HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME PREMIER

 

LIVRE SIXIÈME.

 

 

Alexandre chez M. de Talleyrand. — M. de Talleyrand. — Conférence de nuit des alliés. — Délibération. — Alexandre. — Le duc d'Alberg. — Pozzo di Borgo. — M. de Talleyrand. — Déclaration des souverains. — Députation royaliste à Alexandre. — Réponse de M. de Nesselrode. — Propagande royaliste. — La presse. — Brochure de M. de Chateaubriand Bonaparte et les Bourbons. — Situation des esprits. — Convocation du Sénat. — Séance du 1er avril. — Formation du gouvernement provisoire. — M. de Talleyrand. — Le duc d'Alberg. — M. de Jaucourt. — Le général Beurnonville. — L'abbé de Montesquiou. — Le conseil municipal. — Manifeste de M. Bellart.

 

I

L'empereur Alexandre, après son entrée triomphale dans Paris, était descendu de cheval chez M. de Talleyrand. La situation de cet hôtel à l'angle des Champs-Élysées et du jardin des Tuileries, ses vastes et splendides appartements, avaient servi de prétexte aux ministres et aux aides de camp de l'empereur pour le choix de ce logement. Mais les relations sourdes de M. de Talleyrand avec les diplomates étrangers du cabinet d'Alexandre, ses rapports secrets avec les princes de la maison de Bourbon par M. de Vitrolles, négociateur volontaire,- intrépide et actif entre l'opinion royaliste et les désaffections impérialistes, la haine que M. de Talleyrand laissait assez percer depuis sa disgrâce contre l'empereur, son influence sur le Sénat, son crédit sur les anciens révolutionnaires, ses liens de famille et de société avec les plus grandes aristocraties de France, enfin sa réputation presque prophétique de divination des événements devenue telle que, quand on voyait M. de Talleyrand incliner vers un parti, on croyait y voir pencher la fortune, étaient les véritables motifs qui avaient conduit Alexandre chez cet homme d'État. Cette faveur même du jeune souverain, devenu l'hôte du vieux diplomate, était de nature à accroître l'importance que l'opinion publique attachait déjà aux résolutions de M. de Talleyrand. Le parti royaliste, qui savait d'avance que la Restauration sortirait de ces conférences, avait eu l'habileté de les placer ainsi au foyer et sous les auspices de l'homme d'État dont on voulait capter l'oreille et consolider le crédit.

 

II

M. de Talleyrand inspirait depuis longtemps des soupçons sérieux à Napoléon. Il avait médité plusieurs fois de le faire arrêter, afin de prévenir des intrigues et des défections dont ses premiers revers devaient être le signal. Il n'avait pas osé. Téméraire et prompt à frapper les factieux vulgaires, cruel même, sans justice et sans pitié envers le duc d'Enghien, envers le souverain pontife, envers les princes de la maison d'Espagne, Napoléon, dans ces derniers temps, était devenu faible de résolution envers certaines puissances d'opinion qu'il haïssait dans sa propre cour et qu'il subissait. Il s'emportait, il murmurait, il menaçait. Il laissait à dessein retentir bien haut les éclats de sa colère, mais, au moment de frapper ; le cœur lui manquait. Il caressait, il enrichissait, il s'efforçait de retenir ou de ramener a lui par des excès de dons ou d'apparente confiance ceux qu'il redoutait le plus comme des ennemis secrets. On eût dit qu'implacable envers les puissances matérielles, il était prudent envers les forces de l'intelligence et de l'opinion, comme s'il eût pressenti que sa ruine viendrait de la révolte de l'intelligence contre la force. Fouché et Talleyrand étaient deux exemples de cette faiblesse. Redoutant dans Fouché un conspirateur révolutionnaire qui pourrait à un jour donné rallumer l'étincelle républicaine dans le Sénat et dans le peuple, il s'était contenté de l'éloigner honorifiquement de Paris et de le retenir en Italie, sous prétexte de haute surveillance de Rome et de Naples. Redoutant dans Talleyrand un conspirateur royaliste, qui pourrait, en cas de revers, livrer lui et sa dynastie en rançon à la vieille Europe, il n'avait pas même osé l'éloigner de Paris pendant sa campagne. Il le faisait surveiller par Savary, son ministre de la police, mais il lui laissait ses dignités, sa confiance officielle, sa place même au conseil du gouvernement entre son frère Joseph et l'impératrice. -Le poids de M. de Talleyrand était si décisif dans l'opinion, qu'il semblait à l'empereur moins dangereux encore de. le subir, ami douteux, que de le frapper, ennemi déclaré. Cette timidité et cette indécision hâtèrent sa ruine politique au dedans, comme elles avaient préparé sa décadence militaire dans ses dernières campagnes. Il était devenu, en vieillissant, l'homme des tempéraments. C'était une inconséquence à son principe la tyrannie qui délibère et qui transige n'est que l'hésitation de la violence. M. de Talleyrand connaissait cette haine de l'empereur contre lui et cette terreur secrète qu'il inspirait à son maître. Il était décidé à la prévenir. Il épiait l'heure de se déclarer sans imprudence.

 

III

Il la crut sonnée et il la saisit le jour où Joseph et l'impératrice sortirent de Paris avec le gouvernement. Sa place était au sein de cette cour fugitive. Il avait reçu l'ordre de la suivre à Blois. Il feignit de vouloir obéir. Il fit préparer avec ostentation ses équipages, envoya quelques affidés à la barrière par laquelle il devait sortir, monta en voiture, se mit en route et se fit arrêter aux portes de Paris par les complices qu'il avait apostés. Cette violence convenue, faite à sa volonté de suivre le gouvernement impérial, lui parut un prétexte suffisant pour rentrer dans son hôtel et pour rester à Paris. Il se croyait ainsi en règle avec Napoléon si la victoire le ramenait dans sa capitale, en règle avec ses ennemis s'ils entraient les premiers dans Paris. Ses liaisons avec les princes et les souverains, ses demi-mots entendus à Pétersbourg, à Vienne et à. Londres, sa résistance problématique au meurtre du duc d'Enghien, à l'usurpation du trône d'Espagne, aux ambitions de territoire de Napoléon, son influence dans le Sénat, où il était à la fois le représentant des volontés de l'empereur et la boussole de l'opposition, enfin sa prodigieuse réputation d'habileté et de prescience, devaient lui assigner un grand rôle dans la journée qui déciderait du sort du monde. On a vu que ses pressentiments ne l'avaient pas trompé, et que son foyer était devenu le conseil de l'Europe.

 

