Séance du Sénat le 2
avril. — Déclaration de déchéance. — Séance du Sénat du 3 avril. — Texte du
décret de déchéance. — Adhésion du Corps législatif. — Manifestations de
Paris contre l'empereur. — Ministère. — Progrès de l'opinion. — Adhésion des
autres corps constitués. — Manifeste du gouvernement provisoire. — Situation
de l'empereur et des alliés. — Napoléon à Fontainebleau. — Retour de
Caulaincourt à Fontainebleau dans la nuit du 2 avril. — Proclamation de
Napoléon à sa garde le 3 avril. — Ordre du jour pour la marche de l'armée sur
Paris. — Opposition des maréchaux. — Entrevue de Napoléon et de Marmont. —
Adhésion de Marmont à la déchéance de l'empereur. — Lettre de Marmont au
prince de Schwartzenberg. — Réponse du prince de Schwartzenberg.
I Cette
imprécation du corps municipal de Paris contre celui qu'on appelait déjà
l'ennemi public donna l'ébranlement décisif à l'opinion muette encore de
Paris et des départements. Quand Paris parlait si haut, qui pouvait se taire
? ce fut un écho dans la France entière. L'indignation et l'insulte
s'élevèrent aussi haut que la servilité et l'adulation. Rome, au temps des
élévations et des dégradations subites de ses empereurs, n'offrit pas un pire
exemple ni un pire scandale d'outrages après la prostration. Les esprits les
plus rebelles à la tyrannie napoléonienne, mais les plus généreux parce
qu'ils avaient été les plus fermes, se réjouirent de cette vengeance de la
liberté, mais rougirent de cette impudeur de l'apostasie d'un peuple. M. de
Talleyrand désirait cette explosion, mais il la désirait plus lente et plus
tardive. Il s'affligea avec ses confidents d'un éclat qui pouvait permettre
aux puissances de se passer du Sénat et de lui-même. Il stipulait avec Louis
XVIII et avec Alexandre au nom de l'opinion cette opinion en parlant si haut
le devançait. Elle révélait aux alliés et aux Bourbons une force de
désaffection contre l'empire et d'entraînement naturel vers une restauration
qui enlevait tout prix a ses services et tout mérite à ses négociations. Elle
le subordonnait aux royalistes, qu'il voulait bien servir, mais qu'il voulait
dominer en les servant. Il fut contraint à presser le Sénat de déclarer une
déchéance de l'empereur, qu'il espérait tenir suspendue et indécise comme une
menace et comme une espérance marchandée dans ses mains aux deux partis. II Le
Sénat courut par ses ordres au palais de ses séances. Les anciens
républicains, à défaut de royalistes, que Napoléon avait plus soigneusement
exclus du Sénat, se hâtèrent de ressaisir, ne fût-ce que pour une heure, une
ombre de souveraineté nationale et d'abattre la tyrannie à leurs pieds. Juste
expiation du 18 brumaire, vengé au moins dans une assemblée représentative,
mais dans une assemblée dont les portes étaient protégées par l'étranger. M.
Lambrechts prit sur lui le premier mot. Lambrechts' était un républicain
belge 'qui avait accueilli les Français en Belgique comme l'armée de la
philosophie et de la liberté. Ministre sous le Directoire, il avait combattu
avec énergie les mollesses de ce gouvernement, qui se laissait glisser sur la
pente des retours monarchiques. Il avait voté contre l'empire sans cacher sa
main. Cependant l'estime de la Belgique, que Napoléon voulait flatter,
l'avait élevé au Sénat. Il devait mourir comme il avait vécu, accusant à son
dernier soupir la cause de sa mort « La honte d'avoir vu tant de lâchetés. »
Lambrechts était l'ami politique de Lanjuinais, la plus pure et la plus
obstinée des âmes républicaines dans le Sénat ; de Tracy, de Grégoire, de
Garat, nom déplacé dans un Sénat monarchique après avoir présidé au supplice d'un
roi. Barthélemy,
neveu d'un écrivain philosophe qui avait clos lè dix-huitième siècle par le
Voyage d'Anacharsis dans l'antiquité républicaine, présidait la séance.
Barthélemy, homme inoffensif, attrayant de mœurs, irréprochable de passé,
avait été le seul négociateur monarchique dont la république eût employé les
talents. Ses missions en Suisse ou aux conférences pour la paix de Bâle
l'avaient laissé en rapports intimes avec l'émigration. L'estime de tous les
partis l'avait porté au Directoire, le choix de Napoléon au Sénat. C'était un
de ces hommes dont tous les partis s'honorent et dont ils aiment, quand ils
sont de sang-froid, à reconnaître l'autorité. Il donnait ce jour-là au Sénat
l'apparence de l'impartialité et du patriotisme. III Lambrechts
propose au Sénat un sénatus-consulte ainsi conçu « Le Sénat déclare Napoléon
Bonaparte et sa famille déchus du trône ; il délie le peuple et l'armée du
serment de fidélité. » Ce sénatus-consulte fut voté sans une protestation.
Les membres du Sénat les plus dévoués à 'Napoléon ne protestèrent que par
leur absence. Les autres se retirèrent silencieux et humiliés après avoir
voté. Ils venaient de racheter leur dignité par une lâcheté. Eussent-ils été
convaincus de la nécessité de déposer leur créateur, ils se devaient à
eux-mêmes de le déposer avec une pleine liberté. Ils votaient la déchéance
d'un maître au signe et sous l'épée d'autres maîtres. La Révolution eut des
jours plus néfastes elle n'en eut pas d'aussi ignominieux. IV Mais la
forme dans laquelle ce Sénat abject vota sa propre dégradation Sans la
dégradation de l'empereur surpassa l'abjection de l'acte lui-même. Le Sénat
rédigea de sa main les motifs qui le décidaient à répudier l'empire.
