, son ardeur au plaisir, en avaient
fait le favori de l'armée. Son grand-père et son père le recommandaient en
vain dans les affaires d'avant-poste à la prudence des vétérans, ils ne
pouvaient le contenir. Son sang était impatient de se répandre pour la cause
dans laquelle il avait été nourri il avait coulé déjà trois fois sous les
balles et sous le sabre des républicains. A vingt-deux ans, le duc d'Enghien
avait l'instinct déjà exercé de la guerre et le coup d'œil d'un général. Il
commandait la cavalerie de l'armée. XXX Au
licenciement de l'armée de Condé, il en conduisit un détachement en Russie.
La jeune princesse Charlotte de Rohan, qu'il aimait et qu'il enchaînait
volontairement à ses hasards sur le champ de bataille, le suivit dans ce
voyage et au retour. L'amour qu'il nourrissait pour elle et la passion des
combats l'empêchèrent de suivre son grand-père et son père dans leur retraite
de Londres. Il voulut rester isolé, loin des cours, mais toujours en vue de
la France, et près du théâtre de la guerre, si elle venait à se rallumer. Il
parcourut la Suisse avec la compagne de sa jeunesse, il revint se fixer avec
elle à Ettenheim, village du pays de Bade. Il s'y reposait dans l'obscurité,
dans l'amour et dans les travaux rustiques des sept années de combats et
d'activité qui l'avaient mûri avant le temps. Quelques amis de sa maison
laissés par son père et quelques aides de camp de ses guerres vivaient
retirés dans le même village et partageaient ses simples et innocents
délassements. XXXI Rougissant
de son inactivité, il eut un moment l'idée de prendre du service dans une des
armées des puissances. Son père lui écrivit pour le rappeler à son sang «
Cela n'est pas fait pour vous, mon cher enfant, lui disait le duc de Bourbon,
jamais aucun des Bourbons n'a pris ce parti. Toutes les révolutions du monde
n'empêcheront pas que vous soyez jusqu'à la fin de vos jours ce que vous
êtes, ce que Dieu vous a fait. Pénétrez-vous de cette idée. Au commencement
de la guerre, que j'ose croire avoir faite comme un autre, j'ai refusé
d'accepter aucun grade au service de l'étranger. C'est ainsi que vous devez
faire vous-même. Toute autre conduite vous rendrait peut-être l'allié des
rebelles de la France, et pourrait vous exposer, a combattre la cause de
votre roi Ici vous mènerez une vie obscure dans votre intérieur en attendant
l'achèvement de votre gloire. Adieu, je vous embrasse. » XXXII Le
prince avait obéi à son père. Étranger à toute intrigue, se croyant à l'abri
de tout danger dans les États du grand-duc de Bade, il se livrait dans les
forêts de ce prince à la chasse, son plaisir de prédilection. On dit
qu'emporté par l'imprudence de son âge, par le sentiment de son innocence et
par l'instinct de l'exilé qui fait jouir du danger même avec lequel on foule
le sol de la patrie, il passait quelquefois le Rhin et venait assister
inconnu aux représentations du théâtre de Strasbourg. Mais ce bruit semé sans
preuves par ses meurtriers comme une excuse est démenti depuis l'événement
par les amis qui ne le quittaient pas. Quoi
qu'il en soit, son grand-père, le prince de Condé, s'alarma de cette
étourderie, dont la rumeur était venue jusqu'à lui à Londres. « On assure,
écrivit-il à son petit-fils, que vous avez été faire une course à Paris,
d'autres disent à Strasbourg seulement. Il faut convenir que c'était un peu
inutilement risquer votre vie ou votre liberté, car pour vos principes je
suis tranquille de ce côté-là, ils sont aussi profondément gravés dans votre
cœur que dans les nôtres. Il me semble qu'à présent vous pourriez nous
confier le passé et nous dire, si la chose est vraie, ce que vous avez
observé dans votre voyage. A propos de vôtre sûreté, qui nous est si chère à
tous, vous êtes bien près de la France, prenez garde, ne négligez aucune
précaution pour être averti à temps et faire votre retraite à propos, en cas qu'il
passât par la tête du consul de vous faire enlever N'allez pas croire qu'il y
ait du courage à tout braver à cet égard. Ce ne serait qu'une imprudence
impardonnable aux yeux de l'univers, et qui aurait des conséquences
affreuses. Ainsi, je vous le répète, prenez garde à vous, et rassurez-nous en
nous répondant que vous sentez parfaitement la nécessité des précautions que
nous vous conjurons de prendre, et que nous pouvons être tranquilles sur
votre compte. » XXXIII « Assurément,
mon cher papa, répondit le duc d'Enghien, il faut me connaître bien peu pour
avoir pu dire ou chercher à faire croire que j'ai mis le pied sur le sol
républicain autrement qu'avec le rang et à la place où le hasard m'a fait
naître. Je suis trop fier pour courber bassement la tête ; le premier consul
pourra peut-être parvenir a me tuer, mais il ne me fera jamais m'humilier. On
peut voyager inconnu dans les glaciers de la Suisse comme je l'ai fait la
saison dernière ; mais en France, quand j'y rentrerai, je n'aurai pas besoin
de m'y cacher. Je puis donc vous donner ma parole d'honneur la plus sacrée
que jamais pareille idée ne m'entra ni ne m'entrera dans la tête. Je vous
embrasse, mon cher papa, et je vous prie de ne jamais douter de moi et de ma
tendresse. » XXXIV Peu de
temps après, les complots de Georges, de Pichegru et le procès de Moreau
semèrent de soupçons et de sang les premiers pas de Napoléon vers l'empire.
Sa vie lui semblait menacée par la triple complicité des Jacobins, des
émigrés et de ses rivaux de gloire, Moreau et Pichegru, portés au crime par
la jalousie de sa toute-puissance. Ce fut le temps où des hommes de police
vendus et traîtres à la fois aux deux partis entraient à Londres dans des
conspirations occultes et les grossissaient de mensonges pour les revendre
plus cher à Paris. Tout était rumeur sourde, pièges cachés ou soupçonnés,
ombrages, arrestations, jugements à mort, exécutions autour du futur
empereur. Ce règne usurpé sur la monarchie et sur la liberté à la fois allait
s'entourer des terreurs qu'il ressentait lui-même, et voulait prévenir
l'assassinat par le supplice. L'âme de Napoléon, qui n'avait pas montré à
Saint-Cloud le courage civil au même degré que le courage militaire sur les
ponts de Lodi ou d'Arcole, affectait la férocité de son ambition. II voulait
évidemment creuser derrière lui un tel abîme entre le pouvoir suprême et la
déchéance, que ni le peuple ni l'Europe ne pussent douter de son obstination
à régner ou à mourir. Sa résolution prenait en lui le caractère de
l'irrévocable fatalité. Il voulait que le monde en fût convaincu à tout prix,
pour décourager ses ennemis et ses rivaux de la pensée d'attenter jamais a sa
future dynastie. Voilà quel était l'état vrai de son âme quand des rapports de
police mal rédigés et mal interprétés lui firent présumer que le duc
d'Enghien et le général Dumouriez renouvelaient contre lui à Ettenheim les
conférences de Georges, de Pichegru et de Moreau à Paris, et que la paisible
demeure du prince était un foyer de trames et de meurtres prémédités contre
lui. Il prescrivit à l'instant à sa police d'éclairer par un espionnage sur
les lieux ces soupçons que rien ne justifiait. Il semblait pressé de
surprendre le nom d'un Bourbon dans un crime et de déshonorer la maison dont
il voulait prendre la place et l'héritage sur le trône de son pays. De tous
ces princes réfugiés sur la terre étrangère, peut-être n'y en avait-il qu'un
seul qui par sa passion des armes, sa popularité dans les camps, sa nature et
sa filiation de héros, pût lui faire redouter dans l'avenir un compétiteur ou
un vengeur. La fortune en le lui désignant dans cette circonstance semblait
s'entendre avec ses intérêts, ses prévoyances et ses soupçons. Ces
dispositions qui l'aidaient à trouver un coupable le pressaient peut-être
aussi de frapper. On dit, et rien ne le dément ni ne l'atteste, que M. de
Talleyrand, alors son ministre des affaires étrangères, flattant ses terreurs
comme il avait flatté son audace, l'encouragea non à sévir, mais à surprendre
la prétendue conspiration et a violer hardiment le droit des nations et de la
paix en faisant enlever le prince sur un territoire étranger. M. de
Talleyrand n'a jamais montré dans sa longue vie l'exécrable indifférence du
sang, encore moins des passions cruelles. Ses vices étaient d'une autre nature.
