Campagne de 1814. —
Plan de Napoléon. — Marche de l'empereur sur Saint-Dizier à la rencontre des
alliés. — Napoléon se replie sur Brienne. — Combat de Brienne. — Jonction de
Blücher et de Schwartzenberg. — Bataille de la Rothierre. — Combat de Marmont
à Rosnay. — Napoléon se rend à Troyes. — Son séjour et ses hésitations à
Troyes. — Congrès de Châtillon. — Caulaincourt. — Ultimatum des souverains
alliés le 8 janvier. — Correspondance de l'empereur et de Joseph. — Blücher
se replie sur Châlons et marche sur Paris. — Napoléon se porte sur
Champaubert pour arrêter Blücher. — Combat de Champaubert. — Bataille de
Montmirail. — Bataille de Vauchamp. — Napoléon retire à Caulaincourt
l'autorisation de signer la paix. — Schwartzenberg menace Paris et descend
par la vallée de la Seine. — Napoléon court à lui. — Bataille de Montereau. —
Napoléon rentre à Troyes le 23 janvier. — Manifestation royaliste. —
Exécution du chevalier de Gouault.
1 Les
généraux laissés sans forces suffisantes sur les bords du Rhin avaient
d'abord cherché à fermer, au moins, les gorges des Vosges et de l'Alsace, ces
avenues de nos plaines. Noyés, tournés et compromis, ils s'étaient repliés à
pas lents jusqu'au revers de ces montagnes qui regardent la France. Quatre
cent mille hommes, Russes, Prussiens et Autrichiens, les suivaient de près en
se grossissant tous les jours des nouvelles colonnes qui passaient le Rhin.
Ces quatre cent mille hommes formaient deux armées, l'une sous les ordres de
Schwartzenberg, l'autre sous le commandement de Blücher. Après avoir inondé
le bassin du Rhin, l'Alsace, la Franche-Comté, les vallées des Vosges, la
Lorraine, elles se dirigeaient lentement l'une vers l'autre, pour se réunir,
comme les armées d'Attila, à Troyes, capitale de la Champagne. L'empereur
s'imitant lui-même, comme il arrive aux génies épuisés, avait résolu de
s'interposer hardiment entre ces deux armées, de livrer bataille séparément à
chacun de ses ennemis avec cette poignée de combattants désespérés, de les
écarter le plus loin possible', l'un à gauche vers ses places du Nord,
l'autre a droite vers Lyon, et de profiter, contre chacune de ces armées
ainsi aventurées dans l'intérieur, des hasards de la victoire, des paniques
de la défaite et des enthousiasmes de l'insurrection nationale sous les pas
de l'étranger. Ce plan, bien qu'inférieur à celui de la concentration inspiré
aux nations comme à l'individu par la lutte défensive, aurait pu se concevoir
si l'empereur avait eu au moins une armée égale de nombre à la moitié ou au
quart de chacune des armées qui marchaient à lui. Mais le jour où il arrivait
à Châlons, les alliés comptaient déjà quatre cent mille soldats en France.
Cinq cent mille autres descendaient, derrière cette avant-garde, des Alpes,
des Pyrénées, des Vosges et du Jura. Une campagne ainsi conçue n'était donc
plus qu'une aventure héroïque. Elle allait prodiguer le reste du sang de ses
braves compagnons, illustrer une chute, anéantir une nation. Napoléon
avait fait pivoter tout ce qui lui restait de sa garde et de ses nouvelles
levées sur Châlons. II Les
têtes de colonne de l'armée russe et prussienne, commandée par Blücher,
touchaient Saint Dizier. Les avant-gardes de l'armée autrichienne de
Schwartzenberg arrivaient à Langres. L'empereur n'occupait avec l'armée
française que l'espace entre ces deux villes et les plaines de Paris derrière
lui. Les vieilles troupes et ses jeunes soldats le reçurent avec un
enthousiasme, auquel l'infortune de leur général semblait ajouter ce que le
cœur ajoute à la gloire, la tendresse désespérée du dévouement. Leurs cris
bravaient l'adversité et portaient défi à la mort. Napoléon profita de cet
élan que sa présence inspirait toujours dans les camps. Il s'élança avec
cette poignée d'hommes au-devant de l'armée prussienne pour lui couper la
route de Langres et la devancer au bord de la Marne, que cette armée avait à
franchir pour aller à Troyes. Il était trop tard. La moitié de l'armée
prussienne avait déjà passé la Marne, et s'avançait en forces vers la
capitale de la Champagne. L'autre moitié allait franchir cette rivière, quand
Napoléon y arriva. Il eut à choisir d'un regard entre les deux hasards que la
fortune lui offrait couper en deux l'armée de Blücher et en égarer les
tronçons sur sa droite et sur sa gauche, ou bien se précipiter à force de
marche jusqu'à la tête de la première colonne de cette armée qui le devançait
vers Troyes, l'attaquer, la dissoudre, entrer à Troyes avant Schwartzenberg,
et se poser ainsi comme une borne infranchissable au point de jonction
assigné pour les deux armées. La nécessité de prévenir les empereurs à Troyes
le décida promptement pour ce dernier parti. La timidité de leur marche,
l'indécision de leurs premières colonnes en s'aventurant au cœur de la
France, pouvait lui offrir une occasion de vaincre. Une victoire, même
incomplète, contre les corps d'armée où étaient les souverains, pouvait les
frapper d'étonnement, et les décider à rouvrir les négociations. Le général
et la politique s'accordaient en lui pour courir au nœud de sa destinée.
C'était Troyes. III Les
rigueurs de la saison semblaient s'ajouter à celles de la campagne. Les
longues pluies froides avaient défoncé les routes. Un manteau de neige et de
givre recouvrait les ornières et les fondrières où s'embourbaient les pieds
des hommes, des chevaux et les roues des canons. L'armée était heureusement
légère d'équipages, car unie de cœur au pays, elle trouvait partout du pain
et des fourrages. Les dernières chaumières se dépouillaient avec une
hospitalité cordiale pour nourrir et chauffer ces derniers défenseurs du
foyer français. Peu de traînards restaient sur les chemins. L'enthousiasme
ralliait tout et emportait tout à la suite de l'empereur. Le prestige de ses
longues victoires semblait s'être retiré dans l'esprit de sa garde et de ces
bataillons de réserve. Cette garde se croyait solidaire de son empereur. Elle
se croyait obligée à se dévouer jusqu'au dernier homme à la délivrance du
sol. La honte d'y avoir amené l'ennemi et la soif de le chasser pesaient sur
les rudes physionomies de ces prétoriens. Ils marchaient la tête basse, les
sourcils plissés, dans un silence plus belliqueux et plus sinistre que leur
ancienne gaieté soldatesque. On sentait que ce n'était plus seulement la
victoire, mais la vengeance de la patrie qui marchait invisible devant eux.
