HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME PREMIER

 

LIVRE NEUVIÈME.

 

 

Traité de Fontainebleau du 11 avril. — Retour de Caulaincourt et de Macdonald. — Napoléon refuse de signer le traité. — Bruits d'empoisonnement. — Ratification du traité. — Vie de Napoléon à Fontainebleau. — Voyage de Marie-Louise. — Son séjour à Blois. — Lutte de Marie-Louise contre les frères de l'empereur. — Son départ de Blois le 16 avril. — Elle retourne vers son père. — Dernières journées de Napoléon à Fontainebleau. — Adieux et allocution de Napoléon à sa garde. — Jugement sur Napoléon.

 

I

Les pensées se pressaient et les résolutions se heurtaient dans la tête de Napoléon livré à lui-même. A peine Caulaincourt était-il parti que l'empereur, le faisant suivre à Paris par un aide de camp, lui écrivait « Revenez, rapportez-moi mon abdication, je suis vaincu, je suis prisonnier de guerre, je cède au sort des armes, point de traité, un simple cartel doit suffire. »

Le soir, un autre envoyé apporte à Caulaincourt l'ordre de cesser toute négociation.

Dans la nuit, un troisième message lui dit : « Je vous ordonne de me rapporter mon abdication. Dans tous les cas, point de stipulation d'argent. C'est humiliant ! » Sept courriers en vingt-quatre heures harcelèrent le négociateur de Napoléon d'ordres et de contre-ordres de cette nature. Il se repentait d'avoir abdiqué. Il avait donné l'autorité de son propre consentement à sa déchéance et à celle de sa famille. II aimait mieux la condition de vaincu et la déposition par les armes étrangères qu'un traité et la déposition volontaire. On pouvait récriminer plus tard contre l'un, on ne pouvait protester contre l'autre. Il avait raison maintenant dans l'intérêt de ses projets futurs. Mais, comme tous les hommes indécis, il avait raison contre lui-même. Il avait signé deux fois sa propre condamnation.

 

Il

Son négociateur à Paris et les maréchaux qui le secondaient n'écoutaient plus ces tergiversations de sa pensée. Ils continuaient, dans son intérêt, à négocier pour lui et pour les siens les conditions les plus dignes de sa grandeur passée et de sa sécurité future. Leur honneur était intéressé à ce que ces conditions parussent au niveau de l'homme dont ils avaient garanti la vie et l'honneur en abandonnant ses drapeaux. Le Il, le traité fut signé à Paris par les puissances. Il faisait à Napoléon un sort intermédiaire entre les conditions des rois et la condition privée. Trop grand, s'il n'était plus qu'un soldat ; trop étroit et trop menaçant, s'il était encore un monarque. Concession a la terreur de son nom, ou imprudence de la magnanimité d'Alexandre. Dioclétien après l'empire ne voulut qu'un jardin en Illyrie, Charles-Quint un couvent en Estrémadure. Le sang de la France et de l'Europe effaça bientôt le traité. Le voici il marque une halte dans la destinée de Napoléon et dans les calamités de la France.

 

III

TRAITÉ DE FONTAINEBLEAU DU 11 AVRIL 1814.

« S. M. l'empereur Napoléon d'une part, et LL. MM. l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, l'empereur de toutes les Russies, et le roi de Prusse, stipulant tant en leur nom qu'en celui de tous les alliés, de l'autre ; ayant nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir

« S. M. l'empereur Napoléon les sieurs Armand-Augustin-Louis de Caulaincourt, duc de Vicence, son grand écuyer, sénateur, ministre des relations extérieures, grand-aigle de la Légion d'honneur, chevalier des ordres de Léopold d'Autriche, de Saint-André, de Saint-Alexandre Newsky, de Sainte-Anne de Russie et de plusieurs autres ; Michel Ney, duc d'Elchingen et maréchal de l'empire, grand-aigle de la Légion d'honneur, chevalier de la Couronne de fer et de l'ordre du Christ ; Jacques-Étienne-Alexandre Macdonald, duc de Tarente, maréchal de l'empire, grand-aigle de la Légion d'honneur et chevalier de la Couronne de fer.

« Et S. M. l'empereur d'Autriche le sieur Clément-Wenceslas-Lothaire, prince de Metternich, Vinebourg-Sachsenhausen, chevalier de la Toison d'or, grand-croix de l'ordre royal de Saint-Étienne, grand-aigle de la Légion d'honneur, chevalier des ordres de Saint-André, de Saint-Alexandre Newsky et de Sainte-Anne de Russie, de l'Aigle noir et de l'Aigle rouge de Prusse, grand-croix de l'ordre de Saint-Joseph de Würzbourg, chevalier de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem et de plusieurs autres, chancelier de l'ordre militaire de Marie-Thérèse, curateur de l'Académie impériale de Sa Majesté Impériale et Royale Apostolique, et son ministre d'État des conférences et des affaires étrangères.

Dans le traité avec la Russie sont les titres du baron de Nesselrode, et dans le traité avec la Prusse sont les titres du baron de Hardenberg.

« Les plénipotentiaires ci-dessus nommés, après avoir procédé à l'échange de leurs pleins, pouvoirs respectifs, sont convenus des articles suivants

« Article 1er. S. M. l'empereur Napoléon renonce, pour lui et ses successeurs et descendants, ainsi que pour chacun des membres de sa famille, à tout droit de souveraineté et de domination, tant sur l'empire français et le royaume d'Italie que sur tout autre pays.

« Art. 2. LL. MM. l'empereur Napoléon et l'impératrice Marie-Louise conserveront ces titres et qualités pour en jouir leur vie durant.

« La mère, frères, sœurs, neveux et nièces de l'empereur conserveront également partout où ils se trouveront les titres de princes de sa famille.

« Art. 3. L'île d'Elbe, adoptée par S. M. l'empereur Napoléon pour lieu de son séjour, formera, sa vie durant, une principauté séparée, qui sera possédée par lui en toute souveraineté et propriété.

« Art. 4. Toutes les puissances s'engagent à employer leurs bons offices pour faire respecter par les barbaresques le pavillon et le territoire de l'île d'Elbe, et pour que dans ses rapports avec les barbaresques elle soit assimilée à la France.

« Art. 5. Les duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla seront donnés en toute propriété et souveraineté à S. M. l'impératrice Marie-Louise.

« Ils passeront à son fils et à sa descendance en ligne directe ; le prince son fils prendra dès ce moment le titre de prince de Parme, de Plaisance et de Guastalla.

« Art. 6. Il sera réservé, dans les pays auxquels Napoléon renonce pour lui et sa famille, des domaines, ou donné des rentes sur le grand-livre de France, produisant un revenu annuel net, et déduction faite de toutes charges, de deux millions cinq cent mille francs. Ces domaines ou rentes appartiendront en toute propriété, et pour en disposer comme bon leur semblera, aux princes et princesses de sa famille, et seront répartis entre eux de manière à ce que le revenu de chacun soit dans la proportion suivante » A madame mère, trois cent mille francs ;

« Au roi Joseph et à la reine, cinq cent mille francs ; » Au roi Louis, deux cent mille francs ;

« A la reine Hortense et à ses enfants, quatre cent mille francs ;

« Au roi Jérôme et à la reine, cinq cent mille francs ; » A la princesse Élisa, trois cent mille francs ;

« A la princesse Pauline, trois cent mille francs ;

« Les princes et princesses de la famille de l'empereur Napoléon conserveront en outre tous les biens, meubles et immeubles, de quelque nature que ce soit, qu'ils possèdent à titre particulier, et notamment les rentes dont ils jouissent, également comme particuliers, sur le grand-livre de France, ou le monte Napoleone de Milan.

« Art. 7. Le traitement annuel de l'impératrice Joséphine sera réduit à un million, en domaines ou en inscriptions sur le grand-livre de France. Elle continuera à jouir en toute propriété de tous ses biens, meubles et immeubles particuliers, et pourra en disposer conformément aux lois françaises.

« Art. 8. Il sera donné au prince Eugène, vice-roi d'Italie, un établissement convenable hors de France.

« Art. 9. Les propriétés que S. M. l'empereur Napoléon possède en France, soit comme domaine extraordinaire, soit comme domaine privé, resteront à la couronne. » Sur les fonds placés par l'empereur Napoléon, soit sur le grand-livre, soit sur la Banque de France, soit sur les actions des canaux, soit de toute autre manière, et dont Sa Majesté fait l'abandon à la couronne, il sera réservé un capital qui n'excédera pas deux millions, pour être employé en gratifications en faveur des personnes qui seront portées sur l'état que signera l'empereur Napoléon, et qui sera remis au gouvernement français.

« Art. 10. Tous les diamants de la couronne resteront à la France.

« Art. 11. L'empereur Napoléon fera retourner au Trésor et autres caisses publiques toutes les sommes et effets qui auraient été déplacés par ses ordres, à l'occasion de ce qui provient de la liste civile.

« Art. 12. Les dettes de la maison de S. M. l'empereur Napoléon, telles qu'elles se trouvent au jour de la signature du présent traité, seront immédiatement acquittées sur les arrérages dus par le Trésor public à la liste civile, d'après les états qui seront signés par un commissaire nommé à cet effet.

« Art. 13. Les obligations du monte Napoleone de Milan envers tous ses créanciers, soit français, soit étrangers, seront exactement remplies sans qu'il soit fait aucun changement à cet égard.

« Art. 14. On donnera tous les sauf-conduits nécessaires pour le libre voyage de S. M. l'empereur Napoléon, de l'impératrice, des princes et princesses, et de toutes les personnes de leur suite qui voudront les accompagner ou s'établir hors de France, ainsi que pour le passage de tous les équipages, chevaux et effets qui leur appartiennent.

« Les puissances alliées donneront en conséquence des officiers et quelques hommes d'escorte.

« Art. 15. La garde impériale fournira un détachement de douze à quinze cents hommes de toutes armes, pour servir d'escorte jusqu'à Saint-Tropez, lieu de l'embarquement.

« Art. 16. Il sera fourni une corvette armée et les bâtiments de transport nécessaires pour conduire au lieu de sa destination S. M. l'empereur Napoléon, ainsi que sa maison. La corvette demeurera en toute propriété à Sa Majesté.

« Art. 17. S. M. l'empereur Napoléon pourra emmener avec lui et conserver pour sa garde quatre cents hommes de bonne volonté, tant officiers que sous-officiers et soldats.

« Art. 18. Tous les Français qui auront suivi S. M. l'empereur Napoléon et sa famille seront tenus, s'ils ne veulent pas perdre leur qualité de Français, de rentrer en France dans le terme de trois ans, à moins qu'ils ne soient compris dans les exceptions que le gouvernement francais se réserve d'accorder après l'expiration de ce terme.

« Art. 19. Les troupes polonaises de toutes armes qui sont au service de la France auront. la liberté de retourner chez elles, en conservant armes et bagages, comme un témoignage de leurs services honorables. Les officiers, sous-officiers et soldats conserveront les décorations qui leur auront été accordées et les pensions affectées à ces décorations.

« Art. 20. Les hautes puissances alliées garantissent l'exécution de tous les articles du présent traité. Elles s'engagent à obtenir qu'ils soient adoptés et garantis par la France.

« Art. 21. Le présent traité sera ratifié, et les ratifications en seront échangées à Paris dans le terme de deux jours, ou plus tôt si faire se peut.

« Fait à Paris, le 11 avril 1814.

« Signé : CAULAINCOURT, duc de Vicence ;

« Le maréchal duc de Tarente, MACDONALD ;

« Le maréchal duc d'Elchingen NEY.

« Signé : Le prince DE METTERNICH. »

 

Les mêmes articles ont été signés séparément, et sous la même date, de la part de la Russie, par le comte de Nesselrode, et, de la part de la Prusse, par le baron de Hardenberg.

