Coup d'œil
rétrospectif sur le règne de Napoléon. — Napoléon en 1813. — Son retour à
Paris. — Les armées coalisées sur le Rhin. — Convocation du Conseil d'État le
11 novembre. — Le Conseil d'État décrète une levée de trois cent mille
hommes. — État de la France militaire. — Ouverture du Corps législatif. —
Discours de l'empereur au Corps législatif. — Propositions de Francfort. —
Fixation d'un congrès à Manheim. — Choix des commissaires chargés par le
Sénat et le Corps législatif de l'examen et du rapport des négociations. —
Choix hostiles et opposition du Corps législatif. — M. Lainé. — M. Raynouard.
— Adresse de M. de Fontanes. Cambacérès. — Adresse de M. Lainé. — Indignation
de Napoléon. — Savary. — Suppression de l'adresse du Corps législatif. — Sa
dissolution. — Réception du 1er janvier 1814. — Discours de l'empereur au
Corps législatif. — Reconstitution de la garde nationale de Paris. —
Présentation de Marie-Louise et de son fils aux officiers de la garde
nationale. — Allocution de Napoléon. — Marie-Louise. — Départ de Napoléon
pour l'armée le 23 janvier. — Schwartzenberg et Blücher passent le Rhin le 31
décembre. — Situation respective des alliés et de l'empereur. — Lassitude de
la France. — Arrivée de Napoléon à Châlons le 25 janvier.
I Le
règne de Napoléon se rétrécissait. On peut le définir en ces termes le vieux
monde reconstruit par un homme nouveau. Il recrépissait de gloire les siècles
usés. Son génie était un génie posthume. II fut le premier des soldats, non
des hommes d'État ; très-ouvert au passé, aveugle à l'avenir. Si l'on trouve
ce jugement trop rude, on peut se convaincre d'un coup d'œil de sa justesse.
Les hommes se jugent non leur fortune, mais à leurs œuvres. Il a eu dans la
main la plus grande force que la Providence ait remise dans la main d'un
mortel pour créer une civilisation ou une nationalité ; qu'a-t-il laissé ?
Une patrie conquise et un nom immortel. Il fut le sophisme de la
contre-révolution. Le
monde demandait un rénovateur, il s'en était fait le conquérant. La France
attendait le génie des réformes, et il lui avait donné le despotisme, la
discipline et l'uniforme pour toute institution. A la liberté de conscience
il avait répondu par un couronnement, un pacte simoniaque avec Rome, un
concordat. L'impiété
couvait sous les pompes officielles de son culte. Au lieu de chercher la
religion dans la liberté, il s'était trompé de huit siècles en parodiant le
rôle de Charlemagne, sans avoir ni la foi jeune ni la sincérité héroïque de
ce Constantin des Gaules et de la Germanie. Au besoin d'égalité de droits, il
avait répliqué par la création d'une noblesse militaire et d'une féodalité de
l'épée ; aux besoins de la pensée libre, par la censure et par le monopole de
la presse ; au besoin de la discussion, par le silence des tribunes, au pied
desquelles une représentation muette du peuple n'avait conservé d'autre droit
que le droit d'écouter et d'applaudir les organes de l'empereur.
L'intelligence languissait, les lettres s'avilissaient, les arts s'asservissaient,
les idées mouraient à ce régime. La victoire seule pouvait contenir
l'explosion de l'indépendance des peuples et de l'esprit humain. Le jour où
elle cesserait de dorer ce joug de l'univers, il devait paraître ce qu'il
était la gloire d'un seul, l'humiliation de tous, le reproche à la dignité
des peuples, l'appel à l'insurrection du continent. Elle avait cessé l'esprit
humain, le génie refoulé de la Révolution, l'indépendance des peuples, le
remords des nationalités détruites, l'orgueil des souverains humiliés,
étaient revenus sur les pas du conquérant vaincu du monde, et l'avaient suivi
de revers en revers jusqu'au-delà du Rhin, pour lui arracher non-seulement
l'Espagne, l'Italie, la Hollande, la Belgique, la Prusse rhénane,
l'Allemagne, la Suisse, la Savoie, mais la France même, longtemps
l'instrument, maintenant le champ de bataille de la dernière lutte de son
héros. II Napoléon,
dans les dernières années de sa domination, avait cédé aux séductions de sa
fortune. Il avait semblé baisser d'intelligence et d'activité à mesure que
son empire s'était agrandi. Séparé des hommes par la cour servile dont il
s'était entouré, toujours drapé dans son empire, comme s'il eût eu peur
d'oublier lui-même que le parvenu de son génie, circonvenu d'étiquette et
d'adulations de bas-empire, l'empereur, avait diminué l'homme. Sa campagne
d'Espagne avait ressemblé à une campagne de Darius ou de Louis XIV, voyant
tout de loin, commandant d'un geste, ne faisant rien que par ses lieutenants.
Sa campagne de Moscou avait embrassé le monde sans pouvoir l'étreindre. Il
l'avait dirigée avec mollesse, poursuivie avec aveuglement, achevée avec
insouciance, expiée avec insensibilité. Il n'y avait pas un officier de son
armée qui n'eût mieux conduit ou mieux ramené ces restes de sept cent mille
hommes dignes d'un autre Xénophon. Il était revenu en poste de la Bérézina
aux Tuileries, sans jeter un regard derrière lui. Il avait semblé tout céder
à la fortune du jour où elle ne lui accordait pas l'univers. Joueur qui avait
engagé le continent, et qui ne disputait plus rien après le grand coup perdu.
Sa diplomatie n'avait pas été moins aveugle et moins hésitante que sa
campagne. Il avait compté à la fois, en aventurant ses légions sous la menace
de l'hiver jusqu'à Moscou, sur la guerre et sur la paix sur la guerre, pour
arracher la paix à l'empereur Alexandre ; sur la paix, pour arracher son
armée aux hasards où sa témérité l'avait engagée. Accoutumé aux peuples
énervés de l'Orient et du Midi, qu'il avait facilement domptés, il s'étonnait
de trouver une nation décidée à incendier ses foyers plutôt que de les
assujettir à un maître. Il ne croyait pas à la résistance, à peine croyait-il
au climat. Il avait perdu au Kremlin les jours que l'automne laissait à sa
retraite. Ses généraux lui disaient Restez-y avec l'élite de vos troupes
pendant ce long hiver, ou hâtez-vous de vous replier sur une ligne
d'opérations en communication avec votre empire et vos renforts. Il n'avait
su prendre ni le parti de ce hardi cantonnement, ni le parti d'une prudente
retraite. Trompé par les illusions de paix dont il s'obstinait à s'endormir
lui-même, il n'était parti que chassé par les premières neiges, flanqué par
les Russes, harcelé par les Cosaques, exténué par la faim, séparé de ses
auxiliaires désaffectionnés, laissant chaque nuit sur la route des lambeaux
de son armée mourante. L'Allemagne, témoin de cette fuite, s'était dérobée à
sa main. Ses auxiliaires n'étaient que des vaincus. Sa déroute les rendait au
patriotisme. Il avait été assez fasciné de son propre prestige pour croire à
la fidélité de ses alliés après les revers. Il n'était pas encore entré aux
Tuileries que le faible noyau de son armée laissé par lui au commandement de
Murat était évanoui, et que Murat lui-même avait quitté son commandement pour
aller à Naples méditer sa défection pour sauver son trône. III Son
audace plus que son génie avait paru se ranimer dans la campagne d'Allemagne
de 1813. Dresde et Leipzig avaient été des victoires et des revers dignes de
son nom. Une paix était encore dans ses mains. Mais une paix humiliée ne
pouvait satisfaire un homme dont la renommée de général invincible était le
titre au respect de l'Europe et au trône absolu de la France. Il avait compté
encore sur l'impossible. Il avait négligé de faire revenir d'Espagne et
d'Italie ses vieilles légions aguerries, de peur de paraître abandonner une
seule de ses pensées de monarchie universelle. Se replier et se concentrer,
c'était avouer qu'il était vaincu et qu'il sentait sa faiblesse. II ne la
sentait pas, ou il ne voulait pas en faire l'aveu à la France. Il l'avait
sans cesse entretenue de miracles, il lui en promettait de nouveaux il s'en
promettait à lui-même. Il s'était tant fait diviniser par ses flatteurs qu'il
avait fini par croire à la divinité de son nom. De là la rupture de toutes
négociations sérieuses avec le continent, la dissémination de ses armées de
Madrid à Amsterdam, la faiblesse et l'inexpérience de ses troupes en France
au moment où les armées confédérées passèrent le Rhin. IV Alors
il cessa d'être dieu et redevint homme. La honte d'avoir amené les armées de
l'Europe sur le sol de la patrie pour unique résultat de tant de victoires
payées par le sang français, la douleur de régner sur cet empire dont chaque
habitant pouvait lui demander compte de ses foyers violés, le respect de son
nom militaire, l'habitude invétérée des prodiges, le patriotisme souffrant de
ce grand peuple qui, tout en accusant son souverain, se personnifiait encore
dans son général, le dévouement de ses vieux lieutenants et de ses jeunes
troupes, fières de combattre sous les ordres et sous les yeux du génie de la
guerre, les illusions tombées qui lui rendaient la vue claire du péril et des
ressources, le champ de bataille de la France si bien étudié et dont chaque
ville, chaque village, chaque sillon allait lui rappeler qu'il combattait
pour le foyer national enfin cette femme, cet enfant, ce trône à leur laisser
ou à perdre, le désespoir de la nature et de l'ambition dans son cœur, lui
rendirent tout ce qu'il avait perdu dans le long vertige de la prospérité. Il
oublia les dix années de toute-puissance et d'orgueil, il jeta son sceptre et
son manteau de parade, il reprit son uniforme et son épée. Il se refit soldat
pour reconquérir l'empire ou pour succomber avec toute sa gloire. Ce fut le
jour de son caractère, les autres n'avaient été que ceux de sa fortune.