D'ailleurs la plupart de ces soldats, trempés dans les sables d'Égypte, dans
les feux de l'Espagne, dans les neiges de la Pologne èt de la Russie, étaient
des vétérans endurcis aux marches et insensibles au canon. Véritables
machines de guerre animées, qui semblaient ne plus participer aux faiblesses
et aux besoins de la nature. La confiance en eux-mêmes, le mépris du nombre,
l'indifférence au feu, les multipliaient à leurs propres yeux. C'est
au milieu d'une colonne de ces troupes que Napoléon marchait, tantôt à pied,
tantôt à cheval, une partie des jours, ne se jetant dans sa voiture, ou ne se
retirant aux haltes dans la première maison d'artisan ou de paysan ouverte à
son nom, que pour déployer ses cartes, tracer ses routes, dicter ses ordres à
ses officiers et prendre un moment de sommeil au feu du bivouac ou du foyer. IV Il
rappela donc son avant-garde, qui avait déjà franchi Saint-Dizier, et lança
ses colonnes sur Brienne. Blücher, instruit à temps de l'approche de l'armée
française, avait massé cette première moitié de l'armée russe et prussienne dans
cette ville et dans le château. Napoléon, au dernier terme de sa carrière de
soldat, était ramené, comme le cerf poursuivi par la meute, à son point de
départ. C'était à l'école de Brienne qu'il avait reçu les premières leçons de
l'art des combats. Son enfance obscure lui apparaissait au déclin de sa
puissance et de sa gloire. Un abîme d'événements était entre ces deux points
de sa vie. Il lui sembla qu'il allait combattre devant ses jeunes souvenirs
pour témoins. Cette pensée, disent ses confidents, lui sourit et lui rendit
foi dans sa fortune. Il connaissait son champ de bataille par les traces de
ses premiers pas gravés dans sa mémoire. Il n'hésita pas a attaquer avec un
tiers de ses forces les soixante mille hommes retranchés de Blücher. Les
généraux russes Saken et d'Alsafief étaient chargés de défendre la ville les
Prussiens, sous Blücher lui-même, les hauteurs environnantes et la position
formidable du château. Napoléon ordonna l'assaut à ses troupes, sans leur
laisser le temps de se reposer, de se sécher et de se nourrir. Elles étaient
aussi impatientes de combat que lui-même. C'était le premier grand choc sur
le sol français il fut terrible. Napoléon essayait sa fortune, elle lui
répondit par des prodiges de ses soldats. Brienne et le château furent
emportés par l'irrésistible élan de la garde. Le nombre disparut devant
l'intrépidité. Blücher s'engagea, selon son habitude, comme un simple soldat,
pour entraîner ou pour retenir ses bataillons. Deux fois enveloppé par des
charges françaises, il fut séparé de ses escadrons, et combattit corps à
corps, non pour la victoire, mais pour la vie. Deux fois dégagé par son sabre
des mains de nos cavaliers, il n'échappa que par les hasards de la mêlée et
par l'énergie de son cheval. Avant que cette courte journée d'hiver eût couvert
de nuit et de neige les cadavres de dix mille morts qui jonchaient les
gradins de Brienne, Blücher, désespérant de rompre ce rempart de baïonnettes,
se repliait en silence, et poursuivait par la rive droite de l'Aube sa
jonction avec l'armée de Schwartzenberg, du côté de Bar et de Troyes. Napoléon
lui-même ne dut son salut qu'aux ténèbres. Il rentrait à pas lents, après les
feux éteints, dans son quartier général, à quelque distance de la ville
reconquise. Il marchait seul, à quelque distance de son état-major, qui le
laissait livré à ses réflexions. Les corps français et russes étaient encore
mêlés çà et là, comme il arrive après les batailles à l'heure où les
combattants se séparent. Un escadron de cavalerie russe, errant sur le
penchant du coteau pour regagner l'armée en retraite, entendit les pas des
chevaux français de l'escorte de l'empereur, le chargea et l'enveloppa dans
l'obscurité. Napoléon, un moment enveloppé, est reconnu et assailli par deux
cavaliers russes. Le général Corbineau se jette entre l'empereur et un des
Cosaques ; l'aide de camp de l'empereur, Gourgaud, renverse l'autre d'un coup
de pistolet. L'escorte arrive et sauve tout. Napoléon reprit la route de son
bivouac, méditant sur la stérilité d'une victoire qui lui coûtait cinq ou six
mille morts ou blessés, et qui n'opérait qu'une légère inflexion de route sur
l'armée de l'ennemi. V Blücher
et Schwartzenberg se joignirent en effet le lendemain à Bar-sur-Aube. Ils
revinrent ensemble sur leurs pas au nombre de cent cinquante mille hommes
attaquer Napoléon affaibli par sa première victoire. Il les attendait à trois
lieues de Brienne, au village de la Rothierre. Il ne pouvait déployer que
quarante mille hommes dans cette position. Napoléon, désespérant de vaincre,
et consommant sans avantage le temps et le sang, conserva inutilement ce
champ de bataille à force d'héroïsme de ses soldats. Là, comme ailleurs, il
sembla attendre l'impossible, au lieu de se plier, comme Turenne ou comme
Frédéric, au rôle d'infériorité numérique et de resserrer l'espace autour de
lui. L'habitude de la supériorité de ses armées sur les armées ennemies le
trompait lui-même. Il combattait avec un tronçon d'armée comme il avait
combattu naguère avec cinq cent mille soldats. Il avait encore le génie du
combat, il n'avait plus celui de la situation. Six mille Français restèrent
encore dans les sillons de la Rothierre. Douze mille vies en trois jours