 

IV

Tel fut ce traité qui liquida le sang d'un million d'hommes, l'empire, le génie et la gloire de dix ans. Une île étroite de la mer de Toscane allait renfermer cet homme que l'Europe n'avait pu contenir. Était-ce un repos définitif, était-ce une halte de cette vie qui agitait celle de son siècle ? C'est ce que tout le monde se demandait le lendemain de la signature du traité. Pour Napoléon, ce n'était évidemment qu'une halte. Il se préparait déjà dans sa pensée à ressaisir ce qu'on lui enlevait, au moyen de ce qu'on lui laissait. Il connaissait les hommes, il avait l'expérience de la fortune, il savait sa force dans l'armée ; il croyait au lendemain de toutes les choses humaines. Il n'était pas douteux, pour les hommes d'un sens profond et pour lui, que cette apparente expiation de sa gloire allait satisfaire promptement les ressentiments du peuple contre lui ; que l'exil allait le mettre à l'abri de l'impopularité de sa chute ; que les difficultés et les fautes du règne nouveau allaient rejaillir pour lui en regrets, en excuses, en comparaisons en faveur de l'opinion qu'il allait rajeunir en se retrempant dans l'infortune aux yeux de ses partisans ; que sa gloire voilée et non éteinte allait briller d'un éclat plus prestigieux dans ce lointain enfin, que ce rocher si rapproché de l'Italie et de la France deviendrait le refuge de toutes les espérances de son parti, le point d'appui de toutes les factions intérieures. Athènes n'avait rapproché Thémistocle de sa patrie que dans son tombeau. Napoléon était plus que Thémistocle. Il n'y avait pour l'Europe que deux moyens de se préserver de son génie un exil lointain et infranchissable, ou le trône abaissé où on l'aurait laissé remonter vaincu et aux prises avec la liberté réveillée de son pays. Un traité de paix signé par lui, après l'occupation de Paris et sur les ruines de son empire, le dégradait aux yeux de la France. Un traité d'ostracisme le grandissait et le renouvelait. Il n'y a que la honte qui tue la gloire. Alexandre se montra, dans ce traité, magnanime, mais sans connaissance de l'histoire. Il ne prévit rien ou il prévit trop. Peut-être ses conseillers pensèrent-ils à laisser cette menace vivante suspendue sur le règne des Bourbons.

 

V

Caulaincourt et Macdonald apportèrent ce traité à Fontainebleau sans se dissimuler les difficultés qu'ils allaient rencontrer à le faire signer à Napoléon. Mais ils étaient résolus comme l'Europe à le laisser s'accomplir, même contre la volonté apparente de celui dont ce traité faisait le sort. On était las de lutter pour lui et contre lui ; l'honneur et la fidélité étaient satisfaits. Ratifié ou non, le traité était désormais la loi du destin.

Napoléon le reçut avec une feinte indignation, bien qu'il en connût d'avance tous les détails par les rapports secrets que Caulaincourt lui avait adressés heure par heure. Mais il convenait à son rôle futur de protester jusqu'à la dernière stipulation. Il semblait aussi attendre du temps quelque chose encore. Il ne voulait rien lui laisser de ce qu'il pouvait avoir à lui donner. a Me rapportez-vous enfin mon abdication ? » s'écria-t-il d'une voix éclatante en revoyant son plénipotentiaire. Caulaincourt étonné lui répondit que la première base de tout traité avait été naturellement l'abdication remise aux souverains, et qu'elle avait été depuis longtemps livrée à la publicité des pièces officielles. « Eh ! que m'importe à moi ce traité, reprit Napoléon, je ne veux pas le reconnaître, je ne veux pas signer, je ne signerai pas » Il consuma la journée entière à contester ainsi avec ses envoyés. Lassés de ses subterfuges et découragés de sa résistance, ils laissèrent le traité sur la table, et se retirèrent pour le laisser à la nuit et à ses réflexions.

 

VI

Au milieu de la nuit, les serviteurs de l'empereur vinrent frapper à la porte de Caulaincourt endormi et l'appeler au nom de leur maître. Caulaincourt trouva Napoléon pâle et affaissé, en proie à des spasmes d'estomac et à des gémissements nerveux qui avaient alarmé ses serviteurs. Son premier chirurgien, Ivan, lui donnait des soins. On parlait tout bas dans sa chambre d'un suicide qu'il aurait tenté en avalant le poison de Cabanis par lequel Condorcet emprisonné s'était dérobé au supplice. L'empereur n'avouait ni ne démentait ce soupçon, qui donnait un motif tragique à une indisposition légère et un texte aux tendres supplications de ses amis. Son médecin se borna à lui faire prendre quelques tasses de thé ; il fut soulagé et se rendormit sans autre médicament. Le médecin reconnut si mal les symptômes et redouta si peu les suites d'un prétendu empoisonnement, qu'il s'éloigna de Fontainebleau au lever du jour.

 

VII

A son réveil, Napoléon poursuivant en termes ambigus l'idée d'un empoisonnement que la fatalité l'avait empêché d'accomplir « Dieu ne l'a pas voulu, dit-il, je n'ai pu mourir » Et comme ses serviteurs, affectant de craindre encore qu'il ne renouvelât cette tentative, lui parlaient de sa gloire, de la France, de sa femme, de son fils, qui devaient le rattacher à la vie « Mon fils, s'écria-t-il, mon fils ! quel triste héritage je lui laisse ! Cet enfant né roi n'a pas même aujourd'hui une patrie ! Pourquoi ne m'a-t-on pas laissé mourir ?

« — Non, sire, lui dit tendrement Caulaincourt, c'est vivant que la France doit vous pleurer !

« — La France, reprit Napoléon, elle m'abandonne. L'ingratitude des hommes m'a fait détourner la tête avec dégoût »

Il écarta d'un geste violent le rideau de son lit qui lui voilait les premiers rayons du soleil. Il paraissait si plein de vie et de puissance sur lui-même que la foudre seule aurait pu l'anéantir. « Dans ces derniers jours j'ai senti une telle concentration et un tel retentissement des événements en moi, dit-il, que j'ai craint la démence ! La démence ! ajouta-t-il, c'est la déchéance de l'humanité ! plutôt la mort !

« Je signerai aujourd'hui, reprit-il après un moment de silence ; retirez-vous. »

 

VIII

Ce dernier mot disait assez le secret de la nuit. Napoléon avait voulu des témoins de la violence morale qui lui arrachait un consentement sur lequel il reviendrait un jour. Il aurait lutté jusqu'au suicide. Il n'aurait cédé qu'à l'impossibilité de mourir. Nul esprit attentif ne crut à cet empoisonnement. La parfaite possession de soi-même qu'atteste la diplomatie obstinée de ses actes, de ses paroles, de sa négociation pendant ces longs jours, la liberté de son esprit avant et après la scène nocturne, la légèreté de l'indisposition, l'insignifiance du traitement, l'inattention du médecin, la promptitude du rétablissement ; tout indique ou un hasard de sa santé ou une scène tragique préméditée pour excuse à sa ratification, et pour provocation à la pitié et à l'attendrissement du siècle. La nature même de Napoléon était antipathique au suicide. Son esprit était fort, son âme n'avait ni tendresse ni défaillance ; il ne sentait que par l'intelligence. Son génie mathématique calculait tout et ne succombait sous aucune sensibilité. Jamais une larme sur la mort de ses plus chers compagnons d'armes n'avait terni son œil ni son jugement. Il était brisé par le présent, irrité de l'ingratitude, humilié de l'abandon mais il était loin de désespérer de l'avenir. Un tel homme ne se tue pas quand il lui reste une armée sous la main, une gloire à savourer, un empire à reconquérir. Les clauses mêmes de ce traité qu'il disputait une à une témoignent assez qu'il ne croyait pas en avoir fini avec la vie. L'île d'Elbe, sur laquelle ses pensées étaient déjà portées et d'où il revenait déjà en songe, est le contre-sens de la mort cherchée à Fontainebleau. D'ailleurs Napoléon était Corse, ses fibres étaient trempées de la lumière et de l'air du Midi ; le suicide est une maladie du Nord.

Mais sa nature était théâtrale comme sa destinée. Grand acteur depuis quinze ans sur la scène de l'Europe et du monde, il combinait ses attitudes, il étudiait son geste et son jeu. Comédien jusque dans les plus vives transes.de sa fortune, il avait besoin d'une scène de tragédie au dénouement. S'il ne la fit pas, il l'accepta du hasard. Telle est la nuit de Fontainebleau.

 

IX

II fit rappeler, après son lever, Caulaincourt, qu'il pouvait espérer de tromper moins que tout autre, car cet ami des derniers jours avait été chargé confidentiellement par lui-même de préparer ces conditions qu'il affectait de repousser maintenant si haut. « Maintenant, lui dit-il, hâtez la conclusion de tout. Remettez ce traité, quand je l'aurai signé, entre les mains des souverains alliés ; dites-leur bien que je traite avec eux et non avec ce gouvernement provisoire, dans lequel je ne vois que des traîtres et des factieux »

Macdonald et Ney entrèrent. Il prit la plume et signa. Son visage portait les traces du malaise de la nuit et de l'agitation vraie ou simulée de son âme. Son front, caché dans ses mains, était penché sur ses genoux. Il se releva pour remercier Macdonald qui lui devait le moins, et qui lui avait rendu le plus. Il se vengea noblement en lui de l'ingrate rudesse ou du rapide empressement d'abandon des autres. « Maréchal, lui dit-il, je ne suis plus assez riche pour récompenser vos derniers et fidèles services. On m'avait trompé sur vos sentiments envers moi. Sire, depuis 1809, j'ai tout oublié, répliqua Macdonald avec la générosité d'une grande âme. C'est vrai, je le sais, ajouta l'empereur ; mais puisque je ne peux plus vous récompenser selon mon cœur, je veux du moins qu'un souvenir vous reste de moi, et rappelle à vous-même ce que vous fûtes dans ces jours d'épreuve. Caulaincourt, dit-il en se tournant vers son grand officier, demandez le sabre qui me fut donné en Égypte par Mourad-Bey, et que je portais à la bataille du Mont-Thabor. » On apporta l'arme orientale. Napoléon la tendant au maréchal : Voilà, lui dit-il, le seul prix de votre attachement que je puisse vous donner. Vous fûtes mon ami Sire, répondit le brave guerrier en pressant l'arme contre son cœur, je le garderai toute ma vie, et si jamais j'ai un fils, il sera son plus précieux héritage. Donnez-moi la main, murmura Napoléon, et embrassons-nous ! » L'empereur et le général s'embrassèrent ; leurs yeux étaient humides en se séparant.

 

X

La signature de ce traité par Napoléon fut dans le palais le signal de la désertion presque universelle. Chacun n'avait plus qu'à songer à sa propre paix avec le gouvernement nouveau. Tous se pressaient de fuir ; tous craignaient que l'empereur ne désignât leur nom parmi ceux dont il invoquerait la fidélité pour l'exil. Maret, seul de tous les anciens ministres, resta à son poste de secrétaire d'État près de son maître sans pouvoir et sans cour.

Après que Macdonald et Caulaincourt eurent rapporté le traité signé à Paris, les souverains alliés nommèrent chacun un commissaire pour accompagner l'empereur jusqu'au port de la Méditerranée à travers ta France Schouwalof pour la Russie, Koller pour l'Autriche, Campbell pour l'Angleterre, Valdebourg Fruchssefs pour la Prusse. Cour de l'exil, chargée de surveiller, de préserver et d'honorer à la fois le proscrit de l'Europe. L'irritation du midi de la France était telle alors contre Napoléon qu'il avait besoin d'une sauvegarde parmi son propre peuple. Dans les départements du centre et de l'est, au contraire, sa présence pouvait réveiller l'enthousiasme militaire et donner un chef à l'insurrection et à l'indépendance de la patrie. Sous ces deux rapports, l'escorte des commissaires et d'une force armée imposante était nécessaire aux souverains et à Napoléon lui-même. Sa mort eût paru le crime de l'Europe, son évasion et son appel aux armes eussent été le renouvellement d'une guerre sans grandeur, mais non sans calamités.

