Course de Napoléon sur
Paris. — Il traverse Troyes et. Sens. — Arrivée des armées coalisées devant
Paris. — Bataille de Paris. — Joseph ordonne à Marmont de capituler. —
Proclamation de Joseph. Fuite de Joseph, de Jérôme et du gouvernement. —
Mortier offre une suspension d'armes. — Dernière résistance de Marmont. — Il
propose une suspension d'armes. — Députation du conseil municipal près de
Marmont. — Capitulation de Marmont le 30 mars. MM. de Chabrol et Pasquier au
quartier général d'Alexandre. — Alexandre. Il reçoit une députation des
Parisiens. — Discours d'Alexandre. — Entrée des armées alliées dans Paris. —
Physionomie de Paris. — Pétition des maires de Paris à Alexandre. —
Manifestation royaliste sur le passage des souverains.
I Tandis
que Paris se résignait ainsi presque désarmé aux forces innombrables dont il
était entouré, Napoléon calculait avec anxiété les étapes et les heures qui
le séparaient de sa capitale. Il avait soixante-dix lieues à faire franchir à
une armée fatiguée de marches et de contre-marches, mais impatiente de revoir
les murs de Paris et d'y retrouver une dernière victoire. Les soldats, les
pieds déchirés par les routes et par les neiges, oubliaient leur lassitude et
leurs blessures en contemplant leur empereur marchant, tantôt à cheval,
tantôt a pied, au milieu d'eux. L'impatience fiévreuse de Napoléon passait de
ses regards dans leurs yeux. La honte de la capitale de la France menacée
pesait sur leurs âmes comme le remords de tant de gloire perdue. Ils couraient
pour devancer la vengeance du monde, Napoléon pour ressaisir l'empire. Jetant
dans les canaux ou brûlant les équipages qui l'embarrassaient, il faisait
jusqu'à vingt lieues en un jour. Parvenu à Troyes le 29 à onze heures du
soir, il dépêche de là le général comte de Girardin à Paris, pour ordonner
une défense suprême qui lui donne le temps d'arriver. Il en repart le 30, à
la tête des restes de sa garde, courant vers Pont-sur-Yonne et vers Moret. A
cinq lieues de Troyes, pendant que sa garde repose, l'énigme de son sort lui
semble impossible t supporter. Il se jette dans une légère voiture d'osier
que le hasard lui offre, et prend, accompagné de quelques officiers de son
état-major, la route de Sens. En traversant cette ville, il fait appeler les
magistrats et leur ordonne de faire préparer les rations nécessaires pour
cent cinquante mille hommes qu'il ramène, dit-il, au secours de Paris. Il
poursuit au galop, dans les ténèbres, sur la route de Fontainebleau. II Durant
cette marche rapide de Napoléon et de sa poignée de soldats vers la capitale,
Paris était abordé à portée de canon par les premiers corps de trois armées
ennemies. Le général russe Rayewski, sortant de Bondy en trois colonnes
d'attaque, gravissait les pentes de Belleville. La garde de l'empereur
Alexandre le suivait et le soutenait. Ces hauteurs de Belleville, couvertes
de groupes de maisons et de jardins, dominent la moitié orientale de Paris.
Marmont, adossé à ces jardins et a ces faubourgs, défendait avec
l'intrépidité du désespoir ce dernier boulevard de la patrie. Son artillerie,
rompant les colonnes des Russes, balayait Pantin et Romainville. L'ennemi
fléchissait de ce côté. Blücher et son armée n'étaient pas encore en vue de
Paris. Le général en chef russe Barclay de Tolly, ne le voyant pas déboucher
pour attaquer de concert cette ville d'un million d'âmes, tremblait d'être
devancé par Napoléon avant d'avoir fait sa jonction avec Blücher sous les
hauteurs de Montmartre. Le général autrichien Giülay, venant de
Fontainebleau, était également en retard. Tous ces retards pouvaient donner
des heures au retour de Napoléon. Barclay de Tolly compromit son armée
entière pour forcer Paris sans attendre les généraux Blücher et Giülay. Mais
Marmont, avec ses soldats fortifiés de quelques volontaires et animés de
l'enthousiasme que donnent les regards d'une patrie présente, couvrit de
cadavres les gradins de Belleville, refoula et contint les Russes jusqu'au
milieu du jour. Joseph, à cheval, parcourait et encourageait les
avant-postes. « Défendez-vous, je suis avec vous, » disait-il aux soldats et
aux volontaires. Mais ces paroles n'ajoutaient rien à l'élan des bataillons
français. Ils ne connaissaient pas Joseph. L'ombre de Napoléon aurait mieux
gardé Paris. Ce
prince croyait sur la foi des lettres de Napoléon que Paris n'était
qu'insulté par un corps isolé des armées alliées, et que les souverains et
les masses étaient occupés à lutter du côté de Troyes avec son frère. Un
officier français, enlevé la veille par une bande errante de Cosaques et
amené au quartier général de l'empereur de Russie, vint détromper Joseph. Cet
officier avait vu Alexandre lui-même entouré de toutes ses forces à quelque
distance de Paris. « Ce n'est pas à la nation française que je fais la
guerre, lui avait dit Alexandre, c'est à Napoléon. Il a porté le fer et le
feu dans mes États, il a brûlé mes villes ; allez dire à Paris que je veux y
entrer non en barbare, mais en ami. Son sort est dans ses mains. » Joseph, en
entendant le récit de cette entrevue, comprit que toute résistance contre de
telles forces réunies perdrait la capitale sans sauver l'empire. Cependant,
après avoir donné l'ordre de parlementer, il le retirait encore sur la foi
d'autres renseignements. A midi, l'armée de Blücher et l'armée autrichienne
débouchèrent, l'une au midi, l'autre au nord, dans les plaines de Montmartre
