HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME PREMIER

 

LIVRE ONZIÈME.

 

 

Le comte d'Artois. — Son caractère. — Sa situation à la cour et en France en 1789. — Sa fuite do Versailles. — Ses voyages en Belgique, en Italie, en Allemagne et en Russie. — Le comte d'Artois et le comte de Provence à Coblentz. — Leur situation respective au milieu de l'émigration. — Guerre contre la France. — Le comte d'Artois se retire en Angleterre. — Ses menées. — Il part pour descendre en Bretagne. — Il reste à l'ile Dieu. — Son retour à Londres. — Lettre de Charette. — Tentatives de l'émigration de Londres contre le premier consul. — Mort de madame de Polastron. — Douleur du comte d'Artois. — Influence de cette mort sur le caractère et la politique du comte d'Artois. — Le duc d'Angoulême. — Le duc de Berry. — La duchesse d'Angoulême. — Sa vie au Temple. — Mort de son frère. — Elle sort de sa prison et passe en Allemagne. — Son mariage à Mittau. — Le duc d'Orléans. — Le prince de Condé. — Le duc de Bourbon. — Le duc d'Enghien. — Son caractère. — Son amour. — Sa vie à Ettenheim. — Napoléon le fait espionner. — Enlèvement du duc d'Enghien. — Il est conduit à Strasbourg. — Sa lettre à la princesse Charlotte. — Son journal. — Il est amené à Paris et enfermé à Vincennes.

 

I

Le comte d'Artois était plus jeune d'années que son frère Louis XVIII ; mais il aurait vécu un siècle qu'il eût été toujours plus jeune d'esprit. Ce prince était de ces natures qui ne mûrissent jamais, parce qu'elles n'ont que les qualités et les défauts du premier âge. Dans son adolescence le comte d'Artois avait été l'idole de sa famille, de la cour et de Paris. Sa beauté, ses grâces, l'insouciance de son caractère, la légèreté même de son esprit, qui correspondait davantage à la médiocrité de son entourage, un cœur ouvert et bon, une libéralité prodigue, une loyauté de caractère, une fidélité de parole chevaleresques, la passion des femmes, l'apparence plus que la réalité des goûts militaires, la repartie soudaine et spirituelle, la futilité que ses flatteurs appelaient le génie français, avaient popularisé ce jeune prince dans le parti de l'aristocratie. On avait voulu faire de lui un contraste avec son frère le comte de Provence. Plus le comte de Provence s'était montré favorable aux réformes du royaume et aux intentions populaires de Louis XVI, plus le comte d'Artois s'était déclaré l'adversaire dédaigneux des concessions et le conservateur obstiné des vices et des vétustés du gouvernement. Il affectait de ne voir dans la Révolution qui montait qu'une de ces émotions passagères de plèbe avec lesquelles il faut combattre et non discuter. Aucune des idées qui remplissaient l'air n'était entrée dans son âme. Ces idées supposaient en effet l'intelligence ; il ne réfléchissait jamais.

 

II

Gâté par la cour, adulé par un petit cercle de jeune aristocratie aussi futile et aussi irréfléchi que lui-même, présenté à l'armée et à la noblesse comme le prince qui les rallierait bientôt au drapeau de la monarchie absolue et qui déchirerait de la pointe de son épée toutes les rêveries libérales de la nation et toutes les lâches concessions du trône, ce prince ne voyait pas la Révolution. Il continuait à chasser, à représenter, à aimer, à fronder la cour, à se nourrir du vent de l'opinion contre-révolutionnaire et à prêcher à Louis XVI les coups de force ou d'audace que ses conseillers lui inspiraient. La Révolution, qui avait mesuré de loin l'impuissance de cette étourderie sénile dans un jeune prince, lui pardonnait par dédain ses antipathies contre elle. Elle ne le craignait pas assez pour le haïr beaucoup. Elle l'oubliait ou elle le confondait au second rang. Mirabeau, le duc d'Orléans, Barnave, le parti constitutionnel, le parti jacobin, étaient convaincus qu'il n'y avait dans ce jeune prince ni ressource, ni danger sérieux pour la Révolution. On lui pardonnait par indifférence. Le parti de la reine seul et sa cour intime, les Polignac, les Bezenval les Lamballe, les. Vaudreuil, les Coigny, les Adhémar, les Fersen, fomentaient secrètement les héroïsmes d'idées du comte d'Artois et de la jeunesse qui l'entourait. Le roi l'aimait sans le consulter. Le comte de Provence avait pitié de ses jactances d'opinion. Les uns et les autres désiraient qu'il s'éloignât de la cour pour emporter l'impopularité qu'il attirait sur le roi son frère. Le parti plus décidé contre les innovations le désirait plus vivement encore pour faire de ce jeune prince l'ambassadeur de la monarchie absolue et de l'aristocratie française en Europe, pour grouper autour de lui les émigrés sur les frontières, et pour le poser comme il se posait lui-même d'avance en héros libérateur du trône, en vengeur des audaces de la nation.

 

III

Le sentiment de l'antipathie que lui portait le peuple de Paris, les premières émotions populaires, la séance du Jeu de Paume, la prise de la Bastille, le ministère de M. Necker imposé à la couronne, la prévision des outrages et des dangers de la cour, ne tardèrent pas à le décider lui-même à ce parti désespéré de l'émigration et de la guerre à son pays. Il s'enfuit de Versailles à la fin de 1789, passa à Bruxelles, se rendit à Turin dans la famille de sa femme, sollicita des secours et des subsides de la cour de Sardaigne, groupa quelques noyaux de noblesse française mécontente autour de lui à Chambéry, sur l'extrême frontière, répandit quelques agents et quelques provocations à Lyon et dans le Midi, échoua partout, repassa les Alpes, eut des conférences à Mantoue avec l'empereur d'Autriche pour le pousser à une ligue des rois contre son pays, n'obtint que des promesses, n'aboutit qu'a des lenteurs, se rendit enfin à Pétersbourg auprès de Catherine II. Cette princesse, qui avait entrevu d'un coup d'œil la portée des principes insurrectionnels de la Révolution sur les peuples, cherchait un héros à opposer à des tribuns. Ce qu'on lui avait dit du comte d'Artois, de ses opinions, de son ardeur, de son impatience de combats, avait fait espérer à l'impératrice que le comte d'Artois serait le Macchabée des trônes. Elle l'accueillit en libérateur futur de la monarchie dans l'Occident, elle lui donna des subsides, des encouragements, elle lui prépara des contingents de troupes pour la coalition dans laquelle elle cherchait a faire entrer la Prusse et l'Autriche. Elle lui fit présent avec solennité d'une épée enrichie de diamants, avec des paroles qui rehaussaient le prix de ce don et qui lui donnaient la signification d'une déclaration de guerre à la France. Elle ne tarda pas à reconnaître que le jeune prince n'avait que le cœur et l'extérieur d'un héros, et que son intelligence évaporée par la vie des cours et énervée par les adulations de ses courtisans se consumerait en mouvements sans but et en jactances stériles pour la cause commune. Catherine n'espéra plus rien de lui après l'avoir vu.

 

IV

Le comte d'Artois parcourut ainsi toutes les cours de l'Europe, 'laissant partout après lui l'impression de son charme, de sa légèreté, de sa loyauté, mais de son insuffisance. Il se replia sur les bords du Rhin et fut le héros de Coblentz. L'émigration, accrue par la terreur à chaque nouvel accès de la Révolution, se groupa avec toutes ses peurs, toutes ses menaces et toutes ses démences, autour de lui. C'était le prince qui convenait à ses illusions. II y régnait par droit d'aveuglement et d'imprévoyance. Il y avait la popularité que donne la communauté de cause et de vertige. JI s'y entourait de toutes les impopularités et de toutes les doctrines que le sentiment de leur incompatibilité avec la nation forçait a déserter la patrie. C'était la cour de la vieillesse et de la jeunesse. Les vieux émigrés parlaient, écrivaient, intriguaient pour lui, les jeunes lui offraient avec dévouement leurs bras et leurs vies. Cette petite France fugitive à l'étranger se croyait assez forte pour lutter corps à corps avec la Révolution et pour soumettre la France de l'intérieur à ce jeune Coriolan.

 

V

Les intrigues et les menaces du comte d'Artois compromettaient Louis XVI vis-à-vis de son peuple et aggravaient immensément ses embarras et ses périls à Paris. Le jeune prince provoquait toutes les puissances du Nord et de l'empire germanique à la guerre, pendant que le roi, otage de la France aux Tuileries, négociait la paix. Ce malheureux monarque ne se dissimulait pas que la guerre, demandée avec une habile obstination par les Jacobins et par les Girondins, donnerait un accès plus décisif a la Révolution assoupie, et que les premiers revers de la France seraient le texte de toutes les accusations et de tous les outrages contre sa famille et contre lui. Robespierre seul alors, plus politique que les Jacobins et les Girondins, résistait à l'entraînement universel vers la guerre, et semblait seconder le roi dans sa passion de conserver la paix. C'est que Robespierre avait une théorie et que les Jacobins et les Girondins n'avaient que des intérêts et des ambitions. Le tribun obstiné qui devait plus tard employer si criminellement la hache avait peur en ce moment de l'épée. Il sentait avec la justesse de l'instinct que si la guerre était malheureuse, elle anéantirait la Révolution, et que si elle était heureuse, elle retournerait promptement l'armée contre l'Assemblée nationale, elle créerait ces popularités militaires les plus dangereuses de toutes pour une démocratie, et elle ferait dominer les armes sur les idées. Mais le roi et Robespierre ne pouvaient entraver à eux seuls le comte d'Artois, les émigrés, les Jacobins et les Girondins, qui tous croyaient avoir un intérêt à la guerre et qui tous y sacrifiaient le roi. Elle éclata.

 

VI

Le comte d'Artois la laissa faire au prince de Condé, au duc de Bourbon et au jeune duc d'Enghien, né soldat. Il avait été rejoint à Coblentz par le comte de Provence, plus âgé, plus sérieux, plus réfléchi que lui. Ces deux princes, qui se faisaient ombrage l'un à l'autre, et qui ne voulaient ni l'un ni l'autre consentir à s'effacer devant leurs partisans, se partagèrent à parts à peu près égales les prétentions et l'autorité qu'ils s'arrogeaient au nom de Louis XVI à l'étranger. Chacun d'eux eut sa cour, sa politique quelquefois commune, plus souvent séparée, ses agents et ses intrigues en France et dans les cours. Dès cette époque, où la Restauration n'était qu'un rêve à distance, les familiers, les publicistes, les envoyés du comte d'Artois se distinguaient de ceux du comte de Provence par une affiche d'inintelligence du temps plus incurable et de haine plus irréconciliable contre tous les principes populaires et contre toutes les concessions à la Révolution.

 

VII

La guerre fut molle.

Après la tentative d'invasion de la Prusse en France, la retraite du duc de Brunswick, les victoires de Dumouriez, le 10 août, l'emprisonnement et la mort de Louis XVI, le comte d'Artois fut découragé du continent. Ne voulant pas rester subordonné à son frère, il continua à errer en Europe. Il se retira enfin en Angleterre avec le vain titre de lieutenant général du royaume, que Louis XVIII lui avait donné pour satisfaire son ambition et son besoin d'apparente activité dans les affaires. De là, entouré des mêmes amitiés qui avaient si mal conseillé sa jeunesse, il ne cessa d'ourdir des trames de restauration royaliste dans la Vendée, dans la Bretagne, dans la Normandie. Mais ses familiers ne l'y laissèrent jamais descendre lui-même. Témoin rapproché des insurrections, des dévouements, des prodiges de Charette, de La Rochejacquelein, de Lescure et de leurs intrépides soldats, il se borna à leur faire passer de temps en temps des armes, des subsides, des proclamations, des émissaires. Un Henri IV ou un Gustave Vasa français pouvait alors donner une telle unité, un tel élan et un tel enthousiasme à la guerre contre la Convention usée et lassée, que si la Restauration n'avait pas vaincu, la monarchie du moins aurait succombé dans sa gloire.

 

VIII

Enfin le gouvernement anglais, odieusement calomnié par l'émigration dans les secours qu'il lui prêtait sans mesure, consentit à porter le comte d'Artois sur les côtes de France avec une escadre et avec des forces régulières dignes d'un prétendant. La valeur et le génie du général Hoche déconcertèrent et anéantirent le débarquement de l'expédition d'avant-garde à Quiberon.

Le comte d'Artois, invoqué par les armées royalistes de Bretagne, après avoir passé plusieurs semaines en vue des côtes ou à l'île Dieu, parut redouter le sol qui l'appelait. Il se laissa ramener, avec une apparence de violence feinte faite à son courage par l'amiral anglais, à Londres, sans avoir touché du pied la terre française qu'il menaçait depuis tant d'années de sa présence.

Les émigrés se livrèrent au retour à des invectives contre le gouvernement anglais, qu'ils accusèrent d'avoir voulu les livrer aux républicains. L'ingratitude obscurcit quelque temps la vérité. Elle apparut enfin le prince avait manqué ou de prudence en sollicitant une expédition de débarquement, ou de résolution en ne débarquant pas pour rejoindre Charette et les armées vendéennes.

Charette, indigné, dédaigna de cacher sa colère. Il écrivit qu'il saurait mourir pour ceux qui ne savaient pas combattre.

Voici la lettre dans laquelle il fit rougir les timides conseillers du comte d'Artois de leur abandon. Dans la guerre civile la lâcheté est un crime de plus.

« SIRE,

« La lâcheté de votre frère a tout perdu. Il ne pouvait paraître à la côte que pour tout perdre ou tout sauver. Son retour en Angleterre a décidé de notre sort. Sous peu, il ne me restera plus qu'à périr inutilement pour votre service. » Je suis avec respect de Votre Majesté, etc. »

 

IX

D'autres tentatives également malheureuses furent faites par l'instigation de cette petite cour après la chute du Directoire et l'avènement de Bonaparte au pouvoir. Ces tentatives, dans lesquelles prirent part Georges et ses amis, Pichegru et les siens, et qui coûtèrent la liberté aux jeunes Polignac, n'avaient plus que le caractère désespéré et isolé des coups de main. L'honneur et la piété du comte d'Artois écartent loin de lui l'ombre même de complicité dans la composition de la machine infernale et dans l'enlèvement à main armée du premier consul que Georges préméditait à Paris. Mais si l'entourage du comte d'Artois n'avait aucun contact avec des assassins, il en avait avec les aventuriers courageux de restauration qui tentaient de surprendre la France n'ayant pu la conquérir.

 

X

Ce prince, lassé d'espérances trompées ici-bas, s'était depuis quelque temps réfugié dans les espérances d'en haut. Une perte cruelle et vivement sentie l'avait tout à coup détaché de la terre. Le motif, l'énergie et la persévérance de son changement de vie découvrirent en lui une puissance d'aimer et une constance de résolution que le monde ne soupçonnait pas sous la mollesse et sous l'inconstance de ses habitudes. Il prouva que, s'il eût été mieux inspiré par ses alentours, il aurait pu montrer l'héroïsme de la politique comme il montra l'héroïsme de l'amour et de la piété.