Caulaincourt précéda de quelques heures l'arrivée des quatre commissaires à Fontainebleau pour préparer l'empereur à la vue de. cette cour étrangère. Le palais ressemblait déjà à un tombeau. Le vide et le silence régnaient dans les cours et dans les salles. Cà et là seulement, sous les fenêtres, quelques groupes de soldats, moins habitués au spectacle des vicissitudes et moins usés aux compassions humaines, erraient autour des murs et autour des jardins du palais, cherchant à apercevoir à travers les balustrades des parterres et des balcons la forme fugitive de leur général pour le consoler par une acclamation. L'empereur se montrait et disparaissait par intervalles. Il ne donnait aucun signe d'encouragement ou même d'attention à ces groupes et à ces cris. Il semblait absorbé en lui seul, son corps était sans repos comme son âme.

 

XI

En ce moment, il se promenait seul et à pas lents dans les allées d'un parterre réservé à peine recouvertes par les feuilles naissantes, semblable au jardin monastique qui ,s'encaisse entre une aile avancée et les murailles de la chapelle du château. Les grandes ombres de la forêt forment le fond de cet horizon bordé de chênes, où la pensée s'égare sur une solitude sans limites. C'est là que son confident l'aborda. Les pas et la voix de Caulaincourt eurent peine à arracher l'empereur de sa rêverie. On eût dit l'ombre de Charles-Quint pleurant l'empire dans les corridors du monastère de Saint-Just. Il venait d'être atteint au cœur par une désertion muette plus sensible que toutes les autres. Berthier venait de partir furtivement sans attendre un congé et sans faire un adieu. Ce maréchal, compagnon privilégié de l'empereur depuis les campagnes d'Italie, était l'Éphestion de cet autre Alexandre. Il couchait dans sa tente, il mangeait à sa table, il était le contre-coup de chacune de ses pensées, l'organe de chacun de ses ordres, sa voix, sa plume, sa main, son âme. Mais Berthier nourrissait depuis quinze ans dans son âme un de ces amours à la fois naïfs et chevaleresques qui sont l'étoile et la fatalité de toute une vie. Il aimait une belle Italienne qui l'avait ébloui autrefois à Milan, et dont ni la guerre, ni l'ambition, ni la gloire, ni l'amitié de l'empereur n'avaient pu un moment détacher sa pensée et ses yeux. Sous sa tente, la veille des combats, le portrait de cette beauté divinisée par son culte était suspendu à côté de ses armes, rivalisait avec ses devoirs, et le consolait de son absence par la présence imaginaire de celle qu'il adorait. L'idée de quitter pour jamais cette femme si l'empereur exigeait de sa reconnaissance qu'il le suivît dans l'exil avait égaré l'âme de Berthier. Il tremblait à chaque instant, depuis l'abdication, que son maître ne mît son attachement à une trop cruelle épreuve, en lui disant de choisir entre sa passion et son devoir. Il échappa à cette épreuve en abandonnant nuitamment son compagnon d'armes et son bienfaiteur. Infidèle à l'exil de Napoléon par fidélité à son amour, il s'enfuit, comme pour se lier davantage il alla offrir son infidélité aux Bourbons. Napoléon n'était pas encore embarqué pour l'île d'Elbe, que déjà Berthier, son major général et son confident militaire, traînait sous les lambris des Tuileries et sous le panache blanc ses complaisances et ses dévouements au nouveau règne exemple de plus de prostration- devant la fortune. Napoléon ne pouvait pas se plaindre ; il avait voulu l'abaissement des âmes. La fidélité est une force du cœur. Mais il gémissait enfin. Cet éloignement des hommes qu'il voyait à toute heure depuis tant d'années, cette disparition de ses familiers les plus rapprochés, ressemblaient à un déchirement de son cœur. Ce n'était cependant que le déchirement de ses habitudes car il s'habituait, il ne s'attachait pas.

 

XII

« Eh bien, dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre railleuse, mais qui était altérée, en faisant allusion à son départ, vous voulez donc au moins, vous, exercer jusqu'à la fin vos fonctions de grand écuyer ? Concevez-vous que Berthier soit parti ? Parti sans me faire ses adieux Il est né courtisan, ajouta-t-il avec dédain, vous verrez qu'avant peu mon vice-connétable mendiera un emploi à la cour de mes ennemis » Puis, passant en revue tous les maréchaux et tous les dignitaires de son empire qui avaient suivi la fortune fugitive depuis quelques jours « Je suis humilié pour l'espèce humaine et pour la France, s'écria-t-il, que des hommes élevés par moi si haut retombent si bas du poids de leur propre caractère Que doivent penser les souverains étrangers des hommes dont je faisais la décoration de mon règne ? Hâtez, hâtez maintenant mon départ ! J'ai honte de la honte de la France ; voyez les commissaires, pressez-les, partons ! »

Au moment même où il accusait, ainsi ceux qu'il avait associés à toutes ses gloires, à toute sa puissance, à toutes ses dépouilles, l'armée subalterne, celle dont il avait prodigué avec un criminel mépris les services, l'héroïsme, le sang ; celle dont il avait semé les cadavres sur toutes les routes de l'Europe ; se dévouait avec plus de cœur à lui. On lui amenait dans le jardin, de minute en minute, de braves sous-officiers 'ou soldats de sa garde qui venaient le supplier de les faire inscrire parmi le noyau de troupes que le traité lui laissait, sollicitant l'exil avec lui plus qu'ils n'avaient sollicité, la veille, un regard, une décoration, un avancement. Les grands attachements viennent des masses, parce qu'ils viennent de la nature. La nature est magnanime- les cours sont égoïstes, la faveur corrompt.

 

XIII

La nécessité de faire ratifier à Londres le traité de Fontainebleau prolongea de quelques jours la présence de l'empereur dans cette résidence. Ces jours, qu'il cherchait à prolonger artificieusement lui-même comme pour attendre quelque palpitation de la France à son nom et comme pour jouir d'un reste d'appareil impérial, furent silencieux, oisifs, gémissants. Le regret et la reconnaissance amenèrent de Paris ou de l'armée de rares visiteurs. Ils voulaient être en règle avec les deux fortunes. Courtisans fiers envers eux-mêmes de prendre congé de l'une avant de saluer l'autre. Mais ces convenances mêmes de la défection envers le malheur se comptèrent en petit nombre. La foule n'y pensait plus que pour presser par leurs impatiences le prompt éloignement de celui qu'ils avaient déifié dix ans. Il leur semblait qu'il emporterait avec lui, au-delà des mers, le reproche de leur ingratitude. Le nom et l'ombre de Fontainebleau les atteignaient de trop près à Paris.

Macdonald, Mortier, Moncey, soldats d'une date moins servile que celle de l'empire, revinrent honorer l'ancienne loyauté et l'ancienne fortune. Il les reçut avec reconnaissance. Ces noms contrastaient avec ceux dont il accusait l'absence. Cambacérès, s'écriait-il souvent, Molé, Ney, Berthier surtout, Fontanes même Fontanes, le proscrit recueilli par le Consulat Fontanes, le favori de sa sœur ! Fontanes, le poète de la religion et du trône, l'orateur de la prospérité, maintenant le sénateur négociant avec la Restauration la déchéance de son idole impériale 11 ne pouvait se consoler de cet abandon. Les lettres, qu'il avait tant avilies, lui semblaient maintenant les gardiennes de la vertu et de la pudeur des caractères. C'est dans les rangs des grands hommes de la philosophie et de la poésie que les grands exemples de la fidélité avaient été trouvés dans l'antiquité et dans les temps modernes. Fontanes, par son âme élevée, par ses talents attiques, par la dignité de sa vie, eût été digne de les perpétuer. Il avait protégé ses rivaux, pendant qu'il était puissant, contre les colères de l'empereur. Il avait défendu noblement dans M. de. Chateaubriand et dans madame de Staël les indépendances généreuses de l'esprit et du cœur, et, maintenant, il était déjà un des favoris du règne futur. Le secret de cette attitude de Fontanes n'était pas dans son cœur, mais dans ses opinions. Il avait été royaliste avec André Chénier, Delille, Roucher, par indignation contre les crimes de la démagogie et par une généreuse compassion pour les martyres des Bourbons. Il avait lutté courageusement alors contre la tyrannie sanguinaire du peuple. Il avait bravé l'échafaud, il avait été proscrit. En retrouvant les Bourbons, il retrouvait les rois de sa jeunesse et les mémoires de sa première fidélité. L'empereur l'avait lassé de culte. Il le voyait replonger la patrie dans la barbarie et dans les désastres des invasions et des révolutions. Il s'était rejeté du côté de sa patrie. Seulement il avait oublié l'infortune. Elle devait se placer au moins quelque temps entre Napoléon et lui pour lui commander l'inaction, le silence, le deuil. Il avait trop adulé pour maudire ; il manqua au temps, il parut ingrat envers son bienfaiteur, il n'était qu'inopportun dans les actes du Sénat contre Napoléon. Napoléon l'aimait pour l'élégance attique de son langage et de son esprit. Il voyait en lui un lettré de la cour d'Auguste. Il ne pouvait se consoler de le voir glisser à une autre cour. Les heures se passaient a Fontainebleau dans ces récriminations contre la solitude que la déchéance faisait autour de l'empereur.

 

XIV

Deux jours avant le 20 avril, jour fixé enfin pour le départ, un général obstiné dans son désir de retenir l'empereur vint lui rapporter les sentiments de l'armée française repliée derrière la Loire et prête à renouveler la lutte en son nom. « Il est trop tard, dit enfin Napoléon ; je le pouvais, ils ne l'ont pas voulu ; que la destinée s'accomplisse » Il ne s'occupa plus que des préparatifs personnels de son départ et des perspectives inconnues de l'île d'Elbe sur lesquelles son imagination s'égarait. Le vide que le monde perdu laissait dans son âme était déjà comblé par cette petite et dernière ombre de domination. Vivre pour cet homme était régner.

Mais il s'occupait déjà aussi de prendre des gages pour un retour de sa destinée. Celui de ces gages sur lequel il comptait le plus, c'était sa prompte réunion avec sa femme et son fils. Sa femme lui assurait dans son exil la compassion respectueuse du monde et la faveur secrète de l'Autriche. Son fils lui assurait la famille et la dynastie. Il ne doutait pas ou plutôt il feignait de ne pas douter que les souverains ne lui laissassent ces deux consolations de l'exil et ces deux compléments de la liberté. Il affectait d'en parler et d'en écrire comme si ces deux conditions n'eussent pas eu besoin d'être écrites. Où va l'homme, va la famille. Mais Napoléon était plus qu'un homme, il était un souverain et une dynastie détrônés. Il ne pouvait oublier lui-même ce qu'il avait fait de ces liens de famille dans les princes de la maison de Condé, de la famille royale de Suède, de la famille d'Espagne, du duc d'Enghien, de Gustave IV, de Ferdinand VII, de Pie VII, enlevé la nuit de son palais pour venir languir, loin des siens, là où il récriminait lui-même aujourd'hui. Sa femme, la jeune Marie-Louise elle-même, qu'il réclamait avec tant de confiance et de droit, qu'était-elle elle-même, sinon une conquête de la force et une dépouille de la politique arrachée à une famille qui avait fait de cette princesse une rançon ? Mais ces retours sur ses propres actes ne le détournaient pas de son ardeur de recouvrer l'impératrice pour en faire sa décoration à l'île d'Elbe, et peut-être aussi sa protection personnelle et sa pitié plus éloquente et plus sensible en traversant cette France qu'il avait besoin d'attendrir.

 

XV

Revenons à cette cour fugitive de Marie-Louise et racontons ce qui s'y passait pendant ce long écroulement de l'empire et de l'empereur.