IV

L'empereur Alexandre, le roi de Prusse, le prince de Schwartzenberg, représentant l'empereur d'Autriche, le prince de Lichtenstein, le comte de Nesselrode, ministre et confident d'Alexandre, se réunirent en conférence dans la nuit qui suivit leur entrée à Paris. Ils étaient encore émus de leur triomphe, étonnés de l'aspect solennel et souriant de cette capitale qui, depuis la porte Saint-Martin jusqu'aux Tuileries, avait semblé les recevoir moins en conquérants qu'en hôtes. Les acclamations des royalistes, qui leur demandaient un roi de leurs antiques races, retentissaient encore à leurs oreilles. Sans doute aussi les longs' ressentiments et le souvenir de leurs humiliations sous l'épée de Napoléon demandaient vengeance au fond de leurs cœurs. D'un autre côté, le soulèvement de la capitale .de l'empire contre un ennemi qui n'avait pas encore rendu les armes devait leur sembler une arme décisive contre lui. Ainsi l'orgueil du souverain, le culte des vieilles dynasties, l'expiation des triomphes contre leurs peuples et la tactique la plus propre à désarmer l'ennemi commun, se réunissaient pour leur conseiller secrètement le choix d'un autre gouvernement pour la France. Mais ce qu'ils souhaitaient, ils n'osaient pas le faire eux-mêmes. Ils voulaient donner une apparence de liberté au vœu national, et ne paraître que les témoins armés de la chute de Napoléon et de la proclamation d'une autre monarchie. Mais la seule présence des souverains étrangers suivis d'un million d'hommes à cette délibération en flétrissait l'indépendance et la dignité. On ne délibère pas sous l'épée. Cette attitude de la patrie au moment où elle rappelait la maison de Bourbon suffisait pour entacher la Restauration de servitude. Elle devait servir plus tard de texte éternel à ses ennemis. Ce texte, vrai dans la forme, était néanmoins faux, en ce moment, dans la réalité. A l'exception de l'armée et de la cour servile et militaire de l'empereur, la France presque tout entière aspirait à secouer le joug d'un maître qui l'opprimait en l'illustrant. Si la France eût voté avec une liberté d'opinion complète, en l'absence de l'armée de Napoléon comme en l'absence des armées étrangères, il n'est pas douteux pour ceux qui se souviennent de cette époque qu'elle n'eût voté presque unanimement la chute de Napoléon et de sa dynastie. Aurait-elle voté la restauration des princes de la maison de Bourbon exilée ? ou aurait-elle voté une république constitutionnelle, gardienne des principes de sa révolution de 1789 ? Là peut se placer le doute. Le libéralisme renaissant était ardent dans un petit nombre d'âmes, mais le désir de paix avec l'Europe était plus impérieux encore dans les masses, à quelque opinion qu'elles appartinssent. Un gouvernement qui rattachait les traditions aux espérances, qui réconciliait les trônes et qui promettait une ère pacifique aux nations, un tel gouvernement, accrédité par des gages de liberté, de constitution, d'amnistie au passé, de progrès à l'avenir, avait plus de chances d'être voté librement que l'empire dépopularisé par ses défaites et que la république menaçante par sa mémoire. Il est donc vrai de dire que la Restauration fut adoptée sous la main de l'étranger et qu'en apparence, elle fut un gouvernement imposé ; mais il est plus vrai encore de dire qu'elle serait sortie également, dans ces circonstances, du cœur de la France libre. Elle lui apparut comme une transaction obligée avec l'Europe, et comme une transaction de préférence avec elle-même. Une nécessité dans un souvenir. Voilà la vérité. Il suffisait dans la crise de lui en prononcer le nom pour qu'elle s'y précipitât d'elle-même. Les intrigues royalistes furent pour bien peu dans son triomphe ; ce fut le triomphe des circonstances plus que celui d'un parti.

 

V

Alexandre laissa une extrême liberté à la discussion dans cette conférence. Il parla seul et avec l'éloquence d'une grande âme dans un grand rôle. L'esprit du siècle avait rayonné dans le sien. Il sembla le promulguer du haut du trône, comme s'il eût été, tout à la fois, le génie des monarchies et le génie des peuples. L'avenir constitutionnel et libéral de l'Europe se déroula devant lui. On reconnut l'élève de Catherine II, cette Sémiramis du Nord, empruntant ses oracles à la philosophie de Montesquieu et de Voltaire. On sentit en lui le disciple et l'ami du républicain La Harpe, le correspondant des philosophes allemands et de l'école de madame de Staël. Il répudia la conquête au nom de l'humanité, le despotisme au nom de la dignité des peuples, le partage de la France au nom de l'indépendance des races et de l'équilibre européen. « Nous n'avons ici, s'écria-t-il en finissant, que deux ennemis à combattre Napoléon, l'oppresseur du monde, et les ennemis, quels qu'ils soient, de l'indépendance des Français. » Puis se tournant vers le roi de Prusse, modeste, triste et silencieux depuis la mort de sa femme, la reine Louise, la beauté de l'Allemagne, tuée par les victoires et par les insultes de Napoléon « Mon frère, lui dit-il, et vous, prince Schwartzenberg qui représentez ici l'empereur d'Autriche, dites si mes paroles ne sont pas l'expression de nos sentiments communs envers la France ? »

Le roi de Prusse et le généralissime répondirent par une simple inflexion de tête ; et la résolution de détrôner avant tout le perturbateur de l'Europe fut adoptée.

 

VI

Le duc d'Alberg, confident de M. de Talleyrand, mais confident aventuré par lui pour sonder le terrain et pour tomber au besoin dans les pièges, défendit alors la cause de la régence de Marie-Louise. Il fit valoir les dangers d'une lutte nouvelle entre la révolution consommée et la contre-révolution menaçante sous une famille longtemps exilée ; la nécessité de respecter dans l'impératrice la fille d'un des souverains ligués pour affranchir l'Europe, mais non pour s'humilier lui-même dans l'humiliation de son propre sang ; la passion de l'armée pour le nom de Napoléon, qui le rattachait ainsi à la cause de son épouse et de son fils. Le roi de Prusse ne donnait aucun signe de faveur ou de dissentiment sur sa physionomie immobile le prince de Schwartzenberg, haïssant la souveraineté d'un parvenu comme membre de l'aristocratie allemande, ne pouvait néanmoins combattre, comme généralissime de l'empereur François, les égards que la conférence avait pour son souverain. M. de Talleyrand, si pénétrant, étudiait, d'un coup d'œil en apparence distrait et terne, les impressions que les paroles du duc d'Alberg faisaient flotter sur le visage d'Alexandre. Il crut apercevoir l'étonnement et la peine que la proposition d'une régence napoléonienne imprimait involontairement sur le front de l'empereur de Russie. Ce prince, en effet, ne pouvait pas pencher pour une régence qui donnerait à jamais dans les conseils de la France un ascendant si paternel, si filial et si dominant à l'Autriche. Le mouvement de ses lèvres avait, à plusieurs reprises, indiqué qu'il contenait en lui-même ses objections à ce parti. M. de Talleyrand abandonna par son silence un confident qu'il avait compromis. Il ne parla pas encore lui-même. Ses longues liaisons avec Napoléon, les titres, les fonctions, les dons qu'il en avait reçus lui imposaient les dehors de la reconnaissance et du deuil. Il lui convenait non de provoquer, mais de paraître accepter la nécessité de cette défection. Un homme déjà d'intelligence avec lui, militaire intrépide, diplomate consommé, aide de camp d'Alexandre, admis à tous les secrets des cours coalisées, dont il était le moteur, homme dont l'esprit avait la volonté du Corse et la flexibilité gracieuse du Grec, Pozzo di Borgo rompit à propos ce silence d'où pouvait sortir une demi-résolution.

 

VII

Pozzo di Borgo, compatriote de Napoléon, noble comme lui, lié au commencement de sa carrière avec lui par une conformité d'ardeur révolutionnaire et de jeunesse qui l'avait signalé dans son île et porté à l'Assemblée législative, avait été touché des vertus et des malheurs de Louis XVI. Il était revenu en Corse converti à la royauté constitutionnelle. Il y avait fomenté et servi la cause de l'indépendance de sa patrie, qu'il voulait soustraire à la tyrannie de la terreur. Il avait, avec le patriote Paoli, sollicité l'alliance avec l'Angleterre. Napoléon avait persévéré dans la cause contraire et s'était fait l'adepte du jacobinisme le plus exalté. De là, entre les deux insulaires, une de ces haines que le soleil du Midi transmet de race en race avec le sang. Réfugié à Londres après l'expulsion des Anglais de Corse, Pozzo di Borgo s'y était lié avec les ennemis les plus implacables de Bonaparte. Doué de l'extérieur le plus noble, de l'élocution la plus pénétrante et la plus passionnée, des manières les plus simples et les plus élégantes, militaire, diplomate, publiciste, homme de plaisir et d'affaires tout à la fois, Pozzo di Borgo était placé par la seule attraction de sa nature supérieure dans la familiarité et dans l'estime de l'aristocratie anglaise et continentale. C'était un de ces hommes dont le mérite et le charme éclatent aux yeux dès le premier aspect. Admis au service de Russie, il s'était attiré l'attachement d'Alexandre par des analogies de nature. Il avait été employé par ce souverain auprès de Bernadotte, roi de Suède. Ces deux transfuges de Napoléon avaient associé leur haine contre lui. C'était de leurs mains que les plans politiques et les plans de campagne pour la délivrance de l'Europe avaient été tracés. Moreau, cet ancien rival de Napoléon, rappelé d'Amérique par leurs conseils, n'était arrivé que plus tard. Pozzo avait suivi l'empereur Alexandre sur tous les champs de bataille de 1813 et de 1814. Aide de camp du prince le jour, son conseil le soir, habile à deviner où il fallait frapper la fortune de son ennemi, il avait montré Paris du doigt à l'empereur Alexandre, au moment où Napoléon semblait reprendre l'offensive à Troyes. L'empereur l'avait cru et triomphait par ses inspirations. Il était plus disposé que jamais à les écouter.

