JEANNE D’ARC

 

ANNÉE 1400 DE J.-C.

ALPHONSE DE LAMARTINE

 

 

L’amour de la patrie est aux peuples ce que l’amour de la vie est aux hommes isolés ; car la patrie est la vie des nations. Aussi cet amour de la patrie a-t-il enfanté, dans tous les temps et dans tous les pays, des miracles d’inspiration, de dévouement et d’héroïsme. Comment en serait-il autrement ? Les actes sont proportionnés à la force du mobile qui les produit. La passion du citoyen pour sa patrie se compose de toutes les passions personnelles ou désintéressées dont Dieu a pétri le cœur humain : amour de soi-même, et défense du droit sacré que tout homme venant en ce monde a d’occuper sa place au soleil sur la terre ; amour de la famille, qui n’est que la patrie rétrécie et serrée autour du cœur de ses fils ; amour du père, de la mère, des aïeux, de tous ceux de qui on a reçu le sang, la tendresse, la langue, les soins, l’héritage matériel ou immatériel, en venant occuper la place qu’ils nous ont préparée autour d’eux ou après eux sous le toit ou dans le champ paternel ; amour de la femme, que notre bras doit protéger dans sa faiblesse ; amour des enfants, en qui nous revivons par la perpétuité du sang, et à qui nous devons laisser, même au prix de notre vie, le sol, le nom, la sûreté, l’indépendance, l’honneur national, qui font la dignité de notre race ; amour de la propriété, instinct conservateur de l’espèce, qui incorpore à chaque homme un morceau de cette terre dont il est formé ; amour du ciel, de l’air, de la mer, des montagnes, des horizons, des climats âpres ou doux, mais dans lesquels nous sommes nés et qui sont devenus, par l’habitude, des parties de nous-mêmes, des besoins délicieux de notre âme, de nos yeux, de nos sens ; amour des mœurs, des langues, des lois, des gouvernements, qui nous ont, pour ainsi dire, emmaillotés dès le berceau, que nous pouvons vouloir modifier librement par notre propre lumière et par notre volonté nationale, mais dont nous ne devons pas permettre qu’on nous exproprie par la violence de l’épée étrangère, car la civilisation même, imposée par la force, est une servitude ; et la première condition pour qu’un progrès social soit accepté par un peuple, c’est que ce peuple soit libre de le refuser. En récapitulant par la pensée toutes ces passions instinctives dont se compose pour nous l’amour de la patrie, et en y ajoutant encore une passion naturelle à l’homme, la passion de sa propre mémoire, du souvenir de ses contemporains et de ses descendants, de la gloire de la postérité qui inspire et qui récompense dans le lointain les grands sacrifices, les dévouements jusqu’à la mort à son pays, on comprend que, de toutes les nobles passions humaines, celle-là est la plus puissante, parce qu’elle les contient toutes à la fois, et que, s’il y a dans l’histoire des efforts surnaturels à attendre de l’humanité, il faut les attendre du patriotisme.

Toutes les fois qu’un pareil sentiment monte jusqu’à l’enthousiasme dans un pays, les femmes l’éprouvent au même degré, et même à un degré supérieur aux hommes, La patrie ne leur appartient pas plus qu’à nous ; mais comme elles sont, par leur nature, plus impressionnables, plus sensibles et plus aimantes, elles s’incorporent plus personnellement, par tous leurs sens et par tout leur cœur, ce qui les entoure. Cette chère et délicieuse image. de la patrie se compose, pour elles, de leurs mères, de leurs sœurs, de leurs frères, de leurs époux, de leurs enfants, de leurs foyers, de leurs tombeaux, ; de leurs temples ; de leurs dieux, et elles s’y attachent comme les choses faibles aux choses fortes, avec d’autant plus d’enlacements et de frénésie, que quand ces appuis s’écroulent elles périssent avec leur soutien.

Et puis (nos pères le savaient) la femme, inférieure par ses sens, est supérieure par son âme. Les Gaulois lui attribuaient un sens de plus, le sens divin. Ils avaient raison : la nature leur a donné deux dons douloureux, mais célestes, qui les distinguent et qui les élèvent souvent au-dessus de la condition humaine : la pitié et l’enthousiasme. Par la pitié elles se dévouent, par l’enthousiasme elles s’exaltent. Exaltation et dévouement, n’est-ce pas là tout l’héroïsme ? Elles ont plus de cœur et plus d’imagination que l’homme. C’est dans l’imagination qu’est l’enthousiasme, c’est dans le cœur qu’est le dévouement. Les femmes sont donc plus naturellement héroïques que les héros. Et quand cet héroïsme doit aller jusqu’au merveilleux, c’est d’une femme qu’il faut attendre le miracle. Les hommes s’arrêteraient à la vertu.

Toutes les nations ont dans leurs annales quelques-uns de ces miracles de patriotisme dont une femme est l’instrument dans les mains de Dieu. Quand tout est désespéré dans une cause nationale, il ne faut pas désespérer encore, s’il reste un foyer de résistance dans un cœur de femme, qu’elle s’appelle Judith, Clélie, Jeanne d’Arc, la Gava en Espagne, Vittoria Colonna en Italie, Charlotte Corday de nos jours. A Dieu ne plaise que je compare celles que je cite ! Judith et Charlotte Corday se dévouèrent, mais elles se dévouèrent jusqu’au crime. Leur inspiration fut héroïque, mais leur héroïsme se trompa d’armes : il prit le poignard du meurtrier au lieu de saisir le glaive du héros. Leur dévouement fut célèbre, mais il fut flétri ; c’est juste. Jeanne d’Arc ne s’arma que de l’épée de son pays. Aussi fut-elle pour son temps, non pas seulement l’inspirée du patriotisme, mais l’inspirée de Dieu.

Ces inspirations, dont les crédulités populaires font des merveilles, sont-elles des miracles surnaturels en effet, des évocations matériellement divines, appelant par leurs noms de jeunes filles dans la foule, pour leur donner la mission de sauver leur nation ?ou sont-elles simplement des miracles naturels, des sommations muettes de l’inspiration intérieure, des contrecoups épars et répercutés de l’impression d’un peuple entier résumant ses souffrances dans un seul cœur, son cri dans un seul cri, et opérant ainsi, par une seule main, le prodige du salut de tous ?L’historien sérieux ne se pose seulement pas ces questions et ces doutes. S’il réprouve le sarcasme, cette impiété contre l’admiration, dont un grand homme a profané son génie en cherchant à profaner cette pauvre martyre de la patrie, il n’introduit pas dans l’histoire les puérilités de l’imagination populaire. Le miracle de l’héroïsme est plus grand que celui de la légende. Il ne le discute pas, il le raconte. La critique tombe devant la sincérité d’une enfant. L’enthousiasme est un feu sacré. On n’analyse pas la flamme, on s’y éblouit et on s’y brûle. Voilà l’esprit dans lequel nous allons raconter cette histoire, plus semblable à un récit de la Bible qu’à une page du monde nouveau.

C’était en 1429. La France se décomposait avant d’avoir été achevée. Cette grande monarchie, qui n’était presque plus qu’une confuse fédération de vassaux indépendants et souvent rivaux de la couronne, était tombée en lambeaux et en anarchie. En perdant son unité, elle allait perdre son indépendance. Le ciel l’avait frappée de deux fléaux, une reine perverse et un roi insensé, un interrègne et une régence. Les interrègnes, dans une monarchie, sont des évanouissements de l’autorité ; les régences sont les gouvernements de la faiblesse. Une seule de ces conditions suffit pour perdre une nation. Tout gouvernement est préférable à ces gouvernements sans possesseur, et disputés par l’intrigue ou par les armes entre des partis ambitieux.

Charles VI était roi de nom. Frappé de démence par la terreur qu’il avait éprouvée en échappant avec peine à la mort dans une fête où ses compagnons de plaisir et lui s’étaient enduits d’étoupes et de résine pour imiter les brutes, et où quatre de ses courtisans avaient été consumés sous ses yeux, il languissait dans un idiotisme interrompu par des fureurs ou par des abattements qui le rendaient semblable à un enfant. Il avait épousé Isabeau de Bavière. Cette jeune reine, douée par la nature de la beauté des Poppée ou des Théodora, ces courtisanes élevées au trône par le vice, en avait aussi les légèretés, les perversités et les ambitions.

A peine cette jeune princesse était-elle montée sur le trône, qu’elle avait pressenti dans son mari la puérilité d’esprit qui devait bientôt dégénérer en démence. Livrée, par les mœurs corrompues de cette époque et de cette cour, au tourbillon des plaisirs les plus emportés, elle avait ressenti une passion coupable et politique pour le jeune duc d’Orléans, frère du roi. Ce prince, plus fait par son courage pour le trône, plus fait par sa grâce pour séduire le cœur d’une femme, avait partagé par inclination et par ambition cette ardeur. Une orgie nocturne, à la suite d’une mascarade, avait préludé au crime. Depuis cette époque fatale, le duc d’Orléans et la reine, unis de passion, de crime et d’intérêt, régnaient. Les grands vassaux, les oncles du roi, le duc de Bourgogne, le duc d’Anjou, le duc de Bretagne, jaloux de ce règne qui leur enlevait l’exploitation du royaume, avaient entraîné dans leur cause le fils encore enfant du roi. Dans ces jours de férocité, qui rappelaient l’ancienne Rome par les meurtres, la nouvelle Italie par les conjurations, toutes les intrigues se dénouaient par des assassinats. Le duc d’Orléans, appelé une nuit sous un faux prétexte, et sortant du palais de la reine, est renversé de son cheval et frappé de treize coups de poignard par vingt hommes inconnus, qui laissent son corps sanglant dans la rue à la porte de son hôtel. La rumeur publique accuse le duc de Bourgogne du crime, le jeune Dauphin d’acquiescement, ses partisans de complicité. La reine, qui perd à la fois son amour et sa force, jure de laver ses larmes dans le sang du meurtrier. Elle se ligue avec le connétable d’Armagnac, beau-père du duc d’Orléans assassiné, contre le duc de Bourgogne. Les d’Armagnac, famille sanguinaire, proscrivent, massacrent, et sont proscrits et massacrés tour à tour dans Paris. Servant et dominant à la fois la reine, leur instrument et leur victime, ils s’alarment de l’ascendant d’un nouveau favori, le jeune Boisbourdon. Ils osent l’immoler aux pieds de la reine, pour régner seuls en son nom.

Désespérée de la mort, furieuse du crime, humiliée du joug, Isabeau sacrifie ses ressentiments passés à sa haine présente. Elle conspire avec le duc de Bourgogne la perte et la mort des Armagnacs, et lui vend à la fois leur sang et son cœur, en échange de la vengeance qu’elle attend de lui. Le duc de Bourgogne rentre à la faveur de cette trame dans Paris, immole les Armagnacs, satisfait et assujettit la reine, prend la tutelle du roi, combat dans les provinces contre les restes du parti contraire, unis aux Anglais. Les Français, ainsi déchirés en factions, succombent à la bataille d’Azincourt, qui livre la patrie au roi d’Angleterre sur les cadavres de la noblesse française. Sept princes de la maison royale sont ensevelis sur ce champ de bataille. Le fils aîné du roi meurt de douleur ; son frère, du poison versé dans ses veines par les ennemis des Bourguignons. Le troisième fils du roi, maintenant Dauphin, devenu plus tard Charles VII, grandit dans cette alternative de mollesse et de proscriptions, qui rappellent Rome par le sang et les Gaules par la légèreté. Il s’essaye à gouverner avec les Armagnacs. Il affecte la lassitude de la guerre et la soif de la paix. Il décide avec peine le duc de Bourgogne à une entrevue, prélude d’une réconciliation générale des princes et des partis sur le pont de Montereau. Le duc, poursuivi par l’ombre de sa victime, le duc d’Orléans, hésite, et craint un piège dans son triomphe. On l’entraîne, il entre dans le pavillon de la conférence : il y tombe à l’instant sous la hache de Tanneguy du Châtel. Un cri d’horreur s’élève de toute la France, et surtout à Paris, vendu aux Bourguignons. On accuse le Dauphin, innocent du crime des Armagnacs, qui avaient frappé seuls, pour prévenir la réconciliation des deux princes. Isabeau, qui accuse elle-même son fils, se fait enlever par les Bourguignons de la captivité où la retenaient les Armagnacs à Tours. Les Bourguignons et la reine se liguent avec les Anglais, maîtres de la moitié du royaume. Elle rentre avec eux dans Paris, sur les cadavres de deux mille Parisiens immolés à la vengeance de Montereau. Elle donna sa fille à Henry V, roi d’Angleterre. Les Parisiens, ivres de la popularité du nouveau duc de Bourgogne, proclament, à l’instigation de ce vassal, le roi d’Angleterre régent pendant la vie de Charles VI, et roi de France après la mort de l’insensé.

Le Dauphin, proscrit par ses oncles et par sa mère, erre de province en province, déclaré coupable d’un crime qu’il n’a pas commis. Le roi d’Angleterre vient prendre possession de la régence à Paris. Deux Frances, deux rois, deux régences, deux armées, deux gouvernements, deux nations, deux noblesses, deux justices sont face à face ; père, fils, mère, oncles, neveux, concitoyens, étrangers, se disputent le droit, le sol, le trône, les villes, les dépouilles, le sang de la nation. La mort enlève le roi d’Angleterre à Vincennes ; Charles VI le suit au tombeau, père de douze enfants d’Isabeau, et ne léguant le royaume qu’à l’étranger et à l’anarchie. Le duc de Bedford prend insolemment la régence au nom de l’Angleterre, poursuit la poignée de nobles qui veulent rester Français avec le Dauphin, les défait à la bataille de Verneuil, exile la reine, devenue un embarras de règne après avoir été un instrument d’usurpation ; il concentre les armées de l’Angleterre, de la France et de la Bourgogne autour d’Orléans, défendue par quelques milliers de partisans du Dauphin, et qui contient presque seule ce qui reste du royaume de France. Les terres sont ravagées sur tout le territoire par le flux et le reflux de ces bandes tantôt amies, tantôt ennemies, et qui se chassent comme le flot le flot, en ravageant les moissons, en brûlant les villes, en dispersant, en pillant, en violant, en massacrant les populations. Pendant cet évanouissement de la patrie, le jeune Dauphin, tantôt réveillé par les cris du peuple, tantôt assoupi dans les plaisirs de son âge, s’enivrait d’amour pour Agnès Sorel au château de Loches. Cette maîtresse adorée d’un jeune roi sans royaume rougissait pour elle-même et pour lui d’un bonheur sans gloire. Ayant fait venir, une nuit, un devin dans le château pour interroger la fortune sur sa destinée en présence du Dauphin, le devin, pour flatter son cœur ou son ambition, lui prophétisa qu’elle serait un jour l’épouse du plus grand roi de la terre. S’il en doit être ainsi, dit Agnès Sorel en se levant et en s’adressant au Dauphin, il faut que je sorte, et que j’aille de ce pas épouser le roi d’Angleterre ; car, en la langueur qui vous enchaîne ici, je vois trop que vous ne serez pas longtemps le roi de France. Le Dauphin versa des larmes de honte, surmonta son amour et reprit la campagne. Seul prince peut-être en qui l’amour ait conseillé le devoir et réveillé la vertu. Ainsi, le roi cherchant en vain ses sujets dans son peuple, le peuple cherchant en vain son roi dans la monarchie, le Français cherchant en vain une patrie dans la France : tel était l’état de la nation quand la Providence lui révéla son salut dans une enfant.

Il y avait en ce temps-là à Domrémy, village de la haute Lorraine champenoise, sur le penchant boisé des Vosges, non loin de la petite ville de’ Vaucouleurs, une famille dont le nom était d’Arc. Le père de famille était un simple laboureur, mais un laboureur qui cultivait son propre héritage, et dont le toit, possédé et bâti par ses pères, devait appartenir à ses fils. Si l’on en juge par les mœurs et par les habitudes domestiques de la famille, il y avait dans cette maison de paysans le loisir et la piété que donne l’aisance, et cette noblesse de cœur et de front qu’on retrouve dans ceux qui cultivent la terre paternelle plus que dans ceux qui travaillent dans l’atelier d’autrui, parce que la possession d’un coin de terre, quelque petit qu’il soit, conserve au paysan l’indépendance de l’âme, en lui faisant sentir qu’il tient son pain de Dieu. Le père s’appelait Jacques d’Arc ; la mère, Isabelle Romée, surnom qu’on donnait dans ces contrées aux pèlerines qui étaient allées à Rome visiter les pieux tombeaux des martyrs.

Ils avaient trois enfants : deux fils, l’un nommé Jacques comme son père, l’autre Pierre d’Arc, et une seule fille venue au monde après ses frères, et qui portait le nom de Jeanne, bien que sa marraine lui eût donné aussi le nom de Sibylle.

Un soc de charrue, armoirie du laboureur, était grossièrement sculpté sur le linteau de pierre au-dessus de la porte de la chaumière.

Le père et les deux fils cultivaient les champs. Ils soignaient les attelages de leurs charrues, dans cette contrée où on laboure avec, des chevaux aussi propres à la guerre qu’au sillon. La mère restait à la maison pour garder le seuil et surveiller le foyer. Elle était assez riche pour s’occuper seulement des soins domestiques et intérieurs, sans tenir elle-même la faucille et sans se charger du fardeau des gerbes. Elle élevait sa fille dans la même condition de loisir qu’elle avait elle-même chez son mari. Bien que Jeanne, dans sa première enfance, jouât et s’égarât au bord des bois avec les petites filles du village, sa mère ne l’employa jamais comme bergère à garder les troupeaux. Elle ne savait ni lire ni écrire, et ne pouvait lui enseigner ce qu’elle ignorait ; mais elle l’entretenait de choses honnêtes et pieuses, qu’une mère de famille verse par tradition clans la mémoire de son enfant. Elle lui apprenait à coudre avec cette perfection qui est l’art domestique des jeunes filles depuis l’antiquité. Jeanne était devenue si habile dans ces travaux sédentaires de l’aiguille, qu’aucune matrone de Rouen, dit-elle elle-même, n’aurait pu rien lui remontrer de plus de ce métier où Rouen excellait alors. Elle filait aussi les toisons ou le chanvre à côté de sa mère. Elle recevait d’elle seule les instructions de l’église. Aucune fille de son âge et de sa condition, dit une de ses compagnes interrogées sur cette enfance, n’était tenue plus amoureusement dans la maison de ses parents. Que de fois j’allai chez son père ! Jeanne était une fille simple et douce. Elle aimait à aller à l’église et aux saints pèlerinages. Elle s’occupait du ménage comme les autres filles. Elle se confessait souvent. Elle rougissait de honte honnête quand on la raillait sur sa piété, et sur ce qu’elle aimait trop à prier dans les sanctuaires. Elle était aumônière et charitable. Elle soignait les enfants malades dans les chaumières voisines de la maison de sa mère. Un pauvre laboureur du pays disait à ses juges se souvenir d’avoir été veillé ainsi par elle quand il était enfant.

