Les Bourbons. — Louis
XVIII. — Sa vie à la cour de Louis XVI. — Sa nature. — Son esprit. — Sa
conduite pendant la Révolution. — Sa fuite de Paris. — Son séjour à Coblentz.
— Traité de Pillnitz. — Manifeste des princes français. — Physionomie de la
cour du comte de Provence dans l'émigration. — Ses opinions. — Son
impopularité dans l'émigration. — Popularité de son frère, le comte d'Artois.
— Lettre du comte de Provence à Louis XVI. — Guerre contre la république. —
Le comte de Provence régent. — Ses intrigues en France et en Vendée. — Son
manifeste à la mort de Louis XVII. — Sa vie à Vérone. — Il quitte Vérone et
se rend à l'armée de Condé. — Ses négociations avec Pichegru. — Il abandonne
l'armée de Condé. — Ses aventures et sa vie en Allemagne. — Il se retire à
Mittau. — Il est forcé de le quitter. — Son retour à Mittau. — Il passe en
Angleterre. — Il est recueilli par le duc de Buckingham. — Il se retire à
Hartwell. — M. de Blacas. — Vie et méditations de Louis XVIII à Hartwell. —
L'Angleterre et Louis XVIII en 1813.
I Pendant
que Napoléon s'acheminait ainsi vers son premier exil, où nous aurons bientôt
à le suivre, les princes de la maison de Bourbon se rapprochaient de Paris.
Ils venaient occuper ou entourer ce trône que la guerre leur rendait après
l'avoir relevé pour un autre, et que la révolution et la contre-révolution,
unanimes alors, allaient bientôt se disputer. La France ne connaissait d'eux
que leur nom. Avant
de raconter leur avènement, leur essai de règne et leur seconde chute, disons
de quels princes et de quelles princesses se composait alors cette famille
royale, aussi proscrite depuis vingt ans du souvenir que du sol. Disons dans
quel esprit ces membres de la famille souveraine rentraient dans le royaume
de leurs pères, et dans quel esprit la France elle-même les contemplait et
les saluait au retour. II La
famille royale se composait de sept princes et de cinq princesses le roi
Louis XVIII, son frère le comte d'Artois ; les deux fils de ce dernier
prince, le duc d'Angoulême et le duc de Berri ; le prince de Condé, le duc de
Bourbon son fils, le duc d'Orléans. Les
princesses étaient la duchesse d'Angoulême, la duchesse d'Orléans, veuve de
Philippe-Égalité ; la duchesse d'Orléans, épouse de Louis-Philippe d'Orléans
; mademoiselle d'Orléans, sœur de Louis-Philippe enfin la duchesse de
Bourbon, plus les enfants de Louis-Philippe, duc d'Orléans, la princesse
Louise et le duc de Chartres. Voilà, ce que l'exil rendait à la patrie. Il y
avait dans ce retour au foyer commun de la vieille France, après tant
d'années d'adversités et de deuil, après tant de mutilations du tronc royal
et de ses branches par la hache révolutionnaire ou par l'assassinat. de
Vincennes, dans cette tardive réparation des proscriptions, dans cet
étonnement des palais retrouvant leurs premiers hôtes, dans ces joies des
serviteurs revoyant leurs anciens maîtres, dans le bonheur inespéré de cette
famille foulant enfin au bruit des acclamations et des espérances publiques,
pe sol qui avait dû si longtemps les dévorer ; il y avait, dis-je, dans tout
cela, une telle sympathie des cœurs même étrangers pour des infortunes
imméritées et pour des réparations touchantes, une telle effusion de la
sensibilité populaire s'associant à ces impressions royales, un tel
attendrissement enfin dans l'air du pays, que cet attendrissement, ces
étonnements, ces joies de famille semblaient, en quelque sorte, un esprit
national, et que l'imagination du peuple paraissait participer aux adversités
et aux félicités d'une famille. C'est la puissance de la nature, quand on la
retrouve sous la politique ; c'est le prestige des souvenirs, quand il se
confond pour un instant avec les espérances c'est le réveil des traditions
dans les cœurs, quand ces traditions sont personnifiées dans des races
rentrant des longs exils c'est la pitié qui se venge ; c'est le sacre
populaire des restaurations. Elles n'ont que ces jours-là pour elles, mais
ces jours sont beaux à la fois comme le passé et comme l'avenir. Le lendemain
recommence leurs difficultés et leurs périls, car on leur demande
l'impossible, l'embrassement des idées et des intérêts qui se repoussent, ce
qui fut et ce qui ne peut plus être, ce qui doit venir et ce qui est passé,
le prestige et le réel, la mémoire et le temps. Mais n'anticipons pas sur cet
avenir de la famille royale. On né l'entrevoyait pas dans son retour. Il
était précédé d'une immense faveur c'était la puissance du sentiment. III Louis
XVIII touchait à la soixantième année de sa vie, l'âge où l'esprit à toute sa
maturité et où le corps ne perd rien encore de sa vigueur dans les fortes
races. Il était frère de Louis XVI ce Charles Ier de la France. Son père
était le dauphin, fils de Louis XV, prince qui n'avait fait qu'entrevoir le
trône et qui ne paraissait destiné à y porter que d'obscures vertus. Louis
XVIII, avant le meurtre de son frère Louis XVI, portait le nom de comte de
Provence. Il avait épousé jeune Joséphine de Savoie, fille de Victor-Emmanuel
III, roi de Sardaigne. Il n'avait jamais eu d'enfants. Il avait perdu sa
femme pendant l'émigration. Ce prince, qui a joué avec un rare bonheur un des
rôles les plus difficiles de l'histoire sur le trône, mérite d'être regardé.
Son intelligence était à la hauteur des circonstances, si son caractère était
inférieur à son œuvre. Il aurait fondé, s'il avait su maintenir. Étudions
cette vie, elle explique ce règne. IV Le
comte de Provence, solitaire et réservé à la cour de Louis XVI, son frère,
s'était entouré d'une petite cour à part qui convenait à son caractère
studieux, familier, un peu féminin. La virilité manquait à son âme comme à
son corps ; elle ne se montrait que dans son esprit. Il y avait en lui,
quoique très-jeune, quelque souvenir de cette sagacité et de cette
pénétration des cours grecques de Byzance Narsès nés sur les marches d'un
trône, aimant comme eux à nouer et à débrouiller les nœuds de la politique dans
les intrigues mystérieuses d'un palais, caressant au dedans la faveur des
cours, au dehors la popularité de l'opinion, ambitieux de désirs, modestes et
contenus d'attitude, cachant leurs trames sous la rigueur du cérémonial et
sous les puérilités de l'étiquette, s'entourant de philosophes, de lettrés,
de comédiens, d'artistes, affectant même la passion des femmes, mais n'aimant
en elles que leur souplesse, leur grâce et leur malignité d'esprit,
recherchant l'amitié des hommes à défaut de l'amour, éprouvant l'éternel
besoin d'appuyer leur âme sur un favori. Telle était la nature primitive du
comte de Provence. V II
sentait avec raison en lui un génie bien supérieur à celui de son frère Louis
XVI et à l'esprit superficiel et irréfléchi de son autre frère le comte
d'Artois. Il laissait avec beaucoup de respect extérieur au premier la
jouissance, les respects et les responsabilités du trône. Il affectait de
cacher sa supériorité sous un vrai dévouement et sous une indifférence feinte
de pouvoir. Il aurait craint en se montrant trop au grand jour d'offusquer de
son mérite, non Louis XVI, incapable d'ombrages ou de rivalités, mais la,
jeune et belle reine Marie-Antoinette, princesse enivrante de séduction, à la
fois jalouse et incapable de domination. Le comte de Provence laissait avec
plus de peine à son second frère, le comte d'Artois, idole de la cour et de
la jeunesse, l'empire de la grâce, des légèretés et de la faveur publique. Ne
pouvant l'égaler, il s'efforçait de s'en différencier par de plus solides
supériorités. Il jouait le rôle d'un sage précoce et frondeur dans une cour
futile et dans un pays mal gouverné. Il étudiait l'histoire, la politique,
les théories d'économie et de gouvernement des empires ; il écrivait beaucoup
et sur toutes choses. Il cultivait même les lettres légères après les lettres
sérieuses. Il avait les ambitions d'esprit et les appétits de gloire de toute
nature. Il faisait insérer des poésies dans les annales littéraires du temps
; il faisait représenter des drames sur les théâtres populaires de Paris,
sous le nom de ses complaisants ou de ses secrétaires. Il jouissait, comme
l'empereur romain, de ses succès sur la scène autant que de son rang près du
trône. Il s'entourait de philosophes, de théoriciens, de frondeurs du règne
et du culte. Il leur permettait de laisser transpirer au dehors ses critiques
contre les ministres, ses vues pour la réforme du royaume, ses complicités
d'esprit et de cœur avec l'esprit général de la nation qui se répandait en
murmures contre le gouvernement et en enthousiasmes précurseurs d'une
révolution. Mais il ne permettait jamais à ces enthousiasmes et à ces murmures
de passer les bornes du respect' extérieur pour le culte et pour le trône.
Bien que sceptique en religion et révolutionnaire en administration ; il
regardait l'Église et la monarchie comme deux idoles populaires dont on
pouvait contester la divinité, sans jamais ôter ces deux simulacres des yeux
du peuple. Il y avait de l'étiquette et du cérémonial jusque dans ses
convictions. Il croyait au droit divin de l'habitude. Toute réforme allant
jusqu'à sa race lui paraissait un sacrilège. Il
pressentait une révolution. Il croyait son frère trop inégal à la lutte avec
son siècle. Il pensait que sa faiblesse le pousserait à l'abdication, que le
comte d'Artois se perdrait dans la futilité de ses résistances au courant du
monde, que la France reconstituée sur un plan monarchique nouveau se
réfugierait dans son propre règne. Il ne conspirait pas, il ne désirait pas,
il attendait tout. Cependant il aimait, le roi son frère autant qu'il était
capable d'aimer quelqu'un au-dessus de lui. VI Les
embarras du trésor, les dispositions de la cour, les refus du clergé et de la
noblesse de subvenir aux nécessités des finances, les sommations de la pensée
publique exprimée par des écrivains, les murmures du peuple, la bonne foi
confiante du roi dans le concours de la nation firent convoquer l'Assemblée
des notables. C'était le grand conseil intime et officieux du pays autour de
son roi. Le comte de Provence s'y révéla au peuple comme un prince populaire
et novateur. Il se rangea contre l'aristocratie du côté du nombre, de la
justice et du droit. Son attitude, ses votes, ses paroles promirent à la fois
un tribun et un modérateur à la Révolution. Une sérieuse popularité remonta à
son nom. Il la respira avec ivresse et ne consentit jamais à l'abdiquer volontairement
tant que cette popularité ne lui demanda que des sacrifices d'idées. Mais
bientôt l'Assemblée constituante vint saper les appuis séculaires du trône.
