HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME SEPTIÈME

 

LIVRE CINQUANTE-QUATRIÈME.

 

 

I.

Pendant les premiers mois de 1794, Saint-Just et Lebas, tantôt réunis, tantôt séparés, tous deux confidents intimes de Robespierre, coururent de l'armée du Nord à l'armée du Rhin, de Lille à Strasbourg, pour réorganiser les armées, surveiller les généraux, activer et modérer l'esprit public dans les départements menacés. Saint-Just portait non-seulement dans les tribunaux le nerf d'une volonté inflexible, mais il portait sur le champ de bataille l'élan de sa jeunesse et l'exemple d'une intrépidité qui étonnait le soldat. Il ne ménageait pas plus son sang que sa renommée. « Saint-Just, » disait son collègue Baudot à son retour des armées, « ceint de l'écharpe du représentant, et le chapeau ombragé du panache tricolore, charge à la tête des escadrons républicains, et se jette dans la mêlée, au milieu de la mitraille et de l'arme blanche, avec l'insouciance » et la fougue d'un hussard. »

Le jeune représentant eut plusieurs chevaux tués sous lui. Il ne s'arrachait à l'enivrement de la guerre que pour se condamner aux veilles et aux travaux assidus de l'organisateur. Il ne se permettait aucun des délassements dont sa jeunesse aurait pu le rendre avide. Il semblait ne connaître d'autre volupté que le triomphe de sa cause. Ce proconsul de vingt-quatre ans, maître de la vie de milliers de citoyens et de la fortune de tant de familles, qui voyait à ses pieds les femmes et les filles des détenus, montrait l'austérité de Scipion. Il écrivait du milieu du camp, à la sœur de Lebas, des lettres où respirait un chaste attachement. Terrible au combat, impitoyable au conseil, il respectait en lui la Révolution comme un dogme dont il ne lui était permis de rien sacrifier à des sentiments humains. Également implacable envers ceux qui souillaient la république et envers ceux qui la trahissaient, il envoya à la guillotine le président du tribunal révolutionnaire de Strasbourg, qui avait imité et égalé en Alsace les férocités de Lebon. La mission de Saint-Just à Strasbourg sauva des milliers de têtes. Dégoûté de la terreur, en la contemplant de près, il écrivait à Robespierre : « L'usage de la terreur a blasé le crime comme les liqueurs fortes blasent le palais. Sans doute il n'est pas temps encore de faire le bien ; le bien particulier que l'on fait n'est qu'un palliatif. Il faut attendre un mal général assez grand pour que l'opinion éprouve une réaction. La Révolution doit s'arrêter à la perfection du bonheur et de la liberté publique par les lois. Ses convulsions n'ont pas d'autre objet et doivent renverser tout ce qui s'y oppose. — On parle de la hauteur de la Révolution, » écrit-il ailleurs dans une note de ses Méditations intimes. « Qui la fixera ? Elle est mobile. Il y eut des peuples qui tombèrent de plus haut. »

 

II.