Gracieuse de visage, elle croissait leste et forte de ses membres. Dans ces temps où les femmes ne faisaient route qu’à cheval, elle allait, enfant, avec ses frères, conduire les poulains de son père dans le préau du château des Isles, où on les enfermait, de peur des gens de guerre. Il est vraisemblable que c’est ainsi qu’elle se familiarisa avec les destriers, que nulle main d’homme ne mania plus hardiment depuis. Elle raconte aussi qu’elle allait quelquefois avec les jeunes filles du village à la lisière des bois qui bordaient les champs, sous un grand chêne qu’on appelait dans le pays l’arbre des Fées ; que sous ce chêne il y avait une fontaine ; que son eau avait la renommée de guérir les fièvres et maladies ; qu’elle en avait puisé comme les autres à cette intention ; que les malades, après leur guérison, avaient l’habitude d’aller s’asseoir et se délasser sous son ombre ; que les fleurs de mai croissaient autour de la source, et qu’en temps d’été elle les cueillait avec ses compagnes pour en tresser des chapeaux à la statue de la Notre-Dame de Domrémy. La fille de sa marraine lui disait que les fées ou les dames apparaissaient par aventure en ce lieu, et qu’elle-même les avait vues. Quant à Jeanne, elle ne les avait jamais vues. Mais il est bien vrai que les jeunes filles suspendaient des chapelets de fleurs aux basses branches de l’arbre ; qu’elle avait fait comme les autres ; que quelquefois ses compagnes emportaient les bouquets en s’en allant, que d’autres fois elles les laissaient sur l’arbre ; que, depuis le moment où elle avait conçu l’inspiration de délivrer la France, elle n’allait presque plus jamais s’ébattre ainsi sous le chêne des Fées ; qu’elle peut y avoir dansé avant son âge de raison avec les enfants, et surtout chanté ; mais qu’elle ne croit pas y avoir dansé une seule fois depuis ; qu’il y avait aussi, en face de la porte de son père, un autre bois voisin de sa maison, mais qu’il n’y avait pas là d’apparitions ; qu’à l’époque où sa mission lui fut révélée, son père lui avait bien dit, en la grondant, que le bruit courait qu’elle avait pris ses inspirations sous l’arbre des Fées ; qu’elle lui avait répondu que cela n’était pas ; qu’un prophète du pays disait bien que du bois Chenu sortirait une jeune fille qui ferait des merveilles, mais qu’à cela même elle n’avait pas donné foi !...

Ces souvenirs de son enfance lui complaisaient à rappeler dans sa prison. Elle s’y réconfortait comme d’une fraîcheur de son matin ; et elle écrivait ainsi, sans le savoir, ces années obscures de sa vie dams lesquelles on aime à percer du regard, pour voir de quelle obscurité est sortie la gloire, et de quelle félicité le martyre.

Un de ces prophètes populaires qui sèment les rumeurs de l’avenir à tout vent, bien sûrs que la crédulité naturelle aux âges d’ignorance les recueillera, l’enchanteur Merlin, fameux dans les poèmes de l’Arioste, avait écrit que les calamités du royaume viendraient d’une femme dénaturée, et que le salut viendrait d’une jeune et chaste fille. Ce bruit remuait l’imagination du peuple dans ces provinces, et pouvait susciter dans l’esprit de chaque jeune vierge la pensée involontaire de réaliser en elle la prophétie.

La beauté méditative et recueillie de Jeanne, en attirant les yeux des jeunes hommes, intimidait la familiarité. Plusieurs cependant, charmés de sa grâce et de sa modestie, la demandèrent à ses parents. Elle s’obstinait à rester seule et libre, on ne sait par quel pressentiment qui lui disait sans doute qu’elle aurait à enfanter un jour, non une famille, mais un royaume. L’un de ses prétendants, plus passionné, osa réclamer son cœur comme un droit, jurant en justice qu’elle lui avait promis sa foi de mariage. La pauvre fille, honteuse, mais indignée, comparut à Toul devant les juges, et démentit par serment ce calomniateur par amour. Les juges reconnurent le subterfuge, et la renvoyèrent libre à la maison.

Pendant que sa beauté charmait les yeux, le recueillement de sa physionomie, la méditation de ses traits, la solitude et le silence de sa vie étonnaient son père, sa mère et ses frères. Rien des langueurs de l’adolescence ne trahissait en elle son sexe : elle n’en avait que les formes et les attraits. Ni la nature ni le cœur ne parlaient en elle. Son âme, retirée dans ses yeux, semblait plutôt méditer que sentir. Pitoyable et tendre cependant, mais pitoyable et tendre d’une pitié et d’une tendresse qui embrassaient quelque chose de plus grand et de plus lointain que son horizon. Elle priait sans cesse, parlait peu, fuyait les compagnies de son âge. Elle se retirait ordinairement à l’écart, pour travailler à l’aiguille, dans une enceinte close, cous une haie derrière la maison, d’où l’on ne voyait que le firmament, la tour de l’église, le lointain des montagnes. Elle semblait écouter en elle des voix que le bruit extérieur aurait fait taire.

Elle n’avait encore que huit ans, que déjà tous ces signes de l’inspiration s’étaient manifestés en elle. Elle ressemblait en cela aux sibylles antiques, marquées dès l’enfance d’un sceau fatal de tristesse, de beauté et de solitude parmi les filles des hommes ; instruments d’inspiration réservés pour les oracles, et à qui tout autre emploi de leur âme était interdit. Elle aimait tout ce qui souffre, les animaux, ces intelligences douées d’amour pour nous, et privées de paroles pour nous le communiquer. Elle était, disent ses compagnes, miséricordieuse et douce pour les oiseaux. Elle les considérait comme des créatures condamnées par Dieu à vivre à côté de l’homme dans des limbes indécises, entre l’âme et la matière, et n’ayant de complet encore dans leur être que la douloureuse faculté de souffrir et d’aimer. Tout ce qui était mélancolique et infini dans les bruits de la nature, l’attirait et l’entraînait. Elle se plaisait tellement au son des cloches, dit le chroniqueur, qu’elle promettait au sonneur des écheveaux de laine pour la quête d’automne, afin qu’il sonnât plus longtemps les Angelus.

Mais elle s’apitoyait surtout sur le royaume de France et sur son jeune Dauphin, sans mère, sans pays et sans couronne. Les récits qu’elle entendait faire tous les jours par les moines, les soldats, les pèlerins et les mendiants, ces nouvellistes des chaumières en ce temps-là, remplissaient son cœur de compassion pour ce gentil prince. Son image s’associait, dans l’esprit de la jeune fille, aux calamités de sa patrie. C’était en lui qu’elle la voyait périr, en lui qu’elle priait Dieu de la ressusciter. Son esprit était sans cesse tendu de cette rêverie et de cette tristesse. Faut-il s’étonner qu’une telle concentration de pensée dans une pauvre jeune fille ignorante et simple, ait produit enfin une véritable transposition de sens en elle, et qu’elle ait entendu à ses oreilles les voix intérieures qui parlaient sans cesse à son âme ? Il y a si près de l’âme aux sens dans notre être, que si les sens trompent et troublent l’esprit par leur exaltation et leur désordre, l’esprit, de son côté, trompe et trouble facilement les sens. Ces visions et ces auditions merveilleuses, bien qu’elles puissent être illusions, ne sont pas mensonges pour ceux qui les éprouvent et qui les racontent. Merveilles sincères, elles sont phénomènes, quoiqu’elles ne soient pas prodiges. Il est difficile à l’homme, plus encore à la femme, quand ils sont préoccupés jusqu’à la passion d’une idée ou d’un doute, quand ils s’interrogent et qu’ils s’écoutent en dedans, de distinguer entre leur propre voix et les voix du ciel, et de se dire : Ceci est de moi ; ceci est de Dieu. Dans cet état, l’homme se rend à lui-même ses propres oracles, et il prend son inspiration pour divinité. Les plus sages des mortels s’y sont trompés comme les plus faibles des femmes. L’histoire est pleine de ces prodiges. L’Égérie de Numa, le génie familier de Socrate, n’étaient que l’inspiration écoutée à la place des dieux dans leur âme. Comment une pauvre bergère d’un village hanté par les fées, nourrie de ces révélations populaires par sa mère et par ses compagnes, aurait-elle douté de ce que Socrate et Platon consentaient à croire ? La candeur fut le piège de sa foi, son inspiration eut les vertiges de son âge, de son sexe, de son époque, de sa crédulité. Elle crut à des voix, des visions, des prodiges ; mais l’inspiration elle-même fut la merveille, et le patriotisme triomphant atteste du moins en elle la divinité du sentiment et la vérité du cœur.

Elle entendit longtemps ces voix avant d’en parler même à sa mère. Un éblouissement de ses yeux les lui faisait présager par une explosion de douce lumière qu’elle se figurait découler du ciel. Tantôt ces voix lui recommandaient la sagesse, la piété, la virginité ; tantôt elles l’entretenaient des plaies de la France et des gémissements du pauvre peuple. Un jour, à midi, dans le jardin où elle était seule, sous l’ombre du mur de l’église, elle entendit distinctement une voix mâle qui l’appela par son nom, et qui lui dit : Jeanne, lève-toi ; va au secours du Dauphin, rends-lui son royaume de France !

L’éblouissement fut si céleste, la voix si distincte, et la sommation si impérative, qu’elle tomba sur ses genoux, et qu’elle répondit en s’excusant : Comment le ferais-je, puisque je ne suis qu’une pauvre fille, que je ne saurais ni chevaucher, ni conduire des hommes d’armes ?

La voix ne se contente pas de ces excuses : Tu iras, dit-elle à Jeanne, trouver le seigneur de Baudricourt, capitaine pour le roi à Vaucouleurs, et il te fera conduire au Dauphin. Ne crains rien ; sainte Catherine et sainte Marguerite viendront t’assister.

A cette première vision, qui la, fit trembler et pleurer d’angoisse, mais qu’elle garda encore comme un secret entre elle et les anges, d’autres succédèrent. Elle vit saint Michel armé de la lance, vêtu de rayons, vainqueur des monstres, tel qu’il était peint sur le tableau d’autel de son hameau. L’archange lui dépeignit les déchirements et les asservissements du royaume. Il lui demanda compassion pour son pays. Sainte Marguerite et sainte Catherine, figures divines et populaires dans ces contrées, se montrèrent dans les nues comme il lui avait été annoncé. Elles lui parlèrent avec des voix de femme, adoucies et attendries par l’éternelle béatitude. Des couronnes étaient sur leurs têtes ; des anges, pareils à des dieux, leur faisaient cortége. C’était tout le poème du paradis entr’ouvert à ses yeux. Son âme, dans ce divin commerce, oubliait la rigueur de sa mission, elle s’abîmait dans les délices de ces contemplations. Quand ces voix se taisaient, quand ces figures se retiraient, quand ce ciel se refermait, Jeanne se retrouvait baignée de pleurs. Ah ! que j’aurais voulu, dit-elle elle-même, que ces anges m’eussent emportée avec eux !... Mais sa mission terrible ne le voulait pas ainsi. Elle ne devait être emportée où elle aspirait que sur les ailes de flamme de son bûcher.

Ces entretiens, ces sommations, ces délices, ces angoisses, ces délais, durèrent plusieurs années. Elle avait fini par les confesser à sa mère. Le père et les frères en étaient instruits. La rumeur en courait dans la contrée. Sujet de merveille pour les simples, de doute pour les sages, de sarcasmes pour les méchants, de rumeurs pour tous.

En ce même temps la même idée et les mêmes visions travaillaient, en d’autres pays, d’autres filles et d’autres femmes. Quand le peuple n’espère plus des hommes pour son soulagement, il se tourne aux miracles. Il y avait contagion de merveilles et de révélations. Une femme du Ferry, nommée Catherine, voyait des dames blanches, à robes d’or, qui lui ordonnaient d’aller par les villes demander des subsides et des hommes d’armes pour le Dauphin. Il fallait que le Dauphin lui donnât des écuyers et des trompettes pour proclamer partout qu’on lui devait apporter les trésors enfouis, et qu’elle saurait bien les découvrir. Ainsi, quand un miasme est dans l’air, tout le monde le respire. La pitié de la France, la tendresse pour le Dauphin, la haine contre les Bourguignons, l’horreur de la domination étrangère, fanatisaient les femmes. Toutes entendaient le cri de la terre, quelques-unes les voix d’en haut. De plus, les poètes, les romanciers et les conteurs ambulants du moyen âge avaient habitué les imaginations aux rôles belliqueux joués par des femmes, ainsi qu’on le retrouve dans le Tasse et dans l’Arioste. Elles suivaient leurs amants aux croisades, leur servaient de pages ou d’écuyers, revêtaient l’armure, maniaient le coursier, versaient leur sang pour leur Dieu, pour leur patrie ou pour leur amour. Ces déguisements de la femme sous la cuirasse donnaient aux guerres, même civiles, le caractère de chevalerie, les aventures touchantes et le merveilleux romanesque qui faisaient songer les enfants, et qui devaient produire de fréquentes imitations. Il se rencontre toujours un être d’exception pour réaliser ce qui est imaginé par tous. L’idée d’une jeune fille conduisant les armées au combat, couronnant son jeune roi et délivrant son pays, était née de la Bible et du fabliau à la fois. C’était la poésie des veillées de village. Jeanne d’Arc en fit la religion de la patrie.

Son père, homme d’âge et austère, entendit avec peine ces bruits de visions et de merveilles sous son toit de paysan. Il ne croyait point sa famille digne de ces faveurs dangereuses du ciel, et de ces visites d’anges et de saintes qui faisaient causer ses voisins. Toute relation avec les esprits lui était suspecte, à une époque surtout où la crédulité superstitieuse attribuait tant de choses aux mauvais esprits, et où l’exorcisme et le bûcher punissaient de feu tout commerce avec le monde invisible. Il attribuait ces mélancolies et ces illusions de sa fille à des désordres de santé. Il désirait la marier, afin que l’amour d’un époux et des enfants apaisât son âme, et que les distractions de la mère de famille fissent évaporer ces imaginations de l’enfant. Il poussa quelquefois l’incrédulité jusqu’à la rudesse,’ et dit à Jeanne que, s’il apprenait qu’elle donnât créance à ses prétendus entretiens avec les esprits tentateurs, et qu’elle se mêlât aux hommes de guerre, il aimerait mieux qu’elle fût noyée par ses frères, ou qu’il la noierait lui-même de ses propres mains.

Ce déplaisir de sa mère et ces menaces mêmes de son père n’étouffaient ni les visions ni les voix. Obéissante en toute autre chose, Jeanne désirait obéir même en ceci mais l’inspiration était plus obstinée que la volonté. Le ciel devait être obéi avant les hommes, et le prodige était pour elle plus impérieux que la nature. Elle gémissait de désobéir, et suppliait Dieu de lui épargner ces efforts qui déchiraient son cœur. Elle espérait bien obtenir plus tard le congé et le pardon de ses parents, comme, en effet, ils lui pardonnèrent quand sa gloire eut justifié à leurs yeux sa désobéissance. L’inspiration est comme le génie : on ne le couronne qu’après l’avoir combattu.

Mais il y avait à côté de Jeanne un homme de son sang, ou plus simple, ou plus tendre, ou plus enthousiaste de nature que son père, dans le sein de qui la pauvre inspirée trouvait créance, ou du moins pitié. C’était son oncle, dont l’histoire aurait dû conserver la figure et le nom, car il fut le premier croyant à sa nièce et le premier complice de son génie. Ces seconds pères, dans les familles, sont souvent plus tendres et plus paternels que les pères véritables ; et ils ont plus de faiblesses pour les enfants de la maison, parce qu’ils se défient moins de leur amour, et qu’ils aiment par choix et non par devoir. Tel paraît avoir été l’oncle de Jeanne, le père de prédilection, le consolateur, le confident, puis enfin l’intermédiaire séduit par son cœur entre sa nièce et le ciel.

Pour soustraire Jeanne aux obsessions et aux reproches de son père et de ses frères, l’oncle la prit quelque temps chez lui, sous prétexte de soigner sa femme alitée. Jeanne profita de ce court séjour loin des yeux de ses parents pour obéir à ce qui lui commandait dans l’âme. Elle pria son oncle d’aller à Vaucouleurs, ville de guerre, voisine de Domrémy, et de réclamer l’intervention du sire de Baudricourt, commandant de la ville, pour qu’elle pût accomplir sa mission.

L’oncle, séduit par sa nièce et sans doute poussé par sa femme, se rendit avec simplicité à leurs désirs. Il alla à Vaucouleurs, et rendit au sire de Baudricourt le message dont il s’était complaisamment chargé. L’homme de guerre écouta avec une indulgente dérision le paysan. Il semblait qu’il n’y avait qu’à sourire, en effet, de la démence d’une paysanne de dix-sept ans, s’offrant à accomplir pour le Dauphin et pour le royaume ce que des milliers de chevaliers, de politiques et d’hommes d’armes ne pouvaient faire par la force du génie et des bras. Vous n’avez autre chose à faire, dit Baudricourt au messager de miracles en le congédiant, que de renvoyer votre nièce, bien souffletée, chez son père.