manquaient à une armée de soixante-dix mille combattants. Napoléon sembla
seulement demander à la nuit de cacher pour la première fois la honte et
l'humiliation d'une retraite. Pendant la bataille, il faisait établir des
ponts sur l'Aube, et, laissant le maréchal Marmont avec six mille hommes en
arrière-garde, il profita de l'obscurité pour passer la rivière et pour
reprendre comme au hasard la route de Troyes. VI Nous
disons au hasard, car l'occupation de Troyes, raisonnée avant la jonction de
Blücher et de Schwartzenberg, n'avait plus de signification depuis que cette jonction
s'était opérée, malgré lui, après les batailles de Brienne et de la
Rothierre. Il continuait une route sans but, il errait en France, il ne
marchait plus. Marmont le suivait, poursuivi de près par la cavalerie
prussienne, et devancé à Rosnay par vingt mille Bavarois. Il mit pied à
terre, et, imitant héroïquement l'empereur à Brienne, il fondit avec quelques
bataillons sur le corps d'armée qui lui fermait le passage, Il se fit jour à
la baïonnette, et parvint à Arcis-sur-Aube à l'heure où l'empereur entrait
lui-même à Troyes. VII A peine
arrivé à Troyes, il se repentit d'y rester. Il ne pouvait ni s'y défendre ni
s'en servir comme base d'une opération agressive. La vaine satisfaction
d'entrer dans une ville de son empire et d'y rester trois jours lui coûtait
douze mille hommes, la lassitude du reste et l'éloignement de vingt-cinq
lieues de plus de sa capitale, découverte par son excursion au fond de la
Champagne. La route de Paris était ouverte aux deux armées désormais réunies
de Blücher et de Schwartzenberg, si, écrasant les faibles corps de Napoléon,
elles avaient marché non pour l'éviter, mais pour le poursuivre. VIII De
sinistres nouvelles de toutes les parties de son empire lui parvinrent coup
sur coup pendant les trois jours qu'il resta hésitant à Troyes. Le général
Maison, son lieutenant de confiance en Belgique, repoussé par l'insurrection
des nationalités sous ses pas, rentrait dans le département du Nord, à peine
assez fort pour le couvrir. Le maréchal Soult, le plus consommé et le plus
froid de ses seconds, se repliait pas à pas de la direction de Bordeaux qui
lui avait été tracée en sortant d'Espagne sur Toulouse. Paris murmurait de ne
pas entendre encore le bruit d'une de ces victoires auxquelles il était
accoutumé à l'ouverture d'une campagne. Les départements envahis ou menacés
ne se levaient pas d'eux-mêmes au bruit des pas de l'ennemi. Les volontaires
de 1792 ne couvraient pas les routes au chant de la Marseillaise. Le
despotisme n'avait pas les miracles de la liberté. La France était froide. On
commençait à discuter à voix basse sur la nature du gouvernement qui
succéderait à l'empire. Quelques voix se souvenaient des Bourbons oubliés
depuis vingt ans. Ce long oubli était favorable à leur cause. Le souvenir
lointain a ses prestiges qu'on peut faire apparaître comme des espérances
indéfinies aux yeux des peuples. Le passé a des illusions comme l'avenir. Les
jeunes populations ignorantes ne répugnaient plus à ces mémoires des anciens
rois que leur retraçaient leurs pères. Le ministre de la police Savary disait
rudement la vérité à son maître. L'empire commençait à trembler sous ses pas.
C'était le moment encore de se résigner à la disproportion de ses forces avec
les forces démesurées qui le pressaient, et de former autour de sa capitale
une ceinture de deux cent mille hommes rappelés de toutes les extrémités au
centre. Il le voulut, il ne le voulut plus il se laissa aller une heure à la
raison, une heure après à la moindre lueur de son étoile, un peu à la
nécessité, un peu à l'illusion, toujours et jusqu'au terme à l'indécision.
Son séjour prolongé à Troyes n'était que la prolongation et le symptôme de
ses incertitudes. IX M. de
Caulaincourt, son négociateur intime depuis qu il se défiait de M. de
Talleyrand, était parti de Paris quelques jours avant le départ de Napoléon
pour l'armée. Confident de l'empereur, il portait sur son nom la tache d'une
complicité involontaire, mais terrible, dans l'enlèvement du duc d'Enghien.
Il était une des mains dont Napoléon s'était servi pour amener la victime à
l'immolation. Cette douleur pesait sur Caulaincourt. Sa faveur, ses dignités,
son titre de duc de Vicence, sa longue familiarité avec l'empereur de Russie,
à la cour duquel il avait résidé comme ambassadeur, ne suffisaient pas pour
écarter ce nuage de son front. Il avait été trompé ; il se disait innocent ;
on le croyait, mais il ne se pardonnait pas à lui-même d'avoir obéi à un ordre
qui aboutissait à un crime. Il n'avait de refuge que dans sa conscience
devant Dieu et devant les hommes, dans l'excès de dévouement à l'empereur. Un
tel négociateur devait désirer passionnément la paix, car la paix écartait
définitivement les Bourbons. Le nom de Caulaincourt et le nom de Condé ne
pouvaient se rencontrer en France leur retour était son exil. Napoléon
l'avait choisi à ce signe. Tl savait qu'un ambassadeur aussi compromis avec
la Restauration ne pouvait pactiser avec elle. Une complicité apparente lui
répondait d'une fidélité à tout prix. X Caulaincourt
arrivé aux avant-postes des armées coalisées y fut retenu quelques semaines.
Le Rhin était franchi, les colonnes avançaient, les généraux manœuvraient,
les provinces tombaient l'une après l'autre dans les mains de la coalition.
