HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME PREMIER

 

LIVRE TROISIÈME.

 

 

Demande de suspension d'armes par les alliés. — Conférences de Lusigny. — Prise de Soissons par les alliés. — Blücher réunit tous ses corps d'armée. — Il marche sur Troyes vers Schwartzenberg. — Rencontre de Napoléon et de Blücher. — Combat de Méry-sur-Seine. — Blücher abandonne la vallée de la Seine et s'élance sur Paris par la vallée de la Marne. — Mortier et Marmont se replient sur Paris. — Soissons repris par Mortier. — Napoléon quitte Schwartzenberg et court sur Blücher. — Il l'atteint à la Ferté-sous-Jouarre. — Blücher passe la Marne poursuivi par Napoléon. — Blücher, cerné par l'empereur, — Mortier et Marmont, s'échappe par Soissons, abandonne l'Aisne et se retire sur Laon. — Napoléon franchit l'Aisne à Béry-au-Bac, et rencontre à Craonne les corps russes et prussiens qui viennent couvrir Blücher. — Bataille de Craonne. — Bataille de Laon. — Halte de Napoléon à Reims. — Schwartzenberg marche sur Paris et s'avance jusqu'à Provins. — Tactique de l'empereur. — Il retourne à Troyes pour agir sur les derrières de l'ennemi. Panique des alliés. — Schwartzenberg recule jusqu'à Troyes et Dijon. — Bataille d'Arcis- sur-Aube. — Nouveau plan de campagne de l'empereur. — Décret de levée en masse. — Lassitude de la France. — Marche de Napoléon vers Saint-Dizier. — Traité de Chaumont. — Concentration des armées alliées à Châlons. — Leurs hésitations. — Elles marchent sur Paris. — Situation de Paris et de la France. — Fuite de Marie-Louise.

 

I

L'ennemi s'écartait partout a marches forcées de Troyes, devenu le quartier général de Napoléon. On ne savait jusqu'où l'entraînerait la panique dont il était saisi à l'approche et au nom de l'empereur. Napoléon, après quelque repos, cherchait, sans vouloir le poursuivre à outrance, à le frapper sur ses dernières colonnes égarées, et à l'intimider assez pour que la terreur tînt sa place pendant qu'il retournerait une troisième fois sur l'armée de Blücher.

Ayant fait halte pour la nuit, le 17, a Nangis, dans la chaumière d'un charron, il reçut en parlementaire le prince de Lichtenstein, envoyé par le généralissime le prince de Schwartzenberg, pour demander une suspension d'armes, dans l'intention, disait le prince de Lichtenstein, de donner du temps à de sérieuses négociations de paix. Napoléon, affectant plus de confiance dans le résultat de ses victoires qu'il n'en avait peut-être au fond de sa pensée, se plaignit des encouragements donnés aux partisans des Bourbons contre lui. « Est-ce donc une guerre au trône, dit-il, au lieu d'une guerre au conquérant qu'on prétend me faire ? Le comte d'Artois est à Vesoul au milieu de vos troupes, et on le tolère ! Le duc d'Angoulême est au quartier général de lord Wellington, et on lui laisse adresser de là des proclamations au midi de l'empire et à mes propres soldats ! Dois-je croire mon beau-père l'empereur François assez aveugle ou assez dénaturé pour conspirer le détrônement de sa propre fille et le déshéritement de son petit-fils ? »

Le prince rassura l'empereur, dissipa ses doutes, jura que le séjour de quelques princes de la maison de Bourbon parmi les armées de l'Europe n'était qu'une tolérance, tout au plus une possibilité utile de diversion entre ennemis qui se combattent ; mais les alliés, ajouta-t-il, ne voulaient que la paix, non l'empire. Napoléon refusa de s'expliquer avant d'avoir pris conseil de la nuit. De nouveaux courriers pouvaient lui apporter à toute heure de nouveaux droits à être exigeant. Il s'endormit sur ce refus.

 

II

Rien ne survint dans la nuit qu'un second aide de camp de Schwartzenberg, apportant une demande plus précise d'ouvrir dés conférences pour un armistice précurseur de paix. Napoléon en fixa le siège au village de Lusigny entre Vandœuvre et Troyes. Un de ses plus brillants officiers, M. de Flahaut, y fut envoyé par lui. M. de Flahaut y trouva trois généraux des alliés chargés de s'entendre avec lui sur les préliminaires d'un armistice. C'était le général Duca pour l'Autriche, le général Schouwalof pour la Russie, le général Rauch pour la Prusse. Pendant que ces généraux discutaient les bases d'une suspension d'hostilités et les zones de la France sur lesquelles elle devrait s'étendre, Napoléon, plus confiant dans un succès que dans une négociation, reformait ses colonnes d'attaque pour achever la déroute de la grande armée autrichienne. Il avait commencé ses premières marches.