Le jeune prince s'était attaché dans la société de la reine à une belle-sœur de la comtesse Jules de Polignac, favorite de cette princesse. Cette jeune femme d'une beauté rivale de celle de la comtesse de Polignac, avait épousé le comte de Polastron. Les amours du comte d'Artois et de la comtesse de Polastron, commencés dans les fêtes de Trianon, s'étaient retrouvés et continués sur la terre étrangère. Le comte d'Artois, consolé et enivré par la tendresse et par les charmes de cette femme accomplie, avait renoncé par attrait et par fidélité pour elle à toutes les passions légères que sa beauté personnelle avait nouées et dénouées autour de lui dans son adolescence. Il ne vivait plus que pour madame de Polastron. Elle était pour lui la tendresse vivante et le souvenir adoré de la jeunesse, de la cour et de la patrie. Une maladie de langueur aggravée par lc climat brumeux de l'Angleterre atteignit madame de Polastron. Elle vit lentement venir la mort dans toute la fraîcheur de ses charmes et dans tous les délices d'une passion partagée. La religion la consola comme elle avait consolé La Vallière. Elle voulut en faire partager les consolations et les immortalités à son amant. Il se convertit à la voix de ce même amour qui l'avait si souvent e.t si délicieusement égaré des pensées graves. Un de ses aumôniers, qui fut depuis le cardinal de Latil reçut dans la chambre même de la beauté repentie les aveux et les remords des deux amants. « Jurez-moi, dit madame de Polastron au jeune prince, que je serai votre dernière faute et votre dernier amour sur la terre, et qu'après moi vous n'aimerez plus que le seul objet dont je ne puisse pas être jalouse, Dieu. » Le prince jura du cœur et des lèvres. Madame de Polastron consolée emporta son serment au ciel. Le comte d'Artois, à genoux au pied du lit de sa maîtresse, répéta ce serment à son ombre, et il le garda, quoique jeune, beau, prince, roi aimé encore, à travers une longue vie jusqu'au tombeau.

De ce jour ce fut un autre homme.

 

XI

Mais cette probité du cœur qu'il trouva dans l'amour et cette piété qu'il puisa dans la mort ne firent que changer de nature à ses faiblesses. Ses nouvelles vertus eurent de ce jour-là pour lui l'effet de ses anciennes fautes. Elles rétrécirent son intelligence sans élever son courage. Elles le livrèrent tout entier à des influences ecclésiastiques qui exploitèrent pieusement sa conscience, comme d'autres avaient exploité ses légèretés. Sa politique ne fut plus qu'un dévouement aveugle à l'Église, aux yeux de laquelle la Révolution n'était pas moins coupable qu'aux yeux du trône et de l'aristocratie. Il voulut racheter les incrédulités de sa jeunesse par les services à la foi de son âge mûr. Il voua du cœur son règne futur à cette pensée. Il garda auprès de lui comme conseillers pratiques les évêques émigrés de sa cour, qui avaient été les témoins de sa douleur et qui avaient béni ses adieux à la femme qu'il leur avait donnée. M. de Latil et M. de Couzée, l'un futur cardinal, l'autre déjà évêque d'Amiens, l'abbé de Bouvans et d'autres membres du clergé réfugiés à Londres, inspirèrent de plus en plus sa politique. Son intimité rappelait la cour exilée et dévote de Jacques II à Saint-Germain. Le trône et l'autel furent les deux mots d'ordre de ses conseils et de ses agents. Il crut que la protection divine, que la sincérité de sa foi et la sainteté de ses desseins assuraient d'en haut à sa cause, le dispensait de toute sagesse humaine et ferait triompher par les miracles la politique du roi confondue dans la politique de Dieu. Les pensées toutes mondaines et la politique toute terrestre de son frère Louis XVIII lui parurent presque une concession à l'impiété du temps et une acceptation funeste des doctrines philosophiques et révolutionnaires du dix-huitième siècle. Il s'en éloigna de plus en plus. Il vécut à Londres dans une sphère à part d'amitiés, de pratiques pieuses et d'opposition anticipée au règne futur. Il épiait de l'œil le moment où l'empire s'écroulerait assez complétement pour entrer le premier en France par la brèche des armées étrangères, pour y devancer son frère, pour y justifier sa réputation de prince militaire et aventureux, et pour y prendre sous le nom de lieutenant général du royaume une initiative, un rôle et un parti qui lui assureraient une grande influence sur la restauration. Le caractère circonspect et solennel de son frère, les infirmités qui le condamnaient à l'inaction, le titre de roi qui lui défendait de s'aventurer dans les camps, laissaient au comte d'Artois et à ses fils cette avance qu'ils voulaient prendre sur la cour d'Hartwell. Sa jeunesse prolongée, sa taille noble et élancée, sa physionomie royale rappelant à la fois François Ier, Henri IV et Louis XIV, son beau regard, sa main tendue, son accent martial et franc, sa grâce à cheval, le rendaient éminemment propre à capter les regards du peuple et à être le programme vivant d'une restauration.

 

XII

Ce prince avait deux fils, le duc d'Angoulême et le duc de Berri. Le duc d'Angoulême était un de ces hommes médiocres d'esprit, excellents de cœur, modestes de prétentions, braves de sang-froid, dont on n'aurait jamais remarqué que les vertus s'ils n'étaient pas mis en scène par leur naissance dans des rôles trop élevés pour leurs qualités obscures. Il n'avait jamais eu de jeunesse. Rappelé des camps de l'émigration par son oncle Louis XVIII pour épouser la fille de Louis XVI, il avait presque toujours vécu sous les yeux du comte de Provence et sous l'empire de sa femme, plus intelligente mais plus impérieuse que lui. Il avait accepté de bonne heure ces deux supériorités. Subordonné de cœur à la sagesse magistrale du roi et à la piété ardente de sa femme, il avait pensé par l'un et agi par l'autre. Il n'était propre par sa nature qu'à ce rôle de disciple obéissant d'un maître qu'il admirait, et d'époux fidèle d'une femme qui avait été son seul et premier amour. Louis XVIII se plaisait à le former pour le trône qu'il devait occuper un jour. C'était le Télémaque donné par l'exil à ce sage et dans lequel il voulait façonner un roi. Mais la nature ne s'y prêtait pas. Elle n'avait mis dans le duc d'Angoulême que la matière d'un honnête homme. Son extérieur même démentait malheureusement son rôle de prince héréditaire destiné à fasciner les espérances du peuple autour du trône d'un vieillard. Fils d'une princesse de la maison de Savoie, il portait dans les traits du visage et dans la contenance du corps je ne sais quelle empreinte de ces natures ébauchées et inintelligentes qu'on rencontre dans les hautes vallées de ces Alpes. Cette fausse empreinte n'était nullement l'expression de son esprit, qui était au contraire sain, réfléchi, studieux ; mais elle était le malheur de sa physionomie. Ses yeux clignotaient en regardant comme un regard qui craint la lumière. Sa bouche avait des sourires convulsifs et à contre-sens des pensées. Sa tête branlait comme mal attachée sur le buste. Il marchait en se dandinant et en fixant ses yeux sur la pointe de ses pieds. Il balbutiait en parlant, il s'intimidait de tout hors d'une épée, car il était brave comme un soldat de naissance. Il aimait les camps, mais les camps ne pouvaient l'aimer qu'à force de le connaître et de l'estimer. Il vivait à Hartwell, docile à sa femme et au roi. Ses opinions étaient constitutionnelles.

 

XIII

Le duc de Berri, son frère, avait le caractère, la nature et les goûts les plus opposés. C'était la fougue, la turbulence et la brusquerie d'une sève de prince abandonné à son exubérance et à ses égarements toutes les vivacités et toutes les qualités de la jeunesse accrues par l'indépendance précoce et par la flatterie des courtisans de son père. Il s'était signalé presque enfant à l'armée des princes par une bravoure téméraire et emportée qui l'avait fait aimer de la jeune noblesse émigrée. L'oisiveté l'avait rejeté à Londres. Il y vivait dans les plaisirs et dans les amours de sa race et de son âge. Il n'avait rien de la réflexion du duc d'Angoulême, rien des doctrines politiques de son oncle, rien de la dévotion de son père. Entouré d'amis et de maîtresses, il rappelait plutôt la jeunesse de Charles Il mêlant les frivolités et les voluptés aux aventures de l'exil. Mais il n'avait de ce prince ni les séductions ni les grâces. Petit de taille, replet de corps, large d'épaules comme du Guesclin, court de nuque, gros de tête, saccadé de mouvements, ses yeux bleus larges, intelligents, rappelaient seuls la race des Bourbons, et son sourire leur bonté. On le disait doué d'un esprit inculte mais prompt en saillies, ces éclairs de l'âme. Sa générosité réparait ses emportements et ses rudesses. Il blessait et il guérissait vite ses blessures. Il était né soldat, il aimait à manier les armes, les chevaux, les troupes, sans savoir les séduire. Sa main en tout était, comme son esprit, trop brusque et trop rude, mais sa bravoure était impétueuse. Il était né pour verser son sang pour un trône et pour une patrie ailleurs que sous le porche d'un théâtre et sous le poignard d'un assassin.

 

XIV

La duchesse d'Angoulême était le lien entre la cour du comte d'Artois et la cour sévère d'Hartwell. Elle était la fille de Louis XVI, l'orpheline abandonnée dans les cachots du Temple après le meurtre de toute sa famille et après la longue agonie de son jeune frère, l'enfant roi et martyrisé Louis XVII. Il n'y eut jamais depuis l'antiquité ni dans les temps modernes de destinée tragique comparable à la vie de cette princesse. Je l'ai suivie, dans l'Histoire des Girondins, depuis son berceau à Versailles jusqu'au supplice de sa tante, Madame Élisabeth, à qui sa mère, Marie-Antoinette, l'avait léguée en quittant sa prison pour monter à l'échafaud. Je remonte à ce moment pour la suivre rapidement jusqu'à l'époque où elle allait se rapprocher du trône. La pitié de la France et de l'Europe ne l'avait pas perdue de vue depuis son éloignement. Les malheurs, les cachots, les deuils, les supplices, les larmes de cette jeune fille payant pour sa race des torts dont elle était pure, victime d'une révolution qui dévorait son père, sa mère, sa tante, son frère, et qui la laissait seule sous les voûtes d'une prison pleine de leurs ombres, étaient pour beaucoup dans les souvenirs et dans l'intérêt qui rattachaient l'imagination dé la France aux Bourbons absents. Il semblait à tous les cœurs généreux qu'un remords pesait à son nom sur la patrie et que le peuple français lui devait une expiation. Quand la nature outragée parle si haut dans les âmes des hommes, des femmes, des mères, des filles, des jeunes générations, la nature prend sa place dans la politique. La duchesse d'Angoulême était le sentiment dans la cause de la Restauration.

 

XV

Le lendemain du jour où sa tante, Madame Élisabeth, jeune sœur de Louis XVI, était montée à vingt-neuf ans sur l'échafaud, au milieu des marques de respect de ses quarante compagnes de supplice qui lui baisaient les mains avant de tendre le cou au bourreau, la jeune princesse, âgée de moins de quinze ans, redemandait sa tante et sa mère à tous les geôliers, sans soupçonner même qu'elle en fût séparée par la mort. Elle les croyait dans une autre prison ou retenues par les interrogatoires d'un tribunal. Elle* espérait que la porte de la tour du Temple en se rouvrant allait les rendre à sa solitude et a sa tendresse. Les geôliers ne furent-pas assez cruels pour la détromper. Le temps seul, et l'absence en se prolongeant, la détrompa. Elle demanda à leur faire parvenir les vêtements et le linge que ces deux victimes avaient laissés dans l'armoire de leurs chambres. Les geôliers se troublèrent et se turent. L'enfant s'étonna et commença à soupçonner que sa mère et sa tante n'avaient plus besoin de leurs robes de prisonnières sur la terre. Elle fondit en larmes, sans désespérer cependant tout à fait de leur retour. Cette espérance en s'amortissant tous les jours et tous les mois, et la physionomie en deuil des geôliers, achevèrent seules la révélation.

Sa mère et sa tante en sortant de la prison lui avaient dit : « Si nous ne revenons pas, tu demanderas à la commune de Paris une femme pour t'assister dans le cachot, afin de ne pas rester seule au milieu des hommes. » Elle leur obéit par déférence, dit-elle, et sans aucun espoir que sa requête lui fût accordée par la dureté des gardiens. On lui répondit en effet qu'elle n'avait pas besoin de femme pour se parer devant ces murailles. On feignit de craindre que l'isolement et le désespoir ne la portassent au suicide, que sa tendre piété regardait comme le plus grand des crimes. On lui enleva ces petits couteaux dont on se servait alors pour relever la poudre sur le front des femmes, ses ciseaux, ses aiguilles à tricoter, et jusqu'aux plus innocents ustensiles de fer ou d'acier nécessaires aux ouvrages de femme, par lesquels elle aurait pu distraire au moins l'oisiveté de. sa solitude ou raccommoder ses vêtements en lambeaux. On lui enleva jusqu'au briquet à l'aide duquel elle pouvait éclairer la longueur de ses nuits et de ses insomnies la lumière même parut une douceur du ciel trop' indulgente à la jeune captive. On lui défendit d'allumer le poêle qui chauffait sa prison.

 

XVI

Elle n'avait pour consolation que le sommeil, la vue du ciel, le jour à travers les grilles, et quelques visites au dauphin son frère, captif dans une chambre voisine et déjà dégradé par la maladie et par la férocité de ses gardiens. Les gardiens qui la conduisaient ou la ramenaient étaient quelquefois cléments et attendris, souvent ivres et brutaux. La vue et l'entretien de son frère ne faisaient qu'accroître sa consternation.

Cet enfant de onze ans heureusement né, et beau en entrant dans la prison comme sa mère, s'était assombri, amaigri et prématurément flétri depuis qu'il était tombé trop jeune du sein de Marie-Antoinette et des genoux de Louis XVI entre les mains de fanatiques soldés pour tuer en lui ce qu'ils appelaient le louveteau du trône. On lui avait enseigné les chansons obscènes et les outrages populaires contre sa propre famille, on avait forcé sa main innocente à signer contre sa mère une déposition dont il ne comprenait pas la signification impie, on l'avait abruti pour le découronner même de sa naïveté d'enfant et de son intelligence.