L'historien le plus prévenu le salue grand dans cet effort suprême pour
retenir la fortuné qui s'en allait. Il rajeunit de dix ans. Son âme engourdie
par le trône triompha de l'affaissement de son corps. On ne revit pas. le
Bonaparte de Marengo, mais on revit en lui un autre Napoléon. V L'empire
l'avait vieilli avant le temps. L'ambition satisfaite, l'orgueil assouvi, les
délices des palais, la table exquise, la couche molle, les épouses jeunes,
les maîtresses complaisantes, les longues veilles, les insomnies partagées
entre le travail et les fêtes, l'habitude du cheval qui épaissit le corps,
avaient alourdi ses membres et amolli ses sens. Une obésité précoce le
chargeait de chair. Ses joues autrefois veinées de muscles et creusées par la
consomption du génie étaient pleines, larges, débordaient comme celles
d'Othon dans les médailles romaines de l'empire. Une teinte de bile mêlée au
sang jaunissait la peau, et donnait de loin comme un vernis d'or pâle au
visage. Ses lèvres avaient toujours leur arc attique et leur grâce ferme,
passant aisément du sourire à la menace. Son menton solide et osseux portait
bien là base des traits. Son nez n'était qu'une ligne mince et transparente.
La pâleur des joues donnait plus d'éclat au bleu des yeux. Son regard était
profond, mobile comme une flamme sans repos, comme une inquiétude. Son front
semblait s'être élargi sous la nudité de ses cheveux noirs effilés, à demi
tombés sous la moiteur d'une pensée continue. On eût dit que sa tête,
naturellement petite, s'était agrandie pour laisser plus librement rouler
entre ses tempes les rouages et les combinaisons d'une âme dont chaque pensée
était un empire. La carte du globe semblait s'être incrustée sur la
mappemonde de cette tête. Mais elle commençait de s'affaisser. Il l'inclinait
souvent sur sa poitrine en croisant les bras comme Fréderic II. Il affectait
cette attitude et ce geste. Ne pouvant plus séduire ses courtisans et ses
soldats par la beauté de la jeunesse, on voyait qu'il voulait les fasciner
par le caractère inculte, pensif et dédaigneux de lui-même, de son modèle
dans les derniers temps. Il moulait la statue de la réflexion devant ses
troupes, qui l'avaient surnommé le Père la Pensée. Il se donnait la pose du
destin. Quelque chose de brusque, de saccadé, de sauvage dans les mouvements
révélait son origine méridionale et insulaire. L'homme méditerranéen éclatait
à tout instant sous le Français. Sa nature, plus grande et plus forte que son
rôle, débordait de toutes parts en lui. Il ne ressemblait a aucun de ces
hommes dont il était entouré. Supérieur et différent, homme du soleil, de la
mer, des champs de bataille, dépaysé jusque dans son palais, et étranger
jusque dans son empire. Tel était à cette époque le profil, le buste, la
physionomie extérieure de Napoléon. VI Depuis
deux ans, son retour a Paris, autrefois triomphal, était soudain, nocturne,
triste. Il arrivait sans être attendu, comme s'il eût voulu surprendre ou
devancer une révolution. Il était rentré ainsi, vaincu mais non atterré, la
nuit du 9 novembre 1813. Ses armées étaient évanouies ; les armées coalisées
touchaient au Rhin. Elles semblaient s'arrêter indécises et comme étonnées de
leurs victoires, sans savoir encore si elles oseraient le franchir. La France
n'était réellement plus gardée que par l'ombre de ses légions détruites, par
ce fleuve, par ses places fortes et par les montagnes des Vosges. Mais la
police de l'Empire était si implacable, et le silence de l'opinion si imposé,
que la masse de la population ignorait toute vérité, même dans les faits, et
que l'écroulement de l'Europe sur nous ne se révélait dans l'intimité que par
un sourd et vague chuchotement à voix basse. L'espionnage et la délation
étaient devenus deux institutions du despotisme. Les physionomies mêmes
craignaient de se trahir. Annoncer une défaite de l'empereur eût été un crime
de lèse-majesté contre sa fortune. Il y avait un arrière-souvenir de la
terreur de 1793 dans le gouvernement de cet homme, qui avait vécu, grandi et
pratiqué les hommes de ce temps. Les promptes justices, les cachots, les
prisons d'État, les conseils de guerre, le sang même, n'étaient pas des
habitudes de gouvernement si loin de ses ministres qu'on n'eût plus à les
redouter. On allait le voir peu de semaines après dans la capitale de la
Champagne. VII Napoléon
donna le lendemain à sa femme, à son fils, à sa famille, à ses confidents. Il
était résolu à prévenir le murmure par l'audace, et à dompter l'opposition
naissante par un redoublement d'exigence et de tyrannie envers l'opinion. De
peur d'être accusé il arrivait accusateur. II convoqua le 11, aux Tuileries,
son Conseil d'État. Ce conseil était composé d'hommes habiles, spéciaux,
rompus aux affaires, roides aux subordonnés, souples au maître. La plupart
étaient des hommes de lumière et de talent sans caractère trempé dans la
résistance ; beaucoup des hommes de la Convention, quelques-uns de la
terreur, un petit nombre régicides. Mais ceux-là s'étaient trop vendus à
l'Empire et ils avaient trop renié la liberté pour pouvoir reculer jamais
dans la révolution. Napoléon les tenait par l'apostasie il les montrait au
peuple comme des enseignes de démocratie et comme des gages de révolution
mais lui les regardait sans crainte, comme des instruments de domination
incapables désormais d'un autre rôle que de populariser la servitude. Quelle
que fût leur habitude de sourire au maître et de féliciter la circonstance
par une banale affectation de joie, les ministres et les conseillers d'État
n'avaient pas eu le temps de composer leurs visages. Leur physionomie et leur
silence trahissaient leur embarras. Ils ne savaient pas encore si Napoléon
voulait des condoléances ou des encouragements. Ils commençaient aussi à
accuser tout bas une fortune qui, en s'obstinant ainsi, compromettait leur
propre fortune. Ils étaient indécis et mornes. Napoléon savait leurs
dispositions par son ministre de la police. Il avait résolu de les étonner
par la rudesse de ses aveux et de dépasser leurs craintes par l'exagération
des désastres. L'Europe armée, qui arrivait sur ses pas, ne permettait plus
la dissimulation. Il affecta la confiance, l'abandon, la plainte contre le
destin et contre les hommes. Il s'appliqua à jeter la terreur dans l'âme de
ses courtisans liés à son sort ; pour que cette terreur leur inspirât le
courage désespéré des conseils qu'il voulait d'eux. VIII Il
commence par adresser, en termes injurieux, des reproches sévères et
inattendus à quelques-uns de ses ministres de second ordre, comme un
sacrifice à la colère des événements, et pour que la foudre tombée sur
ceux-là rassurât et ralliât les autres. Il demande que les impôts soient
doublés. Un léger murmure l'irrite. « L'impôt, répond-il avec audace, n'a
point de limites. Il peut suivre les proportions du danger- de la patrie. Il
n'a de mesure que les besoins du gouvernement. Les lois qui disent le contraire
sont de mauvaises lois. » On se tait et on accepte. Il propose de lever sur
les populations une nouvelle conscription de trois cent mille hommes déjà
exemptés du service et rentrés depuis quatre ans dans leurs familles. Un
silence lui révèle l'étonnement du conseil devant cette nouvelle décimation
de la jeunesse. Un seul, plus servile que ses collègues, s'incline en
attestant le salut de l'Empire. Napoléon, pour qui tout ce qui n'est pas
l'enthousiasme paraît résistance, contracte ses sourcils et pâlit. Il ne veut
pas être obéi seulement, il veut être approuvé. Un autre approbateur se
trouve ; il ose reprocher courageusement à l'empereur de parler de frontières
envahies, comme si l'aveu même d'un revers était un attentat à
l'inviolabilité de son étoile. L'évidence de l'invasion lui paraît plus
irrespectueuse à avouer qu'à subir. La France, même conquise ; doit croire
encore que son maître ne peut être vaincu. Napoléon, préparé à cette
obséquiosité de ses courtisans, affecte de repousser avec dédain cette réticence
« Pourquoi, dit-il, ces ménagements envers la vérité ? Il faut tout
dire. Wellington n'est-il pas entré dans le Midi ? Les Russes ne menacent-ils
pas le Nord ? Les Autrichiens, les Allemands, mes provinces de l'Est ? »
Puis, avec un accent qui simulait l'accent de la Marseillaise de 1792,
qu'il aurait voulu réveiller « Wellington est en France Quelle honte Et
on ne s'est pas levé pour le chasser » Comme s'il eût laissé pour se lever en
France autre chose que le sol lui-même. « Tous mes alliés m'ont
abandonné, reprit-il en paroles entrecoupées et avec des regards de reproche
au ciel. Les Allemands m'ont trahi Ils ont voulu me couper ma retraite. Aussi
comme on les a massacrés ! Non, point de paix que je n'aie brûlé leur
capitale. Un triumvirat s'est formé dans le Nord. le même qui a partagé la
Pologne. » — Comme s'il n'avait pas assuré lui-même les lambeaux de cette
Pologne partagée et de Venise asservie à l'Autriche. — « Point de trêve que
ce triumvirat ne soit rompu ! Je veux trois cent mille hommes ; je formerai
un camp de cent mille hommes à Bordeaux, un à Lyon, un à Metz. J'aurai ainsi
un million d'hommes ! Mais je veux des hommes faits et non des enfants qui
encombrent mes hôpitaux et meurent sur mes routes. « —
Oui, Sire, dit un conseiller, il faut que l'ancienne France nous reste. »
Napoléon s'indigne d'être si peu compris et de voir la résignation de son
conseil le borner à ce cœur de l'Empire. « Et la Hollande donc s'écrie-t-il
en frappant du poing le bras de son fauteuil ; s'il me fallait abandonner la
Hollande, j'aimerais mieux la rendre à la mer ! Conseillers d'État, il faut
de l'élan ! Il faut que tout le monde marche Vous êtes pères de famille, vous
êtes les chefs de la nation c'est à vous de lui donner l'élan... » Aucun
élan ne se trahit dans leur attitude. Napoléon les regarde et reprend comme
s'il eût entendu le mot qui l'obsède, bien que personne ne l'eût prononcé «
On parle de paix, je crois ; je n'entends que ce mot de paix quand tout
devrait crier guerre ! » Son
conseil décréta sans observation les trois cent mille hommes. Napoléon les
congédia avec le mot d'ordre de l'enthousiasme. L'abattement y répondit. Il
s'occupa, avec son activité fiévreuse, de rassembler autour des faibles
noyaux de corps qu'il avait laissés sur le Rhin, en Belgique et en Hollande,
les restes de troupes aguerries qu'il avait sous la main, les détachements de
sa garde et les nouvelles levées en dépôt dans les garnisons de l'intérieur.
