Traité de
Fontainebleau du 11 avril. — Retour de Caulaincourt et de Macdonald. —
Napoléon refuse de signer le traité. — Bruits d'empoisonnement. —
Ratification du traité. — Vie de Napoléon à Fontainebleau. — Voyage de
Marie-Louise. — Son séjour à Blois. — Lutte de Marie-Louise contre les frères
de l'empereur. — Son départ de Blois le 16 avril. — Elle retourne vers son
père. — Dernières journées de Napoléon à Fontainebleau. — Adieux et
allocution de Napoléon à sa garde. — Jugement sur Napoléon.
I Les
pensées se pressaient et les résolutions se heurtaient dans la tête de
Napoléon livré à lui-même. A peine Caulaincourt était-il parti que
l'empereur, le faisant suivre à Paris par un aide de camp, lui écrivait «
Revenez, rapportez-moi mon abdication, je suis vaincu, je suis prisonnier de
guerre, je cède au sort des armes, point de traité, un simple cartel doit
suffire. » Le
soir, un autre envoyé apporte à Caulaincourt l'ordre de cesser toute
négociation. Dans la
nuit, un troisième message lui dit : « Je vous ordonne de me rapporter mon
abdication. Dans tous les cas, point de stipulation d'argent. C'est humiliant
! » Sept courriers en vingt-quatre heures harcelèrent le négociateur de
Napoléon d'ordres et de contre-ordres de cette nature. Il se repentait
d'avoir abdiqué. Il avait donné l'autorité de son propre consentement à sa
déchéance et à celle de sa famille. II aimait mieux la condition de vaincu et
la déposition par les armes étrangères qu'un traité et la déposition
volontaire. On pouvait récriminer plus tard contre l'un, on ne pouvait
protester contre l'autre. Il avait raison maintenant dans l'intérêt de ses
projets futurs. Mais, comme tous les hommes indécis, il avait raison contre
lui-même. Il avait signé deux fois sa propre condamnation. Il Son
négociateur à Paris et les maréchaux qui le secondaient n'écoutaient plus ces
tergiversations de sa pensée. Ils continuaient, dans son intérêt, à négocier
pour lui et pour les siens les conditions les plus dignes de sa grandeur
passée et de sa sécurité future. Leur honneur était intéressé à ce que ces
conditions parussent au niveau de l'homme dont ils avaient garanti la vie et
l'honneur en abandonnant ses drapeaux. Le Il, le traité fut signé à Paris par
les puissances. Il faisait à Napoléon un sort intermédiaire entre les
conditions des rois et la condition privée. Trop grand, s'il n'était plus
qu'un soldat ; trop étroit et trop menaçant, s'il était encore un monarque.
Concession a la terreur de son nom, ou imprudence de la magnanimité
d'Alexandre. Dioclétien après l'empire ne voulut qu'un jardin en Illyrie,
Charles-Quint un couvent en Estrémadure. Le sang de la France et de l'Europe
effaça bientôt le traité. Le voici il marque une halte dans la destinée de
Napoléon et dans les calamités de la France. III TRAITÉ DE FONTAINEBLEAU DU 11 AVRIL 1814.
« S. M.
l'empereur Napoléon d'une part, et LL. MM. l'empereur d'Autriche, roi de
Hongrie et de Bohême, l'empereur de toutes les Russies, et le roi de Prusse,
stipulant tant en leur nom qu'en celui de tous les alliés, de l'autre ; ayant
nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir « S.
M. l'empereur Napoléon les sieurs Armand-Augustin-Louis de Caulaincourt, duc
de Vicence, son grand écuyer, sénateur, ministre des relations extérieures,
grand-aigle de la Légion d'honneur, chevalier des ordres de Léopold
d'Autriche, de Saint-André, de Saint-Alexandre Newsky, de Sainte-Anne de
Russie et de plusieurs autres ; Michel Ney, duc d'Elchingen et maréchal de
l'empire, grand-aigle de la Légion d'honneur, chevalier de la Couronne de fer
et de l'ordre du Christ ; Jacques-Étienne-Alexandre Macdonald, duc de
Tarente, maréchal de l'empire, grand-aigle de la Légion d'honneur et
chevalier de la Couronne de fer. « Et
S. M. l'empereur d'Autriche le sieur Clément-Wenceslas-Lothaire, prince de
Metternich, Vinebourg-Sachsenhausen, chevalier de la Toison d'or, grand-croix
de l'ordre royal de Saint-Étienne, grand-aigle de la Légion d'honneur,
chevalier des ordres de Saint-André, de Saint-Alexandre Newsky et de
Sainte-Anne de Russie, de l'Aigle noir et de l'Aigle rouge de Prusse,
grand-croix de l'ordre de Saint-Joseph de Würzbourg, chevalier de l'ordre de
Saint-Jean de Jérusalem et de plusieurs autres, chancelier de l'ordre
militaire de Marie-Thérèse, curateur de l'Académie impériale de Sa Majesté
Impériale et Royale Apostolique, et son ministre d'État des conférences et
des affaires étrangères. Dans
le traité avec la Russie sont les titres du baron de Nesselrode, et dans le
traité avec la Prusse sont les titres du baron de Hardenberg. « Les
plénipotentiaires ci-dessus nommés, après avoir procédé à l'échange de leurs
pleins, pouvoirs respectifs, sont convenus des articles suivants « Article
1er. S. M. l'empereur Napoléon renonce, pour lui et ses successeurs et
descendants, ainsi que pour chacun des membres de sa famille, à tout droit de
souveraineté et de domination, tant sur l'empire français et le royaume
d'Italie que sur tout autre pays. « Art.
2. LL. MM. l'empereur Napoléon et l'impératrice Marie-Louise conserveront ces
titres et qualités pour en jouir leur vie durant. « La
mère, frères, sœurs, neveux et nièces de l'empereur conserveront également
partout où ils se trouveront les titres de princes de sa famille. « Art.
3. L'île d'Elbe, adoptée par S. M. l'empereur Napoléon pour lieu de son
séjour, formera, sa vie durant, une principauté séparée, qui sera possédée
par lui en toute souveraineté et propriété. « Art.
4. Toutes les puissances s'engagent à employer leurs bons offices pour faire
respecter par les barbaresques le pavillon et le territoire de l'île d'Elbe,
et pour que dans ses rapports avec les barbaresques elle soit assimilée à la
France. « Art.
5. Les duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla seront donnés en toute
propriété et souveraineté à S. M. l'impératrice Marie-Louise. « Ils
passeront à son fils et à sa descendance en ligne directe ; le prince son
fils prendra dès ce moment le titre de prince de Parme, de Plaisance et de
Guastalla. « Art.
6. Il sera réservé, dans les pays auxquels Napoléon renonce pour lui et sa
famille, des domaines, ou donné des rentes sur le grand-livre de France,
produisant un revenu annuel net, et déduction faite de toutes charges, de
deux millions cinq cent mille francs. Ces domaines ou rentes appartiendront
en toute propriété, et pour en disposer comme bon leur semblera, aux princes
et princesses de sa famille, et seront répartis entre eux de manière à ce que
le revenu de chacun soit dans la proportion suivante » A madame mère, trois
cent mille francs ; « Au
roi Joseph et à la reine, cinq cent mille francs ; » Au roi Louis, deux cent
mille francs ; « A
la reine Hortense et à ses enfants, quatre cent mille francs ; « Au
roi Jérôme et à la reine, cinq cent mille francs ; » A la princesse Élisa,
trois cent mille francs ; « A
la princesse Pauline, trois cent mille francs ; « Les
princes et princesses de la famille de l'empereur Napoléon conserveront en
outre tous les biens, meubles et immeubles, de quelque nature que ce soit,
qu'ils possèdent à titre particulier, et notamment les rentes dont ils
jouissent, également comme particuliers, sur le grand-livre de France, ou le
monte Napoleone de Milan. « Art.
7. Le traitement annuel de l'impératrice Joséphine sera réduit à un million,
en domaines ou en inscriptions sur le grand-livre de France. Elle continuera
à jouir en toute propriété de tous ses biens, meubles et immeubles
particuliers, et pourra en disposer conformément aux lois françaises. « Art.
8. Il sera donné au prince Eugène, vice-roi d'Italie, un établissement
convenable hors de France. « Art.
9. Les propriétés que S. M. l'empereur Napoléon possède en France, soit comme
domaine extraordinaire, soit comme domaine privé, resteront à la couronne. »
Sur les fonds placés par l'empereur Napoléon, soit sur le grand-livre, soit
sur la Banque de France, soit sur les actions des canaux, soit de toute autre
manière, et dont Sa Majesté fait l'abandon à la couronne, il sera réservé un
capital qui n'excédera pas deux millions, pour être employé en gratifications
en faveur des personnes qui seront portées sur l'état que signera l'empereur
Napoléon, et qui sera remis au gouvernement français. « Art.
10. Tous les diamants de la couronne resteront à la France. « Art.
11. L'empereur Napoléon fera retourner au Trésor et autres caisses publiques
toutes les sommes et effets qui auraient été déplacés par ses ordres, à
l'occasion de ce qui provient de la liste civile. « Art.
12. Les dettes de la maison de S. M. l'empereur Napoléon, telles qu'elles se
trouvent au jour de la signature du présent traité, seront immédiatement
acquittées sur les arrérages dus par le Trésor public à la liste civile,
d'après les états qui seront signés par un commissaire nommé à cet effet. « Art.
13. Les obligations du monte Napoleone de Milan envers tous ses créanciers,
soit français, soit étrangers, seront exactement remplies sans qu'il soit
fait aucun changement à cet égard. « Art.
14. On donnera tous les sauf-conduits nécessaires pour le libre voyage de S.
M. l'empereur Napoléon, de l'impératrice, des princes et princesses, et de
toutes les personnes de leur suite qui voudront les accompagner ou s'établir
hors de France, ainsi que pour le passage de tous les équipages, chevaux et
effets qui leur appartiennent. « Les
puissances alliées donneront en conséquence des officiers et quelques hommes
d'escorte. « Art.
15. La garde impériale fournira un détachement de douze à quinze cents hommes
de toutes armes, pour servir d'escorte jusqu'à Saint-Tropez, lieu de l'embarquement. « Art.
16. Il sera fourni une corvette armée et les bâtiments de transport
nécessaires pour conduire au lieu de sa destination S. M. l'empereur
Napoléon, ainsi que sa maison. La corvette demeurera en toute propriété à Sa
Majesté. « Art.
17. S. M. l'empereur Napoléon pourra emmener avec lui et conserver pour sa
garde quatre cents hommes de bonne volonté, tant officiers que sous-officiers
et soldats. « Art.
18. Tous les Français qui auront suivi S. M. l'empereur Napoléon et sa
famille seront tenus, s'ils ne veulent pas perdre leur qualité de Français,
de rentrer en France dans le terme de trois ans, à moins qu'ils ne soient
compris dans les exceptions que le gouvernement francais se réserve
d'accorder après l'expiration de ce terme. « Art.
19. Les troupes polonaises de toutes armes qui sont au service de la France
auront. la liberté de retourner chez elles, en conservant armes et bagages,
comme un témoignage de leurs services honorables. Les officiers,
sous-officiers et soldats conserveront les décorations qui leur auront été
accordées et les pensions affectées à ces décorations. « Art.
20. Les hautes puissances alliées garantissent l'exécution de tous les
articles du présent traité. Elles s'engagent à obtenir qu'ils soient adoptés
et garantis par la France. « Art.
21. Le présent traité sera ratifié, et les ratifications en seront échangées
à Paris dans le terme de deux jours, ou plus tôt si faire se peut. « Fait
à Paris, le 11 avril 1814. « Signé : CAULAINCOURT, duc de Vicence ; « Le maréchal duc de Tarente, MACDONALD ; « Le maréchal duc d'Elchingen NEY. « Signé : Le prince DE METTERNICH. » Les
mêmes articles ont été signés séparément, et sous la même date, de la part de
la Russie, par le comte de Nesselrode, et, de la part de la Prusse, par le
baron de Hardenberg. IV Tel fut
ce traité qui liquida le sang d'un million d'hommes, l'empire, le génie et la
gloire de dix ans. Une île étroite de la mer de Toscane allait renfermer cet
homme que l'Europe n'avait pu contenir. Était-ce un repos définitif, était-ce
une halte de cette vie qui agitait celle de son siècle ? C'est ce que tout le
monde se demandait le lendemain de la signature du traité. Pour Napoléon, ce
n'était évidemment qu'une halte. Il se préparait déjà dans sa pensée à
ressaisir ce qu'on lui enlevait, au moyen de ce qu'on lui laissait. Il
connaissait les hommes, il avait l'expérience de la fortune, il savait sa
force dans l'armée ; il croyait au lendemain de toutes les choses humaines.