« Ce pauvre enfant, écrivait sa sœur, croupissait dans sa chambre infecte au milieu des souillures et des haillons. On ne la balayait que de mois en mois. L'enfant, oblitéré dans ses sens, avait horreur du lieu, et vivait comme un être immonde dans un égout. On n'y entrait qu'à l'heure où on lui apportait sa nourriture. Du pain, des lentilles et un morceau de viande desséchée dans une écuelle de terre, jamais de vin ni de fruits, telle était la table de l'enfant enfermé avec lui-même. Après la mort de Robespierre, ces brutalités s'adoucirent, néanmoins elles étaient encore mortelles. »

 

XVII

« Nous le trouvâmes, dit Harmand, représentant de la Meuse, dans une petite chambre, sans autre meuble qu'un poêle de faïence qui communiquait dans la pièce voisine. Dans cette chambre était son lit. Le prince était assis devant une petite table carrée sur laquelle étaient éparses des cartes à jouer, les unes pliées en forme de boîtes et de petites caisses, les autres élevées en châteaux. Il était occupé de ses cartes lorsque nous entrâmes. Il ne quitta pas son jeu. Son habit était un habit de matelot en drap couleur d'ardoise ; sa tête était nue. Un grabat était aux pieds de son lit. C'était le lit d'un savetier nommé Simon, que la municipalité de Paris, avant la mort de Robespierre, avait établi auprès de l'enfant. On sait que ce Simon se jouait cruellement du sommeil de son prisonnier ; sans égard envers un âge pour lequel le sommeil est un besoin si impérieux, il l'appelait à diverses reprises pendant la nuit. « Me voilà, citoyen, répondait l'enfant, mouillé de sueur ou transi de froid. Approche que je te touche, » répliquait Simon. Le pauvre enfant s'approchait, le geôlier brutal lui donnait quelquefois un coup de pied qui l'étendait à terre, en lui disant : « Va te recoucher, louveteau... » Je m'approchai du prince. Nos mouvements ne paraissaient faire aucune impression sur lui. Nous l'engageâmes à marcher, à parler, à se distraire, à répondre au médecin que la Convention allait lui envoyer. Il écoutait avec indifférence, il semblait comprendre, il ne répondait rien. On nous dit que, depuis le jour où les commissaires de la commune avaient obtenu de son ignorance d'infâmes dépositions contre ses parents et où il avait compris les malheurs et les crimes dont on l'avait fait ainsi l'instrument, il avait pris avec lui-même la résolution de ne plus proférer un mot, de peur qu'on n'en abusât encore. « J'ai l'honneur de vous demander, monsieur, lui répéta Harmand, si vous désirez un chien, un cheval, des oiseaux, un ou plusieurs compagnons de votre âge que nous installerions près de vous ? Voulez-vous en ce moment descendre au jardin ou monter sur les tours ? » Pas un mot, pas un signe, pas un geste, bien qu'il eût la tête tournée vers moi et qu'il me regardât avec une étonnante fixité... Ce regard, ajoute le commissaire, avait un tel caractère de résignation et d'indifférence qu'il semblait nous dire : « Après m'avoir fait déposer contre ma mère, vous venez sans doute me tenter de déposer contre ma sœur. Vous me faites mourir depuis deux ans, ma vie est éteinte, que m'importent aujourd'hui vos caresses ! achevez votre victime. » Nous le priâmes de se tenir debout. Ses jambes étaient longues et menues, les bras grêles, le buste court, la poitrine enfoncée, les épaules hautes et serrées, la tête seule très-belle dans tous ses détails, la peau blanche, mais sans vigueur, les cheveux longs, blonds, bouclés. Il avait peine à marcher. Il s'assit après avoir fait quelques pas, et resta sur sa chaise les coudes appuyés sur.la table. Le dîner qu'on lui apporta dans une écuelle de terre rouge consistait en quelques lentilles et six châtaignes grillées, un couvert d'étain, point de couteau, point de vin. Nous ordonnâmes qu'on le traitât mieux, nous fîmes apporter quelques fruits pour ajouter à son repas. Nous lui demandâmes s'il était content de ces fruits, s'il aimait le raisin. Point de réponse. Il le mangea sans rien dire. Après qu'il eut mangé le raisin, nous lui demandâmes s'il en désirerait encore ; même silence. Nous demandâmes si ce silence obstiné datait réellement du jour où on lui avait arraché par violence cette monstrueuse déposition contre sa mère. Ils nous affirmèrent que depuis ce jour seulement l'enfant avait cessé de parler. Le remords avait précédé l'intelligence. »

 

XVIII

La jeune princesse, dont la prison touchait à celle de son frère, l'entrevoyait quelquefois par l'indulgence de ses geôliers. Elle le voyait dépérir et mourait ainsi elle-même de deux agonies. Bientôt l'enfant s'achemina lentement vers la mort comme une plante sans air et sans soleil.

« La Convention, dit-elle, envoya, en apprenant sa fin prochaine, une députation pour constater son état. Les commissaires en eurent pitié, et ils ordonnèrent un meilleur traitement. Laurent, homme de nature plus humaine qui avait remplacé le savetier Simon fit descendre de ma chambre un lit dans le réduit occupé par mon frère. Le sien était rempli d'insectes. On baigna l'enfant, on le purifia de la vermine dont il était couvert, mais on le laissa encore complétement solitaire. Je demandai à Laurent de m'éclairer sur le sort de ma mère et de ma tante, dont je ne savais pas la mort, et sur notre réunion à elles. Il me répondit avec un air de compassion et de mystère qu'il n'avait aucun éclaircissement à me donner sur cela.

« Le lendemain des hommes en écharpe qui vinrent me visiter et à qui je fis la même demande me répondirent par le même silence. Ils ajoutèrent que j'avais tort de réclamer ma réunion à mes parents, puisque j'étais bien là. « N'est-il pas affreux, leur dis-je, d'être séparée depuis un an de sa mère et de sa tante sans savoir de leurs nouvelles ? — Vous n'êtes pas malade ? dirent ces hommes. Non, répliquai-je, mais y a-t-il une pire maladie que celle du cœur ? — Espérez, me dirent-ils en se retirant, dans la justice et dans la bonté du peuple français »

Était-ce pitié, était-ce ironie ?

 

XIX

Ainsi s'écoulaient les jours, les mois, les années pour la captive de seize ans dans la tour du temple.

Au commencement de novembre, la Convention, plus clémente, envoya un homme au cœur tendre à -Laurent pour soigner l'enfant. Cet homme, nommé Gonin, en prit des soins paternels. On permit enfin à l'enfant d'avoir de la lumière le soir dans sa prison. Gonin passait des heures entières avec lui pour le distraire. Il le fit descendre quelquefois dans un salon du premier étage de la tour dont les fenêtres sans abat-jour laissaient entrer le soleil et voir les feuilles, puis dans le jardin pour dénouer un peu ses pas. Mais le coup de la mort était porté. Gonin pouvait ralentir la mort, non rallumer la vie dans cette victime de quatre ans de solitude et de dénuement.

L'hiver s'écoula ainsi assez uniformément. On permit à la princesse de faire du feu à discrétion dans sa prison, on lui apporta les livres qu'elle avait désignés pour s'entretenir au moins avec les hommes et avec Dieu. On lui refusait seulement toute réponse à ses questions sur ses parents. Au commencement du printemps, on l'autorisa à monter de temps en temps sur la plate-forme de sa tour, d'où son regard pouvait voir l'horizon de Paris et s'emparer de la liberté des campagnes voisines. Quelles étaient ses pensées en apercevant les toits du Louvre, des Tuileries, des cathédrales et des palais de ses pères ? Le dépérissement de son malheureux frère le dauphin allait en s'aggravant. Il n'était pas même permis à la jeune princesse de le voir et de le soigner elle-même. Elle n'apprenait que par ses geôliers la langueur et le progrès du mal dans ce pauvre enfant dont un plancher la séparait.

 

XX

Il expira enfin sans agonie, mais sans avoir proféré une parole, le 9 juin 1795 au milieu du jour. Les médecins qui le soignèrent pendant ses derniers moments ne l'avaient jamais vu avant l'heure suprême. Ils ne purent attester dans leurs rapports à la Convention qu'une chose c'est qu'on leur avait présenté un enfant malade sous le nom du fils de Louis XVI et que cet enfant était mort sous leurs yeux. Il ne paraît pas que la jeune princesse ait été admise à voir son frère dans les derniers mois de son existence, ni pendant la maladie, ni après sa mort. De là des suppositions et des conjectures qui n'ont été ni justifiées ni démenties sur la substitution d'un enfant muet et malade à un autre enfant dans la tour du Temple, sur l'évasion du véritable enfant de Louis XVI et sur l'existence d'un roi légitime mais inconnu qui a longtemps passionné les imaginations amoureuses de merveilles. Bien que ces suppositions fussent invraisemblables, elles n'étaient pas néanmoins assez impossibles pour décourager les crédulités ou les fictions. On pourrait admettre que des conventionnels puissants voulant se ménager un jour un titre à la reconnaissance des trônes, ou que des partisans dévoués de la famille royale cachés sous l'uniforme des gardiens du Temple fussent parvenus à remplacer dans le cachot un enfant par un autre et à renfermer leur pieuse substitution dans le secret du cercueil. Mais que cet enfant ainsi délivré des fers à l'âge où les souvenirs sont déjà invétérés dans le cœur n'eût jamais rappelé les circonstances de ses premières années et de son évasion, que les agents de cette substitution de personne n'eussent jamais revendiqué le mérite de leur dévouement, que la jeune princesse à qui ce frère retrouvé aurait donné mille témoignages irrécusables de son identité par ses traits, par sa mémoire, par les confidences d'une vie de onze ans confondue dans la vie de sa sœur, n'eût jamais parlé, ce seraient là des miracles de silence, de discrétion, d'impossibilité morale, plus étonnants que le miracle même de l'évasion. Le silence de tant d'agents.de cette délivrance, le silence de l'enfant délivré lui-même, démentent cette supposition. Il faudrait pour l'admettre admettre d'autres invraisemblances plus improbables que la délivrance même. Il faudrait que les instruments de cette substitution fussent tous morts avant que l'heure de la révéler eût sonné pour eux. Il faudrait qu'ils n'eussent confié en mourant leur précieux secret à aucun membre de leur famille ou à aucun ami. Il faudrait que t'enfant délivré fût mort lui-même avant d'avoir proféré un mot sur son existence antérieure. Il faudrait que les personnes à qui cet enfant aurait été remis, soit en France, soit à l'étranger, n'eussent jamais elles-mêmes entretenu le monde de ce dépôt mystérieux. Tout cela est possible, sans doute, mais d'une possibilité si extrême et si contre nature, que l'existence de Louis XVII peut servir d'aliment à des imaginations et de texte à des rêves, jamais aux recherches sérieuses de l'histoire. C'est une de ces énigmes que les hommes se posent éternellement, et qui ne sont résolues que par la probabilité ou par Dieu.

 

XXI

La princesse bénit cette mort en la pleurant. Dieu enlevait enfin son, frère et son roi à son long supplice. Elle acheva en silence le sien. Du jour où la Convention ne craignit plus un prétendant au Temple, elle permit' à la pitié publique d'en approcher. Neuf jours après la mort de Louis XVII, la ville d'Orléans, sauvée jadis par une jeune fille héroïque, osa intercéder pour la jeune fille innocente de Louis XVI. Cette ville envoya des députés à la Convention pour réclamer la délivrance de la jeune princesse et sa translation au sein de sa famille. « Car qui d'entre nous, dirent les députés d'Orléans, voudrait la condamner à habiter des lieux encore fumants du- sang de sa famille ? » Nantes imita cet exemple. Charette avait demandé aussi, au nom de la Vendée, comme condition de la pacification de ces provinces, que la fille de Louis XVI fût remise. à ses parents. Le comité de sûreté générale, composé depuis la chute de Robespierre d'hommes assouvis ou indignés de proscriptions, permit aux gardiens du Temple de la faire descendre pour la première fois dans te-jardin. Elle s'y promenait suivie du seul compagnon de ses quatre années de solitude, le chien de Louis XVI son père, que ce prince avait laissé à ses soins en partant pour l'échafaud. Des femmes de l'ancienne cour attachées à la princesse avant ses infortunes, et échappées elles-mêmes aux échafauds et aux cachots de la Révolution, madame de Chantereine, madame de Mackau, madame de Tourzel et sa fille mademoiselle Pauline de Tourzel, compagne des premiers jeux de la princesse, furent autorisées à la visiter. L'infortune n'avait dans ces âmes tendres de femme qu'ajouté au respect par la pitié. Les fenêtres des maisons qui bordaient le jardin de la prison se rouvraient comme aux premiers jours de la captivité du roi, se couronnaient de visages amis et laissaient pleuvoir des fleurs et des vers sur les pas de la jeune captive. Les brochures et les journaux en entretenaient l'opinion publique adoucie ou repentante. « La fille de Louis XVI a enfin la liberté, disaient ces feuilles, de se promener dans les cours du Temple. Deux commissaires veillent sur ses pas. Ils ne l'approchent qu'avec convenance ; ils la traitent avec les respects qu'inspirent le souvenir de ce qu'elle fut et le triste spectacle de ce qu'elle est aujourd'hui. Une chèvre qu'on lui permet de nourrir auprès d'elle occupe ses soins. L'animal apprivoisé la suit avec fidélité. Un chien est surtout l'inséparable compagnon de la jeune prisonnière et paraît lui être très-attaché. C'est le chien du roi, aujourd'hui sans maître, et qui l'aime encore dans son enfant. »

 

XXII

M. Hue, l'ancien serviteur du roi, loua une des fenêtres qui plongeaient sur le jardin. Il chanta, comme Blondel, serviteur d'un autre roi captif, des paroles consolatrices à la fille de son maître. Il parvint au moyen de signaux à lui faire parvenir une lettre de son oncle Louis XVIII. La princesse put répondre avec la connivence des commissaires qui fermaient les yeux. Charette lui transmit par cet intermédiaire les vœux et le dévouement de son armée. Tout annonçait la fin de sa captivité. Le 30 juillet, la Convention, sur le rapport de son comité de salut public et de sûreté générale, décréta que la fille de Louis XVI serait échangée avec l'Autriche contre les représentants et les ministres que Dumouriez avait livrés au prince de Cobourg, au moment de sa défection Drouet, Sémonville, Maret, et d'autres prisonniers importants de l'Autriche. Elle ne laissa d'autre trace de sa captivité et de ses larmes dans sa prison que ces deux lignes gravées par elle sur la pierre de sa fenêtre pendant les longues oisivetés de la réclusion : « Ô mon père, veille sur moi du haut du ciel 0 mon Dieu, pardonnez à ceux qui ont fait mourir mon père ! »

 

XXIII

Le 19 décembre 1795, à minuit, jour de sa naissance, elle sortit de sa prison. Le ministre de l'intérieur, Benesech, pour éviter toute émotion du peuple, la conduisit a pied du Temple à une rue voisine où la voiture du ministre l'attendait. La voiture suivit par des sentiers déserts et à peine bâtis alors les alentours du boulevard, et s'arrêta dans un terrain vide, derrière la porte Saint-Martin. La, une berline de poste, occupée par madame de Soucy, sous-gouvernante des enfants de France, et par un officier de gendarmerie, reçut la princesse. Le ministre ajouta au prix de la liberté rendue par le respect et par la pitié qu'il témoigna dans ses paroles et dans ses préparatifs. La jeune princesse ne put répondre que par ses larmes. Elle laissait derrière elle, avec ses quatre ans de jeunesse écoulés à l'ombre d'un cachot, les cadavres de son père, de sa mère, de sa tante, de la princesse de Lamballe, de son frère, de princesses de sa cour, de- tout ce qu'elle avait connu et aimé au berceau. Les roues de la voiture ne lui paraissaient jamais assez rapides pour fuir une terre qui avait bu tant de sang et dévoré tant de victimes, de veuves, de femmes, d'enfants, d'innocence, de vertu, pour le crime de la royauté. L'agonie du fils de Louis XVI, les supplices de sa sœur, les captivités de sa fille, seront de longs remords sur le cœur du peuple, et de funèbres taches sur la Révolution. Il a fallu cinquante ans et une révolution plus pure pour rendre son innocence a la liberté. Ces supplices immérités, ces décapitations de femmes, ces immolations lentes d'enfant et de jeune fille dans des agonies de quatre ans pires que la hache, sous les yeux d'une nation renommée pour sa générosité, font trembler la main qui les raconte. Serait-il vrai que l'extrême civilisation se confonde dans ces sacrifices humains avec l'extrême barbarie ? Non, sans doute ; ce peuple sortait d'une longue ignorance, il se vengeait sur des innocents. Il n'avait pas encore appris que les vengeances sortent des vengeances, et que Dieu n'accorde la liberté durable qu'à la justice et à la magnanimité du peuple.