Mais, à l'exception de ses vieilles bandes, réduites à environ quatre-vingt
mille hommes, tout résistait à sa main par l'épuisement et l'inertie de
l'Empire. Il donnait des ordres au néant. Il dirigeait des contingents
chimériques. Il comptait des hommes sur ses routes d'étape et dans ses camps
il n'avait que des chiffres sur ses états. Ses nuits, consommées ainsi,
étaient stériles pour le jour. II se donnait dans ses conseils, dans sa
capitale et dans son palais, le même mouvement qu'à l'époque où il remuait le
monde du fond de son cabinet, et il ne remuait plus que lui-même. La France
militaire était morte sur les champs de bataille de l'Allemagne, de l'Espagne
et de la Russie. Elle n'avait plus que son général. JI continuait de parler à
des légions qui n'existaient plus. Son palais était devenu le palais de ses
rêves. Il était seul avec l'ombre de son ancienne toute-puissance et avec son
invincible volonté. Il marchait : rien ne le suivait. IX Dans
ses paroles à son Sénat, il fut aussi impératif qu'aux jours de ses
victoires. Sûr d'avance de la servilité de ces hommes usés par la Révolution
et vieillis dans l'adulation, il leur intima ses volontés. Ils se hâtèrent de
les convertir en sénatus-consultes. Il appela le Corps législatif à Paris
pour le 19 décembre ; mais il craignit que ces représentants muets des
départements, trempés de plus près dans la désaffection générale,
n'élevassent par l'organe de leur président une voix importune. Il prévit
qu'ils pourraient choisir pour les présider un homme indépendant. Il leur
enleva le droit de nommer leur propre président. M. Molé était ministre de la
justice ; jeune, d'un nom illustre, d'un talent précoce, d'une opinion
adaptée au temps, poussant le zèle de la monarchie jusqu'au paradoxe du
despotisme, osant beaucoup pour plaire, tout pour servir, il se chargea de
justifier aux yeux de l'opinion ce caprice du maître. Il parla des regards de
l'empereur, qui pourraient être étonnés par le visage d'un président inconnu.
Il allégua le danger, pour un homme nouveau, d'ignorer ou d'enfreindre les
étiquettes consacrées du palais. L'Empire, dans sa décadence, s'attachait,
comme l'empire byzantin, aux dernières puérilités du trône. On ne savait
lequel s'avilissait davantage, dans de pareilles audaces, du despotisme ou de
la nation. On jouait avec des institutions de dix ans aux excès d'orgueil des
vieilles monarchies. La dignité humaine riait de sa propre dégradation. Le
Corps législatif s'ouvrit. X La
nation espérait peu de cette ombre de représentation. La constitution la
condamnait au silence. Voter d'un vote muet sur les projets de lois présentés
par le gouvernement, donner la sanction à des ordres était toute
l'attribution de cette assemblée. Napoléon lui-même avait eu soin de la
définir un Conseil législatif, non une représentation souveraine. Ce serait
une prétention criminelle, avait-il dit, de croire représenter la nation
avant l'empereur. Cependant .la nation attendait plus du Corps législatif que
du Sénat. Si un murmure pouvait s'échapper de tant de contrainte, c'était de
là. Ces hommes apportaient au moins à Paris l'impression des souffrances et
des humiliations du pays. Napoléon épiait et surveillait ce murmure.
Jusque-là il avait été couvert par les perpétuelles félicitations. Cette
fois, il voulait plus il demandait des obéissances et des dévouements
suprêmes. En les arrachant, il pouvait arracher un cri de douleur. Il avait
tout combiné pour l'étouffer avec ses complaisants. Il
désigna pour présider le Corps législatif un jurisconsulte éminent, assoupli
à sa main par les faveurs et les dignités, Régnier, duc de Massa. Il parut
avec une pompe toute militaire à la séance d'ouverture. Il lut un discours
dont les mots étaient calculés pour être entendus à double sens, par le
peuple comme des gages de paix, par les corps constitués comme des sommations
de concours énergique à la guerre. Il affecta à la fin une abnégation
d'ambition et un esprit de père de famille de nature à faire bien espérer de
sa longanimité dans les négociations. Il y eut de la sagesse de l'homme mûr
et de la lassitude du soldat fatigué dans son accent. Il y eut même une
mélancolie qui rappelait celle de sa jeunesse et qui attendrissait le
ressentiment. « J'avais
conçu, dit-il, et exécuté de grands desseins pour la prospérité et le bonheur
du monde » Ici il s'arrêta, comme pour laisser à la pensée le temps de
parcourir en silence ses revers et de mesurer sa chute. Puis il reprit avec
gravité « Monarque et père, je sens ce que la paix ajoute à la sécurité du
trône et à celle des familles. Des négociations ont été entamées avec les
puissances coalisées. J'ai adhéré aux bases préliminaires qu'elles ont
présentées. J'avais donc l'espoir qu'avant l'ouverture de cette session le
congrès de Manheim serait réuni. Mais de nouveaux retards, qui ne peuvent
être attribués à la France, ont différé ce moment que presse le vœu du monde.
Mes orateurs vous feront connaître ma volonté sur cet objet. Les pièces
relatives aux négociations vous seront communiquées. » Il
sortit. Une profonde incrédulité, cachée sous une feinte confiance, avait
accueilli ses paroles. On savait que les négociations n'étaient que le rideau
derrière lequel l'Europe et lui voilaient les préparatifs d'une guerre
suprême. Une fois levée contre lui, l'Europe ne pouvait se rasseoir
obéissante sous sa main. Une fois dépouillé aux yeux de la France de son
prestige et de ses conquêtes, il ne pouvait plus la gouverner. Couronné par
les victoires, les défaites le découronnaient. Il le savait il ne présentait
à la France l'idée de paix que pour lui arracher les derniers moyens de
guerre. Il ne pouvait reconquérir son trône que sur de nouveaux champs de
bataille. Une fois vainqueur, il ne pouvait s'arrêter. Toute paix était une
déchéance pour un soldat qui avait possédé le continent. Ce n'était pas une
paix, c'était une seconde toute-puissance qu'il rêvait. Deux ou trois
journées heureuses suffisaient pour la lui rendre. La fortune ne pouvait-elle
pas refaire ce qu'elle avait fait ? Les négociations n'étaient sérieuses ni
aux Tuileries ni au quartier général des alliés. On amusait des deux côtés
les regards les alliés, de l'Europe ; Napoléon, de la France. XI Au
moment où les armées des puissances coalisées touchaient au Rhin sans oser
encore le franchir, le prince de Metternich, ministre tout-puissant en
Autriche, se souvint que l'impératrice Marie-Louise était la fille de son
empereur. Le Rhin une fois franchi, le détrônement de Napoléon devenait une
des conséquences de la victoire. En détrônant Napoléon, elle pouvait
entraîner le trône de Marie-Louise. C'était un danger pour la politique
autrichienne, qui perdrait ainsi l'alliance intime de la France, les bénéfices
d'une régence dans sa maison, le patronage autrichien d'un enfant, empereur
des Français. Ce serait de plus une honte de famille et un déchirement pour
le cœur de l'empereur François. Le prince de Metternich, longtemps mêlé à la
cour de Napoléon, tour à tour brusqué ou caressé par les princesses du sang
de Napoléon, ne partageait pas contre cette cour des parvenus de la victoire
les antipathies de la vieille Europe. Il craignait de plus le désespoir d'un
homme de génie placé par un refus d'accommodement entre le trône et la mort.