Il n'était pas douteux, pour les hommes d'un sens profond et pour lui, que
cette apparente expiation de sa gloire allait satisfaire promptement les
ressentiments du peuple contre lui ; que l'exil allait le mettre à l'abri de
l'impopularité de sa chute ; que les difficultés et les fautes du règne
nouveau allaient rejaillir pour lui en regrets, en excuses, en comparaisons
en faveur de l'opinion qu'il allait rajeunir en se retrempant dans
l'infortune aux yeux de ses partisans ; que sa gloire voilée et non éteinte
allait briller d'un éclat plus prestigieux dans ce lointain enfin, que ce rocher
si rapproché de l'Italie et de la France deviendrait le refuge de toutes les
espérances de son parti, le point d'appui de toutes les factions intérieures.
Athènes n'avait rapproché Thémistocle de sa patrie que dans son tombeau.
Napoléon était plus que Thémistocle. Il n'y avait pour l'Europe que deux
moyens de se préserver de son génie un exil lointain et infranchissable, ou
le trône abaissé où on l'aurait laissé remonter vaincu et aux prises avec la
liberté réveillée de son pays. Un traité de paix signé par lui, après
l'occupation de Paris et sur les ruines de son empire, le dégradait aux yeux
de la France. Un traité d'ostracisme le grandissait et le renouvelait. Il n'y
a que la honte qui tue la gloire. Alexandre se montra, dans ce traité,
magnanime, mais sans connaissance de l'histoire. Il ne prévit rien ou il
prévit trop. Peut-être ses conseillers pensèrent-ils à laisser cette menace
vivante suspendue sur le règne des Bourbons. V Caulaincourt
et Macdonald apportèrent ce traité à Fontainebleau sans se dissimuler les
difficultés qu'ils allaient rencontrer à le faire signer à Napoléon. Mais ils
étaient résolus comme l'Europe à le laisser s'accomplir, même contre la
volonté apparente de celui dont ce traité faisait le sort. On était las de
lutter pour lui et contre lui ; l'honneur et la fidélité étaient satisfaits.
Ratifié ou non, le traité était désormais la loi du destin. Napoléon
le reçut avec une feinte indignation, bien qu'il en connût d'avance tous les
détails par les rapports secrets que Caulaincourt lui avait adressés heure
par heure. Mais il convenait à son rôle futur de protester jusqu'à la
dernière stipulation. Il semblait aussi attendre du temps quelque chose
encore. Il ne voulait rien lui laisser de ce qu'il pouvait avoir à lui
donner. a Me rapportez-vous enfin mon abdication ? » s'écria-t-il d'une voix
éclatante en revoyant son plénipotentiaire. Caulaincourt étonné lui répondit
que la première base de tout traité avait été naturellement l'abdication
remise aux souverains, et qu'elle avait été depuis longtemps livrée à la
publicité des pièces officielles. « Eh ! que m'importe à moi ce traité,
reprit Napoléon, je ne veux pas le reconnaître, je ne veux pas signer, je ne
signerai pas » Il consuma la journée entière à contester ainsi avec ses
envoyés. Lassés de ses subterfuges et découragés de sa résistance, ils
laissèrent le traité sur la table, et se retirèrent pour le laisser à la nuit
et à ses réflexions. VI Au
milieu de la nuit, les serviteurs de l'empereur vinrent frapper à la porte de
Caulaincourt endormi et l'appeler au nom de leur maître. Caulaincourt trouva
Napoléon pâle et affaissé, en proie à des spasmes d'estomac et à des
gémissements nerveux qui avaient alarmé ses serviteurs. Son premier
chirurgien, Ivan, lui donnait des soins. On parlait tout bas dans sa chambre
d'un suicide qu'il aurait tenté en avalant le poison de Cabanis par lequel
Condorcet emprisonné s'était dérobé au supplice. L'empereur n'avouait ni ne
démentait ce soupçon, qui donnait un motif tragique à une indisposition
légère et un texte aux tendres supplications de ses amis. Son médecin se
borna à lui faire prendre quelques tasses de thé ; il fut soulagé et se
rendormit sans autre médicament. Le médecin reconnut si mal les symptômes et
redouta si peu les suites d'un prétendu empoisonnement, qu'il s'éloigna de
Fontainebleau au lever du jour. VII A son
réveil, Napoléon poursuivant en termes ambigus l'idée d'un empoisonnement que
la fatalité l'avait empêché d'accomplir « Dieu ne l'a pas voulu, dit-il, je
n'ai pu mourir » Et comme ses serviteurs, affectant de craindre encore qu'il
ne renouvelât cette tentative, lui parlaient de sa gloire, de la France, de
sa femme, de son fils, qui devaient le rattacher à la vie « Mon fils,
s'écria-t-il, mon fils ! quel triste héritage je lui laisse ! Cet enfant né
roi n'a pas même aujourd'hui une patrie ! Pourquoi ne m'a-t-on pas laissé
mourir ? « —
Non, sire, lui dit tendrement Caulaincourt, c'est vivant que la France doit
vous pleurer ! « —
La France, reprit Napoléon, elle m'abandonne. L'ingratitude des hommes m'a
fait détourner la tête avec dégoût » Il
écarta d'un geste violent le rideau de son lit qui lui voilait les premiers
rayons du soleil. Il paraissait si plein de vie et de puissance sur lui-même
que la foudre seule aurait pu l'anéantir. « Dans ces derniers jours j'ai
senti une telle concentration et un tel retentissement des événements en moi,
dit-il, que j'ai craint la démence ! La démence ! ajouta-t-il, c'est la
déchéance de l'humanité ! plutôt la mort ! « Je
signerai aujourd'hui, reprit-il après un moment de silence ; retirez-vous. » VIII Ce
dernier mot disait assez le secret de la nuit. Napoléon avait voulu des
témoins de la violence morale qui lui arrachait un consentement sur lequel il
reviendrait un jour. Il aurait lutté jusqu'au suicide. Il n'aurait cédé qu'à
l'impossibilité de mourir. Nul esprit attentif ne crut à cet empoisonnement.
La parfaite possession de soi-même qu'atteste la diplomatie obstinée de ses
actes, de ses paroles, de sa négociation pendant ces longs jours, la liberté
de son esprit avant et après la scène nocturne, la légèreté de
l'indisposition, l'insignifiance du traitement, l'inattention du médecin, la
promptitude du rétablissement ; tout indique ou un hasard de sa santé ou une
scène tragique préméditée pour excuse à sa ratification, et pour provocation
à la pitié et à l'attendrissement du siècle. La nature même de Napoléon était
antipathique au suicide. Son esprit était fort, son âme n'avait ni tendresse
ni défaillance ; il ne sentait que par l'intelligence. Son génie mathématique
calculait tout et ne succombait sous aucune sensibilité. Jamais une larme sur
la mort de ses plus chers compagnons d'armes n'avait terni son œil ni son
jugement. Il était brisé par le présent, irrité de l'ingratitude, humilié de
l'abandon mais il était loin de désespérer de l'avenir. Un tel homme ne se
tue pas quand il lui reste une armée sous la main, une gloire à savourer, un empire
à reconquérir. Les clauses mêmes de ce traité qu'il disputait une à une
témoignent assez qu'il ne croyait pas en avoir fini avec la vie. L'île
d'Elbe, sur laquelle ses pensées étaient déjà portées et d'où il revenait
déjà en songe, est le contre-sens de la mort cherchée à Fontainebleau.
D'ailleurs Napoléon était Corse, ses fibres étaient trempées de la lumière et
de l'air du Midi ; le suicide est une maladie du Nord. Mais sa
nature était théâtrale comme sa destinée. Grand acteur depuis quinze ans sur
la scène de l'Europe et du monde, il combinait ses attitudes, il étudiait son
geste et son jeu. Comédien jusque dans les plus vives transes.de sa fortune,
il avait besoin d'une scène de tragédie au dénouement. S'il ne la fit pas, il
l'accepta du hasard. Telle est la nuit de Fontainebleau. IX II fit
rappeler, après son lever, Caulaincourt, qu'il pouvait espérer de tromper
moins que tout autre, car cet ami des derniers jours avait été chargé
confidentiellement par lui-même de préparer ces conditions qu'il affectait de
repousser maintenant si haut. « Maintenant, lui dit-il, hâtez la conclusion
de tout. Remettez ce traité, quand je l'aurai signé, entre les mains des
souverains alliés ; dites-leur bien que je traite avec eux et non avec ce
gouvernement provisoire, dans lequel je ne vois que des traîtres et des
factieux » Macdonald
et Ney entrèrent. Il prit la plume et signa. Son visage portait les traces du
malaise de la nuit et de l'agitation vraie ou simulée de son âme. Son front,
caché dans ses mains, était penché sur ses genoux. Il se releva pour
remercier Macdonald qui lui devait le moins, et qui lui avait rendu le plus.
Il se vengea noblement en lui de l'ingrate rudesse ou du rapide empressement
d'abandon des autres. « Maréchal, lui dit-il, je ne suis plus assez riche
pour récompenser vos derniers et fidèles services. On m'avait trompé sur vos
sentiments envers moi. Sire, depuis 1809, j'ai tout oublié, répliqua
Macdonald avec la générosité d'une grande âme. C'est vrai, je le sais, ajouta
l'empereur ; mais puisque je ne peux plus vous récompenser selon mon cœur, je
veux du moins qu'un souvenir vous reste de moi, et rappelle à vous-même ce
que vous fûtes dans ces jours d'épreuve. Caulaincourt, dit-il en se tournant
vers son grand officier, demandez le sabre qui me fut donné en Égypte par
Mourad-Bey, et que je portais à la bataille du Mont-Thabor. » On apporta
l'arme orientale. Napoléon la tendant au maréchal : Voilà, lui dit-il, le
seul prix de votre attachement que je puisse vous donner. Vous fûtes mon ami
Sire, répondit le brave guerrier en pressant l'arme contre son cœur, je le
garderai toute ma vie, et si jamais j'ai un fils, il sera son plus précieux
héritage. Donnez-moi la main, murmura Napoléon, et embrassons-nous ! »
L'empereur et le général s'embrassèrent ; leurs yeux étaient humides en se
séparant. X La
signature de ce traité par Napoléon fut dans le palais le signal de la
désertion presque universelle. Chacun n'avait plus qu'à songer à sa propre
paix avec le gouvernement nouveau. Tous se pressaient de fuir ; tous
craignaient que l'empereur ne désignât leur nom parmi ceux dont il
invoquerait la fidélité pour l'exil. Maret, seul de tous les anciens
ministres, resta à son poste de secrétaire d'État près de son maître sans
pouvoir et sans cour. Après
que Macdonald et Caulaincourt eurent rapporté le traité signé à Paris, les
souverains alliés nommèrent chacun un commissaire pour accompagner l'empereur
jusqu'au port de la Méditerranée à travers ta France Schouwalof pour la
Russie, Koller pour l'Autriche, Campbell pour l'Angleterre, Valdebourg
Fruchssefs pour la Prusse. Cour de l'exil, chargée de surveiller, de
préserver et d'honorer à la fois le proscrit de l'Europe. L'irritation du
midi de la France était telle alors contre Napoléon qu'il avait besoin d'une
sauvegarde parmi son propre peuple. Dans les départements du centre et de
l'est, au contraire, sa présence pouvait réveiller l'enthousiasme militaire
et donner un chef à l'insurrection et à l'indépendance de la patrie. Sous ces
deux rapports, l'escorte des commissaires et d'une force armée imposante
était nécessaire aux souverains et à Napoléon lui-même. Sa mort eût paru le
crime de l'Europe, son évasion et son appel aux armes eussent été le renouvellement
d'une guerre sans grandeur, mais non sans calamités. Caulaincourt
précéda de quelques heures l'arrivée des quatre commissaires à Fontainebleau
pour préparer l'empereur à la vue de. cette cour étrangère. Le palais
ressemblait déjà à un tombeau. Le vide et le silence régnaient dans les cours
et dans les salles. Cà et là seulement, sous les fenêtres, quelques groupes
de soldats, moins habitués au spectacle des vicissitudes et moins usés aux
compassions humaines, erraient autour des murs et autour des jardins du
palais, cherchant à apercevoir à travers les balustrades des parterres et des
balcons la forme fugitive de leur général pour le consoler par une
acclamation. L'empereur se montrait et disparaissait par intervalles. Il ne
donnait aucun signe d'encouragement ou même d'attention à ces groupes et à
ces cris. Il semblait absorbé en lui seul, son corps était sans repos comme
son âme. XI En ce
moment, il se promenait seul et à pas lents dans les allées d'un parterre
réservé à peine recouvertes par les feuilles naissantes, semblable au jardin
monastique qui ,s'encaisse entre une aile avancée et les murailles de la chapelle
du château. Les grandes ombres de la forêt forment le fond de cet horizon
bordé de chênes, où la pensée s'égare sur une solitude sans limites. C'est là
que son confident l'aborda. Les pas et la voix de Caulaincourt eurent peine à
arracher l'empereur de sa rêverie. On eût dit l'ombre de Charles-Quint
pleurant l'empire dans les corridors du monastère de Saint-Just. Il venait
d'être atteint au cœur par une désertion muette plus sensible que toutes les
autres. Berthier venait de partir furtivement sans attendre un congé et sans
faire un adieu. Ce maréchal, compagnon privilégié de l'empereur depuis les
campagnes d'Italie, était l'Éphestion de cet autre Alexandre. Il couchait
dans sa tente, il mangeait à sa table, il était le contre-coup de chacune de
ses pensées, l'organe de chacun de ses ordres, sa voix, sa plume, sa main,
son âme. Mais Berthier nourrissait depuis quinze ans dans son âme un de ces
amours à la fois naïfs et chevaleresques qui sont l'étoile et la fatalité de
toute une vie. Il aimait une belle Italienne qui l'avait ébloui autrefois à
Milan, et dont ni la guerre, ni l'ambition, ni la gloire, ni l'amitié de
l'empereur n'avaient pu un moment détacher sa pensée et ses yeux. Sous sa
tente, la veille des combats, le portrait de cette beauté divinisée par son
culte était suspendu à côté de ses armes, rivalisait avec ses devoirs, et le
consolait de son absence par la présence imaginaire de celle qu'il adorait.