Trop souple pour être inflexible, on peut croire qu'il témoigna pour la
sûreté du premier consul un zèle qui ne connaissait pas de scrupules. On ne
peut admettre qu'il insinua le crime et la mort. Seulement, irréconciliable
avec l'Église par ses mœurs et par son mariage, irréconciliable avec les
Bourbons par ses services à leurs ennemis, il devait pousser naturellement
son maître à rompre irrévocablement avec des princes dont il n'espérait
lui-même aucun pardon. Là se borne sans doute toute sa complicité. Napoléon à
Sainte-Hélène la lui a rejetée tout entière, puis il l'a décernée à d'autres,
puis il l'a revendiquée pour lui-même dans un codicille plus cruel que
l'assassinat. Mais l'aberration est le caractère du remords. Quand le crime
pèse, on le rejette au hasard sur d'autres mains, et quand la vérité vous le
restitue enfin et qu'on est forcé de le reprendre, on le revendique, on s'en
fait un orgueil. C'est le dernier subterfuge de la conscience, la dernière
forme du forfait. XXXV Le
consul commença de ce jour-là à faire tracer par sa police autour du séjour
du prince le cercle d'information, de surveillance et d'embûches dans lequel
il méditait de l'enserrer. Le 4 mars 1804, le préfet de Strasbourg, par
l'ordre de Réal, préfet de police à Paris, conféra avec le colonel Charlot,
commandant de la gendarmerie. Ils cherchèrent ensemble quels étaient les
moyens de percer l'obscurité qui planait encore sur l'entourage du prince à
Ettenheim. Ces deux fonctionnaires jetèrent les yeux sur un sous-officier
intelligent et rompu à ces sortes d'explorations par l'habitude de poursuivre
et d'épier les criminels. Il se nommait Lamothe. Lamothe,
né dans l'Alsace, parlait allemand. Il se rendit à Ettenheim sous prétexte
d'un trafic quelconque ; il reconnut les routes, les lieux, le petit château
gothique qu'habitait le prince, la maison retirée dans le village où
résidaient la princesse Charlotte et le prince de Rohan, son père. Après
avoir lié conversation avec les habitants du pays et parlé de son prétendu
commerce, il interrogea avec une apparente indifférence les paysans sur le
duc d'Enghien, sur sa suite, sur le genre de vie qu'il menait dans cette
retraite, sur les réfugiés français qui habitaient avec lui ou autour de lui,
enfin sur les rapports plus ou moins fréquents qu'il avait avec des
personnages étrangers au pays. XXXVI Lamothe
revint le lendemain à Strasbourg et fit son rapport au colonel Charlot. Ce
rapport disait « Je me suis rendu d'abord au village de Capel, à une certaine
distance d'Ettenheim. Là, en causant avec le maître de poste, j'ai appris que
le duc d'Enghien était toujours à Etteinhem avec le général Dumouriez et le
colonel Granstein récemment arrivés de Londres. Arrivé à Etteinhem, on m'a
confirmé la présence dans le village du prince et du général Dumouriez. On
m'a dit que le prince logeait dans le château voisin du village ; qu'il
passait sa vie à la chasse ; qu'il n'avait près de lui qu'un secrétaire ; que
Dumouriez et le colonel Granstein logeaient séparément dans des maisons
différentes ; que la correspondance du prince était plus active qu'à
l'ordinaire qu'il était adoré dans le pays qu'il n'était nullement question
de son départ pour Londres, ni d'un voyage que le prince avait fait à
Londres. La nuit s'approchait, ma mission était terminée. » Le reste du
rapport concerne d'autres renseignements que Lamothe était chargé de
recueillir en passant sur la baronne de Reisch et sur les émigrés de la
petite ville voisine d'Offenbourg, foyer d'intrigues et de correspondance des
réfugiés français sur les bords du Rhin. XXXVII Ce
rapport exact sur les détails de la vie et de la résidence du prince était
inexact sur les noms. L'accent allemand du paysan d'Ettenheim avait dénaturé
la prononciation du nom du colonel de Thomery, émigré français, aide de camp
du prince, et en avait dérivé le nom du général Dumouriez. Dumouriez était
alors à Hambourg, et le prince n'avait jamais eu le moindre rapport avec ce
général réfugié à Londres, et qu'il regardait comme un traître à sa maison
autant que comme un traître à la république. Le colonel Charlot se hâta
d'expédier le rapport de son espion au général Moncey, commandant supérieur
de la gendarmerie à Paris, par la correspondance de ce corps. Cette
correspondance avait lieu de brigade en brigade avec une rapidité supérieure
alors à la rapidité des courriers de la poste. Moncey
apporta ce rapport au premier consul avant que le préfet de police Réal eût
reçu lui-même les lettres du préfet de Strasbourg contenant les mêmes
renseignements. Bonaparte en voyant le nom de Dumouriez s'écria. Il crut
tenir le nœud de la trame dont il se sentait enveloppé. Il fit appeler Réal,
le chef de sa police : « Eh quoi, dit-il d'un ton de reproche en le
voyant entrer, vous me laissez ignorer que Dumouriez est à Ettenheim avec le
duc d'Enghien et que tous deux y organisent des complots militaires à quatre
lieues de la frontière ? » Réal
s'excusa sur le retard de la correspondance du préfet de Strasbourg. Il reçut
le soir la lettre confirmant le rapport de Charlot. Il la communiqua au
premier consul et à M. de Talleyrand, présent à l'entretien. Tous les trois
convaincus de la réalité du renseignement, connaissant l'importance, l'audace
et le génie agitateur de Dumouriez, s'étonnèrent et s'indignèrent du silence
des autorités voisines du Rhin et de l'envoyé de la république à Bade,
Massias. « Il faut, dit M. de Talleyrand, laisser les émigrés conspirateurs
se concentrer dans ce foyer du Rhin et les y prendre. » L'opinion
de la complicité du duc d'Enghien dans les conspirations qui agitaient alors
sourdement Paris se confirma ainsi de plus en plus dans l'esprit du premier
consul, de son ministre et de sa police. Mille coïncidences contribuèrent à
la fortifier et à l'irriter davantage. XXXVIII Georges,
qu'on cherchait vainement depuis trois semaines dans Paris, fut épié et
surpris dans la soirée du 9 mars. Sorti de sa retraite et monté dans le
cabriolet de Léridant un de ses complices, il s'aperçut qu'il était suivi par
quatre agents de police. Il prend les rênes des mains de Léridant et lance
son cheval au galop dans les rues qui descendent du Luxembourg vers la Seine.
Les agents essoufflés s'acharnent à sa poursuite. Il regarde par l'œil de la
capote du cabriolet, se voit près d'être atteint, rend les rênes, arme ses
pistolets et fait feu sur les deux premiers agents qui se présentent. Il en
tue un et blesse l'autre à mort, il se défend le poignard à la main contre
les deux autres et contre les auxiliaires qui se joignent à eux pour le
désarmer. Abattu enfin par un chapelier nommé Thomas et entouré par la foule,
il est garrotté et conduit au dépôt des criminels. Interrogé par Réal, il
avoue qu'il est venu à Paris pour enlever le premier consul de vive force,
nullement pour l'assassiner, qu'il a eu des rapports avec Saint-Réjant, lé
machinateur de l'attentat de la rue Saint-Nicaise, mais que Saint-Réjant en
fabriquant la machine infernale avait outre-passé ses instructions, qui ne
consistaient qu'à recruter un nombre d'hommes à cheval résolus pour attaquer
l'escorte de Bonaparte dans une de ses courses hors de la ville, et pour
amener ce dictateur prisonnier à Londres ; que rien n'était prêt encore pour
cette entreprise et qu'on attendait pour la consommer l'arrivée prochaine
d'un prince à Paris. XXXIX Ce
prince dans l'esprit de Bonaparte et de la police ne pouvait être que le duc
d'Enghien. Une autre déposition de Léridant confirmait cette fausse
apparence. Ce conspirateur, ami de Georges, disait avoir vu venir à Chaillot,
dans la maison où Georges vivait inconnu, un jeune homme dont on taisait le
nom, élégamment vêtu, d'une figure belle de manières aristocratiques, et
qu'il avait pensé que ce jeune homme était le prince attendu par les
conjurés. On ne sut que plus tard que ce jeune homme, dont l'extérieur et le
mystère avaient frappé Léridant, était le comte Jules de Polignac, confident
du comte d'Artois, le même dont le dévouement fatal à son maître entraîna
depuis la ruine de la monarchie. Les
confidents et les ministres du premier consul flattèrent sa colère à ces
révélations mal éclaircies et le poussèrent à répliquer à une guerre
d'embûches par une guerre d'embûches aussi, et au meurtre par le meurtre.