 

VIII

Pozzo di Borgo savait qu'il flattait en secret les inclinations de son maître, les ruses de M. de Talleyrand, les vengeances de Londres et les ressentiments des aristocraties de Vienne, en parlant contre le demi-parti de la régence. « Tant que le nom de Napoléon, dit-il, pèsera du haut du trône de France sur l'imagination de l'Europe, l'Europe ne se sentira ni satisfaite ni délivrée. Elle verra toujours dans le gouvernement du fils mineur l'âme menaçante du père. La paix nécessaire aux peuples et glorieuse aux rois n'aura aucune base dans la confiance publique. La guerre couvera toujours sous les pas de l'homme qui a ravagé, humilié, soumis le continent. S'il est présent, rien ne contiendra son génie impatient de mouvement et d'aventures. Les armées alliées ne seront pas plus tôt rentrées dans leurs foyers qu'un accès d'ambition ressaisira cet homme, qu'il appellera aux armes son pays promptement refait de ses désastres, et qu'il faudra recommencer contre lui des victoires si chères en trésors et en sang humain. S'il est relégué loin de la France, ses conseils traverseront les mers, ses lieutenants et ses ministres s'empareront de la régence. Ils montreront son fils comme un drapeau de fanatisme et comme une idole à ses troupes. La France, qui abhorre aujourd'hui l'auteur de sa ruine, se lèvera pour le redemander aux souverains. Refusera-t-on, la guerre ! l'accordera-t-on, guerre encore ! Laisser l'empire survivre à l'empereur, ce n'est pas éteindre le foyer incendiaire de l'Europe, c'est le recouvrir d'une cendre perfide sous laquelle couvera un nouvel embrasement. Les demi-partis sont le désaveu des grandes pensées. L'Europe a fait une chose immense en affranchissant le continent de son dominateur. Veut-elle rapetisser son œuvre par un dénouement qui fera douter de sa force autant que de sa sagesse à l'avenir ? C'est aux souverains et aux hommes d'État de prononcer. Quant à moi, je me prononce comme la victoire. Elle l'avait fait Napoléon, elle l'a défait. Elle était son seul titre à l'empire ! Que l'empire tombe avec l'homme qui l'avait élevé La sécurité des trônes et des peuples est à ce prix. »

 

IX

Les sentiments exprimés avec tant de force par Pozzo di. Borgo complaisaient trop à l'empereur de Russie, au roi de Prusse, au prince de Schwartzenberg et à M. de Talleyrand, pour que ces interlocuteurs ne parussent pas se rendre comme par conviction à la puissance des motifs qu'ils couvaient dans leurs propres cœurs.

On convint unanimement et sans autre discussion que le trône serait interdit à la race de Napoléon.

Napoléon écarté, restaient ou un Bourbon, ou un de ces rois et de ces chefs militaires que la victoire et la faveur de Napoléon avaient élevés jusqu'au niveau des trônes. L'empereur Alexandre paraissait pencher pour ce parti. Il avait répudié trop longtemps et avec trop d'éclat la cause vieillie des souverains légitimes de la France monarchique pour. n'être pas humilié en secret d'y revenir. Il avait trop fraternisé depuis dix ans avec les membres de la famille napoléonienne, avec ses généraux et ses ambassadeurs ; en un mot, il avait trop affecté d'être un homme du siècle nouveau pour afficher maintenant le culte du siècle ancien. Il croyait y perdre quelque chose de cette popularité de prince sans préjugés dont les hommes de l'époque impériale l'avaient flatté, et à laquelle il tenait autant qu'à la victoire. Il murmura, dit-on, le nom de Bernadotte, ce Français, roi de Suède, ligué aujourd'hui avec les ennemis de son pays. On croit qu'il avait donné à Bernadotte non des promesses, mais de vagues espérances, quand il l'avait séduit et rivé à la coalition. Madame de Staël, ainsi que le parti libéral dont elle était l'oracle, avait reçu aussi l'hospitalité du roi de Suède, et, dans ses rancunes contre Napoléon, elle avait agité souvent à Stockholm la pensée de remplacer Bonaparte par un prince de nouvelle date, popularisé par l'esprit révolutionnaire, dont il serait la restauration dans un gouvernement constitutionnel.

 

X

M. de Talleyrand était sûr d'avance du succès presque unanime de sa pensée. Il la lisait au fond de toutes les paroles et de toutes les réticences de ceux qui paraissaient délibérer. « Il n'y a, dit-il avec cette brièveté d'oracle qui précise l'idée et qui tranche l'objection, il n'y a que deux principes en présence maintenant dans le monde la légitimité ou le hasard. La légitimité, c'est le droit retrouvé, reconnu, consacré par le raisonnement et par la tradition. Le hasard, c'est la victoire ou la défaite, la fortune, le revers, l'arbitraire, la révolution, le fait. L'Europe, si elle veut échapper à la révolution, au fait, au hasard, aux bouleversements, doit s'attacher au droit, c'est-à-dire à la légitimité. Les décrets alors ne seront plus simplement la force matérielle, ils seront l'autorité morale d'un dogme supérieur aux vicissitudes des événements.

« Il n'y a, ajouta-t-il en s'adressant à l'empereur Alexandre comme pour répondre à son insinuation du nom de Bernadotte, il n'y a que deux choses possibles ici Napoléon ou Louis XVIII. L'empereur ne peut avoir de remplaçant sur le trône qu'un roi par le droit. Tout roi par la victoire ou par le génie serait plus petit que lui. Il est le premier des soldats. Après lui, il n'y en a pas un en France ou dans le monde qui puisse faire marcher dix hommes pour sa cause. » Il développa en peu de mots ces pensées. Puis les résumant en un axiome concis, propre à se graver dans l'intelligence et à courir sous un volume léger dans la circulation des opinions flottantes « Tout ce qui n'est pas Napoléon ou Louis XVIII, Sire, est une intrigue » C'était placer l'empereur et le conseil dans une alternative qui ne laissait pas hésiter la décision. Napoléon était le danger suprême. L'intrigue était un palliatif indigne de l'Europe. Alexandre s'écria en homme convaincu d'avance que M. de Talleyrand avait dit le mot de l'événement et qu'il s'y rangeait sans retour.

« Mais, reprit-il avec une apparence de scrupule et d'anxiété qui semblait attester son respect pour la nation française, nous sommes étrangers, nous ne pouvons paraître ainsi disposer du trône, nous ne pouvons rappeler à nous seuls des princes que la nation ne recevrait peut-être pas de nos mains. Quels moyens avons-nous de reconnaître le vœu réel de la nation ? »

 

XI

M. de Talleyrand prononça le nom du Sénat, seul grand corps constitué qui fût alors à Paris. Ce corps était sans mandat du peuple, puisqu'il était nommé par l'empereur. Mais il était imposant par les noms de ses membres, par le rôle que Napoléon lui avait fait jouer avec une apparence de déférence que le Sénat lui renvoyait en adulation. Le Sénat pouvait donc, dans un moment suprême, simuler aux yeux de la France et de l'Europe une ombre de représentation. Sa voix, s'il l'élevait encore, pouvait donner à une résolution quelconque, non l'autorité d'un droit, mais le signal d'une révolution. Par un étrange phénomène de souplesse dans ce corps avili et pour ainsi dire domestique de l'empire, M. de Talleyrand était sûr d'avance de ses complaisances envers l'empereur triomphant et de sa défection envers l'empereur vaincu. Ce que le Sénat impérial représentait le mieux, c'étaient les vices de la nation affaissée sous dix années de despotisme, la versatilité, l'adoration du succès, l'infidélité aux revers. M. de Talleyrand répondit de ce corps constitué à Alexandre. Il prit la plume de sa propre main pour rédiger sous la dictée des souverains et des généraux présents à la conférence la déclaration aux Français qu'il voulait rendre irrévocable par une publicité sur laquelle on ne pourrait plus revenir.