Nous avons vu que Marie-Louise était sortie de Paris trois jours avant l'occupation de cette capitale. Dix voitures de cour remplies par les ministres, les grands officiers et les dames de son service formaient ce cortége d'une cour en fuite se dirigeant à pas lents sur le vieux château de Rambouillet. La princesse pleurait non-seulement sur cette fuite, prélude de la catastrophe de son mari, mais sur la contrainte où elle était d'obéir à des conseillers impériaux qui l'entraînaient à des extrémités inconnues de l'empire et qui prétendaient faire d'elle un centre et une provocation de guerre désespérée. Ici son époux, là son père, sous ses yeux son enfant, toutes ces affections, toutes ces destinées opposées d'intérêt les unes aux autres ; elle-même, victime assurée de quelque côté qu'elle envisageât le triomphe. Autour d'elle une cour étrangère toute vendue à son mari, et dont il avait impitoyablement expulsé jusqu'à la dernière compagne de son enfance qui pût lui rappeler la langue et les souvenirs de la patrie partout des yeux qui épiaient ses larmes et qui lui commandaient son attitude devant des populations désaffectionnées. TI y avait bien là de quoi refouler des tristesses dans le cœur d'une jeune femme de vingt ans. Cambacérès, impassible de contenance, tremblant de cœur, incertain de pensées, suivait avec les grands officiers de la couronne.

 

XVI

Le cortége s'arrêta pour une nuit dans l'antique solitude de Rambouillet. L'absence de nouvelles de Paris et la crainte d'être devancé par quelques corps de cavalerie ennemie, fit presser le lendemain le départ pour Chartres. Pendant la nuit, Joseph et Jérôme, les deux frères déjà découronnés de ('empereur, y arrivèrent avec Marie-Louise, le ministre de la guerre Clarke, et d'autres fonctionnaires évadés de Paris. L'impératrice Joséphine et sa fille s'étaient abritées le même jour dans le château de Navarre en Normandie, apanage de cette impératrice après sa répudiation. Deux impératrices, deux cours et deux dynasties dépossédées suivaient déjà cet empire aussi encombré de grandeur que de ruines dix ans après son avènement.

A Vendôme, l'impératrice reçut la première lettre 'de Napoléon depuis son départ des Tuileries. Cette lettre annonçait à Marie-Louise la fatale nouvelle de l'occupation de Paris et l'arrivée après coup de l'empereur. Elle respirait encore la guerre ; elle encourageait la cour fugitive à des manifestations d'autorité et de défense extrêmes elle nourrissait l'espérance que Napoléon avait encore d'une rentrée prochaine et triomphale à Paris. Ces lettres de l'empereur à sa jeune femme se succédaient fréquemment pendant ces jours d'angoisse ; mais quelques intimes que dussent être les épanchements entre un époux tombant du trône du monde et une femme, fille des Césars et mère de son fils qu'il entraînait dans sa chute, ces lettres étaient écrites non de la main, mais sous la dictée de l'empereur. Le plus souvent même, ces lettres n'étaient pas dictées ; elles étaient simplement écrites par les secrétaires intimes de Napoléon à qui il en inspirait négligemment le texte. Telle était en lui la sérieuse préoccupation de son rang qu'il interposait la froideur et l'étiquette officielle des cours entre le cœur de sa femme et lui. L'empire avait pris la place de la nature dans cette âme infatuée de puissance. C'est par la rigueur de ce sentiment de majesté et de supériorité, sans rémittence dans l'intérieur de sa vie domestique comme dans les cérémonies extérieures, qu'il s'asseyait seul à sa table avec l'impératrice. Il proportionnait la nature des sièges a la dignité de sa femme et à la sienne. Dans les longues soirées du palais, pendant qu'il se reposait lui seul sur un divan impérial, il tenait ses ministres, ses maréchaux, et jusqu'aux femmes des plus grands noms et des plus grandes charges de sa cour, debout devant lui. Petitesses de la gloire.et du rang qui, au-heu de grandir l'homme, rappelaient l'origine privée de toute la hauteur dont il voulait ainsi la dominer.

 

XVII

Marie-Louise fut forcée de séjourner huit jours à Blois. Les frères de l'empereur et les ministres qui dirigeaient impérieusement ses stations et ses actes tentèrent de faire de cette ville la capitale momentanée du gouvernement errant. L'empereur, qui les inspirait encore, communiquait avec eux et avec l'impératrice par des officiers de sa maison qui se rendaient à Blois sous divers prétextes. La route de Fontainebleau interceptée pour un cortège impérial ne l'était pas assez pour arrêter des émissaires. Ces lettres semblaient réveiller quelquefois dans l'âme de l'impératrice le désir vrai ou apparent de se réunir à son mari. Elle était visiblement combattue entre la volonté de faire ce que son titre d'épouse lui commandait, et la crainte de compromettre elle et son enfant en se jetant comme un otage de la famille Bonaparte au milieu d'une poignée d'hommes de guerre réduits aux dernières extrémités d'une lutte tragique et désespérée. N'osant ni avouer tout haut ces dernières répugnances à un entourage dévoué jusqu'à la violence aux intérêts de l'empire, ni résister entièrement à la contrainte des frères de Napoléon, sans une seule confidente à ses côtés en qui elle pût épancher son âme, redoutant un espion dans chacun de ses courtisans imposés ; ses anxiétés, ses insomnies, ses résolutions contradictoires, ses larmes cachées, les injonctions de son mari qui l'appelait, la voix de son fils qui la retenait, le souvenir et les avertissements secrets de son père qui lui ordonnaient de suspendre et d'attendre, l'avaient jetée dans un anéantissement et dans un évanouissement de volonté et de force qui ne se réveillait que par des spasmes, des désespoirs et des sanglots. Elle ne pouvait se persuader que l'empereur d'Autriche, qui lui portait une affection si tendre et qui lui avait commandé cette union par l'autorité d'un père, consentît jamais à détrôner le mari de sa fille. Elle se réservait comme un intermédiaire aimé et comme un négociateur certain au dernier moment entre Napoléon et lui. Telle était cette âme de fille, de femme et de mère isolée et obsédée par tant de sentiments et de conseils opposés, pendant cette régence de Blois.

 

XVIII

Dans ces pensées, Marie-Louise envoya M. de Champagny, homme de dévouement raisonné, considéré dans les deux camps, à l'empereur d'Autriche, qui était encore à Dijon. M. de Montalivet, ministre modéré des temps faciles et des travaux journaliers, déplacé dans ces tempêtes, fut nommé à la place de M. de Champagny, ministre dirigeant, ombre d'administration dans une ombre d'empire. Regnault de Saint-Jean d'Angély, dévoué jusqu'au fanatisme à Napoléon, fut expédié quelques jours après à l'empereur d'Autriche ; choix malheureux par l'excès même de compromission dans la cause de l'impérialisme. Regnault de Saint-Jean d'Angély était de l'école de Fontanes. Lutteur éloquent et courageux contre les excès de la Révolution, il l'avait refoulée jusque dans le despotisme. Il rédigeait les actes les plus absolus de l'empereur. Son nom était devenu dans ces derniers temps aussi impopulaire que la tyrannie. Fidèle même à ce qui s'écroulait d'autorité, il s'honorait en ne suivant pas les transfuges, mais il dépopularisait l'empire en le servant. Bientôt M. de Saint-Aulaire, homme d'un grand nom, d'un esprit diplomatique et d'un caractère qui pliait suffisamment aux circonstances, courut sur les pas de Regnault de Saint-Jean d'Angély. Enfin M. de Beausset, préfet du palais, plus spécialement dévoué à l'impératrice et plus propre à intercéder qu'à convaincre, alla à son tour porter des larmes plus que des raisonnements à l'empereur François. Ces négociateurs n'eurent aucun ascendant sur ce souverain. Il avait remis son cœur à M. de Metternich, son premier ministre. L'ostracisme était résolu, la victoire l'avait prononcé. Marie-Louise était sacrifiée deux fois.

 

XIX

Cependant les deux frères de l'empereur, Joseph et Jérôme, la tenaient captive dans l'hôtel de la régence a Blois. Gardée par un détachement des troupes de Napoléon qui préparait une expédition militaire pour l'enlever, honorée en apparence de la majesté et de l'autorité de régente, présidant tous les jours le conseil des ministres, elle était, en réalité, asservie et surveillée par eux et par ces dignitaires complices de leur maître.

Ils tremblaient qu'une soudaine expédition de la cavalerie russe sur la ville de Blois ne vînt leur enlever avec l'impératrice ce dernier gage d'empire et de négociation qui restait dans leurs mains. Ils la suppliaient et la sommaient d'heure en heure davantage de quitter Blois et de les suivre dans les provinces plus éloignées du théâtre de la guerre et plus couvertes par la Loire. Marie-Louise témoignait une invincible répugnance à les suivre. Elle se défiait de ces princes détrônés poussés par la ruine même de leur ambition aux résolutions extrêmes. Elle frémissait de devenir entre leurs mains l'otage de leur désespoir et le mobile d'une guerre civile. Elle trouvait du courage dans sa terreur. Elle ajournait, elle refusait, elle exagérait l'anéantissement de ses forces qui lui faisait préférer, disait-elle, d'attendre sa destinée quelle qu'elle fût, plutôt que d'aller la provoquer par de nouvelles fuites. Elle se réfugiait contre ces instances dans l'intérieur de ses appartements et jusque dans son lit.

 

XX

L'histoire doit restituer ici la nature. Il faut dire quels étaient les sentiments secrets de la femme sous les sentiments conventionnels de l'impératrice. C'est pour avoir méconnu ces sentiments involontaires mais vrais que cette princesse a subi des partisans sans pitié de son mari des reproches, des iniquités et des mépris sans mesure. Ils l'accusent de n'avoir pas été l'héroïne théâtrale d'une tendresse qu'elle n'éprouvait pas. Ils ont oublié qu'elle était femme, et que le cœur a aussi sa voix dans le drame d'une pareille destinée. Si ce cœur n'est pas une justification, il est une excuse. La justice interroge ces excuses même dans ses condamnations.

Marie-Louise n'aimait pas Napoléon. Comment l'eût-elle aimé ? Il vieillissait dans les camps et dans les soucis de l'ambition. Elle avait dix-neuf ans. L'âme du soldat était dure et froide comme le 'calcul qui était l'instrument de son génie. Celle de la jeune Allemande était frêle, timide et rêveuse comme les songes poétiques de sa patrie. Elle était tombée des marches d'un trône antique ; il était monté sur le sien en escaladant à main armée les dynasties foulées sous ses pieds. Cet homme avait été pour elle, dans les préjugés de son enfance et dans les entretiens de sa famille, le fléau de Dieu, l'Attila des royautés, le dominateur de l'Allemagne, le meurtrier des princes, le spoliateur des peuples, l'incendiaire des capitales, l'ennemi contre lequel on priait Dieu dès le berceau dans les palais de la maison d'Autriche. Cédée par un contrat de la peur à ce conquérant après la répudiation ingrate et admise d'une épouse qui fut sa fortune, elle avait été vendue, non donnée. Elle se regardait elle-même comme la rançon cruelle de son pays et de son père. Elle s'était résignée comme on s'immole. Les honneurs du trône où on l'avait reçue n'avaient été que la parure dont on décore une victime. Jetée seule et sans amie dans une cour de soldats parvenus, de révolutionnaires courtisans et de femmes railleuses dont elle ne savait ni les noms, ni la langue, ni les mœurs, toute sa jeunesse s'était refoulée dans le silence et dans l'étiquette. Son mari même ne l'avait pas rassurée par ses premiers empressements. Il y avait quelque chose d'irrespectueux et de violent jusque dans sa tendresse. Il blessait même ce qu'il caressait. Il y avait une brusquerie impérieuse jusque dans ses amours. La terreur s'était placée entre le cœur de sa jeune femme et lui. La naissance désirée du fils qu'elle lui avait donné n'avait pas rallié ces natures si opposées. Elle sentait qu'elle n'était pour l'empereur qu'un moyen de postérité, non la mère de famille, mais la souche d'une dynastie. Ce maître même n'avait pas les vertus de l'amour, l'attachement et la fidélité à la même femme ; ses amours étaient passagers, même nombreux. Il ne respectait pas les jalousies naturelles au cœur d'une épouse. Il n'avait pas les scandales affichés de Louis XIV, mais il n'en avait pas non plus les délicatesses et les constances. Les plus belles femmes de sa cour et des capitales étrangères n'étaient pas pour lui des passions, mais des volontés satisfaites, jetant ainsi jusque dans ses amours son mépris. Des absences fréquentes et longues, des instructions minutieuses et sévèrement obéies, des entourages à contre-cœur, des surveillantes au lieu d'amies, des retours grondeurs, tristes, redoutés après les revers, un cérémonial ostentatoire, puéril, fatigant, pour tout plaisir ; rien de cette vie, de ce caractère et de cet homme n'était propre à inspirer l'amour a Marie-Louise. Son cœur et son imagination dépaysés en France étaient restés au-delà du Rhin. L'empire aurait consolé une autre ; mais elle était née pour la vie privée et pour les tendresses du foyer allemand.