Enfin il était diplomate il aimait à attirer le destin à lui. Il fit une
ouverture à M. de Saint-Aignan, un des ministres les plus accrédités de
l'empereur Napoléon en Allemagne. Arrêté à Weymar, M. de Saint-Aignan fut
amené au quartier général. M. de Metternich l'appela à Francfort. Là, il lui
dicta une note qui disait a Napoléon à quelles conditions l'Europe traiterait
encore avec lui. Les ministres des différentes puissances donnèrent leur
adhésion aux principes de cette négociation. M. de Metternich était sincère,
car il était intéressé. Les autres feignirent de croire à la possibilité
d'une telle paix. Ils étaient trop éclairés pour l'espérer ou pour la
craindre. L'âme de Napoléon vaincu ne pouvait pas se contenir dans les
limites qu'on affectait de lui tracer. Ces
limites étaient celles de l'ancienne France. Napoléon devait renoncer à toute
souveraineté en Allemagne, au-delà du Rhin, en Espagne, en Italie, en
Hollande. A ce prix on traiterait mais on ne suspendrait pas les opérations
militaires pendant les négociations. XII C'est à
cette note que Napoléon avait répondu en désignant Manheim comme lieu de
réunion du congrès. Cette acceptation d'une retraite générale de l'Europe sur
le sol de la vieille France, trop étroit pour porter l'empire, annonçait
assez que ce congrès n'était pour Napoléon qu'une illusion qu'il voulait
laisser a son peuple. Il n'y avait pas six mois qu'il avait refusé à Dresde
la moitié du continent. Il fit plus, il adhéra quelques jours après aux bases
mêmes énoncées dans la note des puissances. Les lettres et les réponses se
croisèrent avec une lenteur qui indiquait des deux côtés la crainte de
s'engager plus étroitement. Le congrès de Manheim ne s'ouvrit pas. Les jours
et les événements avaient marché. Ce sont ces lettres échangées pour la
fixation d'un centre de négociation que Napoléon appelait les pièces de la
négociation. Il les fit remettre au Sénat et au Corps législatif à la fois.
Ces deux corps nommèrent des commissaires pour faire le rapport de ces
documents et pour exprimer l'opinion des sénateurs et des députés sur la
situation. Les ministres, les conseillers et les courtisans s'efforcèrent de
diriger les voix sur des hommes sûrs, c'est-à-dire sur. des esprits énervés
et sur des caractères vendus. XIII Le
Sénat nomma sans délibérer ceux de ses membres que leurs antécédents
diplomatiques et leur mérite éminent semblaient désigner le mieux pour cette
étude de l'Europe. M. de Talleyrand, homme à deux faces, dont aucune ne
trahissait l'autre, capable de cacher un sous-entendu à l'Europe sous une
déclaration ambiguë à Napoléon. Il commençait à pressentir la chute, et
cherchait de l'œil un terrain nouveau, sans abandonner encore du pied
l'ancien sol. M. de Fontanes, poète élégant et médiocre, orateur d'apparat,
habile à draper de phrases antiques les rudes volontés de son maître, Cicéron
habituel du nouveau César, mais Cicéron après sa prostration devant la
fortune. Il n'aimait pas la liberté, qu'il confondait avec la démagogie
révolutionnaire. Poursuivi par elle en 1793, il s'était jeté sous le sabre de
l'empereur. Il osait tout de cet asile contre toute liberté. Il avait fait
une dignité de la flatterie. La sienne était souple, mais jamais basse ;
esprit droit et âme littéraire, en qui le métier d'adulateur avait éteint
l'indépendance, non l'honnêteté. Le général Beurnonville, vieux soldat des
guerres de la république, espèce de Dumouriez sans la trahison. Des souvenirs
de liberté se mêlaient en lui à l'habitude de discipline d'esprit du
militaire. M. de Saint-Marsan, d'une haute noblesse de Turin, Français par
les services, Italien par l'esprit un de ces hommes que Napoléon avait
nationalisés par leur mérite, compromis dans sa destinée, et qui ne
retrouveraient plus de patrie après l'Empire. Barbé-Marbois enfin, vieillard
indépendant et hardi, député jadis du 18 -fructidor, délivré de la
proscription par le Consulat, et qui décorait le Sénat de la probité de son
caractère et de l'illustration de ses malheurs. On pouvait attendre d'une
telle élite de commissaires un juste mélange de liberté d'opinion et de
déférence de volonté sous une grande décence de langage. Le Sénat ne pouvait
plus flatter, il n'osait pas encore avertir. XIV Les
choix du Corps législatif signifièrent un autre esprit. L'opinion encore
sourde n'osant pas s'exprimer par des paroles, s'exprimait du moins par le
scrutin. Ce scrutin élimina pour la première fois tous les noms notoirement
serviles. Les adulateurs habituels frémirent et s'indignèrent d'être écartés,
ils allèrent porter leurs plaintes à Cambacérès et au duc de Rovigo, ces
oreilles de l'empereur. MM. Lainé, Raynouard, Gallois, Maine de Biran,
Flaugergues, sortirent à une immense majorité du scrutin. Ces noms, qui
auraient été un gage de sagesse et de force aux yeux d'un gouvernement
tempéré, parurent une menace à la cour de l'empereur. Ils étaient
indépendants, donc ils étaient une révolte. M.
Lainé était de Bordeaux. Digne par son éloquence de ce forum illustré par
Vergniaud, il avait la grandeur d'âme de l'orateur girondin. Il n'aurait eu
ni son indolence, ni sa faiblesse. Né dans les Landes, homme rural, vivant
dans une médiocrité stoïque au milieu des champs et loin des bassesses,
absorbé dans la contemplation des grandes choses, élevé par le spectacle de
la nature à l'adoration du type divin, nourri de l'histoire, trempé dans les
préceptes des stoïciens et dans les mépris de Tacite pour les vices de son
temps, M. Lainé avait sa fierté sans avoir rien de son amertume. C'était
l'orateur et le philosophe antique transplanté avec la douceur d'âme du
chrétien dans les choses modernes. Son courage n'était jamais le
bouillonnement de la colère, mais l'intrépidité du devoir. La nature avait
fait cet homme et l'avait tenu en réserve pour porter la première atteinte au
despotisme. Il n'était point du parti des Bourbons, il était républicain de
nature et d'inclination. La raison seule le fit plus tard servir des rois.
Pour qu'il condescendît à s'approcher des cours, il fallait que sa conscience
lui montrât dans le trône la patrie. Je ne flatte pas sa tombe, je la vénère.
Elle enferme un grand vestige de l'humanité. XV M.
Raynouard était de Toulouse. Une tragédie mémorable, les Templiers,
avait illustré tard son nom. C'était un poète austère, studieux, un peu rude.
Ses vers avaient la rigidité de son caractère. Son caractère avait la
naïveté. la simplicité et l'élévation de son talent. Il ne séparait pas le
génie de la vertu. Homme d'un aspect inculte, peu fait pour plaire, incapable
de flatter, il nourrissait contre le despotisme de Napoléon la haine sourde
mais âpre qui vient du respect pour la dignité d'une nation. Le despotisme
lui paraissait moins une oppression qu'une insulte à la nature humaine.
Estimé de ses collègues, il parlait avec une liberté mâle, il écrivait avec
une sauvage rudesse d'expression. Les trois autres étaient des hommes
d'opposition philosophique et calme, comme il convenait à une opposition sans
tribune, sans orateurs et sans journaux. XVI M. de
Fontanes, à la fois confident de l'empereur et rapporteur du Sénat, satisfit
le trône et l'opinion par une de ces phrases où l'opinion trouvait le mot de
paix, où l'empereur trouvait l'absolution de la guerre. « La paix, disait le
Sénat, est le besoin de la France et de l'humanité. Si l'ennemi persiste dans
son refus, eh bien nous combattrons pour la patrie entre les tombeaux de nos
pères et les berceaux de nos enfants. » Quand de telles paroles ne sont
scellées que par la défection à deux mois de distance, elles se conservent
dans l'histoire des peuples, non comme des serments, mais comme des parjures
de l'éloquence. Le
Corps législatif fut plus lent. Le murmure avait besoin d'éclater et peine à
sortir. Il éclata enfin malgré les menaces de M. Regnier, duc de Massa, et
les caresses de Cambacérès. Cambacérès, un des muets de la Convention pendant
la terreur, avait laissé dans une ambiguïté favorable à son caractère son
vote- dans le procès de Louis XVI. Après la Convention, il s'était voué à
Bonaparte avec le pressentiment de la faiblesse qui cherche un appui.
Bonaparte estimait sa capacité et ne redoutait rien de son courage. Nul ne
savait mieux que Cambacérès se plier aux seconds rôles. Il enlevait ainsi
toute jalousie au premier. Napoléon l'avait élevé aussi haut que possible
sans craindre de le rapprocher. La subordination de caractère chez Cambacérès
faisait partie de la flatterie. Il y avait de l'Alcibiade vieilli dans ce
prince de nouvelle date, archichancelier de l'Empire, sorte de vice-roi civil
que le souverain laissait à Paris pendant ses campagnes lointaines pour le
représenter à la tête du Conseil d'État et lui répondre de la France.