L'idée de quitter pour jamais cette femme si l'empereur exigeait de sa
reconnaissance qu'il le suivît dans l'exil avait égaré l'âme de Berthier. Il
tremblait à chaque instant, depuis l'abdication, que son maître ne mît son
attachement à une trop cruelle épreuve, en lui disant de choisir entre sa
passion et son devoir. Il échappa à cette épreuve en abandonnant nuitamment son
compagnon d'armes et son bienfaiteur. Infidèle à l'exil de Napoléon par
fidélité à son amour, il s'enfuit, comme pour se lier davantage il alla
offrir son infidélité aux Bourbons. Napoléon n'était pas encore embarqué pour
l'île d'Elbe, que déjà Berthier, son major général et son confident
militaire, traînait sous les lambris des Tuileries et sous le panache blanc
ses complaisances et ses dévouements au nouveau règne exemple de plus de
prostration- devant la fortune. Napoléon ne pouvait pas se plaindre ; il
avait voulu l'abaissement des âmes. La fidélité est une force du cœur. Mais
il gémissait enfin. Cet éloignement des hommes qu'il voyait à toute heure
depuis tant d'années, cette disparition de ses familiers les plus rapprochés,
ressemblaient à un déchirement de son cœur. Ce n'était cependant que le
déchirement de ses habitudes car il s'habituait, il ne s'attachait pas. XII « Eh
bien, dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre railleuse, mais qui était
altérée, en faisant allusion à son départ, vous voulez donc au moins, vous,
exercer jusqu'à la fin vos fonctions de grand écuyer ? Concevez-vous que
Berthier soit parti ? Parti sans me faire ses adieux Il est né courtisan,
ajouta-t-il avec dédain, vous verrez qu'avant peu mon vice-connétable
mendiera un emploi à la cour de mes ennemis » Puis, passant en revue tous les
maréchaux et tous les dignitaires de son empire qui avaient suivi la fortune
fugitive depuis quelques jours « Je suis humilié pour l'espèce humaine et
pour la France, s'écria-t-il, que des hommes élevés par moi si haut retombent
si bas du poids de leur propre caractère Que doivent penser les souverains
étrangers des hommes dont je faisais la décoration de mon règne ? Hâtez,
hâtez maintenant mon départ ! J'ai honte de la honte de la France ; voyez les
commissaires, pressez-les, partons ! » Au
moment même où il accusait, ainsi ceux qu'il avait associés à toutes ses
gloires, à toute sa puissance, à toutes ses dépouilles, l'armée subalterne,
celle dont il avait prodigué avec un criminel mépris les services,
l'héroïsme, le sang ; celle dont il avait semé les cadavres sur toutes les
routes de l'Europe ; se dévouait avec plus de cœur à lui. On lui amenait dans
le jardin, de minute en minute, de braves sous-officiers 'ou soldats de sa
garde qui venaient le supplier de les faire inscrire parmi le noyau de
troupes que le traité lui laissait, sollicitant l'exil avec lui plus qu'ils
n'avaient sollicité, la veille, un regard, une décoration, un avancement. Les
grands attachements viennent des masses, parce qu'ils viennent de la nature.
La nature est magnanime- les cours sont égoïstes, la faveur corrompt. XIII La
nécessité de faire ratifier à Londres le traité de Fontainebleau prolongea de
quelques jours la présence de l'empereur dans cette résidence. Ces jours,
qu'il cherchait à prolonger artificieusement lui-même comme pour attendre
quelque palpitation de la France à son nom et comme pour jouir d'un reste
d'appareil impérial, furent silencieux, oisifs, gémissants. Le regret et la
reconnaissance amenèrent de Paris ou de l'armée de rares visiteurs. Ils
voulaient être en règle avec les deux fortunes. Courtisans fiers envers
eux-mêmes de prendre congé de l'une avant de saluer l'autre. Mais ces
convenances mêmes de la défection envers le malheur se comptèrent en petit
nombre. La foule n'y pensait plus que pour presser par leurs impatiences le
prompt éloignement de celui qu'ils avaient déifié dix ans. Il leur semblait
qu'il emporterait avec lui, au-delà des mers, le reproche de leur
ingratitude. Le nom et l'ombre de Fontainebleau les atteignaient de trop près
à Paris. Macdonald,
Mortier, Moncey, soldats d'une date moins servile que celle de l'empire,
revinrent honorer l'ancienne loyauté et l'ancienne fortune. Il les reçut avec
reconnaissance. Ces noms contrastaient avec ceux dont il accusait l'absence.
Cambacérès, s'écriait-il souvent, Molé, Ney, Berthier surtout, Fontanes même
Fontanes, le proscrit recueilli par le Consulat Fontanes, le favori de sa
sœur ! Fontanes, le poète de la religion et du trône, l'orateur de la
prospérité, maintenant le sénateur négociant avec la Restauration la
déchéance de son idole impériale 11 ne pouvait se consoler de cet abandon.
Les lettres, qu'il avait tant avilies, lui semblaient maintenant les
gardiennes de la vertu et de la pudeur des caractères. C'est dans les rangs
des grands hommes de la philosophie et de la poésie que les grands exemples
de la fidélité avaient été trouvés dans l'antiquité et dans les temps
modernes. Fontanes, par son âme élevée, par ses talents attiques, par la
dignité de sa vie, eût été digne de les perpétuer. Il avait protégé ses
rivaux, pendant qu'il était puissant, contre les colères de l'empereur. Il
avait défendu noblement dans M. de. Chateaubriand et dans madame de Staël les
indépendances généreuses de l'esprit et du cœur, et, maintenant, il était
déjà un des favoris du règne futur. Le secret de cette attitude de Fontanes
n'était pas dans son cœur, mais dans ses opinions. Il avait été royaliste
avec André Chénier, Delille, Roucher, par indignation contre les crimes de la
démagogie et par une généreuse compassion pour les martyres des Bourbons. Il
avait lutté courageusement alors contre la tyrannie sanguinaire du peuple. Il
avait bravé l'échafaud, il avait été proscrit. En retrouvant les Bourbons, il
retrouvait les rois de sa jeunesse et les mémoires de sa première fidélité.
L'empereur l'avait lassé de culte. Il le voyait replonger la patrie dans la
barbarie et dans les désastres des invasions et des révolutions. Il s'était
rejeté du côté de sa patrie. Seulement il avait oublié l'infortune. Elle
devait se placer au moins quelque temps entre Napoléon et lui pour lui
commander l'inaction, le silence, le deuil. Il avait trop adulé pour maudire
; il manqua au temps, il parut ingrat envers son bienfaiteur, il n'était
qu'inopportun dans les actes du Sénat contre Napoléon. Napoléon l'aimait pour
l'élégance attique de son langage et de son esprit. Il voyait en lui un
lettré de la cour d'Auguste. Il ne pouvait se consoler de le voir glisser à
une autre cour. Les heures se passaient a Fontainebleau dans ces
récriminations contre la solitude que la déchéance faisait autour de
l'empereur. XIV Deux
jours avant le 20 avril, jour fixé enfin pour le départ, un général obstiné
dans son désir de retenir l'empereur vint lui rapporter les sentiments de
l'armée française repliée derrière la Loire et prête à renouveler la lutte en
son nom. « Il est trop tard, dit enfin Napoléon ; je le pouvais, ils ne l'ont
pas voulu ; que la destinée s'accomplisse » Il ne s'occupa plus que des
préparatifs personnels de son départ et des perspectives inconnues de l'île
d'Elbe sur lesquelles son imagination s'égarait. Le vide que le monde perdu
laissait dans son âme était déjà comblé par cette petite et dernière ombre de
domination. Vivre pour cet homme était régner. Mais il
s'occupait déjà aussi de prendre des gages pour un retour de sa destinée.
Celui de ces gages sur lequel il comptait le plus, c'était sa prompte réunion
avec sa femme et son fils. Sa femme lui assurait dans son exil la compassion
respectueuse du monde et la faveur secrète de l'Autriche. Son fils lui
assurait la famille et la dynastie. Il ne doutait pas ou plutôt il feignait
de ne pas douter que les souverains ne lui laissassent ces deux consolations
de l'exil et ces deux compléments de la liberté. Il affectait d'en parler et
d'en écrire comme si ces deux conditions n'eussent pas eu besoin d'être
écrites. Où va l'homme, va la famille. Mais Napoléon était plus qu'un homme,
il était un souverain et une dynastie détrônés. Il ne pouvait oublier
lui-même ce qu'il avait fait de ces liens de famille dans les princes de la
maison de Condé, de la famille royale de Suède, de la famille d'Espagne, du
duc d'Enghien, de Gustave IV, de Ferdinand VII, de Pie VII, enlevé la nuit de
son palais pour venir languir, loin des siens, là où il récriminait lui-même
aujourd'hui. Sa femme, la jeune Marie-Louise elle-même, qu'il réclamait avec
tant de confiance et de droit, qu'était-elle elle-même, sinon une conquête de
la force et une dépouille de la politique arrachée à une famille qui avait
fait de cette princesse une rançon ? Mais ces retours sur ses propres actes
ne le détournaient pas de son ardeur de recouvrer l'impératrice pour en faire
sa décoration à l'île d'Elbe, et peut-être aussi sa protection personnelle et
sa pitié plus éloquente et plus sensible en traversant cette France qu'il
avait besoin d'attendrir. XV Revenons
à cette cour fugitive de Marie-Louise et racontons ce qui s'y passait pendant
ce long écroulement de l'empire et de l'empereur. Nous
avons vu que Marie-Louise était sortie de Paris trois jours avant
l'occupation de cette capitale. Dix voitures de cour remplies par les
ministres, les grands officiers et les dames de son service formaient ce
cortége d'une cour en fuite se dirigeant à pas lents sur le vieux château de
Rambouillet. La princesse pleurait non-seulement sur cette fuite, prélude de
la catastrophe de son mari, mais sur la contrainte où elle était d'obéir à
des conseillers impériaux qui l'entraînaient à des extrémités inconnues de
l'empire et qui prétendaient faire d'elle un centre et une provocation de
guerre désespérée. Ici son époux, là son père, sous ses yeux son enfant,
toutes ces affections, toutes ces destinées opposées d'intérêt les unes aux
autres ; elle-même, victime assurée de quelque côté qu'elle envisageât le
triomphe. Autour d'elle une cour étrangère toute vendue à son mari, et dont
il avait impitoyablement expulsé jusqu'à la dernière compagne de son enfance
qui pût lui rappeler la langue et les souvenirs de la patrie partout des yeux
qui épiaient ses larmes et qui lui commandaient son attitude devant des
populations désaffectionnées. TI y avait bien là de quoi refouler des
tristesses dans le cœur d'une jeune femme de vingt ans. Cambacérès,
impassible de contenance, tremblant de cœur, incertain de pensées, suivait
avec les grands officiers de la couronne. XVI Le
cortége s'arrêta pour une nuit dans l'antique solitude de Rambouillet.