Les cabinets étrangers voulaient donner du temps à leurs victoires. Il serait
toujours assez temps d'ouvrir un congrès quand les événements se seraient
prononcés davantage. A la fin, M. de Metternich, véritable Ulysse de ce
conseil de rois, les fit consentir à ouvrir un simulacre de congrès au cœur
même de la France. Les alliés choisirent la petite ville de Châtillon, aux
confins de la Bourgogne et de la Champagne, au confluent de tous ces courants
d'armées qui se disputaient le sol de la France. Ils neutralisèrent Châtillon
pour que les vicissitudes de la guerre ne troublassent pas le siège de la
négociation. Le 27 janvier, Caulaincourt, retenu à Nancy, reçut du prince de
Metternich l'invitation de se rendre à Châtillon. Il y trouva le comte
Razumoski, négociateur pour l'empereur Alexandre ; le comte de Stadion pour
l'Autriche ; le baron de Humboldt pour la Prusse lord Castlereagh pour
l'Angleterre. Les conférences s'ouvrirent, sans beaucoup d'espoir des deux
côtés, le 4 février. C'était plutôt une conversation officielle entre les
représentants des cours et celui de Napoléon qu'une négociation ayant pour
base une trêve et pour but une paix. Il était évident que le véritable
plénipotentiaire, invisible dans un pareil congrès, était la fortune de la
guerre. Les événements militaires, base des conférences, changeaient à toute
heure. Comment les discussions auraient-elles un point de départ et une
solution ? L'empereur
Napoléon lui-même, malgré sa confiance dans son négociateur, s'était gardé de
lui donner de véritables pleins pouvoirs et un ultimatum décidé. Les premiers
jours, il avait ordonné à M. de Caulaincourt de ne consentir qu'aux limites
naturelles, et dans ces limites naturelles il enfermait les départements de
la rive gauche du Rhin, la Belgique, Anvers, Ostende, la Savoie. Quelques
jours après, il lui avait envoyé l'autorisation formelle de consentir même au
démembrement de ces conquêtes de la Révolution. « Accordez tout, lui
écrivait-il, pour sauver la capitale, et pour éviter une bataille suprême qui
engloutirait les dernières forces de la nation. » XI Des
courriers porteurs des résolutions réciproques de Napoléon et des alliés
étaient échangés à toute heure entre Châtillon et le quartier général
français. A la veille ou à l'issue de chaque combat, Napoléon recevait une
dépêche et dictait une réponse. Il combattait et traitait à la fois. En
recevant, le 8, l'ultimatum des puissances qui demandait que l'empereur
dépouillât la France de toutes les provinces adjacentes dont il avait
l'empire, il venait de combattre et d'être vaincu. Il s'enferma des heures entières
pour cacher l'humiliation de cet ultimatum et l'anxiété de ses irrésolutions
à ses confidents. A la fin, il laissa entrer Berthier et Maret, ses deux
compagnons de champ de bataille et de cabinet, et tenant la lettre de
Caulaincourt à la main : « Quoi, leur dit-il, on veut que je signe un
pareil traité, et que je foule aux pieds mon serment de ne rien détacher du
sol de l'empire ? Des revers inouïs ont pu m'arracher la promesse de renoncer
à mes conquêtes mais que j'abandonne aussi les conquêtes faites avant moi !
que pour prix de tant d'efforts, de sang, de victoires, je laisse la France
plus petite que je l'ai trouvée ! jamais ! Que serai-je pour les Français
quand j'aurai signé leur humiliation ? Que répondrai-je aux républicains du
Sénat, quand ils viendront me demander leur barrière du Rhin ? Dieu me
préserve de pareils affronts Répondez si vous voulez dites à Caulaincourt que
je rejette ce traité. Je préfère courir les dernières chances des combats. » A ces
mots, il se jette sur son lit et passe des heures sans sommeil à écouter
Maret, qui lui conseille la résignation à la nécessité. Maret ayant obtenu
enfin l'autorisation de répondre en termes au moins évasifs et par des
atermoiements, il sortit, rédigea la dépêche, la remit au courrier, et rentra
dans la chambre de l'empereur pour lui annoncer qu'il était obéi et que le
courrier volait déjà vers Châtillon. XII Mais
l'empereur, tourmenté par l'insomnie et cherchant sur la carte des rêves plus
doux que les rêves de sa couche, avait quitté son lit de camp. A demi vêtu,
il était étendu sur le plancher de sa chambre, les yeux et les mains sur ses
cartes toujours déployées devant lui, mesurant les distances avec les pointes
d'un compas. Maret y entrait à pas sourds dans la crainte de réveiller
Napoléon. Mais Napoléon, relevant la tête au bruit des pas de son ministre «
Ah ! vous voilà, lui dit-il d'un visage animé et souriant. Il s'agit bien
maintenant de concessions et de protocoles Je suis en ce moment à battre
Blücher de l'œil. Il s'avance sur Paris par la route de Montmirail. Je pars ;
je le bats demain, je le bats après-demain. Si ce mouvement infaillible a le
succès que j'en attends, le sort aura tourné et nous parlerons un autre
langage. » Ainsi,
dans une nuit et tous les jours, sa pensée, aussi mobile et aussi indécise
que sa fortune, donnait à ses résolutions les vicissitudes des événements et
jusqu'aux reflets fugitifs de ses rêves. Sa correspondance avec son frère
Joseph, le roi d'Espagne, qu'il avait laissé à Paris à la tête des affaires,
comme tuteur de l'impératrice et comme surveillant de ses ministres, n'est
qu'un échange de découragements et d'espérances qui suivent la pente de sa
destinée, montant et descendant avec ses exaltations ou ses abattements
suprêmes ; mais on y sent le fond triste de la réalité même à travers les
cris de victoire de Napoléon et les adulations de Joseph. XIII « Mon
frère, écrit l'empereur le 8 février, l'empereur Alexandre paraît avoir fait
de fausses dispositions. Je pouvais le vaincre. Mais je sacrifie tout à la
nécessité de couvrir Paris. Au reste, par le parti que je prends, nous n'en
serons pas à cette extrémité. » « Sire !
répond Joseph, ne nous dissimulons pas que la consternation du peuple de
Paris pourrait amener des résultats funestes à l'impératrice et aux
princesses. Les hommes attachés à votre gouvernement pensent que le départ de
l'impératrice de Paris pourrait donner une capitale aux Bourbons. Je vois les
craintes sur tous les visages. » « Mon
frère, écrit Napoléon, préparez Paris à tout, emmenez les ministres, ne
laissez rien de précieux au château de Fontainebleau. » Deux
jours après : « Mon frère, la situation de Paris n'en est pas où le
croient les alarmés. On perd la tête autour de vous le moment est difficile
sans doute, mais cependant, depuis que je vous ai quitté, je n'ai eu que des
victoires. Le mauvais esprit de Talleyrand et des hommes qui veulent endormir
la nation m'a empêché de faire courir aux armes, et voilà le résultat. Soyons
confiants et hardis. » « Sire !