 

XII

« Les armées alliées, écrivit M. de Talleyrand, ont occupé la capitale de la France. Les souverains accueillent le vœu de la nation française ils déclarent

« Que si les conditions de la paix devaient renfermer de plus fortes garanties lorsqu'il s'agissait d'enchaîner l'ambition de Bonaparte, elles doivent être plus favorables lorsque, par un retour vers un gouvernement sage, la France elle-même offrira l'assurance du repos. Les souverains proclament en conséquence

« Qu'ils ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte... » C'étaient les paroles mêmes que venait de dicter la conférence à celui qui tenait la plume. Il sentit que ces paroles pouvaient laisser une espérance et un retour à l'empire dans la personne du fils ou de quelques membres de la dynastie qu'il voulait confondre dans le même arrêt. JI s'arrêta en silence et regarda l'empereur de Russie, comme s'il eût interrogé les yeux de ce prince, en le suppliant d'achever d'un mot de plus un sens qui lui paraissait insuffisant et dangereux. Alexandre comprit le coup d'œil, se promena avec agitation dans le salon, regarda à son tour sans parler le roi de Prusse et le généralissime autrichien, puis, comme s'il eût pris sur lui seul le hasard et la responsabilité de cette suprême condamnation de la dynastie moderne ! « Ni avec aucun membre de sa famille, » dit-il, en indiquant du doigt à M. de Talleyrand d'achever ainsi la phrase suspendue. Aucun des membres de la conférence ne murmura contre cette décision d'Alexandre. M. de Talleyrand écrivit et continua

« Les souverains respecteront l'intégrité de l'ancienne France telle qu'elle a existé sous ses rois légitimes. Ils peuvent même faire plus, parce qu'ils professeront toujours le principe que, pour le bonheur de l'Europe, il faut que la France soit grande et forte. Ils reconnaîtront et garantiront la constitution que la nation française se donnera. Ils invitent le Sénat à désigner sur-le-champ un gouvernement provisoire qui puisse pourvoir aux besoins de l'administration et à préparer la constitution qui conviendra au peuple français. »

 

XIII

M. de Talleyrand, qui voulait prévenir par une révolution accomplie l'arrivée de l'empereur d'Autriche à Paris, et les intrigues, et les supplications, et les remords paternels que les partisans de l'empire pouvaient remuer dans le cœur de ce prince, envoya précipitamment imprimer, afficher, répandre cette déclaration.

On y reconnaissait à chaque mot la main d'un homme consommé dans la connaissance et dans la pratique de l'opinion. Les ressentiments contre Napoléon, universels alors dans l'esprit des peuples lassés et foulés, y étaient satisfaits par sa déchéance. Sa répugnance nationale contre l'influence de l'Autriche pendant une longue minorité y recevait une garantie dans l'exclusion de la régence. Le patriotisme y était rassuré par l'intégrité, l'ambition nationale même flattée par la possibilité en perspective d'un agrandissement de territoire. Les royalistes y voyaient la restauration certaine de la seule race qui pût remplacer la gloire par cette légitimité dont le nom était prononcé pour la première fois au peuple. Le libéralisme renaissant y était ressuscité et provoqué au réveil de la liberté par la promesse d'une constitution librement délibérée. Les intérêts nouveaux et les ambitions napoléoniennes y étaient pacifiés par cet appel fait au Sénat, qui ne trahirait certainement que l'empereur et qui couvrirait d'amnistie et d'inviolabilité les vies, les fortunes et les dignités de l'armée et de la cour de Napoléon. Enfin le peuple de, la capitale et des provinces, qui tremblait pour la patrie, pour ses foyers, pour la sécurité des biens et des personnes, y était convié à la paix, à l'admiration, par la magnanimité des vainqueurs qui juraient de tout respecter, excepté un homme.

 

XIV

Aussi cette déclaration, si habilement pétrie de gages et d'espérances donnés à tous, fut-elle reçue de l'immense majorité du pays par acclamation. L'armée seule fut triste, mais elle se sentait seule. Elle gémit sans s'irriter. Les chefs rassasiés et lassés continrent, au lieu de l'exciter, l'émotion du soldat.

 

XV

A peine le bruit et les premières copies de cette déclaration eurent-ils transpiré des murs de l'hôtel de M. de Talleyrand dans les groupes des royalistes qui attendaient sur les escaliers, dans les cours et sur la place, que des cris de «Vive le roi » s'élevèrent vers le ciel et frappèrent les fenêtres de la chambre où les souverains siégeaient encore. Quelques centaines de jeunes gentilshommes des plus grandes maisons du faubourg Saint-Germain se sentaient pressés de saisir l'heure que la Providence donnait à l'ancienne aristocratie et à la monarchie séculaire. D'anciens serviteurs de Louis XVI, échappés à l'échafaud et à l'émigration des journalistes opprimés et dépouillés par l'arbitraire de la police de Napoléon, tels que les Bertin ; des publicistes et des écrivains qui n'avaient pas déserté la cause perdue, tels que MM. de Chateaubriand et Ferrand ; enfin cette jeunesse élégante, audacieuse, mobile, qu'entraînait le tourbillon du moment, se réunirent dans la première maison qui s'ouvrit à leur impatience pour se concerter sur l'impulsion à imprimera l'événement. Il s'agissait de prévenir les résolutions ou les hésitations d'un Sénat suspect, odieux, vendu aux restes de l'empire ou aux intérêts et aux souvenirs de la Révolution. Mais ces hommes étaient si pleins de sentiments et si vides d'idées, la fièvre de l'enthousiasme donnait un tel délire à leurs paroles, ils avaient si peu l'habitude des délibérations et des discours, que la séance ne fut qu'un long tumulte, et qu'aucun d'eux ne parvint à exprimer et à faire adopter un avis commun. Un jeune homme seul, de la grande maison de La Rochefoucauld, se fit écouter par l'autorité de son nom, par l'entraînement de son enthousiasme et par la domination de son attitude. L'ardeur de son royalisme l'éclairait sur le plus grand danger des révolutions, celui de discuter sans prendre un parti. « L'heure pouvait emporter, dit-il, la monarchie légitime sous leurs pieds pendant qu'ils s'épuisaient en vaincs acclamations pour leurs rois. » Le comte Sosthène de La Rochefoucauld proposa de nommer une députation qui se rendrait à l'instant chez l'empereur de Russie pour prendre acte de la déclaration des souverains et pour apporter le vœu de la noblesse, de l'intelligence et de la fidélité française en faveur de la royauté légitime. Cette motion fut obéie. Sosthène de La Rochefoucauld, MM. de Chateaubriand, le plus populaire et le plus illustre à la fois des écrivains du siècle ; César de Choiseul, et Ferrand, vieux et médiocre parlementaire, mais entouré alors d'une auréole d'importance et d'une renommée d'oracle, se rendirent, au nom des royalistes, au palais de M. de Talleyrand.