L'absence de nouvelles de Paris et la crainte d'être devancé par quelques
corps de cavalerie ennemie, fit presser le lendemain le départ pour Chartres.
Pendant la nuit, Joseph et Jérôme, les deux frères déjà découronnés de
('empereur, y arrivèrent avec Marie-Louise, le ministre de la guerre Clarke,
et d'autres fonctionnaires évadés de Paris. L'impératrice Joséphine et sa
fille s'étaient abritées le même jour dans le château de Navarre en
Normandie, apanage de cette impératrice après sa répudiation. Deux
impératrices, deux cours et deux dynasties dépossédées suivaient déjà cet
empire aussi encombré de grandeur que de ruines dix ans après son avènement. A
Vendôme, l'impératrice reçut la première lettre 'de Napoléon depuis son
départ des Tuileries. Cette lettre annonçait à Marie-Louise la fatale
nouvelle de l'occupation de Paris et l'arrivée après coup de l'empereur. Elle
respirait encore la guerre ; elle encourageait la cour fugitive à des
manifestations d'autorité et de défense extrêmes elle nourrissait l'espérance
que Napoléon avait encore d'une rentrée prochaine et triomphale à Paris. Ces
lettres de l'empereur à sa jeune femme se succédaient fréquemment pendant ces
jours d'angoisse ; mais quelques intimes que dussent être les épanchements
entre un époux tombant du trône du monde et une femme, fille des Césars et
mère de son fils qu'il entraînait dans sa chute, ces lettres étaient écrites
non de la main, mais sous la dictée de l'empereur. Le plus souvent même, ces
lettres n'étaient pas dictées ; elles étaient simplement écrites par les
secrétaires intimes de Napoléon à qui il en inspirait négligemment le texte.
Telle était en lui la sérieuse préoccupation de son rang qu'il interposait la
froideur et l'étiquette officielle des cours entre le cœur de sa femme et
lui. L'empire avait pris la place de la nature dans cette âme infatuée de
puissance. C'est par la rigueur de ce sentiment de majesté et de supériorité,
sans rémittence dans l'intérieur de sa vie domestique comme dans les
cérémonies extérieures, qu'il s'asseyait seul à sa table avec l'impératrice.
Il proportionnait la nature des sièges a la dignité de sa femme et à la
sienne. Dans les longues soirées du palais, pendant qu'il se reposait lui
seul sur un divan impérial, il tenait ses ministres, ses maréchaux, et
jusqu'aux femmes des plus grands noms et des plus grandes charges de sa cour,
debout devant lui. Petitesses de la gloire.et du rang qui, au-heu de grandir
l'homme, rappelaient l'origine privée de toute la hauteur dont il voulait
ainsi la dominer. XVII Marie-Louise
fut forcée de séjourner huit jours à Blois. Les frères de l'empereur et les
ministres qui dirigeaient impérieusement ses stations et ses actes tentèrent
de faire de cette ville la capitale momentanée du gouvernement errant.
L'empereur, qui les inspirait encore, communiquait avec eux et avec
l'impératrice par des officiers de sa maison qui se rendaient à Blois sous
divers prétextes. La route de Fontainebleau interceptée pour un cortège
impérial ne l'était pas assez pour arrêter des émissaires. Ces lettres
semblaient réveiller quelquefois dans l'âme de l'impératrice le désir vrai ou
apparent de se réunir à son mari. Elle était visiblement combattue entre la
volonté de faire ce que son titre d'épouse lui commandait, et la crainte de
compromettre elle et son enfant en se jetant comme un otage de la famille
Bonaparte au milieu d'une poignée d'hommes de guerre réduits aux dernières
extrémités d'une lutte tragique et désespérée. N'osant ni avouer tout haut
ces dernières répugnances à un entourage dévoué jusqu'à la violence aux
intérêts de l'empire, ni résister entièrement à la contrainte des frères de
Napoléon, sans une seule confidente à ses côtés en qui elle pût épancher son
âme, redoutant un espion dans chacun de ses courtisans imposés ; ses anxiétés,
ses insomnies, ses résolutions contradictoires, ses larmes cachées, les
injonctions de son mari qui l'appelait, la voix de son fils qui la retenait,
le souvenir et les avertissements secrets de son père qui lui ordonnaient de
suspendre et d'attendre, l'avaient jetée dans un anéantissement et dans un
évanouissement de volonté et de force qui ne se réveillait que par des
spasmes, des désespoirs et des sanglots. Elle ne pouvait se persuader que
l'empereur d'Autriche, qui lui portait une affection si tendre et qui lui
avait commandé cette union par l'autorité d'un père, consentît jamais à
détrôner le mari de sa fille. Elle se réservait comme un intermédiaire aimé
et comme un négociateur certain au dernier moment entre Napoléon et lui.
Telle était cette âme de fille, de femme et de mère isolée et obsédée par
tant de sentiments et de conseils opposés, pendant cette régence de Blois. XVIII Dans
ces pensées, Marie-Louise envoya M. de Champagny, homme de dévouement
raisonné, considéré dans les deux camps, à l'empereur d'Autriche, qui était
encore à Dijon. M. de Montalivet, ministre modéré des temps faciles et des
travaux journaliers, déplacé dans ces tempêtes, fut nommé à la place de M. de
Champagny, ministre dirigeant, ombre d'administration dans une ombre
d'empire. Regnault de Saint-Jean d'Angély, dévoué jusqu'au fanatisme à
Napoléon, fut expédié quelques jours après à l'empereur d'Autriche ; choix
malheureux par l'excès même de compromission dans la cause de l'impérialisme.
Regnault de Saint-Jean d'Angély était de l'école de Fontanes. Lutteur
éloquent et courageux contre les excès de la Révolution, il l'avait refoulée
jusque dans le despotisme. Il rédigeait les actes les plus absolus de
l'empereur. Son nom était devenu dans ces derniers temps aussi impopulaire
que la tyrannie. Fidèle même à ce qui s'écroulait d'autorité, il s'honorait
en ne suivant pas les transfuges, mais il dépopularisait l'empire en le
servant. Bientôt M. de Saint-Aulaire, homme d'un grand nom, d'un esprit
diplomatique et d'un caractère qui pliait suffisamment aux circonstances, courut
sur les pas de Regnault de Saint-Jean d'Angély. Enfin M. de Beausset, préfet
du palais, plus spécialement dévoué à l'impératrice et plus propre à
intercéder qu'à convaincre, alla à son tour porter des larmes plus que des
raisonnements à l'empereur François. Ces négociateurs n'eurent aucun
ascendant sur ce souverain. Il avait remis son cœur à M. de Metternich, son
premier ministre. L'ostracisme était résolu, la victoire l'avait prononcé.
Marie-Louise était sacrifiée deux fois. XIX Cependant
les deux frères de l'empereur, Joseph et Jérôme, la tenaient captive dans
l'hôtel de la régence a Blois. Gardée par un détachement des troupes de
Napoléon qui préparait une expédition militaire pour l'enlever, honorée en
apparence de la majesté et de l'autorité de régente, présidant tous les jours
le conseil des ministres, elle était, en réalité, asservie et surveillée par
eux et par ces dignitaires complices de leur maître. Ils
tremblaient qu'une soudaine expédition de la cavalerie russe sur la ville de
Blois ne vînt leur enlever avec l'impératrice ce dernier gage d'empire et de
négociation qui restait dans leurs mains. Ils la suppliaient et la sommaient
d'heure en heure davantage de quitter Blois et de les suivre dans les
provinces plus éloignées du théâtre de la guerre et plus couvertes par la
Loire. Marie-Louise témoignait une invincible répugnance à les suivre. Elle
se défiait de ces princes détrônés poussés par la ruine même de leur ambition
aux résolutions extrêmes. Elle frémissait de devenir entre leurs mains
l'otage de leur désespoir et le mobile d'une guerre civile. Elle trouvait du
courage dans sa terreur. Elle ajournait, elle refusait, elle exagérait
l'anéantissement de ses forces qui lui faisait préférer, disait-elle,
d'attendre sa destinée quelle qu'elle fût, plutôt que d'aller la provoquer
par de nouvelles fuites. Elle se réfugiait contre ces instances dans
l'intérieur de ses appartements et jusque dans son lit. XX L'histoire
doit restituer ici la nature. Il faut dire quels étaient les sentiments
secrets de la femme sous les sentiments conventionnels de l'impératrice.
C'est pour avoir méconnu ces sentiments involontaires mais vrais que cette
princesse a subi des partisans sans pitié de son mari des reproches, des
iniquités et des mépris sans mesure. Ils l'accusent de n'avoir pas été
l'héroïne théâtrale d'une tendresse qu'elle n'éprouvait pas. Ils ont oublié
qu'elle était femme, et que le cœur a aussi sa voix dans le drame d'une
pareille destinée. Si ce cœur n'est pas une justification, il est une excuse.
La justice interroge ces excuses même dans ses condamnations. Marie-Louise
n'aimait pas Napoléon. Comment l'eût-elle aimé ? Il vieillissait dans les
camps et dans les soucis de l'ambition. Elle avait dix-neuf ans. L'âme du
soldat était dure et froide comme le 'calcul qui était l'instrument de son
génie. Celle de la jeune Allemande était frêle, timide et rêveuse comme les
songes poétiques de sa patrie. Elle était tombée des marches d'un trône
antique ; il était monté sur le sien en escaladant à main armée les dynasties
foulées sous ses pieds. Cet homme avait été pour elle, dans les préjugés de
son enfance et dans les entretiens de sa famille, le fléau de Dieu, l'Attila
des royautés, le dominateur de l'Allemagne, le meurtrier des princes, le
spoliateur des peuples, l'incendiaire des capitales, l'ennemi contre lequel
on priait Dieu dès le berceau dans les palais de la maison d'Autriche. Cédée
par un contrat de la peur à ce conquérant après la répudiation ingrate et
admise d'une épouse qui fut sa fortune, elle avait été vendue, non donnée.
Elle se regardait elle-même comme la rançon cruelle de son pays et de son
père. Elle s'était résignée comme on s'immole. Les honneurs du trône où on
l'avait reçue n'avaient été que la parure dont on décore une victime. Jetée
seule et sans amie dans une cour de soldats parvenus, de révolutionnaires
courtisans et de femmes railleuses dont elle ne savait ni les noms, ni la
langue, ni les mœurs, toute sa jeunesse s'était refoulée dans le silence et
dans l'étiquette. Son mari même ne l'avait pas rassurée par ses premiers
empressements. Il y avait quelque chose d'irrespectueux et de violent jusque
dans sa tendresse. Il blessait même ce qu'il caressait. Il y avait une
brusquerie impérieuse jusque dans ses amours. La terreur s'était placée entre
le cœur de sa jeune femme et lui. La naissance désirée du fils qu'elle lui
avait donné n'avait pas rallié ces natures si opposées. Elle sentait qu'elle
n'était pour l'empereur qu'un moyen de postérité, non la mère de famille,
mais la souche d'une dynastie. Ce maître même n'avait pas les vertus de
l'amour, l'attachement et la fidélité à la même femme ; ses amours étaient
passagers, même nombreux. Il ne respectait pas les jalousies naturelles au
cœur d'une épouse. Il n'avait pas les scandales affichés de Louis XIV, mais
il n'en avait pas non plus les délicatesses et les constances. Les plus
belles femmes de sa cour et des capitales étrangères n'étaient pas pour lui
des passions, mais des volontés satisfaites, jetant ainsi jusque dans ses
amours son mépris. Des absences fréquentes et longues, des instructions minutieuses
et sévèrement obéies, des entourages à contre-cœur, des surveillantes au lieu
d'amies, des retours grondeurs, tristes, redoutés après les revers, un
cérémonial ostentatoire, puéril, fatigant, pour tout plaisir ; rien de cette
vie, de ce caractère et de cet homme n'était propre à inspirer l'amour a
Marie-Louise. Son cœur et son imagination dépaysés en France étaient restés
au-delà du Rhin. L'empire aurait consolé une autre ; mais elle était née pour
la vie privée et pour les tendresses du foyer allemand. XXI Il
n'est pas étonnant qu'une jeune femme ainsi froissée dans toute sa nature,
dans toute sa race et dans tous ses sentiments, et prête à se voir délivrée
par la victoire de son père, ne fit pas des vœux bien ardents et bien
sincères contre son propre cœur pour se replacer, au gré de ses geôliers de
Blois, dans sa captivité. Elle ne savait ni feindre, ni jouer contre sa
nature un héroïsme conjugal qu'elle n'éprouvait pas. C'était tout son crime.