L’oncle revint, convaincu sans doute par l’incrédulité de Baudricourt, et résolu d’enlever pour jamais cette illusion de l’esprit des femmes. Mais Jeanne avait tant d’empire sur lui, et la conviction la rendait si éloquente, qu’elle reconquit promptement la foi perdue de son oncle, et qu’elle lui persuada de la mener lui-même à Vaucouleurs, à l’insu de ses parents. Elle sentait bien que c’était le pas décisif, et qu’une fois hors du village, elle n’y rentrerait jamais. Elle fit confidence de son départ à une jeune fille qu’elle aimait tendrement, nommée Mangète, et elle pria avec elle, en la recommandant à Dieu. Elle cacha son dessein à celle qu’elle aimait encore davantage, et qui s’appelait Haumette. Craignant, dit-elle après, de ne pouvoir vaincre sa douleur de la quitter si elle lui disait adieu, elle pleura beaucoup en secret, et vainquit ses larmes.

Vêtue d’une robe de drap rouge, selon le costume des paysannes de la contrée, Jeanne partit à pied avec son oncle. Arrivée à Vaucouleurs, elle reçut l’hospitalité chez la femme d’un charron, cousin de sa mère. Baudricourt, vaincu par l’insistance de l’oncle et par l’obstination de la nièce, consentit à la recevoir, non par crédulité, mais par lassitude. Il fut ému de la beauté de cette jeune paysanne, que son chevalier Daulon dépeint en ces termes vers cette époque : Elle était jeune fille, belle et bien formée, dit-il, en décrivant chastement jusqu’aux grâces de la femme.

Baudricourt l’ayant interrogée, Jeanne lui dit avec un accent de fermeté modeste qui prenait son autorité non en elle-même, mais dans ce qui lui avait été inspiré d’en haut : Je viens à vous au nom de Dieu, mon Seigneur, afin que vous mandiez au Dauphin de se bien tenir où il est, de ne point offrir de bataille aux ennemis en ce moment, parce que Dieu lui donnera secours dans la mi-carême. Le royaume, ajouta-t-elle, ne lui appartient pas, mais à Dieu, son Seigneur. Toutefois il lui destine le royaume ; malgré les ennemis, il sera roi, et c’est moi qui le mènerai sacrer à Reims !

Baudricourt la congédia pour réfléchir, craignant sans doute de trop mépriser ou de trop croire dans un temps où l’incrédulité pouvait lui être imputée à faute par la voix publique autant que la croyance. Il en référa prudemment au clergé, juge en matière surnaturelle. Il consulta le curé de Vaucouleurs ; ils allèrent ensemble avec solennité visiter la jeune paysanne chez sa cousine, la femme du charron. Le curé, pour être prêt à toute occurrence, avait revêtu ses habits sacerdotaux, armure contre l’esprit tentateur. Il exorcisa Jeanne, au cas où elle serait obsédée d’un démon, et la somma de se retirer si elle était en commerce avec Satan. Mais les démons de Jeanne n’étaient que sa piété et son génie. Elle subit l’épreuve sans donner aucun scandale au prêtre et à l’homme de guerre ; ils se retirèrent indécis et édifiés.

Le bruit de cette visite du gouverneur et du prêtre chez la femme du charron étonna et édifia la petite ville. Le peuple de toute condition et les femmes surtout s’y portèrent. La mission de Jeanne devint la foi de quelques-uns, l’entretien de tous. Le bruit avait trop éclaté pour qu’il fût loisible maintenant à Baudricourt de l’étouffer. L’opinion l’accusait déjà d’indifférence ou de mollesse. Négliger un tel secours du ciel, n’était-ce pas trahir le Dauphin et la France ?u Un gentilhomme des environs, étant venu voir Jeanne comme les autres, lui dit, en matière d’accusation contre Baudricourt : Eh bien, ma mie, il faudra donc que le roi soit chassé, et que nous devenions Anglais ?

Jeanne mêla ses plaintes à celles du gentilhomme et du peuple, mais elle parut moins se lamenter sur elle-même que sur la France ; et, se rassurant ensuite sur la promesse qu’elle avait entendue d’en haut : Cependant, dit-elle, il faudra bien qu’avant la mi-carême on me conduise au Dauphin, dussé-je, pour y aller, user mes jambes jusqu’aux genoux. Car personne au monde, ni rois, ni ducs, ni filles du roi d’Écosse, ne peuvent reprendre le royaume de France ; et il n’y a pour lui d’autres secours que moi-même, quoique j’aimasse mieux, ajouta-t-elle avec tristesse, rester à filer près de ma pauvre mère !... Car je sais bien que batailler n’est pas mon ouvrage ; mais il faut que j’aille et que je fasse ce qui m’est commandé, car mon Seigneur le veut.

On lui demanda : Et qui est votre Seigneur ? Elle répondit : C’est Dieu !

Deux chevaliers présents s’émurent, l’un jeune, l’autre vieux. Ils lui promirent sur leur foi, la main dans sa main, qu’avec l’aide de Dieu ils lui feraient parler au roi.

Pendant ces délais, qui semblaient commandés par le respect même pour le Dauphin, Baudricourt conduisit Jeanne au duc de Lorraine, de qui il relevait à Vaucouleurs, afin de décharger sa responsabilité et de prendre ses ordres.

Le duc vit Jeanne, et l’interrogea sur une maladie dont il était en ce moment affligé. Elle ne lui parla que de guérir son âme en se réconciliant avec la duchesse, dont il était séparé. Baudricourt la ramena à Vaucouleurs.

Pendant le voyage et le séjour de Jeanne chez le duc de Lorraine, le Dauphin lui-même avait été avisé par lettres de la merveille de Domrémy. Quelques-uns pensent que Baudricourt avait voulu prendre, avant toute résolution, les ordres du Dauphin et de sa belle-mère la reine Yolande d’Anjou, et que le Dauphin, la reine Yolande et le duc de Lorraine se concerteraient avec Baudricourt pour faire profiter à leur cause l’apparition d’une jeune, belle et pieuse fille, digne de protection divine pour les peuples, d’enthousiasme pour l’armée, de délivrance pour le royaume. Cette opinion n’a rien que de vraisemblable, et la politique d’une pareille foi n’en exclut pas la sincérité dans un siècle où les cours et les camps partageaient toutes les croyances du peuple. Les préparatifs pour le voyage et pour la réception de Jeanne à la cour, et les respects du Dauphin et de la reine Yolande pour elle à son arrivée, montrèrent assez qu’on attendait le prodige et qu’on désirait le faire éclater.

Les habitants de Vaucouleurs achetèrent à Jeanne un cheval du prix de seize francs, et des habits d’homme de guerre pour protéger sa personne autant que pour manifester sa mission guerrière. Baudricourt lui donna une épée. Le bruit de son départ pour l’armée s’étant répandu jusqu’à Domrémy, son père, sa mère, ses frères accoururent pour la retenir et la reprendre. Elle pleura avec eux, mais ses larmes, amollissant son cœur, ne purent amollir sa résolution.

Elle partit, en compagnie de deux gentilshommes et de quelques cavaliers de leur suite, pour Chinon, où était le Dauphin. Son escorte lui fit traverser rapidement les provinces où dominaient les Anglais et les Bourguignons, dans la crainte que leur dépôt ne leur fût enlevé. Indécis d’abord sur la nature des inspirations de la jeune fille, tantôt ils la vénéraient comme une sainte, tantôt ils s’en éloignaient comme d’une sorcière possédée d’un mauvais génie. Quelques-uns même délibérèrent secrètement s’ils ne s’en déferaient pas en route en la précipitant dans quelque torrent des montagnes, et en attribuant sa disparition à un enlèvement du démon. Souvent près d’exécuter leur complot, ils furent retenus comme par une main divine. La jeunesse, la beauté, l’innocence et la sainte candeur de la jeune fille furent sans doute le charme surnaturel qui fléchit leurs cœurs et leurs bras. Partis incrédules, ils arrivèrent convaincus.

La cour errante était au château de Chinon, près de Tours. On y attendait l’inspirée de Vaucouleurs dans des sentiments divers. Les conseillers réputés les plus sages déconseillaient le Dauphin d’accueillir et d’écouter une enfant qui, si elle n’était pas un instrument de l’ange de ténèbres, était au moins la messagère de sa propre illusion. D’autres, plus crédules ou plus légers, poussaient le Dauphin à consulter du moins cet oracle. La reine Yolande et les favorites étaient fières que le salut vînt d’une femme. Faciles à croire, portées à séduire et à être séduites, elles sentaient que les moyens humains de relever la cause du roi étaient épuisés, et qu’un ressort surnaturel, vrai ou supposé, pouvait seul rendre l’enthousiasme avec l’espérance aux soldats et au peuple. C’était peut être Dieu qui suscitait ce secours. Politique ou crédulité, tout était bon pour une cause vaincue et désespérée.

Le Dauphin, flottant, comme la jeunesse, de l’amour à la gloire, et des conseils graves aux conseils féminins, était à une de ces crises d’affaissement moral où l’on est enclin à tout croire, parce qu’on n’a plus rien à attendre.

Jeanne arriva à Chinon dans ces circonstances. On la logea dans le voisinage, au château du sire de Gaucourt. Visitée par les darnes et par les seigneurs de la suite du roi, sa simplicité ramena les uns, édifia les autres. Les chevaliers qui tenaient pour le roi dans Orléans avaient trop besoin d’un miracle pour hésiter à croire à sa mission. Ils envoyèrent quelques-uns des leurs implorer et encourager leur future libératrice. Le Dauphin, à leur instigation, consentit enfin à la recevoir ; mais, dès le premier jour, il voulut l’éprouver.

L’humble paysanne de Domrémy fut introduite, dans son costume de bergère, devant cette cour d’hommes d’armes, de conseillers, de courtisans et de reines. Le Dauphin, vêtu avec une simplicité affectée, et confondu dans les groupes de ses chevaliers richement armés, laissa à dessein la jeune fille dans le doute sur celui d’entre tous qui était son souverain. Si Dieu l’inspire véritablement, se dit-il, il la mènera à celui qui a seul dans ses veines le sang royal ; si c’est le démon, il la mènera au plus apparent d’entre mes hommes d’armes.

Jeanne s’avança en effet, confuse, éblouie, et comme indécise entre cette foule, mais cherchant d’un regard timide, parmi tous, le seul vers lequel elle était envoyée. Elle le reconnut sans interroger personne ; et, se dirigeant modestement, mais sans hésitation, vers lui, elle tomba à genoux devant le jeune roi. Ce n’est pas moi qui suis le roi, lui dit le prince, en cherchant à la jeter dans le doute. Mais Jeanne, que son cœur illuminait, insistant avec plus de force : Par mon Dieu, gentil prince, c’est vous, dit-elle, et non un autre ! Puis d’une voix plus haute et plus solennelle : Très noble seigneur, Dauphin, poursuivit Jeanne, le Roi des cieux vous mande par moi que vous serez sacré et couronné dans la ville de Reims, et son lieutenant au royaume de France !

A ce signe la cour s’émerveilla, et le Dauphin s’émut d’admiration pour la belle fille. Toutefois il voulut un autre signe plus difficile et plus secret ; et, l’entraînant à l’écart de sa cour dans une embrasure de fenêtre, il s’entretint à voix basse avec elle sur un mystère de son âme qui travaillait sa conscience, et qui lui inspirait secrètement des doutes sur son droit au trône. Ce mystère n’avait jamais été révélé par lui à personne. Il était de nature à faire rougir sa mère, et à détacher de son front la couronne. La conduite d’Isabeau de Bavière le laissait incertain s’il était véritablement le fils de Charles VI. La réponse inspirée de Jeanne, bien qu’elle ne fût pas entendue des assistants, répandit visiblement la sécurité et la joie sur le visage du Dauphin. Souvent, et récemment encore, il s’était enfermé dans son oratoire, priant Dieu avec larmes que, s’il était en effet le légitime héritier du royaume, la Providence voulût le lui confirmer, et défendre son héritage pour lui, ou du moins lui éviter la mort, et lui assurer asile parmi les Espagnols ou les Écossais, ses seuls amis. Je te dis, de la part de Dieu, lui répète Jeanne à voix plus haute, en le saluant, que tu es vrai fils de roi, et héritier de la France !

Cet entretien avec le roi, la faveur des princesses, les instances des envoyés de l’armée d’Orléans, la rumeur populaire, plus prête à se passionner pour le merveilleux que pour le possible, l’aventure d’un homme d’armes incrédule, qui, ayant blasphémé Jeanne sur un pont, fut noyé peu après dans la Loire ; la politique enfin, qui prolongeait on qui simulait une foi utile à ses desseins, tout concourait à créer autour de l’étrangère un fanatisme de respect et d’espérance qui faisait du moindre doute une impiété.

Le bâtard d’Orléans, le fameux Dunois, l’appelait, par des messages réitérés, à Orléans, pour retremper l’âme de ses soldats. Le duc d’Alençon, prince chevaleresque et courtois, accourait au bruit du prodige, et embrassait avec la chaleur de la jeunesse et de l’enthousiasme la cause de l’inspirée. Les courtisans se pressaient autour d’elle au château du Coudray : les uns lui présentaient des chevaux de bataille ; les autres l’exerçaient à se tenir en selle, à manier le coursier, à rompre des lances, tous ravis de la hardiesse, de la grâce et de la force qu’elle montrait dans ces exercices de la guerre, comme si l’âme d’un héros se fût trompée d’enveloppe en animant cette vierge de dix-sept ans de la passion des armes et de l’intrépidité des combats.

Le Dauphin pourtant hésitait encore à condescendre aux inspirations de la jeune fille, retenu par son chancelier, qui craignait la dérision des Anglais, si la France confiait son épée à une main qui n’avait tenu que la quenouille. Le chancelier redoutait aussi le clergé, qui pouvait attribuer au sortilège l’inspiration, et s’offenser d’une foi qu’il n’aurait pas autorisée dans le peuple. Le roi jugea sagement qu’il fallait envoyer préalablement Jeanne à Poitiers, pour la soumettre à l’examen de l’université et du parlement. Ces deux oracles du temps, chassés de Paris, siégeaient alors dans cette province. Je vois bien, s’écria Jeanne, que j’aurai de rudes épreuves à Poitiers, où l’on me mène ; mais Dieu m’assistera : allons-y donc avec confiance.

Interrogée avec bonté, mais avec scrupule, par les docteurs, elle les confondit tous par sa foi en elle-même autant que par sa patience et par sa douceur. L’un d’eux lui dit :

Mais si Dieu a résolu de sauver la France, il n’a pas besoin de gens d’armes. — Eh ! mon Dieu, répondit-elle, les gens d’armes batailleront, et Dieu donnera victoire.

Un autre lui dit : Si vous ne donnez point d’autre preuve de la vérité de vos paroles, le roi ne vous prêtera point de soldats pour les mettre en péril. — Par mon Dieu ! répliqua Jeanne, ce n’est pas à Poitiers que j’ai été envoyée pour donner des signes ; mais conduisez-moi à Orléans, avec si peu d’hommes que vous voudrez, et je vous en donnerai. Le signe que je dois donner, c’est de faire lever le siège d’Orléans !

Et comme les docteurs lui citaient des textes et des livres qui défendaient de croire légèrement à ces révélations : Cela est vrai, répondit-elle ; mais il y a plus de choses écrites au livre de Dieu qu’en ceux des hommes.

Enfin, les évêques déclarèrent que rien n’était impossible à Dieu, et que la Bible était pleine de mystères et d’exemples qui pouvaient autoriser une humble femme à combattre sous des habits d’homme pour la délivrance de son peuple. La reine Yolande de Sicile, belle-mère du Dauphin, et les dames les plus vénérées de la cour, attestèrent la pureté de vie et la virginité de la prophétesse. On n’hésita plus à lui confier l’armée qui devait, sous le duc d’Alençon, son plus zélé croyant, aller secourir Orléans.

On lui forgea une armure légère et blanche de couleur, en signe de la candeur de l’héroïne. Elle réclama une longue épée rouillée, marquée de cinq croix, qu’elle déclara être enfouie dans la chapelle d’une église voisine de Chinon, et qu’on y trouva. On lui remit en main un étendard blanc aussi, semé de fleurs de lis, fleurs héraldiques de la France. Elle chevaucha ainsi, suivie d’un vieux et brave chevalier, son protecteur, nommé Daulon ; de deux jeunes enfants, ses pages ; de deux hérauts d’armes, d’un chapelain, d’une suite nombreuse de serviteurs, et d’une foule de peuple qui bénissait d’avance en elle le miracle et le salut.

Elle fut reçue triomphalement à Blois par les chefs de l’armée, rassemblés pour la voir et pour obéir à ses inspirations divines : le maréchal de Boussac, Dunois, Lahire, Xaintrailles, tous avertis par le chancelier de respecter dans cette fille la mission de Dieu et la volonté du roi. Mais le fanatisme passionné du peuple pour la vierge guerrière de Domrémy imposait à l’armée plus encore que l’ordre du Dauphin. Servante de Dieu autant que du trône, Jeanne commença par réformer les désordres de mœurs et les scandales de l’armée. On jeta aux flammes les cartes, les dés, les instruments de sorcellerie et de jeux de toutes sortes dans le camp et dans la ville. Des prédicateurs populaires s’attachèrent aux pas de Jeanne, et prêchèrent les femmes et les soldats. L’un d’eux s’exalta d’un tel fanatisme, et remua tellement le peuple en tribun plus qu’en prêtre, que le pape le fit saisir par l’inquisition’ et brûler vif comme fauteur d’hérésie.

Un autre, le frère Richard, moine de l’ordre des Cordeliers, entraînait de telles multitudes par sa parole, que des milliers d’hommes et d’enfants couchaient sur la terre nue, autour de la tribune en plein air, la veille de ses prédications. Le vent de l’Esprit soufflait comme une tempête sur les âmes. La religion, le patriotisme et la guerre agitaient les foules. L’humble Jeanne suivait à pied, dans les rues de Blois, les prédicateurs. Mais son humilité même la désignait à la passion de la multitude. Le cordelier couvait de jaloux ombrages contre elle, tout en affectant de partager le fanatisme de l’armée. Tout était préparé dans les choses et dans les esprits pour les miracles, l’envie même, et le supplice après le triomphe.