 

XVI

Introduits, ils demandèrent l'empereur Alexandre. Ce prince était déjà livré au sommeil. Son ministre, M. de Nesselrode, reçut à la place de son maître la députation. Le cœur de M. de Nesselrode était complice d'avance du vœu qu'on venait exprimer à Alexandre. Mais aucun des quatre envoyés, soit émotion, soit timidité devant l'événement, soit inaptitude au discours, ne voulut exprimer la pensée commune qu'ils s'étaient chargés d'apporter aux puissances. M. de Choiseul était un soldat ; M. Ferrand, esprit lourd, dogmatique et tardif, balbutiait ; M. de Chateaubriand, génie apprêté et solennel, craignait de ne pas trouver, sans les avoir médités et écrits, des mots en rapport avec la majesté du moment. Il ne voulait de lui que des paroles illustres. Sosthène de La Rochefoucauld, quoique plus jeune, avec la seule éloquence de l'impatience et du zèle, parla pour tous. M. de Nesselrode ne demandait qu'un prétexte pour engager davantage les puissances.

 

XVII

« Je quitte l'empereur, répondit ce ministre aux députés, je connais sa volonté. Retournez à ceux qui vous envoient, et dites-leur, dites à tous les Français, que l'empereur accueille leur vœu si fortement manifesté aujourd'hui sous ses yeux, et qu'il va rendre la couronne à celui à qui elle appartient. Louis XVIII remontera sur le trône de France. »

Le cœur des quatre délégués éclata en transports de joie et de reconnaissance à ces paroles. Leurs yeux se mouillèrent de larmes. Ils tenaient dans leurs mains les regrets, les espérances, les illusions, l'enthousiasme de leur vieillesse ou de leur jeunesse. Ils coururent reporter ces paroles, ces acclamations, ces larmes, cet enthousiasme à leur réunion, chez M. de Morfontaine. Les cris, les applaudissements, les embrassements, les tumultes, ébranlèrent la maison. Ce fut l'explosion contenue d'un siècle qui croyait ressortir de son tombeau et reprendre possession du monde. On ne put apaiser cette fièvre du rassemblement qu'en éteignant les flambeaux et qu'en livrant cette foule ivre de triomphe à l'obscurité qui la dispersa.

 

XVIII

Dans la nuit ces royalistes se distribuèrent les rôles ; des millions de drapeaux blancs et de cocardes furent préparés par la main des femmes de la noblesse pour être jetés au peuple. La préfecture de police fut abandonnée par les agents de l'empereur, et occupée par un affidé des royalistes. Les journaux, affranchis de la censure, rendus à leurs propriétaires anciens, ou créés instantanément par des écrivains de la circonstance, changèrent de mains et préparèrent pour son réveil une opinion proscrite la veille en France. L'injure et l'outrage éclatèrent comme la vengeance attardée d'une longue et insupportable oppression sur Napoléon, sur son nom, sur sa gloire, sur ses crimes, sur sa race ! Ce fut le débordement de l'âme irritée d'un grand parti roulant après la digue rompue, avec des flots de légitime colère, les écumes, les lies et les immondices du cœur humain.

 

XIX

Le premier écrivain de l'époque, M. de Chateaubriand, ne préserva ni sa conscience ni son génie de ce débordement d'injures et de calomnies jetées sur un grand nom qui s'écroulait. Il prévoyait depuis quelques mois l'heure de la décadence. Il couvait dans son cœur un juste ressentiment contre le despotisme de Napoléon, qui pesait d'autant plus sur l'intelligence que cette intelligence était plus élevée. Madame de Staël et toutes lésâmes grandes et libres éprouvaient la même compression. Napoléon s'était déclaré l'ennemi né de toute pensée et de toute indépendance. L'indépendance et la pensée lui rendaient en haine le mépris et l'oppression qu'il leur déclarait. Sa chute allait faire respirer les âmes. Il était naturel qu'elles la souhaitassent avec une généreuse passion. Des Tacite aiguisaient en silence le stylet qui devait buriner un jour le règne de soldat qui bâillonnait l'histoire, comme s'il eût pressenti la vengeance future de l'esprit humain.

Mais cette vengeance ne devait pas se dégrader jusqu'à la calomnie. M. de Chateaubriand calomnia même la tyrannie. Il avait écrit dans l'intérêt de la restauration des Bourbons un pamphlet cruel contre l'empereur. Il y traînait son nom dans le sang et dans la fange aux gémonies du temps. Il y suppliciait lui-même son règne. Il y taillait pour le peuple des pierres toutes faites pour lapider son héros. Il l'avait loué, dans un autre temps, jusqu'aux comparaisons sacrées avec les héros bibliques. Il l'avait servi dans les rangs subalternes encore de la diplomatie. Après l'assassinat du duc d'Enghien, l'enthousiasme de l'écrivain, changé en mépris, l'avait jeté dans une opposition sourde, mais non sans mesure. Il s'était dit proscrit et persécuté, il n'avait été proscrit que des faveurs impériales, et persécuté que par le dédain affecté du maître. Son ami M. de Fontanes, favori de Napoléon, était toujours un intermédiaire possible et dévoué entre les deux gloires qu'il aimait. La proscription de M. de Chateaubriand n'était en réalité qu'une noble attitude. Il jouissait en paix de sa patrie, de ses études, de sa renommée, du culte que son livre sur le génie du christianisme avait inspiré pour lui au parti religieux.

 

XX

Quoi qu'il en soit, il portait depuis quelques mois son pamphlet inédit comme l'épée qui devait porter le dernier coup au tyran. Ce pamphlet, imprimé dans la nuit et livré aux journaux par fragments, inonda le matin Paris et bientôt la France de malédictions contre l'empereur et l'empire. Napoléon y était peint sous les traits de l'Attila moderne et sous les traits plus hideux d'un bourreau exécutant de ses propres mains le supplice dont il avait soif. On le montrait à Fontainebleau torturant la conscience de Pie VII, et traînant par ses cheveux blancs sur les dalles de sa prison le pontife martyr à la fois de sa complaisance et de sa résistance pour le parvenu couronné. M. de Chateaubriand rouvrait tous les cachots pour y montrer du doigt au peuple les tortures, les bâillons, les prétendus assassinats muets des victimes. Il remuait toutes les cendres, depuis celles de Pichegru jusqu'à celles des pestiférés de Jaffa, pour en faire sortir des accusations, des soupçons, des crimes. C'était le réquisitoire de l'humanité et de la liberté écrit par la main des Furies contre le grand coupable du siècle. Il n'épargnait pas même à son ennemi ces viles accusations d'avarice sordide et de concussion qui pénètrent le plus avant, et qui souillent le plus, dans l'âme vulgaire et vénale de la multitude. Le vol, la lâcheté, la cruauté, le fer, le poison, tout lui était arme pour tuer cette renommée qu'il voulait éteindre. Ce livre, jeté feuille a feuille à l'opinion-pendant plusieurs jours, était d'autant plus terrible qu'il succédait au long silence d'une opposition muette si longtemps. On croyait à la vérité de ces calomnies, parce qu'elles succédaient à dix années de mensonges de la presse officielle. C'était le premier cri du siècle bâillonné par la police ; on l'écoutait comme une révélation du tombeau. M. de Chateaubriand, en jetant cette renommée de Napoléon en pâture à la méchanceté du peuple et en hommage au parti royaliste, fit une action qu'aucune passion politique n'excuse le meurtre d'un règne par des armes empoisonnées. Mais cette mauvaise action, louée dans le temps parce que le temps en avait besoin, fut répudiée plus tard par la conscience du siècle. Elle contribua puissamment alors à la dépopularisation de l'empire. Quand M. de Chateaubriand se présenta à Louis XVIII pour en recevoir le salaire en faveurs de la nouvelle monarchie, ce prince lui dit « Votre livre a valu une armée pour ma cause. » Mais, par un juste retour, l'indignation des bonapartistes et le soulèvement des hommes impartiaux, quelques mois après, contre les calomnies et les outrages de ce livre, servirent puissamment aussi à repopulariser le nom de Napoléon et à presser ce même peuple sur ses pas. La justice seule est mortelle aux renommées.