Elle attendait tremblante que la destinée la jetât au moins toute seule d'un
malheur a l'autre. Elle ne voulait pas la devancer. Les
dignitaires de Napoléon et ses deux frères, dont il l'avait entourée pour la
diriger et pour la contraindre à des mesures politiques désespérées de règne
ou a des fuites aventureuses vers l'empereur, ne cessaient pas de lui
inspirer ces mesures et de lui insinuer ce départ. Elle écoutait avec
répugnance, elle se réfugiait dans le silence, elle se dérobait à leur
obsession, elle se cramponnait à Blois. La résistance passive d'un côté,
l'impatience arrêtée de l'autre, les événements qui se pressaient, les
troupes étrangères qui s'accumulaient autour de cette résidence, devaient
pousser à un dénouement violent cette lutte encore décente entre une jeune
femme et ses conseillers. XXII Le
vendredi 8 avril, à une heure où la chambre des femmes est encore
inaccessible aux familiers des cours, une rumeur s'éleva dans la résidence de
l'impératrice à Blois. Le bruit de conversations animées, d'injonctions et de
résistance, sortit des appartements intérieurs où la jeune princesse venait
d'être arrachée à son sommeil. Les femmes de service, les serviteurs et les
gardes du palais s'étonnèrent et s'émurent d'un mouvement inusité à une
pareille heure dans l'hôtel. Des groupes qui s'interrogeaient se formèrent
dans les antichambres et dans les cours. On parlait de contrainte morale
exercée sur l'impératrice pour la forcer à fuir avec les frères de Napoléon
vers l'intérieur de la France ou vers Fontainebleau. L'émotion et
l'indignation se peignaient sur les visages et dans l'accent. Nul n'osait
manifester encore à haute voix le scandale d'une pareille contrainte sur une
femme étrangère, isolée, désarmée de tout moyen de défendre, contre la
force,. sa liberté et celle de son enfant. XXIII M. de
Beausset, gentilhomme du midi de la France, d'un caractère chevaleresque,
d'un cœur plein de respect pour la majesté, plein de pitié pour la faiblesse,
était préfet du palais, attaché à ce titre à l'impératrice. Les malheurs et
les anxiétés de cette jeune femme redoublaient en lui l'attachement officiel.
Il accourut à cette rumeur. Il pénétra, contre l'usage, dans le salon qui
précédait la chambre à coucher de la princesse d'où sortait le bruit. Il
apprit des femmes de service que Cambacérès, Joseph et Jérôme Bonaparte
étaient avec l'impératrice. Il écoutait avec incertitude l'altercation, dont
il cherchait en lui-même à deviner l'objet, lorsque Marie-Louise, dans le
désordre de toilette d'une femme qui vient d'être inopinément arrachée a sa
couche, ouvrit la porte qui communiquait de sa chambre.au salon et s'élança
vers M. de Beausset. Ses pas étaient rapides, ses joues colorées par
l'animation de la douleur, ses yeux humides, ses traits altérés. La force de
ses impressions prévalut sur sa timidité ordinaire. « Monsieur
de Beausset, dit-elle d'une voix tremblante à son gentilhomme, de tous les
officiers de là maison de l'empereur qui sont ici, vous êtes celui que j'ai
connu le premier, puisque c'est vous qui m'avez reçue à Brunau au moment de
mon mariage. Puis-je compter sur votre appui ? Mes deux beaux-frères et
Cambacérès sont là, dit-elle à voix basse en montrant du geste la chambre
voisine. Ils viennent de me dire qu'il fallait quitter Blois à l'instant, et
que, si je n'y consentais pas de bonne grâce, ils allaient me faire porter de
force dans ma voiture avec mon fils. « —
Quelle est la volonté de Votre Majesté ? demanda avec résolution M. de
Beausset. « —
De rester ici, répondit l'impératrice, et d'y attendre des lettres de
l'empereur. « —
Si telle est votre volonté, madame, reprit M. de Beausset, j'ose répondre que
tous les officiers de votre maison et de votre garde penseront comme moi, et
qu'ils ne recevront des ordres que de votre bouche. Je vais les sonder. — Allez
; je vous prie, murmura à voix basse la jeune femme craintive et résolue ;
allez, et revenez me dire sur quoi je dois compter. XXIV M. de
Beausset aborda en sortant du salon le général Caffarelli, qui commandait le
palais, et le comte d'Haussonville, un des chambellans de cette cour. Ils
furent indignés. Ils coururent sur le péristyle de l'hôtel et appelèrent à
haute voix les officiers de la garde disséminés dans la cour. A peine ces
braves soldats furent-ils informés de la contrainte exercée sur une femme
confiée à leurs armes, qu'ils se prononcèrent unanimement contre ces
violences et qu'ils demandèrent à haute voix d'être introduits pour offrir
leur dévouement et leur épée au besoin à l'impératrice. M. de Beausset les
précéda pour avertir Marie-Louise. « Entrez ! lui dit-elle en le voyant, et
répétez aux princes ce que vous avez entendu. « —
Les officiers de la maison et de la garde de l'impératrice, répéta M. de
Beausset, ont déclaré la ferme intention de la défendre de toute contrainte
qu'on tenterait de lui imposer pour l'obliger à quitter Blois contre sa
volonté. » Dites les mots dont ils se sont servis, répondit avec une
impérieuse obstination le roi Joseph il est nécessaire que nous connaissions
l'esprit qui les anime. « —
Ces mots, répliqua le préfet du palais, n'auraient rien de convenable pour
vous si je les répétais. D'ailleurs, écoutez le bruit qui s'élève des
corridors et des cours de l'hôtel ; ce murmure d'indignation vous dira mieux
que moi ce que vous voulez apprendre. » XXV A peine
M. de Beausset avait-il articulé ces paroles que des groupes d'officiers de
la garde et de l'hôtel enfoncèrent la porte, se répandirent dans le salon et
éclatèrent devant l'impératrice en termes de dévouement pour elle et de
colère contenue contre les oppresseurs de sa liberté. Joseph alors, changeant
de ton et de langage, se tourna avec un respect apparent vers Marie-Louise,
et lui dit avec une feinte conviction « Il faut rester, madame ! Ce que
j'avais proposé me paraissait conforme aux intérêts de Votre Majesté, mais
puisque Votre Majesté pense autrement, je le répète, il faut rester. » Les
frères de Napoléon n'osèrent plus renouveler cette tentative. Le désespoir
d'une jeune femme lui avait rendu le courage. L'indignation contre la
violence avait soulevé pour elle tous les cœurs. On s'abandonna à la
destinée. On attendit à Blois les résultats des négociations de
Fontainebleau. Quelques
heures après, un commissaire russe sans escorte vint, au nom des souverains,
s'emparer de Marie-Louise et de son fils. Il n'y eut ni résistance ni
murmure. Il était évident que l'impératrice était préparée par son père à
cette résignation de sa personne à ses alliés. Captivité pour captivité, elle
préférait celle de sa première famille et de sa première patrie. Sa cour impériale
se dispersa tout entière à ce moment. Les ministres, les conseillers d'État,
les courtisans repartirent à la hâte, non vers Fontainebleau, mais vers
Paris. C'est là qu'était la fortune nouvelle. Le ministre de la guerre
lui-même se contenta de faire transmettre ses adieux à l'empereur. Il courut
offrir ses services au maître nouveau. XXVI Le
lendemain l'impératrice, sous une escorte russe, fut conduite à Rambouillet
par Orléans. L'empereur continuait d'écrire à sa femme, il la sollicitait de
se réunir à lui sur la route de l'île d'Elbe. Il lui décrivait le lieu de son
exil, il lui fixait le nombre de chambellans, de dames d'honneur, de femmes
de service qu'elle aurait à emmener avec elle dans cette nouvelle cour. Il
n'avait renoncé à aucune des pompes et des puérilités des cours. On eût dit
qu'il était né dans ces appareils de la souveraineté et qu'il les avait tellement
incorporés avec sa nature qu'il ne concevait plus que cette vie d'emprunt.
Puis il demandait confidentiellement à M. de Beausset quelles étaient les
vraies intentions de Marie-Louise sur sa réunion avec lui. Puis il discutait
avec elle les adjonctions de territoire à. Lucques, à Piombino, a Carrare,
qu'il fallait exiger pour compléter ses États de Parme ; plus loin, il lui
recommandait de recomposer une maison pour son fils, le roi de Rome, quand
elle serait arrivée à Parme, où il y avait, disait-il, assez de dames d'une
haute noblesse. Cette prétention à s'envelopper d'aristocratie antique, dans
laquelle il voulait se confondre lui et les siens, le possédait jusque dans
ses ruines. Les vanités de l'homme nouveau survivaient à la déchéance du
souverain tombé. Il s'informait ensuite des moyens de traverser Lyon et les
grandes villes de nuit, de peur des émotions populaires soulevées contre lui
par le ressentiment public. Il recommandait d'apporter quelques millions pour
s'établir avec une splendeur convenable à l'île d'Elbe. Il faisait distraire
des diamants de la couronne les diamants privés dont il réclamait la
possession. Il ordonnait de distribuer son trésor, composé de nombreux
millions en or et en argent, en bijoux, dans différents fourgons et dans
différentes voitures de l'impératrice, pour les soustraire ainsi à la
confiscation ou à la spoliation de ses ennemis sur la route de Paris en
Italie. Il se faisait envoyer à lui-même trois millions pour ses dépenses
personnelles dans la route qu'il allait entreprendre. Le général Cambronne
était chargé par lui de les escorter de Blois à Fontainebleau. Il s'opposait
à l'idée de l'impératrice de séjourner à Rambouillet ; il la pressait de se
rendre dans ses États d'Italie. Il laissait voir une vive appréhension à
l'idée d'une entrevue de l'empereur d'Autriche avec Marie-Louise. Il
redoutait évidemment que les insinuations paternelles n'éloignassent sa femme
de lui pour jamais. Il pressentait les difficultés que le séjour de sa femme
et de son fils, otages entre les mains de l'Autriche, susciteraient à une
restauration de l'empire, dont il était déjà confusément occupé. XXVII A
l'exception des ordres concernant une partie de son trésor, toutes ces
lettres étaient de vaines occupations de ses jours oisifs à Fontainebleau.
Déjà l'impératrice, entraînée par l'inclination autant que par la force vers
son père, à Rambouillet, se réunissait dans cette résidence à l'empereur
d'Autriche, jetait son fils dans les bras de son grand’père, et prenait la
route de Vienne sous l'escorte des vainqueurs de son mari. Mais
pendant que la victoire et l'indifférence éloignaient ainsi de lui l'épouse
que.la politique lui avait donnée et que l'empire n'avait pu lui attacher,
l'adversité ramenait auprès de lui, à Fontainebleau, une jeune et belle
étrangère dont la défaite et l'exil ne pouvaient lui enlever l'amour. Parmi
les nombreux et fugitifs objets de ses attachements illégitimes, Napoléon
avait aimé, une seule fois peut-être, d'une tendre et durable passion. Au
sommet de sa fortune et de sa gloire', dans une fête à Varsovie, la beauté
d'une. Polonaise, enivrée d'enthousiasme pour son nom, l'avait frappé.