L’armée, purifiée par les réformes et par la discipline introduites par Jeanne, se recrutait de nombreuses compagnies d’hommes d’armes, accourant de toutes les provinces au bruit du prodige. L’étendard de la vierge de Domrémy était véritablement l’oriflamme de la France.

Les chefs, pressés de profiter de cet enthousiasme, ébranlèrent leurs troupes. Jeanne, consultée par eux, voulait que, sans considération du nombre et de l’assiette des Anglais, on marchât droit à Orléans par la route la plus courte, celle de la Beauce. Les généraux feignirent d’y consentir ; mais ils la trompèrent pour le salut des troupes, et lui firent traverser la Loire pour s’avancer à l’abri du fleuve par les bois et les marais de la Sologne. Le chapelain de Jeanne marchait en tête de l’armée, portant sa bannière et chantant des hymnes. La marche ressemblait à une procession où le prêtre guide les soldats.

Jeanne arriva le troisième jour en face d’Orléans. En voyant le fleuve entre elle et l’armée, elle s’indigna d’avoir été trompée par les généraux, et voulait qu’on attaquât sur l’heure les fortifications des Anglais, interposés entre l’armée et la ville. On endormit son impatience.

Dunois, qui avait le commandement général de l’armée de secours et de l’armée d’Orléans, s’élança dans une frêle barque, en apercevant la Pucelle du haut des remparts. Quand il eut pris terre au pied de son cheval : Est-ce vous, lui dit-elle, qui êtes le bâtard d’Orléans ?Oui, dit Dunois, et bien réjoui de votre venue ! Mais elle, d’une voix de doux reproche : C’est donc vous qui avez conseillé de prendre la route éloignée de l’ennemi par la Sologne ?C’est le conseil des plus vieux et sages capitaines, dit Dunois. — Le conseil de Dieu, monseigneur, répliqua Jeanne, est meilleur que les vôtres. Vous avez cru me tromper, et vous vous êtes trompé vous-même. Ne craignez rien ; Dieu me fait ma route, et c’est pour cela que je suis née. Je vous amène le meilleur secours que reçut jamais chevalier ou cité, le secours de Dieu !...

En ce moment, le vent qui soulevait les flots de la Loire en sens contraire de son cours, et qui empêchait les barques chargées de vivres et d’armes d’aborder au port d’Orléans, changea tout à coup comme par miracle, et la ville fut ravitaillée malgré les Anglais.

Le lendemain, ayant congédié l’armée du roi, qui n’avait pour mission que d’escorter le convoi jusqu’aux portes, et qui devait retourner défendre la plaine, Jeanne entra dans Orléans a la tête de deux cents lances seulement, suivie du brave chevalier Lahire et de Dunois. Montée sur une haquenée blanche, élevant son étendard dans la main droite, revêtue de sa légère armure qui étincelait aux yeux d’un doux éclat, elle était à la fois, pour les habitants de la ville et pour les soldats, l’ange de la guerre et de la paix. Les prêtres, le peuple, les femmes, les enfants, se précipitaient sous les pieds de son cheval, pour toucher seulement ses éperons, croyant qu’une vertu divine émanait de cette envoyée de Dieu. Elle se fit conduire à l’église, où l’on chanta le Te Deum de reconnaissance pour la ville secourue. Mais le secours qui réconfortait le plus le peuple était le secours surnaturel qu’il croyait voir et posséder dans la prophétesse.

Jeanne fut conduite de la cathédrale dans la maison de la femme la mieux famée de la ville, pour que sa vertu fût à l’abri des mauvais discours, et que sa bonne renommée restât intacte au milieu des camps. On lui avait préparé un festin. Mais elle n’accepta qu’un peu de pain et de vin, en humilité et en mémoire de la table frugale de son père.

Elle dicta de là une lettre aux Anglais qu’elle avait réfléchie dans la route. Cette lettre était toute semblable, par ses apostrophes et par son accent, aux sommations que les héros d’Homère s’adressaient, avant de combattre, du haut des murs ou sur le champ de bataille. Roi d’Angleterre, disait-elle, et vous, duc de Bedford, qui vous dites régent de France ; et vous, Guillaume, comte de Suffolk ; Jean Talbot, et vous, Thomas Scales, qui vous prétendez lieutenant du duc de Bedford, obéissez au Roi du ciel, rendez les clefs du royaume à la pucelle envoyée de Dieu ! Et vous, archers et hommes d’armes qui êtes devant Orléans, allez-vous-en, de par Dieu, en votre pays !... Roi d’Angleterre, si ainsi ne faites, je suis chef de guerre, et en quelque lieu que je vous atteigne, ainsi moi-même le ferai !... Et croyez fermement que le Roi du ciel enverra plus de force à moi que vous ne sauriez en mener dans tous vos assauts.

Elle les conviait ensuite à la paix, et leur promettait sûreté et bon accueil s’ils voulaient venir traiter avec elle dans Orléans.

Le rire, la dérision et les railleries cyniques des assiégeants furent la seule réponse à cette lettre de Jeanne. Ils l’appelèrent ribaude et- gardeuse de vaches. Ils retinrent déloyalement prisonnier son héraut d’armes. Elle en envoya un second à Talbot, pour lui offrir le combat en champ clos sous les remparts de la ville. Si je suis vaincue, disait-elle à Talbot, vous me ferez brûler sur un bûcher ; si je suis victorieuse, vous lèverez le siège. Talbot ne répondit que par le silence du dédain. Il se serait cru déshonoré d’accepter le défi d’une enfant et d’une fille.

Jeanne, appelée au conseil des généraux qui commandaient les troupes par respect pour la volonté du roi et pour la superstition du peuple, montra la même impatience de combattre et la même confiance dans l’assistance qu’elle portait en elle. Dunois affectait de lui céder en toute chose, même contre son propre sentiment, sachant qu’en lui cédant il satisfaisait le peuple et il enflammait le soldat. Chef aussi politique que guerrier, le bâtard, s’il ne croyait qu’à demi aux révélations, croyait à l’enthousiasme. La grâce et la foi de Jeanne le séduisaient lui-même. Il s’entendait merveilleusement avec elle, l’éclairant de ses avis dans les conseils, s’allumant de son héroïsme dans l’action.

Le sire de Gamaches, vieux soldat, témoin des condescendances de Dunois et de Lahire pour les témérités de la jeune fille, s’indigna, dès le premier jour, de ce qu’on préférait les révélations d’une paysanne à l’expérience d’un chef consommé tel que lui. Puisqu’on écoute ici, s’écria-t-il, l’avis d’une aventurière de basse condition, de préférence à celui à un chevalier tel que moi, je ne contesterai pas davantage. Ce sera mon épée qui parlera en temps et lieu, et peut-être y périrai-je ; mais mon honneur me défend, ainsi que l’intérêt du roi, d’obéir à telles folies. Je défais ma bannière, et je ne suis plus désormais qu’un simple écuyer. J’aime mieux avoir pour chef un noble homme, qu’une fille qui a peut-être été avant je ne sais quoi ! Puis, pliant sa bannière, il la remit à Dunois.

Jeanne ne respirait que la guerre, et tout retard dans la délivrance du pays par les armes lui semblait un doute de la parole divine et une offense à la foi. Elle monta à cheval le jour même, pour escorter un détachement qui allait chercher à Blois des renforts ; et au retour, lançant seule son cheval sur’ le rempart d’une des forteresses dont les Anglais avaient entouré la ville, et élevant la voix pour se faire entendre d’eux, elle les somma d’évacuer leurs bastilles.

Deux chevaliers anglais, Granville et Gladesdale, célèbres par leur bravoure et par le mal qu’ils avaient fait aux gens d’Orléans, lui répondirent par des injures et par des mépris, la renvoyant à ses quenouilles et à ses troupeaux. Vous mentez, leur répliqua Jeanne. Avant peu vous sortirez d’ici ; beaucoup des vôtres y seront tués, mais vous-mêmes vous ne le verrez pas ! leur prophétisant ainsi leur défaite et leur mort.

Le second renfort, ramené de Blois par Dunois lui-même, entra sans avoir été attaqué dans la ville.

Dunois vint remercier Jeanne du bon avis qui l’avait inspiré. Il lui annonça l’arrivée prochaine d’une armée anglaise qui venait compléter le blocus. Bâtard ! bâtard ! lui dit Jeanne, je te commande, aussitôt que cette armée paraîtra en campagne, de me le dire ; car si elle se montre sans que je lui livre bataille, je te ferai trancher la tête, ajouta-t-elle par forme d’enjouement. Dunois lui promit de l’avertir.

A peu de jours de là, comme elle était sur son lit au milieu du jour, se reposant des fatigues qu’elle avait prises le matin à rétablir l’ordre, la piété et les bonnes mœurs parmi les gens de guerre, un souci surnaturel l’empêcha de dormir. Tout à coup, se levant sur son séant, elle appela son écuyer, le vieux sire de Daulon. Armez-moi ! lui dit-elle. Le cœur me dit d’aller combattre les Anglais, mais il ne me dit pas si c’est contre leurs forts ou contre leur armée.

Pendant que le chevalier lui revêtait son armure, une grande rumeur s’éleva dans les rues. Le peuple croyait qu’on égorgeait les Français aux portes. Mon Dieu ! dit Jeanne, le sang des Français coule sur la terre ! Pourquoi ne m’a-t-on pas éveillée plus tôt ? Mes armes ! mes armes ! Mon cheval ! mon cheval ! Et, sans attendre le sire de Daulon, encore désarmé lui-même, elle se précipite, demi vêtue en guerre, hors de la maison.

Son petit page jouait comme un enfant sur le seuil. Ah ! méchant page, qui n’êtes pas venu m’avertir que le sang de la France était répandu ! lui dit-elle. Allons, vite, mon cheval !

Elle s’élança sur son cheval ; et, s’approchant d’une fenêtre haute ; d’où on lui tendit son étendard, elle partit au galop, et courut au bruit, vers la porte de la ville. En y arrivant, elle rencontra un des siens qu’on rapportait blessé et sanglant dans les murs : Hélas ! dit-elle, je n’ai jamais vu le sang d’un Français sans que mes cheveux se dressent sur ma tête !

C’était la bastille de Saint-Loup que les chevaliers français avaient tenté de surprendre, et que Talbot vainqueur venait de secourir en les chassant jusqu’aux remparts d’Orléans. Jeanne s’élança hors des portes, rallia les vaincus, appela les renforts, refoula Talbot, assaillit la forteresse, immola les Anglais, fit la garnison prisonnière, et, passant à l’instant de la colère à la pitié, pleura sur les morts et sauva du carnage les vaincus. Inspirée et champion tout à la fois de sa cause, le miracle de son insomnie, de son intelligence, de son bras et dé sa pitié éleva au-dessus de tous les doutes la foi de son nom dans les camps de la France, et la terreur de son apparition dans les camps de l’Angleterre.

Elle voulait épargner le sang même des ennemis. Résolue à une attaque décisive de leurs forteresses, elle monta au sommet d’une tour, et, attachant à une flèche la lettre où elle les sommait de se rendre et leur promettait merci, elle banda l’arc, et lança le trait dans leur camp. Ils restèrent sourds à cette seconde sommation, et lui renvoyèrent par d’autres flèches les plus infâmes répliques.

Elle en rougit en les entendant lire, et ne put même s’empêcher de pleurer devant ses gens. Mais elle se reconsola vite, en pensant que Dieu lui rendait plus de justice que les hommes. Bah ! dit-elle en essuyant ses yeux, mon Seigneur sait que ce ne sont que mensonges.

Elle commanda, de l’avis de Dunois, une sortie et un assaut général sur les quatre forteresses anglaises de la rive gauche de la Loire. L’attaque fut repoussée et les Français mis en fuite. Jeanne contemplait la bataille du haut d’une petite île au milieu du fleuve, et, voyant la déroute, elle se jeta dans une frêle barque, et, traînant son cheval à la nage par la bride, elle aborda au milieu de la mêlée. Sa présence, sa voix, son étendard, la divinité que les soldats croyaient voir luire sur son beau visage, les rallie, les retourne, les emporte à sa suite aux palissades ; elle subjugue les forteresses, et y met le feu de sa propre main. La cendre des bastilles anglaises, trempée du sang de leurs défenseurs, fut le trophée de cette victoire. Jeanne revint triomphante, blessée au pied par une flèche. Elle perdait son sang, sans vouloir prendre ni boisson ni nourriture, parce qu’elle avait juré de jeûner ce jour-là pour le salut de son peuple.

Dunois et ses lieutenants croyaient avoir assez fait de délivrer un des bords du fleuve : Non, non, dit Jeanne. Vous avez été à vos conseils, et moi au mien. Croyez que le conseil de mon Roi et Seigneur prévaudra sur le vôtre. Soyez debout demain avec l’armée ; j’aurai à faire ce jour-là plus que je n’ai eu jusqu’à ce jour. Il sortira du sang de mon corps, je serai blessée !

En vain les capitaines fermèrent-ils les portes pour s’opposer le lendemain a son ardeur. Le peuple et les soldats, fanatisés d’amour et de foi pour elle, se levèrent séditieusement contre eux, et menacèrent les généraux. Les portes furent enfoncées par la multitude, qui s’élança comme un torrent sur les pas de sa prophétesse. Les chefs furent entraînés par les soldats. Dunois, Gaucourt, Granville, Gonthaut, de Raiz, Lahire, Xaintrailles, s’élancèrent à l’assaut de la principale forteresse qui restait aux Anglais. L’armée anglaise, entourée de remparts et de fossés, foudroyait ces masses ‘par son artillerie. Les échelles, brisées à coups de hache, se renversaient sur les assaillants. Le pied des fortifications était jonché de morts. Le découragement saisissait la multitude ; Jeanne seule s’obstinait à sa foi. Elle saisit une échelle, et, l’appliquant contre le mur du rempart, elle y monte la première, l’épée dans la main. Une flèche lui traverse le cou vers l’épaule ; elle roule inanimée dans le fossé. Les Anglais, pour qui Jeanne serait une victoire, sortent des retranchements pour l’enlever. Gamaches la couvre de sa hache et de son corps. Les Français reviennent à sa voix, et la délivrent. Elle reprend ses sens, et voit Gamaches blessé et vainqueur pour elle. Ah ! dit-elle en se repentant de l’avoir une fois contristé, prenez mon cheval, et sans rançon ! J’avais tort de mal penser de vous, car jamais je ne vis un plus généreux chevalier. On emporta Jeanne à l’abri, pour la désarmer et pour visiter sa blessure. La flèche sortait de deux largeurs de main derrière l’épaule. Le sang l’inondait. Elle fut contrainte, comme Clorinde, de livrer les beautés pudiques de son corps aux regards et à la main des hommes. Mais la chasteté de son âme et la pureté de son sang versé pour la patrie l’enveloppaient, dit Daulon, d’une telle sainteté dans sa nudité même, que nul, en l’admirant, ne concevait l’idée d’une profanation. Plus ange que femme aux yeux des combattants et du peuple, la divinité de son rôle la revêtait.

Elle était femme et faible pourtant, car elle pleura en voyant son sang couler. Puis elle se reconsola, en priant ses célestes protectrices dans le ciel. Elle arracha ensuite la flèche de sa propre main, et répondit aux hommes d’armes qui lui recommandaient des remèdes superstitieux d’enchanteurs et de paroles magiques, en usage alors dans les camps : J’aimerais mieux mourir que de pécher ainsi contre la volonté de Dieu. On pansa sa blessure avec de l’huile, et elle remonta à cheval pour suivre à regret l’armée et le peuple découragés, qui se retiraient.

Elle entra, pour prier, dans une grange. Le cœur lui disait encore de combattre, mais elle n’osait tenter Dieu et résister à l’avis des capitaines.

Cependant sa bannière était restée dans le fossé, au pied de l’échelle d’où Jeanne venait d’être renversée. Daulon, son chevalier, s’en étant aperçu, courut avec quelques hommes d’armes pour reprendre cette dépouille, qui aurait trop affligé Jeanne et trop enorgueilli les Anglais. Jeanne y courut à cheval après eux. Au moment où Daulon remettait dans la main de sa maîtresse l’étendard, ses plis, agités par le mouvement du cheval et par le vent, se déroulèrent au soleil, et parurent aux Français un signal que Jeanne leur faisait pour les rappeler à son secours. Les Français, déjà en retraite, accoururent de nouveau pour sauver leur héroïne. Les Anglais, qui la croyaient morte, la revoyant à cheval à la tête des assaillants, la crurent ressuscitée ou invulnérable : la panique s’empara d’eux. Les illusions du feu des canons au milieu des fumées colorées de la poudre leur firent voir des esprits célestes, divinités tutélaires d’Orléans, à cheval dans les nuées, et combattant de l’épée de Dieu pour Jeanne et sa cause. Une poutre, jetée sur le fossé, servit de pont-levis à un intrépide chevalier qui fraya le chemin des remparts à nos bataillons. Le commandant anglais, Gladesdale, se ‘repliant devant cette irruption, cherchait à traverser un second fossé pour s’enfermer dans le réduit. Rends-toi, Gladesdale ! lui cria Jeanne. Tu m’as vilainement injuriée, mais j’ai pitié de ton âme et de celle des tiens.

A ces mots, le pont-levis sur lequel combattait vaillamment la dernière poignée d’Anglais, brisé par les coups d’une poutre, s’abîme sous les combattants : la Loire recouvre leurs cadavres.

Jeanne, l’armure teinte de sang, entra au bruit des cloches dans Orléans, fière, mais humble, d’une victoire que l’armée devait toute à elle, mais qu’elle reconnaissait devoir toute à Dieu. L’ivresse du peuple la divinisait. Elle était son salut, sa gloire et sa religion à la fois. Jamais popularité ne confondit mieux le ciel et la terre dans une figure de vierge, de sainte et de héros. L’humilité de sa condition la rendait plus chère à cette multitude, parce qu’elle lui était plus semblable. Le salut sortait du chaume, comme à Bethléem.

Les généraux anglais reconnurent le bras de Dieu dans l’irrésistible ascendant de cette héroïne. Ils brûlèrent eux-mêmes le peu de forteresses qui leur restaient dans le pays, et défilèrent en retraite sous les remparts d’Orléans.