 

XXI

Cependant, le nom des Bourbons, inconnu ou oublié des populations, courut sur les feuilles de M. de Chateaubriand et des journaux affranchis par tout l'empire. On s'étonna, puis on crut se souvenir, enfin on passa, en peu d'heures, de l'étonnement et de l'oubli à une sorte de foi bourbonienne. On se rallia, sans rien contester, à ce nom qui paraissait une révélation de salut dans l'éclipse de toutes choses. Il y eut quelques incrédulités, peu ou point de murmures. La Providence semblait se manifester avec la victoire pour ce nom. M. de Chateaubriand en était l'oracle. Il décrivait en traits entraînants les personnes imaginaires, les infortunes, les vertus, les bontés, les grâces des membres exilés de cette famille dont on savait à peine l'existence quelques jours auparavant. Louis XVIII était un sage de l'école et du poème de Fénelon, rapportant des climats lointains la politique, l'expérience, la paix, l'amnistie au siècle ; Charles X, alors comte d'Artois, le chevalier héroïque du moyen âge, décoré même de ces faiblesses généreuses du cœur que le Français préfère presque aux vertus ; la duchesse d'Angoulême, l'orpheline du Temple, la victime propitiatoire de la Révolution, le gage tendre et religieux du pardon ; le duc d'Angoulême, un second duc de Bourgogne, préparé dans l'exil pour le trône par la docilité aux leçons de son oncle et de son père, frères de Louis XVI, sacrés par son sang ; le duc de Berri, un jeune Henri IV, ayant ses légèretés pardonnables comme gages de la bravoure et de la bonté du roi béarnais ; les Condé, deux générations de héros dont la cruauté du tyran avait fauché la fleur et attristé la vie ; le duc d'Orléans, un prince populaire, ayant fait oublier les crimes des révolutionnaires de son nom par le repentir de l'innocence, et pratiqué dans l'exil la vie de l'artisan pour s'élever par son seul mérite au rang des héritiers du trône.

La France s'émerveillait, souriait, s'attendrissait à ces tableaux. Chaque journal, chaque brochure, chaque entretien les colorait de nuances appropriées aux opinions des classes diverses de la nation, chaudes pour le Midi, héroïques pour la Vendée, patriotiques pour l'Est, libérales et réfléchies pour le Nord et pour Paris. Une vague et immense poésie d'opinion précédait ainsi le retour de cette famille où chacun commençait à voir personnifier un de ses rêves de gouvernement ou de cœur.

Telle était la véritable disposition des esprits en France le 1er avril et les jours qui suivirent l'occupation de Paris. A travers le prestige des espérances, on voyait à peine le malheur présent. Aucune famille vivant sur le sol n'aurait pu produire cette unanimité d'illusion et d'adhésion. Le long exil faisait l'effet du lointain. Il grandissait et il solennisait les figures.

 

XXII

Le Sénat seul commençait à s'alarmer d'un entraînement qui menaçait d'emporter le sentiment public au-delà des bornes que son intérêt voulait lui poser. Le Sénat avait trop plié sous Napoléon pour ne pas plier sous l'Europe et sous l'opinion réunies. Ce n'était pas Napoléon qu'il voulait disputer à l'Europe, c'était lui-même. Hommes saturés de puissance, de dignités, d'honneurs, d'aristocratie, de salaires, les sénateurs de l'empire espéraient conserver leur ascendant, leur autorité et leurs fortunes par leur défection ils marchandaient l'empereur. Talleyrand leur faisait habilement luire l'espérance de conserver leurs titres au prix du rappel des Bourbons ; il leur insinuait ce nom sans le prononcer. « Saisissez l'heure, disait-il à voix basse par ses affidés au Sénat, ne marchandez pas avec la nécessité aujourd'hui vous pouvez faire acheter votre adhésion à la volonté secrète des puissances, demain l'opinion qui se soulève vous aura emportés. Vous serez confondus dans ce naufrage dont vous pouvez sauver sinon l'empereur, au moins vos dignités et vos richesses. » Le Sénat en masse était disposé à entendre ces conseils de la destinée et de M. de Talleyrand. Rien ne prépare mieux à la trahison que la bassesse de l'adulation. Quand on n'a plus de refuge dans sa conscience, on en cherche volontiers dans la prostration.

 

XXIII

Les émissaires de M. de Talleyrand avaient employé la nuit à ébranler les derniers scrupules des sénateurs. Il ne leur avait pas été difficile de faire comprendre à ces caractères généralement énervés et depuis longtemps assouplis aux circonstances que l'intérêt de la patrie et celui de leur corps se confondaient dans une prompte répudiation du vaincu. Il n'y avait en ce moment à Paris qu'une centaine de sénateurs. Ils étaient vieux, cassés, usés par les révolutions et par les responsabilités de tyrannie et de bassesse qu'ils avaient acceptées dans les décrets de conscription, d'impôts, de mutisme que Napoléon leur faisait contresigner depuis dix ans. Quelques-uns étaient des princes parvenus de la famille de l'empereur, d'autres de sa domesticité un grand nombre étaient des hommes sans effigie, choisis à l'insignifiance de l'esprit et à la mollesse du caractère, pour que l'absence de toute valeur personnelle ne leur laissât que la valeur empruntée à leur dignité. Un très petit nombre était composé avec art d'opinions libérales, révolutionnaires même, afin qu'une apparence d'opposition dans le corps donnât à la nation l'idée d'une contradiction et d'une indépendance qui n'existaient pas. Dans ce nombre de sénateurs destinés à constater la liberté et l'impartialité du Sénat, on comptait quelques rares partisans de la maison de Bourbon et quelques sectateurs obstinés des institutions républicaines. Parmi les premiers, Malleville, Barthélemy, Pastoret, Barbé-Marbois, Jaucourt ; parmi les seconds, Tracy, Volney, Grégoire et leurs amis de 1789 et de 1791. En s'appuyant sur ces deux groupes également hostiles à l'empire, M. de, Talleyrand, aidé par la force d'événements qui déconcertaient toute résistance, était presque sûr de dominer le Sénat. Il avait les servitudes passées pour gage des servitudes futures. Il fit convoquer le Sénat extraordinairement le 1er avril. Plusieurs membres de ce corps, craignant de se compromettre avec le passé ou de s'engager avec l'avenir, se dérobèrent par des fuites ou par des prétextes à la réunion soixante-quatre seulement y parurent. C'étaient les hommes les plus courageux, les moins attachés à l'empire, les plus résolus à fléchir, ou les plus pressés de changer de maîtres. La pudeur des défections ne les embarrassait déjà plus.

 

XXIV

« Sénateurs, leur dit M. de Talleyrand, qui voulait couvrir d'une apparence de discussion une résolution impérieuse, il s'agit de vous transmettre des propositions. Ce seul mot, ajouta-t-il en baissant les yeux sur le papier où il avait consigné son discours, ce seul mot suffit pour indiquer la liberté que chacun de vous apporte dans cette assemblée elle vous donne le moyen de laisser prendre un généreux essor aux sentiments dont l'âme de chacun de vous est remplie, la volonté de sauver votre pays et la résolution d'accourir au secours d'un peuple délaissé. Les circonstances, quelques graves qu'elles soient, ne peuvent être au-dessus du patriotisme ferme et éclairé de tous les membres de cette assemblée, et vous avez sûrement senti tous également la nécessité d'une délibération qui ferme la porte à tout retard et ne laisse pas écouler la journée sans rétablir l'action de l'administration, ce premier de tous les besoins, par la formation d'un gouvernement dont l'autorité, établie pour la nécessité du moment, ne peut qu'être rassurante. »

 

