CROMWELL

 

Par Alphonse de Lamartine

 

 

Le nom de Cromwell a signifié jusqu’ici ambition, astuce, usurpation, férocité, tyrannie ; nous croyons que sa véritable signification est fanatisme.

L’histoire est comme la Sibylle : elle ne livre ses secrets au temps que feuille à feuille. Elle n’avait pas livré jusqu’ici le secret du caractère et des actes de cet homme énigmatique. On l’avait pris pour un grand politique, ce n’était qu’un grand sectaire. Des historiens à vue pénétrante et à profonde investigation, Hume, Lingard, Bossuet, Voltaire, s’y étaient trompés. Ce n’était pas leur faute, c’était celle du temps. Les vrais documents n’avaient pas été exhumés encore ; le portrait de Cromwell n’avait été peint que par ses ennemis. Sa mémoire avait été traînée sur la claie, comme son cadavre, par la restauration de Charles II, par les royalistes des deux branches, par les catholiques et par les protestants, par les whigs et par les tories, également intéressés à défigurer l’image de ce protecteur républicain.

Mais l’erreur n’a qu’un temps, et la vérité a des siècles. Son tour devait venir : un hasard l’avança.

Un de ces hommes de recherche, qui sont à l’histoire ce que les faiseurs de fouilles sont aux monuments, Thomas Carlyle, écrivain écossais, réunissant en lui l’enthousiasme qui exalte à la patience qui s’obstine, Thomas Carlyle, mécontent de ces Cromwell de convention et de superficie peints jusqu’à présent par l’histoire, résolut de découvrir et de restituer le véritable Cromwell. Les contradictions évidentes dont les historiens de son pays et de tous les pays avaient construit jusqu’alors l’image d’un tyran de fantaisie et d’un hypocrite de mélodrame, faisaient justement conjecturer à M. Carlyle que, sous une figure historique aussi contradictoire avec elle-même et dont aucun des mobiles qu’on lui attribue ne motivait logiquement les actes, il devait y avoir un autre Cromwell, un Cromwell de la nature, complètement différent de ce Cromwell d’imagination.

Guidé par cet instinct de la logique et de la vérité qui est le génie des découvertes dans l’érudition, M. Carlyle, esprit sectaire lui-même et qui se complaît à marcher seul, entreprit d’exhumer et de compulser toutes les correspondances enfouies au fond des archives privées ou publiques, dans lesquelles, à toutes les dates de sa vie obscure et de sa vie militaire ou politique, Cromwell ; sans songer alors à se peindre, s’est peint en effet pour la postérité.

Muni de ces trésors de vérité et de révélation, M. Carlyle s’enferma un certain nombre d’années dans une solitude champêtre et studieuse, pour qu’aucune distraction ne vînt détacher un moment ses yeux de son travail. Puis, après avoir amassé, classé, étudié, commenté, reproduit ces volumineuses lettres de son héros ; et après en avoir fait ressortir enfin, comme d’une tombe fermée, l’esprit de l’homme et du siècle, il a livré cette correspondance inédite à l’Europe, en disant avec plus de motifs que Jean-Jacques Rousseau : PRENEZ ET LISEZ, voilà le vrai Cromwell ! C’est sur ces nouveaux et incontestables documents que nous allons nous-même écrire la vie de ce dictateur.

Cromwell, que la plupart des historiens, échos des pamphlétaires de son temps, donnent pour fils d’un brasseur de bière ou d’un boucher, était né d’une famille noble, illustrée même par les premiers titres de l’Angleterre. Son grand-oncle, Thomas Cromwell, créé comte d’Essex par Henry VIII, et décapité ensuite par un des retours de caractère et de férocité de ce prince, avait été un des spoliateurs les plus ardents des biens de l’Église romaine et des monastères après l’établissement du protestantisme par son maître. Le grand tragique anglais Shakespeare met prophétiquement en scène ce Thomas Cromwell, comte d’Essex, dans une de ses tragédies. C’est à lui que le cardinal Wolsey, conduit au cachot et à la mort par l’inconstance de Henry VIII, dit, en marchant au supplice : Cromwell ! Cromwell ! prends garde à l’ambition. Prends-y garde ! Si j’avais employé à servir mon Dieu la moitié du zèle que j’ai employé à servir mon roi, je ne serais pas ici dépouillé et saignant sous la main de mes ennemis !...

Ce Cromwell, comte d’Essex, un moment premier ministre de Henry VIII, employa un de ses neveux, Richard Cromwell, à la persécution contre les catholiques, et l’enrichit des dépouilles des églises et des couvents. Richard Cromwell fut le bisaïeul du protecteur Olivier Cromwell.

L’aïeul d’Olivier, connu dans sa province sous le nom du Chevalier d’or, par allusion aux richesses dont sa famille s’était investie dans la spoliation des couvents, se nommait Henri Cromwell. Il vivait dans le comté de Lincoln ; il habitait le domaine d’Hinschinbrook, ancien monastère de religieuses expulsées, transformé par les Cromwell en manoir seigneurial. Il fit épouser à son fils aîné, Richard Cromwell, une fille de la famille de Stuart, établie dans le même comté. Cette Élisabeth Stuart fut la tante d’Olivier Cromwell, qui devait plus tard immoler Charles Ier, la destinée semblant se complaire ainsi à mêler dans les mêmes veines le sang de la victime et du meurtrier.

Le roi Jacques Ier d’Écosse, en passant par le comté de Lincoln pour venir régner en Angleterre, honora de sa présence la demeure des Cromwell, à cause de cette parenté avec Élisabeth Stuart, mère du futur protecteur. L’enfant, né en 1599, avait alors quatre ans ; il put se souvenir plus tard, quand il régnait lui-même dans le palais des Stuarts, à White-Hall, d’avoir vu sous son toit et à la table de sa propre famille ce roi, père du roi qu’il allait lui-même détrôner et décapiter !

Cette famille ne tarda pas à déchoir de sa richesse. L’aîné des fils vendit à bas prix le manoir seigneurial d’Hinschinbrook. Il se retira dans un petit domaine qu’il possédait parmi les marais d’Huntingdon. Son frère cadet, Robert Cromwell, père du futur souverain de l’Angleterre, élevait pauvrement sa nombreuse famille dans un autre domaine voisin, sur les bords de la rivière d’Ouse, nommé Ély. La nature indigente, âpre et morose de cette contrée aquatique, l’horizon monotone, la rivière fangeuse, le ciel nébuleux, les arbres grêles, les chaumières rares, les mœurs rudes des habitants, étaient de nature à concentrer et à assombrir le caractère de l’enfant. L’âme des sites semble passer dans l’âme des hommes ; les grands fanatismes sortent généralement des contrées ingrates et tristes : Mahomet, des vallées brûlées de l’Arabie ; Luther, des montagnes froides de la basse Allemagne ; Calvin, des plaines inanimées de la Picardie ; Cromwell, des marécages stagnants de l’Ouse. Tel lieu, tel homme. L’âme est un miroir avant d’être un foyer.

Olivier Cromwell, celui dont nous écrivons l’histoire, était le cinquième enfant de son père. Il perdit ce père avant l’âge. Envoyé à l’université de Cambridge, ville voisine de la maison paternelle, il y fit ses études libérales, et en revint à l’âge de dix-huit ans, après la mort de son père, pour servir d’appui à sa mère et de second père à ses sœurs. Il avait six sœurs, qu’il parut aimer toutes tendrement. Il gouverna sous les yeux de sa mère et avec une raison prématurée le domaine et la maison paternelle. A vingt et un ans il épousa Élisabeth Bouchier, jeune et belle héritière de la province, dont les portraits révèlent, sous une chaste et calme figure du Nord, une âme capable d’enthousiasme, de piété et de contemplation. Ce fut le premier et le seul amour de son mari.

Cromwell s’établit avec sa jeune épouse dans la maison de sa mère et de ses sœurs, à Huntingdon : il y vécut dix ans dans les délices d’une union pieuse, dans les soins domestiques d’une fortune étroite, dans les occupations rurales d’un gentilhomme fermier qui cultive lui-même son domaine, et dans les pensées religieuses de réforme qui agitaient en ce temps-là jusqu’à la démence l’Écosse, l’Angleterre et l’Europe.

Sa famille, ses amis, ses voisins, le peuple de son voisinage, étaient fanatiquement attachés à la cause nouvelle du protestantisme et du puritanisme, cause encore contestée en Angleterre par les restes de l’ancienne Église vaincue, toujours prêts à revivre. Le fameux patriote Hampden, qui devait donner le signal d’une révolution sur le trône par le refus légal d’un impôt de vingt schellings à la couronne, était cousin du jeune Cromwell et puritain comme lui. Cette famille, révolutionnaire en religion et en politique, devait s’échauffer mutuellement dans la solitude par la passion du temps concentrée en un petit nombre de fidèles. Cette passion, dans la nature ardente et sombre du jeune Cromwell, s’exaltait souvent jusqu’à la maladie d’imagination : il craignait pour son salut éternel ; il avait des scrupules de ne pas faire assez pour sa foi ; il se reprochait comme une lâcheté la tolérance de quelques symboles catholiques, tels que la croix au sommet des édifices et quelques ornements religieux, que le protestantisme récent laissait subsister encore dans l’église d’Huntingdon. Il se sentait menacé d’une mort prochaine, et redoutait les jugements de Dieu. Warwick, un de ses contemporains, raconte que Cromwell, saisi de ses accès de mélancolie religieuse, envoyait fréquemment chercher pendant la nuit le médecin de la ville voisine de sa demeure, et s’entretenait avec lui de ses scrupules et de ses terreurs sur la foi. Il assistait assidûment aux prédications des ministres puritains ambulants qui venaient réchauffer l’ardeur des polémiques et des haines ; il cherchait la solitude, il méditait les textes sacrés au bord de la rivière qui traversait ses champs ; la maladie du temps, l’interprétation de la Bible, qui s’était emparée alors de toutes les imaginations pieuses, travaillait douloureusement la sienne. Il écoutait en lui les inspirations intérieures sur le sens religieux et politique des textes sacrés ; il admettait, comme les puritains ses frères, cette révélation individuelle et perpétuelle par les pages et les versets d’un livre infaillible et divin, mais dont aucune autre autorité que l’esprit de Dieu soufflant et parlant en nous ne pouvait donner une interprétation obligatoire. Le puritanisme de Cromwell était l’obéissance absolue à l’Écriture sainte et la liberté absolue dans l’interprétation de cette Écriture ; dogme contradictoire mais séduisant de cette secte, qui commande d’un côté sur parole de croire à la divinité d’un livre, et qui abandonne d’un autre côté à l’imagination de chacun le sens du livre imposé.

De cette foi dans l’inspiration propre et continue du fidèle à l’hallucination et à la prophétie de chaque fidèle, il n’y avait qu’un pas. Les fervents puritains, et Cromwell lui-même, s’y laissaient naturellement glisser à chaque instant. Chacun était à la fois son inspirateur et son inspiré, son séide et son prophète. Cette religion, qui s’écoutait sans cesse parler elle-même dans l’âme du croyant, était surtout la religion des imaginations malades : plus on était fanatique, plus on était pieux. Cromwell s’enivrait dans sa retraite de ces miasmes de son époque, concentrés st exaltés en lui par la jeunesse, par l’énergie et par l’isolement de ses pensées.

Les seules distractions qu’il eût dans sa retraite étaient l’accroissement de sa famille, la culture de ses champs, la multiplication et la vente de ses troupeaux. Il allait lui-même, comme un fermier économe, acheter aux foires du voisinage les jeunes animaux pour les engraisser danses prairies et les revendre avec un médiocre bénéfice après le pâturage. Il avait vendu deux mille guinées une partie des terres de son héritage, pour acquérir un domaine plus rapproché de l’eau et plus abondant en prairies, près de la petite ville de Saint-Yves, à quelques milles d’Huntingdon. Il s’y établit avec sa famille déjà nombreuse, consistant en deux fils et quatre filles, dans un petit manoir enfoui sous les saules au bord des prairies, appelé le manoir du Sommeil (Sleep Hall) ; il avait alors trente-six ans. Sa correspondance à cette époque n’est pleine que des affections de famille, des louanges de sa femme, des satisfactions de ses enfants, des détails domestiques de ménage et des sollicitudes de son âme pour les missionnaires puritains, dont il propage les prédications, et dont il soutient charitablement le zèle par des cotisations volontaires. Sa vie exemplaire, la bonne administration de sa maison, sa réputation d’habile et économe cultivateur, son intervention assidue et intelligente dans les intérêts généraux de la province, lui avaient conquis cette popularité rurale qui désigne un homme modeste à l’estime et à la confiance du peuple pour représenter convenablement les intérêts en souffrance et les opinions en majorité dans les conseils délibérants de son pays. Cromwell, qui se sentait dépourvu d’éloquence naturelle, et dont l’ambition alors ne dépassait pas le cercle de sa félicité domestique, de sa fortune restreinte et de ses champs bornés, ne briguait pas les suffrages des électeurs d’Huntingdon et de Saint-Yves ; mais dans l’intérêt de la religion, qui était toute sa politique, il crut sa conscience engagée à les accepter.

Il fut élu, le 17 mars 1627, membre du parlement dans son comté. Sa vie publique commençait avec les orages parlementaires de la Grande-Bretagne qui allaient jeter un roi sur l’échafaud et élever un fermier de campagne plus haut que le trône.

Pour bien comprendre Cromwell et la place que lui faisait à son insu la destinée, jetons un regard sur l’Angleterre au moment où Cromwell entre inconnu et silencieux sur la scène.

Henry VIII, ce Caligula breton, dans un accès de colère contre Rome, avait fait changer de religion à son royaume c’est le plus grand acte de souveraineté qui ait jamais été accompli par un homme sur une nation. Le caprice d’un roi était devenu la conscience d’un peuple ; l’autorité civile avait subjugué les âmes. Le vieux catholicisme, répudié par le prince et livré en dérision et en dépouille à la cupidité des grands et du peuple, s’était écroulé avec ses dogmes, sa hiérarchie, son clergé, ses moines, ses monastères, ses possessions sacrées, ses territoires inféodés, ses richesses, ses temples. La foi catholique était devenue un crime d’État, son nom un scandale et une accusation contre ses fidèles. L’apostasie nationale avait été aussi soudaine et aussi écrasante qu’un coup de foudre : la nation catholique avait disparu sous la nation anglicane. Henry VIII et ses conseillers avaient voulu néanmoins conserver de l’antique religion d’État ce qu’elle avait de favorable au prince, d’utile au clergé, de prestigieux pour le peuple, c’est-à-dire le principe d’autorité s’imposant par le prince, chef de la religion, aux âmes ; la hiérarchie, les honneurs, les richesses aux évêques ; enfin la liturgie et la splendeur des cérémonies aux peuples. Prenant un milieu politique entre l’Église de Luther et l’Église de Rome, l’Angleterre avait constitué sa propre Église ; cette Église était rebelle à, Rome, qu’elle imitait en la combattant, soumise à Luther, qu’elle restreignait en lui ressemblant : c’était un établissement plus civil que religieux, qui donnait plus de corps que d’âme et plus d’appareil que de réalité à la piété officielle du peuple.

Le peuple néanmoins, par fierté d’avoir secoué le joug de Rome, par antipathie contre la suprématie antique qui avait si longtemps plié et possédé ces îles, et par horreur contre le papisme, mot dans lequel on avait résumé pour lui toutes les superstitions et toutes les servitudes étrangères ; le peuple s’était assez facilement attaché à sa nouvelle Église. II voyait en elle un symbole de son indépendance, un palladium contre Rome, un gage de sa nationalité. Les souverains, depuis Henry VIII, quelles que fussent leurs croyances personnelles, avaient été obligés de protéger ou de défendre le culte anglican. La déclaration de foi catholique eût été pour eux égale à une abdication ; le peuple ne se serait pas fié, pour son indépendance civile, à des princes qui auraient professé leur dépendance spirituelle envers Rome.

Cependant la liberté avait pénétré naturellement avec la révolte dans les consciences en Angleterre. Après s’être insurgée, à la voix de son prince, contre l’autorité antique et sacrée de l’Église romaine, il était absurde de penser que la conscience nationale s’astreindrait sans murmurer à l’unité de la nouvelle institution. Les fondements qui en avaient été jetés sous ses yeux dans la débauche et dans le sang du tyran de l’Angleterre étaient trop récents pour lui paraître divins. Chaque conscience avait voulu profiter de sa liberté. Les sectes étaient nées de l’anarchie religieuse elles étaient innombrables comme les pensées de l’homme livré à son propre sens, ferventes comme les nouveautés dans la foi ; les décrire toutes dépasserait nos limites. La plus nombreuse était celle des puritains, sorte de jansénistes de la Réforme. Les puritains, parti logique et extrême du protestantisme, étaient les radicaux et les républicains de la Réforme. Une fois entrés dans la région des croyances libres et individuelles, ils ne voyaient pas de raison pour transiger avec ce qu’ils appelaient les superstitions, les idolâtries, les abominations, les symboles, les cérémonies, les vertiges de l’Église romaine. Ils n’attribuaient d’autorité absolue qu’à la Bible. Ils ne reconnaissaient pour souveraineté qu’un texte ; mais ce texte même, ils n’en recevaient l’explication et l’application que de ce qu’ils appelaient l’esprit, c’est-à-dire l’inspiration arbitraire qui montait de leurs propres pensées à leur entendement. Ils portaient l’oracle en eux, et ils consultaient perpétuellement l’oracle. Afin de l’évoquer avec plus de puissance, ils tenaient des assemblées pieuses, et ils formaient des cénacles et des églises où chacun prenait la parole quand il sentait le frémissement sacré, et où les plus étranges divagations des fidèles passaient pour la parole de Dieu.

Telle était la secte qui, depuis Henry VIII, luttait à la fois contre l’Église anglicane dominante et contre les restes du catholicisme proscrit.

Trois règnes avaient été agités par ces dissensions du culte : celui de la reine Marie, fille catholique d’Henry VIII, qui avait favorisé le retour de ses sujets à sa propre foi, et dont les puritains abhorraient la mémoire comme une Jézabel papiste ; celui de la grande reine Élisabeth, fille protestante du même roi, mais d’une autre mère, qui avait persécuté les catholiques, immolé Marie Stuart d’Écosse, et prescrit l’amende, les cachots et la mort même contre ceux de ses sujets qui ne faisaient pas, au moins une fois tous les six mois, acte du culte anglican ; celui de Jacques Ier, fils de Marie Stuart, mais élevé dans l’Église protestante par les puritains d’Écosse, prince appelé au trône d’Angleterre par déshérence de la maison de Tudor à la mort d’Élisabeth, homme doux, philosophe, tolérant, qui avait voulu ménager les deux cultes, et faire vivre en paix sous ses lois les sectes rivales et frémissantes de cette trêve forcée.

Charles lei, son fils, venait de lui succéder à vingt-six ans. C’était un prince doué par la nature, par le caractère et par l’éducation, de tous les dons propres au gouvernement d’une nation puissante et éclairée dans un temps ordinaire ; beau de visage, brave de cœur, loyal d’esprit, éloquent de parole, honnête et ferme de conscience, ambitieux de l’amour de son peuple, soigneux de la gloire de son pays, incapable d’attenter aux lois et aux libertés de la constitution, mais jaloux seulement de conserver par devoir à ses successeurs la part entière et, mal définie d’autorité royale que cette constitution, moins écrite que pratiquée, affectait aux rois d’Angleterre.

En montant sur le trône, Charles 1e’ avait trouvé et conservé par déférence au poste de premier ministre un favori sans mérite de son père, le duc de Buckingham. Le duc de Buckingham, dont la beauté du corps, la grâce des manières et l’insolence d’orgueil étaient les seuls titres, n’était qu’un de ces caprices de la fortune dont la faveur des rois faibles peut faire une puissance, mais dont elle ne fait jamais un homme d’État. Plus propre au rôle de mi-gnon qu’à celui de ministre, Buckingham, après avoir payé d’ingratitude Ies folles faveurs du père et avoir cabalé sourdement dans le parlement contre Jacques, prétendait continuer à régner par habitude sous le nom du fils.

La modestie de Charles lui laissa quelques années agiter l’Angleterre et brouiller l’État. Il fit tour à tour, selon l’intérêt de sa propre influence, avancer et reculer son jeune maître dans les rapports de la couronne avec le parlement au delà et en deçà des limites que le droit et les traditions attribuent à ces deux pouvoirs. Il créa ainsi l’esprit de résistance et d’empiétement parlementaires, en opposition avec l’esprit d’entreprise et de prépotence royales. Buckingham affectait le pouvoir absolu du cardinal de Richelieu, sans en avoir ni le génie ni le caractère. Le poignard d’un fanatique, qui le frappa à Plymouth pour se venger d’une injustice que Buckingham lui avait faite en le destituant d’un grade dans l’armée, en délivra enfin Charles Ier.

De ce jour, le roi voulut, comme Louis XIV en France, gouverner lui-même sans premier ministre. Mais l’infortuné Charles Ier n’avait eu ni un Richelieu pour abattre devant son règne les résistances, ni un Mazarin pour les corrompre. De plus, la France, au moment où Louis XIV arrivait au trône, était à la fin de ses agitations et de ses guerres civiles, et l’Angleterre était au commencement. On ne peut donc pas raisonnablement attribuer à l’infériorité personnelle de Charles Ier des malheurs qui étaient bien moins ses fautes que les fautes du temps.

En peu d’années, les luttes entre le jeune roi et son parlement, luttes envenimées par les factions religieuses bien plus encore que par les factions politiques, jetèrent l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande dans une fermentation, prélude des guerres civiles et des catastrophes dans l’État. Le parlement, plusieurs fois dissous par impatience de ses révoltes, toujours rappelé par la nécessité de ses subsides, devint le foyer et le centre actif et populaire de tous les partis opposés au roi. L’Angleterre tout entière se rangea derrière ses orateurs. Le roi fut l’ennemi commun de toutes les sectes religieuses, de toutes les libertés patriotiques, de toutes les ambitions avides de conquérir sur sa prérogative royale un lambeau de sa couronne.

Charles Ier la défendit vainement avec énergie pendant quelque temps, tantôt avec un ministère, tantôt avec un autre. L’esprit d’opposition était tellement universel, que tout ce qui entrait dans le conseil du roi était à l’instant frappé de suspicion, d’impuissance et de discrédit par l’esprit public.

Un ministre plus habile et plus hardi que ses prédécesseurs, Thomas Wentworth, comte de Strafford, homme qui avait conquis une haute renommée dans l’opposition par son éloquence, et que cette renommée avait désigné au roi, lui dévoua enfin sa popularité et ses talents.

Strafford parut un moment relever, à force d’éloquence, de sagesse et de fermeté intrépide, le trône chancelant. Le parlement décréta le ministre d’accusation. Le roi, qui l’aimait, ne put le défendre. Strafford, menacé de la peine capitale pour ses services plus que pour ses crimes imaginaires, comparut, après une longue captivité, devant une commission de juges composée de ses ennemis par le parlement. Le roi ne put obtenir d’autre faveur que celle d’assister caché dans une tribune grillée au procès de son ministre. Il reçut de là au cœur tous les coups portés par la haine du parlement à son conseiller. Jamais la parole d’un accusé ne répondit mieux à la majesté de l’innocence que dans le dernier discours prononcé par Strafford devant ses ennemis et devant son roi. Athènes et Rome n’ont rien de plus tragique et de plus pathétique dans leurs annales.

Ne pouvant trouver dans ma conduite, dit Strafford à ses juges, aucun acte auquel puisse s’appliquer le mot et la peine de la trahison, on invente, à défaut de loi, je ne sais quelle évidence constructive et accumulatoire, au moyen de laquelle chacun de mes actes, innocent ou louable en soi, produirait une trahison collective ?... Où donc, dans nos lois antiques, cette nature invisible et impalpable de crime s’est-elle tenue si longtemps enfouie ? Il vaudrait bien mieux être sans loi que de nous figurer qu’il y a des lois sur lesquelles nous devons régler nos actes, et de trouver à la fin qu’il n’y a de loi que l’inimitié et l’arbitraire de nos accusateurs. Si, faisant voile sur la Tamise, je brise mon vaisseau sur une ancre, et qu’il n’y ait point sur l’eau de bouée pour signaler l’ancre qui me brise, la patrie me tiendra compte du dommage ; mais, si l’écueil est bien signalé, ma perte ne sera imputée qu’à moi... Où est ici la marque attachée au crime ? A quel signe ai-je pu reconnaître que j’étais criminel ? Il est demeuré caché sous l’eau ; toute la prudence, toute l’innocence humaines, ne pouvaient me préserver de la ruine dont je me vois menacé.

Il n’y a pas moins de deux cent quarante ans que toutes les natures de trahison ont été définies, et, pendant un si long espace de temps, je suis le premier, je suis le seul pour qui la définition de ce crime ait été élargie à ce point, afin de m’envelopper dans ses réseaux. Milords, nous avons vécu, heureusement pour nous-mêmes, dans l’intérieur de notre patrie, nous avons vécu glorieusement en dehors pour le monde : contentons-nous de ce que nos pères nous ont laissé ; que l’ambition ne nous fasse pas souhaiter d’être plus consommés qu’eux dans ces arts ruineux et perfides d’incriminer l’innocence. Vous serez sages, milords ; vous aurez ainsi pourvu à votre propre sûreté, à celle de vos descendants, à celle du royaume entier. Si vous jetez au feu ces sanglants et mystérieux répertoires des trahisons constructives, comme les premiers chrétiens y jetèrent leurs livres d’art dangereux, pour vous attacher à la simple lettre de la loi en vigueur, qui vous dit ce qui est crime, où est le crime, et comment, en vous abstenant du crime, vous n’encourrez pas la peine du crime !...

Gardez-vous de réveiller ces lions endormis pour notre propre destruction... A toutes mes afflictions, milords, n’en joignez pas une que je regarderais comme la plus funeste ; ce serait pour mes autres péchés comme homme, et non pour ma trahison comme ministre, que j’aurais le malheur d’introduire un pareil précédent, un pareil exemple de procédure si attentatoire aux lois et aux libertés de mon pays !...

Milords, j’ai fatigué beaucoup plus longtemps votre attention que je n’aurais dû et voulu le faire. Ah ! continua-t-il en abaissant ses regards sur ses enfants en bas âge, qui assistaient en deuil, comme des suppliants, au procès de leur père, ah ! si ce n’était l’intérêt de ces chers gages, qu’une sainte, maintenant heureuse dans le ciel, m’a laissés, je ne serais pas capable !... Ici ses larmes lui coupèrent la voix ; il se calma et reprit : Ce que j’ai à perdre pour moi-même n’est rien ; mais j’avoue que si mon silence ou mon indiscrétion étaient funestes à ces orphelins, la blessure dans mon cœur serait profonde. Votre bonté vous fera pardonner ma faiblesse... J’aurais encore quelque chose à ajouter, mais je vois que je n’en suis pas capable, et je laisse ce que j’avais à dire de plus.

A présent donc, milords, grâce à la bonté du ciel, je me vois assez instruit de toute la vanité des grandeurs d’ici-bas, comparées à l’importance de notre éternelle durée ailleurs ; et dans cet état, milords, je m soumets avec autant de tranquillité d’esprit que d’humilité, hautement et librement, à votre sentence. Que votre équitable arrêt soit pour la vie ou pour la mort, je me reposerai également plein de gratitude et de confiance dans le sein du souverain auteur de mon être !... Te Deum laudamus !

Un arrêt de mort répondit à cette éloquence et à cette vertu.

L’arrêt ne pouvait être légal sans être revêtu de la sanction du roi. L’accorder, pour Charles, c’était mentir a la conviction, à la reconnaissance, à l’amitié, a la dignité ; la refuser, c’était jeter le défi au parlement et au peuple, et appeler sur la couronne elle-même les foudres populaires que la mort du ministre détournait. Charles tenta tous les moyens dilatoires pour échapper à cette honte ou à ce danger ; il parut en suppliant plus qu’en roi devant son parlement ; il conjura les juges de lui épargner ce supplice. Pressé par la reine, qui n’aimait pas Strafford et qui ne mettait pas en balance dans son cœur la mort de son mari et celle d’un ministre, Charles avoua au parlement qu’il ne croyait pas Strafford innocent de quelques irrégularités et de quelques dilapidations du trésor public ; il ajouta que, si le parlement bornait l’arrêt au crime de dilapidation, il donnerait sa sanction en conscience à la peine, mais que, pour le crime de haute trahison, sa conviction et son honneur lui interdisaient de sanctionner par la mort une calomnie et une iniquité.

Le parlement fut inflexible, la reine pleura, l’Angleterre fermenta ; Charles, prêt à céder, hésitait encore. La reine, Henriette de France, fille d’Henri IV, princesse d’une beauté accomplie, pour laquelle le roi conserva jusqu’à la mort la fidélité d’un mari et la passion d’un amant, se présenta devant lui en habits de deuil avec ses petits enfants. Elle conjura à genoux son mari de céder au peuple la vengeance qu’il ne pouvait lui arracher désormais sans tourner contre ces chers gages de leur amour cette mort qu’il détournait en vain d’une tête condamnée. Choisissez, lui dit-elle, entre votre vie, la mienne, celle de nos enfants, et la vie de ce ministre odieux à la nation !