L'Église et l'aristocratie s'écroulèrent sous la main du tiers état ou de la
majorité nationale. Le comte de Provence avait favorisé la suprématie de
cette majorité numérique de la nation en votant pour que le peuple eût une
représentation proportionnée non à son unité comme ordre de l'État, mais à sa
masse comme population. Par ce vote, il se nationalisa davantage. Il se
déclara du parti de Mirabeau ; il fut populaire, mais il voulait rester
prince. VII Les
outrages directs au trône l'avertirent que la Révolution montait jusqu'à la
monarchie. Il espéra qu'elle respecterait au moins le monarque. Il compta
encore sur sa propre popularité. Il blâma l'émigration prématurée, il laissa
son frère le comte d'Artois fuir de Versailles, passer à l'étranger, courir
de Turin à Vienne et à Pétersbourg pour rallier la noblesse militaire de
France et les cours de l'Europe en croisade contre la Révolution. Le comte de
Provence, plus ferme, plus fidèle et plus politique, suivit son frère Louis
XVI, enlevé de Versailles par l'émeute des 5 et 6 octobre, à Paris. Le peuple
le respecta, l'acclama, l'environna de marques d'affection dans son palais du
Luxembourg. Il parut un conciliateur entre la cour et la Révolution. Mais
bientôt l'impopularité l'enveloppa lui-même. L'ombre d'une conspiration
contre-révolutionnaire tramée par un des officiers de sa maison militaire, le
marquis de Favras, plana sur lui. Favras avait été chargé de négocier des
emprunts considérables pour son ancien maître. Il avait ourdi en même temps,
soit avec l'aveu tacite, soit à l'insu du comte de Provence, une conspiration
qui avait pour objet de frapper les trois têtes de la Révolution dans ce
moment La Fayette, Necker et Bailly ; d'enlever le roi à ses gardiens, de le
conduire à Péronne, et de nommer le comte de Provence régent du royaume.
Favras, accusé, arrêté, condamné, mourut sans avoir révélé un complice. Il
emporta dans la tombe l'énigme de l'innocence ou de la complicité du frère du
roi. Mais il éclata, avant de mourir, en-sourdes malédictions contre un
complice puissant qui l'abandonnait à son sort. L'opinion publique acheva
justement ou injustement la révélation, et nomma le comte de Provence. Le
mystère est resté scellé dans le cercueil de Favras. Mais le comte de
Provence craignant les suites d'une pareille accusation les prévint par une
justification à la fois timide et hardie devant le conseil de la commune de
Paris. Il s'y rendit en grand appareil, il y parla en accusé devant les juges
du peuple. Il raconta ses relations avec Favras, il en spécifia la nature, il
sépara les intérêts financiers, que ce gentilhomme avait été autorisé à
servir, des entreprises contre-révolutionnaires qu'il avait pu rêver pour son
propre compte. Il eut l'accent de la franchise et la persuasion de la vérité.
Il fit plus, il professa hautement ses principes révolutionnaires. « Depuis
l'assemblée des notables, dit-il, où je me déclarai pour la double
représentation du peuple, je n'ai pas cessé de croire qu'une grande
révolution était prête ; que le roi, par ses intentions, ses vertus, son rang
suprême, devait en être le chef ; que l'autorité royale devait être le
rempart de l'autorité nationale. J'ai le droit d'être cru sur parole La
multitude, fière de voir le frère du roi reconnaître sa juridiction et
implorer son acquittement, le couvrit d'applaudissements et le ramena en
triomphe en son palais. Mais cette grâce de Favras qu'il était venu ainsi
demander ne lui fut pas accordée. VIII Les
périls croissaient. Les princes de la maison de Condé, les tantes du roi,
fuyaient un à un le sol de la France. Le bruit se répandait du prochain
départ du comte de Provence. Le peuple se porte à son palais pour s'assurer
de sa présence. Il fait ouvrir les portes, il se montre, il cause
familièrement avec les femmes qui tiennent la tête de l'attroupement. Il leur
jure de ne jamais les quitter. « Mais si te roi partait ? lui demande une de
ces femmes. Pour une femme d'esprit, répond le prince, vous me faites là une
question bien bête, » éludant ainsi la réponse et faisant entendre assez par
l'accent que, si son frère venait à déserter le trône, il ne serait pas,
lui., son successeur, assez peu ambitieux pour n'y pas monter. Toute la
conduite et tout le génie de ce prince étaient dans ce mot. IX Il
montra tout à la fois de l'obstination, de la réserve et du courage dans les
jours de l'émeute, où le peuple, envahissant les Tuileries en outrageant le
roi et la reine, détournait de lui ses colères pour les concentrer toutes sur
le roi. Il couvrait et consolait son frère. Il lui récitait, au milieu des
tumultes, ces vers dans lesquels son poète favori, Horace, vante la
tranquille sérénité des champs en opposition avec les agitations des palais
et des affaires publiques. Les malheurs de Marie-Antoinette l'avaient
réconcilié avec elle. Il l'admirait à force de pitié. Il recevait les
confidences de son frère et de sa belle-sœur. Tout en feignant aux yeux du
peuple la ferme résolution de ne pas déserter son poste de citoyen et
d'héritier éventuel du trône, il se préparait à sauver sa tête des mains de
la Révolution. Pendant qu'il faisait bon visage aux soupçons et aux alarmes
du peuple, la porte de l'émigration était secrètement ouverte derrière lui.
Plus politique encore qu'intrépide, son courage était moins aventureux que
son esprit. Le roi le prévint de sa fuite, qu'il méditait pour le 20 juin. Le
comte de Provence corrigea en grammairien la déclaration que Louis XVI
laissait sur sa table pour protester contre tous les actes de la nation sans
lui. On connaît le sort de ce prince et de sa famille, arrêtés à Varennes et
ramenés enchaînés pour régner et pour mourir à Paris. Le comte de Provence,
plus habile, plus heureux ou moins poursuivi, réussit où son frère échouait.
Il a écrit lui-même avec une curieuse puérilité d'artiste plus qu'avec une
dignité de roi cette page de son évasion. C'est le commentaire un peu
grotesque de la fuite et de la peur. On serait tenté de sourire en le lisant,
si l'échafaud n'était pas derrière le fugitif. Ses mesures avaient été prises
avec l'habileté et avec la ruse, vertus féminines qui ne faillirent jamais à
ce prince dans les embarras ou dans les périls de ses situations. X Sa
favorite, madame de Balbi, femme dont il aimait l'esprit plus que les
charmes, et son ami, le comte d'Avaray, furent ses seuls confidents. Le comte
d'Avaray prépara tout pour la fuite. Les préparatifs achevés, le prince se
rendit aux Tuileries comme à -l'ordinaire, affecta la liberté d'esprit, resta
jusqu'à onze heures avec le roi et la reine, reçut les derniers adieux du
roi, de la reine et de sa sœur, Madame Élisabeth, qui retenaient leurs larmes
de -peur de se trahir, se laissa reconduire par ses courtisans jusqu'à son
palais et jusqu'à son appartement, se fit déshabiller par son valet de
chambre qui couchait aux pieds de son lit et dont il se défiait, se mit au
lit, ferma ses rideaux d'un côté, s'évada de l'autre sans bruit, se glissa
dans un cabinet communiquant à un couloir du palais, passa de là dans un
réduit où le comte d'Avaray l'attendait avec un déguisement, se teignit les
sourcils, cacha sous de faux cheveux les siens, plaça une large cocarde
tricolore sur un chapeau rond, descendit dans la cour du palais où
l'attendait un carrosse de place, trouva sur le quai une voiture de voyage
attelée de chevaux de poste, y monta avec son ami sous des noms et avec des
passe-ports anglais, sortit des barrières sans être soupçonné, et courut sur
la route de -Soissons. Là un essieu de sa voiture rompit et retarda sa fuite.