 

XXIV

Le nom de Sophie cachait son vrai nom, mais ne cachait pas son visage. La ressemblance de cette jeune fille avec les images de Marie-Antoinette gravées dans les regards du peuple la fit trois fois soupçonner ou reconnaître sur la toute. Mais il n'y avait plus, comme à Varennes, de gardes nationaux pour la ramener à la captivité, il n'y avait que des regards humides pour l'admirer et des mains amies pour applaudir à sa délivrance.

 

XXV

La beauté avait triomphé de la douleur et de la réclusion. La sève forte des Bourbons avait développé ses charmes à l'ombre du Temple. Des cheveux ondoyants, un cou flexible, une taille élancée, des yeux bleus, des traits à la fois majestueux et délicats, le coloris de l'adolescence sur un visage mûri avant les années par la solitude, cette fierté que donne le sang, cette tristesse que donne le souvenir, cette âme en deuil sur un visage rayonnant de jeunesse, enchantaient et retenaient les regards. On ne pouvait la voir sans voir en elle tout ce qui avait traversé cette destinée et tout ce qui l'attendait encore. C'était l'apparition tragique de la Révolution échappant à la hache des bourreaux les pieds dans le sang des siens, et se réfugiant de la mort dans l'exil. On la reçut partout avec cette- impression. On s'agenouillait en Allemagne sur son passage on croyait voir une résurrection de tous ces tombeaux. L'empereur d'Autriche, son oncle, lui avait préparé un appartement. Toute la famille impériale vint la recevoir au seuil du palais. Elle y fut traitée en archiduchesse. Elle avait dix-sept ans. L'intention de l'empereur était de la faire épouser à son frère l'archiduc Charles, le héros de l'Autriche. Elle, se souvint que son père Louis XVI l'avait destinée à son cousin le duc d'Angoulême, fils aîné du comte d'Artois. Elle voulut obéir à sa dernière volonté. Elle partit pour Mittau, où le roi son oncle l'appelait pour cette union de famille. Elle se jeta à ses pieds et les embrassa, comme si elle eût retrouvé en lui son père. Ce prince lui présenta le duc d'Angoulême comme un fiancé à elle dans le ciel. Il la mena ensuite à l'abbé Edgeworth, qui avait reçu les dernières prières et les derniers repentirs-de Louis XVI, et qui ne l'avait quitté qu'au seuil sanglant de l'échafaud. Peu de jours après, ce vénérable prêtre, sanctifié a ses yeux par le souvenir qu'il lui rappelait, bénit son mariage avec le jeune duc. Ce mariage resta stérile. La hache par son effroi, la captivité par ses tortures, avaient frappé la postérité du trône jusque dans ce dernier rameau.

La duchesse d'Angoulême suivit dans toutes ses vicissitudes les exils, les changements de patrie et de fortune de son oncle. Ce prince l'aimait par sentiment et par politique, il se parait de cette beauté, de cette jeunesse et de cette pitié aux yeux de l'Europe. Il l'appelait son Antigone. Il se montrait appuyé sur le bras de cette nièce comme une royauté protégée d'en haut par l'ange du deuil. Elle vivait auprès de lui dans le château d'Hartwell, se souvenant de la France avec amertume, mais du trône et de la patrie avec l'orgueil et la majesté innée de son sang.

 

XXVI

Le duc d'Orléans, fils de Philippe-Égalité, avait séparé sa cause et sa vie des Bourbons de la branche aînée. Dévoué a la Révolution par son père, élevé et aguerri par Dumouriez, il avait combattu avec ce général a Jemmapes contre les émigrés. Il avait suivi son chef dans sa défection et dans sa trahison contre la Convention. Il avait passé avec Dumouriez et son état-major à l'ennemi. Émigré à son tour, son nom et ses opinions présumées l'avaient empêché de chercher un asile au camp des princes ou à la cour des souverains. Il avait végété en Suisse et en Amérique sous un nom d'emprunt. Son esprit sagace s'était aiguisé aux difficultés de la vie. Il avait vaincu les obstacles que sa naissance et ses antécédents opposaient à sa fortune à force de réserve et de temporisation ; tantôt prince, tantôt citoyen, selon l'heure et le pays, il s'était rendu aussi acceptable à la liberté qu'à la couronne. Il était venu, pendant le règne de Bonaparte, se réconcilier avec. les Bourbons et désavouer les défections et les votes de son père. Il avait passé en Espagne pendant la guerre de l'indépendance, offrant, comme Moreau, son épée contre Napoléon. Les Bourbons et les cortès d'Espagne avaient craint d'accepter le secours d'un prince de leur sang qui les aurait engagés à trop de reconnaissance envers un prétendant éventuel à la couronne. Le duc d'Orléans était allé en Sicile, où la protection des Anglais et la parenté du roi lui avaient fait obtenir la main d'une princesse de la maison de Naples. Une jeune famille croissait autour de lui ; il semblait avoir oublié la France. La chute de Bonaparte et les espérances confuses de rôle dans une restauration le rapprochèrent. Ses opinions voilées comme son âme et son origine ambiguë le rendaient aussi propre à servir qu'à rivaliser une restauration. Louis XVIII et le comte d'Artois ; depuis sa visite à Londres, ne voyaient dans le duc d'Orléans qu'un prince honnête homme exclusivement adonné à ses sollicitudes de famille. Ils pensaient qu'en lui rendant son rang de premier prince du sang et son immense fortune, on le rattacherait sans danger une monarchie qui avait tout à pardonner à son nom. L'apparence trompait la finesse de Louis XVIII lui-même. Le duc d'Orléans était probe dans ses actes plus qu'il n'était vrai dans son abnégation. Il ne devait pas conspirer, mais attendre. Attendre dans certaines situations, c'est conspirer.

 

XXVII

Le prince de Condé et le duc de Bourbon son fils, quoique éloignés de la faveur de Louis XVIII, et plus chers aux camps qu'à la cour, vivaient à Londres dans l'attitude de premiers soldats de la monarchie.

Depuis le grand Condé et Rocroy, l'héroïsme du sang des Bourbons semblait s'être perpétué dans cette race. C'était la seule main de la famille qui ne voulût tenir que l'épée. La gloire militaire de leur aïeul était pour eux une seconde noblesse qu'ils préféraient même à leur parenté avec le trône.

Le prince de Condé, vieux guerrier de l'école de Frédéric II, s'était formé contre ce prince dans la guerre savante de Sept ans. Nos revers mêmes lui avaient tourné en gloire. Nos canons sauvés par lui à Rosbach ornaient ses magnifiques jardins de Chantilly. Louis XV passait pour avoir aimé entre tant de femmes la princesse de Hesse, mère du prince de Condé. La faveur qu'il ne cessa de montrer pour le fils faisait croire à une parenté plus rapprochée et plus chère que la parenté de famille. Ce prince avait mis de bonne heure sa fidélité et son orgueil à ne rien concéder aux idées de la Révolution. Il lui semblait au-dessous de sa race de parler à un peuple autrement que l'épée à la main. Dès 1789, il avait émigré avec son fils, le duc de Bourbon, et son petit-fils, le duc d'Enghien, et il avait planté le drapeau de la monarchie 'sur les bords du Rhin. La noblesse française t'avait rejoint comme son chef, l'Allemagne l'avait adopté, son armée avait pris son nom, elle était devenue le camp de l'aristocratie armée sur la terre étrangère, cherchant à reconquérir sa patrie à côté des armées de la Prusse et de l'Autriche. Après les campagnes malheureuses pour la coalition de 1792 et de 1793, l'armée des princes de Condé avait passé à la solde de l'Angleterre. Elle était restée réunie mais inactive en face des armées de la république, épiant la guerre civile pour s'y mêler, la guerre étrangère pour s'en servir. Pleine de courage, d'indiscipline et d'inexpérience sous trois chefs intrépides, l'armée de Condé n'avait pu obtenir des résultats décisifs. Le nom des Condé y avait grandi, la contre-révolution n'y avait pas conquis un pas sur nos frontières. Cette existence était grande pour le prince de Condé. Il traitait avec les cours de l'Allemagne, il essayait de tramer avec Pichegru, il parlait à la république d'égal à égal, il contrebalançait, par sa renommée et par sa popularité dans l'émigration, le rang et le titre du comte de Provence et du comte d'Artois. Il passait pour soutenir largement sa noble représentation militaire avec les subsides que la Russie, l'Espagne, l'Allemagne et l'Angleterre fournissaient à la solde de son corps d'armée.

L'Allemagne une fois conquise, cette armée passa à la solde du gouvernement britannique, se dispersa en Espagne, en Vendée, en Russie, partout, ou rentra indigente et expropriée en France. Le prince de Condé et son fils se retirèrent en Angleterre dans une magnifique retraite champêtre où ils se livrèrent à leur passion de famille pour la chasse. Là, le prince épousa enfin la belle princesse de Monaco, qu'il avait aimée et enlevée de force avant l'émigration, mêlant ainsi l'amour à la guerre et à l'exil comme le grand Condé.

 

XXVIII

Le duc de Bourbon son fils et son lieutenant à l'armée, l'égalait en intrépidité. Ce prince, amoureux à quinze ans de sa cousine, sœur du duc d'Orléans, l'avait enlevée du couvent ou cette princesse était enfermée. Le duc d'Enghien, son fils, était le fruit de ces amours précoces. La duchesse de Bourbon, sa femme, s'était depuis séparée de lui, et vivait en Angleterre dans une liberté profane mêlée d'illuminisme pieux. Le duc de Bourbon avait étonné l'armée républicaine dans la campagne de 1792 par des témérités et des exploits d'avant-garde qui avaient fait de lui le Roland ou le Murat de l'émigration. Depuis l'assassinat de son fils le duc d'Enghien, ce prince, sans avenir pour sa maison, s'était abandonné à une mélancolie qui ne se ranimait qu'aux sons du cor dans les forêts de l'Angleterre. La gloire même ne lui paraissait plus digne d'un effort, depuis que cette gloire devait mourir avec son nom.

Ce qui manquait à ces deux Condé, c'était le duc d'Enghien, leur fils et leur petit-fils, leur souvenir et leur avenir. Il y avait dans la perte de ce jeune prince de quoi pleurer pour deux' générations. La Révolution et le champ de bataille l'avaient épargné, l'ambition l'avait immolé.

Il faut dire par quel événement ce prince manquait au retour presque complet des Bourbons absents depuis 1789, car son absence était plus sensible à l'imagination et au cœur de l'Europe que ne l'eût été sa présence. Le sentiment du crime où cette victime avait disparu était pour une grande part dans l'intérêt qui s'attachait à sa famille et dans l'antipathie qui rejaillissait contre son meurtrier. Dieu a fait ainsi le cœur de l'homme, qu'une seule tache de crime y offusque tout un disque de gloire, et que la justice s'y venge à jamais par une implacable pitié.

 

XXIX

Le duc d'Enghien, comme nous venons de le dire, était le premier et unique fruit des amours du duc de Bourbon, âgé de quinze ans, et de sa cousine, Bathilde d'Orléans. Cette princesse avait été enlevée par lui du couvent après le mariage, malgré les deux familles qui voulaient séparer les deux amants. La poésie s'était emparée dans le temps de ce drame de cour et l'avait popularisé sur la scène par la musique et par les vers. Cette union trop prématurée n'avait pas été longtemps heureuse. La duchesse de Bourbon avait été l'objet de nouvelles tendresses à l'occasion d'un duel respectueux entre son mari et le comte d'Artois, pour une inconvenance de bal masqué. Le duc de Bourbon adorait son fils et l'élevait à la guerre avant l'âge, comme un enfant des camps, sous les tentes et dans les campagnes de l'émigration. La nature avait devancé dans ce jeune prince la mâle vocation des combats. Il était né soldat, il ne respirait que l'héroïsme, il ne voulait devoir qu'à son épée et à son sang répandu ses grades dans l'armée de son grand-père dont il était aide-de-camp, et le respect de ses compagnons d'armes et d'exil. Sa belle figure, mélange de la grâce féminine des d'Orléans et de l'enthousiasme martial des Condé, ses yeux bleus, son nez d'aigle, l'ovale, espagnol de son visage, la franchise des lèvres et du geste, le coloris juvénile de ses traits, son cœur d'égal et d'ami avec la jeunesse de son âge, sa grâce à cheval, sa stature à pied, son élan au feu, son ardeur au plaisir, en avaient fait le favori de l'armée. Son grand-père et son père le recommandaient en vain dans les affaires d'avant-poste à la prudence des vétérans, ils ne pouvaient le contenir. Son sang était impatient de se répandre pour la cause dans laquelle il avait été nourri il avait coulé déjà trois fois sous les balles et sous le sabre des républicains. A vingt-deux ans, le duc d'Enghien avait l'instinct déjà exercé de la guerre et le coup d'œil d'un général. Il commandait la cavalerie de l'armée.

 

XXX

Au licenciement de l'armée de Condé, il en conduisit un détachement en Russie. La jeune princesse Charlotte de Rohan, qu'il aimait et qu'il enchaînait volontairement à ses hasards sur le champ de bataille, le suivit dans ce voyage et au retour. L'amour qu'il nourrissait pour elle et la passion des combats l'empêchèrent de suivre son grand-père et son père dans leur retraite de Londres. Il voulut rester isolé, loin des cours, mais toujours en vue de la France, et près du théâtre de la guerre, si elle venait à se rallumer. Il parcourut la Suisse avec la compagne de sa jeunesse, il revint se fixer avec elle à Ettenheim, village du pays de Bade. Il s'y reposait dans l'obscurité, dans l'amour et dans les travaux rustiques des sept années de combats et d'activité qui l'avaient mûri avant le temps. Quelques amis de sa maison laissés par son père et quelques aides de camp de ses guerres vivaient retirés dans le même village et partageaient ses simples et innocents délassements.

 

XXXI

Rougissant de son inactivité, il eut un moment l'idée de prendre du service dans une des armées des puissances. Son père lui écrivit pour le rappeler à son sang « Cela n'est pas fait pour vous, mon cher enfant, lui disait le duc de Bourbon, jamais aucun des Bourbons n'a pris ce parti. Toutes les révolutions du monde n'empêcheront pas que vous soyez jusqu'à la fin de vos jours ce que vous êtes, ce que Dieu vous a fait. Pénétrez-vous de cette idée. Au commencement de la guerre, que j'ose croire avoir faite comme un autre, j'ai refusé d'accepter aucun grade au service de l'étranger. C'est ainsi que vous devez faire vous-même. Toute autre conduite vous rendrait peut-être l'allié des rebelles de la France, et pourrait vous exposer, a combattre la cause de votre roi Ici vous mènerez une vie obscure dans votre intérieur en attendant l'achèvement de votre gloire. Adieu, je vous embrasse. »

 

XXXII

Le prince avait obéi à son père. Étranger à toute intrigue, se croyant à l'abri de tout danger dans les États du grand-duc de Bade, il se livrait dans les forêts de ce prince à la chasse, son plaisir de prédilection. On dit qu'emporté par l'imprudence de son âge, par le sentiment de son innocence et par l'instinct de l'exilé qui fait jouir du danger même avec lequel on foule le sol de la patrie, il passait quelquefois le Rhin et venait assister inconnu aux représentations du théâtre de Strasbourg. Mais ce bruit semé sans preuves par ses meurtriers comme une excuse est démenti depuis l'événement par les amis qui ne le quittaient pas.