et de la Seine. Marmont combattait toujours, et chacune de ses irruptions du
pied des hauteurs faisait refluer l'ennemi. Mais les masses revenaient remplacer
les masses. Les batteries se rapprochaient, les obus éclataient sur la tête
de Joseph et de son état-major. Il envoie un aide de camp à Marmont pour lui
ordonner de capituler. L'impossibilité de trouver ce maréchal, lancé un des
premiers au milieu du feu, et de franchir l'espace criblé de projectiles qui
séparait les tirailleurs, retarda les parlementaires. Le bruit du canon se
rapproche. Les ennemis, dépassant à la fois Montmartre et Belleville, peuvent
entrer d'assaut dans une ville désarmée sur les ordres de ses rares
défenseurs. III Joseph
cependant voulut tromper jusqu'au dernier moment Paris, pour que la sédition
qui couvait dans les cœurs contre l'empire n'éclatât pas, du moins, sous les
pas des frères de Napoléon. Il leur adressa une proclamation dans laquelle il
présentait les cinq armées réunies des alliés comme une colonne égarée venant
de Meaux et poursuivie par l'empereur. Une fois que le despotisme s'est
condamné au mensonge, il est obligé de mentir jusqu'à sa dernière heure.
« Armons-nous, disait-il, je reste avec vous ! Défendons cette
grande ville, ses monuments, ses richesses, nos femmes, nos enfants, et que
l'ennemi trouve sa honte dans ces murs qu'il espère franchir en triomphe ! »
Les Parisiens oisifs, répandus sur leurs boulevards et dans leurs jardins
publics, lurent ces paroles. Ils y crurent un moment. « L'empereur, se
disaient-ils les uns aux autres, attaque en ce moment par derrière ces
téméraires avant-gardes de la coalition. C'est son canon que nous entendons
retentir. Ce sont ses boulets qui tombent jusque sur nos toits. Il ramène la
fortune un moment égarée. » Tels étaient les entretiens des partisans de
Napoléon, obstinés de son génie, dans l'intérieur de Paris, alors que les
hommes de cœur et de patriotisme mouraient sous les dernières décharges des
Russes sur les hauteurs de Belleville et de Ménilmontant. IV Pendant
ce moment de confiance que la proclamation de Joseph donnait à la ville, ce
prince, son frère Jérôme, le ministre de la guerre Clarke, descendant des
hauteurs de Montmartre, s'éloignaient de toute la vitesse de leurs chevaux
par les boulevards extérieurs et traversaient le bois de Boulogne pour gagner
Blois. Les hommes les plus compromis dans le gouvernement de Napoléon les
suivaient. Il ne restait plus à Paris de toute cette cour que les maréchaux
qui en défendaient les portes. L'empire n'était plus qu'un quartier général
réduit à capituler pour sauver ce grand foyer de la patrie. Mortier,
attaqué vers midi par les forces irrésistibles de deux armées, n'avait plus
de munitions pour combattre. Il allait être coupé de Marmont, enveloppé,
refoulé jusque dans les rues de Paris changées en théâtre de carnage. Il
maudissait de ses imprécations cette ombre de gouvernement qui s'enfuyait en
laissant ses derniers soutiens sans renforts, sans canons, sans poudre. Il
reçut enfin l'ordre de Joseph. Il se hâta d'écrire sur un tambour, au milieu
du feu, quelques lignes au prince de Schwartzenberg. « Prince, disait
Mortier, épargnons un sang inutile. Je vous propose une suspension d'armes de
vingt-quatre heures, pendant laquelle nous traiterons pour épargner à la
ville de Paris les horreurs d'un siège. Nous nous y défendrons autrement
jusqu'à la mort. » Le
généralissime autrichien se hâta d'accepter la proposition de Mortier. Le feu
cessa de ce côté. Marmont, quoiqu'il eût reçu enfin l'ordre de capituler,
continuait a se défendre. La confusion des mouvements, l'impossibilité de
communiquer au milieu des balles, l'élan des volontaires et des élèves de
l'École polytechnique qui servaient son artillerie jusqu'au dernier boulet,
empêchaient de s'entendre. Blücher, pendant ces derniers engagements de
Marmont, gravissait les hauteurs de Montmartre et y tournait ses batteries
contre Paris. Le maréchal, voyant la capitale sous le feu des Prussiens,
envoya le colonel Labédoyère porter des propositions semblables à celles de
Mortier au quartier général des alliés. Le cheval de Labédoyère et celui de
son trompette furent tués au moment où ils débouchaient dans la plaine. Sept
fois les officiers qui tentèrent de franchir en parlementaires l'espace entre
les deux armées roulèrent avec leurs chevaux dans la poussière. A cinq heures
du soir seulement, un aide de camp, M. de Quélen, parvint .au village de
Bondy, quartier général d'Alexandre et du roi de Prusse. Ces princes
renvoyèrent l'aide de camp avec une escorte jusqu'aux avant-postes russes à
la Villette. Là, sur la table d'un cabaret, au bruit des dernières fusillades,
une suspension d'armes de quatre heures fut signée. Alors
que M. de Quélen éteignait ainsi le feu, Marmont, animé par le combat, par.la
présence de Paris, et par le sentiment du service suprême qu'il essayait de
rendre à son empereur et à l'ami de sa jeunesse, restait le dernier dans la
grande rue de Belleville, disputant poste par poste les maisons de ce
faubourg à l'ennemi. Son épée brisée, un fusil de tirailleur à la main, son
chapeau et ses habits percés de balles, le visage noirci de la fumée du
combat, celui qu'on devait appeler le lendemain le premier des traîtres était
le dernier des héros. Il cherchait la mort comme par un pressentiment des
doubles devoirs entre lesquels il allait se trouver placé, et où sa renommée
de fidélité et de patriotisme devait s'éclipser longtemps pour son pays. La