Lambrechts fut chargé de les rappeler dans un acte d'accusation dont chaque
mot accusait les sénateurs de leur patiente servilité. Sous la main de
Lambrechts et des républicains du Sénat, ces textes d'accusation étaient
légitimes. C'était le talion de la liberté. Mais dans la bouche des déserteurs
de toute liberté et des complices de l'oppression, ces griefs n'étaient que
les crimes de l'adversité rejetés par les lâches sur le vaincu pour en
décharger leurs vies. V Ils
disaient « Le Sénat conservateur, considérant que, dans une monarchie
constitutionnelle, le monarque n'existe qu'en vertu de la constitution ou du
pacte social ; « Que
Napoléon Bonaparte, pendant quelque temps d'un gouvernement ferme et prudent,
avait donné à la nation des sujets de compter pour l'avenir sur des actes de
sagesse et de justice, mais qu'ensuite il a déchiré le pacte qui l'unissait
au peuple français, notamment en levant des impôts, en établissant des taxes
autrement qu'en vertu de la loi, contre la teneur expresse du serment qu'il
avait prêté à son avènement au trône, conformément à l'article 53 de l'acte
des constitutions du 28 floréal an XII ; « Qu'il
a commis cet attentat aux droits du peuple, alors même qu'il venait
d'ajourner, sans nécessité, le Corps législatif, et de faire supprimer comme
criminel un rapport de ce corps, auquel il contestait son titre et sa part à
la représentation nationale « Qu'il
a entrepris une suite de guerres en violation de l'article 50 de l'acte des
constitutions du 22 frimaire an VIII, qui veut que la déclaration de guerre
soit préparée, discutée, décrétée et promulguée comme la loi ; « Qu'il
a inconstitutionnellement rendu plusieurs décrets portant la peine de mort,
notamment les deux décrets du 5 mars dernier, tendant à faire constituer
comme nationale une guerre qui n'avait lieu que dans l'intérêt de son
ambition démesurée « Qu'il
a violé les lois constitutionnelles par ses décrets sur les prisons d'État ; « Qu'il
a anéanti la responsabilité des ministres, confondu tous les pouvoirs et
détruit l'indépendance des corps judiciaires « Considérant
que la liberté de la presse, établie et consacrée comme un des droits de la
nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police, et
qu'en même temps il s'est toujours servi de la presse pour remplir la France
et l'Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables
au despotisme et d'outrages contre les gouvernements étrangers « Que
des actes et rapports entendus par le Sénat ont subi des altérations dans la
publication qui en a été faite « Considérant
qu'au lieu de régner .dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la
gloire du peuple français, aux termes de son serment, Napoléon a mis le
comble aux malheurs de la patrie, « Par
son refus de traiter à des conditions que l'intérêt national l'obligeait
d'accepter, et qui ne compromettaient pas l'honneur français « Par
l'abus qu'il a fait de tous les moyens qu'on lui a confiés, en hommes et en
argent « Par
l'abandon des blessés sans pansement, sans secours, sans subsistances « Par
différentes mesures dont les suites étaient la ruine des villes, la
dépopulation des campagnes, la famine et les maladies contagieuses « Considérant
que, par toutes ces causes, lé gouvernement impérial établi par le
sénatus-consulte du 28 floréal an xn a cessé d'exister, et que le vœu
manifeste de tous les Français appelle un ordre de choses dont le premier
résultat soit le rétablissement de la paix générale, et qui soit aussi
l'époque d'une réconciliation solennelle entre tous les États de la grande
famille européenne ; « Le
Sénat déclare et décrète ce qui suit « Napoléon
Bonaparte est déchu du. trône, et le droit d'hérédité établi dans sa famille
est aboli « Le
peuple français et l'armée sont déliés du serment de fidélité envers Napoléon
Bonaparte. » VI L'opinion
publique avait formulé avant le Sénat ces justes malédictions contre la
tyrannie. Elle reconnaissait à tout le monde, excepté au Sénat, le droit de
les proférer. Elle profita de l'abjection de ce corps, mais elle la méprisa.
Un murmure unanime d'indignation s'éleva dans la France entière contre des
sénateurs qui ajoutaient ainsi à la complaisance de leur prosternation devant
l'empire la complaisance de leurs insultes contre l'homme qu'ils avaient
divinisé. Le peu d'estime qui restait pour le Sénat s'en retira. On
n'entendit qu'un cri contre sa prétention à servir d'organe à la patrie et à
perpétuer son autorité par sa bassesse. M. de Talleyrand et ses affidés se
sentirent devancés. La France leur échappait. Elle voulait parler par des
voix plus indépendantes. Un petit nombre de membres du Corps législatif
accourus. d'eux-mêmes à Paris se rassemblèrent spontanément, et votèrent sans
délibération et sans énonciation de crimes nouveaux l'abolition du règne de
Napoléon Bonaparte et de sa famille. Le crime était sous leurs pieds. C'était
la France muette de servitude, épuisée de sang, conquise et possédée par
l'étranger. La France entendit avec plus de dignité et plus d'écho la voix
juste et brève de ses législateurs. Elle répondit par un cri presque unanime
de A bas le tyran ! Ce cri se traduisit à Paris en scènes dégradantes pour la
dignité d'un peuple. Les passions royalistes cherchèrent à soulever et même à
soudoyer les passions populaires pour les entraîner à des saturnales contre
les images du règne écroulé. Des femmes jeunes, belles, titrées, se prêtèrent
à d'indignes ovations à la victoire contre leur patrie. Elles se montrèrent
sur les promenades, a cheval et à pied, offrant des fleurs aux barbares. Des
hommes de noms illustres tentèrent de mutiler les signes où l'empereur avait
associé son nom au souvenir de nos triomphes. L'un d'eux attacha l'étoile de
la Légion d'honneur tt la queue de son cheval. Quelques autres s'attelèrent a
des cordes passées autour de la statue de Napoléon sur sa colonne de bronze
conquis. Ils s'efforcèrent en vain de la précipiter sur les pavés. Ils
rougirent plus tard non de leur haine, mais de ces démonstrations qui
faisaient confondre cette haine contre la tyrannie avec des insultes à la
gloire militaire de la patrie. Toutefois pas une goutte de sang ne fut versée
dans ces tumultes. Les royalistes et les républicains ne protestèrent contre
la dynastie de l'empire que par leur joie de la répudier. VII Le
gouvernement provisoire nomma un ministère temporaire comme lui. Ses choix
furent habiles et populaires, un seul excepté. M. Henrion de Pansey, lumière
et dignité de la magistrature française, fut ministre de la justice. C'était
indiquer qu'elle n'aurait ni complaisances ni vengeances. Vieillard qui avait
traversé trois règnes et la terreur, sans complicité comme sans faiblesse,
Henrion de Pansey avait des souvenirs bourboniens, mais l'intelligence de la
Révolution. Nul n'était plus propre que cet homme doux, ferme et impassible,
à représenter la loi et à réconcilier le vieux trône et le nouveau sol. M.