Quoi qu'il en soit, son grand-père, le prince de Condé, s'alarma de cette étourderie, dont la rumeur était venue jusqu'à lui à Londres. « On assure, écrivit-il à son petit-fils, que vous avez été faire une course à Paris, d'autres disent à Strasbourg seulement. Il faut convenir que c'était un peu inutilement risquer votre vie ou votre liberté, car pour vos principes je suis tranquille de ce côté-là, ils sont aussi profondément gravés dans votre cœur que dans les nôtres. Il me semble qu'à présent vous pourriez nous confier le passé et nous dire, si la chose est vraie, ce que vous avez observé dans votre voyage. A propos de vôtre sûreté, qui nous est si chère à tous, vous êtes bien près de la France, prenez garde, ne négligez aucune précaution pour être averti à temps et faire votre retraite à propos, en cas qu'il passât par la tête du consul de vous faire enlever N'allez pas croire qu'il y ait du courage à tout braver à cet égard. Ce ne serait qu'une imprudence impardonnable aux yeux de l'univers, et qui aurait des conséquences affreuses. Ainsi, je vous le répète, prenez garde à vous, et rassurez-nous en nous répondant que vous sentez parfaitement la nécessité des précautions que nous vous conjurons de prendre, et que nous pouvons être tranquilles sur votre compte. »

 

XXXIII

« Assurément, mon cher papa, répondit le duc d'Enghien, il faut me connaître bien peu pour avoir pu dire ou chercher à faire croire que j'ai mis le pied sur le sol républicain autrement qu'avec le rang et à la place où le hasard m'a fait naître. Je suis trop fier pour courber bassement la tête ; le premier consul pourra peut-être parvenir a me tuer, mais il ne me fera jamais m'humilier. On peut voyager inconnu dans les glaciers de la Suisse comme je l'ai fait la saison dernière ; mais en France, quand j'y rentrerai, je n'aurai pas besoin de m'y cacher. Je puis donc vous donner ma parole d'honneur la plus sacrée que jamais pareille idée ne m'entra ni ne m'entrera dans la tête. Je vous embrasse, mon cher papa, et je vous prie de ne jamais douter de moi et de ma tendresse. »

 

XXXIV

Peu de temps après, les complots de Georges, de Pichegru et le procès de Moreau semèrent de soupçons et de sang les premiers pas de Napoléon vers l'empire. Sa vie lui semblait menacée par la triple complicité des Jacobins, des émigrés et de ses rivaux de gloire, Moreau et Pichegru, portés au crime par la jalousie de sa toute-puissance. Ce fut le temps où des hommes de police vendus et traîtres à la fois aux deux partis entraient à Londres dans des conspirations occultes et les grossissaient de mensonges pour les revendre plus cher à Paris. Tout était rumeur sourde, pièges cachés ou soupçonnés, ombrages, arrestations, jugements à mort, exécutions autour du futur empereur. Ce règne usurpé sur la monarchie et sur la liberté à la fois allait s'entourer des terreurs qu'il ressentait lui-même, et voulait prévenir l'assassinat par le supplice. L'âme de Napoléon, qui n'avait pas montré à Saint-Cloud le courage civil au même degré que le courage militaire sur les ponts de Lodi ou d'Arcole, affectait la férocité de son ambition. II voulait évidemment creuser derrière lui un tel abîme entre le pouvoir suprême et la déchéance, que ni le peuple ni l'Europe ne pussent douter de son obstination à régner ou à mourir. Sa résolution prenait en lui le caractère de l'irrévocable fatalité. Il voulait que le monde en fût convaincu à tout prix, pour décourager ses ennemis et ses rivaux de la pensée d'attenter jamais a sa future dynastie. Voilà quel était l'état vrai de son âme quand des rapports de police mal rédigés et mal interprétés lui firent présumer que le duc d'Enghien et le général Dumouriez renouvelaient contre lui à Ettenheim les conférences de Georges, de Pichegru et de Moreau à Paris, et que la paisible demeure du prince était un foyer de trames et de meurtres prémédités contre lui. Il prescrivit à l'instant à sa police d'éclairer par un espionnage sur les lieux ces soupçons que rien ne justifiait. Il semblait pressé de surprendre le nom d'un Bourbon dans un crime et de déshonorer la maison dont il voulait prendre la place et l'héritage sur le trône de son pays. De tous ces princes réfugiés sur la terre étrangère, peut-être n'y en avait-il qu'un seul qui par sa passion des armes, sa popularité dans les camps, sa nature et sa filiation de héros, pût lui faire redouter dans l'avenir un compétiteur ou un vengeur. La fortune en le lui désignant dans cette circonstance semblait s'entendre avec ses intérêts, ses prévoyances et ses soupçons. Ces dispositions qui l'aidaient à trouver un coupable le pressaient peut-être aussi de frapper. On dit, et rien ne le dément ni ne l'atteste, que M. de Talleyrand, alors son ministre des affaires étrangères, flattant ses terreurs comme il avait flatté son audace, l'encouragea non à sévir, mais à surprendre la prétendue conspiration et a violer hardiment le droit des nations et de la paix en faisant enlever le prince sur un territoire étranger. M. de Talleyrand n'a jamais montré dans sa longue vie l'exécrable indifférence du sang, encore moins des passions cruelles. Ses vices étaient d'une autre nature. Trop souple pour être inflexible, on peut croire qu'il témoigna pour la sûreté du premier consul un zèle qui ne connaissait pas de scrupules. On ne peut admettre qu'il insinua le crime et la mort. Seulement, irréconciliable avec l'Église par ses mœurs et par son mariage, irréconciliable avec les Bourbons par ses services à leurs ennemis, il devait pousser naturellement son maître à rompre irrévocablement avec des princes dont il n'espérait lui-même aucun pardon. Là se borne sans doute toute sa complicité. Napoléon à Sainte-Hélène la lui a rejetée tout entière, puis il l'a décernée à d'autres, puis il l'a revendiquée pour lui-même dans un codicille plus cruel que l'assassinat. Mais l'aberration est le caractère du remords. Quand le crime pèse, on le rejette au hasard sur d'autres mains, et quand la vérité vous le restitue enfin et qu'on est forcé de le reprendre, on le revendique, on s'en fait un orgueil. C'est le dernier subterfuge de la conscience, la dernière forme du forfait.

 

XXXV

Le consul commença de ce jour-là à faire tracer par sa police autour du séjour du prince le cercle d'information, de surveillance et d'embûches dans lequel il méditait de l'enserrer. Le 4 mars 1804, le préfet de Strasbourg, par l'ordre de Réal, préfet de police à Paris, conféra avec le colonel Charlot, commandant de la gendarmerie. Ils cherchèrent ensemble quels étaient les moyens de percer l'obscurité qui planait encore sur l'entourage du prince à Ettenheim. Ces deux fonctionnaires jetèrent les yeux sur un sous-officier intelligent et rompu à ces sortes d'explorations par l'habitude de poursuivre et d'épier les criminels. Il se nommait Lamothe.

Lamothe, né dans l'Alsace, parlait allemand. Il se rendit à Ettenheim sous prétexte d'un trafic quelconque ; il reconnut les routes, les lieux, le petit château gothique qu'habitait le prince, la maison retirée dans le village où résidaient la princesse Charlotte et le prince de Rohan, son père. Après avoir lié conversation avec les habitants du pays et parlé de son prétendu commerce, il interrogea avec une apparente indifférence les paysans sur le duc d'Enghien, sur sa suite, sur le genre de vie qu'il menait dans cette retraite, sur les réfugiés français qui habitaient avec lui ou autour de lui, enfin sur les rapports plus ou moins fréquents qu'il avait avec des personnages étrangers au pays.

 

XXXVI

Lamothe revint le lendemain à Strasbourg et fit son rapport au colonel Charlot. Ce rapport disait « Je me suis rendu d'abord au village de Capel, à une certaine distance d'Ettenheim. Là, en causant avec le maître de poste, j'ai appris que le duc d'Enghien était toujours à Etteinhem avec le général Dumouriez et le colonel Granstein récemment arrivés de Londres. Arrivé à Etteinhem, on m'a confirmé la présence dans le village du prince et du général Dumouriez. On m'a dit que le prince logeait dans le château voisin du village ; qu'il passait sa vie à la chasse ; qu'il n'avait près de lui qu'un secrétaire ; que Dumouriez et le colonel Granstein logeaient séparément dans des maisons différentes ; que la correspondance du prince était plus active qu'à l'ordinaire qu'il était adoré dans le pays qu'il n'était nullement question de son départ pour Londres, ni d'un voyage que le prince avait fait à Londres. La nuit s'approchait, ma mission était terminée. » Le reste du rapport concerne d'autres renseignements que Lamothe était chargé de recueillir en passant sur la baronne de Reisch et sur les émigrés de la petite ville voisine d'Offenbourg, foyer d'intrigues et de correspondance des réfugiés français sur les bords du Rhin.

 

XXXVII

Ce rapport exact sur les détails de la vie et de la résidence du prince était inexact sur les noms. L'accent allemand du paysan d'Ettenheim avait dénaturé la prononciation du nom du colonel de Thomery, émigré français, aide de camp du prince, et en avait dérivé le nom du général Dumouriez. Dumouriez était alors à Hambourg, et le prince n'avait jamais eu le moindre rapport avec ce général réfugié à Londres, et qu'il regardait comme un traître à sa maison autant que comme un traître à la république. Le colonel Charlot se hâta d'expédier le rapport de son espion au général Moncey, commandant supérieur de la gendarmerie à Paris, par la correspondance de ce corps. Cette correspondance avait lieu de brigade en brigade avec une rapidité supérieure alors à la rapidité des courriers de la poste.

Moncey apporta ce rapport au premier consul avant que le préfet de police Réal eût reçu lui-même les lettres du préfet de Strasbourg contenant les mêmes renseignements. Bonaparte en voyant le nom de Dumouriez s'écria. Il crut tenir le nœud de la trame dont il se sentait enveloppé. Il fit appeler Réal, le chef de sa police : « Eh quoi, dit-il d'un ton de reproche en le voyant entrer, vous me laissez ignorer que Dumouriez est à Ettenheim avec le duc d'Enghien et que tous deux y organisent des complots militaires à quatre lieues de la frontière ? »

Réal s'excusa sur le retard de la correspondance du préfet de Strasbourg. Il reçut le soir la lettre confirmant le rapport de Charlot. Il la communiqua au premier consul et à M. de Talleyrand, présent à l'entretien. Tous les trois convaincus de la réalité du renseignement, connaissant l'importance, l'audace et le génie agitateur de Dumouriez, s'étonnèrent et s'indignèrent du silence des autorités voisines du Rhin et de l'envoyé de la république à Bade, Massias. « Il faut, dit M. de Talleyrand, laisser les émigrés conspirateurs se concentrer dans ce foyer du Rhin et les y prendre. »

L'opinion de la complicité du duc d'Enghien dans les conspirations qui agitaient alors sourdement Paris se confirma ainsi de plus en plus dans l'esprit du premier consul, de son ministre et de sa police. Mille coïncidences contribuèrent à la fortifier et à l'irriter davantage.

 

XXXVIII

Georges, qu'on cherchait vainement depuis trois semaines dans Paris, fut épié et surpris dans la soirée du 9 mars. Sorti de sa retraite et monté dans le cabriolet de Léridant un de ses complices, il s'aperçut qu'il était suivi par quatre agents de police. Il prend les rênes des mains de Léridant et lance son cheval au galop dans les rues qui descendent du Luxembourg vers la Seine. Les agents essoufflés s'acharnent à sa poursuite. Il regarde par l'œil de la capote du cabriolet, se voit près d'être atteint, rend les rênes, arme ses pistolets et fait feu sur les deux premiers agents qui se présentent. Il en tue un et blesse l'autre à mort, il se défend le poignard à la main contre les deux autres et contre les auxiliaires qui se joignent à eux pour le désarmer. Abattu enfin par un chapelier nommé Thomas et entouré par la foule, il est garrotté et conduit au dépôt des criminels. Interrogé par Réal, il avoue qu'il est venu à Paris pour enlever le premier consul de vive force, nullement pour l'assassiner, qu'il a eu des rapports avec Saint-Réjant, lé machinateur de l'attentat de la rue Saint-Nicaise, mais que Saint-Réjant en fabriquant la machine infernale avait outre-passé ses instructions, qui ne consistaient qu'à recruter un nombre d'hommes à cheval résolus pour attaquer l'escorte de Bonaparte dans une de ses courses hors de la ville, et pour amener ce dictateur prisonnier à Londres ; que rien n'était prêt encore pour cette entreprise et qu'on attendait pour la consommer l'arrivée prochaine d'un prince à Paris.

 

XXXIX

Ce prince dans l'esprit de Bonaparte et de la police ne pouvait être que le duc d'Enghien. Une autre déposition de Léridant confirmait cette fausse apparence. Ce conspirateur, ami de Georges, disait avoir vu venir à Chaillot, dans la maison où Georges vivait inconnu, un jeune homme dont on taisait le nom, élégamment vêtu, d'une figure belle de manières aristocratiques, et qu'il avait pensé que ce jeune homme était le prince attendu par les conjurés. On ne sut que plus tard que ce jeune homme, dont l'extérieur et le mystère avaient frappé Léridant, était le comte Jules de Polignac, confident du comte d'Artois, le même dont le dévouement fatal à son maître entraîna depuis la ruine de la monarchie.

Les confidents et les ministres du premier consul flattèrent sa colère à ces révélations mal éclaircies et le poussèrent à répliquer à une guerre d'embûches par une guerre d'embûches aussi, et au meurtre par le meurtre. C'était devancer son indignation et servir sa pensée. Il prit ses conseillers au mot.

 

XL

Il convoqua le 10 mars un conseil intime où furent appelés Cambacérès, Lebrun, ses deux collègues au consulat, M. de Talleyrand, Fouché, et Regnier, ministre de la justice.

Regnier exposa l'affaire en parlant toujours de la fausse supposition d'une complicité du duc d'Enghien dans les complots entièrement distincts de Georges, de Pichegru, de Moreau, de Saint-Réjant, du comte Jules de Polignac, des correspondants des princes de Londres, et de la supposition également controuvée de la présence du général Dumouriez à Ettenheim. Tout est soupçon à la peur, et tout est preuve au soupçon.

« On prête, disait l'exposé des faits, au premier consul la pensée d'une complicité personnelle dans ces trames ourdies contre lui, on lui attribue la préméditation du rôle de Monk, il faut qu'il s'en lave par un démenti éclatant donné à ces conjurés. On joue au meurtre contre lui et contre la république, il faut que le gouvernement déjoue ces conspirations, il faut les atteindre où elles sont. Le grand-duc de Bade ne pourra se plaindre de la violation de son territoire s'il le prête sciemment à des attentats contre la France et s'il en est autrement il ne pourra qu'applaudir à une justice qui prévient un crime tramé chez lui. »

Cambacérès, plus formaliste, répugnait à la violation du territoire étranger. « S'il est vrai que le prince vienne souvent à Strasbourg, pourquoi ne pas le faire observer et l'arrêter en flagrante violation de son bannissement et sans attenter au droit des nations ? » Regnier, ministre de la justice, quoiqu'il eût fait lecture du rapport, appuya contre le rapport l'avis légal et modéré de Cambacérès. M. de Talleyrand répondit que ce parti aurait deux inconvénients graves le premier, de donner le temps à la résolution du gouvernement de s'ébruiter et de prémunir ainsi les conspirateurs contre le danger de revenir à Strasbourg le second, de ne pas faire saisir à Ettenheim leurs papiers, plus importants à saisir que leurs personnes, puisque ces papiers devaient donner la clef des complots les plus dangereux et les plus secrets contre la France. Cet avis rallia tous les avis l'expédition d'Ettenheim fut résolue. On y concerta une autre expédition simultanée et de même nature à Offenbourg, autre foyer présumé des mêmes complots aux bords du Rhin.