mort lui manqua. Pendant que ses tirailleurs, embusqués dans les jardins et
dans les maisons d'un des côtés de la rue, se fusillaient par-dessus sa tête
avec les Russes déjà maîtres de l'autre côté, une poignée de grenadiers
s'élança pour envelopper et sauver son général. Ils se replièrent avec lui en
combattant, pas à pas, jusqu'à la barrière. Le bras en écharpe, une main
percée, les cadavres de cinq chevaux tués sous lui dans la journée,
attestaient assez que, s'il ne fit pas assez le lendemain pour l'empire, il
avait assez fait ce jour-là pour la gloire et pour la patrie. Sans cette
poignée de grenadiers, l'armée n'aurait rentré que le cadavre de son général
dans les murs de Paris. V Le
silence du canon apprit à la ville que l'armistice était signé. Les troupes
se replièrent au nombre de dix-sept mille hommes derrière les murs. Le peuple
des faubourgs les reçut avec des larmes de patriotisme et d'admiration. On
oubliait leur cause. On s'attendrissait sur leur héroïsme. La France pardonna
tout au courage malheureux. Napoléon lui-même, maudit et exécré quelques
semaines auparavant, aurait eu un triomphe dans sa défaite, s'il fût rentré
en un tel moment dans sa capitale. La pitié éteint la haine. Le peuple était
attendri il pardonnait. Mais l'opinion du centre de Paris ne pardonnait pas.
La France, lasse de sacrifices et de dangers pour son empereur, pensait à
elle-même. On se demandait s'il faudrait sacrifier à cet homme jusqu'aux
cendres de la capitale. Les principaux citoyens de Paris prenaient conseil de
leur intérêt, de leur fortune, du salut de leurs femmes, de leurs enfants. Le
gouvernement disparu avec Joseph, Cambacérès, Regnault de
Saint-Jean-d'Angély, les ministres, les grands courtisans de l'empereur,
l'opinion publique se soulevait. Un grand nombre d'hommes considérables parmi
la banque, le commerce, la bourgeoisie, le barreau, sortaient de leurs
demeures, s'abordaient, se concertaient, s'entendaient dans un sentiment
commun de préservation de la patrie, et commençaient à discuter à haute voix
les chances d'un arrangement avec l'Europe. Le canon ennemi avait brisé le
sceau des cœurs et des lèvres. Un murmure général se prononçait pour une paix
nécessaire à tous. Il se formait, comme dans les révolutions, un courant
presque unanime d'opinion pour répudier un homme qui n'avait su ni couvrir
les frontières, ni préserver le cœur même de la nation dans Paris. La France
devait-elle, disait-on, sa capitale en holocauste à cet insatiable génie de
la guerre ? Les alliés dans leurs proclamations, les empereurs dans leurs
paroles, à Bondy, déclaraient qu'ils ne poursuivaient la guerre que contre
l'ambition de Napoléon. La France devait-elle prendre fait et cause jusqu'au
dernier homme pour un chef qui avait usurpé son trône, dérobé toutes ses
libertés, épuisé ses veines ? Ce dévouement à la gloire d'un seul n'était-il
pas un sophisme d'abnégation, un outrage au vrai patriotisme ? Tels étaient
les entretiens des citoyens en voyant entrer les colonnes mutilées de Mortier
et de Marmont, les chars encombrés des blessés, ruisselant de sang, et les
cadavres des braves volontaires tombés sous le feu des Russes et des
Prussiens à Montmartre. VI Les
principaux de ces citoyens se pressaient à la porte du maréchal Marmont. Ils
demandaient à l'entretenir des extrémités de Paris et des périls de la nuit
prochaine. Le maréchal, désarmé, blessé, couvert de poussière et de sang, les
reçut. Son aspect redoubla l'émotion des paroles. « L'honneur et la fidélité
à l'empereur sont satisfaits, lui dirent ses amis ; l'armée est sauvée par
l'armistice qui lui donne le temps de traverser nos murs, de s'abriter
derrière Paris, de s'enfoncer vers la Loire ; mais nous, qu'allons-nous
devenir ? mais nos familles, nos vieillards, nos femmes, nos enfants, nos
foyers, nos monuments, ce peuple sans armes et sans vivres, livré à toutes
les transes de la faim dans une ville cernée par cinq cent mille hommes, quel
sera leur sort ? Voulez-vous que, dans les ténèbres de la nuit qui s'avance,
cette capitale, forcée d'assaut ou bien ouverte sans condition et sans
sauvegarde, devienne le champ de carnage ; de pillage et d'incendie des
hordes irritées du Nord ? Placerez-vous votre fidélité égoïste de soldat ou
même d'ami de votre empereur au niveau et au-dessus de vos sentiments d'homme
et de vos devoirs de citoyen ? N'avez-vous pas vous-même votre femme, vos
proches, vos amis, vos concitoyens dans ces murs ? Le hasard de la guerre
vous donne dans ce moment à vous seul le sort de Paris et de la France dans
les mains. N'est-ce pas une responsabilité terrible, mais obligée, que vous
ne pouvez décliner sans crime ? Paris, la capitale du monde civilisé, le cœur
de la nation, est-il donc à vos yeux comme un de ces champs inhabités et
incultes qu'un général abandonne ou ravage avec indifférence pour obéir au
plan de son chef ou aux nécessités d'une stratégie ? » VII Marmont,
convaincu, convenait de la nécessité d'une capitulation pour Paris, mais il
se réfugiait dans son incompétence pour prendre une résolution d'où
dépendrait le sort de l'empire. « Je ne suis ni le gouvernement, disait-il,
ni même le commandant en chef de l'armée, je ne suis qu'un lieutenant de
l'empereur, qu'un soldat de la patrie. A quels titres oserais-je stipuler en
mon nom des conditions qu'il n'appartient qu'à la patrie elle-même ou à
l'empereur de consentir ? L'empereur se rapproche, dit-on, de Fontainebleau.