XXV

Ces paroles, rédigées par l'abbé de Pradt, ne déguisaient pas l'acte abject qu'on venait provoquer sous la pompe ou sous la dignité des paroles. C'était le balbutiement de l'impudeur offrant le plus vil prétexte à la lâcheté. Les mots étaient bas comme les sentiments. Ils furent accueillis comme ils avaient été écrits et prononcés, avec honte sur les visages, avec hâte de versatilité dans les cœurs. Nul ne répondit. Les têtes s'inclinèrent en signe d'universel assentiment. Quelques mains applaudirent avec un feint semblant d'enthousiasme pour l'énergie même de la lâcheté convertie en courage civique. M. de Talleyrand comprit à ce silence que la fortune était maîtresse de ces âmes, et qu'il pouvait en disposer à son gré pour vendre l'empire à ses ennemis. Il désigna, sans même consulter ses collègues, les membres d'un gouvernement provisoire choisi par lui seul avec préméditation pendant la dernière nuit. Un sénatus-consulte, voté sans discussion au signe de M. de Talleyrand, ratifia les choix de la nuit. Il flatta ensuite les libéraux du Sénat, en leur rappelant que les alliés avaient prononcé le mot de constitution, et qu'il fallait la promulguer. Le Sénat, pressé par l'heure, se borna à en décréter les bases. Le maintien du Sénat fut le premier article de cette déclaration. On y parlait aussi d'un corps législatif et de la liberté des opinions. Mais on était tellement accoutumé au silence, qu'on n'y mentionnait pas même la liberté de la parole. On y donnait à l'armée, qu'on voulait détacher de son chef, les garanties de conservation de ses grades et de sa solde ; aux acquéreurs de biens d'émigrés la garantie de l'inviolabilité de leurs possessions, dépouilles de la Révolution dont beaucoup de sénateurs avaient composé leurs richesses ; l'amnistie pour les opinions, la liberté des cultes et de la parole écrite, en réservant les lois répressives de ces deux libertés.

 

XXVI

Les membres du gouvernement provisoire avaient été choisis avec une sagacité profonde par M. de Talleyrand. Les noms s'y faisaient équilibre de manière à donner des espérances à toutes les parties de l'opinion qu'il s'agissait de détacher d'abord de Napoléon pour la précipiter ensuite tout entière aux Bourbons. Il présidait d'abord lui-même ce gouvernement à titre de grand dignitaire de l'empire, d'intermédiaire agréé par Alexandre entre les alliés et la nation, et de représentant des intérêts du Sénat. Cette triple attitude laissait l'indécision politique personnifiée en lui. On pouvait tout espérer dans tous les partis d'un pareil homme. Après M. de Talleyrand venait le duc d'Alberg, illustre par le nom Allemand d'origine, Français par les dignités, également apte à se renouer à l'aristocratie par sa naissance ou à servir un gouvernement révolutionnaire par ses opinions, un de ces hommes cosmopolites de caractère et d'idées que la nature a faits pour surnager sur tous les événements. Le duc d'Alberg, grand seigneur instruit, gracieux, insinuant, utile aux négociations de M. de Talleyrand, n'avait aucun ascendant personnel autre que son nom en France. Il pouvait se promettre à tous les partis. Les alliés l'agréaient surtout parce qu'il avait à racheter auprès d'eux ses titres en Allemagne par les services qu'il rendrait en France.

 

XXVII

C'était ensuite M. de Jaucourt.

M. de Jaucourt, d'un nom de l'ancienne aristocratie française rajeuni dans la Révolution, était depuis 1790 de l'école révolutionnaire modérée de M. de Talleyrand et de M. de La Fayette. Mais aussi intrépide de conscience et de cœur pour l'ordre qu'il était résolu aux réformes, M. de Jaucourt avait montré en 1791 et en 1792 dans les camps, dans les journées de Paris et dans les assemblées, le courage d'un héros dans l'âme d'un sage. Il avait lutté de la voix et de la main contre les représentants les plus populaires et contre la démagogie des clubs tout-puissants. Emprisonné pour son audace après le 10 août, il avait été soustrait par Danton aux massacres prévus de septembre. Madame de Staël, qui aimait son courage, qui partageait ses opinions, qui goûtait les grâces de son esprit, l'avait fait échapper et lui avait préparé un asile en Suisse. Rentré en France après un long exil, il avait retrouvé son ami M. de Talleyrand ministre de Bonaparte consul. Les ressentiments contre la terreur l'avaient précipité dans la nouvelle monarchie comme dans l'asile contre les Jacobins. Il y avait trouvé la sûreté, la dignité, la fortune. La sénatorerie de Florence avait récompensé son dévouement. Mais les mécontentements d'ambition inassouvie de M. de Talleyrand l'avaient entraîné dans la désaffection de l'empire. L'excès de tyrannie ou l'excès des revers de Napoléon l'avait lassé un des premiers dans le Sénat. Il était revenu avec la victoire aux dieux de sa jeunesse, la légitimité et la liberté constitutionnelle. Un tel homme, rivé à M. de Talleyrand par quinze ans de familiarité et trouvant dans son passé l'excuse de sa défection ardente, convenait admirablement à la main habile de son ami. Il était propre a entraîner à la fois la noblesse et le parti modéré de l'a Révolution. L'amitié le liait à M. de Talleyrand, la naissance à l'aristocratie, le souvenir à la constitution, les faveurs reçues à l'empire tout répondait de lui à tous.

 

XXVIII

Le général Beurnonville venait après. Homme mixte aussi comme Jaucourt, d'une naissance noble, d'une opinion flexible, mais honnête, d'une valeur célèbre dans les armées de la république. Dumouriez, dont il avait été le lieutenant, l'avait surnommé l'Ajax français. Ministre de la guerre en 1793, Beurnonville avait lutté avec intrépidité contre les Jacobins dominants. Envoyé en Belgique au moment de la trahison de Dumouriez pour le prévenir et retenir son ancien général au bord de la défection, Beurnonville avait été arrêté par lui et livré aux Autrichiens. Enfermé quatre ans dans les cachots d'Olmutz, il avait été échangé, après la chute de Robespierre, contre la fille de Louis XVI, captive du Temple. Napoléon avait recueilli ce débris de nos guerres révolutionnaires et l'avait nommé au Sénat. Beurnonville, néanmoins, se trouvait négligé, se sentait effacé par les compagnons d'Égypte ou d'Italie de l'empereur. Ses souvenirs lui disaient qu'il était plus grand par lui-même que ces favoris des camps nouveaux. Son cœur lui rappelait aussi les rois de sa jeunesse pour lesquels il avait combattu au 10 août. La ruine de Napoléon allait replacer son nom et ses services en scène. Il ne pouvait pas se dévouer à un gouvernement qu'il trouvait injuste et ingrat. M. de Talleyrand le présentait comme un gage à l'ancienne armée, comme un héros méconnu des guerres républicaines que la monarchie constitutionnelle pouvait honorer sans crainte. Le nom de Beurnonville avait trois aspects qui rassuraient à la fois les trois opinions. Mais son cœur était à la Restauration.

 

XXIX

Enfin le gouvernement provisoire recevait sa dernière signification du dernier nom dont M. de Talleyrand l'avait complété. Ce nom était celui de l'abbé de Montesquiou. L'abbé de Montesquiou appartenait à une des familles qui sont la souche de la France aristocratique et monarchique. Ce nom, dans l'histoire, précéda celui des deux dernières races de nos rois. Les peuples même démocratiques aiment ces noms qui sont les habitudes et les titres de leurs annales. Ces noms leur semblent ennoblir même les révolutions populaires. La naissance avait porté de bonne heure l'abbé de Montesquieu aux plus hautes fonctions du clergé. Négociateur habile, insinuant et froid entre les intérêts de son ordre qu'il cherchait à sauver et les exigences de la Révolution qu'il s'efforçait de modérer sans la heurter, il s'était acquis une double influence dans l'Assemblée constituante. Arbitre souvent accepté, toujours respecté, entre la philosophie impatiente de frapper l'Église et l'Église disputant les débris de son établissement temporel, depuis la révolution accomplie, il entretenait des relations peu secrètes avec Louis XVIII, dont il était le correspondant principal à Paris. Napoléon le savait et le souffrait. Il aimait mieux entre Louis XVIII et Paris une correspondance presque avouée que des tentatives ténébreuses et désespérées. M. de Montesquiou était, pour ainsi dire, le chef d'une conspiration pacifique et permise par celui contre lequel on conspirait. Homme de mesure en tout, de douceur, de transaction, l'abbé de Montesquiou était éminemment propre à rassurer contre les vengeances d'une restauration les partis trop compromis dans la Révolution et dans l'empire. Ce nom de plus donnait un gage indubitable aux royalistes. En le voyant inscrit sur la liste du gouvernement provisoire, les amis des Bourbons ne pouvaient douter que Louis XVIII ne fût le dernier mot de ce gouvernement.