répliqua Joseph, plus près de l'opinion à Paris que dans un camp, je sauve le
trésor. Les fourgons sont remisés, en attendant l'heure de la nécessité, dans
la cour du Carrousel. Nous songeons à amener les tableaux et les statues du
Musée. Les prières à sainte Geneviève ne relèveront pas l'âme du peuple. Les
esprits sont abattus. Le fatalisme religieux, inspiré au peuple par ces
recours aux miracles, ne ferait qu'accroître la nonchalance et l'égoïsme
insouciant des masses. Nous n'obtiendrons rien des catholiques tant que vous
n'aurez pas rendu le pape à la liberté et à Rome... J'ai passé la journée à
relever les espérances des hommes, qui ont moins de fermeté que
l'impératrice. » Quatre
jours plus tard, Napoléon se décidant enfin, mais trop tard, à se replier
pour couvrir la France, écrivait à Joseph « Remettez
cette lettre à l'impératrice Joséphine pour qu'elle écrive à Eugène de venir
à moi et de se réunir à l'armée d'Augereau-qui couvre Lyon. » Une
semaine après, contre-ordre. « Sire
! répond encore Joseph, toutes nos ressources à Paris consistent en six mille
fusils. Est-ce avec cela qu'on lève et qu'on arme une armée de quarante mille
hommes ? Les choses sont plus fortes que les hommes ! Premier cri de la
nécessité reconnue. « Cédez au temps, conservez ce qui peut être conservé
encore. Sauvez vos jours précieux à des millions d'hommes. Il n'y a point
déshonneur à céder au nombre et à accepter la paix. Il y en aurait à
abandonner le trône, parce que vous abandonneriez ainsi une foule d'hommes
qui se sont livrés à vous. Faites la paix à tout prix. « « Mon
frère, répliqua Napoléon, le prince de Schwartzenberg vient enfin de me
donner signe de vie. Il demande une suspension d'armes. Les lâches Au premier
choc ces misérables tombent à genoux. Non, point d'armistice qu'ils n'aient
purgé le territoire. Tout a changé chez les alliés. Alexandre demande à
traiter. Une bataille a prononcé entre nous. L'ennemi est abattu. Je ferai
une paix plus digne encore que la paix sur les bases de Francfort. » « Signez,
Sire, dit Joseph, signez sur le sol français envahi ce que vous auriez signé
également avec honneur de l'autre côté du Rhin. L'ennemi ne vous demande
trêve que pour avoir le temps de se rallier en plus fortes masses contre
vous. » « Je
n'avais pas besoin de vos sermons, lui dit l'empereur, pour être disposé à la
paix, si elle était possible. Les empereurs avaient fait marquer leur
logement à Fontainebleau. Ils fuient maintenant vers la Champagne. » « Sire,
les conditions qu'on m'offre ainsi qu'à vous sont plutôt une capitulation
qu'une paix. Maintenant qu'ils fuient, leurs idées doivent être changées.
Votre bulletin d'aujourd'hui a été mal accueilli par l'opinion publique. On a
interprété quelques phrases comme des subterfuges pour éluder la paix. » Napoléon,
exalté par le succès, reprend : « Mon frère, j'entre à Troyes. On
m'assiège de parlementaires pour implorer la trêve. Je serai ce soir à
Châtillon-sur-Seine. Le ministre de l'intérieur, M. de Montalivet, est un
trembleur. Il a une idée folle des hommes. Ni lui, ni le ministre de la
police, Savary, ne connaissent la France. » « Sire,
M. de Montalivet est extrêmement zélé pour votre service, écrit Joseph. Il
s'occupe de vous fournir les forces que vous demandez. » « Mon
frère, réunissez les ministres, les grands dignitaires, les présidents du
Conseil d'État. Lisez-leur les conditions qu'on me fait (la France dans ses
anciennes limites). Ce ne sont pas des avis que je veux, ce sont les
sensations que je désire connaître. » « Sire,
j'ai tenu le conseil. On est d'avis de tout accepter plutôt que d'exposer
Paris, On regarde l'occupation de Paris comme la fin de votre dynastie et le
commencement de grands malheurs. La paix quelle qu'elle soit Elle est
nécessaire aujourd'hui. Elle pourra cesser un jour, quand la France aura
respiré. Faites donc une trêve dans votre pensée réservée, puisque l'iniquité
de vos ennemis ne vous permet pas une paix juste. Vous resterez à la France
et elle vous restera. Vous serez reconnu par l'Angleterre. Vous sauverez une
seconde fois la patrie par la paix, après l'avoir sauvée et illustrée tant de
fois par la guerre. La France vous rendra en bénédictions ce que des esprits
superficiels croiront que vous aurez perdu en gloire. « Hier,
les rentes de l'État sont tombées à cinquante et un francs, moitié de leur
valeur nominale. Macdonald est débordé. Les coureurs ennemis arrivent jusqu'à
quelques lieues de Paris. Bordeaux fermente comme un foyer de guerre civile.