Il affecta un accent anglais, causa avec les oisifs qui entouraient la
voiture, les trompa, joua avec le péril, se confia, quoique peu crédule, à
une image miraculeuse qui lui avait été donnée la veille par sa pieuse sœur,
Madame Élisabeth arriva à Maubeuge, dernière porte française avant la
Belgique, fit tourner à force d'or la ville frontière au postillon, et
arrachant la cocarde tricolore de son chapeau, se livra à la joie de rejeter
enfin ce signe de son oppression et de sa terreur. Arrivé à Mons, il serra
dans ses bras son libérateur, le comte d'Avaray, et se jeta à genoux pour
remercier le ciel de sa délivrance ; puis, mêlant ses souvenirs scéniques et
littéraires aux félicitations qu'il s'adressait à lui-même sur son salut, il
parodia des vers d'opéra et en appliqua le sens tragique aux accidents les
plus burlesques de son déguisement et de son hôtellerie. Hélas pendant qu'il
se noyait ainsi dans la joie isolée de sa propre sûreté, sa femme, dont il
ignorait le sort, courait les mêmes dangers sur une autre route, et le roi,
la reine, leurs enfants, sa sœur, atteints sur le chemin de Varennes,
allaient payer de leur liberté et de leur vie ce jour qui lui rendait à lui
seul la sécurité du sol étranger. XI Madame
de Balbi l'attendait dans une hôtellerie de Mons. Les anxiétés sur le sort de
sa famille ne lui laissèrent oublier dans cette reconnaissance ni les soins
de la table, ni les délicatesses du vin. Il repartit le lendemain pour Namur
en notant sur ses tablettes les mêmes puérilités de la table et du gîte,
enfantillages de princes conservant jusque dans l'adversité le culte de leur
personne auquel leurs cours les ont habitués. Enfin, près de Luxembourg, un
nouvel accident suspend la course dé sa voiture. Il s'assied, comme un calife
déguisé, sur un tronc d'arbre, au seuil d'une chaumière ; il fait l'aumône à
une vieille estropiée et à une belle jeune fille épuisées de lassitude et de
faim. Sa libéralité le trahit. Les femmes se jettent à ses pieds ; il leur
recommande de prier le ciel pour le roi de France et pour son frère. « Son
frère, le voilà ! dit le comte d'Avaray aux villageoises en désignant le
prince. Et voilà mon libérateur ! » s'écrie le prince en se précipitant dans
les bras de son confident. C'est par cette scène théâtrale que le comte de
Provence termina ce voyage et qu'il entra, dit-il, dans la vie politique. XII Il se
réfugia à Coblentz chez l'électeur de Trèves, Wenceslas, prince de Saxe,
frère de sa mère. Coblentz, centre de l'émigration, devint à la fois le camp,
la cour et le congrès des princes et de la noblesse cherchant à rattacher
l'Europe entière à leur cause et à délivrer Louis XVI des mains de la
Révolution. Ce prince, après avoir été arrêté à Varennes et ramené aux
Tuileries dans une captivité décorée de respect constitutionnel, n'était plus
que l'instrument passif de la nation. Ses frères et ses partisans, réunis à
Coblentz, n'obéissaient plus à ses ordres patents. Ils agissaient même contre
ses instructions et contre ses volontés, ne prenant conseil que de leur
cause, et nouant .contre la France révolutionnaire toutes les inimitiés et toutes
les terreurs qu'ils' pouvaient susciter ou rallier en Allemagne. « Si l'on
nous parle en votre nom de la part de vos oppresseurs, écrivait le comte de
Provence au roi captif, nous n'écouterons rien. Si c'est de votre part, nous
écouterons ; mais nous irons droit notre chemin. Aussi, si ceux qui vous
entourent veulent que vous nous fassiez passer des communications ou des
ordres, ne vous gênez pas, soyez tranquille sur votre sûreté. Nous n'existons
que pour vous servir, nous y travaillons avec ardeur, et tout va bien. Nos
ennemis mêmes ont trop d'intérêt à votre conservation pour commettre un crime
inutile et qui achèverait de les perdre. » XIII L'empereur
d'Autriche, le roi de Prusse, les souverains d'Allemagne signent, sous les
yeux et sous l'inspiration des princes français, le traité de Pillnitz, dans
lequel ils prenaient, les armes à la main, la cause de Louis XVI comme la
cause de tous les trônes. Les princes français, se croyant désormais les arbitres
de la France, rédigèrent et publièrent un manifeste qu'on peut considérer
comme l'ultimatum de l'aristocratie exilée. Ils enjoignirent, à Louis XVI de
refuser sa sanction à la constitution que la révolte de ses peuples voulait
lui arracher. Ce
manifeste, impuissant à sauver le roi comme à intimider le peuple, n'arrêta
ni Louis XVI ni la nation. « N'espérez plus rien que de l'étranger,
écrivit alors le comte de Provence à son frère, là seulement peut être le
secours. Vous n'êtes entouré que d'hommes décidés ou à vous trahir ou à vous
détruire ! » Conformément à ces paroles, deux armées
françaises d'émigrés se formaient sur nos frontières, l'une à Coblentz autour
du comte de Provence et du comte d'Artois, l'autre à Worms sous les trois
princes militaires de la maison de Condé. Mais le
comte de Provence, qui n'avait rien du soldat et tout du diplomate,
paraissait dès lors plus apte à régner qu'à combattre. Sans prendre encore le
titre de régent du royaume ; il en exerçait en réalité les fonctions. Son
droit éventuel à la couronne et son âge lui en donnaient l'attitude. Sa
supériorité sur le comte d'Artois faisait de lui l'homme d'État, le
négociateur et le publiscite de l'émigration. La petite cour fugitive que
l'exil et la haine contre la Révolution avaient formée autour de lui attirait
dans son conseil tous les écrivains de l'aristocratie irritée de la France et
de l'Europe. Leurs conversations, leurs écrits, leur ligue contre les
principes nouveaux, aiguisèrent bientôt l'esprit très-intelligent et
très-actif du comte de. Provence aux systèmes et aux polémiques de la guerre
d'idées. Ce fut le rendez-vous et l'origine de l'école monarchique,
aristocratique et paradoxale des de Maistre, des d'Entragues ; des Bonald,
des Montlosier, des Chateaubriand, des Burke. La monarchie, attaquée plus
encore dans l'esprit des peuples que sur les champs de bataille, sentit le
besoin de s'interroger, de se justifier à elle-même, et de se défendre par la
parole, les livres, les brochures, les journaux. Elle appela tantôt la raison
et la tradition, tantôt le sophisme et le préjugé a son secours. Parmi les
écrivains, les uns déifièrent le gouvernement théocratique, et placèrent
l'aristocratie, la monarchie, les établissements et les richesses de l'Église
au rang des dogmes. Les autres réfugièrent leur foi monarchique dans
l'adoration servile du gouvernement absolu et héréditaire et dans le mépris
avoué des peuples. Les autres jetèrent les yeux sur les différents systèmes
de gouvernement qui régissaient l'Europe ; et, adoptant de chacun de ces
gouvernements ce qui leur paraissait analogue à leurs pensées, confondirent
ces principes en une sorte de conciliation générale des intérêts et des
castes, et présentèrent la monarchie aristocratique, démocratique et
représentative de l'Angleterre comme le type des institutions. Le
comte de Provence, par la nature de sa situation et de son esprit, pencha
tour à tour vers chacune de ces théories, selon qu'elle faisait des
prosélytes ou qu'elle prêtait des arguments et des forces à sa cause
théocrate avec les princes de l'Église, aristocrate avec sa noblesse,
constitutionnel et libéral avec les partisans de la constitution anglaise. Ce
prince, qui n'avait que l'étiquette de la foi, se prêtait sans effort à tous
les systèmes. La seule chose à laquelle il crût profondément, c'était à lui-même,
à son sang, à sa tradition, à son droit, à sa nécessité. Il adoptait tout ce
qui le servait. Mais au fond son intelligence était trop prompte et son tact
trop exercé pour ne pas reconnaître qu'une grande révolution s'accomplissait
dans l'esprit humain, que cette révolution, après avoir transformé les idées,
transformait les choses, et que le prince qui comprendrait le mieux à la fois
la nature, la direction et la modération de ce mouvement en France serait
l'héritier de ces tempêtes et le génie du siècle. Il se moquait tout bas de
ces préjugés de l'émigration qu'il était obligé, par son rôle, d'applaudir
tout haut. Il combinait déjà dans ses pensées et dans ses entretiens les
plans éventuels et divers d'une restauration monarchique et constitutionnelle
qu'il serait appelé un jour à tenter. XIV Aussi
l'émigration l'aimait peu et se défiait de lui. Elle se souvenait de ses
témérités populaires 'à l'assemblée des notables et aux états généraux. Elle
ne lui rendait que des respects forcés par le rang. Son enthousiasme était
pour le comte d'Artois. Ce jeune prince n'avait pas assez d'idées pour
balancer entre plusieurs systèmes. Une invincible répulsion contre toutes les
concessions du trône qu'il appelait des faiblesses, une parodie brillante et
tout extérieure de la chevalerie antique, son âge, ses grâces, son élan, ses
mots légers pleins de vide, son étourderie, ses irréflexions même, en
faisaient l'idole de l'émigration. Il la représentait admirablement par ses
préjugés, ses confiances, ses dédains, ses illusions. Elle s'attachait à lui
comme à sa propre image. Le comte de Provence n'avait point de jalousie
contre ce jeune frère plus favorisé que lui par l'opinion de l'armée de
Coblentz. Il connaissait sa loyauté, sa bonté. Il savait d'avance que
l'irréflexion de son esprit percerait trop tôt sous cette surface de
résolutions téméraires. Les goûts' du comté de Provence, son obésité déjà
gênante, ses infirmités précoces l'empêchaient de prétendre jamais au rôle
héroïque de soldat de la cause des rois. Il voyait avec plus d'ombrage
l'extrême popularité du prince de Condé, du duc de Bourbon, son fils, et du
duc d'Enghien, son petit- fils, dans l'armée de Worms. Ces trois princes
semblaient attirer toute- la noblesse française dans leur camp. Ils étaient
de race héroïque, ils étaient braves, ils naissaient soldats, ils étaient
rapprochés du trône dés victoires trop indépendantes et trop Personnelles
pouvaient livrer' la France et la monarchie à leurs noms. XV L'Assemblée
nationale ayant forcé Louis XVI à rappeler ses frères et les princes de sa
famille, dont la présence au milieu des armées contre-révolutionnaires
offensait et troublait la patrie, le comte de Provence répondit pour tous :
« J'ai lu votre lettre, disait ce prince au roi, avec le respect que je dois
à l'écriture et au seing de Votre Majesté. 'L'ordre qu'elle contient de me
rendre auprès de la personne de Votre Majesté n'est pas- l'expression libre
de votre volonté mon honneur, mon devoir, ma tendresse même, me défendent
également d'y obéir. » Il forma sa garde, il en donna le commandement au
comte d'Avaray, son ami et son compagnon de fuite. L'impératrice de Russie,
Catherine II, décidée à défendre la cause de la noblesse et des rois que sa
faveur pour les philosophes avait tant sapée, accrédita un envoyé auprès des
princes. Elle écrivit à la noblesse émigrée qu'elle allait secourir Louis XVI
comme Élisabeth d'Angleterre avait assisté Henri IV. « En embrassant la cause
des rois dans celle du roi de France, je ne fais, disait-elle, que suivre le
devoir du rang que j'occupe sur la terre. » La France répondit à ces
démonstrations et à ces menaces des princes en déclarant le comte de Provence
déchu de ses droits à la régence. La guerre révolutionnaire s'ouvrit. Les
princes furent écartés des opérations et relégués sur les derrières des
armées pour enlever aux hostilités le caractère d'une guerre de restauration.
Elle fut molle, hésitante, mêlée de succès incomplets, de revers immenses, de
retraites honteuses. Les princes de Condé et leur corps y prirent-seuls une
part un peu active. Le comte de Provence et le comte d'Artois continuèrent à
la fomenter dans les cours, ils se montrèrent à peine dans les camps.
Dumouriez les arrêta aux défilés de l'Argonne. Le duc de Brunswick,
commandant en chef des armées prussiennes combinées, se replia devant nos
bataillons. Un cri unanime d'indignation et de trahison sortit de l'armée des
émigrés et du conseil des princes français à cette retraite. Elle leur
enlevait Paris, la France, la restauration. C'était le premier pas rétrograde
de l'Europe devant le génie révolutionnaire de la France. Dumouriez vainqueur
à Verdun par la tactique, le fut à Jemmapes par la valeur. Le comte de
Provence, fuyant devant l'insurrection de la Belgique, re-, passa le Rhin et
s'abrita à Düsseldorf. Son frère et lui avaient ouvert un emprunt de quelques
millions en Hollande qui soldait leur maison, leur garde et leur cour. Ils y
suivirent des yeux et du cœur le drame funèbre que la Révolution accomplissait
à Paris le 10 août, l'emprisonnement de la famille royale au Temple, la
proclamation de la république, le procès et l'exécution de Louis XVI. Le
comte de Provence prit alors le titre de régent, que l'émigration même lui
avait disputé jusque-là. Il reconnut roi l'enfant captif et lentement immolé
au Temple ; il donna satisfaction aux amis de son frère, le comte d'Artois,
en le nommant lieutenant général du royaume, partage pénible mais politique
de cette autorité idéale que ces deux princes allaient exercer dans l'exil.
Reconnu par l'armée de Condé et par l'impératrice de Russie, il s'entoura
d'un conseil et nomma des ministres. Il simula tout un règne à l'étranger. Il
adressa des proclamations solennelles à l'Europe et à l'armée de Condé à chaque
coup tragique frappé par la Convention sur les membres de la famille royale.