Les chevaliers français et le peuple voulaient profiter de leur découragement pour les insulter et les anéantir. Non, dit Jeanne avec une douce autorité, ne les tuez pas ; il suffit qu’ils partent. Et, faisant dresser un autel sur les remparts d’Orléans, elle y fit célébrer le sacrifice du pardon et chanter les hymnes de victoire pendant le défilé de ses ennemis.

Orléans délivré était la délivrance du royaume. Cette ville fit de sa libératrice sa divinité tutélaire. Elle lui prépara des statues, n’osant encore lui vouer des autels.

Niais Jeanne ne perdit pas de temps à savourer de vains triomphes. Elle ramena l’armée victorieuse au Dauphin, pour l’aider à reconquérir ville à ville son empire. Le Dauphin et les reines la reçurent comme un envoyé de Dieu qui leur apportait les clefs perdues et retrouvées de leur royaume. Je n’ai qu’un an à durer, dit-elle avec une prescience triste qui semblait lui révéler son échafaud dans sa victoire ; il me faut donc vite employer.

Elle conjura le Dauphin d’aller se faire couronner immédiatement à Reims, bien que cette ville et les provinces intermédiaires fussent encore au pouvoir des Bourguignons, des Flamands et des Anglais. L’imprudence de ce conseil frappait les conseillers et les généraux de la cour. Le sacre du roi à Reims était, aux yeux de tous, une impossibilité ou une témérité qui, pour une vaine ombre de puissance, leur ferait abandonner les fruits de la victoire actuellement dans leurs mains. On voulait reconquérir auparavant la Normandie et la capitale. Les conseils succédaient aux conseils. Jeanne se consumait d’ennui et d’inaction à la cour ; ses inspirations l’obsédaient, et elle obsédait à son tour humblement le Dauphin.

Un jour qu’il était enfermé avec un évêque et des confidents pour délibérer sur le parti à suivre, Jeanne vint doucement frapper à la porte du conseil. Le roi lui ouvrit, reconnaissant sa voix.

Noble Dauphin, lui dit-elle en s’agenouillant devant lui, ne tenez pas tant à de si longs conseils ; venez recevoir votre couronne à Reims. On me presse là-haut de vous y mener.

Jeanne, dit l’évêque à la jeune fille, comment votre conseil se fait-il entendre à vous ?

Oui, Jeanne, ajouta le roi, dites-nous comment.

Eh bien, dit-elle, je me suis mise en oraison ; et comme je me complaignais en moi-même de votre incrédulité à mon avis, j’ai entendu ma voix qui m’a dit : Va, va, ma fille, je serai à ton aide, va ! Et quand j’entends cette voix intérieure, je me sens merveilleusement réjouie ; et je voudrais qu’elle parlât toujours.

Le Dauphin lui céda, et donna le commandement de l’armée au duc d’Alençon. On marcha contre les Anglais, conduits par Suffolk. La masse des ennemis à traverser ébranlait la confiance de la cour et de la poignée d’hommes d’armes qui suivaient Jeanne. Ne craignez pas d’attaquer, dit-elle, car c’est Dieu qui conduit notre œuvre. Si ce n’était de cela, n’aimerais-je pas mieux garder mes brebis que de courir de tels périls ?

On la suivit ; on traversa Orléans, tout plein encore de sa gloire ; on marcha contre Suffolk, qui s’enferma dans Jergeau. L’assaut qu’on y donna fut sanglant. Jeanne, y montant son étendard à la main, fut renversée dans le fossé par une grosse pierre qui brisa son casque sur sa tête. Son acier et ses cheveux de femme la sauvèrent. Elle se releva des eaux, et emporta la ville.

Suffolk se rendit à un de ses chevaliers. Elle poussait toujours l’armée en avant. Vous avez peur, gentil sire, disait-elle en souriant au duc d’Alençon, qui unissait la prudence au courage ; mais ne craignez rien, j’ai promis de vous ramener sain et sauf à votre femme !

On cherchait une autre armée anglaise commandée par Talbot dans la Beauce. Séparé de cette armée par une forêt, Lahire, qui menait l’avant-garde, ne savait quel sentier prendre. Un cerf, parti sous les pieds de son cheval, se précipite dans le camp des Anglais, et les fait découvrir aux cris que ne peut retenir ce peuple chasseur à la vue du cerf. L’armée française, ainsi miraculeusement guidée, marche à eux. Ils succombent. Leurs chefs les plus redoutés, Talbot, Scales, se rendent, et sont traînés captifs avec Suffolk aux pieds du Dauphin. Jeanne, témoin du carnage, après la victoire, s’émeut de tendresse pour les vaincus désarmés ; elle descend de son cheval, donne la bride à son page, relève des blessés de l’herbe trempée de sang, et les panse de ses propres mains.

Le régent, duc de Bedford, tremblait dans Paris.

Tous nos malheurs, écrivait-il au cardinal de Winchester, sont dus à une jeune magicienne qui a rendu, par ses sortilèges, l’âme aux Français.

Le duc de Bourgogne, rappelé de Flandre par Bedford, revint encourager et défendre Paris avec les Anglais.

Cependant Jeanne, après cette victoire, était retournée vers le roi. Elle l’avait enfin décidé à se rendre à Reims. On tourna Paris par Auxerre, et on marcha sur Troyes, capitale de la Champagne. La ville se rendit à la voix de la libératrice d’Orléans.

Jeanne, en se rapprochant de son pays, excitait à la fois plus d’enthousiasme et plus d’envie. Sa famille la reconnaissait enfin pour inspirée, après l’avoir pleurée pour folle. Ses frères, appelés par elle dans les camps, recevaient des honneurs et des armoiries de la cour. Ils combattaient et triomphaient sous les yeux de leur sœur. Mais le moine Richard, ce prédicateur jaloux dont nous avons parlé, lui disputait déjà sa popularité par des suppositions de sorcellerie, perfidies jetées méchamment dans le peuple.

A son entrée à Troyes, il osa s’avancer vers Jeanne et faire des exorcismes et des signes de croix sur son chenal, comme contre un fantôme de Satan. Allons, approchez, dit Jeanne, je ne m’envolerai pas.

Châlons et Reims ouvrirent leurs portes. Le roi fut sacré, et la mission de Jeanne accomplie. Ô gentil roi, disait-elle en embrassant ses genoux dans la cathédrale, après qu’elle le vit couronné, maintenant est fait le plaisir de Dieu, qui m’avait ordonné de vous amener en cette cité à Reims, recevoir votre saint sacre, maintenant qu’enfin vous êtes roi, et que le royaume de France vous appartient !

Elle était le palladium visible du peuple, dont le roi n’était que le souverain. Les femmes lui faisaient toucher leurs petits enfants comme à une relique. Les soldats baisaient à genoux son étendard, et sanctifiaient leurs arises en les approchant de son épée nue. Elle se refusait modestement et religieusement à ces superstitions et à ces adorations de la multitude, ne s’attribuant aucune vertu surhumaine, que l’obéissance aux ordres qu’elle avait reçus de Dieu, accomplis par son inspiration.

Oh ! disait-elle en contemplant l’ivresse de ce roi rendu à son peuple et de ce peuple rendu à son roi, que ne puis-je mourir ici !

Et où donc croyez-vous mourir ? lui demanda l’archevêque de Reims.

Je n’en sais rien, répondit la sainte fille : ce sera où il plaira à Dieu. J’ai fait ce que mon Seigneur m’avait chargée de faire. Je voudrais bien maintenant qu’il lui plût de m’envoyer garder mes moutons, avec ma sœur et ma mère !

Elle commençait à sentir ce doute de l’avenir qui saisit l’héroïsme, le génie, la vertu même, quand ils ont achevé la première moitié de toute grande œuvre humaine, la montée et la victoire, et qu’il ne leur reste plus que la seconde moitié, la descente et le martyre. Elle commençait à entendre ces voix, non plus du ciel, mais du foyer, qui rappellent en vain l’homme, découragé de ses ambitions et de ses gloires, au toit de ses premières tendresses, aux humbles occupations de son enfance, et à l’obscurité de ses premiers jours.

Pauvre Jeanne, pourquoi n’écouta-t-elle pas ces voix ?... Mais Dieu lui destinait un sort achevé. Il n’y en a point sans l’iniquité des hommes, et sans le martyre pour son pays.

Le génie dans l’action est une inspiration du cœur ; mais cette inspiration elle-même a besoin d’être servie par les circonstances. Quand ces circonstances extrêmes, qui produisent en nous cette tension de toutes nos facultés qu’on appelle génie, s’évanouissent ou se détendent, le génie lui-même parait s’affaisser. Il n’est plus soutenu par ce qui l’élevait au-dessus de l’homme ; et c’est alors qu’on dit des héros, des inspirés ou des prophètes : Dieu a cessé de parler en eux.

Telle était l’âme de Jeanne d’Arc après le sacre de Charles VII à Reims. Aussi un grand abattement et une fatale hésitation paraissent l’avoir saisie dès ce moment. Le roi, le peuple et l’armée, qu’elle avait fait vaincre, voulaient qu’elle restât toujours leur prophétesse, leur guide et leur miracle. Mais elle n’était plus qu’une faible femme égarée dans les cours et dans les camps, et sentait sa faiblesse sous son armure. Son cœur seul lui restait, toujours intrépide, mais non plus inspiré. Elle voulait faire parler un oracle qui n’avait plus ni divinité, ni langue, ni voix. On voit cet aveu naïf de l’état de son âme dans ses réponses à ses juges, au moment de son procès.

La France, non plus, n’avait plus besoin d’elle. Le réveil en sursaut du Dauphin par sa voix, ce prince, jeune et vaillant, arraché par une bergère aux bras de ses maîtresses, la délivrance miraculeuse d’Orléans, la défaite de Bedford dans les plaines de la Beauce, la captivité ou la mort des chevaliers anglais les plus renommés, le fanatisme religieux et patriotique du peuple allumé par l’apparition, par la voix et par le bras d’une jeune fille, et prenant partout des exploits pour des miracles ; toutes ces circonstances avaient soufflé l’espérance et le patriotisme sur la surface du pays, la terreur et l’hésitation dans le cœur des Bourguignons et des Anglais.

Le sol répudiait ou dévorait les ennemis ; ils se sentaient enfin usurpateurs sur le trône, étrangers dans la patrie. Le sacre de Reims, ce couronnement réputé divin, qui faisait intervenir alors la main de Dieu et le baume céleste pour juger la légitimité des princes, avait rendu au Dauphin non plus seulement l’amour, mais la religion du peuple. En défendant son roi, ce peuple croyait défendre désormais l’élu du ciel. Jeanne d’Arc avait été bien inspirée en le menant droit aux autels de Reims. Partout ailleurs, il n’aurait remporté qu’une victoire ou une ville ; à Reims, il avait remporté un royaume et une divine autorité. La révolte contre lui devenait blasphème et impiété. Un politique consommé n’aurait pas mieux conseillé que cette ignorante.

De plus, comme il arrive toujours dans les revers, la division, la discorde, les rivalités, les récriminations mutuelles s’étaient introduites dans les conseils des Anglais et des Bourguignons. Le duc de Bourgogne, amolli parles prospérités et par les femmes, se contentait de venir de temps en temps de Flandre à Paris, pour étaler, comme Antoine après lé meurtre de César, le sang de son père assassiné sous les yeux des Parisiens, et pour recueillir les vaines popularités d’une multitude plus tumultueuse que dévouée.

Le duc de Bedford, régent de France pour le roi d’Angleterre Henry VI, et le cardinal de Winchester, souverain de l’Angleterre sous ce roi enfant, se haïssaient et se desservaient mutuellement, en ayant l’apparence de s’entendre et de se soutenir. Le cardinal, alarmé cependant des revers trop honteux de Bedford, amenait à Paris une nouvelle armée. Le duc de Bedford tremblait dans Paris. Toutes les villes et toutes les provinces environnantes tombaient devant les forces croissantes du roi de France ; et l’étendard de Jeanne, déployé sous les murs des places assiégées, suffisait pour les ouvrir à Charles. La superstition du peuple croyait voir voltiger autour de cet étendard des étincelles de flamme, rayonnement des puissances célestes qui entouraient l’envoyée de Dieu.

Son humilité ne s’exaltait point au sein de ces triomphes, ni sa chasteté ne se ternissait dans ces camps. Chaque soir, disent les chroniques, elle allait prendre son logis dans la maison de la femme la plus honnêtement famée du lieu, et souvent même couchait dans son lit. Elle passait la nuit ses armes sous la main, et à demi vêtue de ses habillements d’homme de guerre, afin de mieux protéger sa pudeur.

Elle ne s’enorgueillissait aucunement des honneurs qu’on lui rendait. Ce que je fais, disait-elle sans cesse au peuple superstitieux, n’est pas miracle de moi, mais ministère qui m’est commandé : c’est pourquoi je suis soutenue. Ne baisez point mes habits ou mes armes comme prodiges, mais comme instruments des grâces de Dieu.

Après quelques manœuvres des Français et des Anglais autour de Paris pour en tenter la route ou pour la fermer, le roi s’avança jusqu’à Saint-Denis, et le duc de Bedford se hâta de s’enfermer dans la ville, pour la défendre a la fois contre l’assaut du roi et contre la mobilité du peuple.

Le duc de Bourgogne, commençant a pressentir où allait la victoire, et redoutant moins, pour sa politique, un roi, son parent, dans Paris, que la puissance anglaise, assise sur les deux rives de la Manche, à côté de ses Flandres, commençait à négocier secrètement avec Charles VII. Jeanne d’Arc, consultée sur ces négociations, les encourageait de tous ses efforts. Les lettres qu’elle dictait pour le dur, de Bourgogne ne respiraient que la paix, le pardon réciproque, et l’union de tous les membres de la famille française contre l’étranger. Son cœur, qui savait rendre de si bons secours aux hommes d’armes, la rendait maintenant de meilleur conseil aux politiques. La sagesse transpire dans chacun de ses mots. On ne peut révoquer en doute l’influence conciliatrice de ses lettres sur le duc de Bourgogne. Elle n’excluait même pas les Anglais de sa tolérance et de son désir de paix. Elle n’injurie pas les ennemis du roi, elle les conjure. Sa charité dans les paroles égale son intrépidité dans le combat.

Elle pressait le roi d’attaquer Paris, prenant son désir pour une lumière, et son impatience pour une inspiration. Les généraux résistaient, encore. Elle les entraîna, malgré eux, jusqu’au faubourg de La Chapelle Saint-Denis. Elle s’y logea avec l’avant-garde commandée par le duc d’Alençon, par le maréchal de Raiz, par le maréchal de Boussac, par le comte de Vendôme et le sire d’Albes. Elle fit camper l’armée dans les villages en face des portes du nord de la capitale.

Mais le peuple, contenu par l’armée de Bedford, par le parlement et par la bourgeoisie, trop compromise avec les Anglais et les Bourguignons pour ne pas craindre la vengeance du roi, ne s’émut que pour défendre les étrangers qui asservissaient la capitale et le trône. L’esprit de sédition, entretenu par Isabeau, les Armagnacs et les factions pendant tant d’années, avait éteint la nationalité dans l’âme de cette ville inconstante. On ferma les portes, on inonda les fossés, on entassa les pavés sur les créneaux, on viola les dépôts publics pour solder les troupes ; on répandit le bruit que le roi et sa magicienne avaient juré de faire passer la charrue sur les ruines de la capitale.

Jeanne, informée de ces rumeurs, s’efforçait de les démentir par la discipline qu’elle maintenait dans les troupes du roi. Indignée un jour des scandales donnés par quelques soldats qui voulaient attenter à l’honneur d’une fille des champs, elle frappa un des coupables sur la cuirasse, du plat de son épée, avec une si sainte colère, que l’épée se brisa en deux tronçons. C’était l’épée miraculeuse qui avait opéré tant de prodiges dans sa main : funeste présage ! Le roi la gronda, Jeanne elle-même pleura son épée. Mais, disait-elle, elle préférait néanmoins son étendard blanc et sa petite hache d’armes ; car elle ne frappait jamais pour tuer, mais pour vaincre, et le sang d’un ennemi ne souilla jamais ses armes. Elle s’attribuait à elle-même, prêtresse de la délivrance de sa patrie, cette loi du sacerdoce qui répugne au sang ; toujours femme, même au milieu des guerriers.

Après une semaine d’inutile attente, Jeanne fit donner l’assaut aux remparts, du sommet de cette petite colline couverte aujourd’hui de rues, d’édifices et de temples, qui a gardé le nom de butte des Moulins. Elle franchit, avec le duc d’Alençon et les généraux, le premier fossé sous le feu de la ville. Parvenue au bord du second, et exposée presque seule aux traits des remparts, elle sondait la profondeur de l’eau et la vase du bout de sa lance, et faisait combler le fossé de fascines par les soldats, tout en agitant sa bannière et en criant à la ville rebelle de se rendre, quand une flèche lui traversa la jambe, et la jeta évanouie sur un monceau de morts et de blessés.

On la transporta sur le revers de la berge du fossé, où les flèches et les feux passaient par-dessus sa tête, et on l’étendit sur l’herbe pour arracher la flèche de la blessure. Elle retrouva la voix et le geste pour encourager-les siens à l’assaut. Les vaillants chevaliers la suppliaient en vain de se laisser rapporter au camp, les flèches et les boulets labouraient en vain la terre autour d’elle, les fossés se comblaient en vain de cadavres, elle s’obstinait à la victoire ou à la mort. On eût dit que c’était le dernier assaut qu’elle donnait elle-même à sa fortune. Le duc d’Alençon, tremblant de perdre en elle l’âme et la foi de l’armée, fut forcé d’accourir lui-même, et de l’enlever dans les bras de ses soldats du champ de carnage où elle voulait mourir. La nuit couvrait les murs et la plaine. Les généraux du roi firent silencieusement retirer les troupes. Pour dérober leurs pertes aux regards des Parisiens au retour du jour, ils relevèrent les morts des bords du fossé. Ils les entassèrent comme dans un bûcher dans la grange de la ferme des Mathurins, et ils les brûlèrent pendant les ténèbres, pour ne laisser que de la cendre aux Anglais.