Soult est assailli par d'immenses forces. Vous êtes vainqueur encore. Signez
la paix. Vous ferez oublier aux Français Louis XII et Henri IV. Vous
deviendrez le père du peuple. » Napoléon :
« Mon frère, j'ai examiné la position de l'ennemi elle est trop forte. Je
reviens sur mes pas. Marmont s'est comporté comme un sous-lieutenant. La
jeune garde fond comme la neige. Ma garde à cheval se décime aussi, ma
vieille garde se soutient. Commandez des redoutes sur Montmartre. » Voilà
le dialogue continu entre l'empereur et son frère pendant les péripéties de
cette courte campagne. On y lit le dialogue intérieur de son âme avec ses
pensées, la lutte alternative de ses illusions et de ses résignations. Son
cœur s'élevait ou se comprimait avec l'événement de chaque journée. Il
attendait la France, qui ne se levait pas sous ses pieds. Nul plan que celui
de la veille, détruit par celui du lendemain. Chaos dans l'esprit, flottement
dans les pensées. Le salut ne pouvait se retrouver pour lui que dans un grand
parti raisonnablement adopté, suivi avec unité de vues et constance
d'opérations. Il les prenait et il les abandonnait tous. Ces demi-partis ne
pouvaient lui donner ainsi que de demi-résultats. Le nombre croissait,
l'espace se resserrait, le temps courait, la France se lassait. C'était la
campagne du hasard. Nul héroïsme ne pouvait corriger une si perpétuelle
vicissitude d'idées. De grandes timidités des alliés donnèrent des retours
éclatants aux armes de Napoléon. XIV Blücher,
refoulé mais non battu à la Rothierre, au lieu de revenir sur la petite armée
de l'empereur avec toutes ses forces attendues et réunies, se replia sur
Châlons pour aller retrouver son arrière-garde. De là il marcha sur Paris
rapidement par la vallée de la Marne. Le prince de Schwartzenberg s'approcha
en masse de Troyes, pour tendre au même but par la vallée de la Seine.
Napoléon était entre ces deux routes et entre ces deux armées, à six lieues
de l'une et de l'autre, fermant à Schwartzenberg la route de Troyes à Paris. En
apprenant par les avis de Macdonald l'invasion de Blücher dans les plaines de
Paris, Napoléon résolut de l'assaillir de nouveau, de le rompre et de revenir
à temps combattre Schwartzenberg aux abords de Troyes. Il se porta à marche
forcée sur Champaubert. Il y prit en flanc l'armée russe, de cent vingt mille
hommes, l'écrasa, lui tua cinq mille hommes, la traversa de part en part, en
écarta les tronçons, les uns rejetés de nouveau sur Châlons, les autres, sous
les ordres des généraux York et Saken, déjà enfoncés dans la plaine de Meaux,
et voyant les clochers de Paris. La victoire fut éclatante, mais stérile. Le
lendemain, les colonnes russes et prussiennes de York et de Saken revenant de
Meaux au bruit du canon, au nombre de soixante mille hommes, se heurtèrent
contre l'armée harassée de Napoléon sur les coteaux de Montmirail. Les
Français ne comptaient plus que vingt-cinq mille combattants, mais c'était
l'élite de la France, éprouvée par dix campagnes, encouragée par la victoire
de la veille, et croyant jouer le coup décisif de la patrie. La bataille
acharnée sur la pente des plateaux et dans les gorges que Napoléon avait à
franchir pour aborder les Prussiens dura depuis le lever du jour jusqu'à la
nuit. Le soleil d'hiver le plus éclatant brillait sur les coteaux dépouillés
de feuilles. Il étincelait sur les armes et sur les canons. Il dessinait
nettement à l'œil les deux armées et leurs mouvements. L'une, immense,
reposée, sentant derrière elle l'appui des colonnes nouvelles et inépuisables
; l'autre, imperceptible, fatiguée, salie par les boues des doubles marches
qu'elle venait de faire depuis quinze jours, de bivouacs et de combats,
sentant sous ses pieds le sol de la patrie qui se resserrait et s'abîmait
chaque soir, n'ayant devant elle en perspective, même en cas de victoire,
qu'un champ de bataille inutile, derrière qu'une seconde armée à combattre le
lendemain, et cependant elle bouillonnait d'ardeur. On eût dit que le cap
élevé du village de Marchais s'avançant sur la plaine, étagé de batteries,
couvert de bataillons russes, prussiens, était les Thermopyles de la France.
L'empereur Napoléon, descendu de cheval au bord d'un petit bois labouré par
les boulets ennemis, dirigeait de là les assauts de ses troupes. Ce village
et les fermes éparses dans les anses des coteaux dont il était flanqué furent
pris et repris plusieurs fois par les Français et les Prussiens. De nombreux
spectateurs, accourus de Montmirail et des villages voisins, contemplaient,
comme des gradins d'un cirque, cette lutte inégale du Nord et du Midi, où la
guerre, après s'être disputé le monde, se disputait leur propre patrie. Les
visages étaient consternés, émus, les bras immobiles il n'y avait plus que
des vieillards, des enfants, des populations harassées de dix ans de
recrutement insatiable. On pleurait sur la patrie, on s'intéressait à ce
grand capitaine, à ces bataillons décimés ; on ne les rejoignait pas. La
lassitude avait produit l'indifférence. XV Vers la
fin du jour, les Français, pour empêcher les Prussiens et les Russes de
revenir se loger dans les hameaux crénelés au pied des promontoires de
Montmirail, incendièrent quelques fermes. La fumée de ces incendies et celle
des décharges flottèrent longtemps sur les deux armées comme des brouillards
au soleil, sans qu'on pût préjuger leur sort. Mais bientôt Napoléon, rallié
sur sa droite par Marmont, sortit vainqueur de toutes les gorges, sur toutes
les hauteurs du champ de bataille. Les soixante mille Russes et Prussiens de
Saken et d'York se précipitèrent une seconde fois vers Meaux, cherchant au
hasard le cours de la Marne pour la traverser et s'en couvrir. S'il y eût eu
une armée de réserve sous Paris, ils étaient anéantis, et Napoléon, refluant
sur Blücher, diminué de la moitié de ses bataillons, l'aurait écrasé sous les
Vosges. Mais il ne pouvait plus que vaincre, il ne pouvait ni saisir une
victoire, ni poursuivre un corps d'armée vaincu. XVI Il le
fit cependant, et ce fut sa perte. Il oublia ou il feignit d'oublier que
Blücher revenait à lui sur sa droite grossi d'une nouvelle armée de cent
mille hommes par la jonction des généraux Kleist et Langeron, venus du blocus
de Mayence pour entrer en ligne. Il oublia que Schwartzenberg, avec deux cent
mille autres combattants, était derrière lui sur la route de Troyes à Paris.