 

XLI

Bonaparte rentré dans ses appartements jeta les yeux sur les deux hommes de tête et de main de son entourage auxquels il pût confier avec certitude de dévouement et d'intrépidité cette double expédition. Il choisit pour l'expédition d'Offenbourg le général Caulaincourt, son aide de camp, et pour l'expédition d'Ettenheim le général Ordener, commandant des grenadiers à cheval de la garde des consuls.

Caulaincourt, gentilhomme de Picardie, était fils du marquis de Caulaincourt, lieutenant général des armées du roi avant la Révolution. Sa mère était attachée à la cour de madame la comtesse d'Artois. Le jeune Caulaincourt, destitué comme noble de ses premiers grades à seize ans dans l'armée républicaine, s'était fait soldat pour continuer le métier des armes. Ce dévouement aux armes et à la patrie ne l'avait pas soustrait aux persécutions de la terreur contre l'aristocratie même obscure. Il avait langui quelques mois dans les cachots. Un geôlier, ancien serviteur de sa famille, l'avait aidé à s'évader. Il devait mieux qu'un autre connaître le prix de la liberté et répugner à la mission qu'une fatale confiance allait faire peser sur lui. Brave et diplomate à la fois, il avait promptement reconquis ses grades sur les champs de bataille de l'Allemagne et de l'Italie. Bonaparte avait distingué son nom, son courage, son esprit. Il l'avait enlevé un moment aux camps pour l'envoyer en mission en Russie. A son retour il l'avait nommé un de ses aides de camp.

Ordener n'était qu'un de ces simples soldats de 1792 montés, de grade en grade et d'exploit en exploits, de l'obscurité de leurs familles jusqu'au rang le plus élevé de l'armée. Bonaparte, témoin d'un de ses actes de résolution et d'énergie dans une affaire, lui avait donné le commandement des grenadiers à cheval de son escorte personnelle. C'était un de ces hommes que la discipline plie tout ordre où ils voient un devoir militaire et qui ne raisonnent pas l'obéissance. Aucun des souvenirs de sa famille ou des préjugés de son enfance ne pouvait le faire hésiter à mettre la main sur un Bourbon.

 

XLII

A dix heures du soir, après ce conseil, Bonaparte envoya chercher Caulaincourt et Ordener. Pendant qu'on les attendait, il fit appeler également son secrétaire intime, Menneval. Ce jeune homme était incorporé à toutes ses pensées. D'une âme douce, d'un cœur honnête, d'une main sûre, Menneval a donné lui-même avec le scrupule de la conscience le récit circonstancié de cette nuit où chaque personnage présent ou absent, chaque syllabe et chaque heure sur le cadran de la pendule, portent témoignage pour ou contre les acteurs du drame obscur qui allait s'ouvrir pour la postérité.

« On vint me chercher à dix heures du soir, dit Menneval, de la part du premier consul. Je le trouvai en entrant dans une pièce attenante à son cabinet, ayant à ses pieds plusieurs cartes qu'il avait jetées sur le parquet et cherchant une autre carte du cours du Rhin. Après l'avoir trouvée, il l'étendit ouverte sur une table, et il commença à me dicter des instructions pour le ministre de la guerre Berthier. Pendant que j'écrivais, on annonça Berthier lui-même, et bientôt après le général Caulaincourt. Le premier consul fit prendre la plume à Berthier, et, tout en suivant sur la carte la route qu'il fallait prendre pour arriver à Offenbourg et à Ettenheim, il acheva de lui dicter ses instructions. Elles portaient :

« Paris, 10 mars 1804.

« Au ministre de la guerre.

« Vous voudrez bien, citoyen général, donner ordre au général Ordener, que je mets à votre disposition de se rendre dans la nuit en poste à Strasbourg. Il voyagera sous un autre nom que le sien.

« Le but de sa mission est de se porter sur Ettenheim, de cerner la ville, d'y enlever le duc d'Enghien, Dumouriez, un colonel anglais. Le général de division de Strasbourg, le maréchal des logis qui a été reconnaître Ettenheim, ainsi que le commissaire de police, lui donneront tous les renseignements nécessaires. Il fera partir de Schelestadt trois cents dragons du 26e régiment. Ils se rendront à Rheinau en poste. Indépendamment du bac, ils s'assureront qu'il y aura là cinq grands bateaux capables de passer en une seule fois les trois cents chevaux.

« Les troupes prendront du pain pour quatre jours et se muniront de cartouches. Il s'adjoindra trente gendarmes.

« Dès que le général Ordener aura passé le Rhin, il se dirigera droit sur Ettenheim, il marchera droit à la maison du duc et à celle de Dumouriez. Après son expédition il reviendra à Strasbourg. »

Bonaparte dicte ici les instructions les plus minutieuses relativement aux moyens que prendra le général Ordener pour ne pas manquer sa proie et pour l'amener sûrement et secrètement à Paris, puis il revient à Caulaincourt.

 

XLIII

« Vous donnerez ordre, écrit-il au ministre de la guerre, pour que le même jour, à la même heure, deux cents hommes du 26e régiment de dragons sous les ordres du général Caulaincourt se rendent à Offenbourg pour y cerner la ville et y enlever la baronne de Reisch et autres agents du gouvernement anglais.

« D'Offenbourg le général Caulaincourt dirigera des patrouilles sur Ettenheim, jusqu'à ce qu'il ait appris que le général Ordener a réussi. Ils se prêteront des secours mutuels.

« Dans le même temps te général qui commande Strasbourg fera passer le Rhin à trois cents hommes de cavalerie et à quatre pièces d'artillerie légère qui occuperont l'espace intermédiaire entre les deux routes d'Offenbourg et d'Ettenheim...

« Le général Caulaincourt aura avec lui trente gendarmes. Du reste, le général de la division, le général Ordener et le général Caulaincourt tiendront un conseil... »

Ainsi les deux expéditions quoique distinctes étaient simultanées et combinées de manière que chacun des deux généraux chargés de les exécuter avait connaissance de l'expédition de son collègue et lui prêtait appui et concours au besoin.

Ces instructions écrites, Ordener arriva. Bonaparte lui fit lire ces dispositions générales afin de bien le pénétrer du sens de sa mission, puis il lui remit les lettres pour le général Leval de la division de Strasbourg un passeport sous un faux nom et un bon de douze mille francs sur son trésorier. La lettre au général Levai n'était que la répétition plus explicite des instructions qu'on vient de lire. Elle insistait sur le conseil qu'auraient à tenir ensemble les trois généraux pour mieux combiner leur expédition à la fois diverse et commune. « Le général Ordener, dit cette lettre, est prévenu que le général Caulaincourt doit partir avec lui pour agir de son côté. Je lui remets douze mille francs, ajoute Bonaparte, pour lui et pour le général Caulaincourt. »

 

XLIV

Ordener partit dans la nuit même du 10 au 11 mars. Il arriva le 12 à Strasbourg. Il tint conseil en arrivant avec le général Leval, le colonel de gendarmes Charlot et le commissaire de police. Ils résolurent de faire précéder et éclairer l'expédition nocturne par une reconnaissance circonstanciée des lieux. Un agent de police nommé Stahl et un sous-officier de gendarmerie nommé Pfersdoff, nés l'un et l'autre sur la rive allemande du Rhin et exercés aux routes et aux mœurs, partirent à l'instant, marchèrent toute la nuit et arrivèrent à huit heures du matin à Ettenheim.

Ils rôdèrent avec une indifférence affectée, mais qui cachait mal leur curiosité, autour de la maison du prince pour bien en étudier les abords. Leur visage inconnu des domestiques du duc, leurs pas sans but, leurs regards scrutateurs, éveillèrent comme par pressentiment les soupçons. Le valet de chambre du prince, à demi caché derrière une fenêtre, remarqua ces deux étrangers qui faisaient le tour des murs et qui paraissaient noter les lieux dans leur mission. Il appela un autre des serviteurs de la maison nommé Cannone pour lui communiquer ses inquiétudes. Cannone était un ancien soldat, compagnon du prince depuis sa première enfance, qui avait combattu avec lui dans toutes ses campagnes et qui lui avait sauvé la vie en le couvrant de son sabre et de son corps en Pologne. Il crut se souvenir d'avoir vu quelque part le visage de Pfersdoff et reconnaître en lui un gendarme déguisé. Cannone courut avertir le prince de la présence suspecte de ces deux observateurs et des conjectures qu'il formait sur la physionomie de Pfersdoff. Le prince, avec l'insouciance de son âge, dédaigna de faire attention à ces symptômes d'espionnage. Cependant un officier de son armée nommé Schmidt, qui était en ce moment auprès de lui, sortit, aborda Stahl et Pfersdoff, les interrogea sans affectation en feignant de suivre le même chemin qu'eux, les accompagna pendant plus d'une lieue ; mais les voyant prendre enfin une route qui s'enfonçait dans l'intérieur de l'Allemagne au lieu de revenir vers le Rhin, Schmidt se rassura et revint rassurer les serviteurs d'Ettenheim. Mais l'amour ne se rassure pas si facilement que l'amitié. La princesse Charlotte de Rohan, instruite dans la matinée de l'apparition suspecte de ces rôdeurs autour de la maison du prince, conçut des pressentiments, le supplia de prendre note de ces indices et de s'éloigner pendant quelques jours d'une demeure où il était si visiblement et peut-être si criminellement épié. Par tendresse pour elle plus que par inquiétude pour lui, le duc consentit à s'absenter deux ou trois jours. Il fut convenu qu'il partirait le surlendemain pour une longue chasse dans les forêts du grand-duc de Bade, pendant laquelle les soupçons de sa fiancée se démentiraient ou se vérifieraient. Mais ce surlendemain ne devait pas se lever en Allemagne pour lui.

 

XLV

Caulaincourt, parti de Paris quelques heures après Ordener, était arrivé à Strasbourg le 14 mars. On ne sait ce qui se passa entre Ordener, Leval et lui dans cette ville, ni si le conseil ordonné dans les instructions du premier consul eut lieu. Quoi qu'il en soit, toutes les dispositions relatives à la mission séparée des deux généraux envoyés de Paris s'accomplirent avec la simultanéité et avec l'exactitude de mesures administratives ou militaires qui devaient en assurer l'exécution.

Le soir du 14, le général Ordener, accompagné du général Fririon, chef d'état-major du général Leval, et du colonel de gendarmes Charlot, se dirigea dans l'ombre vers le bac de Rheinau sur le Rhin. Il y trouva à heure fixe les trois cents dragons du 26e, les quinze pontonniers, les cinq grandes barques, enfin les trente gendarmes à cheval destinés aux violations du domicile et aux mains portées sur les personnes, dans une expédition moins de soldats que de licteurs. Le Rhin fut franchi en silence au milieu de la nuit. La colonne, inaperçue pendant le sommeil des paysans allemands de la rive droite, et guidée par des routes diverses, arriva au jour naissant à Ettenheim. Les espions qu'Ordener et Charlot avaient amenés avec eux montrèrent du doigt aux gendarmes les maisons qu'il fallait investir. Le colonel Charlot fit entourer d'abord celle que l'on supposait habitée par Dumouriez, et qu'habitait en effet le général émigré de Thomery ; puis il courut, avec un autre détachement de troupes, cerner et assaillir la maison qui renfermait la principale proie désignée à Paris. Ordener, avec ses dragons, avait fait une ceinture de cavalerie autour de la ville et des sentiers qui t'environnaient, pour qu'aucune évasion 'ou qu'aucune résistance ne pût tromper la vengeance du premier consul.

 

XLVI

Le duc d'Enghien, qui avait passé la soirée de la veille chez le prince de Rohan-Rochefort, auprès de la princesse Charlotte, et qui lui avait promis de s'absenter quelques jours, pour laisser le temps-aux complots qu'elle redoutait contre sa sûreté de s'évaporer ou de s'éclaircir, se préparait à lui tenir sa promesse. Il allait partir, aussitôt que le soleil se lèverait, avec le colonel Grunstein, un de ses amis, pour cette chasse de quelques jours. Déjà il avait quitté son lit ; il s'habillait et préparait ses armes. Grunstein avait, contre son habitude, couché sous le toit du prince, afin d'être plus tôt prêt à l'escorter. Ce compagnon de ses guerres et de ses chasses était à demi vêtu aussi, quand le bruit des chevaux, la vue des dragons et des gendarmes, éveillèrent en sursaut le reste de la maison.

Féron, le serviteur le plus familier du prince, s'élance dans la chambre de son jeune maître. Il lui annonce que les cours et le jardin sont cernés à toutes les issues par des soldats français, et que le commandant somme à haute voix les domestiques d'ouvrir les portes, déclarant qu'en cas de refus il va les faire enfoncer à coups de hache. « Eh bien, il faut nous défendre » s'écrie en se levant à demi vêtu l'intrépide jeune homme. En disant ces mots, il se précipite sur son fusil à deux coups, déjà chargé à balles pour la chasse, pendant que Cannone, son autre domestique, animé de la même résolution que son maître, lui tend un second fusil armé. Grunstein, armé de même, entre au même instant dans la chambre. Tous trois s'élancent vers les fenêtres pour faire feu. Le prince couchait en joue le colonel Charlot, qui menaçait la porte, et allait l'étendre mort sur le seuil, quand Grunstein, apercevant de tous les côtés une nuée de casques et de sabres, et voyant un autre détachement de gendarmes déjà maître d'une des ailes du château, mit la main sur le canon du fusil du prince, releva l'arme, et montrant du geste au duc d'Enghien l'inutilité de la résistance contre une pareille masse, l'empêcha de tirer. « Monseigneur, lui dit-il, vous êtes-vous compromis ? — Non, répond le duc. — Eh bien alors, ne tentez pas une lutte impossible. Nous sommes enveloppés par un rideau de troupes ; voyez luire partout ces baïonnettes. »

 

XLVII

A ces mots, le prince, en se retournant pour répondre, voit Pfersdoff, qu'il reconnaît pour l'espion de l'avant-veille, accompagné de gendarmes la carabine à la main, se précipiter dans sa chambre. Le colonel Charlot s'élance sur leurs pas. Charlot et ses soldats arrêtent et désarment le prince, Grunstein, Féron et Cannone. Le duc, prêt à partir, comme on l'a vu, et perdu seulement pour quelques minutes, était vêtu d'un costume de chasseur tyrolien, coiffé d'un bonnet à double galon d'or et chaussé de longues guêtres de chamois bouclées sur les genoux. Sa mâle beauté et l'expression intrépide de ses traits, redoublées par l'émotion de la surprise et par la résolution de la lutte, étonnaient les soldats.

Au milieu du tumulte d'une pareille scène et du bruit des pas et des armes dans la maison, un bruit du dehors vint rendre un instant d'espoir au prince et à ses serviteurs. Des cris : « Au feu ! » partent du village ; ces cris se répercutent de maison en maison comme un tocsin de voix humaines ; les fenêtres s'ouvrent, les seuils se couvrent d'habitants éveillés par t'envahissement des Français ; on voit courir des artisans demi-nus, volant au clocher pour sonner les cloches et appeler les paysans à la vengeance. Le colonel Charlot les fait saisir ; il arrête également le grand veneur du duc de Bade, qui accourait au bruit vers la maison du prince. Charlot lui dit que tout cela est convenu entre le premier consul et son souverain. A ce mensonge, l'émotion des habitants se calme ; ils se résignent, la tristesse sur le visage et avec des gestes de désespoir, au malheur d'un jeune homme qui s'était fait adorer d'eux.