Charles, ému d’horreur à l’idée de sacrifier une épouse adorée et des fils au berceau, seul espoir de la monarchie, répondit que, s’il ne s’agissait que de sa propre tête, il la donnerait en échange de celle de son ministre innocent, mais que le sacrifice d’Henriette et de ses enfants dépassait son devoir et ses forces. Il ajournait néanmoins la signature de l’arrêt.

Strafford, cédant vraisemblablement aux sollicitations secrètes de la reine, écrivit lui-même à son malheureux maître pour décharger la conscience et l’affection du roi de sa propre mort. Sire, lui disait-il dans cette lettre, sublime effort d’une vertu qui triomphe de l’intérêt de la vie pour enlever le remords même à ses meurtriers, Sire, n’hésitez plus à me sacrifier à la malignité des temps et à la passion publique qui a soif de ma mort. Mon consentement volontaire à la sanction de mon supplice, que l’on sollicite de vous, vous déchargera plus devant Dieu que tout le monde ensemble. On ne fait pas d’injustice au malheureux en consentant à ce qu’il désire et à ce qu’il demande lui-même. Puisque la grâce du ciel me rend capable de pardonner à tout le monde avec une tranquillité et une résignation qui jettent un contentement infini dans mon âme prête à changer de demeure, je puis, Sire, vous résigner cette vie terrestre avec toute la liberté et toute la joie possibles, par un juste sentiment de reconnaissance pour toutes les faveurs dont vous avez comblé mon existence !

Cette lettre vainquit les derniers scrupules du roi ; il crut que le consentement de la victime avait le droit d’innocenter le meurtre, et que Dieu lui pardonnerait ce que le mourant lui pardonnait. Il accepta le sacrifice de cette vie qu’on lui offrait en échange de celle de ses fils, de sa femme, de la sienne peut-être, et du salut de la monarchie. La passion pour sa femme et pour ses enfants, l’espoir de prévenir la guerre civile, de ramener le parlement à la raison, à la justice, à la reconnaissance par ce sacrifice, épaissirent le bandeau sur ses yeux. Il crut enlever quelque chose à l’horreur et à l’ingratitude de cette lâcheté en ne la commettant pas directement de sa propre main, et en plaçant un intermédiaire entre lui et le crime. Il nomma une commission de trois membres de son conseil, et il leur délégua le pouvoir de sanctionner en son nom l’arrêt du parlement contre Strafford. Les commissaires ratifièrent la sentence. Le roi s’enferma pour pleurer et pour ne pas voir la lumière du jour qui allait éclairer le supplice de son serviteur innocent. II crut qu’en oubliant lui-même de compter ce jour dans sa vie, ce jour ne lui serait pas compté à lui-même dans le ciel et sur la terre. Il le passa tout entier dans les ténèbres, dans la prière pour le mourant et dans les larmes. Mais ce jour se leva pour éclairer l’iniquité du roi, la trahison de l’ami, la grandeur d’âme de la victime.

J’ai péché contre ma conscience, écrivit quelques années après le roi à la reine, en se reprochant à lui-même cette signature arrachée à sa tendresse de père et d’époux : ma conscience m’a averti ; elle m’a saisi le cœur au moment même où je signais cette basse et criminelle concession.

Dieu veuille, s’écria l’archevêque, son conseiller ecclésiastique, en lui voyant rejeter la plume après avoir signé la nomination des commissaires, Dieu veuille que Votre Majesté n’ait pas sa conscience blessée à mort par cet acte !

Ah ! Strafford est plus heureux que moi, répondit le prince en cachant ses yeux dans ses mains : dites-lui bien que, s’il ne s’agissait pas du royaume, j’aurais offert ma vie pour la sienne !

L’ennemi personnel et acharné de Strafford, le féroce Pym, ce démagogue anglais qui jetait des colères feintes au parlement et des innocents au peuple pour nourrir son ambitieuse popularité de victimes, se félicita tout haut ; comme d’un triomphe, de cette lâcheté du roi, dont il n’osait pas espérer tant de faiblesse. Ah ! dit-il, il nous donne la tête de Strafford ? Il ne nous refusera plus rien, pas même la sienne !

Cependant le roi se flattait encore que la chambre des communes, satisfaite de son humiliation et de sa déférence, n’exigerait pas le sang de son ami, et accorderait une commutation de supplice. Il ne connaissait pas les partis, plus implacables que les tyrans, parce que les partis n’ont que des passions d’esprit et point de cœur, et qu’on n’attendrit pas un système. Les hommes de parti votent à l’unanimité, par crainte les uns des autres, ce que chacun d’eux, pris isolément, répugnerait même à penser. Les hommes en masse ne sont plus des hommes, mais un élément. Pour émouvoir cet élément sourd et cruel de la chambre des communes, Charles employa ce qui pouvait le plus flatter l’orgueil et toucher la sensibilité de ces tribuns du peuple. Il écrivit aux communes une lettre pathétique arrosée de ses larmes ; il fit porter cette lettre au parlement, pour la rendre plus irrésistible, par la main d’un enfant, son fils, le prince de Galles, dont l’âge, la beauté, l’innocence, devaient interdire tout refus à. des sujets sollicités par un tel suppliant.

Le roi, dans cette lettre, ouvrait son âme aux communes, dénudait les plaies de son cœur, avouait les angoisses qu’il avait eu à surmonter en immolant son honneur de roi, ses sentiments d’ami à la volonté de ses sujets ; il exaltait la grandeur de la satisfaction qu’il avait enfin donnée aux communes ; ne demandait, en retour de tant d’abnégation, qu’une prison perpétuelle au lieu de la mort pour son ancien ministre ! Enfin, comme s’il eût douté lui-même du succès de sa supplique, il conjurait, dans un post-scriptum, les communes d’accorder, au moins jusqu’au samedi suivant, un sursis au condamné pour se préparer à la mort.

Tout fut sourd à la voix du père et à l’intercession de l’enfant : les tribuns du parlement n’accordèrent ni un adoucissement au supplice ni une heure à la vie du condamné. Leur popularité imposait à leur ambition l’inexorabilité et la promptitude devant le peuple qu’eux-mêmes ils imposaient au roi. La belle comtesse de Carlisle, sorte de Cléopâtre anglaise, dont Strafford avait été l’amant préféré pendant sa grandeur, tenta des efforts généreux de séduction dans le parlement pour obtenir la vie de celui dont l’amour avait fait son orgueil. La comtesse de Carlisle échoua contre ces cœurs endurcis. Comme s’il eût été dans la destinée de Strafford d’être abandonné à la fois par l’amitié et par l’amour, cette beauté versatile, amoureuse de la puissance plus que de la personne de ses adorateurs, passa ensuite comme une dépouille de Strafford à Pym, et devint la maîtresse du meurtrier après avoir été celle de la victime ! Pym, dit l’histoire anglaise, si profondément compulsée par M. Chasles, était un ambitieux qui jouait le fanatisme sans l’éprouver : Homo ex loto et argilla epicurea factus, selon l’énergique expression de Haket : Homme pétri de boue et d’argile sensuelle, tel qu’il s’en rencontre dans les partis populaires comme dans les partis monarchiques, servant et flattant les partis, qui, à leur tour, assouvissent leurs serviteurs en relevant la satiété des voluptés par le goût du sang.

Strafford était préparé à tout après ces deux défections de ce qu’il avait le mieux servi et le plus aimé sur la terre. Cependant, quand on vint lui annoncer que le roi avait signé le bill de sa condamnation, la nature eut un retour en lui sur la résignation, et il lui échappa un reproche dans un gémissement : Nolite fidere principibus et filiis hominum ! s’écria-t-il en levant avec un geste d’étonnement ses mains vers la voûte de son cachot ; quia non est salus in illis ! Gardez-vous de placer votre confiance dans les princes et dans les enfants des hommes, car il n’y a pas d’espoir de salut en eux !

Il demanda à s’entretenir un moment avec l’archevêque de Londres, Laud, emprisonné à la tour pour la même cause que lui. Laud était un prélat d’une haute piété et d’une âme supérieure à son siècle. Cet entretien, dans lequel les deux royalistes espéraient se fortifier l’un l’autre pour la vie ou pour la mort, leur fut refusé. Eh bien, dit Strafford au gouverneur de la tour, dites du moins à l’archevêque de se placer demain à sa fenêtre à l’heure où je marcherai au supplice, pour recevoir mon dernier adieu !

Le lendemain on pressa Strafford de demander une voiture pour aller à l’échafaud, dans la crainte que la fureur du peuple n’anticipât sur le bourreau en déchirant de ses propres mains celui que Pym et les orateurs des communes lui avaient travesti en ennemi public. Non, répondit Strafford ; je sais regarder la mort et le peuple en face : que je meure par la main du bourreau ou par la furie de la populace, si cela peut leur plaire, peu m’importe !

En passant sous la fenêtre de l’archevêque, dans la cour de la prison, Strafford se souvint du rendez-vous donné la veille à son ami : il leva les yeux vers les barreaux de fer de la fenêtre, qui lui disputaient la vue de Laud. On ne voyait que les deux mains tremblantes et décharnées du vieillard tendues a travers les barreaux et cherchant à tâtons à bénir le mourant.

Strafford s’agenouilla dans la poussière et inclina la tête. Monseigneur, dit-il à l’archevêque, votre bénédiction et vos prières...

Le cœur du vieillard ne put supporter le coup de cette voix et de cette émotion : il s’évanouit en bénissant dans les bras de ses geôliers. Adieu, monseigneur, lui cria Strafford : que Dieu protège votre innocence ! Et il marcha d’un pas ferme, malgré les douleurs de la maladie et l’affaiblissement de ses forces, à la tête des soldats, qui semblaient moins l’escorter que le suivre.

Selon la coutume si humaine de l’Angleterre et de Rome, qui laisse le condamné, quel qu’il soit, marcher à son supplice au milieu du cortége de ses parents et de ses amis pour l’encourager au dernier pas, Strafford avait son frère pleurant à côté de lui. Frère, lui dit-il, pourquoi pleurer ainsi ? Voyez-vous rien dans ma vie ou dans ma mort qui puisse vous rendre honteux de moi ? Est-ce que j’ai l’air tremblant comme un criminel, ou fanfaron comme un athée ? Supposez, pour vous raffermir l’âme, que c’est ici mon troisième mariage, et que vous êtes mon garçon de noces. Ce billot, ajouta-t-il en lui montrant le bloc de bois où il allait placer sa tête, sera mon oreiller, et j’y reposerai bien, sans peine, sans douleur et sans crainte !

Monté sur l’échafaud avec son frère et ses amis, il se mit à genoux un moment, comme pour saluer l’autel de son sacrifice ; il se releva bientôt, et, regardant le peuple innombrable et muet qui couvrait la colline et la tour de Londres, dite de l’Échafaud, il éleva la voix avec autant de vibration et de gravité qu’à la chambre des communes, théâtre de sa majestueuse éloquence.

Peuple rassemblé ici pour me voir mourir, dit-il, soyez témoin ! Je souhaite, en mourant, à ce royaume toutes les prospérités que Dieu peut donner à ceux qui vivent sur la terre ! Vivant, j’ai toujours fait ce qui était en moi pour assurer le bonheur du peuple anglais ; mourant, c’est encore mon seul vœu. Mais je supplie chacun de ceux qui m’écoutent d’examiner sérieusement, et la main sur le cœur, si le début d’une réforme salutaire doit être écrit en caractères de sang ?... Pensez-y bien en rentrant chez vous !... A Dieu ne plaise que la moindre goutte de mon sang retombe sur aucune de vos têtes ; je crains cependant que vous ne vous avanciez dans une voie fatale !

Après ces premières paroles, jetées du haut de son échafaud en sollicitude et en avertissement à sa patrie, Strafford s’agenouilla de nouveau, et pria avec tous les signes d’une humble et ardente ferveur pendant plus d’un quart d’heure. Le fanatisme révolutionnaire des Anglais ne disputait pas au moins les dernières minutes aux mourants. Cependant Strafford, entendant un sourd murmure, soit de pitié, soit d’impatience, dans la foulé, se releva, et, s’adressant à ceux qui l’entouraient : J’ai presque fini, dit-il. Un seul coup va rendre ma femme veuve, mes chers enfants orphelins, mes pauvres serviteurs sans maître ! Que Dieu soit avec eux et avec vous ! Grâce au soutien intérieur que ce Dieu me prête, ajouta-t-il en dépouillant lui-même son habit et en relevant ses cheveux pour qu’aucun vêtement n’amortît le tranchant de la hache sur son cou, j’ôte mon habit, le cœur aussi tranquille que je l’ai jamais quitté chaque soir de ma vie pour m’endormir !

Il fit signe alors au bourreau d’approcher, lui pardonna charitablement le sang qu’il allait répandre, coucha lui-même sa tête sur le billot en dirigeant encore un regard et une prière vers le ciel. Sa tête roula aux pieds de ses amis. u Dieu sauve le roi ! A s’écria l’exécuteur en ramassant la tête et en l’élevant dans ses mains pour la montrer au peuple.

Le peuple, muet et compatissant jusque-là, poussa un cri de joie, de vengeance et de salut, qui attestait la frénésie du temps. Ce peuple se réjouit comme un insensé d’avoir arraché de son sein son plus grand citoyen, et se répandit dans les rues de Londres pour ordonner des illuminations publiques.

Le roi, pendant ce sacrifice, s’était tenu renfermé dans son palais, demandant son pardon à Dieu pour le sang qu’on arrachait à sa faiblesse. L’ecclésiastique qui avait accompagné Strafford à l’échafaud fut seul admis dans l’appartement de Charles pour lui rendre compte des derniers moments de son ministre. Rien n’égala jamais, dit l’ecclésiastique au roi, le calme et la majesté de cette mort : j’en ai vu beaucoup mourir ; jamais âme aussi blanche et aussi purifiée ne retourna à son créateur.

A ces mots le roi détourna la tête pour pleurer.

Le repentir de sa concession, et le pressentiment de l’impuissance de cette concession pour racheter son propre salut et la paix du royaume, se confondirent en une immense et sombre douleur dans son âme. Il vit clairement qu’il s’était frappé lui-même du coup dont il avait laissé frapper son serviteur et son ami, et que le supplice de Strafford n’était que la répétition de son propre supplice. Cœur vaincu, mais conscience droite, Charles ne se défendit pas par le sophisme contre le remords. Il ne s’excusa ni devant lui-même, ni devant la politique, ni devant Dieu. Il s’accusa avec autant de sévérité que l’histoire devait l’accuser un jour ; il s’humilia dans sa faute et dans sa douleur ; il jura que ce serait sa première et sa dernière transaction avec l’iniquité de ses ennemis, et il puisa dans l’amertume de ses regrets la force de vivre, de combattre et de mourir pour son droit, pour le droit de sa couronne et pour le droit du dernier de ses sujets.

Le parlement en effet ne vit dans la mort de Strafford qu’une victoire sur la puissance royale et sur le cœur de Charles. Les conflits entre la couronne et les communes se reproduisirent à l’instant sous d’autres prétextes et sous d’autres exigences. Le roi prit en vain des ministres dans le sein du parlement, il ne retrouva pas un Strafford : la nature n’en avait pas fait deux. Charles n’avait à choisir qu’entre des fidélités médiocres ou des ennemis implacables ; et encore ces ennemis appelés par le roi dans son conseil pour leur livrer le gouvernement se refusaient à y entrer. L’esprit de faction était si universel et si irréconciliable en Angleterre contre la couronne, que les membres populaires du parlement se sentaient plus forts en restant les chefs de factions dans les communes qu’en devenant les ministres d’un prince suspect et condamné. Le parti puritain dans les communes tenait alors Charles Ier, en Angleterre, dans le même isolement où le parti des Girondins tint Louis XVI, en 1791, en France, assiégeant le ministère et refusant d’être ministres, afin d’avoir le droit d’attaquer toujours le pouvoir royal qu’on leur livrait en vain, ou ne consentant à le prendre que pour le trahir, en le livrant par adulation au peuple, et par complicité aux républicains.

Telle était la situation réciproque du roi et du parlement pendant les premières années où Cromwell était membre de la chambre des communes.

Les luttes parlementaires n’étaient pas le domaine de Cromwell, et ces agitations purement politiques l’agitaient peu lui-même. Il n’était pas factieux de sa nature, il était sectaire. Il ne tenait que par l’esprit de sa secte au triomphe du parti puritain, non sur la couronne, mais sur l’Église anglicane et sur l’Église de Rome, que la couronne était suspecte de favoriser. Tout autre intérêt était étranger à son âme austère. Son imagination froide sur tout ce qui ne touchait pas à la religion, son esprit juste mais peu étendu, son élocution sans abondance, sans couleur et sans clarté, son ambition bornée au succès de ses coreligionnaires, mais n’aspirant à rien de personnel, si ce n’est au salut de son âme et au service de sa cause, l’éloignement des discussions. Muet pendant des sessions entières sur son banc, il n’était signalé dans les chambres des communes que par son abnégation de toute importance personnelle par son dédain des applaudissements populaires, et par la ferveur de son zèle à préserver la liberté de conscience de ses frères en piété.

Rien, du reste, ni dans son intérieur ni dans son génie, n’était de nature à appeler sur Cromwell l’attention d’une chambre agitée par l’éloquence de Strafford ou de Pym. Sa figure sans distinction dans les traits tenait à la fois du paysan, du soldat et du prêtre : on y voyait la vulgarité du campagnard, la résolution du militaire, la ferveur de l’homme de prières ; ruais aucun de ces caractères n’y prédominait assez pour faire éclater au dehors une vocation oratoire, et pour donner aux regards le pressentiment d’un dominateur futur.

Sa taille était moyenne, son buste carré, ses membres robustes, sa démarche pesante et mal assurée, son front large et bombé, ses yeux bleus, son nez proéminent, partageant inégalement son visage, incliné irrégulièrement à gauche, gros et coloré vers les narines, de ces rougeurs suspectes qu’on reproche aux buveurs, mais qui ne révélaient chez Cromwell que l’âcreté d’un sang échauffé par le fanatisme ; ses lèvres trop fendues, trop épaisses et grossièrement modelées, n’indiquaient ni la finesse d’intelligence, ni la délicatesse de sentiment, ni la volubilité de parole nécessaire à l’éloquence ; son visage était plus rond qu’ovale ; son menton solide et avancé en portait fermement le poids. Ces traits reproduits dans ses portraits et dans ses masques, par les artistes les plus consommés de l’Italie, chargés de le fixer pour leurs cours, n’indiqueraient qu’un homme vulgaire, si le nom de Cromwell ne les relevait ; en les étudiant avec impartialité, il est impossible d’y discerner les traces et les organes du génie. On y sent l’homme fait grand par le choix de son parti et par la combinaison des circonstances, plutôt que l’homme fait grand par la nature. On peut même conclure de ce visage qu’une intelligence plus haute et plus développée aurait nui à la grandeur de la destinée de cet homme ; car avec plus d’esprit, Cromwell aurait été moins sectaire, et, s’il eût été moins sectaire, son parti se serait moins personnifié dans un chef qui n’aurait pas partagé ses passions et ses crédulités. La grandeur d’un homme populaire est bien moins dans son génie que dans les proportions de son génie avec les préjugés et même avec les stupidités de son temps. Les fanatiques d’une époque ne choisissent pas pour chef le plus capable, mais le plus fanatique. Les Jacobins de France l’ont montré dans Robespierre, comme les puritains d’Angleterre dans Cromwell.

Les seules traces que la présence de Cromwell au parlement ait laissées dans les annales parlementaires pendant ces dix années de silence, sont quelques mots prononcés à de longs intervalles par lui, pour protéger ses frères les missionnaires puritains, et pour dénoncer les ministres de l’Église anglicane dominants, et les catholiques qui aspiraient à dominer de nouveau. On voit seulement aux égards de ses collègues à la chambre des communes, en écoutant ces mots échappés au zèle religieux du représentant d’Huntingdon, que ce gentilhomme fermier, aussi sobre de popularité que de discours, jouissait à la chambre de cette considération qui s’attache dans les assemblées délibérantes aux hommes modestes, sensés, silencieux, désintéressés d’applaudissements, mais fidèles à leur cause.

Juge de paix de son canton, Cromwell revenait, après chaque session ou chaque dissolution du parlement, se retremper dans les passions religieuses du peuple puritain de son voisinage, dans les entretiens avec les missionnaires de sa foi, dans les sermons, les méditations et les prières, seul délassement de sa vie agricole. La douceur, la piété, la ferveur de sa femme, adonnée comme lui aux soins domestiques et aux travaux champêtres, l’éducation de ses fils, la tendresse pour ses filles, écartaient alors de son âme, toute autre ambition que celle de son progrès spirituel dans la vertu, et du progrès de sa secte dans les consciences. Dans toute sa correspondance intime pendant ces longues années de retraite et de domesticité, il n’y a pas un mot qui révèle en lui une autre passion que celle de sa croyance, une autre aspiration que celle du ciel. De quoi pouvait servir à un homme qu’on ne regardait pas alors, cette hypocrisie dont les historiens ont fait le fonds et le mobile de son caractère ? Quand personne ne connaissait le visage, à quoi bon le masque ? Non, Cromwell ne se masquait pas si longtemps d’avance devant sa femme, devant sa sœur, devant ses filles et devant Dieu ; il ne paraît si bien masqué à l’histoire que parce qu’il vivait et pensait à visage découvert.

Détachons quelques passages de ces lettres familières qui jalonnent cette époque ignorée de sa vie :

Mon très cher bon ami, écrit-il de Saint-Yves, le 11 janvier 1635, à un des confidents de ses œuvres pieuses, bâtir des temples matériels et des hôpitaux pour soulager les corps et rassembler les fidèles doit être considéré sans doute comme une œuvre de piété ; mais ceux qui bâtissent des temples spirituels, qui procurent la nourriture aux âmes, ceux-là, mon ami, sont les hommes vraiment pieux. C’est l’œuvre que vous avez faite en fondant une chaire de sermons dans laquelle vous avez placé le docteur Wells, homme de sainteté et dé capacité, égal à tout ce que je connais de meilleur. Je suis convaincu que, depuis son arrivée ici, le Seigneur a fait beaucoup de bien parmi nous. Il faut maintenant que Celui qui vous a inspiré de faire cette fondation vous pousse à la maintenir et à l’achever. Élevez à lui vos cœurs ! Vous qui vivez dans une cité renommée par les lumières resplendissantes de l’Évangile, Londres, vous savez que supprimer le traitement du prédicateur, c’est faire tomber la chaire. Car, qui va guerroyer à ses dépens ? Je vous supplie donc par les entrailles de Jésus-Christ, mettez la chose en bon train ; faites donner la solde à ce digne ministre : les âmes des enfants de Dieu vous béniront pour cela ! et ainsi ferai-je moi-même. Et je demeure à jamais votre affectionné ami dans le Seigneur.

OLIVIER CROMWELL.

Ce n’était pas seulement de ses paroles, c’était de sa modique fortune, fruit d’un travail rural ingrat et obstiné, que Cromwell soutenait la cause de sa foi. On lit trois ans après ces lignes, dans une lettre confidentielle à un des sectateurs de sa communion, M. Hand :

Remettez quarante schellings (somme importante alors, pour un pauvre fermier qui nourrissait péniblement sa famille croissante), pour rémunérer les médecins de la guérison de Benson. Si nos amis ne veulent pas, allouer cette somme au moment où nous réglerons les comptes de notre comité, gardez ce billet, et je vous payerai de ma bourse personnelle.

Votre ami,        

OLIVIER CROMWELL.

Je demeure, écrit-il quelques années après à sa cousine, femme du procureur général Saint-John, et toujours dans le même esprit de componction ; je demeure dans Cédar, mot qui signifie ténèbres et noirceur. Cependant le Seigneur ne m’abandonne pas ; il finira par me conduire, je l’espère, à son lieu de repos, à son tabernacle. Mon cœur repose dans l’espérance avec les compagnons du premier-né ; et si je puis rendre gloire au Seigneur, soit par action, soit par souffrance, je serai grandement consolé ! Véritablement, aucune créature n’a plus de motifs que moi de se jeter en avant pour la cause de son Dieu. J’ai reçu d’avance des grâces choisies, et je suis sûr que je n’acquitterai jamais assez le prix de ces dons. Que le Seigneur m’accepte donc dans son fils Jésus-Christ, et qu’il nous donne de marcher dans la lumière, car il est lumière. Je ne puis pas dire qu’il détourne tout à fait sa face de moi ; il m’accorde de voir la lumière au moins en lui : un seul rayon dans un lieu obscur porte avec soi beaucoup de rafraîchissement. Béni soit son nom de briller dans un lieu aussi sombre que mon âme !... Hélas ! vous savez quelle a été ma vie ! J’aimais les ténèbres, j’y vivais, je haïssais la lumière ! J’étais le chef des pécheurs ; cependant Dieu a eu miséricorde de moi ! Oh ! les trésors de la miséricorde de Dieu !... Louez-le pour moi, priez pour moi ; que Celui qui a commencé un si grand changement dans mon âme daigne l’achever en Jésus-Christ !... Et que le Seigneur soit avec vous !... Ainsi le demande votre affectionné cousin,

OLIVIER CROMWELL.

Tout ce que l’on retrouve de la main de Cromwell pendant ce long recueillement de sa vie, de vingt à quarante et un ans, porte la même empreinte de mysticisme, d’exaltation et de sincérité : une sombre mélancolie, éclairée cependant par l’illumination éblouissante d’une foi active, forme le fonds de son caractère. Cette mélancolie devait être nourrie encore par la monotonie de ses occupations rurales et par la tristesse du ciel et du site où la fortune confinait sa vie.

Sa maison, que l’on montre encore de nos jours aux voyageurs, dans les bas-fonds qui entourent la petite bourgade de Saint-Yves, a quelque chose d’un cloître abandonné. Les rideaux d’arbres qu’il avait plantés en haies sur les lisières de ses champs, dans ces marécages, en interceptent tout horizon étendu, ou riant aux fenêtres. Un ciel bas et terne pèse sur l’imagination comme sur le toit. La tradition désigne encore un oratoire surbaissé, bâti en briques par le gentilhomme puritain derrière sa maison et attenant à la salle de famille, où Cromwell convoquait les paysans des alentours pour entendre la parole de Dieu de la bouche des missionnaires de sa secte, et pour prêcher et prier souvent lui-même quand l’inspiration débordait en lui.

De longues et profondes lignes d’arbres séculaires, peuplés de corneilles sinistres, bornent de tous côtés la vue. Ces arbres empêchent de voir même le cours de la rivière d’Ouse, dont les eaux noirâtres et encaissées dans des bords fangeux ressemblent à l’immense égout d’une usine ; ils ne laissent voir au-dessus de leurs têtes que les fumées de charbon de la petite ville de Saint-Yves, qui salissent perpétuellement le ciel de cette vallée. Un tel séjour devait enfermer l’âme de ses habitants dans les vulgaires pensées du trafic, de l’industrie, du pâturage, ou les forcer à s’élancer plus haut que la terre, dans les extases de la contemplation.

C’est là cependant que Cromwell et sa jeune femme, modelée en tout sur la, simplicité et sur la piété de son mari, élevaient pauvrement et dans le silence les sept enfants que l’amour et la fidélité conjugale leur donnaient. Ils ne cherchaient pas le vent du monde ; ce fut le vent du monde qui vint les chercher.

On voit, aux vestiges de la vie de Cromwell pendant cette époque, comment le bruit des controverses religieuses en Angleterre, en Irlande, en Écosse, et comment les pamphlets politiques qui commençaient à se multiplier avec la passion publique, préoccupent sa solitude et sont lus par lui avec avidité ; mais il ne s’attachait jamais qu’aux arguments religieux de ces écrits.

Le nom immortel du grand poète anglais Milton, ce Dante britannique, apparaît pour la première fois sur un de ces pamphlets républicains.

Milton revenait d’Italie, où il avait respiré dans les débris de Rome ancienne l’odeur de la liberté antique, et où le spectacle de la corruption de la Rome moderne l’avait rejeté dans l’indépendance en matière de culte. Milton donnait, comme Chateaubriand et madame de Staël en 1814, l’accent immortel aux passions passagères du temps.

Les indépendants en matière de gouvernement commençaient, par une logique forcée, à naître de ce besoin d’indépendance en matière de foi. Les deux libertés se tiennent. Comment croire librement dans la servitude qui empêche de dire ce qu’on veut, et de pratiquer ce qu’on croit ? Ce besoin absolu de professer et de répandre librement sa croyance inclinait Cromwell à la république. Hampden, son parent, popularisé jusqu’au délire par sa résistance à l’autorité royale, voulut fortifier le parti républicain par l’accession d’un homme aussi convaincu et aussi irréprochable de mœurs que Cromwell ; il le fit nommer député au parlement par la ville de Cambridge, où Hampden avait une souveraine influence.