C'était devancer son indignation et servir sa pensée. Il prit ses conseillers
au mot. XL Il
convoqua le 10 mars un conseil intime où furent appelés Cambacérès, Lebrun,
ses deux collègues au consulat, M. de Talleyrand, Fouché, et Regnier,
ministre de la justice. Regnier
exposa l'affaire en parlant toujours de la fausse supposition d'une
complicité du duc d'Enghien dans les complots entièrement distincts de
Georges, de Pichegru, de Moreau, de Saint-Réjant, du comte Jules de Polignac,
des correspondants des princes de Londres, et de la supposition également
controuvée de la présence du général Dumouriez à Ettenheim. Tout est soupçon
à la peur, et tout est preuve au soupçon. « On
prête, disait l'exposé des faits, au premier consul la pensée d'une
complicité personnelle dans ces trames ourdies contre lui, on lui attribue la
préméditation du rôle de Monk, il faut qu'il s'en lave par un démenti
éclatant donné à ces conjurés. On joue au meurtre contre lui et contre la
république, il faut que le gouvernement déjoue ces conspirations, il faut les
atteindre où elles sont. Le grand-duc de Bade ne pourra se plaindre de la
violation de son territoire s'il le prête sciemment à des attentats contre la
France et s'il en est autrement il ne pourra qu'applaudir à une justice qui
prévient un crime tramé chez lui. » Cambacérès,
plus formaliste, répugnait à la violation du territoire étranger. « S'il est
vrai que le prince vienne souvent à Strasbourg, pourquoi ne pas le faire
observer et l'arrêter en flagrante violation de son bannissement et sans
attenter au droit des nations ? » Regnier, ministre de la justice, quoiqu'il
eût fait lecture du rapport, appuya contre le rapport l'avis légal et modéré
de Cambacérès. M. de Talleyrand répondit que ce parti aurait deux
inconvénients graves le premier, de donner le temps à la résolution du
gouvernement de s'ébruiter et de prémunir ainsi les conspirateurs contre le
danger de revenir à Strasbourg le second, de ne pas faire saisir à Ettenheim
leurs papiers, plus importants à saisir que leurs personnes, puisque ces
papiers devaient donner la clef des complots les plus dangereux et les plus
secrets contre la France. Cet avis rallia tous les avis l'expédition
d'Ettenheim fut résolue. On y concerta une autre expédition simultanée et de
même nature à Offenbourg, autre foyer présumé des mêmes complots aux bords du
Rhin. XLI Bonaparte
rentré dans ses appartements jeta les yeux sur les deux hommes de tête et de
main de son entourage auxquels il pût confier avec certitude de dévouement et
d'intrépidité cette double expédition. Il choisit pour l'expédition
d'Offenbourg le général Caulaincourt, son aide de camp, et pour l'expédition
d'Ettenheim le général Ordener, commandant des grenadiers à cheval de la
garde des consuls. Caulaincourt,
gentilhomme de Picardie, était fils du marquis de Caulaincourt, lieutenant
général des armées du roi avant la Révolution. Sa mère était attachée à la
cour de madame la comtesse d'Artois. Le jeune Caulaincourt, destitué comme
noble de ses premiers grades à seize ans dans l'armée républicaine, s'était
fait soldat pour continuer le métier des armes. Ce dévouement aux armes et à
la patrie ne l'avait pas soustrait aux persécutions de la terreur contre
l'aristocratie même obscure. Il avait langui quelques mois dans les cachots.
Un geôlier, ancien serviteur de sa famille, l'avait aidé à s'évader. Il
devait mieux qu'un autre connaître le prix de la liberté et répugner à la
mission qu'une fatale confiance allait faire peser sur lui. Brave et
diplomate à la fois, il avait promptement reconquis ses grades sur les champs
de bataille de l'Allemagne et de l'Italie. Bonaparte avait distingué son nom,
son courage, son esprit. Il l'avait enlevé un moment aux camps pour l'envoyer
en mission en Russie. A son retour il l'avait nommé un de ses aides de camp. Ordener
n'était qu'un de ces simples soldats de 1792 montés, de grade en grade et
d'exploit en exploits, de l'obscurité de leurs familles jusqu'au rang le plus
élevé de l'armée. Bonaparte, témoin d'un de ses actes de résolution et
d'énergie dans une affaire, lui avait donné le commandement des grenadiers à
cheval de son escorte personnelle. C'était un de ces hommes que la discipline
plie tout ordre où ils voient un devoir militaire et qui ne raisonnent pas
l'obéissance. Aucun des souvenirs de sa famille ou des préjugés de son
enfance ne pouvait le faire hésiter à mettre la main sur un Bourbon. XLII A dix
heures du soir, après ce conseil, Bonaparte envoya chercher Caulaincourt et
Ordener. Pendant qu'on les attendait, il fit appeler également son secrétaire
intime, Menneval. Ce jeune homme était incorporé à toutes ses pensées. D'une
âme douce, d'un cœur honnête, d'une main sûre, Menneval a donné lui-même avec
le scrupule de la conscience le récit circonstancié de cette nuit où chaque
personnage présent ou absent, chaque syllabe et chaque heure sur le cadran de
la pendule, portent témoignage pour ou contre les acteurs du drame obscur qui
allait s'ouvrir pour la postérité. « On
vint me chercher à dix heures du soir, dit Menneval, de la part du premier
consul. Je le trouvai en entrant dans une pièce attenante à son cabinet,
ayant à ses pieds plusieurs cartes qu'il avait jetées sur le parquet et
cherchant une autre carte du cours du Rhin. Après l'avoir trouvée, il
l'étendit ouverte sur une table, et il commença à me dicter des instructions
pour le ministre de la guerre Berthier. Pendant que j'écrivais, on annonça
Berthier lui-même, et bientôt après le général Caulaincourt. Le premier
consul fit prendre la plume à Berthier, et, tout en suivant sur la carte la
route qu'il fallait prendre pour arriver à Offenbourg et à Ettenheim, il
acheva de lui dicter ses instructions. Elles portaient : « Paris, 10 mars 1804. « Au ministre de la guerre. « Vous
voudrez bien, citoyen général, donner ordre au général Ordener, que je mets à
votre disposition de se rendre dans la nuit en poste à Strasbourg. Il
voyagera sous un autre nom que le sien. « Le
but de sa mission est de se porter sur Ettenheim, de cerner la ville, d'y
enlever le duc d'Enghien, Dumouriez, un colonel anglais. Le général de
division de Strasbourg, le maréchal des logis qui a été reconnaître
Ettenheim, ainsi que le commissaire de police, lui donneront tous les
renseignements nécessaires. Il fera partir de Schelestadt trois cents dragons
du 26e régiment. Ils se rendront à Rheinau en poste. Indépendamment du bac,
ils s'assureront qu'il y aura là cinq grands bateaux capables de passer en
une seule fois les trois cents chevaux. « Les
troupes prendront du pain pour quatre jours et se muniront de cartouches. Il
s'adjoindra trente gendarmes. « Dès
que le général Ordener aura passé le Rhin, il se dirigera droit sur
Ettenheim, il marchera droit à la maison du duc et à celle de Dumouriez.