Un bruit de désastre rappela son attention et ses pas derrière lui. Ce bruit venait de l'armée de Blücher. Les généraux York et Saken, coupés des corps d'armée du général en chef prussien par les batailles de Montmirail et de Vauchamp, s'étaient précipités au nombre de quarante ou cinquante mille hommes dans les plaines ouvertes devant eux, poursuivis par Mortier détaché seulement avec quelques milliers d'hommes. Mais la victoire augmentait leur nombre. Ils suffisaient pour disperser un débris d'armée vaincue, égarée sur un sol ennemi. Ces débris cherchaient à passer l'Aisne à Soissons pour se réfugier vers le Nord et se renouer à l'armée de Belgique. Ils arrivèrent sous les murs de Soissons en même temps que le général Woronsof, commandant de l'armée d'invasion du Nord, y arrivait par une autre route. Le général Rusca, en essayant de défendre Soissons, fut tué sur la brèche. Les deux armées de Saken et de Woronsof firent leur jonction dans la ville conquise. Fortifiées par cette jonction, elles reprirent courage et se replièrent sur Châlons pour rejoindre l'armée refoulée de Blücher, leur général en chef. Blücher ainsi recruté reprit, avec soixante mille hommes, sa route deux fois interrompue vers Troyes pour voler au secours de Schwartzenberg. Il rencontra Napoléon à Méry-sur-Seine. Un choc terrible signala ce confluent de deux armées qui ne s'attendaient pas à se rencontrer. La ville de Méry-sur-Seine s'écroula sous les boulets et s'incendia sous les obus des deux corps d'armée. Elle resta comme une ruine du désert avec ses murailles noircies et ses maisons fumantes sur les bords de son fleuve.

Blücher, repoussé une troisième fois par ce choc inattendu, fléchit, renonça à sa jonction avec les Autrichiens, reprit la vallée de la Marne, et s'élança sur Paris pour rappeler Napoléon de ce côté à la défense de sa capitale.

Mortier et Marmont, avec deux faibles corps de sept mille hommes chacun, égarés entre Paris et la Marne, se repliaient lentement sur Paris. Ils n'avaient pas d'autre but que de disputer des jours et de faire du temps aux grandes manœuvres de l'empereur.

 

III

A ce bruit, Napoléon, tremblant pour sa capitale et pour son gouvernement, abandonne les Autrichiens à eux-mêmes, traverse avec ses colonnes reposées tout l'espace compris entre Troyes et Sézanne, et se prépare à frapper de nouveau par derrière Blücher aux environs de Meaux, pendant que Mortier et Marmont l'attaqueront de front. Déjà reparti de Sézanne, il touchait à la Ferté-sous-Jouarre, position ou Blücher était arrêté par Marmont et Mortier. L'armée prussienne anéantie allait être le trophée de cette course. Délivré d'elle, Napoléon était sûr de triompher facilement des Autrichiens. Son armée partageait son espérance. L'enthousiasme pressait ses pas. La Marne allait dans quelques heures engloutir les débris de Blücher et des Russes. Mais ce général, pressentant la pensée de Napoléon et voulant l'entraîner sur sa trace pour l'éloigner de Schwartzenberg, avait forcé le passage de la Marne et brûlé les ponts avant que Napoléon eût pu l'atteindre. L'empereur, du haut des falaises qui descendent vers la rivière, vit l'armée prussienne défiler en sûreté sur la rive opposée, dirigeant ses longues colonnes du côté du Nord.

 

IV

Un doute terrible saisit Napoléon. Laissera-t-il Blücher contourner Paris a la tête d'une armée intacte et porter la terreur dans sa capitale ? ou perdra-t-il des pas et des jours à le suivre en laissant à Schwartzenberg le temps de revenir en masse et sans ennemi sur Fontainebleau ? Paris lui semble encore une fois le cœur de l'empire à couvrir. Il se décide à passer la Marne sur les pas de Blücher. Mais il perd deux jours à rétablir les ponts et à transporter son armée sur l'autre rive.

Là, cherchant sur la carte un point intermédiaire entre Soissons et Reims, il marque du doigt Fismes. Il y arrive le 4 mars au point du jour. Cette marche plaçait Blücher entre Napoléon d'un côté, Marmont et Mortier de l'autre, Soissons et l'Aisne en avant. Soissons avait été reconquis par Mortier et gardait les ponts de l'Aisne. Blücher était prisonnier. Napoléon ne croyait plus avoir qu'à lui dicter sa capitulation.