Cette nouvelle nomination de Cromwell par un comté plus illustre et dans un instant plus politique ne distrait pas sa pensée de l’unique but de sa vie : Envoyez-moi, écrit-il à son ami Willingham à Londres, les arguments des Écossais, pour soutenir l’uniformité dans la religion exprimée dans leur proclamation. Je désire la relire avant que nous entamions dans les communes ce débat qui s’ouvrira bientôt.

Un intérêt populaire se mêla un moment pour lui au grand intérêt religieux. Il embrassa cet intérêt par sentiment de la justice de la cause sans doute, mais certainement aussi pour ranger le peuple du côté des indépendants et des républicains, par l’appui que le bon droit populaire trouvait dans les hommes de ce parti contre la couronne.

Il s’agissait du droit de clore des terrains communaux en les enclavant ainsi dans leurs fiefs, que des rois d’Angleterre avaient accordé jadis, indûment, à des favoris, et que le peuple contestait avec raison. Cromwell, dit le ministre du roi dans ses mémoires, que je n’avais jamais entendu parler aux communes, fut élu membre du comité du parlement, chargé de s’entendre avec les ministres sur ce sujet.. Cromwell s’emporta contre moi dans la discussion. Il me reprocha d’intimider les témoins. Il parla avec tant d’indécence et de grossièreté, ses procédés furent si âpres et son attitude si insolente, que je fus forcé d’ajourner le comité. Cromwell ne me pardonna jamais !

La popularité que la défense de cette cause valut à Cromwell et à son parti l’encouragea à en rechercher une autre dans la défense des pamphlétaires acharnés contre la couronne et l’Église, pamphlets que le roi et les évêques livraient de temps en temps au bourreau de Londres. Il présenta au parlement la pétition d’un de ces martyrs. L’indignation de sa conscience blessée lui ouvrit les lèvres pour la première fois. C’était en novembre 1640, dit un spectateur royaliste dans ses souvenirs ; moi qui étais aussi membre du parlement, j’avais la vanité de me croire un modèle d’élégance et de noblesse ; car, nous autres jeunes courtisans, nous nous vantions de notre costume. Je vis, en entrant dans la salle, un orateur qui parlait. Je ne le connaissais pas ; il était vêtu d’une manière fort commune, en habit de drap sans broderie, qui semblait avoir été coupé par quelque tailleur de campagne. Son linge était grossier et sale. Je me rappelle qu’il y avait une ou deux taches de sang sur le col rabattu de sa chemise, qui ne dépassait qu’à peine le collet de son habit. Son chapeau était sans ganse. Il était d’une assez belle stature. Son épée était collée sur sa cuisse. Son visage était rond et gonflé ; sa voix était stridente, peu harmonieuse et peu flexible ; mais il s’exprimait avec une éloquence pénétrée de ferveur. Sa cause ne permettait guère le bon sens ; il parlait pour un libelliste supplicié par le bourreau. Je déclare que l’attention prêtée par l’assemblée à ce gentilhomme diminua de beaucoup ma considération pour les communes.

Tous les moyens de résistance et toutes les concessions du roi Charles Ier envers son parlement étant épuisés, le pressentiment d’une guerre civile inévitable pesait sur toutes les âmes. On s’y préparait plus ou moins ouvertement des deux côtés. Cromwell profita d’un de ces moments de calme qui précèdent les grandes tempêtes politiques pour aller conforter sa mère et sa femme et embrasser ses enfants à Saint-Yves, avant de se précipiter dans la mêlée. Il anima de son feu mystique le peuple de son voisinage. De ses sectaires il fit des soldats. Il dépensa toutes ses économies de père de famille et de cultivateur à envoyer des armes à Cambridge. Il osa même s’emparer, en qualité de membre du parlement, du château de Cambridge, et confisquer pour solder la milice du peuple l’argenterie de l’université royale, déposée dans le trésor du château. Ces milices le reconnurent pour chef, à titre de député de Cambridge, et du plus résolu des citoyens. Il souleva, également par le seul appel au sentiment commun, les milices des campagnes entre Cambridge et Huntingdon, et fit arrêter les royalistes qui allaient se ranger sous le drapeau du roi ; il désarma partout les partisans de la couronne. Je ne vous ferai point de mal, répondit-il, à cette époque de trouble, à un gentilhomme de son voisinage qui réclamait contre les violations de son foyer ; je viens au contraire pour empêcher le royaume de se déchirer davantage. Agissez avec intégrité, et ne craignez rien ; mais, si vous agissez mal, pardonnez-moi alors les rigueurs que m’imposeront mes devoirs envers le peuple !

Il n’épargna pas cette visite au manoir de son oncle Cromwell d’Hinschinbrook, gentilhomme royaliste ruiné, qui habitait un donjon dans les marais. Le siècle présent est batailleur, écrit-il à un autre gentilhomme. La pire des colères est, à mon avis, celle qui prend sa source dans la différence d’opinions. Blesser les hommes dans leur personne, dans leur maison ou dans leurs biens, ne peut être un bon remède à cette colère. Protégez les légitimes droits de ce peuple.

Les associations pour la défense de l’indépendance et de la religion contre l’Église et la cour couvrirent l’Angleterre, mais ne tardèrent pas à se dissoudre, faute d’une âme commune et d’un chef actif. Il ne resta debout que cette association des Sept-Comtés de l’Ouest dont Cromwell fut l’âme et le bras. Son nom se répandit de là sur le pays, et commença à présager un chef à la guerre sainte. On l’appelait dans les assemblées puritaines le Macchabée de l’Église de Dieu. Continuez, écrit néanmoins Cromwell au ministre de l’Église anglicane, allez lire les Écritures au peuple, prêchez dans votre cathédrale, là où vous avez l’habitude de le faire, et même plus souvent.

Ainsi Cromwell, qui se lève pour conquérir la liberté de la foi pour lui et les siens, la protège dans les autres.

Vous renvoyez de vos troupes un officier anabaptiste, écrit-il à un de ses lieutenants. Vous êtes certainement mal conseillé en cela. Je ne saurais comprendre qu’un incrédule déplorable, connu pour son irréligion, ses jurements, ses débauches, vous paraisse plus digne de confiance que celui qui craint la débauche, les jurements, le péché ! Soyez tolérant envers ceux qui ont une foi autre que la vôtre. L’État, monsieur, en choisissant des serviteurs, ne s’inquiète pas de leurs opinions, mais de leurs services et de leur fidélité !

On voit dès les premiers actes de Cromwell, actes précurseurs pour lui de la guerre civile et de l’empire, poindre cet esprit de gouvernement qui rallie des partisans à sa cause, au lieu de livrer des victimes à ses partisans. Cette association des Sept-Comtés, soumise ainsi volontairement à l’influence d’un patriote actif et d’un religionnaire zélé, fut le noyau de la popularité future de Cromwell. Elle fut bientôt pour le long-parlement le levier de la guerre civile.

Nous avons vu qu’elle devenait de jour en jour plus inévitable. L’Écosse, plus fanatisée encore que l’Angleterre par ses chefs puritains, hommes d’une foi ardente et d’un génie sanguinaire, en donna le signal. Ce royaume, quoique indépendant par ses lois et son parlement distinct, faisait partie de la couronne du roi Charles. L’esprit de révolte, masqué encore, comme en Angleterre, sous l’esprit d’indépendance et d’opposition, fit avancer une armée écossaise sur le territoire anglais, sous prétexte de défendre, de concert avec les puritains et avec le parlement de Londres, les droits des deux peuples, menacés par la même cour.

Forts de cet appui, les orateurs de l’opposition dans le parlement de Londres et les zélateurs du puritanisme ne connurent plus de bornes à leur audace et à leurs empiétements sur la royauté. Les tribuns les moins infatués de zèle pour la foi nouvelle, tels que Pym, Hampden, Vane, en prirent les apparences. Ils devinrent, aux yeux des républicains, les Caton, les Brutus, les Cassius de l’Angleterre ; aux yeux des puritains, ils en devinrent les martyrs. L’ombrageuse susceptibilité du parti puritain s’indigna de voir quelques prêtres catholiques amenés de France par la reine Henriette pour diriger sa conscience, habiter la cour et exercer dans Londres leur culte. Ils affectèrent de voir une conspiration terrible contre le protestantisme dans cette inoffensive fidélité d’une jeune et charmante reine aux convictions de sa conscience et aux rites de sa jeunesse. Ils accusèrent le roi de faiblesse ou de complicité avec l’épouse qu’il adorait. Le roi, dans un esprit de paix, cédait à toutes ces exigences. On le somma de sanctionner un bill qui autorisait le parlement à se rassembler de fait si le roi laissait écouler un intervalle de trois ans sans le convoquer. Jusque-là la convocation annuelle ou triennale des parlements avait été un usage plus qu’un droit de la liberté anglaise. Charles, en consentant à cette sommation, reconnaissait la souveraineté représentative en face de la sienne. Le parlement, dont l’ambition se nourrissait de toutes les concessions du roi, établit encore avec son consentement la permanence de son contrôle et de son pouvoir par un comité toujours subsistant à Londres pendant l’intervalle des sessions. Il en établit un autre, chargé de suivre la personne du roi dans le voyage de pacification que ce prince fit en Écosse. Enfin il poussa l’audace et l’usurpation jusqu’à demander la nomination d’un protecteur du royaume, sorte de tribun national ou de vice-roi du parlement, élevé en face du roi lui-même. C’est ce titre, rêvé dès cette époque par le délire de l’esprit parlementaire, qui devint naturellement le titre de Cromwell quand la guerre civile en eut fait l’arbitre de son pays. Il ne l’inventa pas, comme on l’a cru, à son usage ; il le trouva tout fait, à l’usage des factions qui détrônaient le roi.

Pendant le voyage du roi en Écosse, l’Irlande, abandonnée à elle-même par le rappel des troupes qui y maintenaient la paix au nom de ce prince, s’agita jusqu’à la révolte contre l’autorité royale. Son parlement, distinct aussi, répondit par ses turbulences et par ses empiétements aux exemples du parlement d’Angleterre. La nation irlandaise, divisée en deux races et en deux religions acharnées de tout temps l’une contre l’autre, se confédéra d’abord unanimement pour s’affranchir du joug de la couronne. Bientôt les catholiques et les vieux Irlandais des provinces les plus éloignées du centre rompirent la ligue. Ils profitèrent des troubles de la capitale et de la faiblesse de l’autorité du roi qui les contenait, égorgèrent dans ces nouvelles Vêpres siciliennes, plus sanglantes que celles de Sicile, tous les colons anglais établis depuis des siècles dans les mêmes villages, et avec lesquels la cohabitation, les liens de parenté, les mariages, les avaient confondus eu un même peuple, et presque en un même sang. Les massacres de la Saint-Barthélemy, les journées de septembre, les proscriptions de Rome sous Marius, ou de la France sous la Terreur, n’égalent pas les barbaries dont les Irlandais de ces provinces souillèrent le caractère de leur race et flétrirent les annales de leur patrie. Les chefs de cette conspiration de la province d’Ulster frémirent eux-mêmes des férocités du peuple haineux, fanatique, inexorable, qu’ils avaient déchaîné. Les fêtes par lesquelles ce peuple vainqueur par l’assassinat célébra sa victoire furent les supplices les plus lents et les plus cruels que jamais l’imagination des cannibales ait inventés. Il prolongea les martyres et les agonies des deux sexes pour prolonger ses infernales jouissances. Il fit couler le sang goutte à goutte, et la vie souffle à souffle pour entretenir sa propre fureur.

Ces massacres s’étendirent de proche en proche à toutes les autres provinces de l’Irlande, excepté à Dublin, sa capitale, où un faible noyau de troupes royales conservait la paix. Plus de cent mille victimes innocentes, hommes, femmes, enfants, vieillards, infirmes, jonchèrent de leurs cadavres le seuil qu’ils habitaient, les champs qu’ils cultivaient en commun avec ces frères dénaturés. La flamme de leur village ne s’éteignit que dans leur sang. Tous ceux qui échappèrent par la fuite à leurs assassins, en emportant dans leurs bras leurs enfants jusqu’aux sommets des montagnes, succombèrent d’inanition et de froid dans les neiges de l’hiver. L’Irlande parut s’entrouvrir pour être le tombeau de la moitié des fils qu’elle avait portés. On ne peut lire, dans les historiens les plus impartiaux, les récits de ce long crime national, sans exécration pour ses instigateurs et pour ses bourreaux. On comprend les longues malédictions du ciel sur l’Irlande. On ne justifie jamais la tyrannie ; mais une nation qui a de tels égorgements à expier dans son histoire ne peut accuser les sévices de ses oppresseurs sans réveiller le souvenir de ses propres forfaits. Le malheur des peuples n’est pas toujours le crime de leurs conquérants, il est quelquefois la vengeance de leurs propres crimes. Ce malheur-là est le plus irrémédiable, car il n’enlève pas seulement l’indépendance, il enlève jusqu’à la pitié.

Le parlement accusa le roi de ces calamités ; le roi accusa avec plus de justice le parlement de son impuissance. Le parti républicain prit de nouvelles forces dans le pays parce conflit acharné et stérile entre la couronne et les parlementaires qui laissaient décomposer le royaume et massacrer leurs coreligionnaires par les catholiques. Les exaltés firent aisément voter par le parlement, sous le nom de remontrances, un appel au peuple de la Grande-Bretagne, véritable et sanglante accusation contre le gouvernement du roi. On y résumait en un seul groupe d’incriminations tous les torts et tous les malheurs du règne. On rejetait sur le roi seul les fautes et les crimes de tous les partis. On déversait sur sa tête le sang même des Anglais massacrés par les catholiques en Irlande. On y concluait, ou on y faisait conclure tacitement, que le seul salut de l’Angleterre était désormais dans la restriction du pouvoir royal et dans l’accroissement illimité du pouvoir parlementaire.

Le roi, poussé aux dernières limites de ses concessions, répondit à cette accusation par une justification touchante, mais sans force. L’insolence de quelques membres de la chambre éclata contre lui dans des attentats si évidents contre sa prérogative et sa dignité, qu’il n’eut plus que le choix entre une honteuse dégradation de son titre de roi ou une revendication énergique de son droit. Il se rendit lui-même à la chambre des communes pour y faire arrêter les membres coupables de lèse-majesté. Il somma le président de les lui désigner.

Sire, lui répondit le président à genoux, dans la place que j’occupe, j’ai des yeux pour voir, une langue pour parler sous l’inspiration seule de la chambre dont je suis le serviteur. Je demande humblement pardon à Votre Majesté de lui désobéir !

Charles, humilié, se retira avec sa garde, et se rendit à l’hôtel de ville de Londres pour conjurer le conseil de la Cité de refuser asile aux coupables. Le peuple de la Cité ne lui répondit à son retour que par des cris de Vive le parlement ! Les habitants de Londres s’armèrent aux cris bibliques de Israël, à vos tentes ! et passèrent fièrement en revue par terre et par eau sous les fenêtres du palais de White-Hall, séjour du roi. Le roi, impuissant, menacé et insulté par ces émeutes, se retira dans le château royal de Hampton-Court, résidence de campagne solitaire, imposante et fortifiée, à quelques heures de Londres.

La reine, intimidée pour son mari et pour ses enfants, conjura le roi d’apaiser l’émotion du peuple à force de condescendance. Tout fut vain ; les pétitions les plus incendiaires assiégeaient le parlement, devenu l’idole du peuple et sa sauvegarde depuis la retraite du roi. Le parlement, sous prétexte de prémunir le peuple contre le retour de l’armée royale, s’empara du pouvoir militaire, et nomma lui-même les gouverneurs de places fortes et les généraux des troupes. Charles, réduit à un petit nombre de partisans et de défenseurs à Hampton-Court, se résolut à la guerre ; mais, avant de la déclarer, il conduisit la reine au bord de la mer, et la contraignit à s’embarquer pour le continent, afin de soustraire du moins à la malignité de sa fortune ce qu’il avait de plus cher sur la terre.

La séparation fut déchirante, comme le pressentiment d’un éternel adieu. L’infortuné prince adorait cette compagne de sa jeunesse, il la plaçait au-dessus de toutes les femmes. Il ne lui avait fait partager que ses humiliations et ses revers. Il voulait l’abriter au moins contre le supplice qu’il entrevoyait de loin au fond de sa destinée.

Henriette, transportée évanouie sur le vaisseau, ne reprit ses sens que pour adresser, du haut des vagues qui l’emportaient, ses reproches à l’Angleterre et ses vœux au ciel pour le plus tendre des époux.

Le roi, déchiré dans son amour, mais fortifié dans son courage par ce départ, s’éloigna de Hampton-Court et s’établit dans la ville plus fidèle d’York, au milieu d’un peuple et d’une armée royalistes. II emmena avec lui ses enfants.

Le parlement, présentant au peuple cet éloignement comme une déclaration de dangers publics, leva une armée contre celle du roi, et en donna le commandement au comte d’Essex. La nation se leva à la voix des communes, et chaque ville envoya de nombreux volontaires à l’armée du peuple.

Charles, plus grand dans l’adversité que sur le trône, retrouva dans une situation décidée la résolution et la lumière qui lui avaient quelquefois manqué dans les ambiguïtés de sa lutte avec un parlement qu’il ne savait ni combattre ni subir. La noblesse et la bourgeoisie, moins fanatisées que les classes populaires par les prédications puritaines, et moins accessibles aux séductions des tribuns du parlement, se rangèrent en majorité dans le parti du roi. On les appela les cavaliers. Les grandes villes et la capitale, foyers d’agitations et de force populaire, se dévouèrent au parlement. Le comte d’Essex, général accrédité, mais temporisateur, et plus fait pour la guerre régulière que pour la guerre civile, s’avança à la tête de quinze mille hommes contre le roi, qui n’en comptait que dix mille dans son camp.

Une première rencontre douteuse dans ses résultats entre les deux armées attesta seulement la bravoure personnelle du roi. Il combattit en soldat plus qu’en monarque a la tête de ses escadrons les plus engagés. Cinq mille morts de deux côtés couvrirent le champ de bataille. Londres trembla, mais se rassura en apprenant que le roi, trop affaibli par sa lutte, n’avançait pas sur sa capitale.

Cette première bataille, qu’on appelle la bataille d’Edge-Hill, quoique glorieuse pour les armes de ce prince, ne décida rien. Le fanatisme presque universel de la nation recrutait indéfiniment l’armée du parlement. La noblesse et les soldats des troupes réglées recrutaient seules l’armée de Charles. La cause royale n’avait qu’une armée, celle de la révolte avait un peuple. La guerre en se prolongeant devait l’user. A nos ennemis le vieil honneur, s’écriait dans les communes le républicain Hampden ; à nous la religion !

L’ambassadeur de France auprès de Charles Ier pensait ainsi, malgré la partialité de sa cour pour la cause du roi. Je suis confondu, écrivait-il au cardinal Mazarin, de voir combien ce roi est prodigue de sa vie, infatigable, laborieux, constant dans les revers ; du matin au soir il marche avec son infanterie, plus souvent à cheval qu’en voiture. Les soldats semblent comprendre toutes les nécessités et toutes les détresses de leur roi ; ils se contentent gaiement du peu qu’il peut faire pour eux, et marchent de cœur et sans solde contre des troupes mieux équipées et mieux armées. Je vois tout cela de près. Ce prince, en qui le malheur révèle un héros de courage, se montre le roi le plus brave, le plus judicieux, le moins troublé devant ces grandes vicissitudes de la politique et de la guerre. Lui-même donne tous ses ordres, jusqu’aux plus minutieux ; il ne signe pas un papier sans le plus scrupuleux examen ; il descend de cheval à chaque instant, et marche à la tète de con armée. Il désire la paix ; mais, comme il voit que tout le monde la repousse, il est forcé de vouloir la guerre... Je crois qu’il aura l’avantage au commencement ; mais ses ressources sont trop bornées pour que cela dure longtemps...

Il n’avait pas de pain à donner à ses soldats, qui ne lui demandaient que de les nourrir. Le journal de ces quatre années de guerre inégale et errante à travers son royaume ressemble plus à la vie romanesque d’un aventurier qu’à la lutte majestueuse d’un roi contre les factions au milieu de ses troupes et de son peuple. Tantôt, dit le fidèle serviteur qui tient les registres de ses journées, tantôt nous couchons dans le palais d’un évêque, tantôt dans la hutte d’un bûcheron. Aujourd’hui le roi dîne en plein champ... Le lendemain il n’a pas même un morceau de pain pour nourriture ; dimanche, à Worcester, point de dîner, une journée atroce ; nous avons marché sans manger de six heures du matin à minuit. Un autre jour nous avons marché longtemps à pied dans les montagnes, et le roi n’a eu à manger que deux pommes. Il nous a été impossible de trouver des vivres jusqu’à deux heures du matin... Nous avons couché sans abri sur la terre devant le château de Donnington. Ailleurs : Le roi a couché dans son chariot sur la bruyère de Bockonnok : il n’a pas dîné. Le lendemain il a déjeuné chez une pauvre femme veuve, sur la lisière d’une forêt.

Cette constance du roi à combattre la fortune et à subir les mêmes privations et les mêmes dangers que le dernier de ses soldats les enchaînait à son sort par l’admiration. On n’abandonne guère que les rois qui s’abandonnent eux-mêmes. C’était un Henri IV disputant son royaume, mais un Henri IV malheureux. Le spectacle de cette constance et de cette résignation ramenait à sa cause, dans les campagnes qu’il traversait, ses ennemis eux-mêmes. L’un d’eux, nommé Roswell, déserta l’armée du parlement pour passer à la petite troupe du roi. Fait prisonnier par les républicains, on l’interroge sur les motifs de sa défection. Je passais, répondit Roswell, par une route qui côtoyait la bruyère où le roi Charles, entouré seulement de quelques fidèles sujets, était assis pour rompre un morceau de pain avec eux. Je m’approchai par curiosité, et je fus tellement ému de la gravité, de la douceur, de la patience et de la majesté de ce prince, que l’impression en resta dans mon âme et me prédisposa à me dévouer à sa cause.

Charles dérobait même sa sensibilité à ses soldats et à ses serviteurs, de peur de montrer dans le roi les plus légitimes attendrissements de l’homme. Un jour qu’il avait vu lord Litchfield, un de ses plus intrépides et de ses plus affidés compagnons d’armes, tomber à ses pieds frappé d’une balle mortelle, le roi continua à donner ses ordres et à combattre avec une apparente impassibilité qui trompa tout le monde. Après avoir assuré la retraite et sauvé l’armée en dirigeant l’arrière-garde, il fit camper les troupes et s’enferma dans sa tente pour disposer ses manœuvres du lendemain. Il passa la nuit à écrire seul ; mais, en entrant dans sa tente au lever du jour, ses serviteurs reconnurent à ses yeux encore humides qu’il avait pleuré Litchfield une partie de la nuit.

Pendant que Cromwell, son antagoniste, qui combattait alors dans l’armée d’Essex contre le roi, parlait et agissait toujours avec une telle exaltation mystique qu’on prenait cet enthousiasme de la foi pour l’ivresse du vin, disent les écrivains du temps, Charles, comme il convient aux hommes qui sont aux prises avec le malheur, retrouvait sa majesté dans son imperturbable sérénité. Jamais, écrit un des généraux de son armée, je ne l’ai vu exalté par le succès ou abattu par le revers. Son égalité d’âme semblait défier la fortune et supérieure à tous les événements.

Il lui arrivait souvent, disent encore les écrivains du temps, de chevaucher la nuit tout entière et de voir poindre l’aurore. Il galopait alors pour atteindre le sommet de quelque colline, d’où il examinait la marche et la situation de l’armée du parlement.

Messieurs, dit-il un jour au petit nombre de cavaliers qui le suivaient, voici le matin, dispersez-vous ; vous avez un lit et une famille, il est temps que vous alliez prendre du repos. Moi, je n’ai plus ni toit ni famille : un cheval frais m’attend ; et nous marcherons lui et moi tout le jour et toute la nuit. Si Dieu m’a donné assez de maux pour exercer ma patience, il m’a donné assez de patience pour supporter mes misères !

Ainsi, dit une poésie du temps, il combattait pour combattre et pour maintenir son droit, il ramait sans avoir de port. Ainsi la guerre grandissait ce prince, non pour le trône, mais pour la postérité.

Les limites de notre sujet ne nous permettent pas de suivre dans ses péripéties cette guerre de quatre ans entre un roi et son peuple, la plus longue, la plus diverse et la plus dramatique des guerres civiles.

Cromwell, qui commandait au commencement un régiment de cavalerie volontaire, formé de ses confédérés d’Huntingdon, dans l’armée d’Essex, grandit dans les camps de tout l’enthousiasme religieux qui le dévorait et qu’il communiquait à ses soldats. Moins militaire qu’apôtre, il aspirait autant au martyre du champ de bataille qu’à la victoire. Ni les succès, ni les revers, ni les grades, ni la renommée, ne donnèrent la moindre diversion à son âme pendant cette guerre sacrée. Le comte d’Essex, lord Fairfax, Waller, Hampden, Falkland y combattaient, y succombaient ou y mouraient, les uns pour leur prince, les autres pour leur patrie et pour leur foi. Cromwell seul de tous n’éprouvait jamais de défaite. Élevé par le parlement au grade de général, il fortifiait son corps d’armée en le purifiant. Peu lui importait le nombre, il ne voulait que le fanatisme dans ses rangs. En divinisant ainsi la cause, le but, les moyens de la guerre, il élevait ses soldats au-dessus de l’humanité ; il pouvait leur demander l’impossible. Les historiens des deux partis sont unanimes à reconnaître dans ce fanatisme religieux inspiré par Cromwell à ses troupes la transformation d’une armée de factieux en une armée de saints : des victoires signalèrent toutes ses rencontres avec les armées du roi. Sa correspondance compulsée, et comme nous l’avons fait déjà, aux différentes dates de sa vie militaire, atteste partout que cette piété de Cromwell n’était point un rôle, mais un enthousiasme. Elle révèle l’homme dans le chef de parti, avec d’autant plus d’évidence que ces lettres sont presque toutes adressées à sa femme, à ses sœurs, à ses filles, à ses plus intimes amis. Parcourons-les encore ; chacune de ces lettres est un coup de pinceau qui achève la physionomie véritable du héros de ce temps.

Voici d’abord la peinture de son corps d’armée :

Les soldats puritains de Cromwell sont armés de toutes pièces, vêtus de toutes couleurs, et souvent de haillons. Les piques, les hallebardes, les longues épées droites à côté des mousquets. Tantôt ils font halte pour se prêcher entre eux, tantôt ils chantent des psaumes en faisant l’exercice. On y entend les capitaines crier : En joue, feu ! au nom du Seigneur ! Après l’appel à leur compagnie, les officiers lisent l’Évangile ou la Bible ; leurs drapeaux sont couverts de peintures symboliques et de versets des deux Testaments. Ils règlent leur pas dans les marches en psalmodiant les psaumes de David, tandis que les royalistes marchent à eux aux chants cyniques de la débauche et du vin. La licence de la noblesse, des cavaliers et des troupes réglées du roi ne pouvait lutter, malgré leur bravoure, avec ces martyrs de leur foi. Les champions qui se croyaient les soldats de Dieu devaient l’emporter tôt ou tard de toute la supériorité d’une cause divine sur une cause humaine. Cromwell le sent le premier, et le prédit à sa femme dès les premières batailles. Nos soldats, lui écrit-il le lendemain d’un engagement, étaient dans un état d’épuisement et de lassitude tels qu’on n’en vit jamais ; il a plu à Dieu de faire pencher la balance en faveur de cette poignée d’hommes ! Malgré le nombre, nous nous heurtâmes cheval contre cheval, et nous travaillâmes de l’épée et du pistolet un assez joli espace de temps. Nous les rompîmes et nous les poursuivîmes. Je culbutai leur commandant (le jeune lord Cavendish, de vingt-trois ans, la fleur de la cour et de l’armée) jusqu’au bas de la côte dans un marais où sa cavalerie s’embourba, et où mon lieutenant le tua lui-même d’un coup d’épée dans les fausses côtes. L’honneur de cette journée est dû à Dieu plus qu’à toute autre chose. Qu’il vous inspire ce qu’il y a à faire !

Il jette sa modique fortune, sans compter, comme son sang, à la cause qu’il croyait sainte. Je vous déclare, écrit-il la seconde année à son cousin Saint-John, que la guerre d’Irlande et d’Angleterre m’a déjà coûté trente mille francs ; c’est pourquoi ma bourse privée ne peut plus guère aider le trésor public. J’ai donné ma fortune et ma foi ; j’espère en Dieu, et je veux lui donner ma vie ! Mes compagnons, mes soldats, ma famille, pensent de même ; mes troupes augmentent ; tous des hommes que vous estimeriez si vous les connaissiez ; tous d’honnêtes et exemplaires croyants ! On appela ses soldats les côtes d’airain, par allusion à leur imperturbable confiance en Dieu.

Mes soldats ne font pas de moi une idole, dit-il dans une autre lettre au président du parlement ; je puis dire avec vérité que ce n’est pas sur moi, mais sur vous qu’ils ont les yeux, prêts à combattre, prêts à mourir pour votre cause. Leur attachement est à leur foi, non à leur chef. Nous ne recherchons que la gloire du Tout-Puissant ; le Seigneur est notre force ; priez pour nous ! réclamez les prières de mes amis.