Je vais lui ramener mes troupes. Il en fera ce que son génie et son autorité
jugeront utile à sa cause ou à celle du pays. » Les
citoyens répondaient : « C'est au pays d'aviser pour lui-même. Les
ministres de Napoléon ont abandonné la capitale. Laisserons-nous périr nos
foyers par un superstitieux respect pour un gouvernement qui n'a su qu'amener
sur nous la dernière ruine ? » Le conseil municipal de Paris, ce gouvernement
de famille qui se retrouve quand les gouvernements politiques disparaissent,
se joignit aux citoyens, aux banquiers, aux commerçants qui pressaient le
maréchal. Marmont flottait entre son devoir militaire et son devoir civil. En
obéissant à son empereur, il exposait Paris à une de ces catastrophes
suprêmes qui effacent une capitale du sol. En obéissant au conseil municipal
et aux justes terreurs des citoyens, il perdait son général et il dévouait
son nom. Séparé de l'armée de l'empereur par les armées étrangères, il ne
pouvait prendre ordre que de la nécessité. Il céda à son cœur. Il capitula,
il livra les portes de Paris. Il fit replier son armée sur Fontainebleau. Il
n'y eut point trahison, il n'y eut pas même faiblesse dans ce mouvement qui
substituait une capitulation à un siège. Que pouvait faire un général isolé
ayant combattu jusqu'à l'extrémité avec dix-sept mille hommes contre trois
cent mille ? Ce ne fut pas Marmont qui trahit ce jour-là Paris, ce fut Paris
qui trahit Marmont en ne se levant pas pour sa propre défense. Ce cœur de
l'empire ne battait plus que contre Napoléon. VIII La
capitulation portait que les corps d'armée, — on appelait encore ainsi ces
débris, — sortiraient le 31 mars au matin de la capitale, et que les
hostilités ne pourraient re- commencer que deux heures après l'évacuation de
Paris, c'est-à-dire à neuf heures que la garde nationale se soumettrait aux
ordres des puissances coalisées ; qu'enfin la capitale de la France était
recommandée à la générosité des alliés. La nuit
fut silencieuse et morne. Le bruit des roues des caissons et des pas des
chevaux des colonnes françaises qui se retiraient en gémissant troubla seul
le sommeil plein d'anxiété des citoyens. Mais le bruit répandu de la
capitulation rassurait les timides. Ils savaient que le préfet de Paris, M.