Malouet, ancien membre de nos assemblées, d'autant plus fidèle aux opinions
constitutionnelles qu'elles avaient été chez lui plus réfléchies et plus
modérées, reçut la marine. Il revenait de l'exil fidèle aux Bourbons, mais
sans liens avec les amis excessifs de cette cour, assez attaché à Louis XVIII
pour lui être acceptable, assez indépendant pour placer ses conseils entre la
cour de l'émigration et lui. L'abbé Louis, satellite de M. de Talleyrand
depuis les commencements de la Révolution, homme de l'école de Mirabeau et de
Raynal, initié aux questions de crédit public, d'industrie et de commerce,
prudent dans les affaires, résolu et passionné dans les conseils politiques,
acharné par théorie contre Napoléon et son régime, eut les finances. Il les
restaura. M.
Angles, homme nouveau, formé à l'école administrative de l'empire, fut nommé
ministre de la police. Inconnu à l'opinion, il ne lui portait ni ombrage ni
couleur. M.
Beugnot, un de ces hommes de circonstance et de ressources que tous les temps
retrouvent sous leurs mains, fut appelé au ministère de l'intérieur. Député à
l'Assemblée législative en 1791, défenseur intrépide du roi et de la
constitution contre les Jacobins, proscrit par eux pendant leur règne, rallié
à l'empire par des fonctions et des reconnaissances qui auraient compromis
dans cette cause un esprit moins léger, homme d'une souplesse qui le rendait
capable d'égaler à la course tous les événements, d'une érudition attique,
d'un entretien éblouissant, d'un cœur honnête quoique trop pressé de plaire,
M. Beugnot plaisait à M. de Talleyrand par sa docilité, et devait plaire au
futur gouvernement par ses complaisances. C'était une tradition de l'empire
utile à l'ignorance des émigrés et agréable à une dynastie à la fois antique
et neuve aux affaires. M. de
Laforêt, ancien diplomate de Napoléon aux Etats-Unis, à Vienne, en Espagne,
assoupli pendant ces missions à la main de M. de Talleyrand, reçut le
portefeuille des affaires étrangères. La diplomatie de la France envahie ne
lui laissa aucune attitude que celle de l'expectative. Il attendait M. de
Talleyrand et il l'indiquait à Louis XVIII. Enfin
le ministère de la guerre fut confié au général Dupont. Ce général, brave et
capable, mais malheureux, n'avait de titre à un poste si important dans la
décadence et dans l'indécision de l'armée que ses ressentiments contre
l'empereur. Il sortait d'une prison d'État. Il relevait d'une flétrissure
militaire pour prendre la direction de l'armée, et la cause de ce qui restait
à nos armes, l'honneur. Le général Dupont, soldat, fils de soldat, s'était
illustré jeune dans les guerres de la république, avait grandi dans celles de
l'empire, marchait un des premiers sur les pas de ceux que leurs services et
leur gloire portaient au rang des maréchaux de Napoléon. Un jour perdit tout.
Cerné en Espagne par des armées anglaises et par des milices nationales, il donna
le premier exemple d'une armée capitulant au lieu de vaincre. Baylen apprit à
Napoléon qu'il pouvait être non-seulement vaincu, mais humilié. Il aima mieux
accuser la trahison ou la lâcheté de son lieutenant. Dupont n'avait été ni
lâche, ni traître, mais au-dessous de l'événement. Accusé à son retour en
France, Dupont attendait son jugement, qu'il était venu affronter, quand M.
de Talleyrand, cherchant un ennemi irréconciliable à l'empereur parmi ses
généraux, appela Dupont. L'armée murmura d'un choix qui lui semblait une
vengeance ou une offense. Le nom du général Dupont devint une récrimination
amère des bonapartistes contre les Bourbons. L'émigration et la- défection
leur paraissaient s'allier contre eux dans un seul nom. Ce reproche était
injuste, mais il suffisait qu'il fût possible pour que M. de Talleyrand eût
dû l'éviter au gouvernement de Louis XVIII. Le ressentiment l'aveugla. Il
cherchait non des services, mais des haines. Il fut trompé. Le nom du général
Dupont fut un gage donné au retour de l'île d'Elbe. VIII Cependant
le mouvement d'opinion que M. de Talleyrand voulait à la fois provoquer et
ralentir emportait tout autour de lui et jusqu'au gouvernement lui-même. 'On
n'arrête pas une ruine à moitié. On ne donne pas la patience de la diplomatie
à un peuple dont le gouvernement s'écroule et qui se précipite dans un
gouvernement nouveau. M. de Talleyrand l'apprit pour la première fois. Il
devait l'apprendre plusieurs fois encore dans le court intervalle de quelques
mois. Il avait déchaîné l'espérance, cette passion la plus délirante des
peuples. Elle devait bientôt le laisser en arrière, s'il ne se décidait pas à
la suivre. Homme qui n'avait rien à refuser au temps, M. de Talleyrand se
laissa vaincre et pousser à la restauration aussi vite et aussi loin que
l'opinion le commandait. II commença à se désintéresser du Sénat lui-même. Il
en avait obtenu ce qu'il voulait une ingratitude pour les uns, un acte
insurrectionnel pour les autres, la déchéance pour tous. Il laissa les autres
corps constitués de l'État promulguer librement et à l'envi leur défection.
Ces corps rivalisèrent avec le conseil municipal d'insultes au passé, de
prosternation à l'avenir. Chaque heure vit éclore une désertion, une adresse,
un outrage au gouvernement répudié. Chaque corps, chaque personnage semblait
pressé de prendre acte de son ingratitude et de donner, par l'énergie de ses
injures, un gage contre un retour de servitude. Le gouvernement provisoire
lui-même sentit que, s'il ne prenait pas la parole, il allait manquer à cet
enthousiasme de haine. Il adjura en ces mots les armées et les populations de
se prononcer contre Napoléon ! IX « La
France vient de briser le joug sous lequel elle a gémi avec vous depuis tant
d'années. Vous n'avez combattu que pour la patrie ; vous ne pouvez plus
combattre que contre elle sous les drapeaux de l'homme qui vous conduit.
Voyez tout ce que vous avez souffert de sa tyrannie vous étiez naguère un
million de soldats, presque tous ont péri La paix est en vos mains ; la
refuserez-vous à la France désolée ? à la France qui vous rappelle et vous
supplie ? Elle vous parle par son Sénat, par sa capitale, par ses malheurs.