On dit que nous sommes des factieux, dit-il quelques jours après à un ami, et que nous cherchons à imposer par la force nos opinions religieuses, chose que nous détestons et que nous abhorrons. Je déclare que je ne pourrais me réconcilier moi-même avec cette guerre si je ne croyais à sa légitimité pour nous maintenir dans nos droits, et dans cette juste cause j’espère prouver que je suis un honnête homme au cœur sincère et droit ! Pardonnez-moi d’être importun. Je n’écris que rarement ; cette lettre me donne au moins un peu l’occasion, au milieu des calomnies qui nous dénaturent, d’épancher mon cœur dans celui d’un ami.

Il raconte ailleurs à son collègue Fairfax une rencontre de ses troupes avec un rassemblement de clubmen, parti neutre, mais armé, qui s’était formé par patriotisme pour se jeter entre les royalistes et le parlement, afin de sauver le pays des calamités qui l’ensanglantaient.

Après les avoir assurés, écrit Cromwell, que vous ne vouliez que pacifier le pays, et que notre ferme intention était d’empêcher toute violence et tout pillage, j’ai renvoyé leurs députés chargés de leur transmettre mes paroles. Ils ont fait feu sur mes troupes : je les ai fait charger ; j’en ai fait prisonniers quelques centaines, et, quoiqu’ils eussent été cruels envers les prisonniers de notre cause qu’ils avaient pris eux-mêmes, je les ai renvoyés libres comme des idiots.

Il n’y avait déjà plus de transaction possible entre les deux partis extrêmes qui se partageaient l’Angleterre. Les royalistes ne pouvaient plus pactiser avec un parlement qui avait combattu son roi ; les parlementaires étaient devenus des républicains par logique, après avoir été des factieux par colère. Les textes de la Bible contre les rois, commentés par les puritains dans les villes et dans les camps, républicanisaient le peuple et l’armée. La doctrine républicaine faisait désormais partie de la doctrine religieuse. Cromwell, indifférent par nature à ces controverses purement politiques, ne pouvait assurer le triomphe de sa foi qu’en la remettant au gouvernement populaire. L’Église anglicane et la royauté se confondaient ensemble dans le roi Charles ou dans tout autre roi de sa race. Le puritanisme n’avait de garantie que dans la république. Le bon sens de Cromwell le décida à détrôner les Stuarts pour introniser le règne de Dieu. Sa conviction commençait à le rendre inexorable à tout esprit de pacification. Il marchait de victoire en victoire ; bien qu’il n’eût pas encore le titre de général en chef du parlement, il en avait l’autorité sur l’opinion. Le parlement n’était vainqueur que là où combattait Cromwell. Il renvoyait à Dieu toute la gloire et toute la joie de ses succès. Monsieur, écrit-il après la prise de Worcester et de Bristol, cette affaire est une nouvelle grâce divine. Vous voyez que Dieu ne se lasse pas de nous protéger. Je vous le répète, que Dieu en ait toute la louange, car tout ceci est son ouvrage !

Chacun de ses récits ou de ses commentaires militaires atteste en lui la même confiance dans l’intervention divine. Quiconque parcourra le récit de la bataille de Worcester, dit-il en terminant ce récit, verra qu’il n’y a pas dans tout ceci autre chose que la main de Dieu. Il faudrait être athée, ajoute-t-il avec un redoublement de conviction ; pour ne pas en convenir. Souvenez-vous de nos soldats dans les prières ! C’est leur récompense et leur joie d’avoir été les instruments de la gloire de Dieu et du salut de leur pays. Il a daigné se servir d’eux : les hommes employés à ces grandes choses savent que la foi et les prières seules leur ont donné ces victoires et ces villes. Presbytériens, puritains, indépendants, tous ont le même esprit de prières et de foi, demandent les mêmes choses, et les obtiennent d’en haut : en cela ils sont d’accord. Quel dommage qu’il n’en soit pas de même en politique ! Dans les choses spirituelles nous n’employons envers nos frères d’autre contrainte que celle de la raison. Dans les autres choses Dieu a mis l’épée aux mains du parlement pour la terreur de ceux qui font le mal ! Si quelques-uns essayent d’arracher cette arme des mains du peuple, j’espère qu’ils seront confondus. Dieu la conserve dans vos mains !

Dans l’intervalle de ses campagnes, Cromwell avait déjà marié deux de ses filles. La plus jeune et la plus chérie avait épousé le républicain Ireton. Elle s’appelait Brigitte. Son âme exaltée et sa piété ardente la rendaient la confidente habituelle des pensées religieuses de son père. On retrouve dans quelques lambeaux de ses lettres à cette jeune femme la préoccupation constante de son esprit. Je n’écris pas à ton mari, parce qu’il me répond des milliers de lettres pour une que je lui adresse. Cela le fait veiller trop tard ; ensuite j’ai bien d’autres affaires à soigner maintenant. Votre sœur Claypole (sa fille aînée) est travaillée par des pensées de trouble ; elle voit sa propre vanité et les torts de son esprit charnel ; mais elle cherche la seule chose qui donne la paix. Chercher ainsi, c’est prendre la première place après ceux qui ont trouvé. Toute âme fidèle et humble qui cherche ainsi sera bien sûre dé trouver à la fin. Heureux qui cherche ! Heureux qui trouve ! Qui jamais a goûté la grâce du Seigneur sans désirer d’en être inondé dans une pleine jouissance ? Mon cher cœur, sollicite avec ferveur que ni ton mari ni rien au monde ne refroidisse ton amour pour le Christ. J’espère que ton mari ne sera pour toi qu’un encouragement à mieux aimer et à mieux servir. Ce que tu dois aimer en lui, c’est l’image du Christ qu’il porte dans son être ! Vois cela ! préfère cela ! et n’aime tout le reste que pour cela seul ! Adieu, je prie pour toi et pour lui ; prie pour moi !...

Est-ce là le style d’un astucieux politique qui ne se démasquerait pas même devant sa fille préférée, et dont les plus intimes confidences de famille ne seraient que d’indignes supercheries pour tromper un monde qui ne devait pas les lire de son vivant ?

Ce mysticisme n’était pas isolé dans le général, c’était l’âme de l’armée. Pendant que nous creusions la mine sous le château, écrit-il ailleurs, dans sa campagne d’Écosse, M. Stapleton prêchait, et les soldats qui l’écoutaient témoignaient leur componction par des gémissements et par des larmes.

Ceci est une glorieuse journée, dit-il après sa victoire de Preston. Que Dieu aide l’Angleterre à répondre à ses grâces et à profiter de ses miséricordes !

Et après une autre défaite des royalistes, dans une lettre à son cousin Saint-John : Je ne puis parler, écrit-il, comme oppressé de sa reconnaissance ; je ne puis rien dire ; mais sûrement le Seigneur mon Dieu est un Dieu grand et glorieux ! Lui seul est digne d’être tour à tour notre crainte et notre confiance ! On doit surtout compter sur sa présence, il ne faillira pas à son peuple ! Que tout ce qui respire loue le Seigneur ! Rappelez-moi à mon cher père, Henry Vane (son collègue au parlement, enflammé du même zèle religieux et républicain) ; que Dieu nous protége tous ! Ne nous inquiétons pas de ce que les hommes pensent de nos actions. Bon gré mal gré, ils feront selon la volonté du souverain maître, et nous, nous servirons les générations à venir. Nous attendons notre gloire et notre repos ailleurs. Celui-là sera durable. N’ayons souci de demain ou d’autre chose. L’Écriture a été un grand appui pour moi. Lisez Isaïe, versets 8, 11, 14 ; lisez tout le chapitre.

Un de mes pauvres soldats mourut à Preston. La veille de la bataille, étant malade et près d’expirer, il pria sa femme, qui faisait sa cuisine dans la chambre, de lui apporter une poignée d’herbe. Elle le fit ; et quand il eut cette herbe verte dans la main, il demanda à sa femme si cette herbe se dessécherait maintenant qu’elle était coupée ? Oui certainement, lui répondit la pauvre femme. — Eh bien, reprit le mourant, souvenez-vous qu’il en sera ainsi de l’armée du roi ! Et il mourut en prophétisant.

Il nomme les combats un appel à Dieu. Il justifie le parlement contre ceux qui lui reprochent d’avoir porté trop loin la révolte par des raisons exclusivement religieuses. Il soutient ses amis dans leur lassitude de la guerre et dans leurs hésitations, par des motifs empruntés à la divinité de leurs missions. Ce Mahomet du Nord a la résignation obstinée du Mahomet de l’Orient dans les extrémités de sa fortune. Le rôle de martyr lui convient autant que celui de vainqueur. Il est rassasié de popularité à la fin de ces années de lutte, et il ne s’enivra pas une minute de sa vaine gloire. Vous voyez cette foule, dit-il tout bas à Vane, son ami, le jour de son entrée triomphale à Londres : il y en aurait bien davantage s’il s’agissait de me voir pendu !

Son cœur est ici, sa gloire est plus haut. Nul ne juge mieux le peuple ; mais, tout en le jugeant, il ne se croit pas le droit de le mépriser ; car le peuple est la créature de Dieu. Il ne veut le dominer que pour le servir, il ne rêve pas l’empire durable dans ses mains ; il ne cherche pas à fonder une dynastie. Il n’est qu’un interrègne. Dieu le retirera quand il aura achevé son œuvre et affermi sa foi par la liberté de conscience assurée à son peuple.

Cependant la valeur du roi et la fidélité de ses partisans prolongeaient la lutte avec des succès divers. La reine, son épouse, impatiente de revoir son mari et ses enfants, était débarquée en Angleterre avec des renforts amenés de Hollande et de France. L’amiral qui commandait la flotte du parlement, n’ayant pu empêcher le débarquement de cette princesse, s’approcha de la côte où elle avait touché terre, et foudroya toute la nuit de ses boulets la chaumière qui servait d’asile à cette héroïque princesse. Elle fut obligée de s’échapper à demi vêtue des ruines de la maison détruite, et de chercher derrière une colline inhabitée un abri contre l’artillerie de ses sujets. Elle rejoignit enfin le roi, à qui l’amour rendit un heureux courage.

Dans une bataille à forces égales à Marston, il combattit corps à corps l’armée confiée ce jour-là à Cromwell. Cinquante mille hommes, enfants du même sol, tachèrent en vain de leur sang la terre natale. Le roi, vainqueur pendant la journée, abandonné le soir par ses principaux généraux et par une partie de ses troupes, se replia dans le nord.

Dans sa retraite il osa attaquer encore l’armée du comte d’Essex, généralissime du parlement. Essex, surpris et vaincu, s’embarqua et revint sans armée à Londres. Le parlement, comme les Romains, remercia son général de n’avoir pas désespéré de la patrie, il lui rendit une nouvelle armée.

Cette armée, renforcée de celles de Cromwell et du comte de Manchester, dispersa celle du roi à Newbury. Essex, vainqueur, mais las des dissensions qui travaillaient son armée, fut remplacé par Fairfax, modèle de patriotisme, héros de bataille, mais incapable de diriger une grande guerre. Fairfax eut la modestie de demander Cromwell pour lieutenant et pour conseil. Ces deux chefs réunis ne laissèrent au roi aucun espoir de reconquérir l’Angleterre ; à peine y conserva-t-il un champ de bataille. Fairfax, Cromwell et Ireton, gendre de Cromwell, l’attaquèrent et le vainquirent à Naseby. Les corps d’armée des derniers partisans de Charles furent successivement détruits par Fairfax et par Cromwell.

Pendant que l’Angleterre échappait au roi, un jeune héros, le comte de Montrose, relevait par une conspiration chevaleresque et par une bataille heureuse la cause royaliste en Écosse contre les factieux puritains de ce royaume. Les braves montagnards de Montrose, plus propres, comme nos Vendéens, à des exploits qu’à des campagnes, s’étant dispersés après la victoire pour revoir leurs familles, Montrose, attaqué par l’armée puritaine pendant leur absence, perdit en un jour le fruit de ses exploits. Bientôt traqué lui-même dans les montagnes, où il se dérobait sous des déguisements à ses ennemis, il fut trahi par la beauté de son visage, reconnu, enchaîné et décapité. Sa mort fut aussi sublime que son entreprise avait été héroïque ; martyr de la fidélité à son roi, après avoir été son dernier ami.

Le roi, qui n’avait plus qu’une poignée de cavaliers autour de lui, écrivit à sa femme que, puisqu’il ne pouvait plus combattre en roi, il préférait mourir en soldat. Il fit de nouveau partir cette épouse, son seul regret sur la terre, pour le continent. Il parvint à conduire les restes de son armée dans Oxford. Il en sortit la nuit par une porte secrète, accompagné seulement de trois gentilshommes, s’avança, sans être reconnu, jusqu’au sommet de la colline d’Harrow, d’où il contempla longtemps sa capitale, délibérant en lui-même s’il n’y entrerait pas pour se remettre à la merci du parlement ou pour l’embarrasser par sa présence. Puis, changeant de pensée, il alla se jeter avec une feinte confiance dans l’armée écossaise, auxiliaire de ses ennemis, mais qui n’avait pas encore totalement abjuré comme les Anglais la fidélité à la couronne.

Les généraux dé l’armée écossaise, étonnés de son apparition, et n’osant du premier coup tromper sa confiance, lui rendirent les honneurs dus à leur roi, et lui donnèrent une garde destinée à le surveiller plus qu’à le défendre. Ces honneurs lui déguisaient mal sa captivité. Des négociations s’ouvrirent entre le parlement et lui. Les conditions du parlement étaient une véritable abdication de la royauté. Elles rappellent la constitution de 1791, imposée à Louis XVI par l’Assemblée législative et par les Jacobins. Le roi les rejeta.

Pendant ces négociations, l’armée écossaise marchanda lâchement la liberté du prince qui s’était livré à son honneur, et consentit à le vendre au parlement au prix de quatre-vingts millions, trafic judaïque qui déshonora ce jour-là le nom de l’Écosse.

Le parlement d’Écosse refusa d’abord de ratifier le marché ; mais le parti populaire et fanatique du clergé écossais le fit ratifier. Charles Ier jouait aux échecs dans sa chambre, au moment où on lui apporta la dépêche qui lui enlevait la dernière illusion sur son sort. Il était devenu, par l’habitude de l’adversité, si résigné et si maître de lui-même qu’il continua la partie avec une attention soutenue sans changer de couleur, et que les spectateurs ne se doutèrent pas qu’il venait de lire son arrêt dans la lettre.

Livré le soir même par les Écossais aux commissaires du parlement, il traversa captif, mais sans insulte et même au milieu des témoignages de respect et des larmes de son peuple, les provinces qui le séparaient de Holmby, ville choisie par le parlement pour sa prison ; il y subit une captivité souvent brutale. Le parlement et l’armée, déjà divisés, semblaient se disputer sa possession. Cromwell, qui trouvait dans l’armée un fanatisme égal au sien, et qui craignait que le parlement, maître du roi, ne fît avec la royauté un accommodement fatal à la république, seule garantie, selon lui, de la foi puritaine, fit enlever le roi à l’insu de Fairfax, son général, par un de ses officiers à la tête de cinq cents hommes d’élite. Charles, qui prévoyait un sert pire pour lui des soldats que des peuples, résista en vain à l’émissaire et aux ordres de Cromwell. Il suivit enfin à regret ses nouveaux geôliers. On le conduisit à l’armée anglaise, près de Cambridge.

Le parlement, affecté de l’acte d’omnipotence de l’armée, réclama le roi. L’armée, déjà accoutumée à tout prétendre et à tout oser contre le pouvoir civil, se déclara tumultueusement contre le parlement et contre Fairfax, son propre chef, pour Cromwell, plus cher au fanatisme puritain et aux soldats. Elle marcha d’elle-même sur Londres, entraînant ses généraux dans sa révolte.

Le parlement tremblant l’arrêta aux portes de Londres par une concession à tous ses caprices. De ce jour, le parlement, subjugué par l’armée, comme le roi avait été subjugué par le parlement, ne fut plus que l’instrument de Cromwell. Il l’épura lui-même de ceux de ses membres qui avaient montré le plus de résolution contre ses troupes. Cromwell et Fairfax traitèrent le roi avec plus d’égards que les commissaires du parlement ; ils lui permirent de voir sa famille et ses enfants les plus jeunes, retenus jusque-là à Londres. Cromwell, qui avait lui-même des enfants, et qui assista à l’entrevue de Charles et de sa famille, versa des larmes d’émotion. L’homme en lui prévalait encore en ce moment sur le sectaire ; il ne croyait pas que sa cause eût besoin du supplice, mais seulement du détrônement du roi. Il témoignait à son captif tous les respects et toute la compassion compatible avec la sûreté de sa foi ; il ne parlait qu’avec une tendre admiration des vertus personnelles de Charles, et des sentiments que la nature faisait éclater dans le père et dans l’époux.

Charles, ému de ces respects, et tenant pour ainsi dire sa cour dans sa prison, disait à Cromwell et à ses officiers : Vous reviendrez par nécessité à moi ; vous ne pourrez exister sans moi, vous ne parviendrez jamais à recomposer la nation sans ma royauté. Le roi espérait mieux maintenant de l’armée que du parlement. On lui rendit une habitation royale au château de Hampton-Court. Il y fut, quoique prisonnier, le centre et l’arbitre des négociations avec les principaux partis qui voulaient se fortifier de son nom en l’enchaînant à leur cause.

Ces trois partis principaux étaient l’armée, le parlement et les Écossais. Cromwell et Ireton, son gendre, se croyaient les plus sûrs de leur influence sur le roi ; un accident les détrompa. Le roi, ayant écrit une lettre secrète à sa femme, chargea un de ses domestiques de confiance de cacher cette lettre dans la selle de son cheval et de la porter à Douvres, où des bateaux de pêcheurs servaient sa correspondance avec le continent. Cromwell et Ireton soupçonnaient cette correspondance. Ils voulurent s’assurer par leurs propres yeux des sentiments intimes du roi. Instruits du départ du messager et de la cachette où il avait enfoui la lettre du roi, ils montèrent à cheval et se rendirent la nuit à Windsor ; ils y précédèrent de quelques heures le passage de l’émissaire du roi.

Nous y descendîmes dans l’hôtellerie, et nous y bûmes de la bière une partie de la nuit, dit plus tard Cromwell, jusqu’à ce que notre espion vînt nous avertir que le messager du roi allait passer. Nous nous levâmes, nous nous avançâmes nos sabres nus vers cet homme, nous lui dîmes que nous avions l’ordre de visiter tout ce qui entrait ou sortait dans l’hôtellerie. Nous laissâmes l’homme dans la rue, nous portâmes la selle de son cheval dans la salle où nous avions bu, et, l’ayant ouverte, nous y prîmes la lettre, puis nous rendîmes la selle au messager, sans qu’il se doutât qu’elle avait été fouillée. Il repartit, croyant emporter son secret. Après son départ, nous lûmes la lettre du roi à sa femme. Il lui disait que toutes les factions cherchaient à l’attirer à elles, mais qu’il croyait devoir conclure avec les Écossais plutôt qu’avec les autres. Nous retournâmes au camp, et voyant que nous n’avions rien à attendre du roi pour notre cause, nous résolûmes de le perdre.

La garde fut doublée. Le roi la trompa : suivi seulement de Berkley et d’Ashburnham, ses deux confidents, il traversa la nuit la forêt de Windsor, et marcha vers le bord de la mer, où le bâtiment qui devait l’attendre ne se trouva pas. Il chercha un asile sûr et indépendant dans la petite île de Wight, dont le château fort, commandé par un officier qu’il crut dévoué, lui promettait sûreté ; il espérait traiter librement de là avec son peuple. Il s’aperçut trop tard qu’il était prisonnier dans le château dont il s’était cru le maître. Le gouverneur obéissait en apparence à son roi, en secret au parlement.

Charles y passa l’hiver en négociations avec les commissaires envoyés par le parlement. Pendant ces vaines négociations, Cromwell, Ireton et ses officiers les plus fanatiques, inquiets de ces transactions, se réunissaient à Windsor, dans un conseil secret, et après avoir, dans leur fanatisme, imploré avec prières et larmes les lumières célestes, ils prenaient la résolution de proclamer la république, de juger le roi dans un tribunal d’État, et de l’immoler, dirent-ils, au salut du peuple. Point de paix, s’écria-t-il, pour la nation, point de sécurité pour les saints, tant que ce prince, même dans les murs d’une prison, sera l’instrument des négociations des partis, l’espérance secrète des ambitieux, l’espoir ou la pitié des peuples.

Une religion implacable inspira les fanatiques, la peur inspira les lâches, l’ambition inspira les audacieux, et la passim de chacun passa aux yeux de tous pour la réponse du ciel. Le crime fut résolu d’une voix unanime. A dater de ce jour, ce crime déjà accompli dans la pensée de Cromwell sembla visiblement égarer son âme, enlever l’innocence à sa religion, la sincérité à ses paroles, la piété à ses actes, et mêler fatalement, dans toute sa conduite, l’astuce de l’ambitieux et la cruauté du meurtrier à la superstition du sectaire. On ne lit plus dans son âme avec clarté ; il devient obscur et énigmatique pour les autres et pour lui-même. On flotte entre le fanatique et l’assassin. Juste punition d’une résolution criminelle qui prend l’intérêt dé sa cause pour un droit de vie et de mort sur sa victime, et qui emploie le meurtre pour faire triompher la vertu !

Au moment où les conjurés militaires de Windsor prononçaient ainsi l’arrêt de Charles, lui-même le prononçait dans l’île de Wight, en rompant les négociations trop exigeantes avec le parlement et en refusant de signer l’avilissement de sa couronne. De ce jour, on ne lui déguisa plus la captivité sous les honneurs et sous les respects. Enfermé comme dans un cachot dans la chambre d’un château fort, privé de toute communication avec ses amis, il n’eut pour tout serviteur et pour toute consolation, pendant un long hiver, qu’un pauvre vieillard invalide qui venait lui allumer son feu et lui apporter sa nourriture. C’est pendant cette longue et dure solitude, en face de sa destinée et au bruit des vagues de l’Océan, qu’il fortifia par la religion une âme déjà forte, quoique tendre, et qu’il se rendit égal à la mort que tous les partis tramaient contre lui. Sa vie était devenue le gage que chaque faction craignait de laisser à la faction contraire. Nulle de ces factions ne haïssait l’homme, et toutes aspiraient à se défaire du roi. Sa mort, comme celle des proscrits d’Antoine, d’Octave et de Lépide à Rome, fut le sacrifice mutuel que se firent des ambitions ou des lâchetés opposées.

Une autre faction plus radicale, celle des niveleurs, les communistes religieux du temps, se levait déjà dans les troupes de Cromwell. Armée, à son exemple, des textes de la Bible et de l’Évangile, interprétés par eux dans le sens de l’égalité absolue des conditions et du partage des dons divins sur la terre, cette faction, que Cromwell avait suscitée à son insu, fut étouffée énergiquement par lui dans le sang de quelques-uns de ses propres soldats. A mesure qu’il se rapprochait du pouvoir et qu’il exerçait le commandement, le sectaire en lui faisait place au politique. L’esprit de secte disparaissait dans son âme sous l’esprit de domination. Il reléguait dans le ciel des théories saintes dans leurs aspirations, mais inapplicables dans les sociétés humaines. Son bon sens lui révélait là nécessité du commandement et la sainteté de la propriété, ces deux instincts de l’État et de la famille. Il entra dans Londres, fit purger une seconde fois le parlement, par le colonel Pride, des membres qui lui résistaient, et proclamer la république sous le nom de convention du peuple. .

L’armée et le parlement, à l’instigation des puritains et des républicains, se décidèrent à faire le procès du roi. Cromwell parut encore hésiter devant l’énormité de l’attentat. Il reprit son siège au parlement, et, dans un discours d’inspiré plus que de politique, il parut céder à un ascendant surnaturel en consentant au jugement du roi. Si quelqu’un, dit-il avec une émotion qui ressemblait à la démence, si quelqu’un m’avait proposé volontairement de juger et de punir le roi, je l’aurais regardé comme le plus grand des traîtres ! Mais, puisque la Providence et la nécessité nous imposent ce fardeau, je prierai le ciel de répandre sa bénédiction sur vos conseils, quoique non préparé moi-même à vous donner mon avis sur cette capitale mesure. Vous confesserai-je, ajouta-t-il avec une attitude d’humiliation intérieure, que moi-même, lorsqu’il y a peu dé temps encore, je présentais des pétitions pour la conservation de Sa Majesté, j’ai senti ma langue qui se collait à mon palais ? J’ai pris cette sensation surnaturelle pour une réponse que le ciel, qui rejetait le roi, faisait à ma supplication !...

Ce mot rappelait l’Alea jacta est de César en poussant son cheval dans le Rubicon. Mais le Rubicon de Cromwell était le sang d’un innocent et d’un roi, versé par le crime et par l’ingratitude de son peuple.

Le parlement, entraîné par l’animosité et par la véhémence de la passion commune, vota le jugement. Le colonel Harrison, fils d’un boucher, homme brutal de cœur et sanguinaire d’habitude, alla chercher le roi à l’île de Wight, comme une victime pour l’étal. Charles, en passant à Windsor, sous l’ombre du château royal de ses pères, entendit une voix éplorée qui lui criait à travers les barreaux d’une prison : Mon maître ! mon cher maître ! est-ce bien vous que je revois ainsi ? Le roi reconnut dans ce captif un de ses vieux serviteurs, Hamilton, prisonnier, et réservé à l’échafaud comme lui. Oui, lui répondit le roi, c’est ce que j’ai toujours voulu être pour vous ! Le féroce Harrison ne permit pas un plus long entretien au roi et au serviteur. Il força le roi à marcher plus vite ; Hamilton le suivit des yeux, du geste et de la voix.

Une haute cour de justice, composée de trois, cent trente-trois personnes, mais où n’en siégèrent que soixante-dix, attendait le prince à Londres. Il fut logé dans son propre palais de White-Hall, converti en prison.

Les yeux avaient peine à reconnaître la noble figure de ce prince, empreinte toutefois de tant de grâce, de majesté et de sérénité. Depuis sa captivité solitaire dans le château de l’île de Wight, il avait laissé croître sa barbe, et l’ombre de son cachot semblait avoir pâli son front. Il portait d’avance le deuil de sa propre vie. Il avait cessé de rien espérer de la terre, et ses regards, comme ses pensées, ne se tournaient plus que vers l’éternité. Nul ne fut jamais plus préparé à l’iniquité des hommes.

Les juges s’assemblèrent dans la vaste salle gothique de Westminster, palais des communes. Au premier appel des membres qui devaient composer le tribunal, lorsqu’on appela le nom de Fairfax, absent, une voix sortie de la foule des spectateurs répondit : Il a trop de sens pour être ici ! Lorsqu’on lut l’acte d’accusation contre le roi, au nom du peuple d’Angleterre, la même voix cria : Pas d’une dixième partie du peuple ! L’officier de l’armée qui commandait la garde dans la salle ordonna de faire feu sur la tribune d’où partaient ces insolents démentis à la nation. En recherchant les coupables, on découvrit que cette voix était celle de lady Fairfax, épouse du généralissime Fairfax. Cette femme, d’abord entraînée comme son mari dans la cause du parlement par esprit de parti et par attachement à son mari ; frémissait maintenant, comme Fairfax lui-même, des conséquences de son entraînement, et rachetait, par le courage de son indignation et de sa pitié, le malheur qu’il avait eu d’amener la victime au pied des juges.

Le roi entendit cette protestation de repentir, et pardonna dans son cœur à Fairfax des victoires qu’il n’avait pas voulu pousser jusqu’à la mort ni même jusqu’à la dégradation. On lui lut son acte d’accusation, formule banale, où les mots de traître, de meurtrier et d’ennemi public, servent à tous les partis d’injure et de crime aux victimes vaincues. Il les écouta avec la supériorité calme de l’innocence. Préoccupé surtout de ne pas avilir la majesté indélébile des rois, dont il se croyait dépositaire et comptable à la constitution et à tous les rois, il répondit qu’il ne s’abaisserait pas à se justifier devant un tribunal de ses sujets, tribunal que la religion comme les lois de l’Angleterre lui interdisaient de reconnaître. Je laisserai donc à Dieu, dit-il en finissant, le soin de ma justification, de peur qu’en ratifiant en vous par mes réponses une autorité qui n’avait d’autre fondement que celle des voleurs et des pirates, je ne m’attire dans la postérité le reproche d’avoir trahi moi-même la constitution, au lieu de me faire estimer et applaudir comme son martyr.