Cambacérès affectait quelques ridicules pour donner à l'empereur des gages
contre son ambition. Un homme ainsi jeté aux railleries de la cour et aux
rires du peuple pouvait être utile, jamais dangereux. Cambacérès acceptait et
semblait rechercher ces ridicules. Il se promenait tous les soirs en costume
de la vieille cour, accompagné de deux chambellans grotesques, la tête
découverte, coiffés et poudrés comme nos pères, dans les galeries du
Palais-Royal. Les filles perdues, les enfants et les étrangers suivaient ce
groupe de leurs regards et de leurs huées. Il recherchait la célébrité
d'Apicius, il exigeait l'étiquette, les génuflexions et-les titres des plus
vieilles aristocraties autour de lui. Il était le génie suranné du cérémonial
dans une monarchie de parvenus. Il essayait les costumes de l'Empire. Mais
sous ces futilités de courtisan Cambacérès cachait une âme honnête, un
caractère humain, une science réelle, un ferme esprit de gouvernement. On le
raillait, mais on l'estimait. Voilà l'archichancelier. XVII Il
n'essaya pas dans les discussions secrètes du Corps législatif de nier la
lassitude de la nation, mais d'en amortir l'expression dans l'adresse. Le
fantôme de la Révolution l'avait fait reculer jusque dans l'avilissement et
dans l'adoration du despotisme. Il craignait tout ce qui ressemblait à une
sincérité, de peur de donner jour à une liberté. Il conjura les députés de
penser tout bas. Il accorda le besoin général de paix mais il contesta à la
commission le droit d'élever la voix, même pour exprimer une souffrance du
peuple. M.
Lainé avait l'attitude modeste et réfléchie de son caractère. Son geste
contenu et sobre semblait, en approchant ses bras de sa poitrine, attester
les convictions consciencieuses de son cœur. Sa tête inclinée n'avait rien du
défi du tribun. Sa voix avait la gravité et le tremblement nerveux de ses
pensées. Il s'indigna de tant de sous-entendus commandés aux organes d'un
peuple devant son maître. « Non, s'écria-t-il avec douleur, non, il faut
relever enfin le Corps législatif si longtemps déprimé ; il faut faire
entendre le cri du peuple pour la paix il faut faire éclater ses gémissements
contre l'oppression » A l'exception d'une cinquantaine de députés rivés par
les dignités au despotisme, ou tremblants de lâcheté devant la colère de
l'empereur, tous les cœurs avaient parlé par la voix de M. Lainé. On le
chargea du rapport. Il fut adopté. C'était à mots couverts le rappel à la
constitution, une timide insurrection des âmes contre l'excès de
l'asservissement, le droit de plainte, le dernier droit des peuples
revendiqué, au moins, par ses représentants, un souvenir lointain de
l'assemblée du Jeu de Paume à Versailles, mais sous le sceptre d'un maître en
armes et dans un palais entouré de prétoriens. XVIII M.
Lainé osait dire au nom du Corps législatif a On éprouve, au milieu des
désastres de la guerre, un sentiment d'espérance en voyant les rois et les
nations prononcer à l'envi le mot de paix. Les déclarations des puissances
s'accordent en effet, messieurs, avec le vœu si universel de l'Europe pour la
paix, et avec le vœu si généralement exprimé autour de chacun de nous dans
les départements, vœu dont le Corps législatif est l'organe naturel. « Cette
paix, qui peut donc en retarder 1es bienfaits ? Nous avons pour premiers
garants des desseins pacifiques de l'empereur, l'adversité, ce conseil
véridique des rois. Les moyens qu'on nous propose pour repousser l'ennemi et
pour conquérir la paix seront efficaces, si les Français sont convaincus que
leur sang ne sera plus versé que pour défendre la patrie et ses lois
protectrices. « Mais
ces mots de paix et de patrie retentiraient en vain, si l'on ne garantit les
institutions qui créent l'une et qui maintiennent l'autre. « Votre
commission pense qu'il est indispensable qu'en même temps que le gouvernement
proposera les mesures les plus promptes pour la sûreté de l'État, l'empereur
soit supplié de maintenir l'entière et constante exécution des lois qui
garantissent aux Français les droits de la liberté, de la sûreté, de la
propriété, et à la nation le libre exercice de ses droits politiques. Cette
garantie nous paraît le moyen le plus efficace de rendre aux Français
l'énergie nécessaire à leur propre défense. « Nous
voulons lier le trône et la nation, afin de réunir leurs efforts contre
l'anarchie, contre l'arbitraire et contre les ennemis de la patrie. « Si
la première pensée de l'empereur dans de graves circonstances a été d'appeler
autour du trône les députés de la nation, notre premier devoir n'est-il pas
de rapporter au monarque la vérité et le vœu du peuple pour la paix ? » Cette
expression de députés de la nation était une révolution tout entière. Le 18
brumaire réapparaissait et se vengeait dans un mot. XIX C'était
la première fois que Napoléon rencontrait une âme insurgée contre sa volonté
depuis le jour où il avait tout affaissé sous le sceptre. Il eût mieux valu
sans doute que ce reproche, contenu dans un cri national, se fût élevé
pendant qu'il opprimait le monde, qu'au moment où il déclinait vers sa
catastrophe, et où la France elle-même tombait avec lui. Mais M. Lainé
n'était coupable d'aucune de ces adulations courtisanesques. Son âme avait
été un murmure et une révolte continuelle contre la dégradation civile dans
son pays ; il avait le droit de tout dire, à toute heure. Il le disait en
homme libre, et non en tribun. Les nations, d'ailleurs, envers lesquelles on
n'a pas été généreux, ne sont pas généreuses elles-mêmes quand elles se
redressent sous la puissance qui déchoit. Elles profitent de la faiblesse de
leurs tyrans pour exécrer la tyrannie. Ce n'est pas la magnanimité sans
doute, mais c'est le destin. XX Napoléon
sentait qu'il n'était plus Napoléon si cette voix indépendante de l'orateur
du Corps Législatif n'était pas à l'instant étouffée par l'éclat de la
sienne. Il poussa un cri de fureur simulée ou réelle. Il remplit son palais,
son conseil, ses conversations du retentissement de son insulte. Il s'efforça
de faire monter l'indignation officielle de ses courtisans et de la nation à
la hauteur de son ressentiment. Il intima à ses ministres et à ses familiers
l'ordre d'imiter et de propager les échos de sa colère. La publicité asservie
ne fut qu'un cri contre l'insolence de M. Lainé. Le ministre de la police
était Savary, duc de Rovigo. C'était un ancien compagnon d'armes de
l'empereur. Son mérite était dans un dévouement personnel et aveugle aux
caprices et aux intérêts du maître. Ce dévouement sans restriction avait été
éprouvé par Napoléon à des services qui perdent l'amitié elle-même. Le duc de
Rovigo avait son nom attaché au procès nocturne du duc d'Enghien. Jugé comme
un assassin, le jeune prince était tombé dans les fossés de Vincennes, sous
les balles d'une commission militaire rassemblée par ordre de Napoléon. Il
avait été enlevé sur le sol étranger par un crime contre le droit des gens.
Sa captivité avait été semblable à une trahison, sa mort semblable à un
forfait. Son sang criait et criera de siècle en siècle contre son meurtrier.
Bien que Savary n'eût fait qu'obéir, il y a des obéissances qui s'appellent
justement ou injustement des complicités. Cette justice ou cette injustice de
l'opinion est la responsabilité des instruments de tyrannie. Il serait trop
commode de la servir, si un acte devenait innocent par le seul fait qu'il est
commandé. Il n'en est pas ainsi. La responsabilité remonte et descend de la
tête aux membres. Rien ne se perd, ni dans la pensée du crime, ni dans son
exécution. Chaque goutte de sang répandu se retrouve ou sur le nom ou sur la
main, même sur la gloire. Le dernier des exécuteurs en doit compte comme le
premier. XXI Savary
manda chez lui les membres de la commission. Une si insolente injonction du
ministre de la police aux représentants d'une assemblée nationale ressemblait
à un écrou. Les membres de la commission en recevant cet ordre délibérèrent
s'ils y obéiraient. Quelques-uns, pressentant un coup d'État exécuté contre
leurs personnes, opinèrent pour écrire une adresse à la nation, pour
convoquer le Corps législatif en séance soudaine, et pour se placer sous la
sauvegarde de la représentation menacée. Ces avis parurent extrêmes, et ces
résolutions dénuées de la force morale nécessaire pour les soutenir. M. Lainé
et ses collègues préférèrent se livrer seuls et porter les dangers du temps. Ils se
rendirent chez le ministre de la police. Son visage portait les reflets de
celui de Napoléon. Son accent était un retentissement prémédité du sien. Il
fut menaçant comme pour essayer les courages. « Les mécontents, dit-il à M.
Lainé, prennent votre nom pour signal de révolte. Ma police retrouve ce nom
dans toutes les trames. On n'est point innocent du trouble qu'on suscite par
des paroles telles que les vôtres. » En
parlant ainsi, le familier de l'empereur élevait graduellement la voix
jusqu'au ton de la menace. « Ma
conscience parle encore plus haut que vous, » lui répondit M. Lainé. Ces mots
semblèrent intimider le ministre. Il baissa la voix, et prit l'accent qui
caresse après avoir essayé en vain celui qui consterne « Vous êtes d'honnêtes
gens, dit Savary ; je serais fier de vous avoir personnellement pour amis.