 

XXI

Il n'est pas étonnant qu'une jeune femme ainsi froissée dans toute sa nature, dans toute sa race et dans tous ses sentiments, et prête à se voir délivrée par la victoire de son père, ne fit pas des vœux bien ardents et bien sincères contre son propre cœur pour se replacer, au gré de ses geôliers de Blois, dans sa captivité. Elle ne savait ni feindre, ni jouer contre sa nature un héroïsme conjugal qu'elle n'éprouvait pas. C'était tout son crime. Elle attendait tremblante que la destinée la jetât au moins toute seule d'un malheur a l'autre. Elle ne voulait pas la devancer.

Les dignitaires de Napoléon et ses deux frères, dont il l'avait entourée pour la diriger et pour la contraindre à des mesures politiques désespérées de règne ou a des fuites aventureuses vers l'empereur, ne cessaient pas de lui inspirer ces mesures et de lui insinuer ce départ. Elle écoutait avec répugnance, elle se réfugiait dans le silence, elle se dérobait à leur obsession, elle se cramponnait à Blois. La résistance passive d'un côté, l'impatience arrêtée de l'autre, les événements qui se pressaient, les troupes étrangères qui s'accumulaient autour de cette résidence, devaient pousser à un dénouement violent cette lutte encore décente entre une jeune femme et ses conseillers.

 

XXII

Le vendredi 8 avril, à une heure où la chambre des femmes est encore inaccessible aux familiers des cours, une rumeur s'éleva dans la résidence de l'impératrice à Blois. Le bruit de conversations animées, d'injonctions et de résistance, sortit des appartements intérieurs où la jeune princesse venait d'être arrachée à son sommeil. Les femmes de service, les serviteurs et les gardes du palais s'étonnèrent et s'émurent d'un mouvement inusité à une pareille heure dans l'hôtel. Des groupes qui s'interrogeaient se formèrent dans les antichambres et dans les cours. On parlait de contrainte morale exercée sur l'impératrice pour la forcer à fuir avec les frères de Napoléon vers l'intérieur de la France ou vers Fontainebleau. L'émotion et l'indignation se peignaient sur les visages et dans l'accent. Nul n'osait manifester encore à haute voix le scandale d'une pareille contrainte sur une femme étrangère, isolée, désarmée de tout moyen de défendre, contre la force,. sa liberté et celle de son enfant.

 

XXIII

M. de Beausset, gentilhomme du midi de la France, d'un caractère chevaleresque, d'un cœur plein de respect pour la majesté, plein de pitié pour la faiblesse, était préfet du palais, attaché à ce titre à l'impératrice. Les malheurs et les anxiétés de cette jeune femme redoublaient en lui l'attachement officiel. Il accourut à cette rumeur. Il pénétra, contre l'usage, dans le salon qui précédait la chambre à coucher de la princesse d'où sortait le bruit. Il apprit des femmes de service que Cambacérès, Joseph et Jérôme Bonaparte étaient avec l'impératrice. Il écoutait avec incertitude l'altercation, dont il cherchait en lui-même à deviner l'objet, lorsque Marie-Louise, dans le désordre de toilette d'une femme qui vient d'être inopinément arrachée a sa couche, ouvrit la porte qui communiquait de sa chambre.au salon et s'élança vers M. de Beausset. Ses pas étaient rapides, ses joues colorées par l'animation de la douleur, ses yeux humides, ses traits altérés. La force de ses impressions prévalut sur sa timidité ordinaire.

« Monsieur de Beausset, dit-elle d'une voix tremblante à son gentilhomme, de tous les officiers de là maison de l'empereur qui sont ici, vous êtes celui que j'ai connu le premier, puisque c'est vous qui m'avez reçue à Brunau au moment de mon mariage. Puis-je compter sur votre appui ? Mes deux beaux-frères et Cambacérès sont là, dit-elle à voix basse en montrant du geste la chambre voisine. Ils viennent de me dire qu'il fallait quitter Blois à l'instant, et que, si je n'y consentais pas de bonne grâce, ils allaient me faire porter de force dans ma voiture avec mon fils.

« — Quelle est la volonté de Votre Majesté ? demanda avec résolution M. de Beausset.

« — De rester ici, répondit l'impératrice, et d'y attendre des lettres de l'empereur.

« — Si telle est votre volonté, madame, reprit M. de Beausset, j'ose répondre que tous les officiers de votre maison et de votre garde penseront comme moi, et qu'ils ne recevront des ordres que de votre bouche. Je vais les sonder.

— Allez ; je vous prie, murmura à voix basse la jeune femme craintive et résolue ; allez, et revenez me dire sur quoi je dois compter.

 

XXIV

M. de Beausset aborda en sortant du salon le général Caffarelli, qui commandait le palais, et le comte d'Haussonville, un des chambellans de cette cour. Ils furent indignés. Ils coururent sur le péristyle de l'hôtel et appelèrent à haute voix les officiers de la garde disséminés dans la cour. A peine ces braves soldats furent-ils informés de la contrainte exercée sur une femme confiée à leurs armes, qu'ils se prononcèrent unanimement contre ces violences et qu'ils demandèrent à haute voix d'être introduits pour offrir leur dévouement et leur épée au besoin à l'impératrice. M. de Beausset les précéda pour avertir Marie-Louise. « Entrez ! lui dit-elle en le voyant, et répétez aux princes ce que vous avez entendu.

« — Les officiers de la maison et de la garde de l'impératrice, répéta M. de Beausset, ont déclaré la ferme intention de la défendre de toute contrainte qu'on tenterait de lui imposer pour l'obliger à quitter Blois contre sa volonté. » Dites les mots dont ils se sont servis, répondit avec une impérieuse obstination le roi Joseph il est nécessaire que nous connaissions l'esprit qui les anime.

« — Ces mots, répliqua le préfet du palais, n'auraient rien de convenable pour vous si je les répétais. D'ailleurs, écoutez le bruit qui s'élève des corridors et des cours de l'hôtel ; ce murmure d'indignation vous dira mieux que moi ce que vous voulez apprendre. »

 

XXV

A peine M. de Beausset avait-il articulé ces paroles que des groupes d'officiers de la garde et de l'hôtel enfoncèrent la porte, se répandirent dans le salon et éclatèrent devant l'impératrice en termes de dévouement pour elle et de colère contenue contre les oppresseurs de sa liberté. Joseph alors, changeant de ton et de langage, se tourna avec un respect apparent vers Marie-Louise, et lui dit avec une feinte conviction « Il faut rester, madame ! Ce que j'avais proposé me paraissait conforme aux intérêts de Votre Majesté, mais puisque Votre Majesté pense autrement, je le répète, il faut rester. » Les frères de Napoléon n'osèrent plus renouveler cette tentative. Le désespoir d'une jeune femme lui avait rendu le courage. L'indignation contre la violence avait soulevé pour elle tous les cœurs. On s'abandonna à la destinée. On attendit à Blois les résultats des négociations de Fontainebleau.

Quelques heures après, un commissaire russe sans escorte vint, au nom des souverains, s'emparer de Marie-Louise et de son fils. Il n'y eut ni résistance ni murmure. Il était évident que l'impératrice était préparée par son père à cette résignation de sa personne à ses alliés. Captivité pour captivité, elle préférait celle de sa première famille et de sa première patrie. Sa cour impériale se dispersa tout entière à ce moment. Les ministres, les conseillers d'État, les courtisans repartirent à la hâte, non vers Fontainebleau, mais vers Paris. C'est là qu'était la fortune nouvelle. Le ministre de la guerre lui-même se contenta de faire transmettre ses adieux à l'empereur. Il courut offrir ses services au maître nouveau.

 

XXVI

Le lendemain l'impératrice, sous une escorte russe, fut conduite à Rambouillet par Orléans. L'empereur continuait d'écrire à sa femme, il la sollicitait de se réunir à lui sur la route de l'île d'Elbe. Il lui décrivait le lieu de son exil, il lui fixait le nombre de chambellans, de dames d'honneur, de femmes de service qu'elle aurait à emmener avec elle dans cette nouvelle cour. Il n'avait renoncé à aucune des pompes et des puérilités des cours. On eût dit qu'il était né dans ces appareils de la souveraineté et qu'il les avait tellement incorporés avec sa nature qu'il ne concevait plus que cette vie d'emprunt. Puis il demandait confidentiellement à M. de Beausset quelles étaient les vraies intentions de Marie-Louise sur sa réunion avec lui. Puis il discutait avec elle les adjonctions de territoire à. Lucques, à Piombino, a Carrare, qu'il fallait exiger pour compléter ses États de Parme ; plus loin, il lui recommandait de recomposer une maison pour son fils, le roi de Rome, quand elle serait arrivée à Parme, où il y avait, disait-il, assez de dames d'une haute noblesse. Cette prétention à s'envelopper d'aristocratie antique, dans laquelle il voulait se confondre lui et les siens, le possédait jusque dans ses ruines. Les vanités de l'homme nouveau survivaient à la déchéance du souverain tombé. Il s'informait ensuite des moyens de traverser Lyon et les grandes villes de nuit, de peur des émotions populaires soulevées contre lui par le ressentiment public. Il recommandait d'apporter quelques millions pour s'établir avec une splendeur convenable à l'île d'Elbe. Il faisait distraire des diamants de la couronne les diamants privés dont il réclamait la possession. Il ordonnait de distribuer son trésor, composé de nombreux millions en or et en argent, en bijoux, dans différents fourgons et dans différentes voitures de l'impératrice, pour les soustraire ainsi à la confiscation ou à la spoliation de ses ennemis sur la route de Paris en Italie. Il se faisait envoyer à lui-même trois millions pour ses dépenses personnelles dans la route qu'il allait entreprendre. Le général Cambronne était chargé par lui de les escorter de Blois à Fontainebleau. Il s'opposait à l'idée de l'impératrice de séjourner à Rambouillet ; il la pressait de se rendre dans ses États d'Italie. Il laissait voir une vive appréhension à l'idée d'une entrevue de l'empereur d'Autriche avec Marie-Louise. Il redoutait évidemment que les insinuations paternelles n'éloignassent sa femme de lui pour jamais. Il pressentait les difficultés que le séjour de sa femme et de son fils, otages entre les mains de l'Autriche, susciteraient à une restauration de l'empire, dont il était déjà confusément occupé.

 

XXVII

A l'exception des ordres concernant une partie de son trésor, toutes ces lettres étaient de vaines occupations de ses jours oisifs à Fontainebleau. Déjà l'impératrice, entraînée par l'inclination autant que par la force vers son père, à Rambouillet, se réunissait dans cette résidence à l'empereur d'Autriche, jetait son fils dans les bras de son grand’père, et prenait la route de Vienne sous l'escorte des vainqueurs de son mari.

Mais pendant que la victoire et l'indifférence éloignaient ainsi de lui l'épouse que.la politique lui avait donnée et que l'empire n'avait pu lui attacher, l'adversité ramenait auprès de lui, à Fontainebleau, une jeune et belle étrangère dont la défaite et l'exil ne pouvaient lui enlever l'amour. Parmi les nombreux et fugitifs objets de ses attachements illégitimes, Napoléon avait aimé, une seule fois peut-être, d'une tendre et durable passion. Au sommet de sa fortune et de sa gloire', dans une fête à Varsovie, la beauté d'une. Polonaise, enivrée d'enthousiasme pour son nom, l'avait frappé. C'était la jeune épouse d'un noble Sarmate déjà avancé en âge. Elle brillait pour la première fois dans les pompes d'une cour. Elle adorait dans Napoléon, alors comme tous les Polonais, le génie, la victoire, l'espoir trompé de l'indépendance de sa patrie. Ses regards rayonnaient involontairement de ce culte. Napoléon la vit, la devina, l'aima. De longues résistances, des devoirs combattus, des évanouissements, des larmes, irritèrent le goût de l'empereur jusqu'à la passion. Il enleva la comtesse Waleska à son époux, à sa patrie. JI l'entraîna dans ses camps et dans ses capitales conquises. Un fils était né de leurs amours. Un hôtel à Paris, souvent visité la nuit par Napoléon, dérobait aux regards du public la mère toujours passionnée de cet enfant.