Le président Bradshaw réfuta cette noble récusation du roi comme un blasphème ; ses paroles, auxquelles la haine enlevait jusqu’à la dignité et la justice, mêlèrent l’insulte des sujets révoltés à l’impassibilité des juges. Les groupes de soldats dont Cromwell avait entouré le parlement imitèrent les outrages de Bradshaw contre celui qui avait été leur roi, et qui était aujourd’hui leur vaincu. Au moment où Charles, ramené à White-Hall, traversait leurs rangs, ils poussèrent des cris de mort contre lui et lui crachèrent au visage. Charles, sans s’irriter ni s’humilier de ces pronations du rang et du malheur dans sa personne, leva les yeux au ciel, et fit un appel résigné aux mêmes outrages soufferts avec patience par l’Homme-Dieu dont il professait la foi. Ce sont là, les soldats, dit-il à ceux qui l’accompagnaient ; pauvres mercenaires, soldés pour me maudire aujourd’hui, et qui maudiraient demain leurs chefs actuels s’ils étaient soldés pour ma cause ! La versatilité de l’armée, instrument alternatif de tous les partis, avait frappé vivement son esprit depuis la révolution, et lui inspirait plus de pitié que de colère.

Cependant un seul soldat de ces détachements protesta contre la lâcheté des autres. En voyant passer devant lui son roi découronné, il se jeta à genoux, et invoqua à haute voix le ciel sur la majesté dégradée de cette tête royale. Les officiers présents à cet acte de pieuse compassion d’un simple soldat pour l’infortune de son souverain frappèrent le soldat de leurs épées, et punirent la pitié et la prière comme deux crimes. Charles détourna les yeux de cette scène de férocité : Quel supplice, dit-il, et pour quelle faute !

Le peuple, entièrement comprimé par l’armée de Cromwell, demeura spectateur immobile du procès, se bornant à exprimer par une tristesse morne et par le silence la répugnance et la douleur qu’inspirait cette tragédie à la nation. On espérait que l’armée, après avoir obtenu la condamnation, épargnerait à l’Angleterre la honte du supplice. Mais le roi lui-même n’espérait plus rien des hommes.

Les républicains ne voulaient pas consacrer, par une indulgence qui aurait paru une superstition monarchique, les droits des enfants à la couronne. Cromwell cependant ne se faisait aucune illusion sur le retour inévitable de la monarchie, après une éclipse plus ou moins longue. Il avait trop d’intelligence des hommes pour se flatter de fonder lui-même une dynastie de son sang ; il avait même trop de désintéressement religieux pour désirer cette gloire. La gloire courte de la terre disparaissait trop à ses yeux pour celle du ciel. L’ambition féroce de son salut éternel et du salut de ses frères était au fond sa seule ambition ; mais il voulait que la république, cimentée par le sang du roi, et intimidant par ce sang les entreprises monarchiques, durât du moins le temps nécessaire à fonder la liberté religieuse assez solidement pour que le catholicisme ou l’Église anglicane, ramenés par la royauté dans les trois royaumes, ne pussent plus prévaloir contre les libres croyants. Tout dans les lettres, dans les confidences et dans les conversations de Cromwell avec sa famille, à cette époque, atteste que ce fut là son unique pensée en livrant Charles Ier à la mort. C’est ce désintéressement surnaturel de lui-même dans cette crise de sa vie qui lui voila l’iniquité et la férocité de l’acte, et qui lui donna, une fois son inspiration interrogée et obéie, cette sérénité et cette quiétude implacable de visage et de paroles que les historiens ont prise pour cruauté et qui ne fut que fanatisme.

Ce fanatisme tranquille, que M. Villemain appelle éloquemment la gaieté du crime, se signala par les mots et par les gestes les plus révoltants de cynisme pendant les derniers jours du procès. Le sectaire soldatesque y remplaça entièrement l’homme de chair et de sang dans Cromwell. Mari tendre pour sa femme, père de famille amolli jusqu’à la faiblesse pour ses enfants, il n’épargna ni le mari, ni le père, ni les enfants dans la victime qu’il offrait à Dieu, comme un chef de l’ancienne loi, à qui un prophète implacable de la Bible aurait ordonné le massacre d’un roi ennemi de son peuple. La férocité de ces temps bibliques avait tout entière transpiré de son livre sacré dans son cœur. Il tenait le couteau d’une main aussi obéissante qu’il avait tenu l’épée. Le meurtre de Charles Ier fut un meurtre moins anglais qu’hébraïque. Cromwell accorda avec peine à son roi le sursis de trois jours que Charles avait imploré après son arrêt pour se préparer à la mort et pour consoler lui-même sa femme absente et ses enfants présents. Il trompa par de misérables et ironiques subterfuges la pitié et l’indécision des généraux moins endurcis que lui, et qui lui représentaient l’énormité, l’inutilité, la barbarie de l’exécution. Il éluda également les supplications des ambassadeurs étrangers qui lui offraient de racheter la vie de Charles par les plus larges compensations d’alliance et de tribut envers l’Angleterre et envers lui. Il déjoua impitoyablement l’intercession du colonel, son proche parent, sir John Cromwell. Il répondit à tous par l’oracle et l’inspiration consultée de nouveau dans ses prières, en répondant toujours, dit-il, malgré ses larmes, par le mot du fanatisme : La mort ! Un autre de ses parents, le colonel Ingolsby, étant entré par hasard dans la salle où les officiers signaient l’arrêt du parlement, et se refusant à signer un arrêt qui révoltait sa conscience, Cromwell se leva de son siège, et, enlaçant Ingolsby dans ses bras, comme si la mort du roi eût été une facétieuse jovialité des camps dans laquelle on emploie une douce violence, il entraîna le colonel vers la table, et, conduisant la plume dans sa main, il le contraignit en riant à signer. Quand tous eurent apposé leurs noms, de gré ou de force, sur le papier, Cromwell, comme s’il n’eût pu contenir sa joie, arracha la plume des doigts du dernier des officiers, la trempa dans l’encre, et en barbouilla joyeusement le visage de son voisin, sans songer, ou en songeant peut-être, que cette encre était le sang de son roi !

Jamais un même jour ne montra davantage dans le meurtrier et dans la victime le contraste entre la férocité du fanatique et la sainteté de l’homme véritablement pieux. Pendant que Cromwell jouait ainsi avec le glaive, les trois jours de sursis accordés au roi par le décorum de la justice politique dévoilaient à la terré tout ce que le cœur d’un roi, d’un homme, d’un mari, d’un père, d’un chrétien, peut contenir d’héroïsme, de tendresse mâle, de résignation, d’espérances immortelles et de sainteté. Ces jours et ces nuits suprêmes furent uniquement employés, minute par minute, par Charles, à vivre jusqu’au terme avec la sérénité surnaturelle d’un sage dont la vie entière n’eût été que l’apprentissage de la mort, ou d’un homme qui aurait eu la sécurité d’une longue vie devant lui. Les entretiens résignés, les exercices pieux, les examens sévères sans indulgence, comme sans faiblesse, de sa conscience, les regards sur sa conduite passée, les remords d’avoir livré Strafford pour franchir une difficulté de règne, qu’il retrouvait plus inévitable et moins glorieuse à la fin, les préoccupations royales et patriotiques sur le sort futur de ce royaume qu’il allait laisser aux hasards d’un sombre avenir ; enfin les retours de l’amant sur une épouse jeune, belle, toujours adorée, et les retours du père sur les enfants en bas âge qu’il laissait en Angleterre entre les mains de ses implacables ennemis, remplirent ces jours et ces nuits funèbres de soucis, de prières, de larmes, de recommandations de son âme à Dieu, mais surtout de paix : de la paix d’en haut, qui descend à travers la voûte des cachots dans la conscience de l’innocent et du juste. De toutes les agonies historiques modernes, en y comprenant l’agonie de Louis XVI au Temple, celle qui ressemble le plus à la fin d’un philosophe antique, c’est la fin de Charles Ier. La royauté et la religion ajoutent même à ces deux morts quelque chose de plus auguste et de plus divin qu’aux morts philosophiques de l’antiquité. Le trône et l’échafaud semblent avoir entre eux un abîme plus incommensurable à franchir que l’intervalle entre la vie et la mort ordinaires. Plus on quitte de grandeur et de félicité humaines, plus on est admirable de tout quitter avec ce sourire de paix. Mais, quoique la vertu soit égale dans ces deux rois, celle de Charles est plus éclatante, parce que Charles Ier était héroïque, et que Louis XVI n’était que saint. Il y avait dans Charles Ier la force d’un grand homme ; il n’y avait dans Louis XVI que la résignation d’un grand martyr.

La nature cependant (et c’est là le sublime pathétique de ses dernières heures, car rien n’est beau en dehors et au-dessus de la nature), la nature combattit, mais sans vaincre en lui le courage, quand il fallut dire adieu à ses chers enfants. C’étaient la princesse Élisabeth, le duc de Glocester et le duc d’York, à peine en âge de bien pleurer le père qu’ils allaient perdre. Leur mère avait enlevé les autres ainsi que le prince de Galles au parlement. Elle les gardait en France pour remplacer un jour sur le trône et pour venger leur père. Sa fille, la princesse Élisabeth, était la plus mûre de raison et de sentiment pour ses années. Les vicissitudes, les fuites, les captivités, les larmes intérieures de sa famille, dont elle avait été témoin depuis le berceau, avaient avancé son intelligence par le malheur, qui est une précoce maturité du cœur dans les enfants. Son père se complaisait à retrouver en elle la grâce et la sensibilité de sa mère absente. Elle la remplaçait dans la confidence du mourant. Il se plaisait à croire qu’elle retiendrait toutes ses pensées et qu’elle les transmettrait toutes chaudes de ses dernières tendresses a sa chère épouse. Dis-lui bien, recommandait-il a sa jeune fille, que, pendant tout le cours de notre union, je n’ai jamais manqué, même en idée, à la fidélité que je lui dois, plus par prédilection que par devoir, et que mon amour durera autant de minutes que mon existence. Je finirai de l’aimer ici-bas pour recommencer de l’aimer dans l’éternité !

Puis, prenant le petit duc de Glocester, âgé de cinq ans, sur ses genoux, et voulant graver par une image tragique dans l’esprit de l’enfant la recommandation qu’il adressait en lui à tous ses fils : Mon enfant, lui dit-il gravement, ils vont couper la tête à ton père ! Cette image, en effet, étonna et attira les regards de l’enfant sur le visage de son père. Oui, poursuivit le roi en insistant pour bien imprimer le souvenir par l’horreur dans sa tendre imagination ; oui, ils vont me couper la tête, et peut-être voudront-ils te faire roi ! Mais fais bien attention à ce que j’ajoute : tu ne dois pas être roi aussi longtemps que tes frères Charles et Jacques seront en vie. Ils couperont la tête à tes frères s’ils peuvent mettre la main sur eux, et peut-être qu’à la fin ils te couperont la tête à toi aussi. Je t’ordonne donc de ne pas souffrir qu’ils te fassent roi ! L’enfant, qu’une scène si lugubre et une recommandation si solennelle semblèrent illuminer d’une lumière et pénétrer d’une obstination d’obéissance supérieure à ses années, répondit avec un geste précoce de résolution : Non : je ne le serai pas ! Je ne le serai jamais ; je me laisserai plutôt déchirer en morceaux ! Charles crut entrevoir dans cet héroïsme d’une volonté puérile une intervention divine qui lui assurait par la voix de cet enfant l’innocence et la probité de sa race dans la compétition de son trône après lui. Il pleura de joie en remettant le duc de Glocester entre les bras des geôliers.

On entendait de sa chambre dans le palais de White-Hall les coups de marteau des ouvriers qui enfonçaient les clous et les chevilles de la charpente de l’échafaud, dressé nuit et jour avec grande hâte contre les murs du palais. Ces préparatifs, qui multipliaient en lui la sensation de sa mort par chacun de ses sens, n’abrégeaient point son sommeil et n’interrompaient point ses entretiens. Le jour du supplice, en se levant, le trouva debout avant l’aurore. Il appela Herbert, le seul serviteur qu’on lui eût laissé, et il lui recommanda de donner plus de temps et plus de soin que les autres jours a sa toilette, afin que son extérieur participât par une apparence de fête à, une si grande et si heureuse solennité, dit-il, celle de la fin de mes peines ici-bas, et de mon entrée dans l’éternité. Il passa la matinée renfermé et en prières avec l’évêque de Londres, le vénérable et éloquent Juxton, homme digne par sa vertu et sa piété de comprendre, de servir et d’égaler une telle mort. Leurs entretiens furent déjà dans le ciel. Les officiers de Cromwell les interrompirent pour annoncer que l’heure du supplice avait sonné, et que l’échafaud attendait sa victime. Il était adossé au palais en face de la grande place de White-Hall ; on y passait de plain-pied par une fenêtre de la galerie du palais. Charles y marcha d’un pas assuré et lent, qui ne hâtait ni ne précipitait le moment suprême, comme s’il eût craint de devancer ou de retarder par un mouvement volontaire l’heure de Dieu. Une haie profonde d’officiers et de soldats de Cromwell entourait l’échafaud. Le peuple de Londres et des provinces voisines couvrait la place, les toits, les arbres, les balcons de toutes les parties de la ville d’où l’on pouvait dominer le lieu d’exécution ; les uns pour voir, les autres pour jouir, le plus grand nombre pour frémir et pleurer. Cromwell, sachant l’horreur générale qu’inspirait à la plus grande partie du peuple le supplice d’un roi, considéré comme une sorte de déicide, et voulant prévenir l’effet que les paroles suprêmes de Charles pourraient produire en sa faveur sur la multitude, avait placé à dessein la foule des citoyens au delà de la portée de la voix. Mais l’échafaud a des échos qui font retentir jusqu’aux extrémités de la terre et des temps les dernières paroles et les derniers soupirs. Le colonel Tomlinson, choisi par Cromwell pour garder le roi et pour le conduire au billot, avait été transformé par le spectacle continu de l’intrépidité, de la résignation et de la majesté du roi. Le geôlier était devenu l’ami et le consolateur du captif. Les officiers qui entouraient Tomlinson avaient éprouvé pour la plupart ce ramollissement de haine et ce culte involontaire pour l’innocent condamné que la Providence réserve ordinairement aux mourants, comme le dernier adieu de la terre et le pressentiment de la justice tardive des hommes. Ce fut au milieu de ce cortège d’ennemis adoucis ou d’amis en pleurs que Charles, debout et plus roi que jamais sur les marches de ce trône éternel, prit la parole réservée en Angleterre au mourant qui a le funèbre privilège de parler le dernier dans sa cause.

Après avoir justifié pleinement son innocence et même démontré qu’il n’avait fait qu’accomplir son devoir de roi en prenant les armes après que le parlement les avait prises lui-même, et cela pour détendre dans la prérogative royale une partie fondamentale de la constitution dont il était responsable à ses successeurs, à son royaume et à Dieu lui-même, il reconnut avec une humilité toute chrétienne que, s’il était innocent devant la loi des crimes pour lesquels on le faisait mourir, il ne l’était pas devant sa propre conscience de faiblesses et de fautes justement expiées par la mort qu’il acceptait sans murmure. J’ai ratifié lâchement, dit-il en faisant allusion à Strafford, une injuste sentence, et la sentence injuste que je vais subir est une juste rétribution de mon Créateur qui me frappe de la même peine dont j’ai frappé un innocent ! Je ne rends donc personne entre vous responsable de la mort à laquelle je suis condamné par la justice divine, qui se sert pour son instrument de l’injustice humaine. Je remets entièrement mon sang à vous et à mon peuple, ne demandant d’autre compensation à mon supplice que le retour de ce royaume à la paix et à. la fidélité qu’il doit à mes enfants.

Les pleurs coulèrent de tous les yeux à ces paroles. Il les termina par un adieu à ceux qui furent ses sujets, par une invocation à celui qui allait être son vrai juge, incorruptible et miséricordieux à la fois. On n’entendait que des sanglots dans les intervalles de ses épanchements suprêmes. Il se tut. Celui qui l’assistait à la mort, l’évêque Juxton, son ami, au moment où Charles s’avançait déjà vers le billot, lui dit :

Sire, il ne vous reste plus qu’un dernier pas pénible et répugnant à la nature, mais court à faire ! Songez qu’en une seconde il va vous conduire bien loin, c’est-à-dire de la terre au ciel ! et que là vous allez trouver dans une joie infinie et inépuisable le prix de votre sacrifice et la couronne qui ne tombe plus !

Ami, reprit Charles en l’interrompant pour achever lui-même avec un calme parfait l’exhortation de son dernier ami, je passe d’une couronne corruptible à celle dont aucune corruption ne peut approcher, et que je suis assuré de posséder à jamais sans trouble !...

Il allait continuer, lorsque, apercevant un des assistants qui maniait maladroitement la hache de l’exécuteur, couchée à côté du billot, et qui risquait en l’ébréchant de multiplier les sensations du coup : Ne touchez pas à la hache ! lui cria-t-il d’une voix forte et vibrante d’un accent de légitime colère. Il pria encore un moment à voix basse, puis, s’approchant de l’évêque Juxton pour l’embrasser, il lui dit, en lui secouant la main avec force, comme pour mieux graver une recommandation dans sa mémoire, un seul mot : Remember ! c’est-à-dire : Souvenez-vous ! Ce mot énigmatique, qu’on interpréta plus tard dans des sens mystérieux et forcés, n’était que la recommandation déjà adressée à Juxton par le roi d’ordonner à ses enfants, quand ils seraient grands, et s’ils redevenaient rois, de pardonner à ses ennemis. Juxton lui fit une muette inclination de tête, qui était le serment de tenir sa promesse. Le roi s’agenouilla, et courba tranquillement sa tête sur le billot. Deux hommes masqués, qu’on a supposé avoir été Cromwell et un de ses généraux affidés, s’emparèrent alors de Charles et le disposèrent respectueusement pour le supplice ; l’un d’eux, levant la hache, lui trancha la tête d’un seul coup ; l’autre, relevant la tête qui roula dans le sang sur les planches de l’échafaud, la montra au peuple en s’écriant : Voilà la tête d’un traître !

Un immense murmure, premier soulèvement de la conscience du peuple, s’éleva de la foule innombrable des spectateurs à ce cri, outrage qui dépassait la mort même. Les larmes du royaume protestèrent contre la férocité des bourreaux de l’armée. L’Angleterre crut sentir sur elle le crime et les peines futures d’un parricide. Cromwell fut tout-puissant, mais odieux. Le meurtrier en lui s’associa dans l’imagination publique au politique et au héros. La liberté ne pouvait plus se plier volontairement sous un tel homme qui avait consterné ainsi sa puissance et sa mémoire. Il ne pouvait plus gouverner que par l’armée vendue et complice à sa solde, parce que l’armée sert et ne discute pas, et que sa troupe de séides rassasiés n’avait plus que sa solde pour conscience. II était conduit à la dictature par son crime.

Le parlement était déjà trop plié à la volonté de l’armée et trop incompatible avec le sentiment public de l’Angleterre pour rien contester à Cromwell. Pour s’assurer un protecteur, il était forcé d’accepter un maître : il vota la suppression de la monarchie, mais non de la servitude. On fut embarrassé des enfants du roi : on délibéra si on ne mettrait pas la princesse Élisabeth en apprentissage chez un fabricant de boutons de la Cité ; mais l’enfant chérie du roi, plus avancée dans la douleur que ses frères, mourut de saisissement du supplice de son père. On remit le duc de Glocester à sa mère.

Un livre terrible, ouvrage et justification posthume de Charles Ier, intitulé Licon-Basiliki, sortit comme une voix souterraine de la tombe à peine refermée du roi, et troubla jusqu’au délire la conscience de l’Angleterre. C’était l’appel de la mémoire et de la vertu à la postérité. Ce livre, répandu à profusion dans le peuple et dans toute l’Europe, élevait un second procès, procès éternel entre les rois et leurs juges. Cromwell, intimidé par l’immense murmure que ce livre souleva contre lui, chercha parmi les républicains ses amis la voix d’un vivant assez forte pour contrebalancer celle du mort.

Il trouva Milton, le plus épique des poètes et le seul immortel des républicains de l’Angleterre. Milton revenait d’Italie ; il y avait respiré, avec la poussière des Brutus et des Cassius, les miasmes de l’assassinat politique, justifié, selon lui, par la tyrannie. Il y avait contracté, dans ses commerces littéraires avec les grandes mémoires populaires de l’antiquité, la noble passion de la liberté républicaine. Il vit dans Charles Ier un tyran, dans Cromwell un libérateur ; il crut servir la cause opprimée des peuples en combattant le privilège de l’inviolabilité de la vie des rois ; mais il eut ici la lâcheté de plaider la cause du meurtrier contre celle de la victime. Son livre sur le régicide consterna le monde. Ce sont de ces questions qu’on ne sonde qu’avec le glaive, jamais avec la plume. Toutes les fois que la mort d’un seul par tous est au fond d’une polémique, la mort est lâche quand elle n’est pas criminelle, et l’homme juste et généreux s’abstient également, ou par équité, ou par clémence, de la justifier. Le livre de Milton, payé par la reconnaissance de Cromwell et par la place de secrétaire du nouveau conseil d’État sous le gouvernement républicain, est une tache de sang sur sa gloire. Elle disparut dans sa vieillesse, quand, devenu aveugle, indigent, proscrit comme Homère, il célébra comme lui, dans un poème divin, la première innocence de la terre, les révoltes des enfers, les factions du ciel et le triomphe de l’éternelle justice sur la rébellion de l’esprit du mal.

Cromwell, obligé d’imposer silence pour garder la tyrannie, fit supprimer la liberté de la presse par son parlement. Il trembla un instant devant la faction populaire des niveleurs, qui voulaient tirer de l’égalité évangélique les conséquences antisociales de l’égalité et de la communauté des biens. Il sentit une seconde fois que tout dictateur qui laisserait mettre la société au pillage et la famille au hasard de ces rêveries destructives de la propriété et de l’hérédité, seules conditions de l’existence du genre humain, serait un chef de bandits et non un chef de gouvernement. Son bon sens lui montra l’impossibilité de raisonner avec de pareils niveleurs, et la nécessité de poser la borne devant la société, la propriété, l’hérédité et la famille, ce foyer sacré des nations. Point de milieu ici, s’écria-t-il devant le parlement et devant les principaux chefs de l’armée : il faut mettre ce parti en poussière, ou se résoudre à être mis en poussière par lui ! Les niveleurs s’évanouirent devant ce mot, comme ils s’évanouirent quelques années plus tard devant l’insurrection de Londres sous Charles II, comme s’évanouira toujours l’impossible devant la réalité.

Mais toutes ces factions qui travaillaient le peuple et l’armée le décidèrent à aller subjuguer l’Irlande indomptée et anarchique. Il partit en roi, dans un carrosse à six chevaux, escorté d’un escadron de ses .gardes, du parlement et du conseil d’État, qui l’accompagnèrent jusqu’à Brentford. Le marquis d’Ormond, qui commandait l’armée royaliste des Irlandais, fut vaincu devant Dublin. Cromwell changea les victoires en massacres, et ne pacifia l’Irlande que dans son sang. Rappelé à Londres, après neuf mois de combats et de supplices, par les, troubles de l’Écosse, il laissa l’Irlande à son lieutenant Ireton.

La cause royaliste renaissait de ses tronçons sous ses pas.

Le prince de Galles, fils aîné de Charles Ier, devenu roi par le supplice de son père, mais abandonné et même lâchement expulsé de la France par la complaisance du cardinal Mazarin pour Cromwell, s’était réfugié en Hollande, puis dans la petite île de Jersey, pour épier l’heure de rentrer en Angleterre par l’Écosse. Le parlement écossais, composé de presbytériens fanatiques, mais aussi ennemis de la religion indépendante de Cromwell qu’ils l’étaient du papisme, traitait du trône avec le prince de Galles. On ne lui demandait pour condition de sa restauration en Écosse que de reconnaître l’Église écossaise. Cette Église presbytérienne était une espèce de mysticisme biblique, féroce, soi-disant inspiré, fondé sur les ruines du catholicisme~par un prophète nommé Knox, le glaive à la main, l’excommunication sur les lèvres, la superstition dans le cœur. Véritable religion de guerre civile, remplaçant une intolérance par une autre, et donnant à la férocité du peuple le prétexte de la plus dérisoire sainteté. L’Écosse rappelait en ce moment une tribu hébraïque gouvernée par un esprit prétendu divin, interprété par ses inspirés et par ses prêtres. C’était la théocratie de la démence. Les pratiques étaient dignes du dogme. Une superstition sincère chez les uns, une sombre hypocrisie chez les autres, imprimaient aux mœurs, au gouvernement, à l’armée elle-même, une austérité et une piété implacables qui rappelaient dans cette insurrection contre le catholicisme les silences, les terreurs et les bûchers de l’inquisition espagnole. Le prince de Galles, jeune, beau, léger, voluptueux, incrédule, véritable Alcibiade anglais, condamné à gouverner une nation de sectaires superstitieux et cruels, hésitait à accepter un trône sur lequel il ne pourrait se maintenir qu’en feignant le même fanatisme et la même hypocrisie que son parlement, ou en se révoltant témérairement contre le joug de ses prêtres.

D’ailleurs, au même moment où le parlement écossais lui offrait la couronne à un si vil pris, un autre homme la lui promettait plus libre et plus glorieuse au prix de ses exploits. C’était le jeune Montrose, un de ces héros tranchés dans leur fleur, qui tiennent également de l’antiquité et de la chevalerie par leur nature, et que les historiens du temps comparent tour à tour aux héros du roman et aux héros de Plutarque.

Montrose était un seigneur écossais d’un haut rang et d’une opulente fortune. Après avoir combattu à la tête de l’armée royaliste pour Charles II jusqu’à l’extinction de la cause royale, il s’était réfugié sur le continent ; son nom, sa cause, ses exploits, sa jeunesse, sa beauté, les grâces de sa conversation, son caractère, lui avaient préparé dans les cours d’Allemagne un accueil encourageant pour ses pensées de restauration du trône légitime dans son pays. Il méprisait et il détestait les puritains fanatiques, lèpre de sa patrie. Il était adoré des clans montagnards, peuple rural et belliqueux, sorte de Vendéens d’Écosse, qui ne reconnaissaient que leur épée et leur roi. Montrose, après avoir enrôlé à ses frais cinq cents soldats allemands pour servir de noyau à l’armée que ses pas faisaient lever pour Charles II dans ses montagnes, débarqua en Écosse, combattit en aventurier et en héros, à la tête des premiers groupes de ses partisans ; mais, environné par l’armée du parlement d’Écosse avant d’avoir insurgé toutes ses tribus, il fut vaincu, blessé, enchaîné et traîné en pompe à Édimbourg, pour y servir de jouet et de victime au fanatisme des prêtres et du parlement. Le front découvert et cicatrisé de blessures, ses habits rouges de son sang, un collier de fer au cou, deux chaînes pendantes d’un côté de chacun de ses bras, et attachées de l’autre aux moyeux des roues de sa charrette, le bourreau marchant à cheval devant la voiture, il entra aux chants des psaumes et aux insultes des parlementaires et des ministres dans Édimbourg. Le peuple pleurait, mais cachait ses larmes, de peur que sa pitié ne parût impie aux presbytériens de Knox. Les prêtres, le dimanche suivant, prêchèrent contre ces larmes compatissantes, et disaient que l’endurcissement des cœurs était le signe des élus. Cité devant le parlement changé en juges, Montrose se défendit avec éloquence pour l’honneur et non pour la vie. Son discours égale les plaidoyers de Rome ou d’Athènes. Une mort prompte et ignominieuse répondit à ce discours.

Les prêtres presbytériens, sous prétexte de prier pour son salut, après avoir demandé son sang, vinrent l’outrager dans sa prison de leur charité dérisoire. Ayez pitié, Seigneur, disaient-ils à haute voix, de cet incrédule, de ce scélérat, de ce traître, qui ne va passer de l’échafaud de son supplice que dans le supplice éternel réservé à ses impiétés !

Ils lui annoncèrent que son arrêt le condamnait à être pendu à un gibet de trente pieds de haut, où il resterait exposé trois heures ; qu’ensuite sa tête serait coupée et clouée aux portes de sa prison ; qu’enfin ses bras et ses jambes, arrachés du tronc, seraient distribués entre les quatre principales villes du royaume.

Je voudrais seulement, répondit Montrose, avoir assez de membres pour qu’ils fussent dispersés dans toutes les villes de l’Europe, et pour qu’ils portassent témoignage de la cause pour laquelle je combats et je meurs !

Délivré de la présence de ses persécuteurs sacrés, Montrose, qui cultivait la poésie comme le luxe de l’âme, écrivit des vers inspirés par l’amour et par la mort, dans lesquels il éternisait, autant qu’il était en lui, dans la langue immortelle, ses adieux à ce qu’il avait aimé ici-bas. Le poète dans ces vers suprêmes est digne du héros.

Le lendemain, il subit en martyr son supplice. Sa tête fut clouée, et ses membres furent envoyés aux quatre capitales de l’Écosse.

Charles II, en apprenant à Jersey la défaite, la mort de son ami et le triomphe du parlement, n’hésita plus à accepter la couronne des mains sanglantes des presbytériens écossais, désormais sans rivaux à Édimbourg. Il débarqua en Écosse, au milieu de l’armée qui était venue au-devant de lui. Le premier spectacle qui frappa ses yeux fut un lambeau du corps de son partisan Montrose, cloué sur la porte de la ville.