Après son expédition il reviendra à Strasbourg. » Bonaparte
dicte ici les instructions les plus minutieuses relativement aux moyens que
prendra le général Ordener pour ne pas manquer sa proie et pour l'amener
sûrement et secrètement à Paris, puis il revient à Caulaincourt. XLIII « Vous
donnerez ordre, écrit-il au ministre de la guerre, pour que le même jour, à
la même heure, deux cents hommes du 26e régiment de dragons sous les ordres
du général Caulaincourt se rendent à Offenbourg pour y cerner la ville et y
enlever la baronne de Reisch et autres agents du gouvernement anglais. « D'Offenbourg
le général Caulaincourt dirigera des patrouilles sur Ettenheim, jusqu'à ce
qu'il ait appris que le général Ordener a réussi. Ils se prêteront des
secours mutuels. « Dans
le même temps te général qui commande Strasbourg fera passer le Rhin à trois
cents hommes de cavalerie et à quatre pièces d'artillerie légère qui
occuperont l'espace intermédiaire entre les deux routes d'Offenbourg et
d'Ettenheim... « Le
général Caulaincourt aura avec lui trente gendarmes. Du reste, le général de
la division, le général Ordener et le général Caulaincourt tiendront un
conseil... » Ainsi
les deux expéditions quoique distinctes étaient simultanées et combinées de
manière que chacun des deux généraux chargés de les exécuter avait
connaissance de l'expédition de son collègue et lui prêtait appui et concours
au besoin. Ces
instructions écrites, Ordener arriva. Bonaparte lui fit lire ces dispositions
générales afin de bien le pénétrer du sens de sa mission, puis il lui remit
les lettres pour le général Leval de la division de Strasbourg un passeport
sous un faux nom et un bon de douze mille francs sur son trésorier. La lettre
au général Levai n'était que la répétition plus explicite des instructions
qu'on vient de lire. Elle insistait sur le conseil qu'auraient à tenir
ensemble les trois généraux pour mieux combiner leur expédition à la fois
diverse et commune. « Le général Ordener, dit cette lettre, est prévenu
que le général Caulaincourt doit partir avec lui pour agir de son côté. Je
lui remets douze mille francs, ajoute Bonaparte, pour lui et pour le général
Caulaincourt. » XLIV Ordener
partit dans la nuit même du 10 au 11 mars. Il arriva le 12 à Strasbourg. Il
tint conseil en arrivant avec le général Leval, le colonel de gendarmes
Charlot et le commissaire de police. Ils résolurent de faire précéder et
éclairer l'expédition nocturne par une reconnaissance circonstanciée des
lieux. Un agent de police nommé Stahl et un sous-officier de gendarmerie
nommé Pfersdoff, nés l'un et l'autre sur la rive allemande du Rhin et exercés
aux routes et aux mœurs, partirent à l'instant, marchèrent toute la nuit et
arrivèrent à huit heures du matin à Ettenheim. Ils
rôdèrent avec une indifférence affectée, mais qui cachait mal leur curiosité,
autour de la maison du prince pour bien en étudier les abords. Leur visage
inconnu des domestiques du duc, leurs pas sans but, leurs regards
scrutateurs, éveillèrent comme par pressentiment les soupçons. Le valet de
chambre du prince, à demi caché derrière une fenêtre, remarqua ces deux
étrangers qui faisaient le tour des murs et qui paraissaient noter les lieux
dans leur mission. Il appela un autre des serviteurs de la maison nommé
Cannone pour lui communiquer ses inquiétudes. Cannone était un ancien soldat,
compagnon du prince depuis sa première enfance, qui avait combattu avec lui
dans toutes ses campagnes et qui lui avait sauvé la vie en le couvrant de son
sabre et de son corps en Pologne. Il crut se souvenir d'avoir vu quelque part
le visage de Pfersdoff et reconnaître en lui un gendarme déguisé. Cannone
courut avertir le prince de la présence suspecte de ces deux observateurs et
des conjectures qu'il formait sur la physionomie de Pfersdoff. Le prince,
avec l'insouciance de son âge, dédaigna de faire attention à ces symptômes
d'espionnage. Cependant un officier de son armée nommé Schmidt, qui était en
ce moment auprès de lui, sortit, aborda Stahl et Pfersdoff, les interrogea
sans affectation en feignant de suivre le même chemin qu'eux, les accompagna
pendant plus d'une lieue ; mais les voyant prendre enfin une route qui
s'enfonçait dans l'intérieur de l'Allemagne au lieu de revenir vers le Rhin,
Schmidt se rassura et revint rassurer les serviteurs d'Ettenheim. Mais
l'amour ne se rassure pas si facilement que l'amitié. La princesse Charlotte
de Rohan, instruite dans la matinée de l'apparition suspecte de ces rôdeurs
autour de la maison du prince, conçut des pressentiments, le supplia de
prendre note de ces indices et de s'éloigner pendant quelques jours d'une
demeure où il était si visiblement et peut-être si criminellement épié. Par
tendresse pour elle plus que par inquiétude pour lui, le duc consentit à
s'absenter deux ou trois jours. Il fut convenu qu'il partirait le
surlendemain pour une longue chasse dans les forêts du grand-duc de Bade,
pendant laquelle les soupçons de sa fiancée se démentiraient ou se
vérifieraient. Mais ce surlendemain ne devait pas se lever en Allemagne pour
lui. XLV Caulaincourt,
parti de Paris quelques heures après Ordener, était arrivé à Strasbourg le 14
mars. On ne sait ce qui se passa entre Ordener, Leval et lui dans cette
ville, ni si le conseil ordonné dans les instructions du premier consul eut
lieu. Quoi qu'il en soit, toutes les dispositions relatives à la mission
séparée des deux généraux envoyés de Paris s'accomplirent avec la
simultanéité et avec l'exactitude de mesures administratives ou militaires
qui devaient en assurer l'exécution. Le soir
du 14, le général Ordener, accompagné du général Fririon, chef d'état-major
du général Leval, et du colonel de gendarmes Charlot, se dirigea dans l'ombre
vers le bac de Rheinau sur le Rhin. Il y trouva à heure fixe les trois cents
dragons du 26e, les quinze pontonniers, les cinq grandes barques, enfin les
trente gendarmes à cheval destinés aux violations du domicile et aux mains
portées sur les personnes, dans une expédition moins de soldats que de
licteurs. Le Rhin fut franchi en silence au milieu de la nuit. La colonne,
inaperçue pendant le sommeil des paysans allemands de la rive droite, et
guidée par des routes diverses, arriva au jour naissant à Ettenheim. Les
espions qu'Ordener et Charlot avaient amenés avec eux montrèrent du doigt aux
gendarmes les maisons qu'il fallait investir. Le colonel Charlot fit entourer
d'abord celle que l'on supposait habitée par Dumouriez, et qu'habitait en
effet le général émigré de Thomery ; puis il courut, avec un autre
détachement de troupes, cerner et assaillir la maison qui renfermait la
principale proie désignée à Paris. Ordener, avec ses dragons, avait fait une
ceinture de cavalerie autour de la ville et des sentiers qui t'environnaient,
pour qu'aucune évasion 'ou qu'aucune résistance ne pût tromper la vengeance
du premier consul. XLVI Le duc
d'Enghien, qui avait passé la soirée de la veille chez le prince de
Rohan-Rochefort, auprès de la princesse Charlotte, et qui lui avait promis de
s'absenter quelques jours, pour laisser le temps-aux complots qu'elle
redoutait contre sa sûreté de s'évaporer ou de s'éclaircir, se préparait à
lui tenir sa promesse. Il allait partir, aussitôt que le soleil se lèverait,
avec le colonel Grunstein, un de ses amis, pour cette chasse de quelques
jours. Déjà il avait quitté son lit ; il s'habillait et préparait ses armes.