C'était la jeune épouse d'un noble Sarmate déjà avancé en âge. Elle brillait
pour la première fois dans les pompes d'une cour. Elle adorait dans Napoléon,
alors comme tous les Polonais, le génie, la victoire, l'espoir trompé de
l'indépendance de sa patrie. Ses regards rayonnaient involontairement de ce
culte. Napoléon la vit, la devina, l'aima. De longues résistances, des
devoirs combattus, des évanouissements, des larmes, irritèrent le goût de
l'empereur jusqu'à la passion. Il enleva la comtesse Waleska à son époux, à
sa patrie. JI l'entraîna dans ses camps et dans ses capitales conquises. Un
fils était né de leurs amours. Un hôtel à Paris, souvent visité la nuit par
Napoléon, dérobait aux regards du public la mère toujours passionnée de cet
enfant. XXVIII L'adversité
lui rendait sa faute presque sacrée et son amour plus cher. Elle voulait, en
se dévouant à l'exilé, racheter sa faiblesse pour le maître de l'Europe. Elle
écrivit à Napoléon pour lui demander de le revoir et pour lui offrir de
s'attacher à ses pas partout où l'infortune le conduirait. Il consentit à
cette entrevue. L'avant-dernière nuit qui précéda le départ de l'empereur de
Fontainebleau, la jeune femme fut introduite par un escalier dérobé dans le
salon qui précédait la chambre à coucher de son amant. Le serviteur affidé
alla annoncer à son maître la présence de celle qu'il avait consenti à
revoir. Napoléon était plongé dans l'espèce de stupeur rêveuse qui
l'absorbait depuis sa chute. Il répondit à l'introducteur qu'il appellerait
lui-même bientôt celle qui bravait pour lui la pudeur et l'adversité. La
jeune femme en pleurs attendit en vain une longue moitié de la nuit. Il ne
l'appela pas. On l'entendait cependant se promener dans sa chambre. Le
serviteur entra, lui rappela la personne présente « Attendez encore, » dit
l'empereur. Enfin, la nuit entière s'étant écoulée et le jour commençant à
menacer de révéler lé secret de l'entrevue, la jeune femme rebutée, éplorée
et offensée fut reconduite, tout en larmes, a sa voiture par le confident de
ses derniers adieux. Soit que Napoléon eût perdu le sentiment de son propre
cœur dans l'agitation de son esprit, soit qu'il rougît de paraître abattu et
captif devant celle qui l'avait aimé vainqueur et souverain de l'Europe, il
n'eut pas pitié de ce dévouement. Le confident étant rentré le matin dans la
chambre de l'empereur et lui peignant l'attente, la honte, le désespoir de la
comtesse Waleska « Ah dit-il, j'en suis humilié pour elle et pour moi. Mais
les heures se sont écoulées sans que j'eusse le sentiment de leur durée.
J'avais quelque chose là, » ajouta-t-il en se posant le doigt sur le
front. Le désespoir même qui attendrit les autres hommes était, rude et
glacial en lui. XXIX Le
lendemain il fit appeler Caulaincourt. Il fit quelques munificences à sa
garde et aux officiers de sa maison qui lui étaient restés fidèles jusque-là.
« Dans quelques jours, leur dit-il, je serai enfin établi à l'île
d'Elbe. J'ai hâte d'y respirer plus d'air. J'étouffe ici ! J'avais rêvé de
grandes choses pour la France. Le temps m'a manqué, les hommes aussi. La
nation française ne sait pas supporter les revers. Une seule année de
désastres lui a fait oublier quinze ans de victoires. On m'abandonne, on me
sépare de ma femme et de mon fils L'histoire me vengera. » Puis il
parla avec une apparente impartialité des Bourbons. « Entre les vieilles
races et les peuples renouvelés par la Révolution, il y a des abîmes, dit-il.
L'avenir est chargé d'événements. Nous nous reverrons, mes amis ! Demain je
ferai mes adieux à mes soldats. » XXX Ce
lendemain se leva enfin. Les commissaires, respectueux jusque dans leur
surveillance, avaient demandé à l'empereur d'arrêter l'heure du départ. Il
avait fixé le milieu du jour. Ce qui
lui restait de cour, c'est-à-dire les généraux de sa garde et quelques
officiers de sa maison, Belliard, Gourgaud, Petit, Athalin, Laplace, Fouler
et quelques familiers de son intérieur, se réunirent à dix heures dans le
salon qui précédait son cabinet, avec les commissaires étrangers, petit et
funèbre cortège inaperçu dans un palais jadis trop étroit pour ses pompes. Le
général Bertrand ; grand maréchal du palais, fier de sentir en lui-une
fidélité au-dessus de tous les exils, annonça l'empereur. Il sortit, le
visage calme et composé. Il traversa la file de ses derniers amis, saluant et
tendant a droite et à gauche sa main qu'il retirait mouillée de larmes. Pas
un mot ne troubla le silence. L'impression était trop solennelle pour que des
paroles tentassent de l'exprimer. Toute l'éloquence de cet adieu,
reconnaissance et douleur, était dans les attitudes. Celle de l'empereur
était digne du lieu, du rang, de l'acte, naturelle, triste et réfléchie. On
voyait qu'il respectait son propre ostracisme, et qu'il repliait de ce palais
quinze ans de gloire et de malheurs donnés à la France. Ce n'était plus comme
la veille l'homme, c'était l'empire qui sortait. Il sortait avec la majesté
d'un événement. XXXI Il
traversa à pas lents, suivi de ses surveillants et' de ses amis, la longue
galerie de François Ier. Il parut sur le palier du grand escalier. Il regarda
un moment les troupes rangées en bataille dans la cour d'honneur et le peuple
innombrable accouru des villes voisines pour assister à ce moment d'histoire
et pour le redire à leurs enfants. Les sentiments étaient divers dans cette
foule où le règne avait plus d'accusateurs que d'amis. Mais la grandeur de la
chute dans les uns, la pitié pour les revers dans les autres, la décence de
la circonstance chez tous, imposaient un silence unanime. Les insultes
eussent été une lâcheté, les cris de « Vive l'empereur ! »
auraient paru une ironie. Les troupes elles-mêmes éprouvaient quelque chose
de plus solennel et de plus religieux qu'une acclamation, l'honneur intime de
leur fidélité jusqu'aux revers, et le coucher de leur gloire qui allait avec
leur chef disparaître derrière les arbres de la forêt et derrière les vagues
de la Méditerranée. Elles enviaient ceux de leurs compagnons à qui le choix
ou le sort avait accordé la faveur de s'exiler dans son île avec leur
empereur. Les têtes étaient baissées, les regards ternes ; des larmes
roulaient sur les joues hâlées par la guerre. Si les tambours avaient été
'voilés de crêpes de deuil, on eût dit les obsèques de l'armée à son général.
Napoléon lui-même, après un premier coup d'œil martial et sévère sur ses
bataillons et ses escadrons, eut un attendrissement rare dans le regard. Que
de journées de guerre, de gloire et de puissance cette armée ne lui
rappelait-elle pas ! Où étaient ceux qui l'avaient composée pendant qu'elle
parcourait avec lui l'Europe, l'Afrique et l'Asie ? Que restait-il de ces
millions d'hommes dans ce noyau sous ses yeux ? Et cependant ce reste était
fidèle. Il allait s'en séparer pour toujours. L'armée c'était lui. Quand il
ne la verrait plus sous ses yeux, que serait-il ? Il devait tout à l'épée, il
perdait tout avec elle. Il hésita quelque temps avant de descendre. Il parut
vouloir rentrer machinalement dans le palais. XXXII Il se
raffermit, se reprit, descendit les marches pour se rapprocher des soldats.
Les tambours lui rendirent les honneurs du commandement. D'un geste il leur
imposa le silence. Il s'avança jusqu'au front des bataillons ; il fit signe
qu'il voulait parler. Les tambours se turent ; les armes immobiles, les
respirations même suspendues laissèrent entendre sa voix, répercutée par les
hautes murailles du palais, jusqu'aux derniers rangs de sa garde. «
Officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, dit-il, je vous
fais mes adieux. Depuis vingt ans je vous ai constamment trouvés sur le
chemin de l'honneur et de la gloire. Dans ces derniers temps comme dans ceux
de notre prospérité, vous n'avez cessé d'être des modèles de fidélité et de
bravoure. « Avec
des hommes tels que vous notre cause n'était pas perdue, mais la guerre était
inter minable c'eût été la guerre civile, et la France en eût été plus
malheureuse. J'ai donc sacrifié nos intérêts à ceux de la patrie. Je pars.
Vous, mes amis, continuez à servir la France ; son honneur était mon unique
pensée, il sera toujours l'objet de mes vœux. « Ne
plaignez pas mon sort ! Si j'ai consenti à me survivre, c'est pour
servir encore votre gloire. Je veux écrire les grandes choses que nous avons
faites ensemble. Adieu, mes enfants Je voudrais vous presser tous sur mon
cœur. Que j'embrasse au moins votre général, votre drapeau » Ces
mots attendrirent les soldats. Un frémissement parcourut les rangs, agita les
armes. Le général Petit, qui commandait la vieille garde en l'absence des
maréchaux, homme de trempe martiale, mais sensible, s'avança, au signe répété
de Napoléon, entre les rangs de ses soldats et son empereur. L'empereur
l'embrassa longtemps. Les deux capitaines sanglotaient. Un sourd sanglot
répondit de tous les rangs à ce spectacle. Des grenadiers s'essuyèrent les
yeux du revers de leur main gauche. « Qu'on m'apporte les aigles » reprit
l'empereur, qui voulait graver en lui et dans ce signe une mémoire de César.
Des grenadiers s'avancèrent en portant devant lui les aigles des régiments.
Il prit ces signes chers au soldat, les pressa contre sa poitrine, et les
touchant des lèvres « Chère aigle, dit-il d'un accent à la fois mâle et
brisé, que ce dernier baiser retentisse dans le cœur de tous mes soldats « Adieu
encore une fois, mes vieux compagnons, adieu ! » L'armée entière fondit en
pleurs, et rien ne répondit qu'un long et sourd gémissement des troupes. Une
voiture ouverte, où le général Bertrand attendait son maître et son ami,
reçut l'empereur, qui s'y précipita en se couvrant les yeux de ses deux
mains. Elle roula vers la première station de son exil. XXXIII Le
premier empire était fini. Napoléon connaissait la puissance de l'imagination
sur les hommes. Il savait le rôle que le cœur joue dans l'histoire. Il avait
offert le sien et celui de ses troupes en spectacle à la France et au monde
dans cette scène. Elle parut même à ses ennemis digne des plus grandes pages
de. la vie des peuples. Il avait fallu quinze ans de victoires et de revers
pour la préparer, une armée et un héros pour la jouer, un monde pour la
regarder, un exil pour l'attendrir. C'est la page pathétique de l'empereur.