On peut présumer ce que fut le règne de ce jeune prétendant, asservi par un parlement, surveillé par les prêtres, dominé par les généraux de l’armée qui embrassait ainsi sa cause, prisonnier plus que roi de ses superstitieux sujets, obligé de simuler, pour leur complaire, un fanatisme et une austérité dont il se moquait, persécuté jusque dans son palais par les remontrances des prophètes presbytériens, qui épiaient jusqu’aux battements de son cœur et qui lui faisaient des crimes publics des légèretés de son âge. Il leur échappa un jour par la fuite, préférant la liberté au trône à ce prix. Ressaisi par eux et ramené à Édimbourg, le besoin qu’ils avaient de son nom lui fit restituer un peu d’autorité. On lui permit de combattre à la tête de l’armée qui marchait sur l’Angleterre, à l’appel des royalistes anglais du nord. Cromwell marcha à lui avec son armée et entra en Écosse. Le prince de Galles, échappant avec quatorze mille Écossais aux manœuvres mal combinées de Cromwell, pénétra hardiment sur les derrières de l’armée anglaise, et fit lui-même une invasion sur le sol anglais ; il s’empara de Worcester, et appela de là tous ses partisans à s’unir à lui. Cromwell, surpris, mais infatigable, ne lui en donna pas le temps ; il fondit sur Worcester avec quarante, mille hommes, combattit dans la ville, l’inonda de sang, et dispersa l’armée évanouie du prince de Galles. Ce prince lui-même, après des exploits précoces et dignes de son rang dans les rues de Worcester, s’échappa à la faveur des ténèbres, suivi seulement d’une poignée de ses cavaliers. Après avoir parcouru vingt lieues dans l’espace d’une nuit, ils abandonnèrent leurs chevaux et se dispersèrent dans les forêts.

Suivi du seul comte de Derby, gentilhomme anglais qui lui avait amené des combattants de l’île de Mann, Charles, réfugié chez un fermier nommé Penderell, ‘y prit le costume et la hache du bûcheron avec les quatre fils du fermier, pour tromper les yeux des soldats de Cromwell, répandus jusque dans les forêts pour l’atteindre. Couché sur la paille, nourri de pain d’orge dans la chaumière de Penderell, il fut contraint, par les visites domiciliaires des puritains, de quitter même cet abri et de coucher plusieurs nuits sur un chêne, qu’on appela depuis le chêne royal, et dont les feuilles le dérobèrent aux. regards des soldats postés à ses pieds. Un colonel royaliste, nommé Lane, l’abrita ensuite à Bentley, et tenta de lui faire atteindre le port de Bristol, où il pourrait s’embarquer pour le continent. La marche avait tellement blessé les pieds du jeune roi, qu’il fallut lui faire traverser à cheval les contrées parcourues par les cavaliers ennemis. La seconde fille du colonel Lane le conduisit, sous les habits d’un paysan, dans la demeure de sa sœur, madame Morton, aux environs de Bristol. Mademoiselle Lane, en arrivant chez sa sœur, ne confia à personne le nom du jeune paysan qui la suivait ; elle demanda seulement une chambre et un lit pour lui, disant qu’il avait la fièvre, et le recommandant aux soins des serviteurs. Un de ces serviteurs entra dans la chambre du jeune paysan pour lui porter sa nourriture : le visage noble, majestueux et beau du prince éclata, sous son costume, aux yeux du domestique de madame Morton ; il tomba à genoux devant le lit de Charles, et le salua comme son maître, en faisant à haute voix la prière usitée par les royalistes pour le roi. Charles insista en vain, il fallut se laisser reconnaître et recommander seulement le silence.

De là, n’ayant point trouvé de navire sur la côte, il fut recueilli par la famille royaliste d’une veuve nommée Windham, qui avait perdu son mari et trois fils pour la cause de Charles Ier, et offrait encore avec dévouement les deux qui lui restaient au fils du roi décapité. Elle reçut Charles, non en fugitif, mais en roi. Quand mon mari fut sur son lit de mort, lui dit-elle, il fit approcher nos cinq enfants, et il leur dit : Mes enfants, nous avons vu jusqu’ici des jours sereins et paisibles sous nos trois derniers souverains ; mais je dois vous avertir que je vois des nuages et des tempêtes qui s’accumulent sur le royaume. Je vois des factions s’élever de toutes parts, et le repos de notre patrie menacé ! Écoutez-moi bien : quels que soient les événements, respectez votre prince légitime, obéissez-lui, et restez fidèles à la couronne ! Oui, ajouta-t-il avec force, je vous recommande de rester fidèles à la couronne, quand même elle pendrait à un buisson du chemin !

Ces derniers mots ont gravé le devoir dans le cœur de mes cinq fils, poursuivit la mère, et ceux qui me restent ici sont à vous comme ceux qui sont morts sont à votre père !

Tous les royalistes de la contrée connurent et gardèrent le secret de la résidence de Charles chez les Windham. Le sceau de la fidélité était sur les lèvres comme sur les cœurs du pays. Ce secret, longtemps et miraculeusement gardé, ne courut risque d’être découvert qu’au moment où le jeune roi, déguisé, fuyait vers la côte pour mettre enfin les vagues de la mer entre sa tête et le glaive de Cromwell. Le fer de son cheval s’étant détaché, le maréchal auquel le roi s’adressa pour le reclouer examina, avec l’intelligence de son métier, le métal, et dit tout bas, avec l’apparence du soupçon, que ces fers n’avaient pas été forgés dans le pays, mais dans le nord de l’Angleterre. Mais le forgeron fut aussi discret que le gentilhomme. Charles, remontant en sûreté à cheval, galopa vers la falaise où l’attendait l’esquif. Le continent l’abrita de nouveau contre Cromwell.

Les royalistes vaincus, le roi décapité, les niveleurs réprimés, l’Irlande égorgée, l’Écosse soumise, la noblesse caressée, le parlement assoupli, les factions religieuses éteintes et amorties par la liberté de conscience, la guerre maritime avec la Hollande, heureuse et féconde en triomphes sur la mer ; la démission de Fairfax de ses commandements par dégoût et par repentir ; la souplesse de Monk, laissé par Cromwell à Édimbourg pour contenir les Écossais ; la subordination volontaire, servile et adulatrice des autres chefs militaires, empressés de se rallier aux succès : toutes ces circonstances, tous ces crimes, toutes ces lâchetés, tous ces bonheurs qui s’accumulent dans tous les temps sous les pas des favoris de la fortune, n’auraient rien laissé à désirer à Cromwell, si la possession incontestée de sa patrie eût été son but ; mais, pour tout homme qui étudie impartialement ce caractère, il en avait un autre, c’était la possession du ciel. Son salut le préoccupait plus que l’empire. Jamais il ne fut plus théologien que quand il fut tout-puissant : au lieu de faire proclamer sa souveraineté sous un titre quelconque, il laisse ses amis proclamer la république, il se borne à en tenir l’épée et en répandre la parole. Ses décrets sont des oracles ; il ne veut être que le grand inspiré de sa patrie.

Sa correspondance, à cette époque, atteste les humbles pensées d’un père de famille chrétien, qui ne désire ni ne présage aucun trône à ses enfants. Monte le petit cheval de ferme de notre père, et ne monte pas dans les carrosses du luxe, écrit-il à sa fille Dorothée. Il marie son fils aîné, Richard Cromwell, à la fille d’un de ses amis, de condition modeste et de fortune bornée ; il lui donne, en le mariant, plus de dettes que de biens ; il écrit à cet ami, beau-père de son fils : Je vous confie Richard : je vous en prie, donnez-lui de sages conseils ; j’ai peur qu’il ne se laisse entraîner aux plaisirs du monde. Engagez-le à étudier : l’étude est bonne, subordonnée aux choses divines cependant. Cela vaut mieux que l’oisiveté et les voluptés apparentes du monde. Ces choses rendent propre à servir le peuple, et c’est pour cela que l’homme est né !

Ne vous découragez pas, écrit-il à un autre de ses sectaires, lord Warthon : vous vous scandalisez de ce que, dans les élections, ce peuple choisit souvent à contresens ses représentants, renvoyant les bons, conservant les mauvais dans le parlement. Il en est ainsi depuis neuf ans ; et voyez cependant ce que Dieu a fait avec ces mauvais instruments en neuf années ! Ne jugez pas la manière dont Dieu agit !... Chez vous, à cause de ces scandales et de ces murmurés de votre esprit, ajoute Cromwell, il y a trouble, peine, embarras, doute ; chez moi, il y a confiance, certitude, lumière, satisfaction ! oui, satisfaction intérieure ! Oh ! nos cœurs faibles ! s’écrie-t-il en finissant au courant rapide de la plume, oh ! ce monde mensonger ! oh ! nos pensées courtes et flatteuses de notre orgueil !... Combien il est plus grand d’être le serviteur du Seigneur dans l’ouvrage le plus dur ! Combien nous avons de peine à nous élever dans ce service jusqu’au-dessus du monde, jusqu’à la hauteur du service que Dieu exige de nous ! Combien il est aisé de nous décourager là où la chair a tant d’empire sur l’esprit !...

La pompe et l’enthousiasme qui éclatèrent à son retour à Londres, après sa double conquête d’Irlande et d’Écosse, ne l’éblouirent pas. Vous voyez cette foule, vous entendez ces acclamations, dit-il tout bas, en se penchant vers l’oreille d’un de ses amis dans le cortége : il y en aurait bien plus encore si l’on me conduisait à la potence ! La lumière d’en haut lui éclairait du jour vrai le néant des popularités humaines.

Ses lettres intimes à son fils Richard sont pénétrées de cette onction de piété et de domesticité, qu’on n’attendrait jamais d’un homme qui avait les pieds dans le sang de son roi, de l’Irlande, de l’Écosse, de l’Angleterre, mais qui avait le cœur en repos dans sa fausse conscience, et la tête dans l’auréole de la plus sincère mysticité.

Vos lettres me plaisent et m’attendrissent, écrit-il à Richard, qu’il caresse de son nom enfantin de Dick ; j’aime les mots qui coulent du cœur tout simplement, sans étude et sans recherche. Je suis persuadé que c’est la bonté du ciel qui vous a placé dans la famille où vous êtes ! Soyez-en heureux et reconnaissant ; remplissez-y tous vos devoirs pour la gloire de Dieu. Recherchez constamment, le Seigneur et sa divine présence : que ce soit là la grande affaire de votre vie, et toute votre force ! La connaissance de Dieu n’est pas dans les livres ou dans les définitions théologiques ; non, elle est intérieure ; elle transforme l’esprit par une action indépendante de nous et toute divine ! Connaître Dieu, c’est être divinisé soi-même en lui, par lui !... Combien peu les saintes Écritures sont connues parmi nous !... Mes faibles prières sont à votre intention !... Efforcez-vous de comprendre la république que j’ai fondée, ainsi que les bases sur lesquelles elle repose. J’ai beaucoup souffert en me donnant aux autres... Le père de votre femme, mon compère Mayor, vous servira beaucoup dans cette intelligence... Vous penserez peut-être que je n’ai pas besoin de vous recommander d’aimer votre chère femme ? Que le Seigneur vous enseigne à l’aimer cependant ; autrement vous ne l’aimerez pas saintement. Quand le lit et l’amour sont purs, cette union est justement comparée à celle du Seigneur avec les pauvres âmes que son Église renferme. Faites mes amitiés à votre femme ; dites-lui que je l’aime de toute mon affection, et que je me réjouis des faveurs du ciel sur elle. Je désire qu’elle soit féconde de toutes les manières ! et vous, Dick, que le Seigneur vous bénisse de toutes les bénédictions !

Votre affectionné père,

OLIVIER CROMWELL.

La même préoccupation des choses du ciel, mêlée à la même inquiétude sur les choses de la terre, se révèle à chaque ligne dans ses lettres privées à ses amis d’autrefois. Qu’avait-il à feindre avec ses enfants et avec ses familiers ? Et quelle hypocrisie que celle qui n’aurait pas laissé tomber le masque une seule minute de sa vie, même pour respirer avec sa femme et ses enfants, dans le foyer le plus secret de la famille, dans les effusions de la vie et sur le lit de mort ?

Je serais bien content d’apprendre comment va le petit (l’enfant de Richard et de Dorothée), écrit-il au beau-père de Richard, son compère et son ami ; je gronderais volontiers le père et la mère de leur négligence envers moi. Je sais que Richard est un paresseux, mais j’avais meilleure opinion de Dorothée. J’ai peur que son mari ne la gâte : dites-leur cela de ma part. Si Dorothée est enceinte, je lui pardonne, nais non autrement... Que le Seigneur la bénisse !... J’espère que vous donnez de bons conseils à mon fils Richard ; il est à l’époque dangereuse de la vie, et ce monde est plein de vanité. Oh ! combien il est bon de se rapprocher de bonne heure du Seigneur ! cela mérite nos pensées ; et j’espère que vous me garderez toute votre ancienne amitié ! vous voyez comme je suis occupé ; j’ai besoin de pitié ! Je sais ce que je ressens de peines dans mon cœur. Une haute situation, un haut emploi dans le monde. ne méritent pas qu’on les recherche. Je n’aurais pas de consolation intérieure dans mes travaux, si mon espoir et mon repos n’étaient pas dans la présence du Seigneur. Je n’ai pas ambitionné ces choses !... Véritablement, je n’y ai été appelé que par le Seigneur. C’est pour cela que je ne suis pas sans quelque espérance qu’il donnera à son pauvre ver de terre, à son faible serviteur, la force de faire sa volonté et d’atteindre le seul but pour lequel je suis né ; et en cela je vous demande vos prières ! Rappelez-moi à l’amitié de ma chère sœur, à mon fils, à notre fille Dorothée, à ma cousine Anna ! et je suis toujours votre affectionné frère,

OLIVIER.

Les mêmes expressions, attendries encore par la sainte union d’une vie déjà longue entre les deux époux, émeuvent le cœur dans ses lettres à sa femme. Pour ma femme chérie, Élisabeth Cromwell. Cette lettre porte la suscription de ses billets. Tu me grondes dans tes lettres de ce que j’oublie en apparence par mon silence toi et nos petits enfants : véritablement ce serait à moi de gronder ; car je ne vous aime que trop. Tu es pour moi la plus chère de toutes les créatures : que cela suffise !... Le Seigneur nous a montré une miséricorde extrême. J’ai été miraculeusement soutenu dans mon être intérieur ; quoi que je tâche, je deviens vieux, et je sens que les infirmités de l’âge s’emparent rapidement de moi. Plût à Dieu que mes penchants au péché diminuassent dans la même proportion que mes forces physiques. Prie pour moi, et demande pour moi cette grâce !

Il confirme les forts, il fortifie les douteux, il prêche les faibles dans sa foi avec une fièvre toujours ardente de persuasion, qui montre combien il était lui-même persuadé ; il sent que son zèle va quelquefois en paroles jusqu’à l’extravagance. Pardonnez-le-moi, écrit-il, à l’apogée de sa puissance, à un ami qui s’éloignait de lui par répugnance contre l’implacable sévérité de ses armes en Irlande et en Écosse : quelquefois cette extravagance, que vous me reprochez, a fait du bien ; quoiqu’elle dépasse le bon sens, elle est inspirée par la charité et par le zèle ! Je vous en prie, reconnaissez-moi pour un homme sincère du Seigneur !Seigneur, s’écrie-t-il en finissant, ne détourne pas ta face et ta miséricorde de mes yeux !Adieu !

Je ne puis me décider, écrit-il ailleurs à sa femme, à laisser partir ce courrier sans un mot pour toi, quoique, en vérité, j’aie peu de chose à écrire, mais j’aime à écrire pour écrire à ma bien-aimée, qui repose sans cesse au fond de mon cœur. Que le Seigneur multiplie toujours ses dons sur toi ! Le grand bien, le seul que ton âme puisse désirer, c’est que le Seigneur répande sur toi la lumière de sa force, ce qui vaut plus que la vie ! qu’il bénisse tes bons conseils et tes bons exemples à nos chers enfants ! Prie pour ton Olivier !

Son gendre Fleetwood, un des lieutenants auxquels il a laissé un commandement en Écosse avec Monck, n’a pas moins de part à ces épanchements a la fois familiers et théologiques de Cromwell. Après avoir exprimé à Fleetwood le chagrin d’être séparé, par la nécessité des affaires, de cette branche de sa famille : Embrassez pour moi votre chère femme, lui écrit Cromwell ; recommandez-lui bien de prendre garde (dans sa piété) de n’avoir pas le cœur servile. La servilité produit la crainte, l’amour est le contraire de la crainte ! Pauvre Biddy (nom de caresse de sa fille), je sais que c’est là son erreur. L’amour raisonne bien autrement ! quel Christ-Loi ! quel père en lui et par lui ! quel nom que celui de ce Père céleste ! il s’appelle lui-même le miséricordieux, le patient, le faiseur de toutes grâces, le pardonneur de toutes fautes et de toutes transgressions ! Ainsi est vraiment sublime l’amour de Dieu ! Faites mes amitiés à mon fils Henry ! je prie pour lui afin qu’il grandisse et se fortifie dans l’amour du Seigneur. Rappelez-moi à tous les officiers.

Tout prospérait à Cromwell, et il renvoyait toute gloire et toute prospérité de la république au ciel. Aucune trace historique ou privée ne trahit en lui la volonté de fixer sa fortune et sa puissance par un changement dans son titre de général et dans l’espèce de condescendance volontaire qui lui assujettissait le parlement, l’armée, le peuple. L’histoire, qui finit par tout savoir et par tout révéler, ne découvre dans Cromwell à cette époque qu’une répugnance extrême à s’élever plus haut. Il est évident que, selon ses propres expressions, il cherchait Dieu dans sa volonté et l’oracle dans les événements. Ni Dieu ni l’oracle ne s’étaient expliqués clairement pour lui. Prêt à descendre comme à monter, il attendait l’ordre ou l’inspiration. L’inspiration et l’ordre lui vinrent de la mobilité naturelle du peuple et de l’impatience ambitieuse de l’armée.

Le long parlement de cinq ans, que le peuple avait baptisé d’un de ces noms de mépris qui sont les arrêts cyniques du dégoût de la multitude, le parlement croupion, à cause de son éternelle session sur les bancs de Westminster, ce long parlement avait lassé l’Angleterre. Les déclamations de ses puritains, les bigoteries de ses saints, les impopularités de ses démagogues, les folies antisociales de ses niveleurs, le meurtre d’un roi innocent et héroïque, dont le remords agitait la conscience de la nation, les impôts et les égorgements de la guerre civile, enfin la lassitude de cette tyrannie anonyme que le peuple supporte plus impatiemment que la tyrannie sous, un nom glorieux, tout cela retombait en odieux et en ridicule sur le parlement. Cromwell avait eu l’art, ou plutôt le bonheur, d’agir pendant que ce parlement discourait, de grandir pendant qu’il s’abaissait, de lui laisser la responsabilité des crimes, et de prendre la responsabilité des victoires. Ce parlement, qui n’avait pas conscience de son impopularité, commençait à s’agiter sous son maître. Cinq ou six grands républicains, ombrageux comme la liberté, tramaient la perte de Cromwell. Les discours d’Henry Vane, leur principal orateur, contestaient tout à l’autorité militaire, et recueillaient des applaudissements significatifs, qui paraissaient autant de menaces à l’armée. Les chefs de l’armée présents à Londres, pressentant le danger, se réunirent et signèrent à l’envi une pétition à Cromwell pour demander la dissolution de ce parlement avili.

Cromwell, que l’on accusa d’avoir inspiré la pétition à l’armée, en était innocent. On n’a jamais besoin d’inspirer l’ambition aux généraux et le despotisme aux soldats. La pétition était menaçante. La lutte allait éclater d’elle-même entre l’armée et le parlement. La victoire des uns comme des autres pouvait également effacer Cromwell s’il persistait à rester neutre. Prenez-y garde ; arrêtez cela, la chose est sérieuse, lui dit tout bas Bulstrade, un de ses familiers, pendant la harangue des officiers. Il suspendit sa résolution, et se borna à remercier l’orateur de l’armée de son zèle pour le salut public. Mais la nuit et la méditation lui portèrent conseil. Il tenta un accommodement entre le parlement et l’armée dans des conférences conciliatrices, en sa présence.

Le parlement comble la mesure de ses exigences, et demande de se perpétuer en instituant un comité permanent, choisi parmi ses membres actuels, qui validera ou invalidera à son gré toutes les élections futures !

Ah ! c’est trop fort ! s’écria enfin Cromwell indécis, en apprenant cet acte d’omnipotence sur le pays présent et à venir. C’était le 20 avril, dans la matinée ; il se promenait dans sa chambre, en habit noir et en bas gris. Il sort dans ce simple costume, en disant à tous ceux qu’il rencontre sur son passage : Ce n’est pas juste, ce n’est pas honnête ! Non, ce n’est pas même de l’honnêteté la plus vulgaire ! Il donne ordre, en passant, à un officier de ses gardes, de se porter avec trois cents soldats à Westminster, et de s’y poster à toutes les issues du palais. Il y entre lui-même, et s’assied en silence à sa vieille place dans la salle, écoutant en apparence les discours. Les orateurs républicains et parlementaires parlaient alors en faveur du bill qui devait assurer la perpétuité de leur pouvoir par leur arbitraire sur les élections futures du peuple. Le bill allait être mis aux voix, lorsque Cromwell, comme s’il eût épié le moment de frapper ce corps en flagrant délit d’iniquité et de tyrannie, relève sa tête appuyée sur ses deux mains, et fait signe à Harrison, son plus fanatique sectateur, de venir s’asseoir près de lui. Harrison obéit. Cromwell reste encore un quart d’heure en silence, puis, comme cédant malgré lui à une impulsion intérieure, supérieure à toute hésitation dans son âme : C’est le moment, je le sens, c’est l’instant, dit-il à Harrison ! Il se lève, s’avance vers le président, pose son chapeau sur la table, et se dispose à parler au milieu du silence et de la stupeur de ses collègues.

Selon son habitude, sa parole lente, obscure, embarrassée, incohérente, pleine de circonlocutions, de parenthèses, de divagations, de répétitions et de retours sur elle-même, dégage difficilement sa pensée. Il commence par faire un tel éloge des services rendus par le parlement à la liberté, à la conscience, au pays, que les parlementaires, étonnés, et lui-même peut-être, s’attendaient à une conclusion conforme au décret que la chambre allait voter. Des murmures d’encouragement et de satisfaction des républicains s’élèvent à la fin de sa période, quand tout à coup, comme si l’accès de colère, longtemps et vainement combattu dans son âme, eût bouleversé ses pensées et changé, en s’exaltant, ses paroles sur ses lèvres, il s’arrête, il regarde avec menace et mépris les cinquante-sept membres des communes qui composaient seuls, ce jour-là, le parlement, il passe sans transition de la flatterie à l’outrage ; il énumère toutes les lâchetés, toutes les insolences, toutes les bassesses de ce corps usé par la révolte autant que par la servitude, et fulmine en masse, au nom de Dieu et du peuple, l’arrêt de sa réprobation.

A ces étranges invectives, auxquelles les caresses du début les avaient si peu préparés, les parlementaires s’indignent et s’insurgent ! Le président, digne de ses fonctions par son courage, lui interdit la parole. Wentworth, un des républicains les plus illustres et les plus imposants par son caractère, demande qu’il soit rappelé à l’ordre et au respect : Ce langage est aussi inattendu que coupable, dit Wentworth, dans la bouche d’un homme qui avait hier toute notre confiance, que nous avons honoré des plus hautes fonctions de la république ! d’un homme qui... !

Cromwell ne le laissa pas achever. Allons ! allons ! assez de paroles comme cela, dit-il d’une voix tonnante : je vais finir tout ce bruit, et faire taire tous ces bavards ! Et, s’avançant au milieu de la salle, enfonçant son chapeau sur sa tête avec un geste de défi, il frappe du pied les dalles, et s’écrie : Vous n’êtes plus rien ! Vous ne siégerez pas une heure de plus. Cédez la place il, des hommes qui valent mieux que vous !

A ces mots, Harrison, averti par un regard du général, s’échappe, et rentre une minute après à la tête de trente soldats, vétérans des longues guerres civiles, qui entourent Cromwell de leurs armes nues. Ces vétérans, levés par le parlement, n’hésitent pas, a la voix de leur chef, de tourner leurs armes contre ceux qui les ont armés, exemple de plus, depuis le Rubicon de César, de l’incompatibilité des armées permanentes et de la liberté.

Misérables, reprend alors Cromwell, comme si la violence sans l’outrage n’eût pas suffi à sa colère, vous vous appelez un parlement, vous ? Non, vous n’êtes pas un parlement, vous êtes un ramas de buveurs, de débauchés !... Toi, poursuit-il en montrant du doigt les vicieux les plus notoires de l’assemblée à mesuré qu’ils passent devant lui pour vider la salle, toi tu es un ivrogne ! Toi, tu es un adultère ! Toi, tu es un vendu qui reçois le salaire de tes discours !... Vous tous, vous êtes des pécheurs scandaleux qui faites honte à l’Évangile !... Et vous seriez en masse un parlement du peuple de Dieu ?... Non, non, allez ! sortez ! partez ! qu’on n’entende plus jamais parler de vous ! Le Seigneur vous rejette !...

A ces apostrophes, les membres violentés par les soldais sont chassés ou traînés hors de la salle. Cromwell revient vers la table, soulève avec un geste de mépris la masse en argent, signe vénéré de la souveraineté parlementaire, et, la montrant en souriant à Harrison : Que ferons-nous de ce jouet ? dit-il. Qu’on l’emporte. L’un des soldats emporte la masse. Cromwell se retourne ; il aperçoit derrière lui le président du parlement, Lenthall, qui, fidèle à la dignité de ses fonctions et à l’autorité des communes, refusait, avec une intrépidité héroïque, d’avilir le droit devant la force. Descends ! lui crie le dictateur. — Je ne descendrai du poste que m’a confié le parlement que si on m’en arrache, répond Lenthall. Harrison, à ces mots, s’élance, arrache le président de son siège, et le traîne hors de l’enceinte au milieu des soldats.

Cromwell emporta les clefs de Westminster dans ses mains. Je n’entendis pas un chien aboyer dans la ville, écrivit-il quelques jours après. Le long parlement, si puissant pour détruire, était impuissant pour fonder. La guerre civile que ce parlement avait suscitée avait fait ce qu’elle fera toujours : elle avait substitué l’armée au peuple ; elle avait fait surgir une dictature au lieu d’un gouvernement ; elle avait tué le droit et inauguré la force : un homme avait pris la place de la patrie.

Cet homme était Cromwell. On fait toujours honneur aux hommes de la force des choses et du génie des circonstances. On leur suppose après coup les longues ambitions, les lentes préméditations, les astucieuses combinaisons des résultats souvent atteints par le hasard. Tout indique ici, au contraire, que Cromwell n’avait rien prémédité de son attentat contre les communes, qu’il y fut poussé par le mouvement général des choses, du peuple, de l’armée, et décidé, à la dernière minute, par cette puissance intérieure que Socrate appelait son démon, César son conseil, Mahomet son ange Gabriel, Cromwell son inspiration, divinité des grands instincts, qui sonne la conviction dans l’esprit et l’heure dans l’oreille. Les efforts laborieux que Cromwell avait faits pour réconcilier la veille le parlement et l’armée, le parlement nouveau qu’il convoqua le lendemain et auquel il remit toute l’autorité législative sans même se réserver la sanction de ses lois, enfin une conversation politique qui avait eu lieu à portes closes quelques jours auparavant, chez lui, entre lui et les grands conseillers de sa politique, semblent attester que cet éclat de foudre sur le parlement sortit de lui-même de tant de nuages.

On s’occupait dans cet entretien de rechercher dans les débris de la monarchie détruite les éléments d’une constitution à faire par le parlement. Les membres présents étaient Cromwell, Harrison son séide, Desborow, beau-frère de Cromwell, Olivier Cromwell son cousin, Witlocke son ami, Widrington, orateur éminent et homme d’État des communes, le président du parlement Linthall, et plusieurs autres officiers ou parlementaires, républicains éclairés.

Il s’agit, dit Harrison, d’examiner ensemble, de concert avec le général, comment nous devons organiser un gouvernement.

Grande question en effet, dit Witlocke : constituerons-nous une république absolue, ou une république mêlée à quelques éléments monarchiques ?

C’est cela, dit Cromwell : ferons-nous une république pure, ou une république corrigée par quelques principes d’autorité monarchique ? Et, dans ce dernier cas, entre les mains de qui placerons-nous ce pouvoir emprunté à la monarchie ?

Widrington se prononça pour un gouvernement mixte qui emprunterait la liberté à la république, l’autorité à la monarchie, et qui remettrait l’exercice de cette part d’autorité monarchique à son possesseur naturel, un des fils du roi décapité. Widrington était flatteur et doux de caractère ; il n’aurait pas proposé un tel parti devant Cromwell, s’il avait pressenti dans le dictateur cette implacable ambition pour lui-même, qui n’aurait jamais pardonné cette insinuation.

Question délicate, dit Fleetwood, sans se compromettre autrement.