Vous êtes ses plus nobles enfants, et ne pouvez appartenir à celui qui l'a
ravagée, qui l'a livrée sans moyens de défense. Vous n'êtes plus les soldats
de Napoléon ; le Sénat et la France entière vous dégagent de vos serments. » On
disait à la France : « Au
sortir des discordes civiles, nous avions choisi pour chef un homme qui
paraissait sur la scène du monde avec les caractères de la grandeur. Nous
avions mis en lui toutes nos espérances ; ces espérances ont été trompées. Il
n'a su régner ni dans l'intérêt national ni dans l'intérêt même de son
despotisme. Il ne croyait qu'à la force ; la force l'accable aujourd'hui
juste- retour d'une ambition insensée. Enfin cette tyrannie a cessé ; les
puissances alliées viennent d'entrer dans la capitale de la France elles
viennent réconcilier avec l'Europe un peuple brave et malheureux. « Français
! le Sénat a déclaré Napoléon déchu du trône la patrie n'est plus avec lui.
-Un autre ordre de choses peut seul la sauver. Nous avons connu les excès de
la licence populaire et ceux du pouvoir absolu ; rétablissons la vieille
monarchie, en limitant par de sages lois les divers pouvoirs qui la
composent. « Qu'à
l'abri d'un trône paternel l'agriculture épuisée refleurisse ; que le
commerce, chargé d'entraves, reprenne sa liberté que la jeunesse ne soit plus
moissonnée par les armes avant d'avoir la force de les porter ; que l'ordre
de la nature ne soit plus interrompu, et que le vieillard puisse espérer de
mourir avant ses enfants ! Français ! rallions-nous la paix va
mettre un terme aux bouleversements de l'Europe. La France se reposera de ses
longues agitations, et, mieux éclairée par la double épreuve de l'anarchie et
du despotisme, elle trouvera le bonheur dans le retour d'un gouvernement
tutélaire. » X Les
alliés inquiets pressaient la' France d'achever elle-même leur œuvre. M. de
Talleyrand commençait a leur paraître trop lent et trop mesuré dans ses
actes. Aucune victoire ne leur paraissait suffisamment rassurante tant que
l'empereur était debout. Lui-même ne se résignait pas encore à la fortune. Sans
doute l'occupation de sa capitale par les armées de la coalition, la fuite de
la régence qui ne trouvait sur son passage qu'isolement et pitié, l'abandon
du Sénat, la formation d'un gouvernement provisoire, l'annonce de la
prochaine arrivée des Bourbons, les adhésions d'une multitude de villes et de
corps constitués à la déchéance, la révolution bourbonienne prématurément
accomplie à Bordeaux, la lassitude de ses généraux, qui ne semblaient plus
attendre qu'un mot de lui pour les relever de leur fidélité d'honneur à ses
aigles ; tous ces désastres, tous ces symptômes, toutes ces insultes de la
destinée ne lui laissaient que peu d'espoir de se relever de son abattement à
Fontainebleau. Mais il pouvait trouver dans le désespoir même. un de ces
résolutions suprêmes qui changent le dénouement des choses humaines et qui
sont le dernier mot des grandes âmes. A aucune période de cette longue
campagne il n'avait été militairement peut-être dans une attitude plus
menaçante devant ses ennemis. Il le sentait. XI L'empereur
Alexandre, le roi de Prusse et le prince de Schwartzenberg avaient agi plutôt
en hommes politiques qu'en tacticiens, en se précipitant sur Paris pendant
qu'un général tel que Napoléon manœuvrait encore derrière eux et sur leurs
flancs. M. de Vitrolles et les agents royalistes qui leur avaient donné ce
hardi conseil avaient répondu témérairement du succès. Mais si Paris eût été
moins énervé et moins désaffectionné de l'empire, que ces conseillers
intéressés ne l'avaient dépeint, la situation des alliés dans ses murs était
pire que la situation de l'empereur à Fontainebleau. Ces princes et ces
chefs, pour occuper et pour contenir une aussi vaste capitale, avaient été
obligés d'y concentrer toutes leurs forces. Un murmure de colère ou de honte
dans cette population nombreuse et aguerrie, une insulte des Bourbons aux
citoyens, un conflit entre les soldats et le peuple, une goutte de sang
français répandu dans ses rues, un coup de canon de l'armée française
retentissant du dehors au dedans, pouvaient faire de Paris le piège, la
prison, le tombeau des armées étrangères. Napoléon, secondé quelques heures
seulement par ce soulèvement de la capitale et par l'insurrection patriotique
des villes, des villages, des routes et des campagnes sur leur ligne de retraite,
pouvait lancer soixante mille hommes concentrés, reposés, indignés, à travers
les rues de sa capitale, la reconquérir en un jour et y ensevelir ses
vainqueurs. Toutes les troupes de l'armée de Mortier et de Marmont étaient à
huit lieues de Paris en avant-garde. sur les deux rives de l'Essonne, entre
Fontainebleau et Paris. L'armée de Napoléon avait franchi sur ses pas les
plaines de la Champagne ; elle comptait quarante mille combattants et cette
garde impériale qui valait à elle seule une troisième armée. Ces soixante
mille hommes réunis ainsi sous les murs de Fontainebleau, retrempés par
l'adversité, indifférents au feu, méprisant le nombre, pleins de confiance en
eux-mêmes, de fanatisme dans leur empereur, demandaient à grands cris le
retour sur Paris, la vengeance, le combat. Napoléon se montrait tous les
jours à ces troupes dans la cour du palais, il lisait leurs pensées sur leurs
visages, il emportait leurs acclamations dans son cœur, il roulait le jour et
la nuit des pensées semblables à celles qui avaient commencé sa grandeur. En
se voyant si aimé encore de ses soldats, il ne pouvait se croire si haï du
peuple. La patrie lui semblait se résumer et palpiter encore en lui ; il
rêvait sa résurrection dans celle de la France. XII Mais la
puissance de l'opinion qu'il avait tant méprisée, tant outragée et tant