 

V

Mais la guerre a des hasards qui déconcertent les plans les mieux réfléchis. L'insuffisance ou l'hésitation de la faible garnison de Soissons avait fait ouvrir les portes de cette ville aux Prussiens du Nord, au moment même où une résistance de quelques heures donnait à l'empereur et à ses lieutenants toute une armée captive dans leurs mains. Blücher retrouve dans Soissons l'armée de Witzingerode et de Bulan, qui l'accueillent et portent ses forces à cent mille combattants. Mais il redoute tellement un quatrième choc avec l'empereur, qu'il s'éloigne de nouveau de l'Aisne et s'enfonce à grandes marches vers Laon.

Autre doute pour Napoléon. Doit-il rétrograder ou poursuivre ? L'élan l'entraîne, il poursuit. Il franchit l'Aisne à Béry-au-Bac. Le 7 mars, il rencontre à Craonne les corps russes et prussiens qui marchaient de Soissons pour couvrir Blücher après l'avoir sauvé. Napoléon les aborde à la baïonnette sur les hauteurs de Craonne hérissées de batteries. Les Russes meurent sur leurs pièces, ils emportent des rangs entiers de nos soldats. Mais ils cèdent aux assauts répétés de Napoléon et fuient en désordre vers Laon. Blücher y était déjà, fatigué, blessé, étonné d'une si infatigable poursuite. L'empereur, qui ne l'avait pas laissé respirer, allait l'atteindre. L'armée prussienne était dans un de ces moments de découragement que donnent les retraites après les défaites. La renommée de Napoléon pesait sur Blücher et sur ses soldats. Tout présageait l'anéantissement de ces trois armées dont les tronçons ne se rejoignaient que sous le canon de leur vainqueur.

 

VI

Mais une quatrième armée arrivait à Blücher à l'instant où Napoléon se montrait devant lui. C'était celle du roi de Suède, Bernadotte, ce Murat du Nord, à qui la famille des rois dans laquelle il était entré faisait oublier sa patrie. Il ne la commandait pas en personne. Les conseils et ses contingents combattaient pour lui. Son épée respectait le sang de ses compatriotes.

Napoléon, témoin de cette jonction du corps de Bernadotte avec les deux armées de Blücher et avec celle de Witzingerode, n'hésite pas cependant à aborder ces cent mille hommes avec moins de trente mille combattants harassés de marches, infatigables au cœur. Il lance le maréchal Ney et le général Gourgaud, deux hommes entraînants, sur un défilé cerné de marais qui abritait l'armée de Blücher. Les troupes qui les défendent sont écrasées. La nuit seule ajourne la bataille.

Elle s'engage au point du jour. Aux premiers coups de canon, une nouvelle accablante tombe sur le cœur de Napoléon sans l'abattre. Marmont, surpris la veille par des forces disproportionnées à sa faiblesse, a perdu trois mille hommes et quarante pièces d'artillerie. L'empereur, consterné, cache sa perte et aborde résolument les cent mille ennemis étagés sous les murs de Laon. En vain ses bataillons escaladent ces gradins de feu à sa voix ; ils les redescendent en lambeaux. L'armée française s'use et 'se fond contre ces masses que la disposition des lieux rend inaccessibles et que les batteries couvrent de leurs projectiles. C'est l'écueil de Napoléon. Il recule devant l'impossible. Il rallie son armée mutilée et se retire, sans être poursuivi, du côté de Reims, égaré dans son propre empire et y cherchant presque en vain une ville ouverte aux pas de son armée. Le général russe Saint-Priest, Français d'une famille illustre, resté au service de Russie après l'émigration, occupait Reims. Il y périt en disputant l'entrée de cette ville aux Français. Quatre mille Russes y périrent avec lui, laissant des canons et des drapeaux à Napoléon, dernier et stérile trophée d'un reste de lutte.

L'empereur, rentré dans Reims, y séjourna trois jours pour réorganiser ses corps affaiblis. De quelque côté qu'il portât ses regards, il ne voyait de route libre que la route qu'il s'ouvrirait à travers cinq armées. Les dépêches lui arrivaient à peine. Il était réduit aux conjectures. Il errait à tâtons dans ses provinces, se heurtant à chaque pas contre un nouvel ennemi. Conséquence déplorable et fatale du défaut de résolution et de concentration au commencement de la campagne. Son héroïsme même tournait ainsi contre lui. Nul génie et nulle ressource ne suppléent le sens général d'une situation. La guerre offensive dans une guerre essentiellement défensive l'usait, l'égarait, le détrônait.