Mais l'empereur est suspendu entre les résolutions extrêmes. Vous l'avez
irrité. Vous avez voulu parodier l'insurrection de l'Assemblée constituante.
Il ne peut vous laisser siéger en son absence il va partir pour l'armée ;
vous le détrôneriez. Il ne veut pas courir ce danger. Ils veulent des
Bourbons, m'a dit l'empereur, mais il y aura encore avant des batailles
d'Ivry ! » Puis
Savary se tournant de nouveau vers M. Lainé « Où voulez-vous en venir ? » lui
demanda-t-il avec un regard qui provoquait la confiance en commandant l'aveu. « Je
voulais, répliqua M. Lainé, sauver ma patrie, ou exhaler glorieusement, du
moins, pour la nation le dernier soupir de la liberté. Nous voulions,
ajoutèrent ses collègues, que l'empereur tendît la main à une nation
prosternée pour la relever. » Cette
humilité même dans la réponse des collègues de M. Lainé et des représentants
de l'Assemblée ne parut pas une rétractation suffisante de leur audace. Le
ministre leur défendit de se réunir et de se -revoir. XXII L'empereur
reçut le Sénat. M. de Fontanes, dans l'adresse qu'il avait rédigée, associa à
des flatteries accoutumées quelques paroles de vérité dans la proportion
juste où l'empereur voulait avoir la magnanimité de l'entendre «
Rallions-nous, disait l'orateur, autour de ce diadème où l'éclat de cinquante
victoires brille a travers un nuage passager. » Il
parla de paix aussi, de puissance qui s'affermit en se limitant, de l'art de
ménager le bonheur des peuples, mais surtout de voler aux armes. « Il
n'est plus question, répondit Napoléon, de recouvrer les conquêtes que nous
avons faites. L'affranchissement du sol et la paix, voilà notre cri de
ralliement. Nos provinces sont entamées. J'appelle les Français au secours de
la France. » Après
ces paroles, il ordonna la suppression de l'adresse du Corps législatif, et
l'ajourna à une autre époque. Savary avait dit sa pensée. Il ne voulait pas
laisser une assemblée délibérante derrière lui. La voix seule de M. Lainé lui
avait paru un écho de 1789. Il savait qu'en rendant une voix à un peuple on
lui rend le souffle de la liberté. Le lendemain, il laissa échapper le flot
de colère qui s'était amassé en lui depuis la réunion du Corps législatif. C'était
le 1er janvier 1814, jour où le cérémonial des cours amène au pied du trône
les corps et les dignitaires du pays mêlés aux courtisans de la personne. Les
membres du Corps législatif, ajourné la veille, parurent devant l'empereur
pour défiler. Sa main les arrêta d'un signe. Il voulait que son ressentiment
contre leur témérité retentît dans la France et dans toute l'Europe. Il
feignit un accès mal contenu de colère. Le désordre affecté de ses paroles,
le geste haché, la voix tonnante, rendaient ce discours plus semblable à une
improvisation qu'à un calcul. C'en était un pourtant ; il l'avait médité et
accentué huit jours. C'était le discours de la tyrannie affrontée pour la
première fois, voulant écraser par l'imprévu et par l'audace l'indépendance qui
avait essayé de se montrer. XXIII « Députés
du Corps législatif, dit-il en concentrant sur eux les foudres de son regard,
vous pouviez faire beaucoup de bien et vous avez fait beaucoup de mal. « Les
onze douzièmes d'entre vous sont bons, les autres sont des factieux. « Je
vous avais appelés pour m'aider, et vous êtes venus dire et faire ce qu'il
fallait pour seconder l'étranger. Au lieu de nous réunir, vous nous divisiez. « Votre
commission a été entraînée par des gens dévoués à l'Angleterre. M. Lainé,
votre rapporteur, est un méchant homme. Son rapport a été rédigé avec une
astuce et des intentions dont vous ne vous doutez pas. Deux batailles perdues
en Champagne eussent fait moins de mal. « Dans
votre rapport, vous avez mis l'ironie la plus sanglante à côté des reproches.
Vous dites que l'adversité m'a donné des conseils salutaires. Comment
pouvez-vous me reprocher mes malheurs ? Je les ai supportés avec honneur,
parce que j'ai reçu de la nature un caractère fort et fier, et si je n'avais
pas cette fierté dans l'âme, je ne me serais pas élevé au premier trône du
monde. « Cependant
j'avais besoin de consolations, et je les attendais de vous. Vous avez voulu
me couvrir de boue ; mais je suis de ces hommes qu'on tue, mais qu'on ne
déshonore pas. « Était-ce
par de pareils reproches que vous prétendiez relever l'éclat du trône ?
Qu'est-ce que le trône, au reste ? Quatre morceaux de bois revêtus d'un
morceau de velours. Tout dépend de celui qui s'y assied. Le trône est dans la
nation. Ignorez-vous que c'est moi qui la représente pardessus tout ? On ne
peut m'attaquer sans l'attaquer elle-même. Quatre fois j'ai été appelé par
elle, quatre fois j'ai eu les votes de cinq millions de citoyens pour moi.
J'ai un titre, et vous n'en avez pas. Vous n'êtes que les députés des
départements de l'empire. « Est-ce
le moment de me faire des remontrances, quand. deux cent mille Cosaques
franchissent nos frontières ? Est-ce le moment de venir disputer sur les
libertés et les sûretés individuelles, quand il s'agit de sauver la liberté
politique et l'indépendance nationale ? Vos idéologues demandent des
garanties contre le pouvoir, dans ce moment toute la France ne m'en demande
que contre l'ennemi. « N'êtes-vous
pas contents de la constitution ? C'est il y a quatre mois qu'il fallait en
demander une autre, ou attendre deux ans après la paix. « Vous
parlez d'abus, de vexations ; je sais cela comme vous. Cela dépend des
circonstances et des malheurs du temps. Pourquoi parler devant l'Europe armée
de nos débats domestiques ? Il faut laver son linge sale en famille. Vous
voulez donc imiter l'Assemblée constituante et recommencer une révolution ?
mais je n'imiterais pas le roi qui existait alors ; j'abandonnerais le trône,
et j'aimerais mieux faire des peuples souverains que d'être roi esclave. » XXIV Ces
paroles manquaient de respect à une nation, et manquaient de justice à un
homme. J'ai un titre, et vous n'en avez pas, dans la bouche du soldat
qui avait dérobé tous les titres, l'épée à la main, au peuple français, était
la plus insolente dérision qui fût jamais tombée d'un trône sur une
représentation souveraine. Mais si de telles injures étaient méprisables dans
la bouche d'un triomphateur ivre de victoires et d'autorité, elles
empruntaient, du moins cette fois, une certaine grandeur d'audace aux revers
qui frappaient Napoléon. Il se redressait devant l'infortune ; il disait son
dernier mot à l'adversité. Ce dernier mot n'était pas une dégradation de
lui-même, mais un redoublement de défi au destin et de mépris à l'opinion.
C'était un attentat de plus à la souveraineté et à la dignité du peuple, mais
l'attentat, du moins, était courageux. Ses courtisans seuls le trouvèrent
sublime. La généralité de l'opinion le trouva brutal et insensé. Il en
espérait un grand effet sur l'imagination de la multitude, il ne fit alors
qu'un grand étonnement, un grand scandale, un grand soulèvement de dignité
blessée dans le pays. Il humiliait la nation au moment où il avait besoin de
la susciter. Les nations puisent quelquefois du dévouement dans l'infortune,
jamais dans l'humiliation. Ce discours, passant de bouche en bouche dans
toutes les parties de l'empire, fit croire à cette démence céleste qui
précède la chute des hommes égarés. Il avait voulu semer la terreur dans les
âmes de ses ennemis, il n'y jeta que l'irritation et le dédain. XXV Mais
après avoir étonné, il voulut attendrir. La veille de son départ pour
l'armée, le 22 janvier, il convoqua au palais les chefs de la garde nationale
de Paris. La pénurie de troupes et la nécessité de couvrir quelques jours au
moins la capitale, que ses manœuvres pouvaient découvrir, l'avaient contraint
à reconstituer cette milice civique que le nom de La Fayette et les souvenirs
de 89 lui rendaient suspecte. Armer la garde nationale, c'était, à ses yeux,
réarmer la révolution. Mais ne pouvant faire appel au droit, il trouvait
moins dangereux de faire appel aux armes des citoyens. Il s'était réservé
d'ailleurs le commandement en chef de cette armée du foyer domestique. En son
absence, il en avait remis le commandement au maréchal Moncey. Le maréchal
Moncey était incapable de manquer à un devoir, aussi maniable et aussi sûr
que son épée. La garde nationale était honorée et fière d'obéir a un vieux
soldat qui avait partagé la gloire, jamais les torts de la tyrannie. Napoléon
présenta théâtralement l'impératrice Marie-Louise et son fils aux officiers
de la garde nationale. Cette présentation n'avait pas pour objet seulement
Paris, mais Vienne. Il voulait rappeler à l'empereur d'Autriche, son
beau-père, que les coups dont les armées le menaçaient allaient porter jusque
sur sa propre fille. Il lui montrait son petit-fils dans les bras et
par-dessus la tête des gardes nationaux. Cette scène était une négociation
sourde par laquelle il espérait trouver une complicité dans le cœur de
l'empereur François II. Marie-Louise
était peu connue des Parisiens, peu aimée de la France. Enlevée à Vienne
comme une dépouille de la victoire, conquise plus que demandée, succédant
dans la couche du héros à l'impératrice encore vivante Joséphine, que ses
grâces créoles, sa bonté superficielle et sa légèreté d'âme rendaient, par
ces défauts mêmes, plus populaire chez un peuple superficiel et léger ;
étrangère au milieu de la France, parlant avec timidité sa langue, étudiant
avec embarras ses mœurs, Marie-Louise vivait renfermée et comme, captive dans
l'intérieur officiel dont l'empereur l'avait entourée. Cette cour de femmes
belles, titrées à neuf, jalouses d'étouffer tout autre éclat que celui de
leur rang et de leur faveur, ne laissait percer de la nouvelle impératrice
que les naïvetés et les gaucheries naturelles à une femme presque enfant,
mais de nature à la dépopulariser dans sa propre cour. Cette cour était la
calomnie respectueuse de la jeune souveraine. Marie-Louise se réfugiait dans
le cérémonial, dans la retraite et dans le silence contre la malveillance qui
l'épiait. Intimidée par la renommée, par la grandeur et par la brusque
tendresse du ravisseur dans lequel elle n'osait voir un époux, on ignore si
cette timidité lui permettait de l'aimer d'un sentiment sans contrainte.