persécutée, lui était inconnue. Entre l'armée et la patrie il avait créé un
abîme d'opinion. La patrie, dont il avait si longtemps fait oublier le nom en
l'absorbant dans le sien, était arrivée à ce point de ressentiment contre son
opinion, que de tous ses ennemis c'était lui qu'elle redoutait peut-être
davantage. Désespérée et découragée de lui, son retour lui paraissait moins
une délivrance qu'une servitude nouvelle. Il avait brisé dans les âmes, à
force de le plier, le ressort du patriotisme. L'opinion de la France était la
plus redoutable des armées de la coalition du monde contre lui. Il le sentait
sans s'en rendre compte. Il s'étonnait de ne pas prendre des résolutions énergiques
à l'aspect de ses troupes, au calcul de ses soldats, aux cris de ses
bataillons. Il voulait marcher, il donnait chaque soir des ordres pour les
mouvements décisifs du lendemain, il les révoquait dans la nuit, il s'agitait
et il restait immobile. Il éprouvait des défaillances de résolution et de
volonté dont il ignorait la cause. Le poids de l'opinion pesait sur lui. XIII M. de
Talleyrand, les royalistes qui l'entouraient d'heure en heure davantage, les
républicains même, unis en ce moment aux royalistes par la communauté de
haine, les diplomates, les généraux étrangers, le Sénat, le Corps législatif,
les chefs de la garde nationale de Paris, et enfin les citoyens opulents de
la bourgeoisie qui tremblaient pour leur ville, frémissaient du danger que
courait Paris si l'empereur suivait les conseils de l'extrémité et du
désespoir. Ils influaient de toute la pression d'une capitale alarmée sur
l'esprit des maréchaux et des généraux de Napoléon. Ils s'efforçaient, par
l'organe de leurs amis, de leurs femmes, de leurs familles, par l'intérêt
sacré de leur patrie, par l'intérêt même de leur avenir et de leur fortune,
de les détacher un à un de Napoléon. Ils leur montraient la capitale
incendiée dans la lutte, leurs proches immolés, leurs demeures ravagées,
leurs noms maudits, leur responsabilité écrite en lettres de sang, s'ils
préféraient un homme à la patrie, et si, pour servir les dernières fureurs
d'ambition d'un proscrit du monde, ils trahissaient le serment des serments,
celui que tout citoyen prête en naissant à ses concitoyens. Napoléon n'était
plus, à leurs yeux et aux yeux de la France presque entière, qu'un homme à
qui il fallait enlever toute arme des mains pour qu'il ne l'employât pas au
parricide. Une
opinion si unanime, si intime, si passionnée, si patriotique dans ses termes,
exprimée partout et à toute heure par la bouche des amis, des pères, des
femmes, des concitoyens, ne pouvait manquer de persuader des généraux que les
revers et la lassitude avaient déjà à demi persuadés. Ils ne luttaient plus
que pour l'honneur de la patrie et pour la décence de l'abandon. La route
libre entre leurs corps d'armée et les portes de Paris, le besoin de revoir
leurs familles après de longues campagnes, la nécessité de conférences avec
le gouvernement provisoire et avec les généraux alliés pour la démarcation
des limites et pour les conditions de l'armistice, leur fournissaient de
continuels prétextes de présence a Paris. Il y avait une négociation
continuelle et sourde entre la capitale et l'armée, négociation indépendante
de celle que l'empereur lui-même continuait avec Alexandre par Caulaincourt
et par ses maréchaux. Une situation si tendue ne pouvait manquer de se briser
par quelque hasard. Ce hasard était dans le cœur d'un des plus vieux
compagnons d'armes de Napoléon, combattu entre le désespoir de porter les
derniers coups, et des coups, selon lui, inutiles à la patrie, et la douleur
de paraître abandonner son chef et son bienfaiteur. Marmont prit un de ces partis
mixtes qui ne sauvent la conscience qu'en entachant la fidélité. La
capitulation de Paris, mesure de prudence sous une apparence de trahison,
après une lutte héroïque, avait déjà engagé et compromis Marmont. XIV Bien
que ce maréchal eût combattu le dernier et cherché la mort jusque dans les
faubourgs de Paris, quelques-uns de ses lieutenants et de ses soldats,
irrités de céder la capitale de l'empire à un armistice, avaient poussé
contre lui des cris de trahison en se repliant vers Essonne. Le général
Chastel, qui commandait une partie de sa cavalerie, commandant intrépide,
mais aveuglé par un fanatisme soldatesque, avait apostrophé Marmont du nom de
traître. Marmont, dont le sang lavait assez ce jour-là l'honneur, avait
répondu à l'insulte en menaçant le général Chastel de le faire mettre en
jugement aussitôt que l'armée ne serait plus devant l'ennemi. Depuis cette
capitulation, cette retraite, ces soupçons injurieux de ses officiers et de
ses soldats, Marmont, quoique sans faute et sans remords, n'était pas sans
embarras devant l'armée et devant l'empereur. L'infortune rend injuste.
Napoléon pouvait lui reprocher de n'avoir pas réservé à tout prix à sa
fortune le peu d'heures qu'il demandait à la défense pour devancer Alexandre
dans Paris. Ce maréchal, occupé à Essonne au milieu de son corps d'armée,
n'avait pas affronté le regard de Napoléon à Fontainebleau. Il craignait sans
doute un reproche dans ce regard. Les jours coulaient emportant chacun une
des résolutions et des irrésolutions de l'empereur. Chacun de ces jours
emportait aussi un des scrupules de fidélité de ses généraux. XV On a vu
que M. de Caulaincourt, sans cesse envoyé de Fontainebleau à Paris et renvoyé
de Paris à Fontainebleau, avait échoué dans la tentative d'abord de faire
traiter avec Napoléon, puis de faire reconnaître la régence. La dynastie
était emportée. Il ne restait que la personne de l'empereur et le sort qu'on
lui ferait, intermédiaire entre le trône et la déchéance complète.