 

XXVIII

L'adversité lui rendait sa faute presque sacrée et son amour plus cher. Elle voulait, en se dévouant à l'exilé, racheter sa faiblesse pour le maître de l'Europe. Elle écrivit à Napoléon pour lui demander de le revoir et pour lui offrir de s'attacher à ses pas partout où l'infortune le conduirait. Il consentit à cette entrevue. L'avant-dernière nuit qui précéda le départ de l'empereur de Fontainebleau, la jeune femme fut introduite par un escalier dérobé dans le salon qui précédait la chambre à coucher de son amant. Le serviteur affidé alla annoncer à son maître la présence de celle qu'il avait consenti à revoir. Napoléon était plongé dans l'espèce de stupeur rêveuse qui l'absorbait depuis sa chute. Il répondit à l'introducteur qu'il appellerait lui-même bientôt celle qui bravait pour lui la pudeur et l'adversité. La jeune femme en pleurs attendit en vain une longue moitié de la nuit. Il ne l'appela pas. On l'entendait cependant se promener dans sa chambre. Le serviteur entra, lui rappela la personne présente « Attendez encore, » dit l'empereur. Enfin, la nuit entière s'étant écoulée et le jour commençant à menacer de révéler lé secret de l'entrevue, la jeune femme rebutée, éplorée et offensée fut reconduite, tout en larmes, a sa voiture par le confident de ses derniers adieux. Soit que Napoléon eût perdu le sentiment de son propre cœur dans l'agitation de son esprit, soit qu'il rougît de paraître abattu et captif devant celle qui l'avait aimé vainqueur et souverain de l'Europe, il n'eut pas pitié de ce dévouement. Le confident étant rentré le matin dans la chambre de l'empereur et lui peignant l'attente, la honte, le désespoir de la comtesse Waleska « Ah dit-il, j'en suis humilié pour elle et pour moi. Mais les heures se sont écoulées sans que j'eusse le sentiment de leur durée. J'avais quelque chose là, » ajouta-t-il en se posant le doigt sur le front. Le désespoir même qui attendrit les autres hommes était, rude et glacial en lui.

 

XXIX

Le lendemain il fit appeler Caulaincourt. Il fit quelques munificences à sa garde et aux officiers de sa maison qui lui étaient restés fidèles jusque-là. « Dans quelques jours, leur dit-il, je serai enfin établi à l'île d'Elbe. J'ai hâte d'y respirer plus d'air. J'étouffe ici ! J'avais rêvé de grandes choses pour la France. Le temps m'a manqué, les hommes aussi. La nation française ne sait pas supporter les revers. Une seule année de désastres lui a fait oublier quinze ans de victoires. On m'abandonne, on me sépare de ma femme et de mon fils L'histoire me vengera. »

Puis il parla avec une apparente impartialité des Bourbons. « Entre les vieilles races et les peuples renouvelés par la Révolution, il y a des abîmes, dit-il. L'avenir est chargé d'événements. Nous nous reverrons, mes amis ! Demain je ferai mes adieux à mes soldats. »

 

XXX

Ce lendemain se leva enfin. Les commissaires, respectueux jusque dans leur surveillance, avaient demandé à l'empereur d'arrêter l'heure du départ. Il avait fixé le milieu du jour.

Ce qui lui restait de cour, c'est-à-dire les généraux de sa garde et quelques officiers de sa maison, Belliard, Gourgaud, Petit, Athalin, Laplace, Fouler et quelques familiers de son intérieur, se réunirent à dix heures dans le salon qui précédait son cabinet, avec les commissaires étrangers, petit et funèbre cortège inaperçu dans un palais jadis trop étroit pour ses pompes. Le général Bertrand ; grand maréchal du palais, fier de sentir en lui-une fidélité au-dessus de tous les exils, annonça l'empereur. Il sortit, le visage calme et composé. Il traversa la file de ses derniers amis, saluant et tendant a droite et à gauche sa main qu'il retirait mouillée de larmes. Pas un mot ne troubla le silence. L'impression était trop solennelle pour que des paroles tentassent de l'exprimer. Toute l'éloquence de cet adieu, reconnaissance et douleur, était dans les attitudes. Celle de l'empereur était digne du lieu, du rang, de l'acte, naturelle, triste et réfléchie. On voyait qu'il respectait son propre ostracisme, et qu'il repliait de ce palais quinze ans de gloire et de malheurs donnés à la France. Ce n'était plus comme la veille l'homme, c'était l'empire qui sortait. Il sortait avec la majesté d'un événement.

 

XXXI

Il traversa à pas lents, suivi de ses surveillants et' de ses amis, la longue galerie de François Ier. Il parut sur le palier du grand escalier. Il regarda un moment les troupes rangées en bataille dans la cour d'honneur et le peuple innombrable accouru des villes voisines pour assister à ce moment d'histoire et pour le redire à leurs enfants. Les sentiments étaient divers dans cette foule où le règne avait plus d'accusateurs que d'amis. Mais la grandeur de la chute dans les uns, la pitié pour les revers dans les autres, la décence de la circonstance chez tous, imposaient un silence unanime. Les insultes eussent été une lâcheté, les cris de « Vive l'empereur ! » auraient paru une ironie. Les troupes elles-mêmes éprouvaient quelque chose de plus solennel et de plus religieux qu'une acclamation, l'honneur intime de leur fidélité jusqu'aux revers, et le coucher de leur gloire qui allait avec leur chef disparaître derrière les arbres de la forêt et derrière les vagues de la Méditerranée. Elles enviaient ceux de leurs compagnons à qui le choix ou le sort avait accordé la faveur de s'exiler dans son île avec leur empereur. Les têtes étaient baissées, les regards ternes ; des larmes roulaient sur les joues hâlées par la guerre. Si les tambours avaient été 'voilés de crêpes de deuil, on eût dit les obsèques de l'armée à son général. Napoléon lui-même, après un premier coup d'œil martial et sévère sur ses bataillons et ses escadrons, eut un attendrissement rare dans le regard. Que de journées de guerre, de gloire et de puissance cette armée ne lui rappelait-elle pas ! Où étaient ceux qui l'avaient composée pendant qu'elle parcourait avec lui l'Europe, l'Afrique et l'Asie ? Que restait-il de ces millions d'hommes dans ce noyau sous ses yeux ? Et cependant ce reste était fidèle. Il allait s'en séparer pour toujours. L'armée c'était lui. Quand il ne la verrait plus sous ses yeux, que serait-il ? Il devait tout à l'épée, il perdait tout avec elle. Il hésita quelque temps avant de descendre. Il parut vouloir rentrer machinalement dans le palais.

 

XXXII

Il se raffermit, se reprit, descendit les marches pour se rapprocher des soldats. Les tambours lui rendirent les honneurs du commandement. D'un geste il leur imposa le silence. Il s'avança jusqu'au front des bataillons ; il fit signe qu'il voulait parler. Les tambours se turent ; les armes immobiles, les respirations même suspendues laissèrent entendre sa voix, répercutée par les hautes murailles du palais, jusqu'aux derniers rangs de sa garde. « Officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, dit-il, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans je vous ai constamment trouvés sur le chemin de l'honneur et de la gloire. Dans ces derniers temps comme dans ceux de notre prospérité, vous n'avez cessé d'être des modèles de fidélité et de bravoure.

« Avec des hommes tels que vous notre cause n'était pas perdue, mais la guerre était inter minable c'eût été la guerre civile, et la France en eût été plus malheureuse. J'ai donc sacrifié nos intérêts à ceux de la patrie. Je pars. Vous, mes amis, continuez à servir la France ; son honneur était mon unique pensée, il sera toujours l'objet de mes vœux.

« Ne plaignez pas mon sort ! Si j'ai consenti à me survivre, c'est pour servir encore votre gloire. Je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble. Adieu, mes enfants Je voudrais vous presser tous sur mon cœur. Que j'embrasse au moins votre général, votre drapeau »

Ces mots attendrirent les soldats. Un frémissement parcourut les rangs, agita les armes. Le général Petit, qui commandait la vieille garde en l'absence des maréchaux, homme de trempe martiale, mais sensible, s'avança, au signe répété de Napoléon, entre les rangs de ses soldats et son empereur. L'empereur l'embrassa longtemps. Les deux capitaines sanglotaient. Un sourd sanglot répondit de tous les rangs à ce spectacle. Des grenadiers s'essuyèrent les yeux du revers de leur main gauche. « Qu'on m'apporte les aigles » reprit l'empereur, qui voulait graver en lui et dans ce signe une mémoire de César. Des grenadiers s'avancèrent en portant devant lui les aigles des régiments. Il prit ces signes chers au soldat, les pressa contre sa poitrine, et les touchant des lèvres « Chère aigle, dit-il d'un accent à la fois mâle et brisé, que ce dernier baiser retentisse dans le cœur de tous mes soldats

« Adieu encore une fois, mes vieux compagnons, adieu ! » L'armée entière fondit en pleurs, et rien ne répondit qu'un long et sourd gémissement des troupes.

Une voiture ouverte, où le général Bertrand attendait son maître et son ami, reçut l'empereur, qui s'y précipita en se couvrant les yeux de ses deux mains. Elle roula vers la première station de son exil.

 

XXXIII

Le premier empire était fini. Napoléon connaissait la puissance de l'imagination sur les hommes. Il savait le rôle que le cœur joue dans l'histoire. Il avait offert le sien et celui de ses troupes en spectacle à la France et au monde dans cette scène. Elle parut même à ses ennemis digne des plus grandes pages de. la vie des peuples. Il avait fallu quinze ans de victoires et de revers pour la préparer, une armée et un héros pour la jouer, un monde pour la regarder, un exil pour l'attendrir. C'est la page pathétique de l'empereur. Il avait été souverain, jamais homme. En revenant à la nature, il retrouva la grandeur. Son adieu à son armée lui rendit l'admiration, la pitié et le cœur du peuple.

 

XXXIV

Ainsi s'ouvrit le premier exil de Napoléon.

Pendant qu'il s'achemine vers l'île où la vengeance de l'Europe et la lassitude de la France l'ont relégué, jugeons un moment et réfléchissons. L'histoire n'est pas seulement un drame, elle est une justice. Les conquérants et les despotes auraient trop d'avantages sur la vérité si on ne les jugeait, comme Napoléon l'a été jusqu'ici, qu'au retentissement du nom et à l'éblouissement de la gloire. Il y a des flatteurs de renommées comme il y a des flatteurs de puissance, parce que la renommée est une puissance aussi, et qu'en se plaçant dans le rayonnement d'un grand nom on s'imagine participer à son prestige et écraser le monde de l'autorité d'un préjugé. C'est le vœ victis de l'historien. Mais cette puissance des renommées de fait est une puissance mauvaise aussi, à laquelle il faut avoir le courage de résister dans une juste mesure, de peur que la postérité ne se courbe comme le siècle, que la morale ne soit découragée comme l'indépendance, et que la vertu n'ait pas du moins sa protestation et son témoin.