Il fomenta de tous ses efforts les troubles, les insurrections, les guerres
civiles du Midi et de la Vendée. Il recueillit tous les négociateurs
distingués, intestins, et tous les aventuriers de parti qui se jetaient entre
deux causes moins pour les servir que pour se servir d'elles. Sa cour et son
conseil furent un foyer perpétuel de plans, de chimères, de conspirations
réelles ou supposées, de corruption des généraux, de vénalités des tribuns,
de mouvements du peuple, dont les hommes d'intrigue amusèrent l'oisiveté ou
caressèrent l'importance des cours exilées. Il'y prit l'habitude et le goût
de ces rapports secrets, de ces confidences subalternes, de ces intrigues de
diplomatie, de police, de gouvernement, de ce favoritisme domestique, de ce
travail personnel, qui le suivirent depuis sur le trône. Il y conserva cette
attitude royale et cette distance entre lui et la foule qu'il ne laissa
violer jamais que par quelques familiers. Il connaissait le prestige du
lointain pour les choses et pour les hommes. Il se recula constamment des
événements et des regards pour leur rester plus imposant. Il y étudia
assidûment l'histoire de son pays et de sa race, afin de personnifier en lui
les règnes, les rois, les grandeurs de sa maison, et de rappeler un jour à la
France en lui seul toutes les illustrations ou du moins tous les souvenirs de
sa race. II se costuma sans relâche pour le trône, ne doutant jamais qu'il y
serait rappelé par les vicissitudes-des choses humaines, et ne voulant pas
que le règne le prît un seul jour en : défaut de dignité. Peu recherché,
moins aimé, mais commandant aux autres le respect par le respect qu'il
affectait pour lui-même tel fut ce prince depuis Coblentz jusqu'à la fin de
son long exil. XVI Cet
exil le porta tantôt à Vérone, tantôt à Mittau, enfin en Angleterre, chassé
du continent par les victoires des Français et par la terreur des puissances
à mesure que la Révolution occupait plus d'espace sur le sol de l'Europe, et
qu'elle y intimidait davantage les rois. Pendant ces différentes haltes de
l'émigration, Louis XVIII, alors roi lui-même par la mort du dauphin, crut
souvent tenir dans ses mains les fils de la contre-révolution à Paris. Ses
agents, ses émissaires, ses correspondants le flattaient sans cesse tantôt de
marchander Danton, tantôt de diriger Robespierre, tantôt d'influencer
Tallien, tantôt de capter le comité de Clichy, et de lui remettre la
république dans la main d'un nouveau Monk, Pichegru, tantôt de négocier avec
Barras la trahison du Directoire et le rétablissement de la royauté, tantôt
enfin de préparer Bonaparte lui-même à rappeler le monarque légitime après
avoir rappelé la monarchie sous son épée. A l'exception de Mirabeau, qui
vendit non sa conscience, mais ses services pour un peu d'or, et à
l'exception de Pichegru, qui se laissa approcher par les négociateurs de
trahison, mais qui ne pensa peut-être jamais à l'accomplir, tous ces marchés,
toutes ces prétendues négociations n'avaient de réalité que dans les rêves de
ces entremetteurs officieux de vénalités impossibles. Ils- vendaient tous les
jours ce qu'ils ne pouvaient livrer. Ils arrachaient ainsi de la confiance,
des missions, des titres, de l'or au cabinet de Louis XVIII, et des subsides,
la plu- : part frauduleux, au gouvernement anglais. Ils supposaient des
trafics d'opinion et de conscience à Paris entre eux et les hommes influents
de la Révolution. En pénétrant jusqu'au fond de ces négociations et de ces
corruptions élevées à la proportion de trames politiques par leurs auteurs,
il est évident qu'elles n'étaient que des intrigues et des supercheries
d'importance ou de cupidité. Jamais Danton, Tallien, Barras, n'ont écouté
sérieusement ces intermédiaires supposés entre eux et la monarchie exilée.
Les révolutions ne se vendent pas comme les cours. Elles entraînent les
hommes qui les marchandent, au lieu d'être, entraînées par eux. Ces grands
mouvements passionnés des opinions et des masses s'épuisent quelquefois, mais
ne se trahissent jamais. Personne ne possède une révolution, et la révolution
possède tout le monde. On peut les attendre à l'heure des lassitudes et des
défaillances, on ne les corrompt jamais. Et de quoi servirait de corrompre
les chefs et les meneurs ? Eux-mêmes ont l'opinion régnante pour chef et sont
menés par le torrent du temps. Mirabeau mort, Danton, englouti, Robespierre
guillotiné, Tallien écarté, Pichegru déporté, Barras déposé, la Révolution
tomba-t-elle de leurs mains dans les mains de la monarchie ? Non, ces :
hommes en la vendant n'auraient vendu à Louis XVIII que leurs têtes, leur
honneur et une ombre. La Vendée seule se leva, mais se leva d'elle-même. Ce
ne furent ni les émissaires de Louis XVIII, ni l'or des Anglais, qui
soulevèrent les paysans bretons, ce fut le double fanatisme de leurs mœurs et
de leur foi. Ils moururent pour leur Dieu et non pour des intrigants. Les
mémoires de ces agents d'intrigue à cet égard ont trompé l'histoire. En
approfondissant l'examen, on reste convaincu que ni d'Entragues, ni le
marquis de la Maisonfort, ni Fanche-Borel, ni Brottier, ni leurs
correspondants à Paris n'ont tenu dans leurs mains les défections
révolutionnaires qu'ils croyaient tenir et dont ils trafiquaient avec la
cour. XVII Le roi
tenta avec plus de sens de correspondre avec Charette, le héros de la Vendée,
l'Annibal de la république. Sa lettre même atteste que Charette avait soulevé
son pays sans attendre ni le signal ni l'aveu de la royauté. « Enfin,
monsieur, lui écrit de sa main le roi, j'ai trouvé le moyen que je désirais
tant, je puis communiquer directement avec vous. Je puis vous parler de mon
admiration, de ma reconnaissance, du désir ardent que j'ai de vous joindre,
de partager vos périls, votre gloire. Je le remplirai, dût-il m'en coûter
tout mon sang. Mais, en attendant ce moment heureux, le concert avec celui
que ses exploits rendent le second fondateur de la monarchie et celui que sa
naissance appelle à la gouverner sera de la plus grande importance. Ma voix
doit se faire entendre partout où l'on est armé pour Dieu et le roi. Si cette
lettre vous parvient la veille d'une bataille, donnez pour mot d'ordre Saint
Louis ! pour ralliement le roi Je commencerai à être parmi vous le jour où
mon nom sera associé à un de vos triomphes » Le roi,
son frère et- les princes n'y furent jamais que de nom. Les chefs divisés par
l'absence d'une autorité supérieure qui contraignît leurs rivalités à l'unité
d'action, les paysans lassés de verser leur sang pour un roi et pour des
princes invisibles, se déchirèrent et succombèrent. Aucune restauration ne
peut se faire par les armes qu'à la condition d'avoir un héros pour chef. Les
Bourbons n'étaient que des rois. XVIII Louis
XVIII et son frère, toujours prêts à descendre sur le champ de bataille de la
Vendée où l'on mourait pour eux, n'y combattaient que de leurs manifestes et
de leurs proclamations. Louis XVIII excellait à ce talent de la paix. Ses
lettres aux souverains pour leur reprocher leur ingratitude et leur lâcheté
envers sa race, ses déclarations à l'Europe dans les grandes crises de son
exil, ses adresses à Bonaparte pour lui redemander le trône en lui
garantissant la reconnaissance et la gloire, enfin ses adresses datées de
l'exil à son peuple pour lui rappeler son roi, sont dignes, par le style, de
son rang, de sa dignité d'âme et de son infortune. Il se complaisait à régner
du moins ainsi par correspondance avec son siècle. Nul des courtisans
fidèles, mais médiocres, dont il était entouré, n'était capable de rédiger
ces pièces. Il les écrivait lui seul avec le double respect de son rôle
devant la postérité et de son talent de lettré devant lui-même. Aucun roi
depuis Denys de Syracuse et depuis Frédéric de Prusse ne parla ni n'écrivit
mieux, soit de l'exil, soit du trône. XIX Le
manifeste qu'il publia à cette époque à l'occasion de la mort du dauphin et
de son propre avènement au trône témoigne de son style et de ses vues. « En
vous privant, disait-il à ses peuples, d'un roi qui n'a régné que dans les
fers, mais dont l'enfance promettait le digne successeur du meilleur des
rois, les impénétrables décrets de la Providence nous ont transmis avec la
couronne la nécessité de l'arracher des mains de la révolte et le devoir de
sauver la patrie qu'une révolution désastreuse a placée sur le penchant de la
ruine. Une terrible expérience ne vous a que trop éclairés sur vos malheurs
et sur leurs causes. Des hommes impies et factieux, après vous avoir séduits
par de mensongères déclamations et par des promesses trompeuses, vous
entraînèrent dans l'irréligion et la révolte. Depuis ce moment un déluge de
calamités a fondu sur vous de toutes parts. Vous fûtes infidèles au Dieu de
vos pères, et ce Dieu justement irrité vous a fait sentir le poids.de sa
colère. Vous fûtes rebelles à l'autorité qu'il avait établie pour vous
gouverner, et un despotisme sanglant, une anarchie non moins cruelle, se
succédant tour à tour, vous ont sans cesse déchirés avec une fureur toujours
croissante. Vos biens sont devenus la pâture des brigands à t'instant où le
trône devenait la proie des usurpateurs. La servitude et la tyrannie vous ont
envahis dès que l'autorité royale a cessé de vous couvrir de son égide.
Propriété, sûreté, liberté, tout a disparu avec le gouvernement monarchique.
Il faut revenir à cette religion sainte qui -avait attiré sur la France les
bénédictions du ciel il faut rétablir ce gouvernement qui fut pendant
quatorze siècles la gloire de la France et les délices des Français, qui
avait fait de votre patrie le plus florissant des États, et de vous-mêmes le
plus heureux des peuples. Les implacables tyrans qui vous tiennent asservis
retardent seuls cet heureux instant. Après vous avoir tout ravi, ils nous
peignent à vos yeux comme un vengeur irrité !... Connaissez le cœur de votre
roi et reposez-vous sur lui du soin de vous sauver. « Non-seulement
nous ne verrons point de crimes dans de simples erreurs, mais les crimes
mêmes que de simples erreurs auraient causés obtiendraient grâce à nos yeux.