Caulaincourt était revenu dans la nuit du 2 à Fontainebleau rapporter ces
tristes décrets de la victoire à son maître. Napoléon, plein d'un dernier
espoir jusque-là, se révolta contre ces décrets. Il attendit avec impatience
l'aube du jour, fit rassembler ses troupes dans les cours et dans les jardins
du palais, monta à cheval entouré de ses maréchaux et de ses aides de camp,
et, passant devant le front des bataillons de sa garde, il lut d'une voix
irritée et éclatante une proclamation qu'il venait d'écrire pour sonder leur
résolution. « Soldats
! l'ennemi nous a dérobé trois marches et s'est rendu maître de Paris. Il
faut l'en chasser. D'indignes Français, des émigrés auxquels nous avons
pardonné, ont arboré la cocarde blanche et se sont joints à nos ennemis. Les
lâches ils recevront le prix de ce nouvel attentat. Jurons de vaincre ou de
mourir Jurons de faire respecter cette cocarde tricolore qui depuis vingt ans
se trouve sur le chemin de la gloire et de l'honneur. » XVI La voix
de leur empereur résonna dans le cœur des bataillons et des escadrons. Un
frémissement parcourut les rangs, les sabres s'agitèrent, les fronts
pâlirent, les lèvres tremblèrent et répondirent par de longues et sourdes
acclamations, comme le mugissement d'une colère qui commence à gronder dans
les poitrines. « A Paris ! à Paris ! s'écriaient les soldats ; que-notre
empereur nous y mène ! » Leurs yeux semblaient dévorer d'avance la courte
distance qui les séparait des ennemis, et leurs sabres balayer les rues de la
capitale rendue à la patrie et à l'empereur. Napoléon,
regardant ses maréchaux et ses généraux groupés autour de lui, semblait, en
leur montrant cet enthousiasme inextinguible de la guerre rallumé par sa
présence dans l'âme de ses soldats, leur reprocher leur lassitude et les
symptômes de défection dans les chefs. Ne doutant plus de l'élan avec lequel
il serait suivi par ses soldats, il rentra dans son palais, poursuivi jusque
dans l'intérieur de ses appartements par cet écho prolongé de fidélité et de
dévouement des troupes. Il se promena longtemps seul dans son cabinet, à pas
entrecoupés, avec des gestes de main et des attitudes de réflexion et d'élan
qui révélaient la lutte de son esprit avec un grand dessein. Puis, s'asseyant
et prenant de sa propre main la plume, il écrivit l'ordre à l'armée de se
mettre en mouvement le lendemain sur Paris, et de porter son quartier général
de Fontainebleau à Essonne. C'était le signal de la bataille sous Paris dans
laquelle il voulait enfin perdre la vie ou se reconquérir lui-même. XVII Cette
résolution transpira dans la soirée par les bruits de palais. Elle fit frémir
l'armée de vengeance et de joie. Elle fit trembler les chefs pour Paris, pour
la France et pour leur propre avenir. Aucun d'eux n'avait les mêmes motifs
que Napoléon pour jouer les fruits de sa vie et la responsabilité de son nom
dans un coup de désespoir. L'empire tombé, il leur restait leur renommée,
leurs grades, leurs richesses, leur noblesse, leur certitude d'être
recherchés, honorés, consacrés par tout gouvernement qui compterait avec la
gloire et les services rendus à la patrie. Nul ne voulait entacher son nom
d'une trahison, mais nul ne voulait seconder ce qu'ils appelaient tous une
démence. Il leur convenait donc à tout prix d'empêcher l'empereur de mettre
leur fidélité à cette épreuve et de tenter une dernière bataille où le suivre
serait une folie, où l'abandonner serait une lâcheté. XVIII A peine
ces chefs de l'armée connurent-ils la résolution de l'empereur que le même
sentiment souleva dans leurs âmes le même murmure, et qu'ils se cherchèrent
par l'instinct d'une pensée commune pour s'interroger les uns les autres sur
leurs impressions et pour concerter une résistance, des objections et des
conseils qui fissent hésiter et chanceler l'esprit de l'empereur. C'est dans
le palais même que les maréchaux et les chefs de corps se réunirent et se
rencontrèrent, au premier mot, dans le même esprit d'opposition au plan
désespéré de Napoléon. Cette opposition, si longtemps couvée sous les
formules du dévouement et sous la promptitude de l'obéissance, éclatait enfin
dans leurs gestes, dans leurs regards, dans leurs exclamations. Un prétexte
honorable et spécieux en couvrait la dureté et l'inconvenance à leurs propres
yeux. Ce prétexte c'était l'intérêt de l'armée dont ils se disaient les
représentants naturels, et pour laquelle ils commençaient à négocier sans
mandat par des affidés avec le gouvernement provisoire. Aucun de ces hommes
de guerre ne se dissimulait que Napoléon était fini, et qu'un nouveau règne
allait commencer. La discipline militaire, en enlevant à l'homme des camps
l'exercice de sa propre volonté, lui enlève, plus qu'à toute autre profession,
l'énergie de caractère dans les vicissitudes des événements. Elle leur
apprend l'intrépidité personnelle, elle leur désapprend la constance civique.
Ils font bien le noble métier des armes, mais ils le font sous tous les
maîtres. Ils passent d'une cour à l'autre, d'un empire à une monarchie, d'une
monarchie à une république, non comme des courtisans, mais comme des
serviteurs, épée de toute main qui se prête ou se donne au dernier couronné.
C'est dans ces rangs qu'il faut chercher l'héroïsme du courage, rarement
l'héroïsme de l'indépendance. XIX M. de
Talleyrand, habitué de tant de gouvernements et de tant de révolutions de
palais, avait jugé à la complaisance de ces hommes pour Napoléon dans sa
prospérité de leur facilité à sa chute. Il les faisait sonder, interroger,
presque négocier en dehors de leur souverain par le général Dupont et par ses
agents confidentiels. Il leur montrait Napoléon déjà condamné dans les
conseils de l'Europe et repoussé de la France ; il leur demandait si l'armée,
après lui avoir sacrifié tant de sang, devait encore se sacrifier sur sa
tombe jusqu'au suicide. Il faisait entre-luire à leurs yeux la reconnaissance
du futur souverain qui récompenserait les services rendus à la France ou qui
proscrirait en eux les bourreaux et les incendiaires de sa capitale. Ces
insinuations trouvaient accès dans ces cœurs ulcérés par les revers et qui
avaient besoin de rejeter sur un seul la responsabilité, les ressentiments et
l'odieux du malheur commun. Une sorte de gloire malsonnante et à contre-sens
s'attachait même dans l'idée de quelques-uns de ces maréchaux à une rudesse
de langage et à une brusquerie d'opposition qui leur donnaient l'apparence
d'une mâle indépendance. Mais leur complicité au 18 brumaire, leur