de Chabrol, et M. Pasquier, préfet de police, s'étaient rendus au quartier
général de l'empereur Alexandre, à Bondy, pour conférer avec les vainqueurs
et pour s'entendre d'avance avec les généraux étrangers sur l'exécution de la
capitulation. Le caractère de ces deux magistrats rassurait les citoyens. Ils
étaient de ceux qui servent avec intelligence et avec mesure les
gouvernements., mais qui ne se dévouent pas au-delà du possible et qui ne
font point de résistance à mort à la nécessité. L'un, M. de Chabrol, était un
administrateur impartial aimé de la capitale ; l'autre, M. Pasquier, d'une
antique race parlementaire, était un de ces hommes dont toutes les causes se
font un utile instrument, pourvu que ces causes servent leur grandeur et ne
déshonorent pas leur caractère. Ils avaient l'un et l'autre trop de
pressentiment de la catastrophe de l'empire pour se faire écraser sous ses
ruines. Ils rassuraient ainsi Paris par la souplesse même de leurs
convictions. On savait bien qu'ils ne s'obstineraient pas inutilement à la
constance pour une fortune qui s'écroulait. Quelques citoyens, parmi les plus
empressés de changer de maîtres, les accompagnèrent au camp des alliés pour
tâter les dispositions et pour flairer le dénouement. Caulaincourt, qui
courait depuis plusieurs nuits dans l'intérêt de son maître, arrivait à Bondy
au même moment pour ressaisir un dernier fil d'une négociation tant de fois
brisée par la défaite et par la victoire. Ces clients de l'empereur Alexandre,
venant plaider des causes si différentes, attendirent son réveil pour savoir
ce que le sort allait prononcer par sa bouche. IX L'empereur
Alexandre était étonné et attendri de sa victoire. Dicter des lois aux portes
de Paris au peuple qui avait incendié sa propre capitale, tenir dans sa main
la couronne ou l'abdication du conquérant dont il avait été l'ami et presque
l'adulateur, il y avait là de quoi enivrer une âme ordinaire ; mais Alexandre
était une grande âme. Comme les grandes âmes, il mettait sa gloire non dans
la vengeance, mais dans la générosité. Les représailles contre un peuple ou
contre un homme vaincu lui paraissaient ce qu'elles sont, une perversité du
succès. Ce prince, bien qu'il eût la souplesse de la race grecque et le
fanatisme des races du Nord, avait aussi et surtout la magnanimité grandiose
et théâtrale des races héroïques de l'Orient. Il voulait ressembler à
l'antiquité non par des ravages, mais par des vertus. Il aspirait la
civilisation, il respectait l'humanité, il adorait profondément la
Providence, dont il se croyait l'instrument pour affranchir le monde du
despotisme que Napoléon faisait peser depuis quinze ans sur l'indépendance
des peuples et sur les libertés de l'esprit humain. Jeune, beau, adoré des
yeux, portant seulement sur ses traits le reflet mélancolique d'un souvenir,
il posait avec une simplicité majestueuse devant l'opinion. Il n'était pas tant
flatté de vaincre les Français que de leur plaire. Il semblait leur demander
de lui pardonner ses triomphes. Il désirait que la France vît en lui non un
barbare, mais un admirateur, non un vainqueur, mais un libérateur et un ami.
A cette douceur de caractère, à cette grâce qui s'excuse de sa force,
l'empereur Alexandre joignait une adoration exaltée de la Providence divine.
Son cœur passionné et chevaleresque avait été encore pétri de douceur et de
tristesse par l'amour de quelques femmes adorées. La fatigue des plaisirs en
refusant de bonne heure les voluptés à ses sens, les avait remplacées dans
son âme par un platonisme pieux, cet amour sans épuisement de l'infini. Une
femme encore belle, espèce de sibylle chrétienne, madame de Krudener, était
en correspondance avec lui. Elle lui prophétisait le rôle de Constantin d'un
nouveau christianisme. Le fanatisme de l'orthodoxie grecque, les doctrines du
philosophe catholique de Maistre, qui avait longtemps habité sa cour, les
lumières de la philosophie rationaliste de la France, enfin le piétisme
illuminé de madame de Krudener, se mêlaient dans l'âme religieuse d'Alexandre
à un grand éclectisme dont le culte était vague, mais dont le dieu brûlait
dans son cœur. Tout grand rôle a besoin d'une grande inspiration. En sentant
grandir le sien, Alexandre avait grandi la sienne. Ses pensées montaient à
Dieu. Il le remerciait de lui avoir donné le triomphe. Il cherchait ardemment
dans son âme à le sanctifier devant l'Être suprême par des bienfaits a
l'humanité. X Telles
étaient les vraies dispositions de l'empereur Alexandre au moment où il se
réveillait vainqueur aux portes de Paris. Il admit les magistrats, les chefs
de la garde nationale et les citoyens à son audience. Il parut avec modestie
devant eux. Ce fut le conquérant qui' parut supplier. « Je déplore cette
guerre, leur dit-il je ne la fais point aux Français, mais à l'homme qui
abuse de leur nom et de leur sang pour opprimer l'Europe. C'est lui qui est
venu me provoquer jusqu'au fond de mon empire, ravager mes provinces, immoler
mes peuples, brûler mes villes. La justice de Dieu me ramène aujourd'hui sous
les murs dont l'agression est partie. Je ne profiterai de cette faveur de la
Providence à mes armes que pour réconcilier la France avec les nations et pour
rendre la paix au genre humain. » L'empereur
promit ensuite de protéger la capitale ; et s'adressant aux chefs de la garde
nationale, il les autorisa à conserver leur organisation et leurs armes, et a
veiller, conjointement avec ses troupes, aux foyers des citoyens. Pendant
cet entretien, M. de Nesselrode, son ministre, faisait secrètement avertir M.
de Talleyrand qu'Alexandre désirait s'entretenir avec lui, et qu'il irait
descendre dans son hôtel après l'entrée des armées alliées dans Paris. XI Rien
n'annonçait dans la physionomie de Paris la consternation d'une capitale qui
attend son vainqueur. Les boulevards, les faubourgs, les rues, étaient
couverts d'une foule immense dont les visages exprimaient plus de curiosité
que de tristesse. Tout est spectacle pour une telle ville, même sa propre humiliation.