Ce revers, confondant avec tant d’éclat les prophéties de Jeanne d’Arc, fut le premier démenti du ciel à son esprit divinatoire, et la première atteinte au prestige populaire de son infaillibilité. Elle commença elle-même à douter d’elle-même. Son esprit chancela avec sa fortune. Elle s’humilia devant Dieu et devant le roi, et, renonçant à la guerre, elle suspendit son armure blanche et son épée sur le tombeau de saint Denis, dans la basilique. Mais le roi et les chevaliers la supplièrent tellement de les reprendre, et s’accusèrent tellement eux-mêmes des fautes qui avaient déconcerté ses prophéties, qu’elle eut la faiblesse de les revêtir encore par complaisance pour l’armée, et de continuer à inspirer et à combattre, quand le souffle n’inspirait plus et quand l’esprit ne combattait plus en elle.

L’armée se dissémina après l’entreprise malheureuse sur Paris ; des trêves se conclurent pour donner du temps aux négociations. Jeanne s’en alla en Normandie, pour aider le duc d’Alençon à reconquérir son apanage personnel sur les Anglais. Le sire d’Albret la requit ensuite d’aller guerroyer avec lui à Bourges. Elle fit des prodiges au siége de Saint-Pierre-le-Moûtier. Elle retrouva son génie inspirateur dans la fumée de l’assaut. Presque seule sur le revers du fossé, et abandonnée des siens, elle combattait encore. Son fidèle écuyer Daulon lui criait en vain : Que faites-vous, Jeanne ? vous êtes seule !Non, dit-elle en montrant du geste l’espace vide et le ciel, j’ai cinquante mille hommes ! Et, continuant à rappeler les soldats découragés et à leur faire honte de leur découragement devant son audace, elle les ramena aux murs, et les escalada victorieusement à leur tête.

A la reprise des hostilités entre Charles VII et les Anglais, elle ramena au roi une armée, sous les murs de Paris. Détrompée des négociations, elle lui dit cette fois que la paix était au bout de sa lance. Elle rompit plusieurs corps de Bourguignons et d’Anglais, et s’enferma dans Compiègne pour le défendre, comme Orléans, contre le duc de Bourgogne. Le sort des Français y luttait, comme dans un champ clos, contre la fortune des deux armées d’Angleterre et de Flandre.

Un homme intrépide et féroce, Guillaume de Flavy, commandait la ville. La rumeur des temps l’accusait d’animosité ou de dédain contre l’héroïne populaire des camps.

Jeanne avait promis de sauver la ville. Dans une des premières sorties de la garnison contre les assiégeants, elle combattit avec sa première audace contre les troupes de Montgomery et le sire de Luxembourg. Deux fois repoussée, elle ramena deux fois la victoire à son étendard. A la fin de la journée, les Anglais et les Bourguignons réunis, et concentrant tous leurs efforts sur la poignée de chevaliers qui l’entouraient, s’attachèrent à elle seule, comme à la seule âme de leurs ennemis et au seul mobile de leur défaite.

Cernée et poursuivie au milieu des siens, elle se sacrifia pour sauver ceux qui s’étaient confiés à elle. Pendant qu’ils passaient le pont-levis pour rentrer dans Compiègne, elle resta la dernière exposée aux coups des Anglais et combattant pour le salut de tous. Au moment ois elle lançait son cheval sur le pont-levis pour s’abriter la dernière derrière les murs, le pont se leva et lui ferma le passage. Saisie par ses vêtements et précipitée de son cheval, elle se releva pour combattre encore ; mais, entourée et, désarmée par la masse croissante de ses ennemis, elle se rendit prisonnière à Lionel, bâtard de Vendôme, et fut conduite au sire de Luxembourg, général du duc de Bourgogne.

Aucune victoire ne valait, aux yeux des Anglais et des Bourguignons, la dépouille que le hasard ou la trahison venait de leur livrer. Jeanne était, à leurs yeux, le génie sauveur de la France et de Charles VII. Ils croyaient, en la tenant, tenir son trône.

Le duc de Bourgogne accourut lui-même pour s’assurer de son triomphe en contemplant sa captive. Il l’entretint en secret dans la chambre où on l’avait enfermée. Le canon des camps et le Te Deum des cathédrales célébrèrent à l’instant la prise de Jeanne d’Arc dans toutes les villes et dans toutes les provinces des alliés. C’était la France elle-même que l’on croyait conquise dans cette jeune fille.

Le peuple, au contraire, pleura et gémit partout sur son sort. On s’entretenait à demi-voix, dans les camps et dans les chaumières, de la prétendue trahison du sire de Flavy, commandant de Compiègne, qui avait, selon le peuple, vendu l’héroïne de Dieu au sire de Luxembourg. On rapportait à l’appui de cette accusation, sans preuves et sans vraisemblance, les pressentiments et les propos de Jeanne la veille du dernier combat.

Hélas ! mes bons amis, mes chers enfants, avait-elle dit à ses hôtes et à ses pages, je vous le dis avec tristesse, il y a un homme qui m’a vendue ; je suis trahie, et bientôt je serai livrée à la mort. Priez Dieu pour moi, car bientôt je ne pourrai plus servir mon roi, ni le noble royaume de France !

Pressentiment ou soupçon qui, dans une fille nourrie de l’Évangile, rappelait ceux de son divin Maître dans la cène funèbre avec ses amis. Faisait-elle allusion au brave Flavy, guerrier trop rude pour flatter les crédulités populaires, mais trop courageux pour trahir ?ou pensait-elle à la jalousie du moine Richard, dont les accusations de sorcellerie la poursuivaient ? Nul ne sait sa pensée, mais tous étaient frappés de ses présages.

Sa mère, qui l’était venue voir à Reims, et qui s’étonnait de son intrépidité dans les batailles, lui ayant dit un jour : Mais, Jeanne, vous n’avez donc peur de rien ? Non, lui avait-elle répondu ; je ne crains rien que la trahison !

C’est sous la trahison, en effet, que l’héroïsme, la vertu et le génie succombent : facultés puissantes qu’on ne peut combattre face à face à la lumière, et qu’on prend au piège comme l’aigle et le lion.

On remarquait depuis quelque temps un redoublement de ferveur en elle. Elle entrait, le soir, dans les églises et chapelles des champs, et s’agenouillait au milieu des enfants à qui on enseignait les mystères. On la surprenait rêvant et priant à l’écart sous l’ombre des plus noirs piliers. Elle avait son agonie des Olives avant d’avoir son supplice, comme le Maître qu’elle servait.

Cette agonie de l’âme et du corps redoubla d’amertume après sa captivité. Les lois de la guerre et de la chevalerie, son sexe, son âge, sa beauté, la douceur de l’humanité qu’elle avait toujours montrées après la victoire, le scrupule même qu’elle avait gardé de ne jamais verser le sang dans les combats, la pureté de ses mœurs, la naïveté de sa foi, tout devait lui promettre et lui assurer les sauvegardes, les pitiés, les respects qu’on devait à un guerrier qui s’était rendu, et à une femme qui faisait l’admiration et le récit des camps. C’était une infâme félonie pour un chevalier de livrer ou de vendre à un autre les prisonniers remis à sa merci. L’hospitalité forcée de la prison était aussi sacrée que celle du foyer. Le sire Lionel de Ligny, à qui Jeanne s’était rendue, répondait de sa captive devant l’usage et devant l’honneur. Il ne pouvait, d’après les lois et coutumes de la guerre, se dessaisir de Jeanne que contre sa rançon, si la France lui en faisait une.

Mais Ligny dépendait du sire de Luxembourg, en qualité de vassal. Il avait intérêt de flatter ce seigneur, de qui relevaient ses domaines. Le plus précieux présent qu’il pût offrir au sire de Luxembourg, allié lui-même du duc de Bourgogne, pour capter sa faveur, c’était le génie tutélaire de Charles VII.

Après avoir d’abord envoyé Jeanne, captive, dans un de ses propres châteaux, voisin de la Picardie, il la livra au sire de Luxembourg. Le duc de Bourgogne la marchandait déjà à Luxembourg ; les Anglais, au duc de Bourgogne ; l’inquisition de Paris la revendiquait d’eux tous, pressée de purger la terre de cette victime, dont le patriotisme était le crime aux yeux de cette inquisition, alliée à l’usurpation. Usant des droits de notre office, écrivait le vicaire général de l’inquisition aux gens du duc de Bourgogne, nous requérons instamment et enjoignons, au nom de la foi et sous les peines de droit, d’envoyer et amener prisonnière devant nous Jeanne, soupçonnée de crimes, pour être procédé contre elle par la sainte inquisition.

Ainsi c étaient des Français qui demandaient à venger l’Angleterre, et l’Église de France à sévir contre la liberté de ses propres autels.

Le sire de Luxembourg, étranger, fut moins cruel que les compatriotes de l’héroïne. Il l’envoya dans son château de Beaurevoir, où les dames de sa famille furent douces et compatissantes pour elle.

L’université de Paris, scandalisée de ces égards et de ces délais, et lâchement alliée avec l’inquisition contre l’innocence et le malheur, appuya, par des lettres plus impératives et plus ardentes, les injonctions du vicaire général de l’inquisition : En vérité, disait l’université au sire de Luxembourg, en vérité, au jugement de tout bon catholique, jamais, de mémoire d’homme, il ne serait advenu une si grande lésion de la sainte foi, un si énorme péril et dommage pour la chose publique en ce royaume, que si elle échappait par une voie si damnable et sans une convenable punition !

On voit qu’en tous les temps les haines des hommes paraissent les justices des juges, et que ni les lettres, ni les fonctions sacerdotales, ne préservent les corps politiques de ces détestables adulations à leur parti. Luxembourg résistant encore, l’université et l’inquisition suscitèrent l’autorité ecclésiastique dans la personne de l’évêque de Beauvais, homme féroce et fanatique, nommé Cauchon. Il fut le Caïphe de ce Calvaire.

Cauchon, par principe ou par intérêt, était vendu à la cause ennemie jusqu’à l’âme. Il osa signifier au duc de Bourgogne de lui livrer sa prisonnière, et il lui en débattait le prix : Bien que cette femme ne doive pas, disait-il dans sa requête, être considérée comme prisonnière de guerre, néanmoins, pour récompenser ceux qui l’ont prise et retenue, le roi (c’était le roi anglais des Parisiens) veut bien leur donner six mille francs (somme considérable alors), et au bâtard qui l’a prise, une rente de trois cents livres. Il offrait de plus, pour sûreté du dépôt qu’il demandait, dix mille francs, comme pour un roi, un prince, un grand de l’État, ou un Dauphin.

Le sire de Luxembourg, n’osant résister à la fois au désir secret du duc de Bourgogne, à l’empire des Anglais dans la coalition, à l’université, organe de l’opinion, à l’inquisition, organe de l’Église, céda à regret à ces influences réunies, et remit Jeanne. Crime collectif, où chacun se décharge de sa responsabilité, mais dont Paris a l’accusation, Luxembourg la lâcheté, l’inquisition l’arrêt, les Anglais la félonie et le supplice, la France la honte et l’ingratitude.

Ce marchandage de Jeanne par ses ennemis, dont les plus acharnés étaient des compatriotes, avait duré six mois. Elle avait été arrachée avec douleur aux soins et aux amitiés des femmes de la maison de Luxembourg à Beaurevoir, transportée à Arras, puis enfin enchaînée à Rouen. Pendant ces six mois, l’influence de cet ange de la guerre sur les troupes de Charles VII, son âme qui survivait dans les conseils et dans les camps de ce prince, la superstition patriotique du bas peuple pour elle, superstition que sa captivité n’avait fait que redoubler, l’absence enfin du duc de Bourgogne, lassé de la guerre, enclin à négocier, rassasié de puissance, ivre d’amour et de fêtes, oisif dans ses États de Flandre, toutes ces causes avaient entraîné revers sur revers pour les Anglais, succès sur succès pour Charles VII.

Jeanne, absente, triomphait partout. La haine contre son nom montait à proportion des désastres de leur cause dans le cœur des Anglais, de l’université et de l’inquisition, partisans serviles ou intéressés de cette monarchie de l’étranger. La politique voulait qu’on éteignît ce prestige populaire dans le sang de l’héroïne ; un clergé aveuglé voulait qu’on brûlât la magie avec la magicienne ; la passion voulait de la vengeance ; la peur, de la sécurité. La condamnation et la mort de Jeanne étaient le complot tacite de ces vils instincts du cœur humain. L’évêque de Beauvais pressait le procès. Il s’ouvrit à sa requête. Il y avait une telle impatience de condamner dans les autorités sacrées et laïques, que le clergé de Beauvais autorisa Cauchon de se substituer à l’archevêque de Rouen, dont l’archevêché était alors en interrègne.

Les chevaliers des trois nations, même ceux que leur déloyauté aurait dû faire rougir devant la captivité troquée et livrée par eux, semblaient aussi réjouis d’être affranchis de la présence de Jeanne, que l’inquisition était elle-même pressée de la sacrifier à leur ressentiment. On raconte que, peu de temps avant la comparution de l’accusée devant ses juges, le sire de Luxembourg, dont elle avait été la prisonnière et qui L’avait vendue à sa propre cupidité, traversant Rouen, alla, par un passe-temps cruel, se repaître de sa vue dans sa prison, menant avec lui le comte de Strafford et le comte de Warwick, comme pour leur montrer la terreur des Anglais désarmée et enchaînée. Jeanne, lui dit-il avec une ironie qui tentait sa crédulité pour la tromper, je suis venu pour te délivrer et pour te mettre à rançon, à condition que tu promettras de ne plus t’armer contre nous. — Ah ! mon Dieu, répondit la prisonnière avec un accent de doux reproche, vous vous riez de moi. Vous n’en avez ni le pouvoir ni la volonté. Je sais bien que les Anglais me feront mourir, croyant gagner le royaume par ma mort ; mais fussent-ils cent mille de plus, ils n’auront pas ce royaume ! Strafford tira sa dague du fourreau, comme pour venger ce défi courageux de la captive à ses geôliers ; Warwick, plus loyal et plus humain, détourna le bras et prévint l’outrage.

Plus de cent docteurs ecclésiastiques et séculiers avaient été réunis à Rouen pour former le terrible tribunal. On eût dit que les juges pervers ou fanatiques de cette grande cause avaient voulu se partager l’iniquité en un plus grand nombre, afin d’en diminuer la responsabilité et l’horreur pour chacun d’eux aux yeux de la France et de l’avenir. Ces cent juge cependant n’avaient autorité que pour informer contre l’accusée, et pour discuter les accusations et les preuves ; l’évêque de Beauvais et le vicaire de l’inquisiteur général Jean Lemaitre avaient seuls le droit, de prononcer. Ils avaient prononcé d’avance dans leur cœur.

On n’avait rien épargné pour se procurer des incriminations contre Jeanne. Des informateurs envoyés à Domrémy pour chercher des crimes jusque dans son berceau, et pour souiller sa vie par ces rumeurs populaires qui sont les préludes des grandes calomnies, n’avaient recueilli là que des témoignages de sa foi, de sa candeur et de sa vertu. Ses jeunes compagnes d’enfance, fidèles à la vérité et à l’amitié, avaient parlé d’elle avec compassion et avec larmes. Les soldats n’en parlaient qu’avec admiration, le peuple qu’avec reconnaissance. Il avait fallu chercher dans des sources plus ténébreuses et plus immondes des éléments d’accusation. La plus sacrilège perfidie les avait ouvertes.

Un prêtre se disant Lorrain, et compatriote de Jeanne, nommé Loiseleur, fut jeté dans sa prison, sous prétexte d’attachement à Charles VII, afin que la parenté de patrie, la conformité d’opinion et la communauté de peines ouvrissent le cœur de Jeanne à la confiance et à la confidence. Pendant que Loiseleur interrogeait sa compagne de captivité et s’efforçait d’arracher à son âme des aveux convertis en crimes, l’évêque de Beauvais et le comte de Warwick, cachés dernière une cloison, assistaient invisibles aux entretiens, et notaient les épanchements de la plainte. Les tabellions cachés aussi avec l’évêque, et chargés d’enregistrer ces mystères, rougirent eux-mêmes de leur office, et refusèrent d’écrire d’aussi infâmes surprises de la conscience. Loiseleur continua son œuvre de perdition sous un autre déguisement. Il s’insinua dans la piété de Jeanne, reçut ses confessions dans le cachot, et, s’entendant avec l’évêque, il conseilla, sous le sceau de Dieu, à sa pénitente, tous les aveux qui pouvaient prêter prétexte à la condamnation.

Pendant ces préliminaires du procès à Rouen, on intimidait les témoins qui auraient pu parler à sa décharge ou à sa gloire. Une femme du peuple de Paris, ayant dit que Jeanne était une fille d’honneur, fut brûlée vive.

Telles étaient les dispositions des juges et de l’esprit public à Paris et à Rouen, quand l’évêque fit enfin comparaître l’accusée devant lui, le 21 février. Poursuivie par ses ennemis,’elle semblait oubliée de ses amis. Charles VII, victorieux et insouciant de celle qui l’avait fait vaincre, traitait déjà avec le duc de Bourgogne, et ne paraît pas avoir fait une tentative efficace pour racheter celle qui allait mourir pour lui.

L’évêque, dans la crainte que l’accusée ne fût soustraite un seul moment à la garde des Anglais et enlevée par quelque émotion patriotique du peuple, instruisit le procès dans le château de Rouen, commandé par Warwick, capitaine des gardes du roi Henry VI d’Angleterre. Ce fut dans la chapelle de ce château que Jeanne enchaînée, mais toujours revêtue de ses habits de guerre, parut devant lui. Le vicaire de l’inquisiteur général, touché d’on ne sait quels scrupules ou quelle pitié pour la victime, paraît avoir contenu plus qu’excité le féroce dévouement de l’évêque, et donné au procès quelques formes d’impartialité et de douceur. L’Église jugeait alors, et ne frappait pas de sa propre main. Satisfaite de purger l’hérésie ou le sacrilège par son jugement, elle laissait aux pouvoirs civils l’odieux et l’impopularité de l’exécution. L’inquisition, dans cette cause, paraît avoir été moins avide de condamner Jeanne d’Arc que de la juger. C’était un pouvoir romain. Jeanne, en effet, n’avait offensé que les Anglais, dont l’évêque de Beauvais était le complaisant et le ministre.