complaisance à l'empire, leur empressement de dix ans à tous les caprices de
la tyrannie, leur enlevaient le droit de cet âpre patriotisme. On ne murmure
avec dignité que contre les excès du pouvoir qu'on a combattu. Ces hommes des
camps de Napoléon ne songeaient à séparer leur cause de la sienne que depuis
sa décadence. C'était juste pour lui, c'était inique à eux. Quand on a suivi
jusqu'aux dernières fautes un maître qui tombe, il ne reste qu'une véritable
excuse aux compagnons de sa fortune, c'est de tomber avec lui. XX Le
maréchal Oudinot, ce Bayard de la république et de l'empire, dévoué a
l'empereur, mais plus dévoué à l'armée, dont il était le modèle, éclata un
des premiers contre la démence d'un chef qui ne savait pas s'attendrir même
devant ces plaies de la patrie, et qui voulait traîner les restes de son
ambition personnelle dans les flammes et dans le sang de la capitale. Cette
explosion d'un cœur où le patriotisme étouffait la fidélité fit jaillir de la
bouche et du cœur des autres maréchaux et des chefs de corps les
mécontentements et les désespoirs de la situation longtemps confiés à voix
basse. La conviction d'une pensée commune multiplia les reproches et accrut
l'audace dans tous les cœurs. On cessa de déguiser ses sentiments secrets, et
on éleva à dessein le murmure et la résolution de désobéir assez haut pour
que le bruit en arrivât jusqu'aux oreilles de l'empereur, et pour que la
certitude de la résistance qu'il allait subir pour la première fois évitât à
ses lieutenants la douleur de lui résister en face. XXI Pendant
cette première insurrection dans les cours, dans les jardins et dans les
salles du palais, l'empereur, enfermé avec Caulaincourt, s'épanchait en
plaintes sur sa ruine, en accusations contre l'empereur de Russie autrefois
son ami, aujourd'hui son exécuteur, en imprécations contre Talleyrand et contre
le Sénat, en dédains, en incrédulités et en ironies contre les Bourbons,
cette dynastie posthume, incapable, disait-il, de gouverner ce peuple
nouveau. Puis reprenant sa confiance et rappelant à Caulaincourt les cris de
l'âme de son armée qu'il venait d'entendre : « Demain, lui disait-il, je
marche avec soixante mille hommes aux portes de Paris ; mes braves vétérans
me reconnaissent encore et ne reconnaissent que moi. Le bruit de mon canon
réveillera Paris. Il se lèvera derrière les Russes pendant que je les
attaquerai de front. La victoire est à moi, elle sera mon juge. Si les
Français, après leur délivrance, me jugent digne encore du trône, ils me le
rendront » La nuit s'écoula dans ces entretiens et dans ces illusions. XXII Cependant
l'empereur, tout en affectant de conserver ses illusions devant Caulaincourt,
avait des doutes qu'il ne voulait pas éclaircir sur l'obéissance de ses
généraux à ses ordres. Douter de l'obéissance pour lui dans un pareil moment,
c'était reconnaître la révolte. La reconnaître sans la punir, c'était se
subordonner au caprice de ses lieutenants. Il reculait devant cet éclat. Il
se flattait que la nuit et la réflexion ramèneraient ses généraux au devoir.
Devant Berthier lui-même, son chef d'état-major et son confident, il se
gardait d'exprimer la moindre défiance de l'exécution des ordres qu'il
continuait à dicter. Il dormit quelques heures et se fit habiller de bonne
heure, pour assister de ses fenêtres à l'exécution des mouvements de troupes
qu'il avait ordonnés. Mais les heures se succédèrent jusqu'à midi sans
qi.i'il entendît dans les camps autour de Fontainebleau aucun autre bruit que
celui des appels ordinaires de tambour dans une armée au repos. Le vide,
l'immobilité, le silence, continuaient à régner partout. Il ne pouvait pas
croire encore à la première désobéissance qu'il eût éprouvée de sa vie dans
son armée. Il n'osait interroger, de peur d'avoir à fléchir ou à punir. Il
affectait de croire et de dire à Caulaincourt et à ses familiers que des
préparatifs de départ, de voitures, de fourrages, de vivres à assurer pour
l'armée, avaient sans doute retardé jusqu'à cette heure avancée le mouvement
des colonnes sur Essonne. A midi, les détachements ordinaires de la garde du
palais manœuvrent dans la cour pour la parade. Le bruit de l'abdication de
Napoléon, rapidement semé pendant la nuit par ses maréchaux, comme pour lui
faire cette sommation indirecte du destin par la voix publique, court dans
les rangs et dans le palais. Ces bruits arrivent jusqu'à Napoléon et le font
pâlir. Il craint une interpellation plus directe de ceux qui hâtent sa chute
dans leurs cœurs. Les scènes tragiques du Bas-Empire et du palais de Paul Ier
flottent dans son imagination. Il plie intérieurement sous la nécessité, mais
il affecte de nouveau le commandement incontesté et la confiance. Il monte à
cheval au milieu de ses généraux et passe en silence la revue de ses
détachements. La tristesse, le doute, la pitié, se lisaient sur les visages
des soldats. A ce moment un aide de camp de Marmont arrive d'Essonne à toute
bride il descend de cheval, remet ses dépêches, et divulgue parmi les groupes
qui l'entourent la nouvelle de la déchéance de l'empereur par le Sénat. Cette
nouvelle passe de bouche en bouche dans l'oreille des maréchaux et dans les
rangs muets des soldats. Elle irrite les uns, elle consterne les autres, elle
réjouit quelques-uns, elle présente au plus grand nombre une porte ouverte à
l'ingratitude et à l'infidélité. La revue est morne, elle se termine sans les
cris accoutumés. Il est évident pour Napoléon que ses ordres ont été
méprisés, et que déjà on regarde du côté de Paris pour hésiter entre le Sénat
et lui. Il descend pâle et soucieux de cheval au pied du grand escalier
intérieur, et fait signe de la main aux maréchaux et aux généraux qu'il ne
veut pas être accompagné dans ses appartements. Ses lieutenants se regardent,
s'encouragent d'un clin d'œil, et, ne tenant pas compte de son signe, se
précipitent comme par le respect accoutumé à sa suite. Ils entrent sur ses
pas dans le salon qui précède son cabinet. XXIII Laissons
un moment cette scène encore muette, et voyons ce qui se passe à Paris et à
l'armée de Marmont, avant-garde et flanc gauche de celle de Napoléon. Le
Sénat, comme nous l'avons dit, se prononçait d'heure en heure avec plus
d'audace contre l'empire. Beurnonville envoyait message sur message à Marmont
pour détacher l'armée d'un chef répudié par la victoire et par la voix de la
nation. L'empereur, de son côté, le lendemain de son arrivée à Fontainebleau,
était venu visiter Marmont et les lignes de son armée. Les bruits de