Tous les Français qui, abjurant des opinions funestes, viendront se jeter au
pied du trône y seront reçus. Ceux qui dominés encore par une cruelle
obstination se hâteront de revenir à la raison et au devoir, tous seront nos
enfants !... Nous sommes Français !... Ce titre, les crimes de quelques
scélérats ne sauraient l'avilir ! Il est cependant des forfaits — que ne
peuvent-ils être effacés de notre souvenir et de la mémoire des hommes ! —,
il est des forfaits dont l'atrocité passe les bornes de la clémence (c'étaient les
régicides) ces
monstres, la postérité ne les nommera qu'avec horreur ! La France entière
appelle sur leurs têtes le glaive et la justice... Le sentiment qui nous fait
restreindre la vengeance des lois dans des bornes si étroites vous est un
gage assuré que nous ne souffrirons pas de vengeances particulières. Qui
oserait se venger quand le roi pardonne ? » XX Après
le traité de Bâle, qui désarmait la Prusse et l'Espagne, il sollicita du
gouvernement anglais des secours en hommes et en armements qui lui
permissent, disait-il, de reconquérir son royaume. Il
écrivit au duc d'Harcourt, son envoyé à Londres, une lettre ostensible pleine
d'adresse et d'élan à la fois, dans la double intention de s'excuser de ne
pas se jeter dans la Vendée comme il l'avait promis à Charette, et de
demander avec éclat à l'Angleterre une armée qu'il savait bien lui être
refusée. « Ma situation, disait-il, est semblable à celle d'Henri IV, sauf
qu'il avait beaucoup d'avantages que je n'ai pas. Suis-je comme lui dans mon
royaume ? Suis-je à la tête d'une armée docile à ma voix ? Ai-je gagné la
bataille de Coutras ? Non ; je me trouve dans un coin de l'Europe, une grande
partie de ceux qui combattent pour moi ne m'ont jamais vu. Mon inactivité
forcée donne à mes ennemis occasion de me calomnier. Elle m'expose même à des
jugements défavorables de la part de ceux qui me sont restés fidèles. Puis-je
conquérir ainsi mon royaume ? On vous dira que les victoires de mon frère, le
comte d'Artois, a qui l'on permet de descendre dans la Bretagne, sont
décisives, on me conduira dans mes États. Dieu m'est témoin, et vous le
savez, mon cher duc, vous qui connaissez le fond de mon cœur, que j'entendrai
avec bonheur le cri des Israélites « Saül a tué mille hommes, et David dix
mille » Mais ma joie comme frère ne sauve pas ma gloire comme roi. Et, je le
répète, si je n'acquiers pas une gloire personnelle, mon règne pourra être
tranquille par l'effet de la lassitude générale, mais je ne pourrai pas
élever un édifice durable. Ne croyez pas que ce soit le sang d'Henri IV qui
coule dans mes veines qui me fait parler ainsi. Non, j'ai réfléchi. Ma vie
n'est pas indispensable à la monarchie. J'ai un frère, des neveux en âge de
régner après moi. Si j'étais tué, loin que ma mort décourageât mes fidèles
sujets, mes vêtements teints de mon sang seraient le plus entraînant des
drapeaux !... On m'écarte de l'armée de Condé, qui reste inactive en ce
moment... Que me reste-t-il ? La Vendée. Qui peut m'y conduire ? Le roi
d'Angleterre. Dites à ses ministres en mon nom que je leur demande mon trône
et mon tombeau !... » XXI Ce
langage tragique et théâtral était habilement calculé pour imprimer aux
Vendéens la conviction d'un héroïque désir de combattre avec eux, et pour
parer aux yeux du monde, par des paroles décentes à son rôle, une inaction
qui devait paraître forcée pour ne pas paraître volontaire. Rien n'empêchait
alors un prince désespéré de courir où le dernier des gentilshommes de son
royaume courait sans obstacle. La Vendée était encore dans toute sa flamme,
et l'Angleterre en ce moment même y jetait des subsides par millions, et y
conduisait des escadres, des renforts, des munitions. Mais Louis XVIII
n'avait d'Henri IV que la fine et éloquente intelligence. JI n'avait été ni
créé ni élevé pour les aventures, les périls, les privations de la guerre
civile. Politique consommé, le trône, l'étude, les délicatesses de la vie
étaient ses camps, la plume son épée. Il s'excusait, en rejetant tout sur la
fortune, d'un éloignement des champs de bataille qui convenait à la mollesse
de ses goûts. XXII Il
portait alors le titre de comte de Lille. Il restait enfermé dans sa
résidence avec cinq ou six courtisans choisis à l'amitié plus qu'au mérite.
Dès le matin, il était vêtu et ceint de son épée avec toute la rigueur de
l'étiquette royale. Il passait ses matinées seul, occupé à lire ses
nombreuses correspondances, ou à écrire à ses agents dans toutes les cours.
Il se plaisait à se tromper lui-même sur l'inanité de ces occupations par
l'apparence du gouvernement. Il donnait des audiences au milieu du jour il
charmait les visiteurs et surtout les hommes de lettres par la grâce et la
solidité de sa conversation. Il soignait sa renommée comme sa personne. Il se
dérobait dans ses retraites aux regards du peuple, il s'entourait du mystère
qui prévient l'irrespectuosité de l'opinion. Il sortait rarement, toujours en
voiture ; il se renfermait le soir dans le cercle de sa familiarité il se
faisait lire ou il lisait lui-même les œuvres remarquables du siècle et les
journaux du temps. Le comte d'Avaray, gentilhomme affectionné et désintéressé
dans son attachement, gouvernait sa maison. Le roi avait perdu sa femme
pendant l'exil ; il avait uni sa nièce, fille de Louis XVI, à son neveu, le
duc d'Angoulême ; il la traitait en fille chérie. Il ornait son trône et il
attendrissait son adversité de cette victime du trône et de cette orpheline
du régicide. Il arrangeait même son malheur avec majesté. Il vivait d'une
faible pension de vingt mille francs par mois que lui faisaient les Bourbons
d'Espagne. Il en distribuait la plus large part en traitements à ses amis et
à ses serviteurs. Il avait gardé l'habitude des aumônes royales, même dans
cette indigence. Il ne voulait pas que la main d'un roi se montrât jamais a
un peuple sans un bienfait, quelque minime que fût le don. Il gardait avec
une haute susceptibilité d'attitude et de langage la dignité de son sang et
de son rang. XXIII Venise
intimidée par Bonaparte ayant fait insinuer au roi son hôte de quitter
Vérone, ville des États vénitiens de terre ferme : « Je partirai,
répondit-il avec une dédaigneuse indignation aux envoyés chargés de lui
notifier cet ordre, je partirai, mais j'exige deux conditions la première,
c'est qu'on me présente le livre d'or où le nom de ma famille est
inscrit, afin que j'en efface à jamais le nom de ma main ; la seconde,
c'est qu'on me rende l'armure dont l'amitié d'Henri IV, mon aïeul, fit
présent à votre république, » Expulsé
de Venise, il parut un moment de nouveau à l'armée de Condé et passa en revue
l'armée de ses gentilshommes. Il écrivit à Pichegru, général de l'armée de la
république avec lequel ses agents lui avaient fait croire que des
négociations pour le rallier à sa cause étaient conclues. « L'histoire,
disait-il à ce général, vous a déjà placé au rang des grands généraux, et la
postérité confirmera le jugement que l'Europe a déjà porté sur vos victoires
et vos vertus. Vous avez su, dès le premier jour, allier la bravoure du
maréchal de Saxe au désintéressement de Turenne et à la modestie de Catinat.
Vous n'êtes point séparé dans mon esprit de ces noms si glorieux dans nos
fastes. Votre gloire effacera la leur, tant j'ai la confiance que vous
remplirez les hautes destinées qui vous attendent. M. le prince de Condé vous
a marqué à quel point j'avais été satisfait des preuves de dévouement que
vous m'avez données, mais ce qu'on n'a pu vous exprimer comme je le sens,
c'est l'impatience que j'éprouve de publier vos services et de vous donner
des marques éclatantes de ma confiance. Si les événements vous forçaient
jamais à quitter votre patrie, c'est entre le prince de Condé et moi que
votre place est marquée. » Cette
négociation avec Pichegru était à peine une tentative de corruption de
quelques agents intéressés à faire croire à leur importance et à exploiter
les crédulités des cours exilées. Pichegru ne donna que des espérances très-vagues.
Il se servit vraisemblablement lui-même de ces agents pour connaître et pour
prévenir les dispositions des généraux ennemis. Il ne prit aucun engagement ;
il n'écrivit jamais un mot ; il n'exécuta aucune des mesures combinées selon
ces agents avec le prince de Condé. Les moyens de restauration qu'on lui
prêtait par la défaite de ses propres troupes et par la trahison de sa propre
gloire étaient aussi impuissants que ridicules. Ils ne pouvaient être conçus
que par un insensé. Pichegru était hésitant, désaffectionné à la Convention,
mais habile et politique. Il laissa transpercer quelques dispositions, vraies
ou fausses, favorables au rétablissement de la royauté, dans ses
conversations suspectes avec les intermédiaires officieux des princes. Il
n'en combattit pas avec moins de vigueur ses prétendus amis et ne dispersa pas
moins l'armée autrichienne et l'armée des princes. S'il rêva le rôle de Monk,
il accomplit celui de général de la république. L'histoire sérieuse doit
déchirer ces pages controuvées. Il y eut des intrigues, nulle trahison. Quand
on va, après un certain nombre d'années, aux vrais témoignages, on finit
toujours par reconnaître que la vraisemblance est en tout le meilleur
symptôme de la vérité. XXIV Après
un simulacre de campagne faite pendant peu de jours avec l'armée de Condé,
campagne qui se borna à quelques marches en avant et en retraite autour de
Fribourg, sur les bords du Rhin, le roi prit le prétexte de cette retraite et
des dangers d'être enveloppé par Pichegru pour quitter brusquement l'armée.