L’évêque parla à l’accusée avec mansuétude, comme pour attester une impartialité ou une pitié qui donneraient encore plus d’autorité à l’arrêt. Elle se plaignit d’abord doucement du poids et de la pression des anneaux de fer qui blessaient ses membres. L’évêque lui dit que ces fers étaient une précaution qu’on avait été contraint de prendre pour prévenir ses tentatives réitérées d’évasion. La prisonnière avoua qu’au commencement de sa captivité elle avait naturellement désiré de s’enfuir ; mais qu’il n’y avait en cela ni déloyauté ni crime à elle, puisqu’elle n’avait jamais donné à personne sa foi de ne pas sortir du château. Le procès ne dit pas si on allégea ses fers.

Après cet épisode, on lui lut son acte d’accusation, moins politique que religieux, dans lequel elle était chargée de crimes contre la foi, d’hérésies et de sortilèges.

Interrogée ensuite sur son âge, elle répondit qu’elle avait dix-neuf ans environ. Sur sa croyance, elle répondit que sa mère lui avait enseigné le Pater, l’Ave et le Credo, les trois prières et la profession de foi des fidèles, et que personne autre que sa mère ne lui avait rien appris de sa religion. On la somma de prononcer à haute voix ces deux prières et cet acte de foi de son enfance : elle craignit apparemment de commettre, en les récitant en latin devant des docteurs, quelque omission ou quelque erreur dont on ferait un texte d’hérésie contre elle. Je les réciterai bien de bon cœur, dit-elle, pourvu que monseigneur l’évêque de Beauvais, ici présent, consente à m’entendre en confession. Elle ne croyait pas, sans doute, pouvoir mieux convaincre le juge de la sincérité et de l’orthodoxie de sa foi, qu’en ouvrant son âme au prêtre. La cour, la longue captivité, l’amour de la vie à un âge si tendre, inspiraient à la jeune fille l’habileté ingénue et la prudence instinctive de sa situation.

On la ramena, chancelante sous ses fers, dans son cachot.

Le jour suivant, on lui demanda de jurer de dire la vérité sur toute chose dont elle serait requise. Elle réserva les choses qui ne lui appartenaient pas à elle seule, mais à Dieu et au roi. Je dirai sur les unes toute la vérité, répondit-elle ; sur les autres, non.

On ne put réprimander cette sagesse, et on poursuivit : Vous a-t-on appris un métier ? lui dit-on. — Oui, répondit-elle, ma mère m’a appris à coudre aussi merveilleusement qu’une femme de la ville.

Elle avoua qu’elle avait une fois quitté furtivement la maison de sa mère, mais que c’était par crainte des bandes de Bourguignons errants dans la contrée ; qu’une femme, nommée la Rousse, l’avait menée au village de Neufchâtel ; qu’elle avait habité quelques jours à peine dans cette famille ; que pendant ce temps elle faisait le petit trafic de domestique ou le ménage de cette maison, mais qu’elle n’allait point aux champs ni aux bois garder les brebis ou autres bêtes.

Elle avoua que, dès l’âge de treize ans, elle avait entendu des voix et avait été éblouie par des lumières dans le jardin de sa mère, du côté de l’église ; que ces voix ne lui avaient donné que -de sages conseils ; qu’elles lui avaient ordonné obstinément de venir en France et de faire lever le siége d’Orléans ; qu’elle avait résisté ; mais qu’après, de longs combats elle avait obtenu de son oncle qu’il la menât à Vaucouleurs, où le sire de Baudricourt lui avait dit, en la laissant partir pour Chinon : Va-t’en, et qu’il en advienne ce qu’il plaira à Dieu !

Elle raconta, sans vanité comme sans crainte, sa présentation au Dauphin, et l’instinct qu’elle avait eu de le reconnaître entre tous. On lui demanda ce qu’elle avait dit en secret au Dauphin ; elle refusa de s’expliquer, de peur de révéler des scrupules du roi sur la légitimité de sa naissance. Interrogée si elle avait vu quelque signe divin ou quelque esprit céleste autour du front du Dauphin : Excusez-moi de ne rien répondre sur ceci, dit-elle. Et elle rentra dans son cachot pour cette nuit-là.

L’évêque, à l’ouverture de la troisième séance, l’admonesta de nouveau pour qu’elle eût à dire la vérité sur toutes choses, même les choses d’État, dont elle serait interrogée. Monseigneur l’évêque, dit-elle, réfléchissez bien que vous êtes mon juge, et que vous prenez une grande charge devant Dieu, si vous me pressez trop. Innocente devant l’Église, elle sentait qu’elle serait infailliblement coupable devant les ennemis du roi ; et, en écartant les interrogations politiques, elle écartait la mort. L’évêque le savait comme elle ; il la pressa en vain de tomber dans son piège. Non, dit-elle, je dirai tout vrai, mais je ne dirai pas tout ! Ce fut ainsi qu’elle restreignit son serment pour restreindre son danger.

On reprit l’interrogatoire, dans l’intention de tirer de la naïveté de la jeune fille des aveux de sorcellerie. Vous entendez encore votre voix intérieure ?Oui. — Quand l’avez-vous entendue la dernière fois ?Hier, et encore aujourd’hui. — Que faisiez-vous quand la voix vous parla ?Je dormais, et elle m’éveilla. — Vous êtes-vous mise à genoux pour lui répondre ?Non ; je la remerciai seulement de sa consolation, étant assise sur mon lit, et je la priai de me consoler et de m’assister dans ma détresse. — Vous dit-elle qu’elle vous sauverait du péril où vous êtes ? — A cela je n’ai rien à répondre.

Les questions de l’évêque la pressant davantage, elle lui répéta de nouveau qu’il courait un grand danger dans son âme en se montrant à la fois son juge et son ennemi. Les petits enfants, ajouta-t-elle, disent qu’on pend bien souvent les innocents pour avoir répondu la vérité. — Vous croyez-vous en état de grâce devant Dieu ? lui demanda l’évêque. Elle réfléchit un peu, puis elle répondit, en femme attentive à la fois à Dieu et aux hommes, ne voulant ni offenser l’un ni scandaliser les autres : Si je n’y suis pas, qu’il plaise à Dieu de m’y rétablir ; et si j’y suis, qu’il plaise à Dieu de m’y maintenir !

Cette sage réponse déconcerta les accusateurs, et ils dirigèrent l’interrogatoire du côté politique.

Les habitants de Domrémy tenaient-ils, lui demanda-t-on, pour les Bourguignons ou pour les Armagnacs ?Je ne connaissais qu’un homme du parti des Bourguignons. C’était son compère, parrain d’un enfant dont elle était marraine, à qui une fois elle avait dit : Si vous n’étiez pas du parti des Bourguignons, je vous dirais bien une chose. Mais la différence d’opinion lui ferma la bouche et le cœur sur ses visions avec cet homme. Alliez-vous avec les petits enfants du village qui se séparaient, par jeu, en camps des Français et des Anglais pour s’entre combattre ?Je n’ai pas mémoire d’y avoir été ; mais je les ai bien vus quelquefois revenir tout blessés et saignants de ces batailles. — Aviez-vous dans votre jeune âge de la haine vive contre les Bourguignons ?J’avais bien bonne volonté que le Dauphin eût son royaume.

On la congédia pour ce jour-là.

Elle comparaît de nouveau le 27 février. Son angoisse était telle, qu’elle troublait la pensée de ses juges eux-mêmes. Comment, lui demanda un des assesseurs, vous êtes-vous portée depuis samedi ?Du mieux que j’ai pu, répondit Jeanne. — Avez-vous observé les jours de jeûne ?Cela est-il dans votre procès ? dit-elle en s’étonnant. Et comme on lui répondait que cela y était : Oui, dit-elle, j’ai toujours jeûné les jours d’abstinence.

On revint à ses apparitions pour en inférer quelque magie. Elle raconta avec la même candeur de foi les visites de saint Michel, de sainte Marguerite, de sainte Catherine, noms qu’elle avait donnés dans son enfance à ces visiteurs inconnus de son âme. Et comme on insistait pour savoir d’elle tout ce que ces esprits de diverses formes lui inspiraient : Il y a, dit-elle sévèrement, des révélations qui s’adressent au roi de France, et non à ceux qui osent l’interroger !Ces esprits étaient-ils nus quand ils vous visitaient ? lui dit-on. — Pensez-vous donc, répliqua-t-elle, que le Roi des cieux n’a pas de quoi les vêtir de sa lumière ?Voulez-vous nous dire le signe que vous avez donné au Dauphin pour lui faire connaître que vous veniez de la part de Dieu ?Je vous ai déjà dit que ce qui touche le roi, je ne le dirai jamais ; allez le lui demander à lui-même.

Le jour suivant, on lui demanda si ses révélations lui avaient prédit qu’elle échapperait à la mort. Cela ne touche point au procès, dit-elle. Voulez-vous donc que je parle contre moi-même ? Je m’en fie à Dieu, qui en fera à son plaisir. — N’avez-vous point demandé des habits d’homme à la reine, quand vous lui avez été présentée ?Cela est vrai. — Ne vous a-t-on jamais invitée de dépouiller vos habits d’homme de guerre, et à reprendre les habillements de femme ?Oui vraiment, et j’ai toujours répondu que je ne changerais mes habits que par l’ordre de Dieu. La fille du sire de Luxembourg, qui conjurait son père de ne pas me livrer aux Anglais, m’en pria, ainsi que la dame de Beaurevoir, quand j’étais prisonnière dans leur château. Elles m’offrirent habits de femme, ou drap pour les faire. Je répondis que je n’en avais pas encore congé de Dieu, et que le temps n’en était pas venu. Et si j’eusse cru pouvoir le faire innocemment, je l’aurais plutôt fait à ces deux bonnes dames que pour complaire à aucunes dames qui soient en France, excepté la reine. On sentait que les égards et les compassions des femmes de la maison de Luxembourg l’avaient touchée d’une reconnaissance qu’elle se plaisait à leur témoigner jusque devant la mort.

N’avez-vous point fait faire d’image de vous à votre ressemblance ? Ne disait-on pas prière et oraison dans les camps et dans les villes en votre nom ?Si ceux de notre cause ont prié en mon nom, je l’ignore, et ils ne l’ont point fait de mon consentement. S’ils ont prié pour moi, il me semble qu’à cela il n’y avait point de mal. Beaucoup de gens me voyaient, il est vrai, avec joie ; et, se pressant autour de moi, baisaient mes habits, mes armes, mon étendard, et ce qu’ils pouvaient atteindre de moi ; mais c’était parce que les pauvres m’approchaient avec confiance, que je ne leur faisais ni déplaisir ni affront, mais que je les soulageais et les préservais autant que je pouvais des maux de la guerre. Les femmes et les filles faisaient toucher leurs anneaux à l’anneau de mon doigt, mais je ne connaissais point en elles de mauvaise intention à ceci. Pendant que j’étais à Reims, à Château-Thierry, à Lagny, il est vrai que plusieurs me requéraient d’être marraine de leurs enfants, et que j’y consentais. Mais je ne fis jamais de mi-racles. L’enfant qu’on me pria de tenir à Lagny avait trois jours ; les jeunes filles l’apportèrent à Notre-Dame, pour la prier de lui donner la vie. J’allai avec elles prier à son autel. Finalement, l’enfant donna signe de vie, remua les lèvres, et fut baptisé, puis mourut aussitôt. — Le roi ne vous donna-t-il pas écu, armes et trésors, pour son service ?Je n’eus ni écu, ni armes ; mais le roi en donna à mes frères. Quant à moi, je n’eus de lui que mes chevaux, cinq de bataille et sept de route, et l’argent pour payer mes hôtes.

On revint sur- le signe qu’elle avait donné au Dauphin, et on lui demanda de le décrire. Mais elle, parlant en double sens, et faisant allusion à ce signe, qui n’était autre .que le royaume de France : Aucun, dit-elle, ne pourrait en décrire la richesse. Quant à vous, ajouta-t-elle avec un dédaigneux enjouement qui attestait la liberté de son esprit, le signe qu’il vous faut, c’est que Dieu me délivre de vos mains, et c’est le plus éclatant qu’il vous puisse envoyer !

Elle avoua, dans les séances suivantes, que son père avait eu un songe pendant qu’elle était enfant, dans lequel songe il avait vu avec terreur sa fille Jeanne guerroyant avec les gens d’armes. Requise de parler de ses révélations, elle tranche d’un mot les piéges, et répond que tout ce qu’elle a fait de bien, elle l’a fait par ses propres inspirations.

On lui demanda s’il n’y avait aucun signe magique sur un anneau qu’elle portait au doigt, et pourquoi elle regardait cet anneau avec piété au moment des batailles. C’est, dit-elle, qu’il y avait gravé sur le laiton le nom de Jésus, et parce qu’aussi cet anneau lui rappelant avec plaisance son père et sa mère ; elle aimait alors à le sentir en sa main et à son doigt. Pourquoi, lui dit-on, fîtes-vous porter votre étendard en la cathédrale de Reims, au sacre du roi ?Il avait été à la peine, répondit Jeanne en animant à son cœur le signe inanimé ; c’était bien justice qu’il fût au triomphe !

Tentée d’abord dans sa simplicité, puis dans son patriotisme, il restait à la tenter dans sa conscience. La tentation, sur ce point, était sûre de vaincre. L’université, l’inquisition, le pouvoir épiscopal, représenté par l’évêque de Noyon, étaient du partiale la royauté anglaise, des Bourguignons et des Parisiens. Contester l’obéissance à ce parti leur semblait être la refuser à l’Église. On lui demande de reconnaître en tout l’autorité de cette Église. Elle ne peut ni consentir à renier sa cause politique, ni refuser son consentement sans se déclarer rebelle à la foi.

Je m’en remets à mon juge, » répond-elle avec une sublime inspiration d’habileté qui transporte plus haut le jugement pour confondre les juges humains ; et elle ne sort plus de cette réponse, qu’elle oppose sept fois, dans les mêmes termes, à toutes les ruses de l’accusation.

Enfin, lui dit-on avec impatience, voulez-vous ou non vous soumettre au pape ?Conduisez-moi à lui, répond-elle, et je lui répondrai à lui-même.

Tout le reste de ce jour elle se tait. Torturée dans sa conscience, elle avoue à elle-même son angoisse, dans cette prière qu’elle adresse au ciel pour qu’il la délivre de cette tentation : Très doux Dieu, dit-elle à son Seigneur, je vous requiers par votre Passion, si vous m’aimez, de me révéler ce que je dois répondre à ces gens d’Église. Je sais bien, quant à la vie, ce que je dois faire ; mais, quant au reste, je n’entends pas le commandement de mes guides.

Ses angoisses, plus terribles que les fers de son cachot et que la présence de la mort, la jetèrent dans une maladie qui interrompit les interrogatoires publics.

Mais l’évêque et ses assesseurs allèrent l’obséder jusqu’au pied du pilier où elle languissait enchaînée de corps, malade de fièvre, troublée d’esprit. On lui demanda si elle se soumettait de cœur à un concile. Elle ignorait ce qu’était un concile. On lui expliqua que c’était une assemblée générale de l’Église. Elle dit alors qu’elle s’y soumettait. Cette profession d’obéissance la sauvait. Le tabellion, présent, l’écrivit. L’évêque s’en aperçut ; et voulant à tout prix livrer sa proie aux partis dont il était l’organe : Taisez-vous donc, de par Dieu ! cria-t-il au docteur qui avait adressé la question et obtenu la réponse. Puis, se tournant vers le tabellion, il lui défendit d’écrire ce qui absolvait l’accusée. Hélas ! dit Jeanne en regardant pitoyablement l’évêque, vous écrivez ce qui est contre moi, et vous ne voulez pas écrire ce qui est pour !

Warwick, informé par l’évêque, ayant rencontré, le soir, le -docteur inhabile ou miséricordieux, l’apostropha avec colère, l’accusa de souffler cette scélérate, et le menaça de le faire jeter à la Seine. Les docteurs, tremblants, se sauvèrent de Rouen, et la prison de Jeanne se referma à tous, même à Cauchon.

La soif de son supplice était si ardente, que le parti anglais tremblait que la maladie ne l’enlevât aux bourreaux. a Pour rien au monde, disait le gardien de la tour, le roi ne voudrait qu’elle mourût de mort naturelle. Il l’a achetée assez cher pour vouloir qu’elle soit brûlée. Qu’on la guérisse au plus vite !

L’évêque cependant s’introduisit de nouveau dans sa prison, et il lui exposa le danger de son âme, si elle mourait sans adopter le sentiment de l’Église. Il me semble, répondit-elle, que, vu la maladie que j’ai, je suis en grand péril de mort ; s’il en doit être ainsi, que Dieu fasse à son plaisir de moi ! Je voudrais seulement avoir confession de mes péchés, et terre sainte après ma mort. On lui demanda s’il fallait faire prières et processions pour obtenir sa guérison : Oui, dit-elle ; j’aimerais bien que les bonnes âmes priassent pour moi.

On revint sur l’accusation de suicide qu’on lui avait imputée au sujet d’une tentative désespérée d’évasion qu’elle avait faite pendant sa première captivité au château de Beaurevoir. Elle avoua que l’horreur de se sentir captive et désarmée pendant que son roi et les Français combattaient et versaient leur sang, avait égaré son âme ; qu’elle s’était précipitée du haut des créneaux dans le fossé, au risque d’y perdre la vie ; que, tombée de si haut et évanouie de sa chute, elle avait été reprise, et qu’en recouvrant ses sens elle avait senti sa faute et demandé pardon a Dieu.