Grunstein avait, contre son habitude, couché sous le toit du prince, afin
d'être plus tôt prêt à l'escorter. Ce compagnon de ses guerres et de ses
chasses était à demi vêtu aussi, quand le bruit des chevaux, la vue des
dragons et des gendarmes, éveillèrent en sursaut le reste de la maison. Féron,
le serviteur le plus familier du prince, s'élance dans la chambre de son
jeune maître. Il lui annonce que les cours et le jardin sont cernés à toutes
les issues par des soldats français, et que le commandant somme à haute voix
les domestiques d'ouvrir les portes, déclarant qu'en cas de refus il va les
faire enfoncer à coups de hache. « Eh bien, il faut nous défendre » s'écrie
en se levant à demi vêtu l'intrépide jeune homme. En disant ces mots, il se
précipite sur son fusil à deux coups, déjà chargé à balles pour la chasse,
pendant que Cannone, son autre domestique, animé de la même résolution que
son maître, lui tend un second fusil armé. Grunstein, armé de même, entre au
même instant dans la chambre. Tous trois s'élancent vers les fenêtres pour faire
feu. Le prince couchait en joue le colonel Charlot, qui menaçait la porte, et
allait l'étendre mort sur le seuil, quand Grunstein, apercevant de tous les
côtés une nuée de casques et de sabres, et voyant un autre détachement de
gendarmes déjà maître d'une des ailes du château, mit la main sur le canon du
fusil du prince, releva l'arme, et montrant du geste au duc d'Enghien
l'inutilité de la résistance contre une pareille masse, l'empêcha de tirer. «
Monseigneur, lui dit-il, vous êtes-vous compromis ? — Non, répond le duc. — Eh
bien alors, ne tentez pas une lutte impossible. Nous sommes enveloppés par un
rideau de troupes ; voyez luire partout ces baïonnettes. » XLVII A ces
mots, le prince, en se retournant pour répondre, voit Pfersdoff, qu'il
reconnaît pour l'espion de l'avant-veille, accompagné de gendarmes la
carabine à la main, se précipiter dans sa chambre. Le colonel Charlot
s'élance sur leurs pas. Charlot et ses soldats arrêtent et désarment le
prince, Grunstein, Féron et Cannone. Le duc, prêt à partir, comme on l'a vu, et
perdu seulement pour quelques minutes, était vêtu d'un costume de chasseur
tyrolien, coiffé d'un bonnet à double galon d'or et chaussé de longues
guêtres de chamois bouclées sur les genoux. Sa mâle beauté et l'expression
intrépide de ses traits, redoublées par l'émotion de la surprise et par la
résolution de la lutte, étonnaient les soldats. Au
milieu du tumulte d'une pareille scène et du bruit des pas et des armes dans
la maison, un bruit du dehors vint rendre un instant d'espoir au prince et à
ses serviteurs. Des cris : « Au feu ! » partent du village ;
ces cris se répercutent de maison en maison comme un tocsin de voix humaines
; les fenêtres s'ouvrent, les seuils se couvrent d'habitants éveillés par
t'envahissement des Français ; on voit courir des artisans demi-nus, volant
au clocher pour sonner les cloches et appeler les paysans à la vengeance. Le
colonel Charlot les fait saisir ; il arrête également le grand veneur du duc
de Bade, qui accourait au bruit vers la maison du prince. Charlot lui dit que
tout cela est convenu entre le premier consul et son souverain. A ce
mensonge, l'émotion des habitants se calme ; ils se résignent, la tristesse
sur le visage et avec des gestes de désespoir, au malheur d'un jeune homme
qui s'était fait adorer d'eux. XLVIII Ces
cris étaient partis des habitants de la maison où la gendarmerie avait
cherché Dumouriez et n'avait trouvé que le général de Thomery, aide de camp
du prince. Le colonel Charlot, convaincu désormais de l'erreur motivée de
personne par une conformité de noms, alla interroger les hôtes de M. de
Thomery pour savoir si le général Dumouriez était en effet venu à une époque
quelconque dans le pays. Il fut unanimement détrompé. Dumouriez était inconnu
de tout le monde comme du prince lui-même dont on le prétendait le complice
sur la rive allemande du Rhin. Charlot
rentra au château avec M. de Thomery. Il arrêta également le chevalier
Jacques, secrétaire du prince, quoique l'ordre ne fît pas mention de lui. Il
saisit, emballa et cacheta tous les papiers qui se trouvaient dans les
différentes pièces, et envoya avertir le général Ordener que tout était
accompli, et qu'il ne restait plus qu'à relever les dragons de leurs postes
d'observation autour d'Ettenheim et à reformer la colonne pour regagner le
bac du Rhin. XLIX On
arracha le prince à sa demeure sans lui permettre un suprême adieu à celle
qu'il laissait dans l'évanouissement et dans les larmes. Pendant qu'Ordener
repliait et rassemblait ses dragons, on déposa le duc d'Enghien et ses
compagnons de captivité à quelques pas du village dans un moulin appelé la
Tuilerie, derrière lequel coulait un ruisseau profond, large et rapide. Le
secrétaire du duc, le chevalier Jacques, s'était quelquefois abrité de la
pluie dans ce moulin il se souvint qu'une porte, inaperçue de la chambre où
étaient les prisonniers pêle-mêle avec les gendarmes, ouvrait sur l'écluse du
moulin qui séparait la maison d'une prairie et d'une forêt voisines. D'un
clin d'œil il appela son maître auprès de lui, et se penchant sans
affectation à son oreille : « Ouvrez cette porte, lui dit-il à voix
basse, traversez le torrent, retirez la planche, je barrerai la porte de mon
corps pendant que vous fuirez, vous êtes sauvé. » Le
prince se rapproche en effet insensiblement de la porte indiquée, il porte
vivement la main sur le loquet et pousse le battant du côté où il entend le
bruit de la roue et de l'eau. Mais, ô piège de la Providence ! l'enfant
du meunier, effrayé à la vue des soldats qui entraient chez son père, s'était
enfui un moment auparavant par cette porte, et de peur que les gendarmes ne
courussent sur ses pas il l'avait fermée au verrou. Averti par le mouvement
du prince, le commandant y fit placer à l'instant deux sentinelles. L Le duc,
s'asseyant tristement alors dans la chaumière, demanda à renvoyer un de ses
gens au château pour chercher son chien, des habits et du linge. On lui
accorda cette demande. On autorisa même ceux de ses domestiques qui
voudraient le quitter à retourner libres à Ettenheim. Tous supplièrent les
gendarmes de les laisser partager le sort, quel qu'il fût, de leur maître.
Charlot et Ordener, pressés de repasser le Rhin avec leur proie avant que le
pays, informé du rapt, ne s'émût et ne se soulevât sur leurs traces, ne
donnèrent pas le temps aux gens d'Ettenheim de procurer une voiture au
prince. Ils jetèrent le duc d'Enghien et ses deux officiers dans une
charrette de paysan entourée d'un peloton de gendarmes et leur firent prendre
les devants sur les dragons, qui les rejoindraient au galop sur la route.
Pendant le trajet, les amis du prisonnier aperçurent des signes
d'intelligence sur la physionomie d'un des officiers de leur escorte. Ils
crurent comprendre qu'on leur indiquait la traversée en bateau du Rhin comme
une occasion de fuite en se jetant à la nage dans le courant du fleuve. Mais
l'occasion et l'audace manquèrent a cet ami inconnu. LI Arrivé
au fleuve, on plaça le duc d'Enghien dans le bateau qu'occupait le général
Ordener. Le prince, informé par un des passagers que ce général était le chef
de l'expédition, chercha à lier entretien avec lui pour connaître les motifs
de son enlèvement. Il lui rappela même, pour intéresser à lui la loyauté du
soldat par la conformité du métier des armes, qu'ils avaient combattu l'un
contre l'autre dans le temps où Ordener n'était que colonel du 10e régiment
de chasseurs à cheval. Le général, embarrassé d'une situation si différente,
ou craignant de s'émouvoir par de pareils souvenirs, affecta de n'avoir nul
souvenir de cette circonstance, et coupa l'entretien par le silence. LII Ce
général, en sortant de la barque, laissa le prince sous la garde du colonel
Charlot et partit seul pour Strasbourg, où il vint annoncer lui-même au
général Leval et au préfet le succès de l'expédition de la nuit. Le duc
d'Enghien le suivit a pied au milieu des gendarmes, comme un criminel
vulgaire qu'attend le geôlier. On le fit arrêter au village de Pfosheim, où
il déjeuna. Pendant le repas on attela une voiture amenée et préparée
d'avance à cette halte. Le colonel Charlot et le sous-officier Pfersdoff, les
deux mauvais génies du duc, l'un l'œil, l'autre la main de sa perte, y
montèrent avec lui et l'entraînèrent rapidement vers Strasbourg. Le prince
tenta de relier en route l'entretien qu'avait rompu le silence d'Ordener. Il
chercha à pressentir les motifs de son enlèvement. Le colonel Charlot lui
répondit que, dans son opinion, le premier consul voyait en lui un complice
des trames de Georges, de Pichegru et de Moreau : « Quelle odieuse
supposition, s'écria le prince, et combien de tels complots sont contraires à
ma façon de sentir et de penser Personne n'a plus d'horreur des moyens de
cette nature ; j'admire personnellement le génie et la gloire du général
Bonaparte, quoique en qualité de prince de la maison de Bourbon mon devoir et
mon honneur soient de combattre à armes loyales contre lui. « Que
pensez-vous qu'on veuille faire de moi ? ajouta. t-il en s'adressant au
colonel de gendarmerie. Si c'est à la prison qu'on me destine, je préfère
mille fois une mort prompte. » Et rappelant au colonel qu'il avait été sur le
point de faire feu sur lui au moment où les soldats allaient le saisir : « Si
j'étais condamné à une longue captivité, dit-il, je regretterais de ne m'être
pas défendu et de n'avoir pas décidé de mon sort les armes à la main. » La
conversation étant tombée sur Dumouriez, et l'officier ayant demandé à son
prisonnier s'il était vrai qu'il eût eu ou qu'il dût avoir des relations avec
ce général « Jamais Dumouriez n'a mis le pied à Ettenheim, dit le prince.