Il faut le dire pourtant, ce qui rendait cette humiliation moins visible,
c'est le sentiment du peuple et de l'immense majorité des citoyens. Ce
n'était pas tant la France que l'empereur qui leur paraissait vaincu. Ils se
disaient avec vérité « Ce n'est pas l'ennemi qui en triomphe, c'est nous qui
le laissons tomber. S'il n'eût point poussé l'usurpation de tous nos droits
et la tyrannie de toutes nos libertés jusqu'à cet excès qui fait fléchir le
patriotisme devant la dignité d'homme, la France se levant, comme en 1792,
aurait refoulé jusque dans leurs capitales ces souverains profanateurs de
notre sol. Nous sommes envahis parce que nous le permettons, nous sommes
vaincus dans l'homme qui est notre chef ; mais, ce chef une fois hors de
cause, nous ressaisirons la victoire en retrouvant la liberté et la volonté
de combattre. » On lisait de plus sur tous les visages, on entendait dans
tous les entretiens cette curiosité passionnée de connaître quel serait le
sort définitif que la journée apporterait à la patrie. Ce pouvoir militaire
se relèverait-il dans une capitale qu'il n'avait pas pu préserver ? Quel
serait le gouvernement que sa chute allait imposer ou laisser choisir à la
France ? Ces pensées laissaient à peine aux esprits le temps de penser à la
grandeur de nos revers et à la honte de l'occupation. Les controverses des
citoyens entre eux sur les éventualités de l'avenir et sur la préférence pour
tel ou tel règne animaient Paris d'un mouvement et d'un murmure qui donnaient
une apparence de jour de fête à un spectacle et à un jour de dégradation. Le
peuple seul des quartiers populeux et des faubourgs portait sur sa
physionomie la rage de la patrie et la consternation du citoyen. Ces hommes
simples, étrangers aux débats politiques pour le choix des gouvernements,
n'ont que la patrie pour opinion. Familles d'où sortent et où rentrent nos
soldats, elles s'intéressent surtout aux luttes, aux défaites ou aux
victoires de leurs frères. Les soldats de Mortier et de Marmont, affamés,
souffrants, blessés, en passant la nuit dans ces faubourgs et en se retirant
à travers ces rues, y avaient semé une pitié ardente de leurs misères, une
haine fanatique de l'étranger, une sourde indignation contre la capitulation
qui livrait Paris à la merci des ennemis et nos dernières troupes à la
retraite. Quelques groupes de ces hommes du peuple, armés des piques que le
roi Joseph leur avait fait distribuer en petit nombre, brandissaient leurs
armes, protestaient contre la lâcheté de la ville, et lançaient des
imprécations contre les frères et contre les ministres en fuite de Napoléon.
Mais ces imprécations mouraient dans le silence et dans la résignation de la
foule. Personne ne s'armait pour la capitale, craignant de paraître s'armer
pour Napoléon. XII A dix
heures du matin, sous un soleil de printemps, à travers une foule sereine
comme si elle eût assisté à une revue de l'Europe, les armées coalisées
commencèrent a défiler dans Paris. Ces troupes, reposées de marches et de
combats depuis plusieurs jours, avaient eu le temps d'effacer de leurs
vêtements et de leurs armes les traces des marches et des batailles. Les
hommes, les chevaux, les canons, les drapeaux, éclataient de luxe militaire,
d'or et d'acier. Chacun des régiments russes, prussiens, autrichiens,
allemands, semblait sortir de ses casernes ou de ses quartiers pour passer
sous l'œil et sous l'épée de ses souverains. Deux cent cinquante mille
cavaliers, artilleurs ou fantassins se pressaient en colonnes serrées de
trente hommes de front sur toutes les avenues de l'est et du nord de Paris,
et s'engouffraient par ses portes aux sons des tambours et des musiques
militaires. Quelques
pelotons de Cosaques et de cavalerie orientale du Caucase précédaient l'armée
comme pour éclairer sa marche dans les principales avenues de la capitale. A
leur aspect, le peuple des quartiers de la Bastille s'émeut et pousse comme
en signe de défi le cri de « Vive Bonaparte » Quelques hommes armés sortent
de cette foule et se précipitent sur un aide de camp de l'empereur Alexandre
qui allait préparer son logement. « A nous, Français ! s'écrient ces hommes
désespérés l'empereur Napoléon arrive Anéantissons l'ennemi » Le peuple reste
sourd, la garde nationale s'interpose, protège le détachement, relève
quelques officiers blessés. Les têtes de colonnes paraissent bientôt sur les
boulevards. Les
contre-allées, les balcons, les toits des maisons, étaient comme autant de
gradins d'un cirque immense et silencieux contemplant ce dénouement du drame
européen de dix ans. Le grand-duc Constantin, frère de l'empereur Alexandre,
s'avançait sur un cheval sauvage et robuste des steppes à la tête de la
cavalerie russe. Ce prince, au visage tartare, au regard effaré, à la parole
brusque, au geste soldatesque, représentait la guerre barbare évoquée du fond
des déserts du Nord pour refluer sur le Midi. Mais, soumis comme un esclave
dompté et affectionné à son frère, le grand-duc Constantin imposait à ses
escadrons la discipline et l'humanité des jours de paix. XIII L'empereur
Alexandre, pendant que son frère conduisait lentement ses trente mille
cavaliers vers les Champs-Élysées par les boulevards, était allé avec tous
ses généraux rejoindre le roi de Prusse à la barrière de Paris, afin de lui
faire partager le triomphe comme ce roi avait partagé la victoire. Les maires
de Paris vinrent lui recommander la capitale. « Le
sort des armes m'a conduit jusqu'ici, leur répondit Alexandre. Votre
empereur, qui fut mon allié m'a trompé deux fois. Je suis loin de vouloir
rendre à la France les maux qu'elle m'a faits. Les Français sont mes amis, et
je veux leur prouver que je viens rendre le bien pour le mal. Napoléon est
mon seul ennemi. Je protégerai Paris, je respecterai ses citoyens, ses
monuments, je n'y ferai séjourner que des troupes d'élite, je conserverai
votre garde nationale, qui est l'élite de vos citoyens. C'est a vous seuls
d'assurer votre sort à venir. » XIV Alexandre,
dans ces paroles, indiquait assez quelle devait être la seule victime de
l'événement. Napoléon seul ennemi, il était évident qu'il devait être
sacrifié à la paix. Mais, tout en le faisant conclure, le vainqueur ne le
disait pas. Après
ces paroles, admirablement calculées pour pressentir et pour solliciter
l'opinion contre le seul obstacle à la réconciliation du monde, Alexandre et
le roi de Prusse poussèrent lentement leurs chevaux vers la porte Saint-Martin.