Napoléon l'aimait par supériorité et par orgueil. C'était le blason de son
affiliation aux grandes races. C'était la mère de son fils, la perpétuité de
son ambition. Mais bien qu'il n'affichât pas de favorites par dédain plus que
par vertu, on lui connaissait des caprices passagers pour de belles femmes de
son entourage. La jalousie, sans oser les accuser, pouvait glacer le cœur de
Marie-Louise. Le public avait l'injustice d'exiger de Marie-Louise les
retours et les dévouements passionnés de l'amour, quand sa nature ne pouvait
lui inspirer que le devoir et le respect pour un soldat qui n'avait vu en
elle qu'un otage de l'Allemagne et un gage de postérité. Cette
contrainte gênait ses charmes naturels, solennisait sa physionomie,
intimidait son esprit, comprimait son cœur. On ne voyait en elle qu'une
décoration étrangère attachée aux colonnes du trône. L'histoire même, écrite
sous l'ignorance de la vérité et sous les ressentiments des courtisans
napoléoniens, a calomnié cette princesse. Ceux qui l'ont connue lui
restitueront non la gloire théâtrale et stoïque qu'on exigeait d'elle, mais
sa nature. C'était une belle fille du Tyrol, les yeux bleus, les cheveux blonds,
le visage nuancé de la blancheur de ses neiges et des roses de ses vallées,
la taille souple et svelte, l'attitude affaissée et langoureuse de ces
Germaines qui semblent avoir besoin de s'appuyer sur le cœur d'un homme, le
regard plein de rêves et d'horizons intérieurs voilés sous le léger
brouillard des yeux. Les lèvres un peu fortes, la poitrine pleine de soupirs
et de fécondité, les bras longs, blancs, admirablement sculptés, et retombant
avec une gracieuse langueur sur la taille, comme lassés du fardeau de sa
destinée. Le cou habituellement penché sur l'épaule. La statue de la
mélancolie du Nord dépaysée dans le tumulte d'un camp français. La prétendue
nullité de son silence cachait des pensées féminines et des mystères de
sentiment qui l'emportaient loin de cette cour, magnifique mais rude exil.
Dès qu'elle était rentrée dans l'ombre de ses appartements intérieurs ou dans
les solitudes de ses jardins, elle redevenait Allemande. Elle cultivait les arts
de la poésie, du pinceau, du chant. L'éducation avait perfectionné ces
talents en elle, comme pour consoler, loin de son pays, les absences et les
tristesses auxquelles la jeune fille serait un jour condamnée. Elle y
excellait, mais pour elle seule. Elle lisait et répétait de mémoire les poètes
de sa langue et de son ciel. Nature simple, touchante, renfermée en soi-même,
muette au dehors, pleine d'échos au dedans, faite pour l'amour domestique
dans une destinée obscure, éblouie sur un trône où elle se sentait exposée au
regard du monde comme la conquête, non de l'amour, mais de l'orgueil d'un
héros. Elle ne sut rien feindre, ni pendant la grandeur, ni après les revers
de son maître ; ce fut son crime. Le monde théâtral de cette cour voulait le
simulacre de la passion conjugale dans une captive de la victoire. Elle était
trop naturelle pour simuler l'amour, quand elle n'avait que l'obéissance, la
terreur et la résignation. L'histoire l'accusera, la nature la plaindra. Voilà
le vrai portrait de Marie-Louise. Je l'ai écrit devant elle dix ans après.
Elle avait développé alors dans la liberté et dans le veuvage toutes les
grâces contenues de sa jeunesse. On a voulu en faire un rôle ; l'actrice a
manqué, mais la femme est restée. L'histoire doit lui rendre ce que la
partialité des courtisans de Napoléon lui a enlevé la grâce, la tendresse et
la pitié. XXVI Telle
était l'impératrice que Napoléon présentait à la garde nationale de Paris,
son fils, le roi de Rome, dans les bras. Ce spectacle était une éloquence
muette qui toucha le cœur des Parisiens. Des bras levés, des cris et des
larmes l'accueillirent. La nature avait son empire, l'orgueil aussi le sien.
Cette bourgeoisie armée de la capitale était fière de cette fille des Césars
confiée en dépôt a la ville de la Révolution. Cette femme, cet enfant,
couverts par l'épée de tous, semblaient devenir un instant le foyer de
chacun. Quand le cœur a son rôle rare dans les crises des empires, il éclate
et il dompte tout pour un moment. L'opposition universelle se tut devant
cette scène. La France se crut un jour napoléonienne, parce que son cœur
avait battu pour une femme et pour un enfant. Napoléon prenant son fils dans
le sein de sa mère l'embrassa, l'éleva dans ses bras, le remit, les yeux
humides, dans les bras des officiers les plus rapprochés de lui, et
s'avançant au milieu du cercle immense que les chefs de la ville formaient
autour de la salle principale du palais, il leur parla de cette voix tour a
tour mâle et attendrie où l'on croyait sentir le mari et le père coupant la
parole au soldat. Talma, le grand sculpteur des statues vivantes de
l'histoire, l'avait vu la veille. Mais la nature, en ce moment, était un
maître d'attitude plus souverain et plus infaillible que Talma. Napoléon
n'avait rien à apprendre de la scène que-les plis du costume qu'il avait la
ridicule faiblesse de draper pour les yeux. Sa destinée le drapait assez, son
cœur parlait mieux que son rôle. Il fut
naturel, héroïque, familier. Il ne déguisa aucune des chances de la guerre,
aucun des dangers momentanés que pouvait courir la capitale. Il expliqua
comment ce danger ne serait qu'apparent, comment il reviendrait, avec ses
forces accrues par ses garnisons débloquées, écraser l'ennemi entre Paris et
son armée. « Soyez seulement unis, dit-il, résistez aux tentatives qu'on
fera pour vous détacher de moi. Je vous laisse l'impératrice et le roi de
Rome ; ma femme, mon fils. Je pars tranquille en les confiant a votre amour.
Ce que j'ai de plus cher au monde, je le remets dans vos mains. » XXVII Paris
retentit de cet adieu. Il l'émut un moment comme il avait ému le palais. On
apprit le lendemain que Napoléon était parti dans la nuit pour Châlons. On
savait qu'i6 ne paraissait à l'armée que la veille du jour des batailles. On
n'attendait plus des miracles. Les campagnes de Russie, d'Espagne et de
Dresde avaient déshabitué de l'espérance. Mais on écoutait attentivement le
bruit des premiers chocs. La dernière campagne allait s'ouvrir. Nous ne la
raconterons pas dans ses détails, mais dans ses résultats. Elle mériterait
seule tout un historien. Napoléon y redevint plus grand qu'il ne l'avait été
dans les années de sa toute-puissance. Ce n'est pas sa gloire comme général,
c'est sa chute comme souverain que nous retraçons dans ce récit. Nous n'y
touchons qu'autant qu'il est nécessaire pour montrer comment cette chute
héroïque fit place à la Restauration. XXVIII Un
million d'hommes armés par le ressentiment de l'Europe, concertés par le
génie de la coalition et encouragés par les revers de celui qu'ils avaient
cru longtemps invincible entrait corps d'armée par corps d'armée, sur le sol
de la France. Le cercle d'action encore libre pour l'empereur se rétrécissait
toutes les vingt-quatre heures. Wellington descendait des Pyrénées sur le
Midi avec l'armée anglaise aguerrie, entraînant avec elle comme auxiliaires
les meilleures troupes de l'Espagne et du Portugal. L'armée du maréchal Soult
et celle du maréchal Suchet rentraient à la hâte en France pour couvrir le
sol de la patrie contre ce reflux de deux nations longtemps provoquées. Bubna
et Bellegarde, deux généraux autrichiens, à la tête de cent mille hommes,
contenaient le prince Eugène, vice-roi de Napoléon, dans le Milanais, et
franchissaient les Alpes pour déboucher sur Lyon par les gorges de la Savoie.