Comme l'Angleterre devait d'un moment à l'autre me faire parvenir des
communications, il serait possible que le gouvernement britannique eût choisi
Dumouriez, à mon insu, pour me les apporter. Mais, dans tous les cas, je ne
l'aurais pas reçu, car il est au-dessous de mon sang et de mon caractère
d'avoir affaire avec de telles gens ! » LIII Le
colonel Charlot arriva avec son prisonnier à cinq heures de l'après-midi à
Strasbourg. En attendant que les ordres supérieurs eussent décidé de la
destination qu'on donnerait au prince et qu'on lui eût préparé une chambre a
la citadelle, il reçut le duc d'Enghien dans son propre logement. Le duc
profitant d'un moment où il était seul avec son hôte lui insinua quelques
mots propres à lui inspirer la pensée de favoriser son évasion. Charlot
feignit de ne pas comprendre et ferma l'oreille et le cœur aux prières du
prince. Un instant après, une voiture de place s'arrêta à la porte et
conduisit le duc à la citadelle. Caulaincourt
et Ordener, l'un et l'autre de retour aussi a Strasbourg, donnèrent avis au
ministre de la guerre et des affaires étrangères des circonstances et du
succès de leurs deux opérations. Caulaincourt, aussitôt qu'il fut informé de
l'arrestation du duc d'Enghien, adressa au grand-duc de Bade la demande
tardive d'extradition que M. de Talleyrand lui avait remise, afin que la
violation du territoire de ce prince parût seulement un effet de la
précipitation et non une préméditation d'hostilité et de mépris pour
l'Allemagne. LIV Le duc
d'Enghien entra à sept heures du soir dans la citadelle. Un journal de ses
actes et de ses pensées, tenu ponctuellement par ce jeune homme et retrouvé
sur lui au moment de sa mort, anéanti ensuite, mais copié par les
dépositaires, fait lire heure par heure depuis ce moment dans les secrets de
sa prison. Le major Méchin, commandant de la citadelle, le reçut, dit-il,
avec les égards dus au malheur et au rang. C'était, ajoute-t-il, un militaire
de formes décentes et douces. Le major, n'ayant pas le temps de préparer au
duc un logement convenable lui offrit son propre salon, et fit étendre des
matelas sur le parquet pour son prisonnier et pour sa suite. Le prisonnier,
accablé de la lassitude et des émotions de la journée, écrivit quelques
lignes sur son journal et se jeta ensuite tout vêtu sur un de ces lits. Son
ami Grunstein se plaça sur le matelas le plus rapproché, et, toujours
préoccupé de la crainte que l'accusation ne trouvât quelque fondement dans
ses papiers saisis à Ettenheim, il demanda voix basse au prince s'il n'y
avait rien dans ces papiers dont on pût s'armer contre lui « Non lui répondit
à haute voix le prisonnier, ces papiers ne renferment que ce que tout le
monde sait de mon nom et de ma situation. Ils montrent que je me suis bien
battu depuis huit ans et que-je suis prêt à me battre encore. Je ne pense pas
qu'ils veuillent ma mort. Ils me jetteront dans quelque forteresse comme un
otage. J'aurai de la peine, après la vie de liberté que j'ai menée, de
m'accoutumer à cette vie-là ! » LV Le
sommeil vint assoupir cet entretien et ces pensées. Il dormit avec le calme
de la jeunesse et la sécurité du courage. Le lendemain, 16 mars, au lever du
soleil, le commandant vint s'informer des nouvelles de son prisonnier et
s'entretenir avec lui. Le prince protesta de nouveau à son hôte qu'il était
entièrement étranger à toute conjuration contre la vie du premier consul, et
que des projets de cette nature avaient toujours fait horreur à sa conscience
et à son honneur. « Des soldats de mon sang se battent et n'assassinent
pas, » dit-il. Le commandant, qui semblait jouir de l'innocence de son
jeune captif, lui assura que, d'après cette certitude, il ne doutait pas que
sa captivité ne fût l'affaire de quelques jours. Le duc
d'Enghien, encouragé par la bonté de cet officier, et songeant aux
inquiétudes que la jeune fille dont il était aimé devait avoir sur son sort,
sollicita du commandant Méchin la permission d'écrire à la princesse
Charlotte de Rohan à Ettenheim. Le major lui répondit qu'il ne pouvait pas
lui promettre de faire parvenir lui-même la lettre à son adresse, mais qu'il
la remettrait au général Levai, commandant de la division, son chef, et que,
si cette lettre ne contenait que des nouvelles de son voyage et des
communications d'affection, il ne doutait pas que le général Leval ne fît
parvenir l'écrit à sa destination. Sur cette espérance, le prince écrivit
cette longue lettre, où il répandait et contenait à la fois à mots couverts,
et pour des regards ennemis ou indifférents, les secrètes tendresses qui
remplissaient son cœur depuis son enlèvement plus que les craintes sur son
propre sort. LV1 « A la citadelle de Strasbourg, ce vendredi 16
mars 1804. « On
me promet que cette lettre vous sera fidèlement remise. Ce n'est qu'en ce
moment que j'ai pu obtenir la faculté de vous rassurer sur mon sort. Je ne
perds pas un instant pour le faire, vous priant de rassurer aussi tous ceux
qui me sont attachés dans vos environs. Toute ma crainte est que cette lettre
ne vous trouve plus à Ettenheim et que vous ne soyez en marche pour venir ici
; le bonheur que j'aurais de vous voir n'égalerait pas à beaucoup près la
crainte que j'aurais de vous faire partager mon sort. Conservez-moi votre
amitié, votre intérêt ; il peut m'être fort utile, car vous pouvez intéresser
à mon malheur des personnes de poids. J'ai déjà pensé que peut-être vous
étiez partie. Vous avez su par le bon baron d'Ischterlzheim la manière dont
j'ai été enlevé, et vous avez pu juger, à la quantité de monde que l'on avait
employé, que toute résistance eût été inutile ; on ne peut rien contre la
force. J'ai été conduit par Rheinau et la route du Rhin. On me témoigne
égards et politesse ; je puis dire qu'à la liberté près, car je ne puis
sortir de ma chambre, je suis aussi bien que possible ; tous ces messieurs
ont couché avec moi parce que je l'ai désiré ; nous occupons une partie de
l'appartement du commandant, et l'on m'en fait préparer un autre dans lequel
j'entrerai ce matin et où je serai encore mieux. On doit examiner les papiers
que l'on m'a pris, et qui ont été cachetés sur-le-champ avec mon cachet, ce
matin, en ma présence. D'après ce que j'ai vu, on trouvera des lettres de mes
parents, du roi et quelques copies des miennes. Tout cela, comme vous le
savez, ne peut me compromettre en rien de plus que mon nom et ma façon de
penser ne l'ont pu faire pendant le cours de la Révolution. Je crois que l'on
enverra tout cela à Paris, et l'on m'a assuré que d'après ce que je disais on
pensait que je serais libre sous peu de temps. Dieu lë veuille On cherchait
Dumouriez qui devait être dans nos environs. On croyait apparemment que nous
avions eu des conférences ensemble, et apparemment il est impliqué dans la conjuration
contre la vie du premier consul. Mon ignorance de tout cela me fait espérer
que je pourrai obtenir ma liberté mais cependant ne nous flattons pas encore.
Si quelques-uns de ces messieurs sont libres avant moi, j'aurai un bien grand
bonheur de vous les renvoyer, en attendant le plus grand. L'attachement de
mes gens me tire à chaque instant des larmes des yeux ; ils pouvaient
s'échapper on ne les forçait point à me suivre ; ils l'ont voulu. J'ai Féron,
Joseph et Poulaix ; le bon Mylof ne m'a pas quitté d'un pas. Je n'ai encore
vu ce matin que le commandant, homme qui me paraît honnête et charitable, en
même temps que strict à remplir ses devoirs. J'attends le colonel de la
gendarmerie qui m'a arrêté, et qui doit ouvrir mes papiers devant moi. Je vous
prie de faire veiller le baron à la conservation de mes effets ; si je dois
demeurer plus longtemps, j'en ferai venir plus que je n'en ai ; j'espère que
les hôtes de ces messieurs auront soin aussi de leurs effets. Le pauvre abbé
Wembern et Michel sont de notre conscription et ont fait route avec nous. Mes
tendres hommages à votre père, je vous prie. Si j'obtiens un de ces jours
d'envoyer un de mes gens, ce que je désire beaucoup et ce que je
solliciterai, il vous fera tenir tous les détails de notre triste position.