Arrivé, à Dillingen, petite ville de l'électorat de Trèves sur le Danube, il
fut, disent les écrivains de l'émigration, la victime d'un assassinat
mystérieux. Un coup de carabine tiré par hasard ou par crime effleura sa tête
pendant qu'il respirait la fraîcheur de la nuit sur le balcon d'une auberge,
au milieu de ses courtisans. Cet attentat sans motifs, dans une ville
allemande des États de son oncle où nul n'avait ni intérêt, ni passion contre
un prince fugitif et remplacé en cas de mort par six autres princes de son
sang, servit du moins d'occasion à un mot royal qui attestait le sang-froid
du prince. Le comte d'Avaray se précipitant avec le duc de Grammont et le duc
de Fleury autour du, roi, et témoignant leur effroi de ce que la balle avait
touché si près du siège de la vie « Eh bien mes amis, dit en souriant le
prince, si la balle avait touché une ligne plus bas, le roi de France
s'appellerait en ce moment Charles X. » On répandit le bruit, les circonstances.de
ce crime trompé ; les paroles et le sang-froid du roi dans l'armée des
émigrés. « Quel plaisir, écrivit le roi au prince de Condé, quel plaisir
cette blessure m'aurait fait sur le champ de bataille de Frisenheim ! Dites
de ma part à mes braves compagnons d'armes que je suis aussi touché qu'étonné
du sentiment qu'ils ont éprouvé en apprenant mon accident. Dans tous les
temps, dans tous les lieux, dans toutes les circonstances, ils auront en moi
un père ! » Le roi avait trop besoin d'un prétexte, et cet assassinat était
trop nécessaire à motiver son éloignement par le sentiment de ses dangers
personnels pour ne pas paraître suspect. Il donnait le tragique et l'intérêt
au drame toujours théâtral de la royauté. XXV Ce
drame lui servit d'occasion pour se retirer plus avant en Allemagne, à
Blankenbourg, petite ville dans les montagnes du duché de Brunswick. Là, dans
la maison modeste d'un brasseur de bière, étroitement logé comme un hôte d'un
jour, entouré de ses deux jeunes neveux, le duc d'Angoulême et le duc de
Berri, de sa nièce, de ses ministres, de ses grands officiers, de ses
courtisans, de ses amis, de son capitaine des gardes, les ducs de Villequier,
de Fleury, le comte d'Avaray, le comte de Cossé, commandant de sa garde
suisse, le marquis de Jaucourt, le duc de la Vauguyon, le maréchal de
Castres, de ses gentilshommes, de ses aumôniers, de tout l'appareil d'église
et de cour qu'il traînait à sa suite, il représentait encore en petit la
grande royauté de Versailles. Différent de Denys de Syracuse, qui enseignait
les enfants à Corinthe, il ne savait que le métier de roi, et il l'exerçait
même parmi ces paysans du Brunswick on eût dit que son long exil n'était que
la répétition d'un règne. La même solennité présidait à chacun de ses actes
et de ses pas. Les cérémonies du culte, les levers, les conseils, les repas,
les cercles, le jeu, étaient distribués entre toutes ses heures avec
l'uniforme étiquette des palais. Il donnait et il retirait de là les pouvoirs
à ses commissaires dans toutes les provinces. Il régnait en idée sur la carte
toujours ouverte de ses États. Il encourageait de loin les armées par des
proclamations, les chefs par un mot. Il écrivait dans un style chargé
d'allusions épiques au maréchal de Broglie en lui parlant de son fils qui
s'était distingué sur le Rhin « Les anciennes chroniques nous apprennent que
le Cid était le dernier des fils de don Diègue de Bivar et qu'il le surpassa
au dire de toute l'Espagne. Adieu, mon maréchal. » XXVI Découragé
de la restauration par les armes, le roi croyait toucher à la restauration
par l'intrigue. Une réaction contre-républicaine s'était faite en France.
Pichegru, devenu membre de la représentation, mais toujours soldat,
promettait un général contre le Directoire au comité contrerévolutionnaire de
Clichy. Le roi et ses amis ne doutaient pas que le renversement du pouvoir
républicain par ces conspirateurs ne fût le signal d'une restauration. Entre
la France et lui, il ne voyait pas le peuple et l'armée, il ne voyait que le
Directoire. Barras, par un mouvement brusque et résolu, prévint les
conspirateurs et les rejeta, à l'aide des républicains, dans l'exil. Le coup
d'État du 18 fructidor, absous parce qu'il était un coup d'État défensif,
sauva la république et relégua dans le lointain les espérances du roi. Barras
ne pouvait donner un plus violent désaveu aux ambitions et aux vénalités dont
les agents menteurs de Louis XVIII prétendaient l'avoir enchaîné. Il fit
saisir, juger et fusiller les plus remuants de ces meneurs. Le roi, comme
s'il eût attribué ces revers nés de la force des choses à l'impéritie de son
ministre, le duc de la Vauguyon, changea son ministère et donna sa confiance
au maréchal de Castres et à M. de Saint-Priest. On juge combien les opinions
en France, le gouvernement à Paris, et les manœuvres de nos armées sur le
continent, furent influencés par le changement de deux ministres d'un règne
occulte dans la maison du brasseur de Blankenbourg. Le roi n'en poursuivit
pas moins sa politique idéale, affectant de jouer son rôle inaperçu de
souverain de la France dans les affaires de l'Europe, qui savait à peine le
lieu de sa retraite. Long songe de roi. XXVII Il
feignit de croire que tous les députés proscrits par le 18 fructidor à Paris
étaient des victimes dévouées de sa cause. « Si vous connaissez les lieux,
écrivit-il à un de ses agents à Lyon, où quelques-uns de vos dignes collègues
se sont retirés, soyez mon interprète auprès d'eux. Dites-leur qu'ils ont
part aux sentiments que je viens de vous exprimer. Ajoutez que ce nouveau
revers, n'abat point mon inébranlable constance, pas plus que ma tendre
affection pour eux, et que j'ai la douce et ferme confiance que leur
courageux dévouement aux vrais principes de la monarchie n'en sera pas
davantage ébranlé. » Les
victoires de la France en Italie et le traité de paix entre la république et
l'Autriche à Campo-Formio obligèrent l'Allemagne à refuser lâchement
l'hospitalité à la cour fugitive du roi. La Russie lui offrit un asile,
Mittau, capitale de la Courlande. Ce prince y fut reçu en monarque. Paul Ier,
alors irrité contre la France, se vengeait en couronnant seul le souverain
repoussé par son peuple et trahi par l'Europe. Il solda sa garde, il
l'entoura d'un respectueux cérémonial, il lui construisit un palais. Il lui
jura une amitié et une alliance constantes. Le palais, situé en dehors de la
ville, au bord d'une rivière, sur la route de Russie, était un asile
mélancolique, mais majestueux, convenable à une royauté proscrite. Un subside
de six cent mille francs offert au roi par l'hospitalité de Paul Ier, et
ajouté au subside à peu près égal de la cour d'Espagne, lui permit d'élargir
sa cour et de reprendre les pompes du trône. Des députations de la Vendée et
des comités royalistes, vrais ou prétendus, du Midi et de Paris, vinrent
prendre ses ordres. Il prit une part verbale à toutes les transactions du
temps. II affecta surtout, par égard pour le caractère religieux de ses
partisans dans l'ouest de la France, de confondre sa cause avec celle de
l'Église, et de revendiquer le titre et les sentiments de roi très-chrétien.
Quand le pape Pie VII fut enlevé du Vatican par les Français et enfermé par
eux dans la chartreuse de Florence, le roi lui écrivit une lettre qu'il fit
répandre en France et en Europe. « Permettez, disait le roi au pontife
persécuté, que la voix d'un fils tendre et respectueux s'élève vers vous pour
vous exprimer ce que je ressens moi-même. Ma tristesse serait moins profonde
si les attentats commis contre Votre Sainteté l'avaient été par d'autres que
par des Français. Mais, très-saint père, ce sont des enfants égarés, ils
méconnaissent leur propre père en moi ; ils ont pu méconnaître aussi le père
commun des fidèles. Daignez ne pas les en accuser et encore moins la France.
Elle est, elle sera toujours le royaume très-chrétien, comme Votre Sainteté
sera toujours le successeur de saint Pierre. Les seuls coupables sont les
tyrans qui oppriment mon peuple. Ne confondez pas leurs victimes avec eux et
dirigez vos prières au ciel, plus agréables que jamais à Dieu dans ces temps
de douleurs et d'épreuves, en faveur de cette nation qui ressent d'une
manière si terrible les effets de la colère céleste. » C'était
le moment où la France, recueillant toutes les forces nées de la Révolution
dans un effort armé au dehors, subjuguait l'Italie occidentale, possédait
Rome, détrônait Naples, conquérait la Belgique, la Hollande, dictait la paix
à là Prusse et à l'Autriche, l'alliance à l'Espagne, victorieuse et prospère
partout. Le roi seul protestait au nom du passé contre la fortune de la
France. Souwarow,
en passant à Mittau pour venir combattre en Italie, se présenta à Louis
XVIII, et lui jura de vaincre ou de mourir pour sa cause. La Trebia et Zurich
démentirent ces promesses du sauvage lieutenant de Paul I". XXVIII Cependant
tout lui échappait de nouveau en France, tout cédait en Europe à l'ascendant
dont Bonaparte avait hérité de la Révolution. La Vendée se pacifiait.
Georges, un de 'ses derniers combattants, vint à Paris et vit en secret
Bonaparte. « Vous ne pouvez rester dans le Morbihan, lui dit le premier
consul, mais je vous offre le grade de général dans mes armées. Vous
cesseriez de m'estimer si je l'acceptais, répondit Georges ; j'ai prêté
serment à la maison de Bourbon, je ne le violerai jamais. » Il était parti
après ce refus pour l'Angleterre avec M. Hyde de Neuville, dont la fidélité
allait jusqu'à la mort, mais non jusqu'au crime. Heureux si Georges n'en
était jamais revenu pour déshonorer son dévouement par des entreprises
indignes d'un soldat XXIX Les
plaines de Marengo étaient devenues pour Bonaparte les plaines de Pharsale.
Il en était revenu, comme César, vainqueur de l'étranger, maître de son pays.
Louis XVIII lui écrivit par l'abbé de Montesquiou pour le tenter du rôle de
restaurateur de la royauté. Bonaparte répond par l'établissement de son
propre trône et par la conquête de l'Europe. Il fait à Paul Ier un crime de
l'hospitalité qu'il donne aux Bourbons. Paul ler cède ou à l'enthousiasme
pour Bonaparte, ou à la terreur de ses armes. Louis XVIII expulsé au cœur de
l'hiver de sa résidence de Mittau, souffre pendant une longue et dure fuite
toutes les intempéries de ces climats glacés et toutes les sévérités du sort.