 

VII

Pendant ces huit jours perdus dans la poursuite inutile des corps russes et prussiens de Blücher, les Autrichiens, rassurés par l'éloignement de Napoléon, avaient reflué en masse irrésistible vers Troyes, et de là vers Paris. Oudinot et Macdonald n'avaient, comme Marmont et Mortier, que des armées d'avant-postes à opposer à deux cent mille hommes. Le 16 mars, l'avant-garde autrichienne était à Provins. Une journée de marche la portait sous les hauteurs de Montmartre. Un courrier apporta ces nouvelles à l'empereur. Il n'était plus temps de couvrir sa capitale. Il se fia à la défense de ses barrières par une ville d'un million d'âmes, et reprit la route de Troyes pour rappeler Schwartzenberg en arrière par le sentiment d'une armée française, commandée par l'empereur, entre sa base d'opération et lui.

Ce sentiment avait agi sur Schwartzenberg plus fortement et plus rapidement que Napoléon ne l'avait présumé. Aux premières nouvelles du retour de l'empereur en Champagne, l'armée autrichienne, comme saisie d'épouvante devant un seul nom, avait reculé par toutes les routes des murs de Paris jusqu'à Troyes et à Dijon. L'empereur d'Autriche, tremblant d'être cerné même au cœur de ses troupes, s'était réfugié à Dijon. Alexandre et le roi de Prusse avaient dépassé Troyes. Ces souverains, grossissant le danger par le souvenir de tant d'anciennes défaites et redoutant un piège dans le cœur de la France cédée si facilement à leurs pas, se concertaient pour envoyer à leurs plénipotentiaires du congrès de Châtillon des instructions avides de paix. L'empereur, s'il eût connu a temps ces terreurs, pouvait signer un accommodement européen au moment ou son propre empire manquait sous lui. JI l'ignora. Épouvanté de son côté des masses qui revenaient sur lui, il s'enfonça vers Arcis-sur-Aube. Il y rencontra, sans le soupçonner, l'armée de Schwartzenberg. Une bataille acharnée s'engagea, à l'insu des deux généraux, entre les Autrichiens et les Français. Napoléon y combattit comme au hasard, sans autre plan que la nécessité de combattre et la volonté de mourir ou de vaincre. Il y renouvela les miracles de sang-froid et d'élan des ponts de Lodi et de Rivoli. Les jeunes soldats rougirent d'abandonner un chef qui se prodiguait ainsi lui-même. On le vit plusieurs fois lancer son cheval au galop sur les canons ennemis et reparaître, comme inaccessible à la mort, après les fumées des décharges. Un obus enflammé étant tombé devant un de ses jeunes bataillons qui s'intimidait et qui flottait en attendant l'explosion, Napoléon, pour les rassurer, pousse son cheval vers le projectile, lui fait flairer la mèche, attend impassible que l'obus éclate, roule foudroyé dans la poussière avec son cheval mutilé, et, se relevant sans blessures aux applaudissements des soldats, demande avec calme un autre cheval et continue à braver la mitraille et à voler aux coups. Sa garde arrive enfin et rétablit le combat.

 

VIII

La nuit et les masses croissantes de Schwartzenberg forcent l'empereur à se renfermer dans la ville et à la créneler pour défendre son noyau d'armée. Il contint cent cinquante mille hommes pendant cette nuit. Il profita des ténèbres pour faire construire plusieurs ponts de retraite sur l'Aube. Dans l'impuissance de briser ces masses autrichiennes qui lui fermaient le retour sur Paris, le conseil du désespoir lui inspira tardivement l'idée qui l'aurait rendu invincible, s'il l'avait adoptée à temps. Il résolut d'abandonner Paris et le cœur de la France à son sort, de se jeter sur la Lorraine, sur la Meuse, sur le Rhin, de rallier, en les débloquant, les garnisons de Metz, de Verdun, de Mayence, de soulever enfin les départements d'outre-Rhin, qu'on lui disait si dévoués à son sceptre. Il espérait rentrer avec cent mille hommes sur le sol français, se jeter comme un lion à travers les colonnes de l'armée d'invasion, les rompre, les disperser, les frapper en détail, les emprisonner épars entre le Rhin et la Loire, soulever sous leurs pas ses grandes villes, ses campagnes, et donner au monde le spectacle d'un million d'hommes dévorés par la terre qu'ils avaient imprudemment foulée. C'était un rêve héroïque encore, mais c'était un rêve. Pour une campagne pareille, il fallait une nation neuve et non usée par la tyrannie et affaissée par la lassitude. Les Vendées ne se font pas avec des soldats, mais avec des citoyens, des enfants, des vieillards, des femmes, décidés à mourir, et pour qui les défaites mêmes sont des martyres. Les lettres de Jérôme sur l'esprit de paix, la langueur de l'opinion, la désertion dans les dépôts, l'immobilité de la France entière sous les pas de l'invasion, la résignation, la mollesse, les murmures même de ses maréchaux et de ses plus fidèles lieutenants, disaient assez à Napoléon que la patrie ne se réveillerait plus qu'à la voix de la liberté. Le général expiait les fautes du despote. Sa garde le suivait et mourait pour lui, mais elle le suivait par esprit de corps et par souvenir de leur gloire commune plus que par espérance. C'étaient les martyrs de l'honneur militaire. Ils suivaient jusqu'à la mort, non la cause, mais le chef et le drapeau.