Il faut espérer et attendre. Vous, si vous êtes assez bonne pour me venir
voir, ne venez qu'après avoir été, comme vous le disiez, à Karlsruhe. Hélas !
outre toutes vos affaires et les longueurs insupportables qu'elles
entraînent, vous aurez à présent à parler aussi des miennes ; l'électeur y
aura sans doute pris intérêt, mais pour cela, je vous en prie en grâce, ne
négligez pas les vôtres. « Adieu,
princesse, vous connaissez depuis longtemps mon tendre et sincère attachement
pour vous libre ou prisonnier, il sera toujours le même. « Avez-vous
mandé notre désastre à madame d'Ecquevilly ? « Signé L. A. H. DE BOURBON. » LVII Le
prince remit cette lettre ouverte au commandant. Peu d'instants après, le
général Leval, commandant la division, et le général Fririon, son chef
d'état-major, entrèrent. Fririon, qui avait concouru de sa personne à
l'enlèvement d'Ettenheim, fut reconnu du prisonnier. On annonça au duc qu'on
lui préparait un autre logement dans la citadelle. La conversation fut
courte, sobre, sévère la contenance froide des généraux empêcha le prince de
leur parler de la lettre qu'il venait d'écrire et qu'il désirait tant faire
parvenir au cœur qui l'aimait. On le
conduisit, avec ses compagnons, dans la partie de la citadelle qu'on venait
d'approprier pour lui. Sa nouvelle chambre communiquait à celle de MM. de
Thomery, Jacques et Schmidt. On éloigna Grunstein, son ami particulier, dont
on parut redouter davantage l'énergie et les entreprises. Il fut logé dans
une autre aile des bâtiments, séparée de celle où logeait le prisonnier. Le
colonel Charlot et le commissaire général de police visitèrent ses papiers,
les classèrent et les envoyèrent à Paris par un courrier extraordinaire. Si
on eût lu seulement ces témoignages de sa vie, et si on eût cherché son
innocence, on l'aurait trouvée là. Après
cette opération, il resta seul et il écrivit sur son journal : « Il
me faudra donc languir ici des semaines et peut-être des mois ! Mon chagrin
augmente à mesure que je réfléchis sur cette cruelle situation. Si cela dure,
je crois que le désespoir s'emparera de moi Il est onze heures ! Je me couche
; mais je suis agité et je ne pourrai dormir. Le major Méchin vient me voir
après que je suis couché, et cherche à me consoler par des mots obligeants. » « Vendredi 16 mars. « .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Descendu
chez le commandant logé dans son salon pour la nuit, sur des matelas, à
terre. Les gendarmes dans la pièce avant. Deux sentinelles dans la chambre...
un à la porte... Mal dormi. « On
va me changer de logement. Je serai à mes frais pour la nourriture et
probablement pour le feu et la lumière. Le général Leval et le général
Fririon viennent me voir. Leur abord très-froid. Je suis transféré dans un
autre pavillon à droite sur la place, en venant de la ville. Je puis
communiquer avec Thomery, Jacques et Schmidt ; mais je ne puis sortir, ni
moi, ni mes gens. On m'assure pourtant que j'aurai la permission de me
promener dans un petit jardin qui se trouve dans une cour derrière mon pavillon.
Une garde de douze hommes et un officier est à ma porte. Après le dîner, on
me sépare de Grunstein, à qui on donne un logement seul de l'autre côté de la
cour. Cette séparation ajoute encore à mon malheur. J'ai écrit ce matin à la
princesse. J'ai envoyé ma lettre par le commandant au général Leval. Je n'ai
point de réponse. Je lui demandais d'envoyer un de mes gens à Ettenheim. Sans
doute, tout me sera refusé. Les précautions sont extrêmes de tous côtés pour
que je ne puisse communiquer avec qui que ce soit. Si cela dure, je crois que
le désespoir s'emparera de moi. A quatre heures et demie, on vient visiter
mes papiers ; on les lit superficiellement on en fait des liasses séparées.
On me laisse entendre qu'ils seront envoyés à Paris. Il faudra donc languir
des semaines, peut-être des mois ! Plus je réfléchis à ma situation, plus le
chagrin augmente... » Le
samedi, 17 mars, il écrit à son réveil, toujours s'endormant et s'éveillant
dans la même pensée de celle qui le suit du cœur à Ettenheim : « .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je ne sais rien de ma lettre. Je
tremble pour la santé de la princesse un mot de ma main lui rendrait le
calme. Ah ! que je suis malheureux ! On vient de me faire signer le
procès-verbal d'ouverture de mes papiers. Je demande et j'obtiens d'y ajouter
une note qui prouve que je n'ai jamais eu d'autre intention que de servir et
de faire loyalement la guerre. » Cette
note, rappelée depuis par ceux qui la lurent, disait qu'il n'avait jamais été
mis, ce qui était vrai, dans la confidence d'un complot contre la vie de
Bonaparte ; qu'il adorait la France et qu'il admirait le génie du premier
consul ; qu'il ne pouvait croire qu'on lui fit un crime, à lui, prince sorti
de France à quatorze ans avec son grand-père et son père, et ne connaissant
que ses devoirs de fils, de petit-fils, de soldat, de membre de la famille de
Bourbon, d'avoir soutenu, les armes à la main, les droits de sa race et de
son sang. LVIII Pendant
que le prince écrivait ces nobles lignes, le commissaire général de police
Popp, qui venait d'ouvrir ses papiers, écrivait au gouvernement de son côté
pour réclamer en avancements et en grades le prix du zèle et de l'attentat
pour Charlot et pour Pfersdoff, en faisant valoir les périls qu'ils avaient
courus sous le feu du duc d'Enghien dirigé sur eux au moment où ils
enfonçaient ses portes à Ettenheim. Le
général Ordener, de son côté, écrivait au premier consul : « Je vous
transmets le procès-verbal et les papiers du duc d'Enghien. A mesure que ceux
des autres individus seront vérifiés, le général Caulaincourt vous les fera
parvenir. Quoique ma mission soit remplie, j'attendrai vos ordres pour mon
retour à Paris. » Le
prince, satisfait de savoir que ses papiers, qui ne contiennent l'indice
d'aucun crime, le précèdent enfin à Paris, écrit le soir du 17 dans son
journal : « Ce soir on me promet que j'aurai la permission de me
promener dans le jardin et même dans la cour avec l'officier de garde et mes
compagnons d'infortune, et que mes papiers sont expédiés à Paris par courrier
extraordinaire. Je soupe et me couche plus content !... » Pendant
que son cœur s'ouvrait ainsi à la confiance, le télégraphe de Paris répondait
au télégraphe de Strasbourg qui avait annoncé l'enlèvement accompli à
Bonaparte, et un courrier extraordinaire parti des Tuileries ordonnait aux
généraux Levai et Caulaincourt de faire partir immédiatement en poste le
principal prisonnier pour Paris ; les autres devaient y être dirigés
successivement par les voitures publiques. LIX L'exécuteur
de cet ordre, le colonel Charlot, se présenta avec une voiture de poste au
milieu de la nuit à la citadelle. Le prince, éveillé en sursaut à une heure
du matin et entraîné seul dans la voiture, s'étonne et s'alarme de ce départ
subit dont on ne lui désigne pas même le but. Il consigna dans la journée
cette impression sur ses notes. « Dimanche 18 mars. « On
vient m'enlever à une heure du matin. On ne me laisse que le temps de
m'habiller. J'embrasse mes malheureux compagnons, mes gens. Je pars seul avec
deux officiers de gendarmerie et deux gendarmes. Le colonel Charlot me dit
que nous allons chez le général de division Levai, qui a reçu des ordres de
Paris. Au delà je trouve une voiture à six chevaux de poste sur la place de
l'Église. On me jette dedans ; le lieutenant Peterman monte à côté de moi, le
maréchal des logis Blitendoff sur le siège, deux gendarmes, un dedans,
l'autre dehors. » Il ne
connaissait pas la France, il ignorait le nom des portes de Strasbourg et la
direction des routes par lesquelles on l'entraînait. Ses gardiens étaient
muets. Le matin, le lieutenant Peterman lui annonça enfin qu'on le dirigeait
sur Paris. Il en eut un accès de joie : « Ah dit-il au lieutenant,
je ne doute pas que le premier consul ne veuille me voir. Un quart d'heure de
conversation avec lui, et tout sera bientôt éclairci ! » Il revint
plusieurs fois sur cette idée. Il se sentait si pur des crimes dont on le