Il fit quelques pas à la poursuite de Saken et d'York. Mais le surlendemain
de sa victoire, Blücher, avec toute son armée, déboucha à Montmirail par la
route de Châlons, et se répandit jusqu'à Vauchamp, village ou Napoléon,
indécis, semblait l'attendre. Une seconde bataille, plus inégale, aussi
terrible et aussi triomphante pour Napoléon, s'engagea entre cette armée
fraîche de Blücher et les restes brisés mais infatigables de Napoléon. Le
génie de leur chef, l'intrépidité de leur âme, immortalisèrent une seconde
fois les plaines de Montmirail. Blücher, escaladé et enfoncé partout, se
porte en vain de sa personne aux avant-postes et aux arrière-gardes de ses
colonnes, enivré de cette bravoure de soldat qui substitue le bras à la tête,
et qui transforme inutilement le général en héros. Deux fois enveloppé par
les Français, combattant de sa main, abattu de son cheval, relevé par ses hussards,
délivré par ses lieutenants, il arrosa de son sang ce vaste champ de
bataille. Sa fougue sauvage fut déconcertée par le coup d'œil supérieur et
froid de Napoléon. La seconde armée russe et prussienne, traversant
Montmirail sous les boulets et sous les obus des Français, se dispersa comme
la première dans les ombres de la nuit, sur les routes de Châlons qui
l'avaient amenée. Ainsi, de sa main gauche, l'empereur avait rejeté York et
Saken sur les bords inconnus de la Marne ; de sa main droite, il avait rejeté
Blücher, Kleist, Langeron, sur les plaines ravagées de Châlons. Paris pouvait
respirer. Napoléon avait de l'espace autour de lui, des jours devant lui. Il
reprit de l'élan, mais il reprit aussi son orgueil. Il oublia à Montmirail
que cinq victoires en dix jours n'étaient pas une campagne, et que ses coups
ne portaient qu'autour de lui. Le flot toujours à distance refluait pour
l'engloutir. Napoléon était vainqueur, et la patrie était perdue. XVII Dans
cet éclair de fortune, il se hâta de revenir sur l'autorisation qu'il avait
donnée à Caulaincourt de signer la paix sur la base des frontières réduites
au territoire de 1789. « J'ai vaincu votre attitude doit rester la même pour
la paix, écrivait-il du champ de bataille à son plénipotentiaire mais ne
signez rien sans mon ordre, parce que seul je connais ma position. » Il était
évident qu'il réservait toute la négociation à son épée, et que le congrès
n'était qu'un entretien à l'écart pendant les marches et les batailles. Le
canon seul négociait. XVIII Pendant
qu'il s'enivrait ainsi d'espérance courte et d'horizon étroit a Montmirail,
en donnant des jours de repos à ses troupes et en relevant ses blessés et ses
morts, l'armée des empereurs, sans obstacle devant elle, passait la Seine, en
colonnes innombrables, à Nogent-sur-Seine et à Montereau, menaçant Paris par
ses plus grandes vallées et par les plaines de l'Est et du Midi. La capitale,
un moment rassurée du côté de Meaux, commençait à regarder avec terreur du
côté de Melun et de Fontainebleau. Elle n'avait pour se couvrir sur la Seine
que deux vétérans de Napoléon, le maréchal Victor et le maréchal Oudinot.
Intrépides chefs, mais réduits à des poignées d'hommes, ils ne pouvaient que
disputer des routes et des ponts pour l'honneur plus que pour le salut. Ils
se repliaient avec lenteur, mais avec désespoir sur Paris, qui ne leur
envoyait pas un soldat, laissant, chaque soir, une partie des leurs sur le
champ de bataille ou sur les routes. Leur retraite, convergente aux plaines
qui entourent la capitale, devait les ramener plus ou moins promptement sous
la main de l'empereur, comme à une dernière étape, pour succomber ensemble. XIX Napoléon,
tranquille pour un jour par l'étonnement dont il avait frappé York, Saken,
Blücher, Kleist, Langeron, les Prussiens, les Russes, se retourna avec une
armée un peu recrutée par les renforts de Marmont et de Mortier. Il emprunte,
pour tripler la rapidité de sa course, les voitures, les chevaux de toutes
les campagnes traversées. Ses canons, sa garde, son infanterie, sont
transportés en poste sa cavalerie double les étapes. Il dérobe le temps, il
dévore l'espace. Trente heures de jour et de nuit suffisent pour lui faire
franchir le diamètre entier de la Marne à la Seine, entre Montmirail et
Montereau. Au bruit de ses premiers pas qui s'approchent multipliés par le
bruit de ses dernières victoires sur les Russes, le général autrichien
Bianchi, lancé avec trente mille hommes jusqu'aux portes de Fontainebleau,
recule à Fossard. Le village de Fossard, uni à la ville de Montereau par une
chaussée courte comme une rue de faubourg, est le carrefour de la route de
Paris à Fontainebleau et de deux routes qui mènent de Paris à Troyes. L'une
de ces routes passe par Montereau. Elle y traverse par des ponts fameux dans
nos guerres civiles la Seine et l'Yonne près de leur confluent. Napoléon
ordonna au maréchal Victor, qu'il retrouvait à portée de ses ordres ; de s'emparer
de ces ponts indispensables à son plan du lendemain d'attaquer Bianchi à
Fossard et de couper en deux l'armée autrichienne comme il avait fait de
l'armée russe. Victor, fatigué, obéit mollement, perdit l'heure à faire
reposer ses bataillons. Une armée wurtembergeoise, détachée par Bianchi, le
devança, franchit Montereau, fortifia derrière elle les ponts, gravit les
hautes falaises de craie qui dominent cette ville, se disposa sur les
hauteurs de Surville à barrer la descente sur Montereau à Napoléon. Victor,
désespéré et invectivé par l'empereur, veut laver dans son sang les reproches
de son chef. Il attaque les Wurtembergeois en homme qui veut le passage ou la
mort. Il se prodigue tout entier. Le général Chateau, son gendre, est tué à
ses pieds. Au bruit de cette lutte sur le revers des collines de Montereau,
Napoléon presse ses colonnes, se voit foudroyé par les batteries des
Autrichiens au moment où il les croyait au-delà des ponts. Il s'irrite, il
s'obstine, il lance à l'assaut sa garde, il précipite les Wurtembergeois des
hauteurs sur la ville, il pointe de là ses canons de sa propre main sur les
ennemis massés dans les rues et sur les ponts. Les feux se croisent, les
artilleurs de Napoléon roulent dans la boue et dans le sang à ses pieds. Les survivants
le conjurent de s'abriter et de sauver un chef et une pensée à la France. «
Allez, mes amis, répond-il en souriant et en regardant d'un œil serein les
projectiles qui labourent le sol autour de lui, le boulet qui doit me tuer
n'est pas encore fondu ! » Il attend ainsi l'arrivée tardive de ses masses.