 

IX

Le reste du peuple regardait et gémissait. Napoléon avait en vain décrété des levées en masse, l'armement des gardes civiques, l'insurrection des foyers, le tocsin sonné, les routes coupées, la fusillade courant sur les flancs de l'ennemi. Partout où son canon ne retentissait pas, la France était muette. Tout se bornait à deux ou trois corps de partisans recrutés dans la Bourgogne par trois gentilshommes, intrépides aventuriers de guerre, le comte Gustave de Damas dans les montagnes qui séparent la Loire de la Saône, M. de Moncroc à Mâcon et à Châlons, le comte de Forbin-Janson dans l'Autunois. Chacun de ces corps était composé à peine de quelques centaines d'hommes qui harcelaient l'ennemi sur ses flancs, et qui s'évanouissaient après de courtes expéditions. Aux abords des villages et au moment où les Autrichiens se retiraient, quelques paysans faisaient feu du bord des bois sur les traînards. Là se bornait toute l'insurrection nationale décrétée par Napoléon. Son nom était l'obstacle à l'insurrection. La masse du peuple était si lasse de sa servitude qu'elle craignait le retour de sa puissance presque autant qu'elle détestait l'invasion. Mais la nation, sourde a la voix du chef, s'émouvait et s'attendrissait pour les soldats. Chaque coup de feu de l'ennemi lui retentissait au cœur. C'était un de ses enfants qui tombait. Napoléon croyait réveiller le peuple de cette inertie par un coup d'éclat sur le revers des armées ennemies. Il marchait vers la Meuse, il arrivait le 23 mars à Saint-Dizier. Là, un rayon de paix vint encore lé rappeler à la politique.

 

X

Caulaincourt était tiraillé au congrès de Châtillon entre les instructions contradictoires de l'empereur et les exigences des alliés, qui s'endurcissaient ou qui se détendaient avec les vicissitudes de la campagne. Il accourait donner à son maître un suprême conseil de résignation ; il ne voyait plus de salut pour lui que dans une prompte amputation de l'ancien empire pour conserver au moins le trône et la France. Les conférences militaires de Lusigny n'avaient été qu'un entretien de quelques heures entre M. de Flahaut et les généraux alliés. Les puissances dont les plénipotentiaires étaient à Châtillon, après avoir fléchi quelques semaines avec leurs armées, venaient de signer entre elles à Chaumont une coalition plus irrévocable contre l'empereur, s'engageant solidairement à ne déposer les armes qu'après que le conquérant du continent serait rentré dans les limites que la France avait franchies en 1792. L'Angleterre prenait à sa solde dans ce traité cinq cent mille hommes des souverains du Nord. Caulaincourt lui apprenait cet ultimatum des puissances. Les généraux et les ministres qui entouraient l’empereur échangèrent entre eux et Caulaincourt ces mots désespérés et amers qui préludent au désespoir des causes perdues. Le succès couvre les fautes aux yeux des courtisans, les revers continus les dévoilent. La responsabilité de la chute commune remonte d'abord en murmures sourds, puis en reproches ouverts, jusqu'à celui à qui ils doivent tout. Ils l'accusent de n'être plus assez heureux pour soutenir leur propre fortune. L'ingratitude prend alors l'accent de la pitié. Quand on commence à plaindre tout haut l'homme qui s'écroule, on n'est pas loin de l'abandonner.

 

XI

Tel était l'esprit qui régnait aux bivouacs de Napoléon lorsque Caulaincourt y arriva. Lui-même était devenu, malgré sa fidélité, un confident pénible à l'empereur. Il connaissait ses hésitations, il l'accusait tout bas non de ses-revers, mais de son obstination à l'espérance. Il y avait longtemps que Caulaincourt n'espérait plus. Le nom des Bourbons, quoiqu'il n'eût jamais été prononcé par les puissances, était déjà dans les entretiens intimes des négociateurs. Ce nom était l'arrière-pensée de l'Europe, si Napoléon s'obstinait à tout conserver ou à perdre tout. Son négociateur le conjurait de pactiser avec la nécessité. Mais Napoléon, enivré du nouveau plan qu'il venait de concevoir, et voyant déjà accompli ce retour victorieux qu'il courait chercher au-delà du Rhin, à la tête de ses garnisons délivrées, sourit de pitié a Caulaincourt, et lui dit avec l'accent prophétique dont il avait pris l'habitude dans son commerce avec la fatalité « Rassurez-vous, je suis plus près de Munich que les alliés ne sont près de Paris. »