Il avait été souverain, jamais homme. En revenant à la nature, il retrouva la
grandeur. Son adieu à son armée lui rendit l'admiration, la pitié et le cœur
du peuple. XXXIV Ainsi
s'ouvrit le premier exil de Napoléon. Pendant
qu'il s'achemine vers l'île où la vengeance de l'Europe et la lassitude de la
France l'ont relégué, jugeons un moment et réfléchissons. L'histoire n'est
pas seulement un drame, elle est une justice. Les conquérants et les despotes
auraient trop d'avantages sur la vérité si on ne les jugeait, comme Napoléon
l'a été jusqu'ici, qu'au retentissement du nom et à l'éblouissement de la
gloire. Il y a des flatteurs de renommées comme il y a des flatteurs de
puissance, parce que la renommée est une puissance aussi, et qu'en se plaçant
dans le rayonnement d'un grand nom on s'imagine participer à son prestige et
écraser le monde de l'autorité d'un préjugé. C'est le vœ victis de
l'historien. Mais cette puissance des renommées de fait est une puissance
mauvaise aussi, à laquelle il faut avoir le courage de résister dans une
juste mesure, de peur que la postérité ne se courbe comme le siècle, que la
morale ne soit découragée comme l'indépendance, et que la vertu n'ait pas du
moins sa protestation et son témoin. XXXV Napoléon
n'est pas un homme de Plutarque, mais de Machiavel. Son mobile n'a été ni la
vertu ni la patrie, mais le pouvoir et la renommée. Servi par des
circonstances qu'aucun homme ne rencontra jamais, pas même César, et par un
génie de la force égal a. son œuvre, il se donna pour tâche de posséder le
monde à tout prix, non de l'améliorer ou de le grandir. Ce seul but évident
de toutes les actions de sa vie les rapetisse et les pervertit toutes aux
yeux de la vraie politique. Dieu n'a dit à aucun homme Tu te feras de
toi-même ton propre but, tu feras de toi le centre des choses humaines, tu
feras servir le monde à ton usage. Il a dit, au contraire Tu seras, autant
qu'il est en toi, le moyen, l'instrument, le serviteur de la terre tu te
sacrifieras au service de ton peuple, tu grandiras non en toi-même, être
petit et passager, mais dans le peuple, être éternel, que tu auras servi, et
dans l'esprit humain amélioré et grandi par tes œuvres ! Voilà le type !
voilà la vraie grandeur. La haute politique, l'immortelle gloire, sont là,
parce que là est la vertu de l'homme d'État, non selon l'histoire, mais selon
Dieu. XXXVI Or, la
pensée de Napoléon fut la pensée contraire. Son plan de vie à l'inverse est
en contradiction du plan de Dieu dans l'humanité. Debout sur cette vérité
solide comme la conscience, on ose juger ce qui n'a été que célébré. On est
sûr qu'on ne se trompera pas. On sent en soi l'inflexibilité non de l'esprit,
mais de la morale, et on poursuit. Nous
avons parlé du plan de vie général de Napoléon, et nous avons dit qu'il fut
de posséder à tout prix la terre. Expliquons-nous entendons par plan de vie
la signification générale et continue de tous les actes d'un homme
d'histoire, la tendance constante de sa pensée ou de son instinct manifestée
par ses mœurs. Nous n'attachons pas à cette expression l'idée d'une
préméditation dès le berceau ou d'une combinaison systématique de chacun de
ses pas, de ses gestes, de ses paroles en toutes circonstances. L'homme n'est
pas ainsi fait. Il n'est pas une abstraction, il n'est pas une ligne
mathématique, il est un homme, c'est-à-dire une inconstance, une mobilité,
une inconséquence vivante. Le plan de vie d'un homme historique, c'est son
caractère. C'est donc dans le caractère de Napoléon le plus habituellement
révélé dans ses actes et dans ses pensées que nous cherchons sa moralité ou
sa dépravation, sa petitesse ou sa grandeur aux yeux moins éblouis de la
postérité. En deux mots, son inspiration venait-elle habituellement du monde
à lui ou de lui au monde, du dévouement ou de l'égoïsme, d'en haut ou d'en
bas, de Dieu ou de lui-même ? Voilà à quoi nous répondons en interrogeant sa
mémoire, non pour la rapetisser, mais pour qu'elle ne pervertisse pas
l'avenir. XXXVII Il naît
en Corse. Cette île, alors dénationalisée, cherchait son indépendance. Il se
déclare contre Paoli, le libérateur de son berceau ; il se cherche une patrie
; il choisit la plus agitée, la France. Il pressent avec une précoce sagacité
d'instinct que les grands hasards de fortune seront où sont les grands
mouvements de choses et d'idées. La Révolution française bouillonnait, il s'y
jette ; le jacobinisme la gouvernait, il l'exalte. Il en affecte les
principes radicaux, les exagérations démagogiques, le langage, le costume, la
colère, la popularité. Il écrit le Souper de Beaucaire, cette harangue de
club dans un camp. La révolution monte et baisse selon les accès de
bouillonnement ou de refroidissement de l'opinion à Paris ;'il monte et
baisse avec elle, servant avec un zèle égal, tantôt les conventionnels à
Toulon, tantôt les thermidoriens a Paris, tantôt la Convention contre les
démagogues, tantôt Barras et le Directoire contre les royalistes ; tout aux
circonstances, rien aux principes ; pressentant le pouvoir, aidant le succès,
s'élevant indifféremment sur tous et par tous. Jeune homme de la race et du
temps de ces républiques italiennes qui louaient leur bravoure et leur sang à
toutes les factions, à toutes les causes, pourvu qu'elles les grandissent.
Soldat, il offre son intelligence et son épée au plus résolu ou au plus heureux.
On ne voit pas un scrupule d'opinion, de principe, de vertu publique dans sa
jeunesse obscure jusque-là. On n'en
voit pas davantage dans sa fortune rapide. La source de cette fortune est la
faveur du plus influent des directeurs pour une femme belle et répandue dans
la familiarité des puissants du jour. Barras lui donne pour dot l'armée
d'Italie. Il aime, il est vrai, et il est aimé. Mais cet amour est altéré
dans son désintéressement par cette ambition satisfaite. Il paraît moins
sincère, parce qu'il est doté d'un commandement. Ce commandement est la date
de son génie. Il le communique à ses troupes, il répand la jeunesse dans nos
camps vieillis, il retrempe la routine militaire dans l'enthousiasme et dans
l'initiative de la nouvelle tactique ; il invente l'audace, ce génie des
guerres révolutionnaires il accélère les mouvements des armées, il décuple le
temps par les marches ; il déconcerte les prudences et les lenteurs des
élèves de Frédéric et de Landon il conquiert, il pacifie ; il traite, il
efface ceux-ci du sol, il respecte ceux-là ; il pactise avec ce qui est fort,
comme Rome, dans l'esprit des peuples ; il balaye, sans prétexte et sans
pitié, ce qui est faible, comme Venise il usurpe hardiment sur l'autorité,
sur la diplomatie et sur le principe de son gouvernement. Tantôt il proclame,
tantôt il trahit, tantôt il vend le dogme de la Révolution française, selon
l'opportunité et les besoins de sa popularité personnelle, en Italie et à
Léoben. Ici il rétablit le- despotisme, là il consacre la théocratie ; plus
loin il trafique de l'indépendance des peuples, ailleurs il vend la liberté
des consciences. Ce n'est déjà plus le général d'une révolution ni le
négociateur d'une république c'est l'homme qui se construit lui-même et lui
seul aux dépens de tous les principes, de toutes les révolutions, de tous les
pouvoirs qui l'ont armé. Le travail de l'esprit humain du dix-huitième
siècle, de la philosophie moderne, de la Révolution française, disparaît.
Bonaparte seul se montre. Ce n'est plus un siècle qui se remue, c'est un
homme qui se joue d'un siècle et qui se substitue à une époque. Plus de
France, de révolution, de république ; c'est lui ! rien que lui, toujours lui
! XXXVIII La
Révolution embarrassée de lui l'envoie, pour périr ou pour grandir, en
Égypte. Autre continent, autre homme, mais de conscience pas davantage. Il
s'annonce comme le rénovateur de l'Orient. Il lui apporte, dit-il, la liberté
européenne. Il cherche d'abord à le convaincre qu'il faut se laisser
conquérir. Le fanatisme mahométan est un obstacle à sa domination au lieu de
le combattre, il le simule. Il se déclare pour Mahomet contre les
superstitions européennes. Il met les religions dans les moyens de police et
de conquête. Le négociateur, incliné devant le pape à Milan, s'incline devant
le prophète au Caire. Le lointain donne du prestige à des exploits contre une
race énervée, exploits exagérés par la renommée, mais qui rappellent la
poésie des croisades. Ce qu'il y cherche, c'est surtout le retentissement et
l'imitation d'Alexandre. Aussi, au premier échec, à Saint-Jean-d'Acre, il
abandonne toute conquête, empire, songe asiatique, il laisse son armée sans
recrutement et sans espace à une capitulation certaine. Il se jette dans un
vaisseau léger, il revient où est la réalité, il devance le bruit de ses
revers, il surprend la popularité. Il regarde la république, il voit qu'elle
a passé l'heure des dangers anarchiques, que ses pouvoirs se régularisent,
que les armées commandées par ses rivaux triomphent, que ce gouvernement
démocratique acheté si cher par la nation deviendra, si on le respecte, un
obstacle invincible à l'occupation d'un soldat. Il conspire à main armée
contre ce gouvernement qui lui a remis ses armes pour le défendre ; il joint
la ruse à la force, il corrompt ses compagnons d'armes, il trompe les
directeurs, il viole les représentations, il fait déchirer les lois par ses
baïonnettes, il s'empare de sa patrie. La France était un peuple, elle n'est
plus qu'un homme, et cet homme, c'est lui. XXXIX Ce
crime antinational et antirévolutionnaire accompli, il faut le faire
sanctionner par l'opinion il y en a deux une opinion républicaine et
progressive qui porte le monde en avant sur le courant de la vérité, de la
liberté et de la vertu civique ; une opinion contre-révolutionnaire et
rétrograde, qui reporte les institutions et l'esprit humain en arrière sur le
contre-courant des servitudes, des préjugés et des vices du passé. Il ne
mesure pas la vérité mais, la force. Il voit que la vérité est avec la liberté,
mais. que la force est avec la contre-révolution. Il s'y précipite pour
qu'elle le porte à un trône. Il exploite les lassitudes, il achète les
vénalités, il intimide les lâchetés, il favorise les apostasies du jour ; il
cimente d'ambitions, de grades, d'autorité, le moins libéral des pouvoirs, le
gouvernement militaire. Il règne enfin sur son pays. Le pays disparaît à son
tour sous un trône, et sur ce trône il ne place que lui. XL Pour
que ce trône se soutienne, il lui faut un principe. Il peut encore choisir.