Le lord chancelier Saint-John déclara que, dans son opinion, a moins de saper toutes les vieilles lois et toutes les habitudes de la nation, il fallait une large part de pouvoir monarchique clans tout gouvernement qu’on établirait.

Ce serait en effet, dit le président du parlement, une étrange confusion de toutes choses, qu’un gouvernement parmi nous qui n’aurait pas quelque caractère de la monarchie !

Desborow, allié de Cromwell et colonel de l’armée, déclare qu’a son avis il n’y avait pas de raison pour que l’Angleterre ne pût pas se gouverner républicainement, comme tant d’autres nations antiques et modernes.

Le colonel Walley soutint, comme son collègue militaire, la république pure. Le fils aîné de notre roi est en armes contre nous, dit-il ; son second fils est également notre ennemi, et vous délibérez !

Mais le troisième fils du roi, le duc de Glocester, est entre nos mains, repartit Widrington : il est trop jeune pour avoir levé la main contre nous, ou pour avoir été infecté par les principes de nos ennemis !

On peut sommer les deux fils aînés de se rendre en un jour fixe au parlement, et débattre avec eux les conditions d’un gouvernement libre et monarchique, dit Witlocke, sans craindre de blesser Cromwell.

Cromwell alors, jusque-là silencieux et impassible, prit la parole : Cela serait, dit-il, une négociation bien difficile ; cependant je pense que cela ne serait pas impossible avec sûreté pour nous et pour nos droits, tant comme Anglais que comme chrétiens, et je suis convaincu qu’une constitution libre, avec une forte dose du principe monarchique en elle, serait le salut de l’Angleterre et de la religion.

On ne prit pas de résolution encore ; Cromwell parut pencher vers la république consolidée par une autorité monarchique attribuée à un des fils du roi, gouvernement qui lui aurait assuré à lui la longue tutelle d’un enfant, ce qui aurait assuré au pays la transmission paisible du pouvoir national et libre.

Un conseil entièrement composé par lui de ses partisans et de ses amis les plus fanatiques se rassembla et constitua le gouvernement en république sous un protecteur. Un seul possesseur à vie de tout le pouvoir exécutif, Cromwell ; et un seul corps élu, possesseur de tout le pouvoir législatif, le parlement : telle fut, dans sa simplicité, tout le mécanisme de la constitution anglaise. Véritable dictature, avec un nom plus spécieux et plus doux, qui déguisait la servitude sous la confiance et l’omnipotence sous l’égalité. Toutes les attributions du roi étaient dévolues à Cromwell, même celle de dissoudre le parlement et d’en appeler au pays en cas de conflit entre les deux pouvoirs. Il avait de plus le privilège presque dynastique de nommer son successeur. Or il avait un fils. Que manquait-il à cette royauté, si ce n’est la couronne ? Cromwell montra assez, par les dix années de son gouvernement absolu, qu’il était loin de la désirer ; mais, s’il se sentait l’élu de Dieu par l’inspiration pour gouverner le peuple de Dieu, il ne sentait nullement la même inspiration divine dans sa race. Il ne prit du peuple que ce qu’il croyait avoir reçu d’en haut, la responsabilité viagère du peuple, remettant le reste à d’autres inspirations divines qui susciteraient d’autres inspirés. On retrouve, en approfondissant bien sa conduite, toute sa secte dans sa politique. Il lui était alors plus difficile d’éluder le titre de roi que de le prendre. Le parlement lui aurait donné avec enthousiasme le trône pour se prémunir contre l’armée, l’armée le lui offrait presque avec violence pour se délivrer du parlement. On retrouve toute cette sincérité d’abnégation dans les discours de Cromwell devant les nouveaux parlements. Bien éloigné de prétendre à un plus haut titre, il s’excuse de celui de protecteur, qu’il a été contraint d’accepter.

Les membres du conseil des communes et l’armée, qui ont délibéré, dit-il, hors de ma présence sur cette constitution, ne m’ont communiqué leur plan qu’après qu’il a été combiné ainsi librement et mûrement par eux. J’ai opposé lenteur sur lenteur, refus sur refus à leurs instances. Ils m’ont tellement démontré que, si je ne changeais pas de gouvernement, tout allait s’écrouler en confusion, en ruines, en guerres civiles, que j’ai dû céder, malgré mon immense répugnance, à revêtir un nouveau titre. Tout allait bien ; je n’avais pas besoin de plus ; ma situation était suffisante. J’avais un pouvoir arbitraire par le commandement général de l’armée et de la nation, et, j’ose le dire, avec la bienveillance de l’armée et la faveur du peuple ; et je crois sincèrement que j’aurais été encore plus agréable à l’armée et au peuple en restant ce que j’étais qu’en acceptant ce pouvoir et ce titre de protecteur. Je prends à témoin les membres de cette assemblée, les officiers de l’armée, le peuple, de ma résistance jusqu’à la violence sur moi-même ! Qu’ils parlent, qu’ils disent ! Cela ne s’est pas fait à l’ombre dans un coin ! cela s’est fait en plein jour, aux applaudissements de l’immense majorité du peuple. Je ne veux pas être cru sur parole, être mon témoin à moi-même : que le peuple anglais soit mon témoin !... Maintenant je jure que je maintiendrai cette constitution ; je consens à être traîné sur la claie de mon sépulcre et enseveli dans l’infamie si j’y laisse toucher. Nous nous sommes perdus en nous déchirant au nom de la liberté de l’Angleterre ! La liberté de l’Angleterre, c’est Dieu seul qui pouvait nous la donner ! La voilà ! plus de privilège devant Dieu ni devant les hommes ; la plénitude du pouvoir législatif nous appartient. Je suis tenu de vous obéir, si vous n’écoutez pas mes observations ; je ferai mes observations sur vos lois, puis je me soumettrai.

Il tint assez fidèlement parole ; seulement il se réserva, toujours son inspiration pour dernière prérogative ; et, toutes les fois qu’il aperçut l’esprit de résistance, de faction ou de langueur dans ses parlements, il n’hésita pas à les dissoudre comme il l’avait fait du long parlement.

La brièveté de l’espace que la nature de cet ouvrage impose à l’histoire nous force à négliger les faits secondaires de son administration. Ce fut pour l’Angleterre un interrègne plus fort et plus fécond que ses plus grands règnes. Les factions avaient reconnu l’autorité du premier des factieux. Rien n’est plus souple et plus servile que les factions domptées. Comme elles contiennent généralement plus d’insolence que de force et plus de passion que de patriotisme, quand la passion épuisée se retire d’elles, les factions ressemblent aux globes des aérostats, qui semblent occuper une place immense dans l’espacé et se confondre avec les étoiles pendant qu’ils s’élèvent gonflés d’air inflammable, et qui, lorsque ce gaz est évaporé, retombent à plat sur le sol et tiennent dans la main d’un enfant ! Le véritable patriotisme et le véritable esprit de liberté ne perdirent même pas à cette éclipse de dix ans des factions parlementaires. La nation anglaise, fière d’avoir pu se passer si longtemps de ses rois sans baisser en Europe et sans se déchirer au dedans, ne rappela ses rois qu’à des conditions de prérogative et de dignité pour le peuple qui firent de l’Angleterre nouvelle une véritable république représentative avec un protecteur royal et héréditaire, couronnement de cette république. Idée empruntée à Cromwell lui-même, comme nous l’avons vu dans sa conférence avec ses, amis. Il gouverna en patriote qui n’avait à penser qu’à la force et à la grandeur de son pays, et non en roi qui aurait eu à ménager avec les partis ou avec les cours les intérêts de sa dynastie. Il eut de plus, grâce à la toute-puissance des républiques, la force d’accomplir ce qui aurait dépassé les forces d’une royauté. Les républiques sont des accès de vigueur dans une nation. Ces accès centuplent l’énergie du gouvernement par l’énergie de la nation tout entière. Rien ne leur est impossible de ce qui étonnerait la résolution de vingt monarchies. Anonymes et irresponsables, elles achèvent, avec la main de tous, des révolutions, des transformations, des entreprises qu’aucune royauté n’oserait rêver.

Ce fut ainsi que Cromwell vainquit un roi, dompta une aristocratie, pacifia les guerres religieuses, écrasa les niveleurs, réprima les parlements, établit la liberté de conscience, disciplina l’armée, créa la marine, triompha sur mer de la Hollande, de l’Espagne, de Gênes, conquit la Jamaïque et des colonies devenues depuis des empires dans le nouveau monde, s’établit à Dunkerque, contrebalança la France, força les ministres de la jeunesse de Louis XIV à des complaisances et à des alliances avec lui, et enfin, par ses lieutenants ou par lui-même, rattacha si invinciblement l’Irlande et l’Écosse à l’Angleterre, qu’il accomplit l’unité de l’empire britannique avec cette fédération discordante des trois royaumes, dont les luttes, les alliances, les discordes, les tiraillements étaient un germe d’éternelles faiblesses et une menace de mort dans l’empire. La révolution lui prêta sa force pour abattre d’une main le despotisme, de l’autre les factions, et pour achever une parfaite nationalité. Tout cela fut fait en dix ans, sous le nom du dictateur, mais, en réalité, par la force de la république, qui s’était, pour ces grandes œuvres, concentrée, incarnée et disciplinée en lui. C’est ce qui pouvait avoir lieu en France, en 1790, si la révolution française s’était donné en viager une dictature dans un des grands révolutionnaires animés de son fanatisme, tels que Mirabeau, La Fayette ou Danton, au lieu de se donner en propre a un soldat pour fonder, sur de vieux fondements, un nouvel empire.

Un malheur domestique atteignit Cromwell au cœur à cette période ascendante de sa vie, où l’on s’étonne de trouver des larmes dans les yeux de l’homme qui avait vu d’un œil sec l’infortuné Charles Ier arraché des bras de ses enfants pour mourir. Il perdit sa mère, âgée de quatre-vingt-quatorze ans. C’était cette Élisabeth Stuart, fille du sang des rois qu’avait détrônés son fils, femme biblique, mère d’une nombreuse famille, source de leur piété, nourrice de leurs vertus, inspiration vivante de leur passion pour la liberté religieuse de leur secte ; elle jouissait, dans la plénitude de ses facultés, de la gloire humaine, mais surtout de la gloire céleste du plus grand de ses fils, du Macchabée de sa foi. Cromwell, dans toute sa puissance, la cultivait et la vénérait comme la racine de son cœur, de sa croyance et de sa destinée.

La mère de mylord protecteur, écrit, à cette date de 1654, le secrétaire intime de Cromwell, Thurloe, est morte la nuit dernière, âgée de près d’un siècle. Un moment avant d’expirer, elle fit appeler son fils auprès de son lit, et, lui donnant de la main sa bénédiction : Que le Seigneur, lui dit-elle, fasse constamment briller la splendeur de sa face sur vous, mon fils ! Qu’il vous soutienne dans toutes vos adversités ! Qu’il égale vos forces aux grandes choses que le Très-Haut vous a chargé d’accomplir pour la gloire de son saint nom et pour le salut de son peuple !... Mon cher fils, ajouta-t-elle en insistant sur ce nom qui faisait sa gloire au dernier moment, mon cher fils ! je laisse mon esprit et mon cœur avec toi ! Adieu ! adieu ! Et elle retomba, dit Thurloe, dans son dernier assoupissement. Cromwell fondit en larmes comme un homme qui aurait perdu une partie de la lumière qui l’éclairait dans ses ténèbres. Sa mère, qui l’aimait comme fils et qui le vénérait comme élu de Dieu, habitait avec lui le palais des rois de White-Hall ; mais elle y vivait dans un appartement retiré et nu du palais, ne voulant pas, disait-elle, approprier à elle et à ses autres enfants cette splendeur à laquelle le Seigneur condamnait son fils, mais qui n’était que la décoration passagère d’une hôtellerie à laquelle elle ne voulait pas attacher son cœur ni l’existence future de sa famille. De cruels soucis troublaient ses jours et ses nuits dans ce palais des rois, où elle regrettait sa ferme champêtre du pays de Galles. La haine des royalistes, la jalousie des républicains, le ressentiment des niveleurs, le sombre fanatisme des presbytériens, la vengeance des Irlandais et des Écossais, les complots des parlementaires toujours présents à son esprit, lui montraient sans cesse le poignard ou le pistolet d’un assassin levé sur son fils. Quoique très courageuse autrefois, elle ne pouvait entendre l’explosion d’une arme à feu dans les cours sans frémir, et sans courir aux appartements de Cromwell pour s’assurer que son fils n’était pas mort. Cromwell fit à sa mère des funérailles de reine, témoignage de piété filiale plus que d’ostentation. Elle fut ensevelie au milieu des poussières royales ou illustres, sous le parvis de Westminster, ce Saint-Denis des dynasties et des grandeurs britanniques.

Lui-même, depuis quelques années, redoutait de périr par un assassinat. Il portait une cuirasse sous ses habits, des armes défensives à la portée de sa main. Il ne couchait jamais longtemps dans la même chambre du palais, changeant de place et de lit, pour dérouter les trahisons domestiques et les complots militaires. Despote, il subissait les angoisses de la tyrannie. Le poids invisible des haines qu’il avait accumulées pesait sur son imagination et sur son sommeil. Les moindres murmures dans l’armée lui semblaient des présages d’insurrection contre son pouvoir. Tantôt il frappait, tantôt il caressait ceux de ses lieutenants dont il redoutait la révolte. Il cultivait Warwick, il flattait Fairfax, il domptait Ireton, il ramenait avec peine le républicain Fleetwood, à qui il avait donné une de ses filles, républicaine irréconciliable avec la dictature comme son mari ; il éloignait Monk ; il était alarmé de l’intrigue et de la popularité de Lambert, général qui cherchait un parti tantôt dans les royalistes, tantôt dans les républicains, tantôt dans les mécontentements de l’armée. Il craignait de blesser ou d’aliéner le parti militaire en sévissant contre ce soldat ambitieux. Il compensa le commandement qu’il lui enleva par une opulence prodigue, qui retenait Lambert dans la déférence par les liens de la corruption. Mais les partis étaient trop divisés en Angleterre pour se porter à des assassinats contre le dictateur, comme celui du sénat contre César. L’un surveillait l’autre. Cromwell vivait, parce qu’aucun de ces partis n’était certain de profiter de, sa mort. Cependant il avait le sentiment de son impopularité ; la pudeur de son ambition et ses dix discours aux divers parlements de l’interrègne attestent ses efforts, quelquefois humiliants, pour se faire pardonner le rang suprême. On ne connaîtrait pas bien l’homme si on ne connaissait pas ses paroles. L’âme est dans l’accent. Nous traduisons quelques mots au milieu de ce déluge de phrases. La pensée semble s’y noyer dans un verbiage tour à tour humble et impérieux. On y sent partout le fermier parvenu au trône, et le sectaire changeant la tribune en chaire, pour prêcher à son peuple après l’avoir dompté.

Où en étaient, dit-il dans son premier discours au parlement des trois royaumes, réuni après la dissolution du long parlement, où en étaient, avant nous, les deux libertés fondamentales de l’Angleterre, la liberté de conscience et la liberté du citoyen ? Deux choses pour lesquelles il est aussi beau et aussi juste de combattre que pour aucun des biens que Dieu nous ait donnés sur cette terre. On ne pouvait imprimer la Bible sans l’autorisation du magistrat ! N’était-ce pas la libre foi du peuple remise à la merci de l’autorité civile ? N’était-ce pas refuser la liberté religieuse et la liberté civile à ce peuple qui a reçu ces deux droits avec le sang ? Qui oserait aujourd’hui imposer des restrictions à la foi ?

Il fulmine alors plus en prophète qu’en homme d’État contre les hommes de la cinquième monarchie, secte religieuse et politique, qui annonçait le règne direct du Christ, revenu sur la terre pour gouverner lui-même son peuple. On assurait même qu’il était déjà incarné dans la personne d’un jeune aventurier qui se faisait adorer sous ce nom de Christ. Puis il passe sans transition à sa joie de voir enfin devant lui un parlement librement élu. Oui, affirme-t-il avec satisfaction, j’ai devant moi un libre parlement. Parlons un peu de nos affaires, continue-t-il. Et il raconte longuement la marche et le succès de ses opérations en Hollande, en France, en Espagne, en Portugal. Il les congédié ensuite paternellement, en les assurant qu’il priera pour eux, et en les engageant à rentrer tranquillement chacun dans sa maison, pour réfléchir au bon maniement des affaires du pays qu’il va leur soumettre.

Dans le discours suivant, il revient avec amertume sur le joug que lui impose contre son gré le salut de l’État. Je vous le dis dans la candeur de mon âme, je n’aime pas, non, je n’aime pas le poste où je suis ; je l’ai déjà dit dans mes précédents entretiens avec vous. Oui, je vous l’ai dit, je n’ai désiré qu’une chose, c’est d’avoir la liberté pour moi comme pour les autres, de me retirer dans la vie privée ; c’est d’avoir mon congé de ma charge. J’ai demandé cela encore et encore ! Et Dieu sera juge entre moi et les hommes, si je mens en vous le disant. Que je ne mens pas en vous disant ceci, bien des gens ici le savent !... Mais si je mens en vous disant ce que vous ne voulez pas croire, ce que beaucoup regardent comme un’ mensonge, une hypocrisie de ma part, que Dieu me juge !... Que les hommes sans charité, qui jugent les autres sur eux-mêmes, disent et pensent ce qu’ils voudront ; mais je vous affirme que c’est la vérité. Mais, hélas ! je ne pus pas obtenir ce que je désirais si vivement, ce que mon âme soupirait d’obtenir ! Les autres furent d’avis que je ne le pouvais sans crime... Je suis indigne cependant de ce pouvoir que vous me forcez de retenir dans mes mains ; je suis un pécheur ! Il entra ensuite dans une digression diffuse sur les affaires du temps. Enfin, dit-il, nous avons été suscités pour le salut de cette nation ! Nous avons la paix chez nous et la paix dehors !

Son quatrième discours est une objurgation amère contre ce même parlement, qui s’est laissé, dit-il, corrompre par les vieilles factions, et qu’il finit par dissoudre après l’avoir balancé deux heures entre les caresses et les malédictions, au gré de l’esprit qui souffle et de la parole qui tombe.

Le cinquième, devant le parlement suivant, est une divagation de quatre heures, à laquelle il est difficile aujourd’hui de rien comprendre, et qu’il termine par la récitation d’un psaume. Je confesse, dit Cromwell, que j’ai été diffus ; je sais que je vous fatigue ; mais encore un mot. Hier, j’ai lu par hasard un psaume qu’il ne sera pas déplacé en moi de remarquer. C’est le soixante-sixième psaume ! Il est véritablement instructif et applicable à nos circonstances. Je vous engage à le lire à loisir ; il commence ainsi : Seigneur, tu fus miséricordieux pour ta terre ; tu nous as rachetés de la captivité de Jacob ! tu as remis tous nos péchés. » Et il récite le psaume tout entier à son auditoire ; puis, s’interrompant et fermant sa bible : En vérité, en vérité, dit-il, je désire que ce psaume soit gravé dans nos cœurs encore plus lisiblement qu’il n’est imprimé dans ce livre, et que nous puissions nous écrier tous, comme David : C’est toi, Seigneur, c’est toi seul qui fais cela ! Allons, mes amis, du cœur à l’ouvrage, reprend-il en s’adressant au parlement ; et si nous avons cœur à l’ouvrage, alors nous entonnerons joyeusement cet autre psaume : Au nom du Seigneur, tous nos ennemis seront confondus. Non, nous ne craindrons ni le pape, ni les Espagnols, ni le diable ! Non, nous ne tremblerons pas, quand même les plaines seraient soulevées au-dessus des montagnes, et que les montagnes seraient précipitées dans l’Océan ! Dieu est avec nous !... J’ai fini, j’ai fini, dit-il enfin, tout ce que j’avais à vous dire. Priez Dieu qu’il vous favorise de sa présence, et allez-vous-en ensemble et en paix chacun chez vous !

Ces discours, dont nous donnons ici seulement quelques lignes textuelles, durent des heures : on en saisit mal le sens. Il y a dans la même voix du Tibère, du Mahomet, du tyran, du patriote, du soldat, du prêtre, du fou. C’est l’inspiration laborieuse d’une âme triple, qui cherche à tâtons sa propre pensée, qui la trouve, qui la perd, qui la retrouve, et qui laisse flotter jusqu’à satiété ses auditeurs entre, la terreur, l’ennui et la pitié. Quand le langage de la tyrannie n’est pas bref comme le coup de la volonté, il est ridicule ; il ressemble aux lettres de Caprée au sénat romain, ou aux allocutions de Bonaparte vaincu au corps législatif français de 1813. La force absolue, qui veut se faire deviner ou qui s’explique devant des sénats vendus ou devant des citoyens asservis, s’embarrasse dans les sophismes, s’exalte dans les nues ou se traîne dans la trivialité. Le silence est la seule éloquence de la tyrannie, parce qu’il n’admet pas la réplique.

Nulle part ces caractères de la parole de Cromwell n’éclatèrent davantage que dans ses réponses au parlement qui vint trois fois en 1658 lui offrir la couronne. La première fois, ce n’était qu’une simple députation du parlement, qui venait le pressentir dans sa chambre sur l’offre que le parlement allait lui faire. La réponse est familière comme l’entrevue. Il ne voulait pas du titre de roi, parce que son inspiration politique lui disait qu’il n’en serait pas plus fort et qu’il en serait écrasé. D’un autre côté, il n’osait pas refuser trop nettement ce titre, parce que ses généraux, plus ambitieux encore que lui, lui imposaient de prendre le trône, affin de compromettre sans retour sa grandeur et celle de sa famille avec leur fortune. Il craignait que ses généraux n’allassent, par mécontentement de son refus, offrir le trône à quelque autre chef de l’armée plus téméraire et moins scrupuleux que lui-même. On comprend son embarras dans ses paroles ; il emploie huit jours et mille circonlocutions à s’expliquer.

Messieurs, répond-il le premier jour à la députation confidentielle du parlement, j’ai vécu la plus grande partie de ma vie (si je puis parler ainsi) dans le feu, au milieu des troubles ; mais toutes les choses qui me sont survenues depuis que j’ai été mêlé aux affaires du bien publié, si elles pouvaient être accumulées en bloc dans une seule perspective, ne me frapperaient pas autant de terreur et de respect devant Dieu que cette chose dont vous venez de prononcer le nom devant moi, et que ce titre que vous venez m’offrir ! Ce qui me rassure et me tranquillise dans toutes les crises de ma vie passée, c’est que les fardeaux les plus lourds qui ont pesé sur moi m’ont été imposés directement et sans ma participation par la main de Dieu ; et j’ai bien souvent reconnu que j’allais succomber sous ces fardeaux, s’il n’avait pas été dans les vues, dans les plans et dans la bonté de Dieu de m’aider à les soulever. Si donc je me permettais de vous donner une réponse dans une matière si soudainement et si inopinément présentée à ma décision, avant d’avoir senti cette réponse mise dans mon cœur et sur mes lèvres par Celui qui a été mon oracle et mon guide dans toutes les occasions, cette réponse vous donnerait peu de garanties de ma sagesse. Accepter ou refuser d’un mot ce que vous m’offrez par des raisons tirées de mon propre intérêt personnel, cela sentirait la chair et le sang. M’élever ainsi par des considérations d’ambition ou de vaine gloire, ce serait à la fois une malédiction pour moi, pour ma famille et pour cet empire lui-même. Il vaudrait mieux alors, sachez-le bien, que je ne fusse jamais né !

Laissez-moi donc prendre conseil à loisir de Dieu et de mon propre sens, et j’espère que ni la rumeur d’un peuple léger et irréfléchi, ni l’ambition de ceux qui pourraient espérer grandir de ma grandeur, n’auront d’influence sur ma délibération, dont je vous ferai connaître le plus tôt possible le résultat.

Trois heures après, le parlement revint hâter la réponse. Elle est confuse, inintelligible, à plusieurs sens. On croit voir le geste embarrassé de César repoussant avec un sourire la couronne d’Antonin et des soldats au cirque. Il n’en était rien, cependant ; après quatre jours d’instances répétées de la part du parlement, d’ajournements polis mais significatifs de la sienne, Cromwell finit par s’expliquer intelligiblement dans un déluge de paroles :

La royauté se compose de deux choses, leur dit-il : du titre de roi et des fonctions de la monarchie. Ces fonctions de la monarchie, elles sont tellement liées par les racines avec notre vieille législation, que toutes nos lois tombent s’il n’y a dans leur application une part d’autorité monarchique. Mais, quant au titre de roi, ce titre implique non seulement une autorité suprême, mais j’oserai dire une autorité divine ! J’ai pris la place que j’occupe pour prévenir les périls, imminents de ma patrie, et pour la préserver encore. Je ne chicanerai pas sur le titre de roi ou de protecteur, car je suis prêt à vous servir, non seulement comme protecteur ou comme roi, mais comme constable, si vous voulez, le dernier des magistrats du pays ; car, en vérité, en examinant bien ma situation, je me suis dit souvent que je n’étais rien au fond qu’un constable maintenant l’ordre et la paix de la paroisse ! Je juge en conséquence qu’il n’y a aucune nécessité à vous de me donner, à moi d’accepter le titre de roi... puisque tout autre nom est aussi utile !...

Puis, avec un abandon trop humble pouf n’être pas sincère : Permettez-moi, ajouta-t-il, de faire ici tout haut devant vous un retour sur moi-même. Au moment où j’ai été appelé et préféré pour mon œuvre par Dieu à tant d’autres qui valaient mieux que moi, qu’étais-je ? Je n’étais rien que simple capitaine de cavalerie dans un corps de milice ; j’avais pour chef, là, un ami, un digne ami, un noble cœur, et dont je sais que vous chérissez comme moi la mémoire, Lampden. La première fois que j’allai au feu avec lui, je vis que nos troupes novices, indisciplinées, composées d’hommes qui ne craignaient pas Dieu, étaient toujours battues dans toutes les rencontres ; j’introduisis un esprit nouveau, avec la permission de Lampden, un esprit de zèle et de piété, dans nos troupes ; je formai mes hommes dans la crainte de Dieu. Depuis ce jour ils n’ont pas cessé de battre l’ennemi ! A lui la gloire ! Il en a été de même, il en sera de même, messieurs, dans le gouvernement. Le zèle et la piété nous sauveront sans roi !... Comprenez-moi bien : je consentirai volontiers à être victime ici pour le salut de tous ; je ne pense pas, non, en vérité je ne pense pas qu’il soit nécessaire que cette victime pour tous soit un roi !... Hélas ! il l’avait malheureusement pensé pour Charles Ier ; le sang de ce roi protestait trop tard contre ses paroles. Il avait voulu un roi innocent pour victime, non au peuple, mais à l’armée !

Il commençait à s’agiter dans ses remords. Ce fut, dit-on, pour les apaiser ou pour les nourrir que, pendant les jours où le parlement tenait ainsi la couronne suspendue sur sa tête, il se fit conduire dans le caveau souterrain de White-Hall, où reposait, en attendant un autre sépulcre, le corps décapité de Charles I Allait-il chercher dans ce spectacle l’oracle de son incertitude et la leçon de son ambition ? Allait-il implorer de sa victime le pardon du meurtre qu’il avait permis, la rémission de la vie et du trône qu’il lui avait ravis ? On l’ignore ; ce qu’on dit, c’est qu’il fit lever la planche du cercueil qui recouvrait le cadavre et la tête embaumés du roi supplicié, qu’il éloigna tous les témoins, et qu’il resta longtemps en silence face à face avec le mort : entrevue bien stoïque si elle n’était pas repentante ! méditation dont Cromwell ne pouvait sortir que plus criminel s’il n’en sortait pas plus consterné. Ses serviteurs remarquèrent une pâleur inaccoutumée sur ses traits et un morne silence sur ses lèvres. La peinture a souvent reproduit cette scène étrange ; on y a vu le triomphe de l’ambitieux sur le corps de sa victime ; nous aimons mieux y voir le triomphe du remords sur le meurtrier.

Ses lettres intimes respirent, à cette époque de sa vie, la mélancolie d’une ambition qui a touché le sommet et le fond des grandeurs humaines, et qui sent son propre vide dans une destinée en apparence si pleine. Elles respirent aussi un ramollissement du cœur, qui amollit dans sa main les rênes du gouvernement.

Véritablement, écrit-il à Fleetwood, son gendre et son lieutenant en Écosse, véritablement, mon cher Charles, jamais autant qu’à présent je n’ai eu besoin des secours, des prières de mes amis chrétiens ! Ceux de chaque opinion veulent me faire adopter la leur préférablement à tout. Cet esprit de douceur qui est maintenant en moi ne plait à aucun. Je crois pouvoir le dire avec vérité, ma vie a été un sacrifice volontaire, et je crois un sacrifice pour tous ! Persuadez aux amis qui sont auprès de vous d’être très modérés ! Si le jour du Seigneur approche, comme le disent quelques-uns, combien notre modération doit éclater ! Dans ma tristesse, je suis prêt à dire : Oh ! que n’ai-je les ailes de A la colombe ! alors, oh ! alors, certes je m’envolerais !... Mais, je le crains, c’est une impatience répréhensible. Je bénis le Seigneur de ce que j’ai dans ma femme et mes enfants quelque chose qui m’attache à la vie !... Excusez-moi donc de vous découvrir le fond de mes entrailles. Mon amour à votre chère femme, et ma bénédiction, si elle vaut quelque chose, à votre petit enfant.