Sa jeunesse la sauva d’une mort pour une autre mort. Ses forces renaissaient. Les injures, les outrages, la joie et les chants de ses geôliers lui annonçaient le jugement prochain et la condamnation certaine. Trois soldats couchaient dans sa chambre. On parlait tout haut d’exercer sur elle les derniers outrages avant le supplice du feu. Jeanne tremblait en secret de ces outrages prémédités dans son cachot. Elle gardait avec vigilance ses vêtements d’homme de guerre, pour défendre jusqu’à, la mort sa chasteté contre les complots nocturnes de ses gardiens. L’évêque lui faisait un crime de ce costume qui rappelait ses exploits. Il mettait au prix de ce changement d’habits la permission qu’elle sollicitait de prier du moins avec les fidèles, et d’assister au sacrifice du dimanche. Elle y consentit, à condition que les vêtements de femme qu’elle revêtirait seraient semblables à ceux des filles pudiques des bourgeoises de Rouen : une robe longue et serrée à la taille, dont les plis l’envelopperaient avec décence contre les outrages de, ses profanateurs.

Pendant la semaine sainte et le jour de la résurrection du Christ, où toute la chrétienté s’associait à l’agonie de l’homme-Dieu et à la joie de sa rédemption, Jeanne sentit plus douloureusement sa solitude et sa séparation du troupeau des âmes. Le son des cloches joyeuses de Pâques résonna dans son cœur, comme une ironie qui contrastait -avec son isolement et sa tristesse.

Cependant l’université de Paris, consultée sur les procès-verbaux de ses interrogatoires, l’avait déclarée possédée de Satan, impie envers sa famille, altérée du sang des fidèles.

Les légistes, consultés de même, avaient restreint sa culpabilité au cas où elle s’obstinerait dans ses erreurs.

L’inquisiteur et l’évêque de Beauvais lui-même, intimidés au dernier moment par la clameur populaire qui commençait à s’apitoyer sui celte innocente, semblaient s’adoucir et se contenter de la condamnation du repentir et de la captivité, au lieu de la mort. Ils firent une suprême tentative pour arracher une apparence de désaveu de son obstination à la victime, pensant ainsi satisfaire à la fois le peuple par l’indulgence, les Anglais par la punition.

On arracha Jeanne, toute malade et tout affaiblie de corps, aux ténèbres de son pilier où elle languissait depuis quatre mois, pour la torturer en public dans son âme. On avait dressé deux échafauds dans le cimetière de Saint-Ouen, derrière la basilique de ce nom. Le cardinal de Winchester, représentant le pouvoir royal des Anglais en France ; Cauchon, représentant la servilité ambitieuse vendant son pays pour des honneurs ; les juges, le clergé, les docteurs, les assesseurs, les prédicateurs de l’université, représentant la légalité au service de la force, étaient assis sur un de ces échafauds.

Jeanne, les chaînes aux pieds et aux mains, attachée à un poteau par une ceinture de fer, entourée de tabellions prêts à enregistrer ses paroles, et de ministres de la torture armés de leurs instruments de douleur, prêts à lui arracher les faiblesses ou les cris de la nature, le bourreau avec sa charrette sous ses yeux, prêt à emporter son cadavre mutilé, étaient en face sur l’autre échafaud.

Un peuple immense, superstitieux, frappé de cet appareil, partagé entre le respect pour les autorités civiles et religieuses, la crainte de l’étranger, l’horreur de cette prétendue magicienne, et la pitié pour cette jeune fille dont la beauté éclatait plus touchante sous l’ombre de la mort, frémissait sur la place et sur les toits. Un prédicateur célèbre du temps, Guillaume Érard, apostrophait Jeanne d’Arc, et s’efforçait de la ramener à un désaveu de ses erreurs, et à la soumission complète à ce que l’Église déciderait des droits des deux compétiteurs. Ô noble maison de France, s’écriait-il, croyant renforcer ainsi ses arguments par une invocation pathétique à la race des Valois, ô noble maison de France qui fus toujours protectrice de la foi, comment as-tu été ainsi pervertie de t’attacher à une hérétique schismatique ? Oui, c’est de toi, Jeanne, que je parle, ajouta-t-il en la foudroyant du geste, c’est à toi que je dis que ton roi est schismatique et hérétique !

Jeanne, qui jusque-là avait écouté en silence et en humilité les injures qui ne tombaient que sur sa tête, ne put contenir son cœur en entendant outrager son Dauphin : Par ma foi, sire, s’écria-t-elle en interrompant le prédicateur, je jure qu’il est le plus noble chrétien de tous les chrétiens, celui qui aime mieux la foi et l’Église, et qu’il n’est rien de ce que vous dites !Faites-la taire, cria l’évêque de Beauvais. Les huissiers lui imposèrent silence.

Alors l’évêque lui lut un modèle de rétractation à laquelle on la conjurait de se conformer. Je veux bien me soumettre au pape, dit Jeanne. Le pape est trop loin, dit l’évêque. — Eh bien, qu’elle soit brûlée ! cria le prédicateur.

Les huissiers, les bourreaux, le peuple, qui l’entouraient, la conjuraient de signer un acte dressé de soumission à l’Église, qui n’était qu’une rétractation de ses ignorances devant Dieu, sans rien désavouer de sa cause et de ses sentiments devant les hommes. Eh bien, je signerai, dit-elle.

A ces mots, une grande clameur de soulagement s’éleva de la foule. L’évêque de Beauvais demanda à Winchester ce qu’il devait faire : Il faut, dit l’Anglais, l’admettre à la pénitence. C’était lui octroyer la vie. Pendant que les courtisans de Winchester se querellaient avec l’évêque de Beauvais sur l’échafaud, prétendant qu’il avait favorisé l’accusée, et pendant que l’évêque les démentait avec colère, un secrétaire s’approcha de Jeanne, et lui présenta la plume pour signer la rétractation, qu’elle ne pouvait lire. La pauvre fille rougit et sourit à sa propre ignorance, en roulant gauchement la plume dans ses doigts qui maniaient si bien l’épée. Elle traça, sous la direction de l’huissier, un rond, et au milieu une croix, signature symbolique de son martyre. Puis on lui lut sa sentence de grâce, qui la condamnait à passer le reste de sa vie en prison, pour y déplorer ses péchés au pain de douleur et à l’eau d’angoisse.

A ces mots, les partisans du régime anglais et les soldats de cette cause, trompés dans leur espoir de vengeance par une sentence qui leur paraissait une lâcheté, du moment qu’elle n’était pas la, mort, murmurèrent, s’agitèrent, s’ameutèrent tumultueusement autour du tribunal ; et, ramassant les pierres et les ossements du cimetière, les lancèrent sur l’échafaud contre le cardinal, l’évêque, les juges et les docteurs : Misérables prêtres fainéants, vous trahissez le roi ! Mais les juges, pour échapper à cette grêle de pierres et pour traverser en sûreté la foule, disaient aux plus furieux : Soyez tranquilles, nous la retrouverons bien d’une autre façon !

Jeanne s’étonnait plus que de la mort de la haine de ce peuple qu’elle aimait tant.

Elle rentra au château, poursuivie par les vociférations de la multitude. Elle y retrouva les fers, les piéges et les outrages de ses ennemis.

Les affaires de notre roi tournent mal, dit le commandant du château, Warwick : la fille ne sera pas brûlée !

On lui enleva pendant son sommeil ses habits de femme, qu’elle avait revêtus en signe d’obéissance sur l’échafaud, et on la contraignit ainsi à reprendre ses habits d’homme, qui étaient à côté de son lit. A peine eut-elle revêtu par nécessité ce costume dont on faisait le signe de son crime et de son obstination, qu’on appela l’évêque pour la surprendre en récidive. L’évêque la gourmanda rudement sur sa rechute après son abjuration. Elle protesta qu’elle n’avait rien abjuré que ses péchés, et qu’elle aimait mieux mourir, que de vivre ainsi rivée aux piliers de son cachot. L’évêque de Beauvais, convaincu de la passion de son parti pour le supplice de cette fille, dont l’existence rappelait des défaites aux Anglais et des crimes aux Bourguignons, renonça à la disputer à Warwick. Il convainquit les sages et les docteurs de la nécessité de punir cette impénitente par la mort. Les ecclésiastiques la livrèrent à la justice civile, chargée de l’application et de l’exécution de leur sentence, dont, comme Pilate, ils lavaient leurs mains. Cette sentence la conduisait au bûcher.

Un confesseur envoyé par l’évêque pénétra dans sa prison et lui annonça le prochain supplice. Hélas ! hélas !... s’écria-t-elle en étendant ses bras autant que les chaînes lui permettaient de les ouvrir, et en renversant sa tête échevelée ; faut-il me traiter si horriblement et si cruellement, que mon corps net et pur, qui ne fut jamais souillé d’aucune tache ni corruption, soit tout à l’heure consumé et réduit en cendres ! Ah ! j’aimerais mieux être décapitée sept fois, que d’être brûlée ! Ah ! j’en appelle à Dieu, le grand juge, des injustices et des tortures qu’on me fait endurer ! L’âme se rattachait au corps au moment de le perdre dans le feu ; la vie luttait avec la foi ; la femme réapparaissait dans le soldat.

On lui accorda comme dernière faveur la communion des mourants dans son cachot. L’évêque assistait parmi les gens du château à ce secours des bourreaux de son, âme. Elle l’aperçut, et lui dit avec un doux reproche : Évêque, je meurs par vous ! Elle reconnut aussi parmi les assistants un des prédicateurs qui lui avait fait les admonitions avant le procès, et avec lequel elle avait contracté cette familiarité du prisonnier envers ceux qui les visitent : Ah ! maître Pierre, lui dit-elle tout en larmes, où serai-je ce soir ?

On lui rendit les habillements de femme pour le supplice. On l’y conduisit sur une charrette, entre son confesseur et un huissier.

Un moine charitable la suivit à pied, priant pour son âme, et représentant la dernière pitié au pied de l’échafaud. Il se nommait Isambart. L’histoire doit son nom à ceux qui savent aimer jusqu’à la mort. Le fourbe Loiseleur, employé par l’évêque pour arracher à Jeanne ses secrets sous le semblant de la confession, monta avant le départ sur la charrette, pour obtenir de sa victime le pardon de sa trahison. Les Anglais eux-mêmes s’ameutèrent à la vue de ce traître, et le couvrirent de huées et de menaces. Versatilité naturelle aux foules, qui veulent bien frapper, mais non trahir. Ô Rouen, Rouen, disait-elle en se lamentant, est-ce donc ici que je dois mourir  Elle s’étonnait que le ciel la laissât mourir si jeune, avant qu’elle eût fini son œuvre et que la France tout entière fût purgée par elle de ses oppresseurs ; elle attendait incertaine un miracle ou la mort jusqu’au pied du bûcher.

L’évêque, l’inquisiteur, l’université, lés docteurs, l’attendaient sur une estrade en face d’un monticule de plâtre, recouvert de bois sec préparé pour le sacrifice humain.

Quand le char se fut arrêté au pied de l’estrade : Va en paix, Jeanne, lui dit, au nom des juges, le prédicateur ; l’Église ne peut plus te défendre, elle t’abandonne au bras séculier ! Excuse cruelle de ceux qui avaient prononcé le crime, et qui ne laissaient à d’autres que l’œuvre matérielle de la mort !

Jeanne alors s’agenouilla sur le char, non pour demander grâce de la vie aux juges qui la condamnaient, mais pour demander la grâce du paradis à l’évêque et aux prêtres qui la jetaient au feu. Elle joignit les mains, inclina la tête, et, s’adressant avec une naïve et pathétique ardeur tantôt à ses divins protecteurs dans le ciel, tantôt à ses bourreaux assis au-dessous d’elle sur l’échafaud, elle invoqua leur assistance, leur compassion et leurs prières avec un accent si tendre et avec des sanglots de femme si entremêlés de déchirantes exclamations, qu’à la vue de cette jeunesse, de cette innocence, de cette beauté près de tomber en cendre, et à l’accent de cette plainte qui semblait sortir déjà de la flamme, les docteurs, les inquisiteurs, les huissiers, Winchester, l’évêque de Beauvais lui-même, fondirent en larmes, et qu’un certain nombre d’entre eux, ne pouvant soutenir cette figure et cette voix, et se sentant évanouir de compassion, descendirent de l’échafaud et se perdirent isolés dans la foule.

La mourante se confessa alors à haute voix des erreurs d’esprit ou des présomptions de cœur qu’elle avait pu avoir de bonne foi pendant sa mission sur la terre. Elle regretta peut-être d’avoir trop obéi à la voix intérieure, en forçant son oncle de la conduire à Vaucouleurs, au lieu d’obéir à la voix de sa mère et au génie obscur et tutélaire du foyer. Elle vit de quel prix étaient l’héroïsme et la gloire, et la maison et le verger de son père lui apparurent en contraste avec le bûcher de Rouen.

Se repentit-elle de son dévouement à une inspiration glorieuse et à une patrie ingrate ? Les chroniques ne le disent pas ; mais ses pleurs, ses lamentations, son acceptation de cœur et sa révolte des sens contre le supplice le laissent conclure. Elle fut plus touchante que si elle était restée impassible ; elle fut mortelle, elle fut femme, elle fut enfant devant le feu. La nature, la volonté et la mort, qui avaient lutté dans son Seigneur lui-même au jardin des Olives, luttèrent dans la jeune fille au pied du bûcher. La multitude assista au déchirement d’un corps et d’une âme. Ce cirque stupide et féroce eut le spectacle complet d’une agonie.

A la fin, Jeanne sentit le besoin de se raffermir par la vue du symbole du suprême sacrifice accepté par le Fils de l’homme pour l’homme. Elle implora la grâce de mourir du moins en embrassant une croix, symbole de dernière communion avec l’Église qui la répudiait. On fut longtemps sourd à cette prière. Un Anglais cependant lui tendit deux branches de bois avec leur écorce, liées transversalement par un nœud de corde, et formant l’image grossière de la croix. Elle la prit, la baisa, et, ouvrant sa chemise, elle la serra contre sa poitrine, comme pour faire pénétrer de plus près dans son cœur la vertu de ce signe.

Le moine Isambart, attentif à ses moindres gestes, et qui vit son désir si mal satisfait, osa prendre sur lui un acte de généreuse audace, au risque de paraître impie dans sa compassion. Il courut avec l’huissier-massier à une église voisine de la place du Marché, et, prenant la croix de la paroisse à côté de l’autel, il la remit aux mains de Jeanne ; véritable Simon de ce supplice.

Les bourreaux firent marcher la jeune fille vers le bûcher. Son confesseur y monta avec elle, en murmurant à sou oreille de pieux encouragements. Son sang-froid ne l’avait pas abandonnée dans son désespoir. Le bourreau ayant mis le feu aux branches inférieures du bûcher, où elle était liée à un poteau : Jésus ! s’écria-t-elle, retirez-vous, mon père ! Et quand la flamme m’enveloppera, élevez la croix pour que je la voie en mourant, et dites-moi de saintes paroles jusqu’à la fin.

L’évêque de Beauvais, comme pour obtenir une suprême justification de son jugement par quelque accusation de la mourante contre elle-même, à l’approche des flammes s’approcha encore du bûcher.

Évêque, évêque, lui répéta seulement la pauvre fille, comme si cette voix fût déjà venue d’un autre monde, je meurs par vous !

Puis, regardant à travers ses larmes cette multitude avide du supplice de sa libératrice : Ô Rouen, dit-elle, j’ai peur que tu n’expies un jour ma mort ! Ensuite elle pria à voix basse.

Un grand silence avait succédé au tumulte d’une foule agitée. On eût dit que cette mer d’hommes se taisait, pour entendre le dernier soupir d’une vie qui allait s’exhaler. Un cri d’horreur et de douleur sortit du bûcher. C’était la flamme qui montait au vent, et qui s’attachait aux vêtements et aux cheveux de la victime. De l’eau ! de l’eau ! cria-t-elle, par un dernier instinct de la nature. Puis, entourée comme d’un vêtement par les flammes qui tourbillonnaient autour d’elle, elle ne proféra plus que quelques balbutiements confus et entrecoupés, entendus d’en bas par le confesseur et par Isambart, à travers le pétillement du bûcher. Elle laissa tomber enfin sa tête entourée de flammes sur sa poitrine, et dit, d’une voix expirante : Jésus !

On n’entendit plus sa voix, et on ne retrouva qu’un peu de cendre. Winchester fit balayer cette cendre du bûcher à la Seine, pour qu’il ne restât rien sur la terre de France de l’esprit et du bras de cette fille des champs, qui la disputaient à la servitude.

Il se trompa : Jeanne d’Arc était morte, mais la France était sauvée !

Telle fut la vie de Jeanne d’Arc, l’inspirée, l’héroïne et la sainte du patriotisme français ; gloire, salut et honte de sa patrie tout à la fois. Le peuple, pour l’encadrer parmi les plus sublimes et les plus touchantes figures de l’histoire, n’a pas besoin d’accepter les imaginations enthousiastes de la multitude, ni les explications d’un autre temps. Le sol opprimé souffle son âme sur une jeune fille ; sa passion pour la liberté de son pays lui fait le don des miracles, don que la, nature fait à toutes les grandes passions désintéressées. S’élançant des rangs du peuple, retenue par ses proches, entraînée par le dévouement, accueillie par la politique, déployée comme un drapeau par les chefs et par les combattants d’une cause perdue, déifiée par le vulgaire, victorieuse des ennemis, abandonnée du roi, des hommes et de son génie après son œuvre achevée, odieuse aux usurpateurs, vendue par l’ambition, jugée par des lâches, condamnée par ses frères, sacrifiée en holocauste aux étrangers, elle s’évanouit comme un météore, dans un sacrifice qui paraît aux uns une expiation, aux autres une assomption dans la mort. Tout semble miracle dans cette vie, et cependant le miracle, ce n’est ni sa voix, ni sa vision, ni son signe, ni son étendard, ni son épée : c’est elle-même. La force de son sentiment national est sa plus sûre révélation. Son triomphe atteste l’énergie de cette vertu en elle. Sa mission n’est que l’explosion de cette foi patriotique dans sa vie ; elle en vit et elle en meurt, et elle s’élève à la victoire et au ciel sur la double flamme de son enthousiasme et de son bûcher. Ange, femme, peuple, vierge, soldat, martyre, elle est l’armoirie du drapeau des camps, l’image de la France popularisée par la beauté, sauvée par l’épée, survivant au martyre, et divinisée par la sainte superstition de la patrie.