 

XLVIII

Ces cris étaient partis des habitants de la maison où la gendarmerie avait cherché Dumouriez et n'avait trouvé que le général de Thomery, aide de camp du prince. Le colonel Charlot, convaincu désormais de l'erreur motivée de personne par une conformité de noms, alla interroger les hôtes de M. de Thomery pour savoir si le général Dumouriez était en effet venu à une époque quelconque dans le pays. Il fut unanimement détrompé. Dumouriez était inconnu de tout le monde comme du prince lui-même dont on le prétendait le complice sur la rive allemande du Rhin.

Charlot rentra au château avec M. de Thomery. Il arrêta également le chevalier Jacques, secrétaire du prince, quoique l'ordre ne fît pas mention de lui. Il saisit, emballa et cacheta tous les papiers qui se trouvaient dans les différentes pièces, et envoya avertir le général Ordener que tout était accompli, et qu'il ne restait plus qu'à relever les dragons de leurs postes d'observation autour d'Ettenheim et à reformer la colonne pour regagner le bac du Rhin.

 

XLIX

On arracha le prince à sa demeure sans lui permettre un suprême adieu à celle qu'il laissait dans l'évanouissement et dans les larmes. Pendant qu'Ordener repliait et rassemblait ses dragons, on déposa le duc d'Enghien et ses compagnons de captivité à quelques pas du village dans un moulin appelé la Tuilerie, derrière lequel coulait un ruisseau profond, large et rapide. Le secrétaire du duc, le chevalier Jacques, s'était quelquefois abrité de la pluie dans ce moulin il se souvint qu'une porte, inaperçue de la chambre où étaient les prisonniers pêle-mêle avec les gendarmes, ouvrait sur l'écluse du moulin qui séparait la maison d'une prairie et d'une forêt voisines. D'un clin d'œil il appela son maître auprès de lui, et se penchant sans affectation à son oreille : « Ouvrez cette porte, lui dit-il à voix basse, traversez le torrent, retirez la planche, je barrerai la porte de mon corps pendant que vous fuirez, vous êtes sauvé. »

Le prince se rapproche en effet insensiblement de la porte indiquée, il porte vivement la main sur le loquet et pousse le battant du côté où il entend le bruit de la roue et de l'eau. Mais, ô piège de la Providence ! l'enfant du meunier, effrayé à la vue des soldats qui entraient chez son père, s'était enfui un moment auparavant par cette porte, et de peur que les gendarmes ne courussent sur ses pas il l'avait fermée au verrou. Averti par le mouvement du prince, le commandant y fit placer à l'instant deux sentinelles.

 

L

Le duc, s'asseyant tristement alors dans la chaumière, demanda à renvoyer un de ses gens au château pour chercher son chien, des habits et du linge. On lui accorda cette demande. On autorisa même ceux de ses domestiques qui voudraient le quitter à retourner libres à Ettenheim. Tous supplièrent les gendarmes de les laisser partager le sort, quel qu'il fût, de leur maître. Charlot et Ordener, pressés de repasser le Rhin avec leur proie avant que le pays, informé du rapt, ne s'émût et ne se soulevât sur leurs traces, ne donnèrent pas le temps aux gens d'Ettenheim de procurer une voiture au prince. Ils jetèrent le duc d'Enghien et ses deux officiers dans une charrette de paysan entourée d'un peloton de gendarmes et leur firent prendre les devants sur les dragons, qui les rejoindraient au galop sur la route. Pendant le trajet, les amis du prisonnier aperçurent des signes d'intelligence sur la physionomie d'un des officiers de leur escorte. Ils crurent comprendre qu'on leur indiquait la traversée en bateau du Rhin comme une occasion de fuite en se jetant à la nage dans le courant du fleuve. Mais l'occasion et l'audace manquèrent a cet ami inconnu.

 

LI

Arrivé au fleuve, on plaça le duc d'Enghien dans le bateau qu'occupait le général Ordener. Le prince, informé par un des passagers que ce général était le chef de l'expédition, chercha à lier entretien avec lui pour connaître les motifs de son enlèvement. Il lui rappela même, pour intéresser à lui la loyauté du soldat par la conformité du métier des armes, qu'ils avaient combattu l'un contre l'autre dans le temps où Ordener n'était que colonel du 10e régiment de chasseurs à cheval. Le général, embarrassé d'une situation si différente, ou craignant de s'émouvoir par de pareils souvenirs, affecta de n'avoir nul souvenir de cette circonstance, et coupa l'entretien par le silence.

 

LII

Ce général, en sortant de la barque, laissa le prince sous la garde du colonel Charlot et partit seul pour Strasbourg, où il vint annoncer lui-même au général Leval et au préfet le succès de l'expédition de la nuit. Le duc d'Enghien le suivit a pied au milieu des gendarmes, comme un criminel vulgaire qu'attend le geôlier. On le fit arrêter au village de Pfosheim, où il déjeuna. Pendant le repas on attela une voiture amenée et préparée d'avance à cette halte. Le colonel Charlot et le sous-officier Pfersdoff, les deux mauvais génies du duc, l'un l'œil, l'autre la main de sa perte, y montèrent avec lui et l'entraînèrent rapidement vers Strasbourg. Le prince tenta de relier en route l'entretien qu'avait rompu le silence d'Ordener. Il chercha à pressentir les motifs de son enlèvement. Le colonel Charlot lui répondit que, dans son opinion, le premier consul voyait en lui un complice des trames de Georges, de Pichegru et de Moreau : « Quelle odieuse supposition, s'écria le prince, et combien de tels complots sont contraires à ma façon de sentir et de penser Personne n'a plus d'horreur des moyens de cette nature ; j'admire personnellement le génie et la gloire du général Bonaparte, quoique en qualité de prince de la maison de Bourbon mon devoir et mon honneur soient de combattre à armes loyales contre lui.

« Que pensez-vous qu'on veuille faire de moi ? ajouta. t-il en s'adressant au colonel de gendarmerie. Si c'est à la prison qu'on me destine, je préfère mille fois une mort prompte. » Et rappelant au colonel qu'il avait été sur le point de faire feu sur lui au moment où les soldats allaient le saisir : « Si j'étais condamné à une longue captivité, dit-il, je regretterais de ne m'être pas défendu et de n'avoir pas décidé de mon sort les armes à la main. » La conversation étant tombée sur Dumouriez, et l'officier ayant demandé à son prisonnier s'il était vrai qu'il eût eu ou qu'il dût avoir des relations avec ce général « Jamais Dumouriez n'a mis le pied à Ettenheim, dit le prince. Comme l'Angleterre devait d'un moment à l'autre me faire parvenir des communications, il serait possible que le gouvernement britannique eût choisi Dumouriez, à mon insu, pour me les apporter. Mais, dans tous les cas, je ne l'aurais pas reçu, car il est au-dessous de mon sang et de mon caractère d'avoir affaire avec de telles gens ! »

 

LIII

Le colonel Charlot arriva avec son prisonnier à cinq heures de l'après-midi à Strasbourg. En attendant que les ordres supérieurs eussent décidé de la destination qu'on donnerait au prince et qu'on lui eût préparé une chambre a la citadelle, il reçut le duc d'Enghien dans son propre logement. Le duc profitant d'un moment où il était seul avec son hôte lui insinua quelques mots propres à lui inspirer la pensée de favoriser son évasion. Charlot feignit de ne pas comprendre et ferma l'oreille et le cœur aux prières du prince. Un instant après, une voiture de place s'arrêta à la porte et conduisit le duc à la citadelle.

Caulaincourt et Ordener, l'un et l'autre de retour aussi a Strasbourg, donnèrent avis au ministre de la guerre et des affaires étrangères des circonstances et du succès de leurs deux opérations. Caulaincourt, aussitôt qu'il fut informé de l'arrestation du duc d'Enghien, adressa au grand-duc de Bade la demande tardive d'extradition que M. de Talleyrand lui avait remise, afin que la violation du territoire de ce prince parût seulement un effet de la précipitation et non une préméditation d'hostilité et de mépris pour l'Allemagne.

 

LIV

Le duc d'Enghien entra à sept heures du soir dans la citadelle. Un journal de ses actes et de ses pensées, tenu ponctuellement par ce jeune homme et retrouvé sur lui au moment de sa mort, anéanti ensuite, mais copié par les dépositaires, fait lire heure par heure depuis ce moment dans les secrets de sa prison. Le major Méchin, commandant de la citadelle, le reçut, dit-il, avec les égards dus au malheur et au rang. C'était, ajoute-t-il, un militaire de formes décentes et douces. Le major, n'ayant pas le temps de préparer au duc un logement convenable lui offrit son propre salon, et fit étendre des matelas sur le parquet pour son prisonnier et pour sa suite. Le prisonnier, accablé de la lassitude et des émotions de la journée, écrivit quelques lignes sur son journal et se jeta ensuite tout vêtu sur un de ces lits. Son ami Grunstein se plaça sur le matelas le plus rapproché, et, toujours préoccupé de la crainte que l'accusation ne trouvât quelque fondement dans ses papiers saisis à Ettenheim, il demanda voix basse au prince s'il n'y avait rien dans ces papiers dont on pût s'armer contre lui « Non lui répondit à haute voix le prisonnier, ces papiers ne renferment que ce que tout le monde sait de mon nom et de ma situation. Ils montrent que je me suis bien battu depuis huit ans et que-je suis prêt à me battre encore. Je ne pense pas qu'ils veuillent ma mort. Ils me jetteront dans quelque forteresse comme un otage. J'aurai de la peine, après la vie de liberté que j'ai menée, de m'accoutumer à cette vie-là ! »

 

LV

Le sommeil vint assoupir cet entretien et ces pensées. Il dormit avec le calme de la jeunesse et la sécurité du courage. Le lendemain, 16 mars, au lever du soleil, le commandant vint s'informer des nouvelles de son prisonnier et s'entretenir avec lui. Le prince protesta de nouveau à son hôte qu'il était entièrement étranger à toute conjuration contre la vie du premier consul, et que des projets de cette nature avaient toujours fait horreur à sa conscience et à son honneur. « Des soldats de mon sang se battent et n'assassinent pas, » dit-il. Le commandant, qui semblait jouir de l'innocence de son jeune captif, lui assura que, d'après cette certitude, il ne doutait pas que sa captivité ne fût l'affaire de quelques jours.

Le duc d'Enghien, encouragé par la bonté de cet officier, et songeant aux inquiétudes que la jeune fille dont il était aimé devait avoir sur son sort, sollicita du commandant Méchin la permission d'écrire à la princesse Charlotte de Rohan à Ettenheim. Le major lui répondit qu'il ne pouvait pas lui promettre de faire parvenir lui-même la lettre à son adresse, mais qu'il la remettrait au général Levai, commandant de la division, son chef, et que, si cette lettre ne contenait que des nouvelles de son voyage et des communications d'affection, il ne doutait pas que le général Leval ne fît parvenir l'écrit à sa destination. Sur cette espérance, le prince écrivit cette longue lettre, où il répandait et contenait à la fois à mots couverts, et pour des regards ennemis ou indifférents, les secrètes tendresses qui remplissaient son cœur depuis son enlèvement plus que les craintes sur son propre sort.

 

LV1

« A la citadelle de Strasbourg, ce vendredi 16 mars 1804.

« On me promet que cette lettre vous sera fidèlement remise. Ce n'est qu'en ce moment que j'ai pu obtenir la faculté de vous rassurer sur mon sort. Je ne perds pas un instant pour le faire, vous priant de rassurer aussi tous ceux qui me sont attachés dans vos environs. Toute ma crainte est que cette lettre ne vous trouve plus à Ettenheim et que vous ne soyez en marche pour venir ici ; le bonheur que j'aurais de vous voir n'égalerait pas à beaucoup près la crainte que j'aurais de vous faire partager mon sort. Conservez-moi votre amitié, votre intérêt ; il peut m'être fort utile, car vous pouvez intéresser à mon malheur des personnes de poids. J'ai déjà pensé que peut-être vous étiez partie. Vous avez su par le bon baron d'Ischterlzheim la manière dont j'ai été enlevé, et vous avez pu juger, à la quantité de monde que l'on avait employé, que toute résistance eût été inutile ; on ne peut rien contre la force. J'ai été conduit par Rheinau et la route du Rhin. On me témoigne égards et politesse ; je puis dire qu'à la liberté près, car je ne puis sortir de ma chambre, je suis aussi bien que possible ; tous ces messieurs ont couché avec moi parce que je l'ai désiré ; nous occupons une partie de l'appartement du commandant, et l'on m'en fait préparer un autre dans lequel j'entrerai ce matin et où je serai encore mieux. On doit examiner les papiers que l'on m'a pris, et qui ont été cachetés sur-le-champ avec mon cachet, ce matin, en ma présence. D'après ce que j'ai vu, on trouvera des lettres de mes parents, du roi et quelques copies des miennes. Tout cela, comme vous le savez, ne peut me compromettre en rien de plus que mon nom et ma façon de penser ne l'ont pu faire pendant le cours de la Révolution. Je crois que l'on enverra tout cela à Paris, et l'on m'a assuré que d'après ce que je disais on pensait que je serais libre sous peu de temps. Dieu lë veuille On cherchait Dumouriez qui devait être dans nos environs. On croyait apparemment que nous avions eu des conférences ensemble, et apparemment il est impliqué dans la conjuration contre la vie du premier consul. Mon ignorance de tout cela me fait espérer que je pourrai obtenir ma liberté mais cependant ne nous flattons pas encore. Si quelques-uns de ces messieurs sont libres avant moi, j'aurai un bien grand bonheur de vous les renvoyer, en attendant le plus grand. L'attachement de mes gens me tire à chaque instant des larmes des yeux ; ils pouvaient s'échapper on ne les forçait point à me suivre ; ils l'ont voulu. J'ai Féron, Joseph et Poulaix ; le bon Mylof ne m'a pas quitté d'un pas. Je n'ai encore vu ce matin que le commandant, homme qui me paraît honnête et charitable, en même temps que strict à remplir ses devoirs. J'attends le colonel de la gendarmerie qui m'a arrêté, et qui doit ouvrir mes papiers devant moi. Je vous prie de faire veiller le baron à la conservation de mes effets ; si je dois demeurer plus longtemps, j'en ferai venir plus que je n'en ai ; j'espère que les hôtes de ces messieurs auront soin aussi de leurs effets. Le pauvre abbé Wembern et Michel sont de notre conscription et ont fait route avec nous. Mes tendres hommages à votre père, je vous prie. Si j'obtiens un de ces jours d'envoyer un de mes gens, ce que je désire beaucoup et ce que je solliciterai, il vous fera tenir tous les détails de notre triste position. Il faut espérer et attendre. Vous, si vous êtes assez bonne pour me venir voir, ne venez qu'après avoir été, comme vous le disiez, à Karlsruhe. Hélas ! outre toutes vos affaires et les longueurs insupportables qu'elles entraînent, vous aurez à présent à parler aussi des miennes ; l'électeur y aura sans doute pris intérêt, mais pour cela, je vous en prie en grâce, ne négligez pas les vôtres.

« Adieu, princesse, vous connaissez depuis longtemps mon tendre et sincère attachement pour vous libre ou prisonnier, il sera toujours le même.

« Avez-vous mandé notre désastre à madame d'Ecquevilly ?