Il s’occupait dans le même temps d’assurer après lui quelque fortune indépendante à chacun de ses fils et de ses filles. Les sommes considérables que le parlement lui allouait pour la splendeur de son titre, ses propres biens et l’économie austère quoique décente de sa vie lui permettaient d’acquérir quelques domaines privés. On en trouve la liste et le revenu dans ses lettres à son fils Richard. Ce sont douze domaines de trente mille francs à six mille francs de revenu. Qu’importe, au reste ? disait-il quelquefois, je leur laisse pour fortune la grâce de Dieu, qui m’a tiré de si bas pour me placer si haut ! On eût dit qu’il avait le pressentiment de sa fin prochaine.

Ceux qui l’approchaient l’avouaient eux-mêmes. Le quaker Fox, un des fondateurs de cette secte pieuse et philosophique qui a réduit toute la théologie à la charité, s’entretenait quelquefois librement avec Cromwell ; Fox a écrit en ces temps-là à un de ses amis : J’ai rencontré hier Cromwell dans le parc de Hampton-Court ; il était à cheval, à la tête de ses gardes. Avant même que je le visse, je sentis comme un esprit de mort qui passait entre lui et moi. Quand je fus en face de lui, je vis sur son visage la pâleur du sépulcre. Il s’arrêta ; je lui parlai des souffrances des amis (les quakers) ; je lui donnai les avertissements que le Seigneur mit sur mes lèvres. Il me dit : Venez me voir demain. Le lendemain j’allai à Hampton-Court ; on me dit qu’il était indisposé. Je ne le revis plus depuis ce jour.

Hampton-Court, résidence féodale d’Henry VIII, était un séjour qui, par sa morne et monacale grandeur, devait plaire à Cromwell. Le château, flanqué de tours larges et surbaissées comme des bastions d’une place forte, est couronné de créneaux sans cesse noircis par des volées de corneilles. Il est bâti au bord de ces profondes forêts, luxe de la terre, cher à la race saxonne. Les chênes séculaires de son vaste parc semblent affecter la majesté d’une végétation royale pour s’égaler aux tours gothiques du château. De longues avenues voilées d’ombre et de brumes n’y ont pour perspective que de verts gazons traversés en silence par des troupeaux de daims apprivoisés. Des portes étroites, basses, cintrées en ogive, semblables à des ouvertures de caverne dans le massif du rocher, donnent accès à des souterrains, à des corps de garde, à des salles d’armes voûtées, tapissées de faisceaux d’armures antiques, d’écussons et de bannières chevaleresques. Tout y respire cette souveraineté ombrageuse qui fait le vide autour des rois par le respect ou par la terreur. Hampton-Court était le séjour de prédilection de Cromwell ; mais la douleur l’y retenait en ce moment autant que le délassement.

La Providence avait placé, comme il arrive à beaucoup de grands hommes, la vengeance et l’expiation de ses prospérités autour de lui, dans sa propre famille. Plusieurs filles avaient embelli son foyer. La première était mariée à lord Falconbridge, l’autre à Fleetwood, la troisième à lord Claypole, la quatrième, la plus jeune, lady Frances, était veuve à dix-sept ans de Rich, petit-fils du comte de Warwick, vieux compagnon d’armes du protecteur. La douleur de cette jeune femme bien-aimée de sa mère attristait l’intérieur de Hampton-Court. Fleetwood, républicain ombrageux, toujours combattu entre l’ascendant de Cromwell, qu’il subissait non sans remords, et les opinions des républicains purs, qui voyaient un tyran dans le protecteur, reprochait à son beau-père d’avoir absorbé la république en la sauvant. II avait entraîné par fanatisme et par amour sa jeune femme dans ses mécontentements et, dans ses murmures. Lady Fleetwood avait à la fois, comme un second Brutus, un invincible attrait et une invincible horreur pour son père, devenu le tyran de son pays. Le sang et l’esprit de secte se combattaient dans son cœur. Elle empoisonnait la vie de son père de ses reproches... Cromwell, au milieu des soucis du gouvernement, était sans cesse assiégé par ces invectives de sa fille républicaine contre les mesures absolues de son gouvernement, et sans cesse tremblait de découvrir la main de Fleetwood et de sa femme dans quelque entreprise des républicains contre lui. Le ton suppliant de ses lettres,à lady Fleetwood donne la mesure des angoisses de ce père obligé de s’excuser dans sa maison, quand tout tremblait devant lui en Angleterre et en Europe. Mais cette fille de Cromwell, sans cesse agitée du remords de la liberté détruite, ne se calmait à la voix de son père que pour un moment. Il fallait sans cesse recommencer à la convaincre, de peur d’avoir à la punir. Elle était la Némésis de son père.

Sa fille Élisabeth, lady Claypole, en était la consolation. Cette jeune et séduisante femme possédait en grâces, en esprit et en sentiment tout ce qui justifiait la préférence, et on pourrait dire l’admiration de Cromwell pour elle. L’historien royaliste Hume, qui n’est pas suspect d’adulation ni même de justice, pour la maison,du meurtrier de son roi, avoue que lady Claypole avait en charmes et en vertu tout ce qu’il fallait pour justifier aussi l’adoration du monde. Une de ces fatalités cruelles qui semblent les hasards, mais qui sont les châtiments de la tyrannie, avait tout récemment brisé le cœur, jusqu’à la mort, de cette charmante femme, et élevé entre elle et son père une de ces dissensions tragiques de famille dans lesquelles la nature, déchirée par deux sentiments contraires, comme Camille entre sa patrie et son amant, ne peut abjurer l’un sans trahir l’autre. La mort est la seule issue à de telles situations.

Dans une des récentes conspirations royalistes contre le pouvoir du protecteur, un jeune cavalier (nom qu’on donnait aux partisans de Charles II) avait été condamné à mort. Cromwell avait le droit de faire grâce, et il l’aurait exercé si le coupable, pour lequel il connaissait le tendre intérêt de sa fille, avait consenti, par une condescendance quelconque, à donner prétexte à la clémence. Mais l’intrépide Hewet (c’était le nom du condamné) avait bravé le protecteur devant la justice, comme il avait bravé le péril dans la conspiration. Cromwell, sourd pour la première fois aux supplications, aux sanglots, au désespoir de sa fille prosternée à ses pieds pour lui arracher la vie de l’homme qui lui était cher, avait ordonné l’exécution. Lady Claypole se sentit frappée à mort du même coup. Cromwell avait tué sa fille à travers le cœur d’un de ses ennemis. Élisabeth, tombée dans une langueur mortelle, et retirée à Hampton-Court pour y recevoir les soins de sa mère et de ses sœurs, ne sortait de son abattement que pour reprocher à son père le sang de sa victime. Ses tragiques imprécations, interrompues par des repentirs et par des retours de tendresse pour son père, remplissaient le palais de trouble, de mystère, de remords, de consternation. La vie de lady Claypole se consumait rapidement dans ces alternatives de larmes et de malédictions. Celle de Cromwell lui-même s’usait en angoisses, en supplications, en tardifs repentirs. Il se sentait haï pour sa cruauté de l’être qu’il aimait le plus sur la terre, et, pour comble de remords, c’était lui-même qui s’était frappé dans sa fille. Ainsi la république qu’il avait trompée, d’un côté, la royauté qu’il avait martyrisée, de l’autre, prenaient, l’une le fanatisme, l’autre le cœur de ses filles pour venger sur son propre cœur, dans sa propre maison, son ambition ou ses inhumanités contre les deux causes. Situation de moderne Atride, qui corrompait toutes ses apparentes prospérités, capable de donner de la pitié à ses plus implacables ennemis !

Lady Claypole mourut dans ses bras à Hampton-Court, à la fin de 1650, en pardonnant à son père. Mais la nature ne lui pardonnait pas.

Du jour où il eut enseveli sa fille bien-aimée, il ne fit plus que languir.

Bien qu’il fût, en apparence, robuste de corps, et que sa verte maturité de cinquante-neuf ans, entretenue par la guerre, l’exercice, la sobriété, la chasteté des mœurs, lui conservât la souplesse et la vigueur d’un jeune homme, le dégoût de la vie, cette paralysie de l’âme, étreignit son cœur mort dans un corps sain. Il sembla ne plus prendre intérêt aux affaires du gouvernement ni aux distractions de sa propre famille. Ses confidents essayèrent de détourner ses pensées du tombeau de sa fille, en le contraignant à des changements de lieux et à des diversions de pensées propres à changer l’atmosphère morale qui le consumait. Son secrétaire Thurloe, et quelques-uns de ses amis les plus écoutés, de concert avec sa femme, lui ménagèrent, à son insu, des revues, des chasses, des courses, des entraînements de devoir ou de plaisir pour diversifier ses pensées. Ils le ramenèrent à Londres : la ville lui fut aussi odieuse que ses maisons de campagne. Ils imaginèrent de ranimer sa langueur par des repas champêtres, apportés du palais par ses serviteurs et dressés sur l’herbe, à l’ombre des plus beaux arbres, dans les sites qu’il aimait le plus. Son premier goût, le goût de la nature rurale et des animaux qui la vivifient, était le dernier qui mourait en lui. Le gentilhomme cultivateur et l’éleveur de bestiaux se retrouvaient sous le maître d’empire. La Bible et la vie patriarcale, à laquelle elle fait sans cesse allusion, s’associaient dans son imagination à ses souvenirs d’occupations rurales, qu’il regrettait jusque dans ses palais. Il disait souvent, comme Danton : Heureux celui qui vit sous le chaume et qui cultive son champ !

Un jour que Thurloe et les domestiques de Cromwell lui avaient fait préparer un repas sur l’herbe, au milieu du jour, à l’ombre d’un bois de magnifiques chênes écarté de la ville et plus ténébreux alors qu’aujourd’hui, il se sentit plus rasséréné et plus gai qu’à l’ordinaire, et il voulut passer le reste de la journée dans cette solitude. Il ordonna à ses écuyers de lui amener six chevaux isabelles que les États de Hollande lui avaient envoyés en présent, pour les essayer à la voiture, dans les avenues du parc. Deux pages montaient le cheval de main des deux premiers couples. Cromwell fit asseoir Thurloe dans la voiture, à sa place, et, montant lui-même sur le siège, il prit en main les guides des deux chevaux du timon. Mais les animaux, fougueux et encore indomptés, ayant précipité, en se cabrant, les deux pages, emportèrent au hasard et brisèrent contre un arbre la légère voiture de Cromwell renversée sur lui. Sa chute fit partir la détente d’un pistolet qu’il portait sous ses habits. Il fut traîné un moment sur le sable parmi les débris de son équipage. Bien qu’il se relevât sans blessure, cette chute, la détonation de l’arme à feu révélant au peuple rassemblé par l’accident ses terreurs par ses précautions, les sarcasmes dont cette aventure ne manquerait pas de nourrir la malignité de ses ennemis, lui parurent un présage et lui causèrent un saisissement mal contenu. Il affecta cependant d’en rire avec Thurloe : Il est plus aisé, lui dit-il, quelquefois de conduire un gouvernement qu’un attelage !

Il se fit ramener à Hampton-Court, et l’image présente de sa fille chérie dans ses salles lui paraissait peupler, au moins, de douleurs moins cruelles que l’oubli, les lieux que sa mort avait laissés vides. Une fièvre lente et intermittente l’y saisit. Il en brava les premiers accès sans que personne autour de lui soupçonnât la gravité du mal. La fièvre devint tierce et plus aiguë. Elle consumait rapidement ses forces. Les médecins appelés de Londres l’attribuèrent à l’air marécageux des bords mal endigués de la Tamise, à l’extrémité des jardins de Hampton-Court. On le ramena au palais de White-Hall, comme s’il eût été dans les décrets de la Providence de le faire mourir devant la même fenêtre du même palais où l’on avait, par sa volonté, construit, dix ans auparavant, l’échafaud du roi sa victime.

Cromwell ne devait plus se relever du lit royal où on le coucha à son retour à Londres. On a mille fois travesti ou interprété ses actes et ses paroles pendant sa longue agonie, au gré des partis qui avaient à se venger de sa vie ou à se parer de sa mort. Un document nouveau, authentique et inappréciable, les notes prises à son insu, heure par heure et soupir par soupir, par l’intendant de sa chambre, qui le servait jour et nuit, font assister à toutes ses pensées et à toutes ses paroles. Les paroles de cette heure suprême sont le secret des pensées. La mort démasque tous les visages, et il n’y a pas d’hypocrisie sous la main levée de Dieu.

Dans les intervalles de ses accès de fièvre, il remplissait ses heures par des lectures de livres saints et par des retours, tantôt désespérés, tantôt résignés, sur la mort de sa fille. Lisez-moi, dit-il dans un de ces moments à sa femme, l’épître de saint Paul aux habitants des Philippes. Elle lut ces mots : J’ai appris à être satisfait dans quelque tribulation où Dieu me jette ; j’ai appris à connaître les deux fortunes, l’excès des abaissements et l’excès des prospérités ; je sais braver l’une et l’autre avec la force du Dieu qui me soutient ! La lectrice s’arrêta. Ce verset, dit Cromwell, m’a sauvé une fois la vie, au moment où la mort de mon premier né, le petit Olivier, m’entra dans le cœur comme la lame d’un poignard. Ah ! saint Paul, continua-t-il, vous aviez le droit de parler ainsi, vous ! vous aviez correspondu à la grâce ! Mais moi !... Puis, se reprenant d’un ton de confiance réfléchie, après un peu de silence : Mais celui qui était le Christ de Paul, dit-il, n’est-il pas aussi le mien ?

On priait pour lui dans les trois royaumes : les puritains, pour leur prophète ; les républicains, pour leur champion ; les patriotes, pour le soutien de leur patrie. Les antichambres retentissaient du murmure sourd et perpétuel des ministres prêcheurs, des chapelains, des inspirés, des amis de sa personne et de sa famille, offrant à Dieu leurs gémissements pour racheter la vie de leur saint. White-Hall ressemblait plus à un sanctuaire qu’à un palais ; ce même esprit d’inspiration mystique qui l’avait poussé dans cette demeure au commencement éclatait dans sa fin. Il ne s’entretenait que de piété, jamais de politique, tant la pensée du salut l’emportait en lui sur la pensée de prolonger son pouvoir. Il avait désigné son fils Richard pour son successeur, dans un papier scellé et égaré le jour même où il avait été nommé protecteur. On aurait voulu, autour de lui, qu’il renouvelât cet acte ; mais il témoignait ou de l’indifférence ou de la répugnance à le faire. Enfin, quand on lui demandait devant témoin s’il n’était pas vrai que sa volonté fût que son fils Richard lui succédât : Oui, balbutiait-il avec un signe de tête affirmatif ; et il changeait aussitôt l’entretien. Il était évident que cet homme, rompu aux vicissitudes des empires et à la versatilité des peuples, attachait peu de valeur aux testaments d’un dictateur, et s’en rapportait à la Providence du sort de sa dictature après lui. Dieu gouvernera par l’instrument qu’il lui conviendra de choisir, disait-il : qui est-ce qui m’a donné à moi-même l’autorité sur son peuple ? Il croyait avoir déposé ce papier à Hampton-Court, on alla l’y chercher, on ne trouva rien ; on n’en reparla plus. Richard, qui vivait toujours à la campagne dans la maison paternelle de sa femme, arriva à Londres avec ses sœurs et ses beaux-frères pour entourer le lit de mort du chef de famille. Il ne semblait pas lui-même se faire plus d’illusion que son père sur l’hérédité de son pouvoir. Il n’en avait ni le goût ni l’ambition. Toute la famille, laissée par le protecteur dans la vie privée et dans la médiocrité de la vie commune, paraissait prête à y rentrer avec bonheur, comme des acteurs qui sortent de la scène après le drame. Ils n’avaient accumulé sur eux ni haines ni envies par leur insolence ou leur orgueil. Enfants de Sylla, qui pouvaient impunément se mêler à la foule, la tendresse mutuelle de cette famille et ses larmes étaient le seul appareil de cette mort autour du lit du protecteur.

Ne pleurez pas ainsi, dit-il une fois à sa femme et à ses enfants qui sanglotaient dans sa chambre ; n’aimez pas ce vain monde, je vous le dis au bord de ma tombe, n’aimez pas ce monde ! Il y eut un moment où il parut ressentir cependant quelque faiblesse pour la vie. N’y a-t-il personne ici qui puisse me tirer du danger ? On ne répondit rien. Les hommes ne peuvent rien, répondit-il, Dieu peut ce qu’il veut ! Eh bien, n’y a-t-il personne qui veuille prier avec moi ?

Le silence de ses lèvres était interrompu de temps eu temps par des aspirations mystiques et par des balbutiements, et l’on entendait l’accent de la prière intérieure : Seigneur, vous m’êtes témoin que, si je désire vivre, c’est pour glorifier votre nom et achever vos œuvres ! Il est terrible, il est terrible, il est terrible, murmura-t-il trois fois de suite, de tomber entre les mains du Dieu vivant !

Croyez-vous, dit-il à son chapelain, que l’homme puisse jamais perdre l’état de grâce devant Dieu, une fois qu’il y a été élevé ?

Non, dit le chapelain ; l’état de grâce ne suppose pas la possibilité de la rechute.

Eh bien, répliqua Cromwell, je suis content, car je suis sûr d’avoir été en état de grâce parfait à une certaine période de ma vie.

Tous ses problèmes étaient de la vie à venir, aucun de la vie présente.

Je suis le dernier des hommes, continua-t-il un moment après, mais j’ai aimé Dieu, loué Dieu, ou plutôt je suis aimé de Dieu !

Il y eut un moment où l’on crut que le danger de sa maladie était passé, où -il le crut lui-même. White-Hall et les temples retentirent d’actions de grâces. Ce moment fut court, la fièvre redoubla. Il eut des jours et des nuits de tranquille affaiblissement et de vagues délires. Dans la matinée du 30 août, un de ses officiers, regardant par la fenêtre, reconnut le républicain Ludlow, exilé de Londres, qui passait sur la place. Cromwell, informé de la présence de Ludlow, s’inquiéta du motif qui donnait à Ludlow l’audace de se montrer dans la capitale, et de passer sous les fenêtres de son palais. Il craignit une explosion républicaine calculée pour éclater à son dernier soupir. Il envoya son fils Richard chez Ludlow pour sonder l’intention secrète des républicains. Ludlow assura Richard qu’il m’était venu à Londres que pour une affaire privée, et qu’il ignorait même, en y venant, la maladie du protecteur. Il promit de repartir le même jour. C’est ce même Ludlow qui, proscrit peu de temps après la mort de Cromwell comme régicide, alla vieillir et mourir impénitent de ce meurtre à Véray, sur les bords du lac Léman, où l’on voit sa tombe.

Cromwell, rassuré sûr les intentions des républicains, ne s’occupa plus que de sanctifier sa fin. L’intendant de sa chambre, qui le veillait, l’entendit proférer, par versets décousus, sa dernière prière à haute voix. Il nota, pour sa propre édification, les paroles à mesure qu’elles s’échappaient des lèvres du protecteur mourant, et les transmit longtemps après à l’histoire.

Seigneur, je suis une misérable créature. Mais je suis dans ta vérité par la grâce, et j’espère comparaître devant toi pour ce peuple. Tu m’as créé, quoique indigne, -pour être l’instrument de quelque bien ici-bas, et de quelques services à mes frères. Beaucoup d’entre eux ont eu de moi une idée trop supérieure de mes forces, tandis que beaucoup d’autres vont se réjouir de ma mort : n’importe, ô mon Dieu ; continue de les combler de tes secours ; donne-leur la constance et la rectitude de sens ; rends par eux le nom du Christ de plus en plus glorieux dans l’univers ; enseigne à ceux qui se fiaient trop à ton instrument à ne placer la confiance qu’en toi seul ! Excuse ceux qui sont impatients de fouler aux pieds ce ver de terre ! et accorde-moi une nuit de paix, si c’est ton bon plaisir !

Le lendemain, anniversaire des batailles de Dumbar et de Worcester, ses plus grands triomphes, le bruit des fanfares militaires qui célébraient ces victoires monta jusque dans ses appartements. Je voudrais, s’écria-t-il, vivre encore assez pour rendre de pareils services à ce peuple ; mais ma journée est faite.... Que Dieu soit toujours avec ses enfants !

Après une dernière nuit d’insomnie, on lui demanda s’il voulait boire ou dormir. Ni boire ni dormir, maintenant, répondit-il, mais m’en aller vite à mon Père. Au lever du soleil, il perdit la voix, mais on le voyait prier encore à voix basse.

L’ouragan d’équinoxe, qui soufflait depuis la veille, se changea, à ce moment, en une tempête sur l’Angleterre, si convulsive qu’elle ressemblait à un tremblement de terre. Les voitures qui amenaient à Londres les amis du protecteur, avertis de l’extrémité de ses périls, ne purent avancer contre le vent, et se réfugièrent dans des hôtelleries sur la route. Les maisons hautes de Londres semblaient osciller comme des navires sur les vagues. Des toits furent emportés, des arbres séculaires d’Hyde Park déracinés et balayés sur le sol avec toutes leurs feuilles, comme des brins de paille. Cromwell expira à deux heures après midi, au milieu de ce bouleversement de la nature. La tempête l’emporta, comme elle l’avait apporté. La superstition du, peuple vit un prodige dans cette coïncidence d’une convulsion de l’air avec la dernière convulsion de son Macchabée. Il lui sembla qu’il avait fallu un effort suprême des éléments pour déraciner du trône et de la vie cet homme qui portait le poids des destinées de l’Angleterre, et dont la disparition allait creuser un vide qu’il comblait seul de sa dictature.

L’obéissance était tellement devenue une habitude, et la terreur survivait tellement au bras, qu’aucune faction n’osa respirer devant son cadavre, et que ses ennemis, comme ceux de César, furent obligés de feindre le deuil de ses funérailles. Il fallut plusieurs mois à l’Angleterre pour se convaincre que son maître n’existait plus, et pour tenter quelques mouvements de liberté après une si mémorable servitude. S’il y avait eu un Antoine à la tête des soldats de l’armée de Londres, et un Octave dans Richard Cromwell, le Bas-Empire pouvait commencer pour la Grande-Bretagne. Mais Richard abdiqua, après quelques jours d’exercice du pouvoir. Il avait embrassé, avec larmes, les genoux de son père, pour le supplier d’épargner la tête du roi Charles Ier. L’abdication ne lui coûta pas, car il avait vu de trop près le prix du pouvoir suprême. Il redevint un simple et modeste citoyen de sa patrie, jouissant en paix de son obscurité et de son innocence.

Voilà le caractère de Cromwell enlevé au roman et restitué à l’histoire. Ce prétendu comédien de soixante ans redevient un homme. On ne le comprenait pas, on le comprend.

Un grand homme est toujours la personnification de l’esprit qui souffle à telle ou telle époque sur son temps et sur sa patrie. L’esprit biblique souillait en 1600 sur les trois royaumes. Cromwell, plus pénétré qu’un autre de cet esprit, ne fut ni un politique, ni un ambitieux, ni un Octave, ni un César ; ce fut un juge de l’Ancien Testament ; sectaire d’autant plus puissant qu’il était plus superstitieux, plus étroit et plus fanatique. S’il avait eu plus de génie que son époque, il aurait été moins puissant sur son siècle. Sa nature était moins grande que son rôle : sa superstition fut la moitié de sa fortune. Véritable Calvin soldatesque, tenant la Bible d’une main, l’épée de l’autre, il visait au salut plus qu’à l’empire. Les historiens, mal informés jusqu’ici, ont pris une de ces ambitions pour l’autre. C’était celle du temps. Toutes les factions de ce siècle étaient religieuses, comme toutes les factions du nôtre sont politiques. En Suisse, en Allemagne, dans le Nord, en France, en Écosse, en Irlande, en Angleterre, tous les partis empruntaient leurs principes, leurs divisions, leur férocité, à la Bible : ce livre était devenu l’ORACLE universel. Interprété diversement par les sectaires opposés, cet ORACLE donnait à chaque interprétation l’âpreté d’un schisme, à chaque destinée la sainteté d’une révélation, à chaque chef l’autorité d’un prophète, à chaque vaincu l’héroïsme d’un martyr, à chaque vainqueur la férocité d’un bourreau sacrifiant à Dieu des victimes : Un accès de frénésie mystique avait saisi le monde chrétien ; le plus frénétique devait l’emporter. Danton a dit qu’en révolution la victoire était au plus scélérat. On peut dire, avec la même justesse, qu’en guerres religieuses, la victoire est au plus superstitieux. Quand cet homme est en même temps un soldat, et qu’il anime de sa mysticité une soldatesque, il n’y a plus de bornés à sa fortune : il assujettit le peuple par l’armée, et l’armée par la superstition populaire. Il est Mahomet s’il a du génie, il est Cromwell s’il n’a que de la politique et du fanatisme.

On ne peut donc refuser à Cromwell la sincérité. Elle motive seule son élévation ; elle n’excuse pas, mais elle explique ses crimes. Cette sincérité, qui fut sa vertu, donna à sa vie la foi, le dévouement, l’enthousiasme, la suite, le patriotisme, la tolérance, l’austérité des mœurs, l’application à la guerre et aux affaires, le sang-froid, la modestie, la prière, l’abnégation d’ambition personnelle pour sa famille, tout ce caractère patriarcal et romain de la première république, qui caractérisent sa vie et son interrègne. Elle lui donna aussi cette implacabilité d’un sectaire qui, en frappant ses ennemis, croit frapper les ennemis de Dieu. Les massacres de vaincus en Irlande, et le meurtre à froid de Charles Ier, sont les vertiges de cette fausse conscience. Elle n’était tempérée en lui par aucune de ces clémences du cœur qui font excuser dans César les inhumanités de l’ambition. On y sent le vœ victis brutal du sectaire, du démagogue et du soldat dans un même homme.

Ainsi qu’il arrive toujours, ces deux crimes sans pitié tournèrent, l’un contre sa cause, l’autre contre sa mémoire.

Que voulait Cromwell ? Ce n’était pas le trône : nous avons vu qu’il l’avait eu dix fois sous la main, et qu’il l’avait repoussé pour laisser régner la seule Providence. Il voulait assurer à sa secte des indépendants en matière de foi la liberté religieuse, et il voulait que cette liberté religieuse fût garantie par la puissante représentation du peuple et du parlement, avec une direction monarchique à la tête de cette république des saints.

Voilà ce qui ressort nettement de toute sa vie, de tous ses actes, de toutes ses paroles.

Or, en épargnant la tête du roi vaincu, et en concluant avec lui ou avec ses fils un pacte national, une nouvelle grande charte garantissant la liberté religieuse et la liberté représentative à l’Angleterre, Cromwell laissait une tête à la république, un roi aux royalistes, un parlement tout-puissant à la nation, une indépendance victorieuse aux consciences. En tuant le roi et en massacrant l’Irlande, il donnait un grief sanglant aux royalistes, des martyrs aux cultes persécutés, une réaction longue et certaine au pouvoir absolu, au protestantisme d’État, ou au catholicisme romain. Il préparait le règne inévitable des derniers Stuarts survivants, car les dynasties ne meurent jamais danse le sang, mais dans la fuite. Sa férocité retombait donc tôt ou tard sur sa cause. Mais, de plus, elle devait retomber éternellement et justement sur sa mémoire. Ce Marius biblique ne pouvait jamais sortir absous de ces proscriptions. Après avoir beaucoup tué, il gouverna patriotiquement, c’est vrai ; il fonda sur terre et sur mer la grande puissance de l’Angleterre. Mais les nations, si souvent ingrates des vertus qu’on déploie pour elles, sont ingrates aussi et plus justement des crimes que l’on commet pour leur grandeur. Les nations, quoi qu’en disent les disciples de Machiavel et de la Convention, ont une conscience et des remords qui durent autant que l’histoire. Cromwell blessa celle de l’Angleterre autant par son humanité que par ses cruautés. Les éclaboussures de ce sang royal et de ce sang d’un peuple ont rejailli sur son nom. Sa mémoire est restée grande mais sinistre. C’est une gloire de l’Angleterre, mais une gloire par réticence. Ses historiens, ses orateurs, ses patriotes n’aiment pas à en parler et n’aiment pas qu’on leur en parle. Ils rougissent de devoir tout à un tel homme. Le patriotisme britannique, qui ne peut méconnaître historiquement la réalité de ses services, jouit des fondements que Cromwell a donnés en Europe à la puissance de sa patrie, mais il les récuse dans sa gloire. Il accepte l’œuvre, il répudie l’homme. Le nom de Cromwell est pour les Anglais comme ces pierres druidiques sur lesquelles leurs barbares ancêtres faisaient à leurs dieux des sacrifices humains, que l’on a jetées ensuite dans les fondations des édifices d’un autre âge, et qu’on ne peut déterrer et rendre à la lumière sans y voir encore les traces du sang versé par de féroces superstitions.