Un cortége épais et brillant de souverains secondaires, de princes, de
généraux, les entourait. Ils marchaient entre un régiment de Cosaques
réguliers du Don, dont l'aspect oriental étonnait les yeux, et les régiments
de leur garde. Ces troupes contrastaient par la beauté des chevaux, par la
taille des hommes du Nord, par la propreté, l'élégance et la richesse des
uniformes, des harnais, des armes, avec la cavalerie maigre et harassée, avec
les tailles courbées par la marche et avec les habits souillés de boue et de
sang de la poignée de Français héroïques que Paris avait vus la veille
traverser nuitamment ses murs. Les tambours, les trompettes, les instruments
de cuivre des musiques militaires, remplissaient les rues d'accents
belliqueux ; fanfares pour eux, tristesse pour nous. Les rues qui conduisent
des barrières au faubourg Saint-Martin paraissaient des fenêtres un fleuve
d'acier. A
l'endroit où le large faubourg débouche sur les boulevards par la porte
triomphale de Louis XIV, les colonnes, obstruées par l'immense foule de la
population de Paris, accourue de tous les quartiers, du midi et de l'ouest,
flottèrent un moment comme arrêtées par ce flux de peuple. Elles se firent
jour péniblement enfin par l'avenue qui mène aux Champs-Élysées. Jamais Paris
n'avait vu un tel océan de sabres, de baïonnettes, de canons, inonder ses
rues et ses places. Le peuple, tant de fois trompé par les bulletins de
l'empereur, qui ne lui parlaient que des victoires de ses armes et des
défaites de ses ennemis, voyait enfin de ses yeux la douloureuse vérité la
France désarmée et épuisée, l'Europe armée et inépuisable. Ce spectacle le
détachait de l'empereur. Les foules ne jugent que par leurs sens. La force
visible les entraîne du côté de la fortune. La multitude, d'abord muette et
consternée, commençait à croire à la chute accomplie de Napoléon. De ce
sentiment de sa chute à la malédiction contre sa fatale puissance, il n'y
avait qu'un signal à donner. Quelques royalistes le donnèrent. XV Lorsque
les souverains, l'empereur Alexandre, le roi de Prusse, le prince de
Schwartzenberg, les généraux, les ministres et les ambassadeurs, tous à
cheval, atteignirent la partie des boulevards sur laquelle débouchent les
plus opulents quartiers de Paris, des cris de « Vive le roi » éclatèrent sous
leurs pas dans quelques groupes. Ce cri, étouffé depuis 1791 neuf pour les
jeunes générations, étonna d'abord comme un écho d'un autre siècle. Le peuple
en soupçonnait à peine le sens. Il resta longtemps isolé. Les souverains
eux-mêmes, bien qu'ils fussent secrètement prédisposés à l'accueillir,
parurent regarder cette manifestation comme prématurée ; ils évitèrent d'y
sourire. Ils rembrunirent leur physionomie. Ils firent signe de la main à
quelques gentilshommes qui l'avaient proféré de suspendre et de réserver un
dangereux enthousiasme. Mais soit que cette recommandation muette de prudence
dans l'attitude des souverains fût sincère, soit qu'elle ne fût qu'une
provocation plus délicate et plus habile à l'expression de la volonté du
peuple, elle ne fut pas obéie. Les groupes, parmi lesquels on comptait
beaucoup d'anciens républicains, mêlés à de jeunes partisans des Bourbons,
parurent vouloir faire violence aux souverains et à leur suite pour leur
arracher un signe de consentement à leurs cris. Autour de l'empereur et du
roi de Prusse, des généraux et des ministres, craignant moins de s'engager
que leurs souverains, encourageaient visiblement du regard, du sourire et du
geste, des acclamations qui les vengeaient de l'empire. A mesure que
l'état-major des alliés pénétrait davantage dans les quartiers de la
noblesse, de la banque, des arts, du haut commerce et du luxe, ces cris
prenaient plus de masse et plus d'accent. Les rassemblements qui les
poussaient grossissaient autour des princes. Quelques jeunes gens, quelques
jeunes femmes, élevant et agitant des mouchoirs blancs dans leurs mains, les
faisaient flotter aux regards des coalisés comme un drapeau pour leur
rappeler une cause jusque-là muette. Les plus dévoués, oubliant toute
prudence personnelle et même toute dignité de peuple vaincu, se précipitaient
au poitrail des chevaux des souverains, embrassaient leurs bottes,
saisissaient leurs rênes, joignaient les mains, élevaient les yeux vers leurs
visages, et semblaient les supplier de prononcer une parole qui affranchît
leur âme du joug de l'empire et qui leur rendît les rois de leurs pères. Ils
semaient des cocardes blanches dans la foule ; ils faisaient flotter des
rubans au bout de leurs cannes. Les femmes, aux fenêtres de leurs hôtels,
répondaient à ces cris et à ces signaux par des cris et par des signaux
pareils. Elles battaient des mains aux royalistes elles s'inclinaient sur