Sa nièce, la duchesse d'Angoulême, fut forcée de vendre ses diamants pour
soulager l'indigence de son oncle. La Prusse l'accueille à Varsovie ; mais
bientôt, à la sollicitation impérieuse de Bonaparte, le roi de Prusse fait
proposer au roi de renoncer au trône de France en échange d'une large
indemnité territoriale en Italie. « Je
ne confonds pas M. Bonaparte, répond noblement Louis XVIII, avec ceux qui
l'ont précédé j'estime sa va- leur, ses talents militaires, je lui sais gré
de plusieurs actes d'administration, car le bien qu'on fera à mon peuple me sera
toujours cher ; mais il se trompe s'il croit m'engager à transiger sur mes
droits. Loin de là, ses propositions les établiraient, si ces droits
pouvaient être litigieux. » J'ignore quels sont les desseins de Dieu sur ma
race et sur moi, mais je connais les obligations qu'il m'a imposées par le
rang où il m'a fait naître. Chrétien, je remplirai ces obligations jusqu'à
mon dernier soupir. Fils de saint Louis, je saurai à son exemple me respecter
jusque dans les fers ; successeur de François Ier, je veux du moins pouvoir
dire comme lui « Nous avons tout perdu, fors l'honneur. » XXX L'infortune
ne pouvait être honorée de plus fermes paroles. Elles étaient à la fois un
sentiment et une vengeance. Elles disaient aux rois qui l'abandonnaient que
son adversité était moins lâche que leur puissance. En vain
le menaça-t-on de l'indigence et de la proscription européenne. « Je ne
crains pas la pauvreté, répondit-il ; s'il le faut, je mangerai du pain noir
avec ma famille et mes fidèles serviteurs. Mais je n'en serai jamais réduit
là. J'ai une autre ressource dont je ne crois pas devoir user tant que j'ai
des amis puissants, c'est de faire connaître ma situation en France et de
tendre la main, non au gouvernement usurpateur, cela jamais mais à ceux qui
me gardent fidélité dans leurs cœurs en France, et je serais bientôt plus
riche que je ne suis ! » Bonaparte
répliqua à ces actes et à ces paroles par le meurtre du duc d'Enghien. Louis
XVIII protesta contre l'empire. « Ce nouvel acte me commande de confirmer mes
droits, écrivit-il dans une déclaration publique. Comptable de ma conduite à
tous les rois dont les trônes sont ébranlés par les mêmes principes,
comptable à la France, à ma famille, à mon propre honneur, je croirais trahir
la cause commune en gardant le silence en cette occasion. » Il renvoya à la
cour d'Espagne, qui avait reconnu l'empereur, les insignes de ses ordres et
le subside qu'il avait reçu jusque-là de cette partie de sa famille encore
couronnée. « C'est avec regret, écrivit-il au roi d'Espagne, que je vous
renvoie la Toison d'or que votre père de glorieuse mémoire m'avait confiée. Il
ne peut y avoir rien de commun entre le grand criminel que l'audace et la
fortune ont placé sur mon trône depuis qu'il a eu la barbarie de le teindre
du sang innocent d'un Bourbon, le duc d'Enghien. La religion peut m'engager à
pardonner à un assassin, mais le tyran de mon peuple doit toujours être mon
ennemi. Dans le siècle présent, il est plus heureux de mériter un sceptre que
de le porter. La Providence, par des motifs incompréhensibles à notre
sagesse, peut me condamner à finir mes jours dans l'exil ; mais ni la
postérité ni mes contemporains ne pourront dire que dans les temps de
l'adversité je me suis -montré indigne d'occuper jusqu'au dernier soupir le
trône de mes ancêtres. » XXXI Pour
toute réponse à ces paroles vraiment royales, la Prusse fit emprisonner dans
ses forteresses un des conseillers du roi, Imbert Colomès, et le comte de
Précy, l'intrépide défenseur de Lyon contre la Convention. Le roi de Suède,
seul en Europe, ne calculait pas la force, mais le droit des trônes. Louis
XVIII et son frère le comte d'Artois allèrent conférer avec ce prince,
vengeur chevaleresque mais impuissant des rois, dans ses États, à Calmar.
Après cette entrevue, il rédigea une nouvelle déclaration à ses peuples, dans
laquelle il admettait enfin une transaction politique entre le droit absolu
des souverainetés légitimes et le droit de représentation des peuples. Cette
déclaration avait deux buts négocier avec l'esprit d'un siècle qui entraînait
les opinions loin des préjugés du droit divin des monarchies, et capter la
faveur de l'opinion en Angleterre, qui ne pouvait s'armer que pour des
royautés constitutionnelles. XXXII L'assassinat
de Paul Ier et l'avènement de l'empereur Alexandre au trône de Russie
rendaient pour un moment à Louis XVIII l'asile de Mittau. De là il faisait
pénétrer encore par ses agents en France les plaintes de ses infortunes et
les nouveaux principes qu'il comptait donner pour âme à son gouvernement. «
Que voulez-vous que je dise de plus a mes peuples ? écrivait-il à ses
intermédiaires occultes à Paris. On croit en Europe qu'il n'y a rien a faire
pour moi. Mes amis en France m'accusent, d'un autre côté, de tout abandonner.
Placé entre les deux partis, je leur parle en vain. Quelles instructions
puis-je donner ?... On demande que je parle de nouveau, à qui ? Et en quel
langage ? Tout n'est-il pas renfermé dans ma déclaration de Calmar ?
S'agit-il des militaires à rassurer ? Conservation de grades, avancement
proportionné aux services, abolition du privilége de la noblesse au rang
d'officiers. S'agit-il du civil ? Emploi maintenu. S'agit-il du peuple ?
Abolition de la conscription, de l'impôt personnel. S'agit-il d'un
propriétaire de biens nationaux ? Je me déclare le protecteur des droits et
des intérêts de tous. S'agit-il des coupables ? Je défends les poursuites,
j'annonce les amnisties, j'ouvre la porte du repentir à tous. Si je me trouve
jamais, comme Henri IV, dans le cas de racheter mon royaume, je donnerai des
pouvoirs alors ; mais en ce moment, que puis-je ?... » XXXIII Le
jeune Alexandre, en partant. pour la campagne d'Iéna, vint visiter son hôte à
Mittau. Les deux souverains se présentèrent mutuellement leurs amis. Ils
s'entretinrent longtemps seul à seul. Déjà l'âge, les infirmités de Louis
XVIII, son expérience de l'infortune et sa supériorité d'esprit donnaient au
roi exilé l'attitude d'un père conseillant un fils. Alexandre attendri se
promettait de servir par ses armes cette cause abandonnée du monde et
recueillie dans ses États. La victoire en tournant contre lui changea ses
pensées et lui fit désirer d'être soulagé de l'embarras de cette hospitalité
suspecte à Napoléon. Le sentiment de cet abandon pesa dès lors sur l'âme
d'Alexandre. Il rougit de sa faiblesse, et le remords qu'il en éprouvait à
son insu lui fit abandonner la cause des monarchies anciennes pour se jeter
tout entier dans l'amitié de Napoléon. De ce jour, ce prince eut plus de
répugnance que d'attrait pour une restauration par les Bourbons. XXXIV Le roi
le comprit, et s'éloigna d'un asile où l'amitié n'honorait plus
l'hospitalité. Le roi de Suède lui prêta une frégate, son dernier seuil, pour
le transporter en Angleterre. Il y débarqua avec tous les siens. Le
gouvernement britannique, fatigué des intrigues de l'émigration et des
assistances toujours inutiles qu'il avait données à ses entreprises dans la
Vendée, vit avec peine le roi descendre sur le sol anglais. Il craignait de
s'engager pour sa cause au-delà de ses propres intérêts et de ses vues politiques
sur le continent. Il voulut le reléguer en Écosse dans le vieux palais
d'Holy-Rood, ce Saint-Germain des souverains découronnés. Le roi, descendu à
Yarmouth, déclara qu'il retournerait affronter tous les exils du continent
plutôt que de consentir à ce séjour imposé d'Holy-Rood. Il réclamait les
simples droits de tout citoyen privé sur le sol libre de l'Angleterre. Le
marquis de Buckingham lui offrit sa résidence de Gosfield-Hall dans le comté
d'Essex. Il y vécut en hôte indépendant de l'aristocratie anglaise, sans que
le gouvernement embrassât sa cause ou reconnût son titre de roi. L'étude, la
famille, les plaisirs champêtres, y adoucirent ses aspirations au trône. Il y
prit patience avec la fortune de Bonaparte. Elle décourageait l'espérance,
mais elle ne lassait pas l'obstination paisible de Louis XVIII à croire à son
retour. Bientôt cette fortune se brisa sous son propre poids. Le roi vit que
la décadence serait aussi rapide que l'élévation. Il se rapprocha de Londres
pour assister de plus près aux mouvements éventuels de la politique. Il
s'établit dans le comté 'de Buckingham au château de Hartwell, domaine agreste
et modeste d'un particulier anglais, M. Sée. La fortune de ce prince,
diminuée des subsides de l'Espagne et de la Russie noblement répudiés par
lui, ne dépassait plus l'aisance d'un simple gentilhomme de campagne. Cette
cour presque indigente épargnait sur son luxe pour soulager les misères des
compagnons de son exil en Angleterre. Elle devint le centre obscur de tous
les princes proscrits de la maison de Bourbon. Inconnu en Angleterre, le roi
était oublié en France. Toutes ses relations avec ses partisans étaient
coupées par la guerre ou éventées par la police de Bonaparte. Son ami, le
comte d'Avaray, forcé par sa mauvaise santé d'aller chercher un air plus doux
a Madère, avait laissé sa place dans le cœur et dans le gouvernement du roi
au comte de Blacas. Ce prince avait besoin d'un favori dans la prospérité,
non parce qu'il était né sensible, mais parce qu'il était né théâtral et
qu'il voulait une distance entre le public et sa personne. Il avait besoin
d'un confident dans l'adversité, parce qu'il ourdissait sans cesse quelque
pensée politique, et qu'il lui fallait une main pour nouer et dénouer ses
négociations. Il était, du reste, fidèle et persévérant dans ses amitiés.
Elles se changeaient en habitudes pour lui, elles lui devenaient chères et
tendres, il les imposait à son entourage et à sa famille. Il voulait qu'on
respectât et qu'on subît dans l'autorité de ses favoris sa propre autorité.
Le comte d'Avaray, homme de douceur, de modestie et d'effacement, avait
tempéré ce règne intérieur du favori par la grâce et par l'abnégation de son
caractère. Le comte de Blacas sentait plus l'orgueil du rang auquel l'amitié
du roi l'avait élevé et en faisait sentir davantage le poids. Le rôle qu'il
fut appelé à jouer dans la Restauration commande de s'arrêter à ce nom. XXXV C'était
un gentilhomme d'une famille autrefois souveraine du Midi, mais dont le nom,
oublié depuis longtemps, était confondu avec les noms des familles nobles
pauvres, sans illustration rajeunie, de la Provence. Émigré, oisif en
Allemagne, mis en contact avec Louis XVIII par le comte d'Avaray, son
protecteur ; doué d'une belle figure, avantage nécessaire auprès d'un prince
qui se décidait par les yeux ; implacable contre une révolution dans laquelle
il ne voyait qu'une insolence du peuple contre la noblesse et un sacrilège du
siècle contre les rois, le comte de Blacas fut employé par le roi dans
quelques négociations confidentielles auprès des cours étrangères. A son
retour, il se naturalisa dans la maison du prince exilé. Il aida M. d'Avaray
dans son service et dans ses travaux auprès de son maître. La mort de M.