« Signé L. A. H. DE BOURBON. »

 

LVII

Le prince remit cette lettre ouverte au commandant. Peu d'instants après, le général Leval, commandant la division, et le général Fririon, son chef d'état-major, entrèrent. Fririon, qui avait concouru de sa personne à l'enlèvement d'Ettenheim, fut reconnu du prisonnier. On annonça au duc qu'on lui préparait un autre logement dans la citadelle. La conversation fut courte, sobre, sévère la contenance froide des généraux empêcha le prince de leur parler de la lettre qu'il venait d'écrire et qu'il désirait tant faire parvenir au cœur qui l'aimait.

On le conduisit, avec ses compagnons, dans la partie de la citadelle qu'on venait d'approprier pour lui. Sa nouvelle chambre communiquait à celle de MM. de Thomery, Jacques et Schmidt. On éloigna Grunstein, son ami particulier, dont on parut redouter davantage l'énergie et les entreprises. Il fut logé dans une autre aile des bâtiments, séparée de celle où logeait le prisonnier.

Le colonel Charlot et le commissaire général de police visitèrent ses papiers, les classèrent et les envoyèrent à Paris par un courrier extraordinaire. Si on eût lu seulement ces témoignages de sa vie, et si on eût cherché son innocence, on l'aurait trouvée là.

Après cette opération, il resta seul et il écrivit sur son journal :

« Il me faudra donc languir ici des semaines et peut-être des mois ! Mon chagrin augmente à mesure que je réfléchis sur cette cruelle situation. Si cela dure, je crois que le désespoir s'emparera de moi Il est onze heures ! Je me couche ; mais je suis agité et je ne pourrai dormir. Le major Méchin vient me voir après que je suis couché, et cherche à me consoler par des mots obligeants. »

 

« Vendredi 16 mars.

« . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Descendu chez le commandant logé dans son salon pour la nuit, sur des matelas, à terre. Les gendarmes dans la pièce avant. Deux sentinelles dans la chambre... un à la porte... Mal dormi.

« On va me changer de logement. Je serai à mes frais pour la nourriture et probablement pour le feu et la lumière. Le général Leval et le général Fririon viennent me voir. Leur abord très-froid. Je suis transféré dans un autre pavillon à droite sur la place, en venant de la ville. Je puis communiquer avec Thomery, Jacques et Schmidt ; mais je ne puis sortir, ni moi, ni mes gens. On m'assure pourtant que j'aurai la permission de me promener dans un petit jardin qui se trouve dans une cour derrière mon pavillon. Une garde de douze hommes et un officier est à ma porte. Après le dîner, on me sépare de Grunstein, à qui on donne un logement seul de l'autre côté de la cour. Cette séparation ajoute encore à mon malheur. J'ai écrit ce matin à la princesse. J'ai envoyé ma lettre par le commandant au général Leval. Je n'ai point de réponse. Je lui demandais d'envoyer un de mes gens à Ettenheim. Sans doute, tout me sera refusé. Les précautions sont extrêmes de tous côtés pour que je ne puisse communiquer avec qui que ce soit. Si cela dure, je crois que le désespoir s'emparera de moi. A quatre heures et demie, on vient visiter mes papiers ; on les lit superficiellement on en fait des liasses séparées. On me laisse entendre qu'ils seront envoyés à Paris. Il faudra donc languir des semaines, peut-être des mois ! Plus je réfléchis à ma situation, plus le chagrin augmente... »

Le samedi, 17 mars, il écrit à son réveil, toujours s'endormant et s'éveillant dans la même pensée de celle qui le suit du cœur à Ettenheim :

« . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Je ne sais rien de ma lettre. Je tremble pour la santé de la princesse un mot de ma main lui rendrait le calme. Ah ! que je suis malheureux ! On vient de me faire signer le procès-verbal d'ouverture de mes papiers. Je demande et j'obtiens d'y ajouter une note qui prouve que je n'ai jamais eu d'autre intention que de servir et de faire loyalement la guerre. »

Cette note, rappelée depuis par ceux qui la lurent, disait qu'il n'avait jamais été mis, ce qui était vrai, dans la confidence d'un complot contre la vie de Bonaparte ; qu'il adorait la France et qu'il admirait le génie du premier consul ; qu'il ne pouvait croire qu'on lui fit un crime, à lui, prince sorti de France à quatorze ans avec son grand-père et son père, et ne connaissant que ses devoirs de fils, de petit-fils, de soldat, de membre de la famille de Bourbon, d'avoir soutenu, les armes à la main, les droits de sa race et de son sang.

 

LVIII

Pendant que le prince écrivait ces nobles lignes, le commissaire général de police Popp, qui venait d'ouvrir ses papiers, écrivait au gouvernement de son côté pour réclamer en avancements et en grades le prix du zèle et de l'attentat pour Charlot et pour Pfersdoff, en faisant valoir les périls qu'ils avaient courus sous le feu du duc d'Enghien dirigé sur eux au moment où ils enfonçaient ses portes à Ettenheim.

Le général Ordener, de son côté, écrivait au premier consul : « Je vous transmets le procès-verbal et les papiers du duc d'Enghien. A mesure que ceux des autres individus seront vérifiés, le général Caulaincourt vous les fera parvenir. Quoique ma mission soit remplie, j'attendrai vos ordres pour mon retour à Paris. »

Le prince, satisfait de savoir que ses papiers, qui ne contiennent l'indice d'aucun crime, le précèdent enfin à Paris, écrit le soir du 17 dans son journal : « Ce soir on me promet que j'aurai la permission de me promener dans le jardin et même dans la cour avec l'officier de garde et mes compagnons d'infortune, et que mes papiers sont expédiés à Paris par courrier extraordinaire. Je soupe et me couche plus content !... »

Pendant que son cœur s'ouvrait ainsi à la confiance, le télégraphe de Paris répondait au télégraphe de Strasbourg qui avait annoncé l'enlèvement accompli à Bonaparte, et un courrier extraordinaire parti des Tuileries ordonnait aux généraux Levai et Caulaincourt de faire partir immédiatement en poste le principal prisonnier pour Paris ; les autres devaient y être dirigés successivement par les voitures publiques.

 

LIX

L'exécuteur de cet ordre, le colonel Charlot, se présenta avec une voiture de poste au milieu de la nuit à la citadelle. Le prince, éveillé en sursaut à une heure du matin et entraîné seul dans la voiture, s'étonne et s'alarme de ce départ subit dont on ne lui désigne pas même le but. Il consigna dans la journée cette impression sur ses notes.

« Dimanche 18 mars.

« On vient m'enlever à une heure du matin. On ne me laisse que le temps de m'habiller. J'embrasse mes malheureux compagnons, mes gens. Je pars seul avec deux officiers de gendarmerie et deux gendarmes. Le colonel Charlot me dit que nous allons chez le général de division Levai, qui a reçu des ordres de Paris. Au delà je trouve une voiture à six chevaux de poste sur la place de l'Église. On me jette dedans ; le lieutenant Peterman monte à côté de moi, le maréchal des logis Blitendoff sur le siège, deux gendarmes, un dedans, l'autre dehors. »

Il ne connaissait pas la France, il ignorait le nom des portes de Strasbourg et la direction des routes par lesquelles on l'entraînait. Ses gardiens étaient muets. Le matin, le lieutenant Peterman lui annonça enfin qu'on le dirigeait sur Paris. Il en eut un accès de joie : « Ah dit-il au lieutenant, je ne doute pas que le premier consul ne veuille me voir. Un quart d'heure de conversation avec lui, et tout sera bientôt éclairci ! » Il revint plusieurs fois sur cette idée. Il se sentait si pur des crimes dont on le soupçonnait, qu'il ne doutait pas que le sentiment de son innocence ne se communiquât à l'instant à tout esprit qui lirait dans son âme ; d'ailleurs, jeune, aimant, soldat, il supposait à tout le monde la générosité qu'il sentait en lui. Ses regards erraient avec délices sur la route. Il semblait ne pouvoir les rassasier de l'aspect de sa patrie. Sa joie et sa reconnaissance pour Peterman étaient si vives qu'il détacha de son doigt une des bagues qu'il portait, et pria son gardien de la conserver en souvenir de ce voyage. Peterman n'osa pas l'affliger en la refusant.

Escortée de relais en relais par des gendarmes au galop, la voiture, courant jour et nuit, arriva le 20 mars à trois heures après midi aux portes de Paris, près de la barrière de la Villette. De peur d'une émotion dans la ville à l'aspect de cette voiture escortée et mystérieuse, on lui fit prendre les boulevards déserts qui contournent extérieurement Paris puis par la rue de Sèvres on la conduisit, à travers le faubourg Saint-Germain, dans la cour du ministère des affaires étrangères, qui était alors situé à l'hôtel Galefoy, au coin de la rue du Bac et de la rue de Grenelle. La portière s'ouvrit, et le prisonnier allait s'élancer dans la cour, quand un contre-ordre l'arrêta sur le marchepied. On le fit rentrer dans la voiture, on referma la portière, le postillon reçut l'ordre de ne pas dételer ses chevaux et d'attendre des ordres qu'on était allé chercher on ne sait où. Sans doute M. de Talleyrand alla lui-même aux Tuileries annoncer l'arrivée du prisonnier et chercher ces ordres, car une voiture de ville fut amenée devant la porte de l'hôtel, et sortit en emmenant quelqu'un descendu des marches du perron. Après une demi-heure d'attente et de silence, les postillons, qui étaient restés à cheval, reçurent l'ordre de se diriger, toujours par les boulevards extérieurs, sur Vincennes. La voiture, attendue, franchit le pont-levis de la forteresse et s'arrêta dans la cour à la porte du chef de bataillon Harel, commandant du château de Vincennes.

 

LX

Le commandant Harel, ancien sergent aux gardes-françaises, ancien protégé des Jacobins qui l'avaient fait monter en grade, destitué au 18 brumaire par le premier consul, mécontent du gouvernement consulaire, provoqué à ce titre par les conspirateurs Cerachi, Arena et Demerville, dont il avait repoussé les insinuations et dénoncé les projets, avait reçu comme réparation le commandement de cette prison d'État.

Le premier consul, dans la prévision du drame dont Vincennes allait être le théâtre, avait voulu s'assurer par lui-même de la sûreté des murs et des geôliers. Une note écrite par son ordre à Harel, le 16 mars, aussitôt après l'enlèvement d'Ettenheim connu à Paris, avec ces deux mots en marge, pressé et secret, lui avait demandé l'état des logements, des troupes, des ouvriers, des habitants libres du château et même des domestiques, et des renseignements précis sur chacun d'eux. Réal avait écrit de plus à Harel le 20 : « Le duc d'Enghien arrivera cette nuit, le premier consul a ordonné que son nom et tout ce qui lui serait relatif fût tenu très-secret. » Enfin le même jour, quelques instants plus tard, Réal, dans une autre instruction, disait à Harel a Un individu dont le nom ne doit pas être connu doit être conduit dans le château. L'intention du gouvernement est qu'il ne lui soit fait aucune question ni sur ce qu'il est, ni sur les motifs de sa détention ; vous-même vous devez ignorer ce qu'il est. Vous seul devez communiquer avec lui, et vous ne le laisserez voir à qui que ce soit. Il est probable qu'il arrivera cette nuit. »

 

LXI

Harel venait à peine de lire cette dernière lettre, lorsque la voiture qu'il n'attendait que dans la nuit, ayant devancé par sa rapidité l'heure nocturne où on avait désiré qu'elle dérobât son entrée à Vincennes, s'arrêta devant le logement du commandant. Le prince en descendit. Il était transi du froid et de la pluie du jour. Harel, touché de ses frissons, l'engagea à monter dans son appartement, où il se réchaufferait un moment à son foyer. « Volontiers, dit le prince en le remerciant, je verrai du feu avec plaisir, et je prendrai avec plaisir aussi quelque nourriture, car je n'ai rien pris de toute la journée. » Une pauvre religieuse, qui élevait les enfants de madame Harel et qui logeait hors du château, descendait l'escalier du commandant au moment où le prisonnier montait sur les pas de son gardien. Elle entendit le dialogue et se rangea pour laisser passer le jeune homme. Il était pâle, dit-elle, et paraissait très-fatigué sa taille était élevée, et sa tournure noble et distinguée. Il était vêtu d'une longue redingote d'uniforme en drap bleu, coiffé d'un bonnet de drap orné d'un double galon d'or.

Harel laissa le prince se réchauffer devant sa cheminée. Un de ses anciens camarades des gardes-françaises nommé Aufort, et qui commandait maintenant la brigade de gendarmerie du village de Vincennes, vivait dans une familiarité ancienne avec Harel. Il entra, il vit le prince, il aida Harel à préparer le logement, il alla dans une hôtellerie du village commander le souper du prisonnier. Ces préparatifs achevés, et le prince ranimé par la flamme du foyer du commandant, Harel le conduisit à son logement définitif. C'était une chambre du pavillon appelé Pavillon du roi. On y avait allumé du feu et porté à la hâte quelques meubles un lit, une table, des chaises. Les murs nus et quelques carreaux de vitres brisés par les hirondelles des tours attestaient seuls la précipitation d'un ameublement qu'on n'avait pas eu le temps d'achever.

 

LXII

Le prince, traité avec politesse et bonté par Harel, ne parut nullement saisi de tristesse ou de pressentiments en s'établissant dans son logement. Il montra plutôt une sérénité vive et presque joyeuse. Il causa avec le commandant dans toute sa liberté d'esprit. Il lui dit que dans son enfance, peu de temps avant la Révolution, il était venu avec le prince de Condé, son grand-père, visiter le château de Vincennes qu'il ne se doutait pas alors qu'il y serait un jour au nombre de ces pauvres prisonniers qu'il plaignait tant ; qu'il croyait même se rappeler cette chambre et la reconnaître pour une des pièces qu'il avait parcourues. Puis, regardant par la fenêtre les cimes des chênes et les routes à perte de vue de la forêt qui entoure la forteresse, il s'extasia sur ce beau site. Il parla de sa passion pour la chasse, et dit que si on voulait lui permettre de chasser librement pendant sa captivité dans ces bois, il donnerait sa parole de ne point s'évader. Du reste, il ne parut nullement préoccupé du résultat de son enlèvement, et répéta à Harel ce qu'il avait dit à Peterman : « Ce ne peut être que l'affaire de quelques jours de détention le temps seulement de reconnaître une erreur et mon innocence »

 

LXIII

Pendant ces conversations du voyageur qui se repose plutôt que du prisonnier qui gémit, un jeune enfant nommé Turquin, qui servait dans l'hôtellerie de Vincennes, apporta le souper commandé par Aufort. Le prince s'approcha de la table et allait s'asseoir, quand, apercevant sur la nappe des couverts d'étain grossiers et ternes au lieu de l'argenterie, il parut saisi d'une répugnance involontaire, et, sans faire une observation, il revint vers la fenêtre et se promena en long et en large dans la chambre sans regarder le souper. Harel aperçut ce geste et s'empressa d'envoyer chercher chez lui ses propres couverts. Le duc s'assit alors et parut reprendre son appétit. Son chien, qu'il avait tenu à ses pieds ou à côté de lui pendant toute la route, posa sa tête sur ses genoux. Il donna au pauvre animal une partie du souper qui était sur la table, et regardant Harel : « Je présume, lui dit-il, qu'il n'y a pas d'indiscrétion à ce que je donne ma part de mon repas à mon chien. »

Le repas terminé, le prince écrivit une lettre à la princesse Charlotte et la cacha dans son habit à tout événement.

Puis il se coucha et s'endormit d'un profond sommeil, comme un homme dont le réveil est assuré et se fie à un heureux lendemain.

 

FIN DU PREMIER VOLUME