leurs balcons au passage des souverains ; elles pavoisaient de blanc leurs
fenêtres ; elles élevaient leurs enfants dans leurs bras et propageaient, de
façade en façade, les cris multipliés de « Vivent nos libérateurs A bas le
tyran Vivent les Bourbons » Les maisons n'avaient qu'une couleur et qu'une
voix. XVI Le
peuple de ces quartiers paraissait étonné et comme indécis entre
l'humiliation de voir sa capitale au pouvoir des armées et la nouveauté du
spectacle. Napoléon était à ses yeux le grand coupable de cette invasion qui
profanait le pavé de sa ville. L'attitude calme et affectueuse des
souverains, la discipline de leurs troupes, la politesse des généraux, la
modestie des vainqueurs, la merveille de cette capitale respectée, de ces
foyers tranquilles, de ces cortèges pacifiques, de ces monuments, de ces magasins
restés ouverts sans qu'une main osât attenter aux richesses dont ils étaient
remplis, cette garde nationale armée formant la haie à ce torrent des hordes
du Nord, cette police, cette sûreté, ces visages tranquilles, ces signes de
joie, ces bannières de fête au sein d'une ville longtemps menacée,
aujourd'hui occupée plutôt que conquise, faisaient passer le peuple de la
consternation à la reconnaissance, et à l'enthousiasme de sa sécurité dans
cet ébranlement de son imagination et de ses sens. La moindre impulsion
devait le pousser aux partis les plus inattendus la veille. Sans savoir en
réalité ce que signifiaient ces signes, ces drapeaux, ces cris du royalisme,
il s'y associa mollement, aveuglément et comme par complaisance envers je ne
sais quel inconnu qu'on lui présentait pour solution à ses incertitudes..
Cependant ce mouvement royaliste, conçu dans quelques châteaux et dans
quelques hôtels, tenté le matin seulement par quelques jeunes gens et par
quelques vieillards de l'ancienne noblesse, favorisé par quelques hommes de
lettres, consenti et encouragé par quelques ambitieux pressés de déserter
l'empire et de présenter des services à de nouveaux règnes, ne se
communiquait pas sans murmure et sans résistance dans le peuple. Les uns
rougissaient de produire leur haine réelle et profonde contre l'empire comme
un hommage honteux et commandé à leurs vainqueurs. Les autres trouvaient que
de telles manifestations étaient irréfléchies, imprudentes, et seraient
peut-être, le lendemain, des tables de proscription contre Paris. Le plus
grand nombre ignoraient complétement de qui et de quoi les royalistes
s'enthousiasmaient sous leurs yeux. Enfants sous la République, jeunes sous
le Consulat, hommes sous l'Empire, ils ne connaissaient de l'histoire de leur
pays que la Révolution, les conquêtes et les revers de l'empereur. Les amis
de la famille absente des Bourbons ne parvinrent qu'à peine, et par une sorte
de surprise à l'opinion, à présenter aux yeux de l'empereur de Russie une
apparence de vœu national en faveur de la restauration. Une seule chose était
sincère et profonde dans le peuple réfléchi la lassitude de la guerre. XVII Le défilé de leurs armées dura une partie du jour. L'empereur de Russie et le roi de Prusse, constamment cernés et obsédés par une poignée de royalistes, étaient passés à la fin de la réserve et de l'indécision à l'entraînement. Ils avaient eu de rapides entretiens et de soudains colloques avec les hommes les plus rapprochés d'eux. Ils semblaient s'être pénétrés de l'opinion qui les enveloppait. Cette opinion et ces souvenirs étaient représentés par des hommes qui portaient les plus beaux noms de la monarchie ou les plus hautes renommées dans les lettres les Montmorency, les Lévis, les d'Hautefort, les Choiseul, les Kergorlay, les Chateaubriand, les Fitz-James, les Adhémar, les Noailles, les Boisgelin, les Talleyrand de Périgord, les Juigné, les Virieu. Ces hommes suppléaient au nombre par l'énergie et l'audace de leur fanatisme pour leur cause. Leur attachement aux souverains de l'ancienne race des Bourbons était un culte plus qu'une simple préférence. C'était moins leur puissance que leur histoire qu'ils voulaient reconquérir avec les rois de leur passé. Le matin, avant que la présence des troupes étrangères leur assurât le patronage des coalisés, ils avaient témérairement risqué leur vie en se groupant à pied ou à cheval sur la place de la Concorde, et en arborant seuls une cocarde que le peuple pouvait prendre pour un signe de trahison et punir de mort. Mais, emportés par l'impatience et sachant qu'il faut aux révolutions un dévouement qui ne regarde pas derrière soi, ils avaient joué leur vie pour leur souvenir. Massacrés par le peuple ou par Napoléon s'ils échouaient, ils n'avaient de salut que dans la complicité de l'empereur Alexandre. Il fallait l'arracher, ils allaient l'obtenir. |