 

XXXV

Napoléon n'est pas un homme de Plutarque, mais de Machiavel. Son mobile n'a été ni la vertu ni la patrie, mais le pouvoir et la renommée. Servi par des circonstances qu'aucun homme ne rencontra jamais, pas même César, et par un génie de la force égal a. son œuvre, il se donna pour tâche de posséder le monde à tout prix, non de l'améliorer ou de le grandir. Ce seul but évident de toutes les actions de sa vie les rapetisse et les pervertit toutes aux yeux de la vraie politique. Dieu n'a dit à aucun homme Tu te feras de toi-même ton propre but, tu feras de toi le centre des choses humaines, tu feras servir le monde à ton usage. Il a dit, au contraire Tu seras, autant qu'il est en toi, le moyen, l'instrument, le serviteur de la terre tu te sacrifieras au service de ton peuple, tu grandiras non en toi-même, être petit et passager, mais dans le peuple, être éternel, que tu auras servi, et dans l'esprit humain amélioré et grandi par tes œuvres ! Voilà le type ! voilà la vraie grandeur. La haute politique, l'immortelle gloire, sont là, parce que là est la vertu de l'homme d'État, non selon l'histoire, mais selon Dieu.

 

XXXVI

Or, la pensée de Napoléon fut la pensée contraire. Son plan de vie à l'inverse est en contradiction du plan de Dieu dans l'humanité. Debout sur cette vérité solide comme la conscience, on ose juger ce qui n'a été que célébré. On est sûr qu'on ne se trompera pas. On sent en soi l'inflexibilité non de l'esprit, mais de la morale, et on poursuit.

Nous avons parlé du plan de vie général de Napoléon, et nous avons dit qu'il fut de posséder à tout prix la terre. Expliquons-nous entendons par plan de vie la signification générale et continue de tous les actes d'un homme d'histoire, la tendance constante de sa pensée ou de son instinct manifestée par ses mœurs. Nous n'attachons pas à cette expression l'idée d'une préméditation dès le berceau ou d'une combinaison systématique de chacun de ses pas, de ses gestes, de ses paroles en toutes circonstances. L'homme n'est pas ainsi fait. Il n'est pas une abstraction, il n'est pas une ligne mathématique, il est un homme, c'est-à-dire une inconstance, une mobilité, une inconséquence vivante. Le plan de vie d'un homme historique, c'est son caractère. C'est donc dans le caractère de Napoléon le plus habituellement révélé dans ses actes et dans ses pensées que nous cherchons sa moralité ou sa dépravation, sa petitesse ou sa grandeur aux yeux moins éblouis de la postérité. En deux mots, son inspiration venait-elle habituellement du monde à lui ou de lui au monde, du dévouement ou de l'égoïsme, d'en haut ou d'en bas, de Dieu ou de lui-même ? Voilà à quoi nous répondons en interrogeant sa mémoire, non pour la rapetisser, mais pour qu'elle ne pervertisse pas l'avenir.

 

XXXVII

Il naît en Corse. Cette île, alors dénationalisée, cherchait son indépendance. Il se déclare contre Paoli, le libérateur de son berceau ; il se cherche une patrie ; il choisit la plus agitée, la France. Il pressent avec une précoce sagacité d'instinct que les grands hasards de fortune seront où sont les grands mouvements de choses et d'idées. La Révolution française bouillonnait, il s'y jette ; le jacobinisme la gouvernait, il l'exalte. Il en affecte les principes radicaux, les exagérations démagogiques, le langage, le costume, la colère, la popularité. Il écrit le Souper de Beaucaire, cette harangue de club dans un camp. La révolution monte et baisse selon les accès de bouillonnement ou de refroidissement de l'opinion à Paris ;'il monte et baisse avec elle, servant avec un zèle égal, tantôt les conventionnels à Toulon, tantôt les thermidoriens a Paris, tantôt la Convention contre les démagogues, tantôt Barras et le Directoire contre les royalistes ; tout aux circonstances, rien aux principes ; pressentant le pouvoir, aidant le succès, s'élevant indifféremment sur tous et par tous. Jeune homme de la race et du temps de ces républiques italiennes qui louaient leur bravoure et leur sang à toutes les factions, à toutes les causes, pourvu qu'elles les grandissent. Soldat, il offre son intelligence et son épée au plus résolu ou au plus heureux. On ne voit pas un scrupule d'opinion, de principe, de vertu publique dans sa jeunesse obscure jusque-là.

On n'en voit pas davantage dans sa fortune rapide. La source de cette fortune est la faveur du plus influent des directeurs pour une femme belle et répandue dans la familiarité des puissants du jour. Barras lui donne pour dot l'armée d'Italie. Il aime, il est vrai, et il est aimé. Mais cet amour est altéré dans son désintéressement par cette ambition satisfaite. Il paraît moins sincère, parce qu'il est doté d'un commandement. Ce commandement est la date de son génie. Il le communique à ses troupes, il répand la jeunesse dans nos camps vieillis, il retrempe la routine militaire dans l'enthousiasme et dans l'initiative de la nouvelle tactique ; il invente l'audace, ce génie des guerres révolutionnaires il accélère les mouvements des armées, il décuple le temps par les marches ; il déconcerte les prudences et les lenteurs des élèves de Frédéric et de Landon il conquiert, il pacifie ; il traite, il efface ceux-ci du sol, il respecte ceux-là ; il pactise avec ce qui est fort, comme Rome, dans l'esprit des peuples ; il balaye, sans prétexte et sans pitié, ce qui est faible, comme Venise il usurpe hardiment sur l'autorité, sur la diplomatie et sur le principe de son gouvernement. Tantôt il proclame, tantôt il trahit, tantôt il vend le dogme de la Révolution française, selon l'opportunité et les besoins de sa popularité personnelle, en Italie et à Léoben. Ici il rétablit le- despotisme, là il consacre la théocratie ; plus loin il trafique de l'indépendance des peuples, ailleurs il vend la liberté des consciences. Ce n'est déjà plus le général d'une révolution ni le négociateur d'une république c'est l'homme qui se construit lui-même et lui seul aux dépens de tous les principes, de toutes les révolutions, de tous les pouvoirs qui l'ont armé. Le travail de l'esprit humain du dix-huitième siècle, de la philosophie moderne, de la Révolution française, disparaît. Bonaparte seul se montre. Ce n'est plus un siècle qui se remue, c'est un homme qui se joue d'un siècle et qui se substitue à une époque. Plus de France, de révolution, de république ; c'est lui ! rien que lui, toujours lui !

 

XXXVIII

La Révolution embarrassée de lui l'envoie, pour périr ou pour grandir, en Égypte. Autre continent, autre homme, mais de conscience pas davantage. Il s'annonce comme le rénovateur de l'Orient. Il lui apporte, dit-il, la liberté européenne. Il cherche d'abord à le convaincre qu'il faut se laisser conquérir. Le fanatisme mahométan est un obstacle à sa domination au lieu de le combattre, il le simule. Il se déclare pour Mahomet contre les superstitions européennes. Il met les religions dans les moyens de police et de conquête. Le négociateur, incliné devant le pape à Milan, s'incline devant le prophète au Caire. Le lointain donne du prestige à des exploits contre une race énervée, exploits exagérés par la renommée, mais qui rappellent la poésie des croisades. Ce qu'il y cherche, c'est surtout le retentissement et l'imitation d'Alexandre. Aussi, au premier échec, à Saint-Jean-d'Acre, il abandonne toute conquête, empire, songe asiatique, il laisse son armée sans recrutement et sans espace à une capitulation certaine. Il se jette dans un vaisseau léger, il revient où est la réalité, il devance le bruit de ses revers, il surprend la popularité. Il regarde la république, il voit qu'elle a passé l'heure des dangers anarchiques, que ses pouvoirs se régularisent, que les armées commandées par ses rivaux triomphent, que ce gouvernement démocratique acheté si cher par la nation deviendra, si on le respecte, un obstacle invincible à l'occupation d'un soldat. Il conspire à main armée contre ce gouvernement qui lui a remis ses armes pour le défendre ; il joint la ruse à la force, il corrompt ses compagnons d'armes, il trompe les directeurs, il viole les représentations, il fait déchirer les lois par ses baïonnettes, il s'empare de sa patrie. La France était un peuple, elle n'est plus qu'un homme, et cet homme, c'est lui.

 

XXXIX

Ce crime antinational et antirévolutionnaire accompli, il faut le faire sanctionner par l'opinion il y en a deux une opinion républicaine et progressive qui porte le monde en avant sur le courant de la vérité, de la liberté et de la vertu civique ; une opinion contre-révolutionnaire et rétrograde, qui reporte les institutions et l'esprit humain en arrière sur le contre-courant des servitudes, des préjugés et des vices du passé. Il ne mesure pas la vérité mais, la force. Il voit que la vérité est avec la liberté, mais. que la force est avec la contre-révolution. Il s'y précipite pour qu'elle le porte à un trône. Il exploite les lassitudes, il achète les vénalités, il intimide les lâchetés, il favorise les apostasies du jour ; il cimente d'ambitions, de grades, d'autorité, le moins libéral des pouvoirs, le gouvernement militaire. Il règne enfin sur son pays. Le pays disparaît à son tour sous un trône, et sur ce trône il ne place que lui.

 

XL

Pour que ce trône se soutienne, il lui faut un principe. Il peut encore choisir. Il peut faire de son règne le règne des idées écloses du raisonnement. Il peut les acclimater au monde nouveau par la monarchie. Il peut être à la philosophie et à l'esprit de civilisation moderne ce que Charlemagne fut au christianisme, l'initiateur et l'organisateur armé de l'idée naissante et désarmée. Le monde moral à ce prix aurait sinon excusé, du moins compris l'usurpation militaire. Il répudie dès le premier jour ce grand rôle d'un génie fondateur d'une idée. Il déclare la guerre et la tyrannie à toutes les idées, excepté aux idées mortes. Il maudit la pensée parlée ou écrite, comme une révolte du raisonnement contre le fait. Il s'écrie « La pensée est le mal suprême, c'est elle qui a fait tout mal » Il impose le mutisme aux tribunes, la censure aux journaux, le pilon aux livres, la terreur ou l'adulation aux écrivains. Il blasphème contre la lumière. Il ferme la bouche au moindre murmure d'une théorie. Il exile tout ce qui ne lui vend ni sa parole ni sa plume. Il n'honore dans les sciences que les sciences qui ne pensent pas, les mathématiques. Il supprimerait, s'il le pouvait, l'alphabet, pour ne laisser subsister entre les hommes que les chiffres, parce que les lettres expriment l'âme humaine et que les chiffres n'expriment que des forces matérielles. Il s'exalte dans son horreur de la philosophie et de la liberté jusqu'à l'athéisme de l'intelligence humaine. Il pressent une révolte dans chaque soupir, un obstacle dans chaque pensée, une vengeance dans chaque vérité. Il refuse l'air même aux consciences, il se ligue avec le Dieu qu'il ne croit pas, il refait un traité d'empire et d'Église avec le pouvoir sacerdotal, il profane la religion en feignant de l'honorer, il fait du prêtre un magistrat civil et un instrument de servitude chargé de lui assouplir les âmes ; il met le catéchisme d'un culte d'État dans l'empire, et l'empereur à côté de Dieu dans le catéchisme de l'État. Il détruit une à une toutes les vérités civiles conquises et promulguées par l'Assemblée constituante et par la république l'égalité par une féodalité nouvelle, les partages domestiques par les substitutions et les majorats, les mœurs nivelées par les titres, la démocratie par une noblesse héréditaire, la représentation nationale par un Corps législatif subordonné et muet, et par un Sénat de Bas-Empire chargé de lui voter le sang du peuple, enfin les nationalités par des dynasties de sa race imposées aux trônes. Il tourne en dérision et en tyrannie toutes les institutions de l'indépendance des peuples dont il n'ose pas encore effacer le nom, il refait le passé en commençant par ses vices, il le restitue tout entier à ses adorateurs, à condition que ce passé sera encore lui.