Il peut faire de son règne le règne des idées écloses du raisonnement. Il
peut les acclimater au monde nouveau par la monarchie. Il peut être à la
philosophie et à l'esprit de civilisation moderne ce que Charlemagne fut au
christianisme, l'initiateur et l'organisateur armé de l'idée naissante et
désarmée. Le monde moral à ce prix aurait sinon excusé, du moins compris
l'usurpation militaire. Il répudie dès le premier jour ce grand rôle d'un
génie fondateur d'une idée. Il déclare la guerre et la tyrannie à toutes les
idées, excepté aux idées mortes. Il maudit la pensée parlée ou écrite, comme
une révolte du raisonnement contre le fait. Il s'écrie « La pensée est le mal
suprême, c'est elle qui a fait tout mal » Il impose le mutisme aux tribunes,
la censure aux journaux, le pilon aux livres, la terreur ou l'adulation aux
écrivains. Il blasphème contre la lumière. Il ferme la bouche au moindre
murmure d'une théorie. Il exile tout ce qui ne lui vend ni sa parole ni sa
plume. Il n'honore dans les sciences que les sciences qui ne pensent pas, les
mathématiques. Il supprimerait, s'il le pouvait, l'alphabet, pour ne laisser
subsister entre les hommes que les chiffres, parce que les lettres expriment
l'âme humaine et que les chiffres n'expriment que des forces matérielles. Il
s'exalte dans son horreur de la philosophie et de la liberté jusqu'à
l'athéisme de l'intelligence humaine. Il pressent une révolte dans chaque
soupir, un obstacle dans chaque pensée, une vengeance dans chaque vérité. Il
refuse l'air même aux consciences, il se ligue avec le Dieu qu'il ne croit
pas, il refait un traité d'empire et d'Église avec le pouvoir sacerdotal, il
profane la religion en feignant de l'honorer, il fait du prêtre un magistrat
civil et un instrument de servitude chargé de lui assouplir les âmes ; il met
le catéchisme d'un culte d'État dans l'empire, et l'empereur à côté de Dieu
dans le catéchisme de l'État. Il détruit une à une toutes les vérités civiles
conquises et promulguées par l'Assemblée constituante et par la république
l'égalité par une féodalité nouvelle, les partages domestiques par les
substitutions et les majorats, les mœurs nivelées par les titres, la
démocratie par une noblesse héréditaire, la représentation nationale par un
Corps législatif subordonné et muet, et par un Sénat de Bas-Empire chargé de
lui voter le sang du peuple, enfin les nationalités par des dynasties de sa
race imposées aux trônes. Il tourne en dérision et en tyrannie toutes les
institutions de l'indépendance des peuples dont il n'ose pas encore effacer
le nom, il refait le passé en commençant par ses vices, il le restitue tout
entier à ses adorateurs, à condition que ce passé sera encore lui. XLI Il faut
cependant un esprit à un règne. Il le cherche. De tous ces principes sur
lesquels un fondateur peut faire durer ses institutions, liberté, égalité,
progrès, lumière, conscience, élection, raisonnement, discussion, religion,
vertu publique, il choisit le plus personnel et le plus immoral de tous, la
gloire ou la renommée. Ne voulant ni convaincre, ni éclairer, ni améliorer,
ni moraliser sa patrie, il se dit « Je l'éblouirai, et de cet éblouissement
que je ferai rejaillir sur elle-, je fascinerai le plus noble et le plus
séductible de ses instincts, la gloire ou la vanité nationale. Je fonderai ma
puissance ou ma dynastie sur un prestige. Les nations n'ont pas toutes une
vertu, toutes ont un orgueil. Cet orgueil de la France sera mon droit. » XLII Ce
principe de la renommée lui commande à l'instant celui de la conquête, la
conquête commande la guerre, la guerre les détrônements et les
dénationalisations. Son règne n'est qu'une campagne, son empire qu'un champ
de bataille aussi vaste que l'Europe. Il place tout droit des peuples et des
rois dans son épée, toute moralité dans le nombre et dans la force de ses
armées. Rien de ce qui le menace n'est innocent, rien de ce qui lui fait
obstacle n'est sacré, rien de ce qui le précède en date n'est respecté il
veut que l'Europe date de lui. XLIII Il
balaye la république avec le pied de ses soldats. Il refoulé le trône' des
Bourbons dans l'exil. Il envoie saisir comme un meurtrier dans l'ombre le
plus brave et le plus confiant des princes militaires de cette race, le duc
d'Enghien, sur la terre étrangère. Il le tue dans le fossé de Vincennes par
je ne sais quel pressentiment du crime qui lui montre dans ce jeune homme le
seul compétiteur armé du trône contre lui ou contre sa race. Il conquiert
l'Italie reperdue, l'Allemagne, la Prusse, la Hollande reconquise après
Pichegru, l'Espagne, Naples, royaumes, républiques. Il menace l'Angleterre,
il caresse pour l'endormir la Russie, il découpe le continent, il distribue
les peuples, il élève des trônes pour toute sa famille, il dépense dix
générations de la France pour faire un sort impérial ou royal à chacun des
fils ou à chacune des filles de sa mère. Sa renommée, qui croît sans cesse
d'éclat et de bruit, donne à la France et à l'Europe ce vertige de gloire qui
lui dérobe l'immoralité et l'abîme d'un tel règne. II a créé l'entraînement,
oh le suit jusqu'au délire de la campagne de Russie. Il flotte dans un
tourbillon d'événements si immenses et si accélérés que trois années de
fautes même ne l'en laissent pas retomber. La gloire qui l'a élevé le
soutient sur le vide de tous les autres principes qu'il a méprisés. L'Espagne
a dévoré ses armées, la Russie a servi de sépulcre à sept cent mille hommes,
Dresde et Leipzig en ont englouti les restes. L'Allemagne irritée lui a fait
défection. L'Europe entière le cerne et le poursuit du Rhin aux Pyrénées avec
une marée de peuples. La France épuisée et désaffectionnée le regarde
combattre et déchoir sans lever un bras pour sa cause. Il n'a plus contre le
monde qu'une poignée d'hommes, il ne tombe pas encore ; tout est anéanti
autour de son trône, mais il lui reste sa renommée qui plane toujours
au-dessus de lui. XL1V Comme
diplomate, il est souverainement habile tant qu'il a son ambition à servir et
son règne à préparer. Dans sa campagne d'Italie, il combat d'une main, il
négocie de l'autre. Il se joue hardiment des instructions du républicanisme
radical de la Convention. Il traite avec le Piémont vaincu qu'il pouvait
détruire. Il grossit l'armée républicaine contre l'Autriche des contingents
d'une monarchie. Il traite avec le pape qu'il avait mission de chasser de
Rome. Il enrôle dans son parti les habitudes, les respects et jusqu'aux
superstitions des populations. Il traite avec Modène pour des millions et se
fait solder par le trésor des princes. Il traite avec la Toscane et avec
Naples pour diviser ses ennemis et pour les combattre, comme l'Horace
antique, un à un. Il endort Venise tant qu'il a besoin de sa neutralité il
l'insulte, il la viole, il l'écrase dès qu'il ne la craint plus. Il allume le
feu de l'enthousiasme révolutionnaire et de l'indépendance dans Milan. Il
revend ensuite Venise à l'Autriche, et il achète à ce prix l'ombre de paix
qu'il veut offrir, pour se populariser, à la France. Jusque-là, sa diplomatie
est de Machiavel, mais elle est d'un Machiavel patriote qui ne fait du moins
que des trahisons utiles à son pays. XLV Mais il
n'est pas plus tôt sur le trône que toutes ses négociations sont des vertiges
aussi funestes à lui-même qu'à la solide grandeur de sa patrie. Il menace
l'Angleterre, qu'il ne peut atteindre ni sur terre ni sur mer. Il se déclare
son antagoniste éternel et impuissant. Il se crée ainsi une haine d'Annibal
contre sa nation et sa dynastie. Il met le continent à la solde de cette
puissance et le commerce de l'univers sous son pavillon. Il
s'aliène toute l'Allemagne indépendante par des cupidités de territoire et
des apanages de famille qui ne lui donnent que des princes et pas un appui.
Il déclare l'incompatibilité de sa puissance avec une puissance indépendante
quelconque. Il se déclare l'aspirant à la monarchie universelle, c'est-à-dire
l'ennemi commun et universel de tous les trônes et de toutes les
nationalités. Il range ainsi de ses propres mâins l'Angleterre, la Russie,
l'Autriche, la Prusse, le monde dans la ligue de l'espèce humaine contre lui. Il
combat sa renommée et son génie lui donnent la victoire. Il fait des paix
fausses, courtes, précaires, menaçantes pour ceux qu'il a subjugués à demi,
des paix qui laissent respirer et qui ne désarment pas. Dans
l'attente d'une nouvelle guerre préméditée avec la Russie, il a la démence de
lui livrer l'empire ottoman, et de se priver ainsi du seul grand et naturel
allié qui lui reste au jour de la lutte. Il
conquiert Vienne, et il rétablit la monarchie autrichienne. Il voit la
Hongrie aspirant à l'indépendance, et il la laisse asservie a cette
monarchie. Il
conquiert Berlin, et il n'efface pas la Prusse. Il voit la Pologne démembrée
palpiter de patriotisme vers lui ; il peut la ressusciter d'un geste, en
faire l'alliée solidaire de la France, l'avant-poste de ses armées, l'arbitre
du Nord et de l'Allemagne, la digue de la Russie, et il vend ses tronçons aux
puissances vaincues pour en acheter des faveurs et des ménagements de
vieilles races pour sa dynastie de parvenus. Il voit
l'Espagne se jeter dans ses bras, accepter ses arbitrages, implorer sa
tutelle, s'associer à la France dans un pacte naturel et éternel des races du
Midi contre les races conquérantes du Nord. Il aime mieux l'humilier que
l'attirer, et la conquérir pour son frère que la posséder volontairement pour
son pays. Enfin,
il se lance avec un million d'hommes au fond de la Russie pour envahir à
contre-sens le Nord par le Midi, et pour ne posséder que de la neige et des
cendres. L'Allemagne, qu'il laisse imprudemment armée et irritée derrière
lui, se referme sur sa trace il est pris au piège qu'il s'est préparé à
lui-même. Il a semblé n'avoir qu'un but depuis dix ans dans sa politique,
réunir tous les peuples en faisceau de honte et de haine contre lui. Faire de
la France l'ennemie irréconciliable du genre humain, voilà, son génie à
l'extérieur Génie de l'égoïsme qui devient le génie de la ruine ! XLVI Il
capitule enfin, ou plutôt la France capitule sans lui. Il prend seul à
travers sa patrie conquise et ses provinces ravagées la route de son premier
exil. Il a pour cortége les ressentiments et le murmure de la patrie. Que
reste-t-il derrière lui-de son long règne ? car c'est à ce signe que Dieu et
les hommes jugent le génie politique des fondateurs. Toute vérité est
féconde, tout mensonge est stérile. En politique ce qui ne crée pas n'est
pas. La vie est jugée par ce qui lui survit. 'Il laisse la liberté enchaînée,
l'égalité compromise par des institutions posthumes, la féodalité parodiée
sans pouvoir être, ta conscience humaine revendue, la philosophie proscrite,
les préjugés encouragés, l'esprit humain diminué, l'instruction matérialisée
et concentrée dans les seules sciences exactes, les écoles converties en
casernes,' la littérature dégradée par la police ou avilie par la bassesse,
la représentation nationale pervertie, l'élection abolie, les arts asservis,
le commerce tari, le crédit anéanti, la navigation supprimée, les haines
internationales ravivées, le peuple opprimé ou enrôlé, payant de son impôt ou
de son sang l'ambition d'un soldat suprême, mais couvrant du nom grandi de la
France les contre-sens au siècle,' les misères et les dégradations de la
patrie. Voilà le fondateur, voilà l'homme ! Un homme au lieu d'une révolution
Un homme au lieu d'une époque Un homme au lieu d'une patrie Un homme au lieu
d'une nation Rien après lui ! Rien autour de lui que son ombre stérilisant
tout le dix-huitième siècle absorbé et détourné en lui seul. On dira toujours
la gloire personnelle, on ne dira jamais ce qu'on a dit d'Auguste, de
Charlemagne et de Louis XIV, le siècle de Napoléon. Il n'y a pas de siècle,
il n'y a qu'un nom, et ce nom ne signifie rien pour l'humanité que lui-même. XLVII Faux en
institutions, car il remonte ; faux en politique, car il avilit ; faux en
morale, car il corrompt ; faux en civilisation, car il opprime ; faux en
diplomatie, car il isole ; il n'est vrai qu'en guerre, car il verse bien le
sang humain. Mais celui qui l'épargne, qu'est-il donc ? Son génie individuel
est grand, mais c'est le génie du matérialisme. Son intelligence est vaste et
claire, mais c'est l'intelligence du calcul. Il compte, il pèse, il mesure,
il ne sent pas, il n'aime pas, il ne compatit pas ; il est statue plus qu'il
n'est homme. C'est là son infériorité devant Alexandre et devant César. Il
rappelle plutôt l'Annibal de l'aristocratie. Peu d'hommes ont été ainsi
pétris, mais pétris à froid. Tout est solide, rien ne bouillonne, rien ne
s'émeut dans cette pensée. On sent cette nature métallique jusque dans son
style. Il est peut-être le plus grand écrivain des choses humaines depuis
Machiavel. Bien supérieur dans le récit de ses campagnes à César, son style
n'est pas de la parole écrite seulement, c'est de l'action. Chaque mot dans
ses pages est, pour ainsi dire, le contre-coup et la contre-empreinte du
fait. Il n'y a ni lettre, ni son, ni couleur entre la chose et le mot : le
mot, c'est lui. La phrase concise, mais sculptée sur le nu, rappelle ces
temps où Bajazet et Charlemagne ne sachant pas écrire leur nom au bas des
actes de leur empire trempaient leur main dans l'encre ou dans le sang, et
l'appliquaient avec toutes ses articulations empreintes sur le parchemin. Ce
n'était pas la signature, c'était la main même du héros qu'on avait
éternellement sous tes yeux. Ainsi des pages de ses campagnes dictées par
Napoléon. C'est le verbe du mouvement, de l'action, et du combat. XLVIII Cette
renommée dont il avait fait sa moralité, sa conscience et son principe, il la
mérita donc par sa nature et par son intelligence de la guerre et de la
gloire. Il en a inondé aussi le nom de la France. La France, obligée
d'accepter sa tyrannie et ses crimes, doit aussi accepter sa gloire avec une
sévère reconnaissance. Elle ne pourrait séparer ce nom du sien sans diminuer
son propre nom. Ce nom s'est incrusté dans ses torts comme dans sa grandeur.
Elle a voulu de la renommée, il lui en a donné. Mais ce qu'elle lui doit,
c'est surtout un grand bruit. XLIX Cet écho qui se continue dans la postérité, et qu'on appelle encore improprement gloire, a été son moyen et son but. Qu'il en jouisse donc ! Homme de bruit, qu'il retentisse à travers les siècles ! Mais que ce bruit ne pervertisse pas la postérité et ne fausse pas le jugement du peuple. Cet homme, une des plus vastes créations de Dieu, s'est mis, avec plus de force qu'il ne fut donné à aucun homme d'en accumuler, sur la route des révolutions et des améliorations de l'esprit humain, comme pour arrêter les idées et faire rebrousser chemin aux vérités. Le temps l'a franchi les idées et les vérités ont repris leur courant. On l'admire comme soldat, on le mesure comme souverain, on le juge comme fondateur de peuples. Grand par l'action, petit par l'idée, nul par la vertu voilà l'homme. |