trahison, les reproches sur la promptitude de la capitulation de Paris,
avaient retenti pendant cette visite à ses oreilles. Il avait feint de ne
rien entendre, et, soit confiance entière dans une amitié de vingt ans et
dans la confraternité de tant de champs de bataille, soit dissimulation
habile pour retenir à lui des corps qu'un mot pouvait aliéner, il avait
montré à Marmont son visage ordinaire. Il avait honoré en lui la valeur
malheureuse. Il avait distribué des éloges, des grades et des décorations à
ses officiers. Cette
dernière entrevue de l'empereur et de son ancien aide de camp semblait avoir
attaché plus que jamais Marmont à son devoir. L'empereur étouffa lui-même les
dénonciations irritées que le général Chastel avait proférées contre le
maréchal en traversant Paris. Il les attribua à la colère que la retraite
allume dans un cœur généreux. Il commanda aux deux généraux d'oublier, l'un
ses reproches, l'autre la vengeance du jugement militaire dont il avait
menacé son subordonné. XXIV Mais à
peine l'empereur avait-il quitté l'armée de Marmont, que des émissaires du
ministre de la guerre, de M. de Talleyrand, des royalistes et surtout des
républicains, s'étaient insinués dans le camp du maréchal, et avaient pénétré
même jusqu'à lui. On peut croire que l'esprit déjà contristé du maréchal fut
de plus en plus travaillé par des sollicitations revêtues des couleurs d'un
vrai patriotisme, et qui le plaçaient dans la terrible alternative de manquer
à son amitié pour un ancien chef, ou de manquer à sa sollicitude pour sa
patrie. Dans cet ébranlement d'esprit de Marmont, le prince de
Schwartzenberg, qui commandait les forces en face d'Essonne, somma ce
maréchal, au nom de la paix et au nom du nouveau gouvernement de son pays,
d'éviter une inutile effusion de sang, et de se ranger, disait-il, sous les
drapeaux de la cause véritablement française. Le commandant de la garde
nationale de Paris, le général Dessoles, ancien lieutenant de Moreau, plein
d'un juste ressentiment contre l'empereur, adressait à Marmont, au nom de ses
concitoyens de Paris, de leurs vies, de leurs propriétés, de leurs familles,
les mêmes prières. Son adhésion au nouveau gouvernement national trancherait
tout. La responsabilité de la France pesait tout entière en ce moment sur un
seul homme, arbitre entre l'empire encore armé et la nation suppliante aux
pieds du général le plus rapproché d'elle, pour sa capitale et pour son-sang. XXV Le
maréchal n'osa pas porter seul le poids d'une décision dont il se sentait
écrasé d'avance devant l'honneur, devant la reconnaissance, devant
l'histoire. Il délibéra avec lui-même. Délibérer quand le devoir militaire
est d'obéir, c'était déjà faillir. Comme militaire, il se condamnait ; comme
ami, il déchirait son âme ; comme citoyen d'un pays dont le sort était entre
ses mains, il faisait peut-être un de ces efforts surnaturels qui immolent un
devoir à l'autre et qui sacrifient un homme au salut public. Quoi qu'il en
soit, Marmont voulut une excuse. C'était avouer assez qu'il allait se
reconnaître une faute. Il rassembla à Essonne tous les généraux, tous les
officiers supérieurs de son armée, et il les consulta sur l'adhésion qu'ils
allaient refuser ou donner, au nom de l'armée, aux propositions de Paris, du
gouvernement provisoire et des alliés. La situation devait être bien
glissante, et la pression des événements et de l'opinion nationale bien
extrême, car tous se prononcèrent pour l'adhésion. On n'y mit qu'une réserve
commandée par les souvenirs et par la décence même de l'abandon ce furent des
garanties pour la vie et pour la liberté de l'empereur. Marmont écrivit au
prince de Schwartzenberg une lettre où perçaient à la fois la résolution, la
douleur et le remords. XXVI « J'ai
reçu, disait-il, la lettre que Votre Altesse m'a fait l'honneur de m'écrire.
L'opinion publique a toujours été la règle de ma conduite. L'armée et le
peuple se trouvent déliés du serment de fidélité envers l'empereur Napoléon
par le décret du Sénat. Je suis disposé à concourir à un rapprochement entre
le peuple et l'armée qui doit prévenir toute chance de guerre civile et
arrêter l'effusion du sang français. En conséquence, je suis prêt à quitter
l'armée de l'empereur Napoléon aux conditions suivantes, dont je vous demande
la garantie par écrit « Art.
1er. — Les troupes qui quitteront les drapeaux de Napoléon pourront se
retirer librement en Normandie. « —
Art. 2. Si par suite de ce mouvement les événements »de la guerre faisaient
tomber entre les mains des puissances alliées la personne de Napoléon
Bonaparte, sa vie »et sa liberté lui seraient garanties dans un espace de
terrain et dans un pays circonscrit au choix des puissances » alliées et du
gouvernement français. » XXVII On voit
que la défection ne se dissimulait à elle-même aucune des éventualités
qu'elle préparait. Elle savait qu'elle livrait Napoléon en repliant à son
insu le rempart qui l'abritait encore, et qu'elle stipulait d'avance les
conditions ambiguës de sa captivité. Les termes de l'article 2, en effet,
pouvaient aussi bien s'appliquer à une prison qu'à un empire. La meilleure
preuve que Marmont parlait comme les ennemis de son souverain, de son
bienfaiteur et de son général, c'est que les alliés signèrent ses paroles et
qu'ils les élargirent même en lui conférant une souveraineté dans
l'ostracisme. « Je
ne saurais assez vous exprimer, répondit le généralissime des troupes
étrangères à Marmont, la satisfaction que j'éprouve en apprenant
l'empressement avec lequel vous vous rendez à l'invitation du gouvernement
provisoire, en vous rangeant sous la bannière de la cause française. Les
services distingués que vous avez rendus à votre pays sont reconnus
généralement. Vous y mettez le comble en rendant à leur patrie le peu de
braves échappés à l'ambition d'un seul homme. J'apprécie surtout la
délicatesse de l'article que vous demandez et que j'accepte, relatif à la
personne de Napoléon. Rien ne caractérise mieux cette générosité naturelle
aux Français et qui vous distingue particulièrement. » Les
alliés déguisaient ainsi à Marmont sa propre faute en la colorant de
délicatesse et de générosité, plus indulgents qu'il ne l'était envers
lui-même. A peine eut-il signé cette convention qu'il parut s'en repentir et
vouloir racheter ce qu'elle avait de cruel pour son âme par des efforts
concertés avec d'autres maréchaux en faveur de la régence et de l'empire
laissé au fils de son bienfaiteur. Mais revenons à Fontainebleau. |