Il ébranle, en attendant, sous les coups de son artillerie inexpugnable,
l'armée découverte entre Fossard et Montereau sous ses yeux. A la fin du
jour, il se sent en force derrière lui, lance le général Gérard, un de ses
meilleurs lieutenants, à la tête d'un corps de Bretons, contre le faubourg de
Montereau, pour balayer la rue qui conduit aux ponts. Pajol, intrépide
cavalier, profite du passage ouvert par Gérard ; il marche à couvert et
a l'abri des canons de l'empereur jusqu'au tournant du faubourg qui fait
coude aux ponts. La cavalerie au galop les franchit pêle-mêle avec les
Autrichiens, sabre les fuyards, fait jour à Napoléon, s'avance sur la
chaussée jusqu'à Fossard. Napoléon, avec ses quarante mille hommes arrivés
pendant la journée, passe les fleuves qui couvraient Bianchi. Victoire
éclatante, mais inutile. Pendant qu'il forçait ce passage, Bianchi, repliant
rapidement ses trente mille hommes de Fontainebleau sur Sens, échappait au
plan de l'empereur et se remettait en communication avec Schwartzenberg. Il
échappait, mais il fuyait. Paris, une seconde fois délivré, retentissait des
exploits de Montereau. Les empereurs de Russie, d'Autriche, le roi de Prusse,
consternés du refoulement de leur avant-garde, hésitaient a avancer ou à
reculer. Napoléon, rapide et téméraire comme la surprise, quittait la
campagne de Paris, et poursuivait Bianchi en retraite sur la route de Troyes.
Le 21, il faisait halte à Bray, dans la chambre que l'empereur de Russie venait
de quitter pour suivre le courant de reflux qui ramenait les alliés sur la
Champagne. Schwartzenberg faisait déjà rétrograder les bagages jusqu'aux
défilés des Vosges. Les Russes de la garde de l'empereur qui le suivaient au
quartier général autrichien se retiraient à Langres. Les souverains étaient à
Chaumont. Soixante lieues d'espace et de liberté de mouvement avaient été
reconquises à Napoléon par le canon de Montereau. Le 23, il rentrait
vainqueur à Troyes sur les pas des Russes d'Alexandre. La ville délivrée le
recevait en triomphe. Témoin des terreurs de l'ennemi, elle croyait voir dans
le retour de. Napoléon un retour décisif de la victoire. XX Napoléon
lui-même partageait la confiance qui renaissait sur les pas de ses
invincibles bataillons. La paix, cette fois, était dans ses mains s'il se fût
hâté de la saisir. Il perdit du temps à se venger et à repousser dans
l'irritation et dans la terreur un parti que ses succès avaient assez puni,
les rares partisans de la maison de. Bourbon. Ce
parti jusque-là n'était qu'un souvenir, Napoléon, en le frappant, parut le
raviver. Il écrivit en lettres de sang le nom des Bourbons qu'il avait
intérêt à faire oublier, en dédaignant de vains symptômes sans force encore
sur les populations. Pendant
les jours de l'occupation de Troyes par l'ennemi, quelques anciens officiers
royalistes de l'émigration, le marquis de Vidranges, le chevalier de Gouault
et cinq ou six habitants de la ville, pressés de devancer une opinion encore
endormie, se présentèrent a l'empereur de Russie et lui demandèrent la
proclamation de la maison royale de leurs anciens maîtres sur le trône de
France. L'empereur laissa entrevoir une inclination vague et muette pour le
parti de ces souvenirs. Il ne voulut ni préjuger le sentiment de l'empereur
d'Autriche son allié, ni engager une parole qu'il aurait à retirer plus tard,
ni perdre par une espérance téméraire des hommes aventurés dans l'inconnu. Il
répondit que les hasards de la guerre étaient incertains, et qu'il ne se consolerait
pas de voir des hommes de bien sacrifiés à une tentative de détrônement de
son ennemi. La députation royaliste se retira, secrètement encouragée
peut-être par quelques officiers transfuges ou émigrés dans leur enfance,
attachés au quartier général de l'empereur de Russie. Tout se borna à un
petit nombre de cocardes blanches et de décorations de l'ordre de Saint-Louis
rattachées par quelques vieillards ou par leurs fils à leurs habits ou leurs
chapeaux. Le marquis de Vidranges partit à la suite de cette timide
démonstration pour la Franche-Comté, où le comte d'Artois s'était hasardé de
paraître à la suite et sous la sauvegarde des Autrichiens. Les complices de
son imprudence étaient restés à Troyes. XXI Napoléon, à son entrée dans la ville, demanda qu'on lui livrât les traîtres qui, en répudiant son nom, avaient, disait-il, fait cause commune avec les ennemis de leur patrie. M. de Gouault, envoyé à un conseil de guerre avant que l'empereur se fût assis, jugé, condamné, fusillé, malgré les instances de M. de Mégrigny, gentilhomme du pays, écuyer de Napoléon, expia de son sang la témérité de son enthousiasme pour ses anciens maîtres. On l'avait conduit au supplice la poitrine couverte d'un écriteau où on lisait le mot de traître. Le bruit de cette vengeance sur un homme isolé et sans complices, le lendemain de ces victoires qui rendaient César généreux, excita en France moins de terreur que de murmures. Que pouvait la vie ou la mort d'un vieux royaliste coupable de fanatisme ou d'illusions dans une querelle de l'Europe à son dominateur qui se jugeait non sur un champ de supplice, mais sur dix champs de bataille ? Napoléon aurait intéressé par l'indulgence, il attrista et indigna par la rigueur. Ce n'était pas la patrie qu'il couvrait par le sang répandu d'un homme, c'était sa dynastie. On trouva cet égoïsme cruel ; on se souvint du duc d'Enghien. |