 

XLI

Il faut cependant un esprit à un règne. Il le cherche. De tous ces principes sur lesquels un fondateur peut faire durer ses institutions, liberté, égalité, progrès, lumière, conscience, élection, raisonnement, discussion, religion, vertu publique, il choisit le plus personnel et le plus immoral de tous, la gloire ou la renommée. Ne voulant ni convaincre, ni éclairer, ni améliorer, ni moraliser sa patrie, il se dit « Je l'éblouirai, et de cet éblouissement que je ferai rejaillir sur elle-, je fascinerai le plus noble et le plus séductible de ses instincts, la gloire ou la vanité nationale. Je fonderai ma puissance ou ma dynastie sur un prestige. Les nations n'ont pas toutes une vertu, toutes ont un orgueil. Cet orgueil de la France sera mon droit. »

 

XLII

Ce principe de la renommée lui commande à l'instant celui de la conquête, la conquête commande la guerre, la guerre les détrônements et les dénationalisations. Son règne n'est qu'une campagne, son empire qu'un champ de bataille aussi vaste que l'Europe. Il place tout droit des peuples et des rois dans son épée, toute moralité dans le nombre et dans la force de ses armées. Rien de ce qui le menace n'est innocent, rien de ce qui lui fait obstacle n'est sacré, rien de ce qui le précède en date n'est respecté il veut que l'Europe date de lui.

 

XLIII

Il balaye la république avec le pied de ses soldats. Il refoulé le trône' des Bourbons dans l'exil. Il envoie saisir comme un meurtrier dans l'ombre le plus brave et le plus confiant des princes militaires de cette race, le duc d'Enghien, sur la terre étrangère. Il le tue dans le fossé de Vincennes par je ne sais quel pressentiment du crime qui lui montre dans ce jeune homme le seul compétiteur armé du trône contre lui ou contre sa race. Il conquiert l'Italie reperdue, l'Allemagne, la Prusse, la Hollande reconquise après Pichegru, l'Espagne, Naples, royaumes, républiques. Il menace l'Angleterre, il caresse pour l'endormir la Russie, il découpe le continent, il distribue les peuples, il élève des trônes pour toute sa famille, il dépense dix générations de la France pour faire un sort impérial ou royal à chacun des fils ou à chacune des filles de sa mère. Sa renommée, qui croît sans cesse d'éclat et de bruit, donne à la France et à l'Europe ce vertige de gloire qui lui dérobe l'immoralité et l'abîme d'un tel règne. II a créé l'entraînement, oh le suit jusqu'au délire de la campagne de Russie. Il flotte dans un tourbillon d'événements si immenses et si accélérés que trois années de fautes même ne l'en laissent pas retomber. La gloire qui l'a élevé le soutient sur le vide de tous les autres principes qu'il a méprisés. L'Espagne a dévoré ses armées, la Russie a servi de sépulcre à sept cent mille hommes, Dresde et Leipzig en ont englouti les restes. L'Allemagne irritée lui a fait défection. L'Europe entière le cerne et le poursuit du Rhin aux Pyrénées avec une marée de peuples. La France épuisée et désaffectionnée le regarde combattre et déchoir sans lever un bras pour sa cause. Il n'a plus contre le monde qu'une poignée d'hommes, il ne tombe pas encore ; tout est anéanti autour de son trône, mais il lui reste sa renommée qui plane toujours au-dessus de lui.

 

XL1V

Comme diplomate, il est souverainement habile tant qu'il a son ambition à servir et son règne à préparer. Dans sa campagne d'Italie, il combat d'une main, il négocie de l'autre. Il se joue hardiment des instructions du républicanisme radical de la Convention. Il traite avec le Piémont vaincu qu'il pouvait détruire. Il grossit l'armée républicaine contre l'Autriche des contingents d'une monarchie. Il traite avec le pape qu'il avait mission de chasser de Rome. Il enrôle dans son parti les habitudes, les respects et jusqu'aux superstitions des populations. Il traite avec Modène pour des millions et se fait solder par le trésor des princes. Il traite avec la Toscane et avec Naples pour diviser ses ennemis et pour les combattre, comme l'Horace antique, un à un. Il endort Venise tant qu'il a besoin de sa neutralité il l'insulte, il la viole, il l'écrase dès qu'il ne la craint plus. Il allume le feu de l'enthousiasme révolutionnaire et de l'indépendance dans Milan. Il revend ensuite Venise à l'Autriche, et il achète à ce prix l'ombre de paix qu'il veut offrir, pour se populariser, à la France. Jusque-là, sa diplomatie est de Machiavel, mais elle est d'un Machiavel patriote qui ne fait du moins que des trahisons utiles à son pays.

 

XLV

Mais il n'est pas plus tôt sur le trône que toutes ses négociations sont des vertiges aussi funestes à lui-même qu'à la solide grandeur de sa patrie. Il menace l'Angleterre, qu'il ne peut atteindre ni sur terre ni sur mer. Il se déclare son antagoniste éternel et impuissant. Il se crée ainsi une haine d'Annibal contre sa nation et sa dynastie. Il met le continent à la solde de cette puissance et le commerce de l'univers sous son pavillon.

Il s'aliène toute l'Allemagne indépendante par des cupidités de territoire et des apanages de famille qui ne lui donnent que des princes et pas un appui. Il déclare l'incompatibilité de sa puissance avec une puissance indépendante quelconque. Il se déclare l'aspirant à la monarchie universelle, c'est-à-dire l'ennemi commun et universel de tous les trônes et de toutes les nationalités. Il range ainsi de ses propres mâins l'Angleterre, la Russie, l'Autriche, la Prusse, le monde dans la ligue de l'espèce humaine contre lui.

Il combat sa renommée et son génie lui donnent la victoire. Il fait des paix fausses, courtes, précaires, menaçantes pour ceux qu'il a subjugués à demi, des paix qui laissent respirer et qui ne désarment pas.

Dans l'attente d'une nouvelle guerre préméditée avec la Russie, il a la démence de lui livrer l'empire ottoman, et de se priver ainsi du seul grand et naturel allié qui lui reste au jour de la lutte.

Il conquiert Vienne, et il rétablit la monarchie autrichienne. Il voit la Hongrie aspirant à l'indépendance, et il la laisse asservie a cette monarchie.

Il conquiert Berlin, et il n'efface pas la Prusse. Il voit la Pologne démembrée palpiter de patriotisme vers lui ; il peut la ressusciter d'un geste, en faire l'alliée solidaire de la France, l'avant-poste de ses armées, l'arbitre du Nord et de l'Allemagne, la digue de la Russie, et il vend ses tronçons aux puissances vaincues pour en acheter des faveurs et des ménagements de vieilles races pour sa dynastie de parvenus.

Il voit l'Espagne se jeter dans ses bras, accepter ses arbitrages, implorer sa tutelle, s'associer à la France dans un pacte naturel et éternel des races du Midi contre les races conquérantes du Nord. Il aime mieux l'humilier que l'attirer, et la conquérir pour son frère que la posséder volontairement pour son pays.

Enfin, il se lance avec un million d'hommes au fond de la Russie pour envahir à contre-sens le Nord par le Midi, et pour ne posséder que de la neige et des cendres. L'Allemagne, qu'il laisse imprudemment armée et irritée derrière lui, se referme sur sa trace il est pris au piège qu'il s'est préparé à lui-même. Il a semblé n'avoir qu'un but depuis dix ans dans sa politique, réunir tous les peuples en faisceau de honte et de haine contre lui. Faire de la France l'ennemie irréconciliable du genre humain, voilà, son génie à l'extérieur Génie de l'égoïsme qui devient le génie de la ruine !

 

XLVI

Il capitule enfin, ou plutôt la France capitule sans lui. Il prend seul à travers sa patrie conquise et ses provinces ravagées la route de son premier exil. Il a pour cortége les ressentiments et le murmure de la patrie. Que reste-t-il derrière lui-de son long règne ? car c'est à ce signe que Dieu et les hommes jugent le génie politique des fondateurs. Toute vérité est féconde, tout mensonge est stérile. En politique ce qui ne crée pas n'est pas. La vie est jugée par ce qui lui survit. 'Il laisse la liberté enchaînée, l'égalité compromise par des institutions posthumes, la féodalité parodiée sans pouvoir être, ta conscience humaine revendue, la philosophie proscrite, les préjugés encouragés, l'esprit humain diminué, l'instruction matérialisée et concentrée dans les seules sciences exactes, les écoles converties en casernes,' la littérature dégradée par la police ou avilie par la bassesse, la représentation nationale pervertie, l'élection abolie, les arts asservis, le commerce tari, le crédit anéanti, la navigation supprimée, les haines internationales ravivées, le peuple opprimé ou enrôlé, payant de son impôt ou de son sang l'ambition d'un soldat suprême, mais couvrant du nom grandi de la France les contre-sens au siècle,' les misères et les dégradations de la patrie. Voilà le fondateur, voilà l'homme ! Un homme au lieu d'une révolution Un homme au lieu d'une époque Un homme au lieu d'une patrie Un homme au lieu d'une nation Rien après lui ! Rien autour de lui que son ombre stérilisant tout le dix-huitième siècle absorbé et détourné en lui seul. On dira toujours la gloire personnelle, on ne dira jamais ce qu'on a dit d'Auguste, de Charlemagne et de Louis XIV, le siècle de Napoléon. Il n'y a pas de siècle, il n'y a qu'un nom, et ce nom ne signifie rien pour l'humanité que lui-même.

 

XLVII

Faux en institutions, car il remonte ; faux en politique, car il avilit ; faux en morale, car il corrompt ; faux en civilisation, car il opprime ; faux en diplomatie, car il isole ; il n'est vrai qu'en guerre, car il verse bien le sang humain. Mais celui qui l'épargne, qu'est-il donc ? Son génie individuel est grand, mais c'est le génie du matérialisme. Son intelligence est vaste et claire, mais c'est l'intelligence du calcul. Il compte, il pèse, il mesure, il ne sent pas, il n'aime pas, il ne compatit pas ; il est statue plus qu'il n'est homme. C'est là son infériorité devant Alexandre et devant César. Il rappelle plutôt l'Annibal de l'aristocratie. Peu d'hommes ont été ainsi pétris, mais pétris à froid. Tout est solide, rien ne bouillonne, rien ne s'émeut dans cette pensée. On sent cette nature métallique jusque dans son style. Il est peut-être le plus grand écrivain des choses humaines depuis Machiavel. Bien supérieur dans le récit de ses campagnes à César, son style n'est pas de la parole écrite seulement, c'est de l'action. Chaque mot dans ses pages est, pour ainsi dire, le contre-coup et la contre-empreinte du fait. Il n'y a ni lettre, ni son, ni couleur entre la chose et le mot : le mot, c'est lui. La phrase concise, mais sculptée sur le nu, rappelle ces temps où Bajazet et Charlemagne ne sachant pas écrire leur nom au bas des actes de leur empire trempaient leur main dans l'encre ou dans le sang, et l'appliquaient avec toutes ses articulations empreintes sur le parchemin. Ce n'était pas la signature, c'était la main même du héros qu'on avait éternellement sous tes yeux. Ainsi des pages de ses campagnes dictées par Napoléon. C'est le verbe du mouvement, de l'action, et du combat.

 

XLVIII

Cette renommée dont il avait fait sa moralité, sa conscience et son principe, il la mérita donc par sa nature et par son intelligence de la guerre et de la gloire. Il en a inondé aussi le nom de la France. La France, obligée d'accepter sa tyrannie et ses crimes, doit aussi accepter sa gloire avec une sévère reconnaissance. Elle ne pourrait séparer ce nom du sien sans diminuer son propre nom. Ce nom s'est incrusté dans ses torts comme dans sa grandeur. Elle a voulu de la renommée, il lui en a donné. Mais ce qu'elle lui doit, c'est surtout un grand bruit.

 

XLIX

Cet écho qui se continue dans la postérité, et qu'on appelle encore improprement gloire, a été son moyen et son but. Qu'il en jouisse donc ! Homme de bruit, qu'il retentisse à travers les siècles ! Mais que ce bruit ne pervertisse pas la postérité et ne fausse pas le jugement du peuple. Cet homme, une des plus vastes créations de Dieu, s'est mis, avec plus de force qu'il ne fut donné à aucun homme d'en accumuler, sur la route des révolutions et des améliorations de l'esprit humain, comme pour arrêter les idées et faire rebrousser chemin aux vérités. Le temps l'a franchi les idées et les vérités ont repris leur courant. On l'admire comme soldat, on le mesure comme souverain, on le juge comme fondateur de peuples. Grand par l'action, petit par l'idée, nul par la vertu voilà l'homme.