Bernadotte, Coriolan moderne sans avoir à venger sur sa patrie les torts du
premier Coriolan, s'était vendu à la coalition au prix du trône de Suède. Il
guidait cent vingt mille hommes de toutes les nations secondaires du Nord
contre la Belgique et le Rhin encore sous notre drapeau. Le prince de
Schwartzenberg, généralissime de la coalition, et Blücher, général de la
Prusse, passaient le Rhin, la nuit du 31 décembre, et dirigeaient environ
deux cent mille hommes de toute race jusqu'au pied des Vosges, notre dernier
rempart. Quatre colonnes de quatre cent mille combattants sillonnaient
l'Allemagne par quatre routes pour recruter de renforts intarissables les
têtes d'armées déjà entrées sur le sol français. Les souverains eux-mêmes,
l'empereur de Russie ; l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse, le roi de
Suède, marchent avec leurs troupes, comme pour dire au monde qu'ils ont
désormais changé leurs capitales contre un camp, et qu'ils ne vont pas faire
une campagne, mais une croisade unanime et suprême contre l'oppresseur du
continent. A ces
masses que l'Angleterre solde, que le patriotisme recrute, que les défaites
mêmes ont appris à vaincre, Napoléon n'a à opposer que les restes fatigués et
tronçonnés de ses armées. XXIX La
France, malgré les appels faits à son patriotisme par l'empereur et par le
Sénat, ne se levait pas. Elle était épuisée de légions. Elle voulait la paix
et la liberté. Elle craignait, en se levant, de se lever pour l'empereur et
non pour la patrie. Elle était résolue de ne plus fournir de sang à son
ambition. Le long despotisme qu'elle avait subi lui avait enlevé jusqu'au
respect de son propre sol. On entendait jusque dans les campagnes ce mot
impie du découragement poussé jusqu'à l'indifférence de soi-même a Tyran pour
tyran » Les préfets décrétaient les levées, les gendarmes conduisaient les
conscrits souvent enchaînés sur les routes dans les dépôts. A peine libres,
ils reprenaient le chemin de leurs villages et de leurs chaumières. Les
provinces les plus belliqueuses, telles que la Bourgogne, l'Autunois, la
Bretagne, cachaient dans les bois des bandes de réfractaires, dernière
ressource de leurs familles, et s'obstinaient au vagabondage plutôt que de
rejoindre les régiments. XXX De
plus, Napoléon, pendant les soixante et dix jours que la lenteur et la
timidité des alliés lui avaient laissés pour prendre une grande résolution,
n'en avait pris aucune. On avait vu se répéter dans le palais des Tuileries
les incertitudes et les indécisions de Moscou. Il avait perdu les heures à
délibérer avec lui-même et avec les autres, à lutter avec le Sénat et le
Corps législatif, à évaporer d'interminables épanchements de langue avec ses
confidents. Il était devenu, depuis quelques années, prodigieusement loquace,
signe d'affaiblissement de la volonté et de l'action chez les hommes
longtemps heureux. Il perdait plus de temps à convaincre qu'a vaincre. Plus
il sentait l'opinion lui échapper, plus il s'étudiait à la retenir en la
frappant d'admiration dans des confidences avec le premier venu ou dans des
articles dictés pour le Moniteur. Il était à lui-même sa propre publicité.
Nul ne parlait librement en France que lui. Sa vie intérieure était un
continuel monologue ; on eût dit qu'il usait le temps. Il semblait attendre,
soit de ses négociations qui n'étaient pas même ouvertes, soit de son étoile
qu'il ne sentait pas encore éteinte, je ne sais quel prodige qui lui rendrait
ce qu'il avait perdu. Il avait la prédestination des hommes et des choses qui
tombent, l'immobilité de l'homme devant la rapidité du temps. XXXI Une
ressource invincible lui restait au commencement de décembre. Il n'avait qu'à
reconnaître d'un œil ferme sa situation, et, au lieu de rester épars et
disséminé sur les restes de ses conquêtes, qu'à se replier et se concentrer
au cœur de la France. Il avait en Espagne l'armée de Suchet et celle de Soult
formant ensemble quatre-vingt mille hommes trempés au feu, rompus à la
guerre, commandés par des généraux sortis comme lui de l'école des guerres de
la république. Il avait en Italie l'armée du roi de Naples, et trente mille
hommes mêlés alors d'excellents régiments français et d'officiers supérieurs
aussi dévoués à la patrie qu'à Murat. Cinquante mille hommes de troupes
françaises et milanaises combattaient, en manœuvrant inutilement, pour son
royaume d'Italie, de l'autre côté des Alpes. La Hollande et la Belgique,
stérilement occupées et péniblement contenues, lui absorbaient pour ses
meilleurs généraux de second ordre quarante mille hommes. Enfin il avait
laissé, sans prévision, plus de cent vingt mille hommes renfermés hors de la
portée de sa main à Mayence et dans toutes les places fortes d'outre-Rhin,
comme des jalons perdus sur des routes qu'il ne devait plus revoir. C'était
en tout trois cent vingt mille soldats faits, aguerris, disciplinés, armés,
munis d'artillerie et de chevaux, qui, réunis aux quatre-vingt mille hommes
de l'intérieur, auraient formé sous sa main au cœur de la France une armée de
quatre cent mille combattants. Il avait eu quatre-vingt-dix jours, dans une
saison favorable à la marche et à la nourriture des troupes, pour rappeler à
lui ces tronçons de sa force. JI pouvait les adosser aux provinces fertiles
et aux fleuves qui entourent sa capitale, les flanquer de ses places fortes,
les lier par ses grandes villes, dépôts et recrutements de ses corps, les
remplir de sa présence, les animer de son âme, les mouvoir de son génie.
Quatre cent mille hommes ainsi concentrés, ainsi disposés, ainsi remués,
toujours attaqués par les points éloignés de la circonférence, toujours
rapprochés eux-mêmes du centre qui eût appuyé chaque rayon de la force du
noyau, auraient été toujours en nombre égal et souvent supérieur aux colonnes
d'attaque des alliés. Chaque victoire partielle des généraux ennemis eût été
une victoire stérile, car aucun d'eux n'aurait osé la poursuivre au cœur
d'une pareille masse pour venir se briser et s'engloutir contre les murs de
Paris. La moindre défaite, au contraire, aurait permis à Napoléon de lancer
cent mille hommes entre les flancs ou sur les derrières de ses ennemis. Le temps
et la distance, qui affaiblissent les armées d'agression, auraient aguerri,
recruté et fortifié celle de la France ; la victoire décisive à grands
résultats, ou la paix certaine à grandes concessions pour la patrie, était le
résultat d'une telle résolution. C'était le 92 discipliné, aguerri et
invincible de la France ; le patriotisme de la nation dans une seule tête,
ses baïonnettes dans une seule main. Que n'eût pas fait une armée désespérée,
élite de nos. armées de dix ans, commandée par un héros et inspirée par le
sol et par le foyer de chaque citoyen sous ses pieds ? Napoléon, en prenant
un tel parti, eût été aussi prodigieux dans sa concentration que dans ses
conquêtes. C'était le grand Frédéric agrandi par l'immensité des forces des
ennemis et de la destinée. Napoléon entrevit cette résolution il fallait pour
la prendre non un plus vaste génie, mais une plus grande âme que la sienne.
Il fallait sacrifier son orgueil a sa véritable gloire, renoncer à lui-même
pour sauver la patrie, sacrifier ses couronnes de famille et les provinces
possédées, pour rendre Paris invincible. Cet héroïsme lui manqua. Il disputa
avec la nécessité. Elle n'obéit qu'à celui qui va au-devant d'elle. Il donna
des illusions à son âme, il prêta des heures au temps contre lui. Il fut
timide avec les partis extrêmes dans des circonstances qui lui commandaient
les dernières extrémités du caractère et du génie. Le trône l'avait amoindri.
Il fut au-dessous du rôle que sa destinée lui offrait. L'homme d'État manqua,
mais le soldat restait ; il remplaça en lui le général. XXXII Soixante-dix
mille combattants composaient la seule armée qu'il eût à faire manœuvrer et à
faire combattre au centre de la France contre un million d'hommes. La
victoire même ne pouvait rien pour un si petit nombre. Elle devait l'user un
peu moins promptement que la défaite, voilà tout. Comptait-il sur
l'impossible, ou ne voulait-il qu'illustrer sa dernière lutte ? Nul ne sait
ce qui se passa dans cette âme acharnée depuis quelques années aux illusions.
Le plus vraisemblable, c'est qu'il comptait sur quelques succès éclatants,
mais passagers, qui auraient servi de prétexte à l'empereur d'Autriche pour
négocier avec lui. Il ne crut jamais qu'un père déshonorerait son gendre, et
que les rois détrôneraient le vainqueur de la Révolution. Il ne doutait pas
au moins que, même vaincu et écarté lui-même du trône, l'empire ne fût pas
transmis à son fils. Il arriva à Châlons le 25 janvier, roulant ces pensées dans sa tête. Des cris de Vive l'empereur ! A bas les droits réunis ! l'accueillaient partout sur sa route. Le peuple, ému et mécontent à la fois, protestait du même cri de son enthousiasme pour le guerrier et de sa lassitude de la tyrannie. |