 

XII

Au moment même où Napoléon, incrédule à l'adversité, prononçait ces paroles, les armées ennemies de Schwarzenberg et de Blücher, refoulées de Paris, comme nous l'avons vu, par la marche de l'empereur sur Troyes, se concentraient en masses innombrables dans les plaines de Châlons pour résister au choc qu'elles redoutaient de lui sur le revers de la coalition. Napoléon les croyait aux environs de sa capitale. La présence si rapprochée de ces masses à Châlons fit hésiter Napoléon sur l'exécution du nouveau plan qu'il commençait à appliquer. Il craignit que ce poids concentré ne pesât sur ses derrières. Il médita, il flotta, il chancela six jours entre l'instinct qui le ramenait vers sa capitale et la témérité qui l'entraînait vers le Rhin et la Meuse. Pendant ces jours d'incertitude, les alliés hésitaient eux-mêmes à Châlons. L'avis des généraux les plus consommés et les plus timides était de tout craindre d'un homme tel que Napoléon, de se replier ensemble et en nombre invincible sur leur base d'opération, de préserver l'Allemagne d'une visite de l'empereur, qui les couperait de leurs renforts dans un pays insurgé sous leurs pas. L'avis des généraux français transfuges dans le camp des Russes, la résolution de l'empereur Alexandre lui-même, jeune, ardent, aventureux, ayant Moscou à venger, était de se précipiter sur Paris, de saisir le cœur, de remuer l'opinion, de sourire à la liberté, de faire espérer les amis des Bourbons, et de laisser l'empereur, coupé lui-même de son peuple, se fondre dans son isolement et dans son agitation. Les penchants de l'Angleterre, les insinuations des partisans d'une restauration en France les ressentiments des cours, les haines personnelles de quelques diplomates suivant le quartier général, la cause commune entre les princes des anciennes races contre la race de l'épée, enfin les manœuvres sourdes encore, mais habiles et actives, de quelques royalistes de l'intérieur, qui assiégeaient le bivouac des empereurs, décidèrent ce parti. Le 25, les armées réunies remontèrent vers Paris par les routes qui suivent la vallée de la Marne.

 

XIII

Napoléon, entraîné, dit-on, par ses lieutenants, au lieu de poursuivre sa route vers Nancy, suivit de nouveau les alliés pour leur couper la route de Paris. Il avait perdu ainsi huit jours, c'est-à-dire pour lui le temps de cinq victoires, à accomplir la moitié d'un plan, et il allait en perdre sept ou huit à revenir sur ses pas. Il n'avait dans cette campagne de résolution que contre ses résolutions précédentes. Son caractère manquait évidemment ici à son génie. Ses lieutenants les plus dévoués l'entrevoyaient et commençaient à abuser de sa facilité à changer de résolutions. Il leur convenait mieux de se rapprocher de Paris pour capituler en sauvant leurs familles, leurs dignités et leur fortune, que de s'enfoncer avec leur chef dans les aventures d'une campagne errante au-delà de la Meuse et du Rhin. Ils désiraient la fin de cette lutte sans espoir. Ils étaient las non de combattre, mais de décliner. L'esprit du pays finit toujours par pénétrer dans l'armée.

 

XIV

La concentration des armées ennemies dans les plaines de Châlons les avait assez éloignées de Paris pour que Napoléon, plus éloigné qu'elles de quatre marches, pût en doublant le pas arriver presque en même temps que leurs têtes de colonnes aux barrières de sa capitale. En supposant même des retards et des engagements, il suffisait que les Parisiens défendissent deux jours leurs portes. L'empereur envoyait courrier sur courrier à son frère Joseph pour le conjurer de relever l'esprit de Paris, d'armer le peuple et la jeunesse des écoles, et de demander cet effort suprême de deux jours à une population de tant de milliers d'âmes. « A ce prix, disait-il, tout serait sauvé. Je vais manœuvrer ; répétait-il, de manière à ce qu'il est possible que vous soyez plusieurs jours sans avoir de mes nouvelles. Si l'ennemi s'élançait sur Paris avec des forces telles que toute résistance fût impossible, faites partir dans la direction de la Loire la régente, mon fils, les grands dignitaires, les ministres, les grands officiers de la couronne et le trésor. Ne quittez pas mon fils, et rappelez-vous que je préférerais le voir dans la Seine que dans les mains des ennemis de la France. Le sort d'Astyanax prisonnier des Grecs m'a toujours paru le sort le plus malheureux de l'histoire. »

Ainsi son malheur s'élevait déjà dans sa pensée à la hauteur des grandes adversités épiques d'Homère et de Virgile. La poésie, comme la religion, dans I.es âmes vaincues, entrait dans sa vie par l'adversité.