d'Avaray qu'il remplaçait le laissa naturellement tout porté à ses fonctions
et tout promu à son rang de ministre. Il avait la familiarité et obtint la
confiance, il eut bientôt l'amitié sans bornes de son maître ; il la méritait
par son honneur et par sa fidélité. Dévoué au dedans, mais superbe au dehors,
voyant tout dans le roi, rien dans la France l'esprit suffisant, mais
hermétiquement fermé aux idées qui travaillaient depuis un siècle le monde ;
incapable de plier par roideur de caractère, transportant dans l'exil et dans
un règne de transaction tout l'orgueil et toute la hauteur des anciennes
cours absolues, courtisan de Louis XIV après une révolution, présentant le
sceptre à un peuple nouveau comme on présente le joug à un peuple vaincu,
aussi étranger aux sentiments et aux mœurs de la France révolutionnaire, que
cette France elle-même était étrangère à cette aristocratie posthume,
antipathique à la famille du roi, ayant toutes les fidélités, mais tous les
égoïsmes du favoritisme jaloux, ne laissant ni aimer ni approcher son maître,
comblé de ses titres, de ses dons, de ses munificences, se construisant une
splendide fortune de ses faveurs, la prodiguant ensuite aux nécessités du roi
et rachetant tous ces vices de situation par un attachement fanatique à la
monarchie et par sa constance au malheur tel était ce favori si agréable à
Louis XVIII dans sa retraite d'Hartwell, mais si funeste dans son palais. XXXVI Louis
XVIII, suivant de l'œil à Hartwell les ébranlements et les revers de
Napoléon, suspendit toute manœuvre active pendant les dernières années de
l'empire, laissant agir l'ambition de Napoléon et venir le reflux du monde
sur la France. Il lisait seulement les journaux français avec une
intelligence que l'âge et la patience avaient aiguisée, et qui discernait,
sous l'adulation des presses vendues à la police de l'empire, les symptômes
de la ruine et de la désaffection. Plus il était certain de la chute, moins
il semblait pressé de la précipiter. Il ne se dissimulait rien de la
faiblesse de l'Europe victorieuse, disposée jusqu'au dernier moment à
sacrifier la cause des Bourbons à la paix. Il ne se voilait rien non plus des
difficultés de son propre règne, mais la foi qu'il avait dans la nécessité de
son sang lui faisait une religion de son ambition. Le rétablissement d'un
Bourbon sur le trône de France lui paraissait pour ainsi dire un devoir de
Dieu lui-même. Il attendait son heure comme une justification de la
Providence. Elle allait enfin sonner.' Son frère, le comte d'Artois, lui
disputait et lui dévorait, disait-il, ce règne avant même qu'il fût assuré. XXXVII Les
années, l'exil, les leçons de l'expérience, les lumières de l'étude, le
maniement sourd des petites affaires et des grands desseins, le séjour en
Angleterre surtout, ce sol de la politique, avaient agrandi, mûri, consommé
l'intelligence de Louis XVIII. On respire dans ce pays de peuple libre,
d'aristocratie libérale et de monarchie discutée, la politique avec l'air. Il
s'en était imprégné. Ses idées s'étaient modifiées ; elles étaient revenues,
après les longs détours de Coblentz, de Vérone, de Mittau, de l'absolutisme,
de la théocratie, de l'émigration, à leur point de départ de 1789. Il avait
compris que pour refouler la conquête et le despotisme de Napoléon il fallait
le reflux de l'Europe, mais que pour éteindre la Révolution il fallait la
liberté. Seulement, il la mesurait dans sa pensée à la mesure de concessions restreintes
et toujours révocables, faites par une autorité royale, supérieure,
antérieure, et placée comme un dogme au-dessus de la sphère des orages et des
discussions. L'Angleterre
presque tout entière, à cette époque de 1813, confirmait le roi dans ces
pensées. L'indignation contre la terreur, la pitié pour ses victimes, le
meurtre du roi, des princes, de la reine, de la princesse, la longue
anarchie, les doctrines du jacobinisme, enfin la lutte à forces désespérées
contre Bonaparte, avaient jeté l'opinion de l'Angleterre dans les mains des
tories, c'est-à-dire de la monarchie et de l'aristocratie liguées avec la
grande masse du peuple contre les excès et les despotismes de la Révolution.
L'esprit britannique était l'âme de l'Europe soulevée contre la tyrannie de
la France. M. Pitt, dans son long et grand ministère, avait été le ministre
de cette réaction contre-révolutionnaire, l'Annibal du patriotisme européen
antifrançais. Son parti lui survivait. Les hommes d'État de l'Angleterre
vivaient de son âme et de ses traditions. Le principe monarchique prévalait
partout à Londres sur le principe populaire. L'opinion presque unanime
encourageait les Bourbons à croire à leur sainte légitimité. Le parti whig ou
populaire était répudié comme fauteur des désordres du continent et comme
préparant à l'Angleterre elle-même les anarchies et les démagogies de la
France. M. Fox et ses amis, liés sans choix et sans mesure avec les démocrates
et même avec les démagogues de 1792 et de 1793 de Paris, avaient effrayé et
scandalisé leur pays par une faveur éloquente, mais excessive, pour les
hommes et pour les actes les plus réprouvés par la conscience de
l'Angleterre. Ils avaient fait de la Révolution française dans ses plus
sinistres périodes un moyen de tribune et un élément de popularité. Ils
avaient jacobinisé le parti populaire dans la Grande-Bretagne. Par là même,
ils l'avaient affaibli et rétréci. C'est souvent un caractère des orateurs et
des partis anglais de s'immiscer sans les comprendre suffisamment dans les
affaires nationales et politiques du continent. M. Fox en se teignant du
jacobinisme de Paris avait nui pour longtemps à la cause de la révolution
constitutionnelle et républicaine. Cet homme, mal jugé sur le continent,
n'avait d'un homme d'État que la parole. Homme d'opposition et de popularisme
avant tout, écho affaibli et déplacé de Mirabeau au parlement britannique,
rival impuissant de M. Pitt, la véritable personnification des opinions et
des intérêts de son pays, il l'avait fatigué sans le vaincre. Le bon sens
anglais avait soutenu M.. Pitt contre l'opposition de Fox, tribun de bruit,
idole de club. Cette disposition passagère de l'opinion de l'Angleterre, au
moment où Louis XVIII méditait son gouvernement prochain dans ses jardins
d'Hartwell, était éminemment propre à le tromper sur l'esprit de l'Europe et
à lui inspirer dans le principe monarchique qu'il portait en lui une foi
exagérée que l'Europe ne partagerait pas longtemps. XXXVIII Toutefois
ses idées dépassaient de loin toutes celles dont il était entouré dans sa
solitude. Seul homme réfléchi et dégagé des préjugés de cour et de berceau de
son frère, de ses neveux, de ses courtisans, il avait un regard à la hauteur
de l'horizon qui s'ouvrait pour lui. Plus seul il eût été plus libre et plus
fort ; son entourage le gênait pour penser. Il était obligé de feindre par
complaisance et par faiblesse pour sa maison plus de haine et plus de mépris
pour la Révolution qu'il n'en ressentait. Il était au fond très-enclin à
pardonner à une révolution qui lui restituerait un trône et qui s'entendrait
avec lui pour le consolider par la puissance de l'esprit nouveau. Son esprit
avait rajeuni par la réflexion à mesure que son corps avait vieilli par les
années. C'était un roi du passé, mais c'était un homme du siècle. Disons le
mot, il avait des souvenirs de routine et des pressentiments de génie. La
Providence semblait l'avoir façonné et réservé à dessein pour relier le passé
à l'avenir, pour concevoir une restauration et pour la manquer non par la
faute de son intelligence, mais par la faute de son nom. Il
retraçait aux yeux dans son extérieur cette lutte de deux natures et de deux
tendances dans son esprit. Son costume était celui de l'ancien régime,
bizarrement modifié par les changements que le temps avait introduits dans
l'habitude des hommes. Il portait des bottes de velours montant
jusqu'au-dessus des genoux pour que le froissement du cuir ne blessât pas ses
jambes souvent endolories par la goutte, et pour conserver cependant cette
chaussure militaire des rois à cheval. Son épée ne le quittait pas même dans
son fauteuil, signe de noblesse et de supériorité des armes qu'il voulait
toujours montrer présent aux gentilshommes de son royaume. Ses ordres de
chevalerie couvraient sa poitrine et se détachaient en larges cordons azurés
sur son gilet blanc. Son habit de drap bleu participait par sa coupe des deux
époques qu'il semblait revêtir en lui, moitié de cour, moitié de ville. Deux
petites épaulettes d'or brillaient sur ses deux épaules, pour rappeler le
général de naissance dans le roi. Sa chevelure, artistement relevée et
contournée par le fer des coiffeurs sur les tempes, se renfermait derrière la
nuque dans un ruban de soie noire flottant sur son collet. Elle était poudrée
à blanc à la mode de nos pères, et cachait ainsi la blancheur de l'âge sous
la neige artificielle de la toilette. Un chapeau relevé à trois angles,
décoré d'une cocarde et d'un panache blanc, reposait sur ses genoux ou dans
sa main. Il semblait avoir voulu conserver sur toute sa personne l'impression
et l'affiche de son origine et de son temps, pour qu'en le voyant le siècle
nouveau remontât par le regard comme par la pensée jusqu'au pied du trône, et
pour que le cérémonial commandât le respect par l'étonnement. Il était
généralement assis, il marchait peu, et toujours appuyé sur le bras d'un
courtisan ou d'un serviteur. XXXIX Mais si le costume antique et les infirmités de la partie inférieure du corps rappelaient la vétusté du siècle écoulé et l'âge déjà avancé de l'homme, il n'en était pas de même de ses traits. La sérénité du visage étonnait ; la beauté, la noblesse et la grâce des traits attachaient le regard. On eût dit que le temps, l'exil, les fatigues, les infirmités, l'obésité lourde de sa nature, ne s'étaient attachés aux pieds et au tronc que pour faire mieux ressortir l'éternelle et vigoureuse jeunesse du visage. On ne pouvait se lasser de l'admirer en l'étudiant. Le front élevé était un peu trop incliné en arrière comme une muraille qui s'affaisse, mais la lumière y jouait comme l'intelligence dans un espace large et bombé. Les yeux grands, bleu de ciel, d'une coupe d'orbite ovale aux angles et relevée au sommet, lumineux, étincelants, humides, avaient de la franchise. Le nez était aquilin comme chez tous les Bourbons, la bouche entr'ouverte, souriante et fine, le contour des joues plein, sans que la plénitude effaçât la délicatesse des contours et la souplesse des muscles. Le coloris sain et la fraîcheur vive de l'adolescence teignaient le visage. C'étaient les traits de Louis XV dans sa beauté éclairés par une intelligence plus répandue et par une réflexion plus concentrée sur la figure. La majesté même n'y manquait pas, la physionomie parlait, interrogeait, répondait, régnait. Le regard plongeait et soutirait les pensées et les sentiments de l'âme. L'impression de ces traits se gravait dans le souvenir. On n'aurait pas eu besoin de le nommer pour le faire reconnaître. A quelque regard qu'on eût montré ce visage, à la fois pensif et serein, distrait et présent, dominant et doux, sévère et attrayant, on n'aurait pas dit C'est un sage, c'est un philosophe, c'est un politique, c'est un pontife, c'est un législateur, c'est un conquérant, » car le repos de la nature et la majesté de la quiétude écartaient toute assimilation avec ces professions qui pâlissent et creusent les traits ; on aurait dit : « C'est un roi ! mais c'est un roi qui n'a pas encore éprouvé les soucis et les lassitudes du trône ; c'est un roi qui se dispose à régner et qui voit en beau le trône, l'avenir et les hommes. » Tel était le roi à Hartwell, la veille du jour où la Providence allait le chercher dans un exil pour le ramener à la royauté. |