soupçonnait, qu'il ne doutait pas que le sentiment de son innocence ne se
communiquât à l'instant à tout esprit qui lirait dans son âme ; d'ailleurs,
jeune, aimant, soldat, il supposait à tout le monde la générosité qu'il
sentait en lui. Ses regards erraient avec délices sur la route. Il semblait
ne pouvoir les rassasier de l'aspect de sa patrie. Sa joie et sa
reconnaissance pour Peterman étaient si vives qu'il détacha de son doigt une
des bagues qu'il portait, et pria son gardien de la conserver en souvenir de
ce voyage. Peterman n'osa pas l'affliger en la refusant. Escortée
de relais en relais par des gendarmes au galop, la voiture, courant jour et
nuit, arriva le 20 mars à trois heures après midi aux portes de Paris, près
de la barrière de la Villette. De peur d'une émotion dans la ville à l'aspect
de cette voiture escortée et mystérieuse, on lui fit prendre les boulevards
déserts qui contournent extérieurement Paris puis par la rue de Sèvres on la
conduisit, à travers le faubourg Saint-Germain, dans la cour du ministère des
affaires étrangères, qui était alors situé à l'hôtel Galefoy, au coin de la
rue du Bac et de la rue de Grenelle. La portière s'ouvrit, et le prisonnier
allait s'élancer dans la cour, quand un contre-ordre l'arrêta sur le
marchepied. On le fit rentrer dans la voiture, on referma la portière, le
postillon reçut l'ordre de ne pas dételer ses chevaux et d'attendre des
ordres qu'on était allé chercher on ne sait où. Sans doute M. de Talleyrand
alla lui-même aux Tuileries annoncer l'arrivée du prisonnier et chercher ces
ordres, car une voiture de ville fut amenée devant la porte de l'hôtel, et
sortit en emmenant quelqu'un descendu des marches du perron. Après une
demi-heure d'attente et de silence, les postillons, qui étaient restés à
cheval, reçurent l'ordre de se diriger, toujours par les boulevards extérieurs,
sur Vincennes. La voiture, attendue, franchit le pont-levis de la forteresse
et s'arrêta dans la cour à la porte du chef de bataillon Harel, commandant du
château de Vincennes. LX Le
commandant Harel, ancien sergent aux gardes-françaises, ancien protégé des
Jacobins qui l'avaient fait monter en grade, destitué au 18 brumaire par le
premier consul, mécontent du gouvernement consulaire, provoqué à ce titre par
les conspirateurs Cerachi, Arena et Demerville, dont il avait repoussé les
insinuations et dénoncé les projets, avait reçu comme réparation le
commandement de cette prison d'État. Le
premier consul, dans la prévision du drame dont Vincennes allait être le
théâtre, avait voulu s'assurer par lui-même de la sûreté des murs et des
geôliers. Une note écrite par son ordre à Harel, le 16 mars, aussitôt après
l'enlèvement d'Ettenheim connu à Paris, avec ces deux mots en marge, pressé
et secret, lui avait demandé l'état des logements, des troupes, des ouvriers,
des habitants libres du château et même des domestiques, et des
renseignements précis sur chacun d'eux. Réal avait écrit de plus à Harel le
20 : « Le duc d'Enghien arrivera cette nuit, le premier consul a ordonné
que son nom et tout ce qui lui serait relatif fût tenu très-secret. » Enfin
le même jour, quelques instants plus tard, Réal, dans une autre instruction,
disait à Harel a Un individu dont le nom ne doit pas être connu doit être
conduit dans le château. L'intention du gouvernement est qu'il ne lui soit
fait aucune question ni sur ce qu'il est, ni sur les motifs de sa détention ;
vous-même vous devez ignorer ce qu'il est. Vous seul devez communiquer avec
lui, et vous ne le laisserez voir à qui que ce soit. Il est probable qu'il
arrivera cette nuit. » LXI Harel
venait à peine de lire cette dernière lettre, lorsque la voiture qu'il
n'attendait que dans la nuit, ayant devancé par sa rapidité l'heure nocturne
où on avait désiré qu'elle dérobât son entrée à Vincennes, s'arrêta devant le
logement du commandant. Le prince en descendit. Il était transi du froid et
de la pluie du jour. Harel, touché de ses frissons, l'engagea à monter dans
son appartement, où il se réchaufferait un moment à son foyer. « Volontiers,
dit le prince en le remerciant, je verrai du feu avec plaisir, et je prendrai
avec plaisir aussi quelque nourriture, car je n'ai rien pris de toute la
journée. » Une pauvre religieuse, qui élevait les enfants de madame Harel et
qui logeait hors du château, descendait l'escalier du commandant au moment où
le prisonnier montait sur les pas de son gardien. Elle entendit le dialogue
et se rangea pour laisser passer le jeune homme. Il était pâle, dit-elle, et
paraissait très-fatigué sa taille était élevée, et sa tournure noble et
distinguée. Il était vêtu d'une longue redingote d'uniforme en drap bleu,
coiffé d'un bonnet de drap orné d'un double galon d'or. Harel
laissa le prince se réchauffer devant sa cheminée. Un de ses anciens
camarades des gardes-françaises nommé Aufort, et qui commandait maintenant la
brigade de gendarmerie du village de Vincennes, vivait dans une familiarité
ancienne avec Harel. Il entra, il vit le prince, il aida Harel à préparer le
logement, il alla dans une hôtellerie du village commander le souper du
prisonnier. Ces préparatifs achevés, et le prince ranimé par la flamme du
foyer du commandant, Harel le conduisit à son logement définitif. C'était une
chambre du pavillon appelé Pavillon du roi. On y avait allumé du feu et porté
à la hâte quelques meubles un lit, une table, des chaises. Les murs nus et
quelques carreaux de vitres brisés par les hirondelles des tours attestaient
seuls la précipitation d'un ameublement qu'on n'avait pas eu le temps
d'achever. LXII Le
prince, traité avec politesse et bonté par Harel, ne parut nullement saisi de
tristesse ou de pressentiments en s'établissant dans son logement. Il montra
plutôt une sérénité vive et presque joyeuse. Il causa avec le commandant dans
toute sa liberté d'esprit. Il lui dit que dans son enfance, peu de temps
avant la Révolution, il était venu avec le prince de Condé, son grand-père,
visiter le château de Vincennes qu'il ne se doutait pas alors qu'il y serait
un jour au nombre de ces pauvres prisonniers qu'il plaignait tant ; qu'il
croyait même se rappeler cette chambre et la reconnaître pour une des pièces
qu'il avait parcourues. Puis, regardant par la fenêtre les cimes des chênes
et les routes à perte de vue de la forêt qui entoure la forteresse, il s'extasia
sur ce beau site. Il parla de sa passion pour la chasse, et dit que si on
voulait lui permettre de chasser librement pendant sa captivité dans ces
bois, il donnerait sa parole de ne point s'évader. Du reste, il ne parut
nullement préoccupé du résultat de son enlèvement, et répéta à Harel ce qu'il
avait dit à Peterman : « Ce ne peut être que l'affaire de quelques jours
de détention le temps seulement de reconnaître une erreur et mon innocence » LXIII Pendant
ces conversations du voyageur qui se repose plutôt que du prisonnier qui
gémit, un jeune enfant nommé Turquin, qui servait dans l'hôtellerie de
Vincennes, apporta le souper commandé par Aufort. Le prince s'approcha de la
table et allait s'asseoir, quand, apercevant sur la nappe des couverts
d'étain grossiers et ternes au lieu de l'argenterie, il parut saisi d'une
répugnance involontaire, et, sans faire une observation, il revint vers la
fenêtre et se promena en long et en large dans la chambre sans regarder le
souper. Harel aperçut ce geste et s'empressa d'envoyer chercher chez lui ses
propres couverts. Le duc s'assit alors et parut reprendre son appétit. Son
chien, qu'il avait tenu à ses pieds ou à côté de lui pendant toute la route,
posa sa tête sur ses genoux. Il donna au pauvre animal une partie du souper
qui était sur la table, et regardant Harel : « Je présume, lui dit-il, qu'il
n'y a pas d'indiscrétion à ce que je donne ma part de mon repas à mon chien.
» Le
repas terminé, le prince écrivit une lettre à la princesse Charlotte et la
cacha dans son habit à tout événement. Puis il
se coucha et s'endormit d'un profond sommeil, comme un homme dont le réveil
est assuré et se fie à un heureux lendemain. FIN DU PREMIER VOLUME
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