 

XV

Ce qu'il avait prévu se vérifiait à Paris plus tôt même qu'il ne l'avait cru possible. Marmont et Mortier, usés par des retraites sur le vide et par des combats continus d'avant-garde, erraient aux alentours de Paris. Partout où leurs bataillons décimés laissaient un vide, les Cosaques, ces hardis maraudeurs du désert, se précipitaient sur nos villages et refoulaient par la terreur de leurs lances et de leurs pillages les habitants effrayés jusqu'à Paris. On ne savait plus rien de l'empereur. La ville retentissait de bruits sinistres. Les places, les boulevards, les Champs-Élysées, les cours des maisons, étaient remplis de fugitifs des campagnes, de voitures chargées de meubles ou de vins dérobés aux dévastations de la guerre, de bestiaux abrités par les paysans dans l'enceinte de la capitale. Le Midi semblait prêt à se détacher de l'empire et à proclamer un gouvernement inconnu. Lyon, un moment défendu par Augereau à la tête de dix-sept mille hommes et de quelques renforts de cavalerie rentrés d'Espagne, succombait sous le reflux de l'armée de Bianchi. Le cours de la Saône était occupé et délivré tour à tour par ce maréchal, mais la capitulation de Lyon le rejetait sans utilité pour Paris vers les montagnes du Jura. Les provinces de la Loire seules étaient libres. Mais derrière ces provinces, l'ouest de la France pouvait d'un jour à l'autre répondre aux mouvements royalistes couvés à Bordeaux par une insurrection qui aurait pressé Paris entre deux guerres. Joseph et ses frères Louis et Jérôme sentirent la responsabilité qui pesait sur eux. Ils répondaient de l'impératrice et de son fils à leur frère et à la dynastie de Napoléon. En supposant que Napoléon lui-même fût contraint à capituler, à abdiquer ou à mourir, la régence et la transmission du trône napoléonien 'au roi de Rome étaient un dernier asile pour leur fortune. Chassés de Madrid, de la Hollande, de la Westphalie, ces rois d'un jour resteraient du moins des princes du sang impérial à Paris. Ils convoquèrent un conseil suprême. Ils y appelèrent Cambacérès, les ministres, les présidents du Conseil d'État, les grands dignitaires de l'empire les plus identifiés avec le nouveau régime, les membres les plus compromis du Sénat. Joseph lut la lettre de l'empereur qui lui ordonnait de sauver sa femme et son fils. L'impératrice elle-même assistait muette et tremblante à ce conseil ou ses beaux-frères allaient décider de sa destinée. Les avis furent partagés.

Boulay (de la Meurthe), accoutumé aux drames révolutionnaires, connaissait par expérience la mobilité du peuple et la puissance d'un enthousiasme. Il savait que le bruit de la fuite de cette princesse, en attestant le désespoir de sa cause, ferait écrouler l'empire sur ses traces. Cet avis héroïque rappelait la résolution de Marie-Thérèse. Mais des résolutions comme celles de Marie-Thérèse ne conviennent qu'à des dynasties enracinées depuis des siècles dans les cœurs des populations. Quand elles n'enfantent pas un fanatisme de dévouement religieux aux princes, elles succombent dans les parodies. Le conseil lui-même n'était pas composé d'hommes décidés à sauver une race ou à mourir pour elle. Après une délibération lente, molle, tout officielle, et qui semblait destinée seulement à se renvoyer les uns aux autres la responsabilité d'une retraite, on se sépara à minuit sans avoir conclu. Nul n'osait prendre une résolution qui pouvait devenir un crime si l'empereur venait à vaincre encore et à demander compte à ses frères de sa capitale abandonnée. On s'en référa à la lettre de Napoléon, qui défendait le séjour de Paris à sa femme en cas de péril extrême. On préjugea le péril, on ne le déclara pas.

 

XVI

Cambacérès et Joseph voulaient se décharger sur Marie-Louise elle-même de la résolution qui pouvait sortir de leurs lèvres. Ils la suivirent après le conseil dans ses appartements intérieurs. Ils l'obsédèrent de leurs instances ambiguës pour obtenir d'elle une volonté qui les couvrît. Soit qu'elle redoutât la colère de son mari, soit qu'elle inclinât vers l'immobilité dans sa capitale, où elle se sentait plus environnée du respect pour son sexe et pour son rang, soit qu'elle craignît de devenir entre les mains de ses beaux-frères une victime errante de l'ambition de Bonaparte et un instrument de guerre civile rejeté de province en province au milieu des camps, Marie-Louise vainquit sa timidité. Elle répondit avec fermeté à Joseph et à Cambacérès que la résolution leur appartenait, qu'elle ne la prendrait jamais sur elle, qu'ils étaient ses conseillers obligés, et qu'elle n'obéirait, soit qu'elle dût rester ou partir, qu'à un ordre délibéré et signé par eux. Ils éludèrent cette responsabilité. L'ordre de départ éventuel donné par Napoléon dans sa lettre resta donc comme un texte absolu auquel l'impératrice était résolue à obéir. On prépara la fuite. On chargea le trésor sur des fourgons de suite. Les papiers secrets de l'empereur furent emballés, ainsi que les diamants de la couronne. Le départ fut fixé au 29 mars.