 

XXX

Tels étaient les préludes de la révolution qui se préparait chez M. de Talleyrand et au Sénat. Il y manquait la voix officielle du peuple de Paris. Elle éclata dans la journée. Le conseil municipal, cette ombre de l'ancienne commune, soigneusement épuré et sévèrement mutilé dans ses attributions par l'empire, renfermait encore néanmoins ces éléments de représentation municipale qui personnifient les cités. Ce qu'on appelait jadis le tiers état, aujourd'hui la bourgeoisie, était plus particulièrement dominant dans le conseil municipal. Les métiers, les arts, le commerce, l'industrie, le barreau, la magistrature, étaient et sont encore naturellement- portés dans cette représentation départementale et locale par les électeurs de ces différentes professions, électeurs les plus nombreux de tous dans les villes, parce que ces professions y sont plus générales. L'aristocratie des quartiers et des professions siégeait et siégera toujours dans la municipalité. L'opinion y est moyenne comme les conditions ; l'intelligence nette et vive, mais domestique et circonscrite aux intérêts, comme l'instinct des foyers bourgeois ou des ateliers du peuple. Rarement ces corps prennent l'initiative d'une opinion politique, mais le signal du péril commun est prompt à sortir de ces réunions. C'est là que se forme et que se grossit le murmure des ressentiments publics contre les persécutions qui menacent la sécurité du foyer. L'héroïsme y est muet, l'intérêt social, passionné, éloquent.

Un membre jusque-là -enthousiaste et souvent adulateur du génie de Napoléon, tant que ce génie couvrait et illustrait la France, M. Bellart, résuma tout à coup l'impression publique de terreur et de déception qui avait saisi Paris depuis que l'empereur avait fait de la France et de la capitale le champ de bataille et la proie de l'étranger. Ses victoires lui avaient paru des vertus, ses revers lui parurent des crimes.

Il s'emporta contre l'homme qui ne savait plus dompter le destin. Il proposa au conseil municipal l'initiative du premier coup porté par un corps constitué à l'empereur et à l'empire. Le préfet de Paris, M. de Chabrol, n'osa ni approuver ni résister. Homme incapable de trahir et lassé peut être de servir, il s'abstint et se démit de ses fonctions. Le conseil, abandonné ainsi à lui-même, vota et répandit la déclaration suivante, explosion de justice pour les uns, de vengeance pour les autres, d'abandon pour tous.

« HABITANTS DE PARIS !

« Vos magistrats seraient traîtres envers vous et la patrie, si, par de viles considérations personnelles, ils comprimaient plus longtemps la voix de leur conscience. Elle leur crie que vous devez tous les maux qui vous accablent à un seul homme.

« C'est lui qui, chaque année, par la conscription, décime nos familles. Qui de nous n'a perdu un fils, un frère, des parents, des amis ? Pour qui tous ces braves sont-ils morts ? Pour lui seul, et non pour le pays. Pour quelle cause ? Ils ont été immolés uniquement immolés à la démence de laisser après lui le souvenir du plus épouvantable oppresseur qui ait pesé sur l'espèce humaine.

« C'est lui qui, au lieu de quatre cent millions que la France payait sous nos bons rois pour être libre, heureuse et tranquille, nous a surchargés de plus de quinze cent millions d'impôts auxquels il menaçait d'ajouter encore.

« C'est lui qui nous a fermé les mers des deux mondes, qui a tari toutes les sources de l'industrie nationale, arraché à nos champs les cultivateurs, les ouvriers à nos manufactures.

« A lui nous devons la haine de tous les peuples, sans l'avoir méritée, puisque, comme eux, nous fûmes les malheureuses victimes bien plus que les tristes instruments de sa rage.

« N'est-ce pas lui aussi qui, violant ce que les hommes ont de plus sacré, a retenu captif le vénérable chef de la religion, et privé de ses États, par une détestable perfidie, un roi, son allié, et livré à la dévastation la nation espagnole, notre antique et toujours fidèle amie ?

« N'est-ce pas lui encore qui, ennemi de ses propres sujets, longtemps trompés par lui, après avoir tout à l'heure refusé une paix honorable dans laquelle notre malheureux pays, du moins, eût pu respirer, a fini par donner l'ordre parricide d'exposer inutilement la garde nationale pour la défense impossible de la capitale, sur laquelle il appelait ainsi toutes les vengeances de l'ennemi ?

« N'est-ce pas lui enfin qui, redoutant par-dessus tout la vérité, a chassé outrageusement, à la face de l'Europe, nos législateurs, parce qu'une fois ils ont tenté de la lui dire avec autant de ménagement que de dignité ?

« Qu'importe qu'il n'ait sacrifié qu'un petit nombre de personnes a ses haines ou bien à ses vengeances particulières, s'il a sacrifié la France, que disons-nous la France ! toute l'Europe à son ambition sans mesure ?

« Ambition ou vengeance, la cause n'est rien. Quelle que soit cette cause, voyez l'effet ; voyez ce vaste continent de l'Europe partout couvert des ossements confondus de Français et de peuples qui n'avaient rien à demander les uns aux autres, qui ne se haïssaient pas, que les distances affranchissaient des querelles, et qu'il n'a précipités dans la guerre que pour remplir la terre du bruit de son nom !

« Que nous parle-t-on de ses victoires passées ? Quel bien nous ont-elles fait, ces funestes victoires ? La haine des peuples, les larmes de nos familles, le célibat forcé de nos filles, la ruine de toutes les fortunes, le veuvage prématuré de nos femmes, le désespoir des pères et des mères, à qui, d'une nombreuse postérité, il ne reste plus la main d'un enfant pour leur fermer les yeux voilà ce que nous ont produit ces victoires ! Ce sont elles qui amènent aujourd'hui jusque dans nos murs, toujours restés vierges sous la paternelle administration de nos rois, les étrangers dont la généreuse protection commande la reconnaissance, lorsqu'il nous eût été si doux de leur offrir une alliance désintéressée.

« II n'est pas un d'entre eux qui, dans le secret de son cœur, ne le déteste comme un ennemi public, pas un qui, dans les plus intimes communications, n'ait formé le vœu de voir arriver un terme à tant de cruautés.

« Ce vœu de nos cœurs et des vôtres, nous serions les déserteurs de la cause publique, si nous tardions à l'exprimer. » L'Europe en armes nous le demande ; elle l'implore comme un bienfait envers l'humanité, comme le garant d'une paix universelle et durable.

« Parisiens, l'Europe en armes ne l'obtiendrait pas de vos magistrats, s'il n'était pas conforme à leurs devoirs.

« Mais c'est au nom de ces devoirs mêmes et des plus sacrés de tous, que nous abjurons toute obéissance envers l'usurpateur, pour retourner à nos maîtres légitimes.

« S'il y a des périls à suivre ce mouvement du cœur et de la conscience, nous les acceptons. L'histoire et la reconnaissance des Français recueilleront nos noms, elles les légueront à l'estime de la postérité.

« En conséquence,

« Le conseil général du département de la Seine, conseil municipal de Paris, spontanément réuni,

« Déclare, à l'unanimité de ses membres présents » Qu'il renonce formellement à toute obéissance envers Napoléon Bonaparte

« Exprime le vœu le plus ardent pour que le gouvernement monarchique soit rétabli dans la personne de Louis XVIII et de ses successeurs légitimes

« Arrête que la présente déclaration et la proclamation qui l'explique seront imprimées, distribuées et affichées dans Paris, notifiées à toutes les autorités restées dans Paris et dans le département, et envoyées à tous les conseils généraux des départements. »