 

XVII

Mais chaque galop d'un cheval dans la cour du palais pouvait annoncer un courrier et apporter un contre-ordre de l'empereur. On donna du temps a l'inconnu. L'impératrice, entourée des femmes, des courtisans et des officiers désignés pour la suivre, attendit depuis l'aube jusqu'au milieu du jour le signal du départ. Il devait lui être donné par Joseph. Ce prince, montant à cheval dans la nuit, était allé visiter et animer les avant-postes aux barrières et sur les principales entrées de Paris. Mais la masse de la population ignorait même cette dernière démonstration de résistance. Elle accusait Joseph d'une mollesse royale contractée sur les trônes de Naples et de Madrid, au sein des voluptés des cours du Midi.

Joseph ne revenait pas et ne faisait rien dire à l'impératrice. Les officiers de la garde nationale dont le poste était au palais la conjurèrent de rester. Ils espéraient que la présence à Paris de la fille de l'empereur d'Autriche serait une sauvegarde contre les extrémités d'une ville bientôt assiégée. Marie-Louise, en larmes, cédait et résistait tour à tour. On voyait qu'une certaine violence faite à sa volonté d'obéir à l'empereur en quittant Paris l'aurait soulagée d'une grande incertitude, en l'enlevant aux obsessions des frères de Napoléon. D'un autre côté, les hommes prévoyants et le parti de M. de Talleyrand, embarrassés de la présence de cette princesse dans les négociations qu'ils nouaient déjà pour livrer son trône à d'autres princes, pressaient secrètement son départ. Clarke, ministre de la guerre, lui envoya dire à midi qu'il ne répondait plus de la sûreté des routes, sillonnées par les bandes des Cosaques, si elle tardait jusqu'au lendemain. Douze voitures de cour, attelées depuis le matin, attendaient dans les cours. Une forte escorte de cavalerie de.la garde les entourait. Marie-Louise s'arracha enfin à son palais. Un de ses écuyers portait dans ses bras le roi de Rome. Ce bel enfant, déjà superbe par l'adulation qui devance l'âge, s'attachait aux rampes du grand escalier et refusait de se laisser exiler de ce trône. « Je ne veux pas partir, s'écria-t-il quand l'empereur est absent, n'est-ce pas moi qui suis le maître ? On eût dit qu'il pressentait qu'entre les pompes des Tuileries et les caveaux funèbres de Schœnbrünn il n'y avait pour lui que quelques courtes années d'adolescence et de mélancolie. Les voitures défilèrent lentement, comme un cortège mortuaire, sur les quais. A peine quelques groupes de curieux s'arrêtaient çà et là pour voir passer ce convoi d'une dynastie. Nulle voix ne s'éleva pour saluer d'un adieu du peuple cette femme et ce fils de Napoléon fuyant au hasard et traînant les dernières pompes de la puissance.

Telle était la popularité de ce règne, que l'histoire peignait quelques années après comme le fanatisme du peuple.

 

XVIII

Pendant que l'impératrice suivait ainsi lentement la route du château impérial de Rambouillet, le rappel du tambour appelait les citoyens à la défense des postes. La garde nationale prenait les armes, moins pour combattre que pour veiller à ses foyers. Mais la jeunesse des écoles, et quelques-uns de ces hommes que le patriotisme et le danger suscitent d'autant plus que les moments sont plus désespérés, volaient aux barrières et sur les hauteurs de Montmartre. Les faubourgs, en les voyant passer, demandaient à grands cris des armes. Tout manquait. L'empire avait tout usé sur les champs de bataille étrangers. La nouvelle du départ de l'impératrice et de la translation du gouvernement hors de la capitale abattit, consterna les cœurs. On attendit en silence le dernier coup qui fait écrouler les empires.

Joseph, rentrant dans Paris après avoir vu de loin le débordement de troupes qui couvraient les plaines et les routes de la capitale, évita les rues populeuses, et, convoquant nuitamment les ministres et le conseil de régence, se disposa à suivre avec ces derniers débris du règne de Napoléon les pas de l'impératrice.