Lebas, son ami et presque partout son collègue, avait été le condisciple de Robespierre. Il s'était dévoué, par un double culte, à ses principes comme révolutionnaire, à sa personne comme ami. Né à Frévent, dans les environs d'Arras, patrie de Robespierre, des talents oratoires signalés dans des causes populaires avaient porté Lebas à la Convention. Il y suivait la pensée de Robespierre comme l'étoile fixe de ses opinions. Probe, modeste, silencieux, sans autre ambition que celle de servir les idées de son maître, il croyait à la vertu comme à l'infaillibilité de Robespierre. Il avait remis sa conscience et ses votes dans ses mains. Des rapports de familiarité et presque de parenté augmentaient encore l'intimité des opinions. Lebas, introduit par Robespierre dans la maison de Duplay, était devenu le commensal de cette famille. Il avait épousé la plus jeune des filles de Duplay. La main qui tirait le sabre à la tête de nos bataillons et qui signait l'emprisonnement ou la liberté de tant de proscrits écrivait à cette femme, rêvant le bonheur domestique sous le même toit où Robespierre rêvait ses théories souillées de sang : « Quand pourrai-je mettre le sceau à une union à laquelle j'attache le bonheur de ma vie, » disait Lebas à sa fiancée. « Oh ! qu'il sera doux le moment où je te reverrai ! Que de cruels sacrifices la patrie me demande par ces absences ! Mais les choses vont si mal, il faut ici des députés vraiment patriotes. Hier je fis arrêter deux généraux. En rendant à Paris tous les services dont je suis capable, je jouirais du bonheur d'être près de toi ! Nous serions unis maintenant ! Dis à Robespierre que ma santé ne peut se prêter longtemps au rude métier que je fais ici. Pardonne-moi la brièveté de mes lettres. Il est une heure du matin ; je rentre accablé de fatigue, je vais dormir en rêvant à toi... Quand notre voiture nous emporte et que mon collègue Duquesnoy, épuisé de fatigue, cesse de parler ou s'endort, moi je songe à toi. Toute autre idée, quand je puis arracher ma pensée aux affaires politiques, m'est importune. Maintenant que ma présence n'est plus aussi nécessaire, Couthon n'aura-t-il pas assez d'égards pour son jeune collègue ? Robespierre ne considérera-t-il pas que j'ai assez fait pour abréger le terme de mon sacrifice ? Occupe-toi, chère Élisabeth, de l'arrangement de notre future demeure.... J'ai écrit hier à la hâte à Robespierre. Je suis content de Saint-Just. R a des talents et d'excellentes qualités. Embrasse toute la famille, et Robespierre est du nombre. Saint-Just est aussi impatient que moi de revoir Paris : tu sais pourquoi.... Nous sommes allés ce matin, Saint-Just et moi, visiter une de ces plus hautes montagnes au sommet de laquelle est un vieux fort ruiné, placé sur un rocher à pic. Là, nous éprouvâmes tous les deux, en promenant nos regards sur les alentours, un sentiment délicieux. C'est le seul jour où nous ayons eu un moment de repos. J'aurais voulu être à côté de toi, pour partager avec toi l'émotion que je ressentais, et du es à cent lieues.... Nous ne cessons, Saint-Just et moi, de prendre les mesures nécessaires au triomphe de nos armées. Nous courons nuit et jour et nous exerçons la plus infatigable surveillance. Au moment où il s y attend le moins, tel général nous voit arriver, et lui demander compte de sa conduite. Je suis heureux que tu n'aies point de prévention contre Saint-Just. Je lui ai promis un repas de ta main. C'est un excellent homme. Je l'aime et je l'estime tous les jours davantage. La république n'a pas de plus ardent et de plus intelligent défenseur. L'accord le plus parfait règne entre nous. Ce qui me le rend encore plus cher, c'est qu'il me parle souvent de toi, et qu'il me console autant qu'il peut. Il attache, à ce qu'il me semble, un grand prix à notre amitié. Il me dit de temps en temps des choses d'un bien bon cœur. Je vais écrire à Henriette. Je présume que vous vous aimez toujours bien. »

Henriette était la sœur de Lebas, aimée de Saint-Just. L'attachement que Saint-Just témoignait à Lebas était un reflet de celui qu'il éprouvait pour la sœur de son collègue. Mais cette jeune fille, qui rendait au commencement à Saint-Just le sentiment qu'il ressentait pour elle, ayant hésité ensuite à lui donner sa main, Saint-Just attribua à Lebas cet éloignement. Il se refroidit envers son collègue. Ces deux Conventionnels restèrent néanmoins l'un et l'autre attachés à Robespierre. Cette circonstance, dit-on, fut, quelques mois plus tard, le motif de l'absence de Saint-Just du comité de salut public ; absence qui affaiblit le parti de Robespierre et qui causa sa chute et sa mort. Une inclination de cœur contrariée fut pour quelque chose dans la catastrophe qui entraîna Robespierre et la république.

 

III.

Ces détails intérieurs attestent la simplicité des passions et des intérêts qui s'agitaient autour du maître de la république. Robespierre le jeune, Saint-Just, Couthon, l'italien Buonarotti, Lebas, quelques jeunes filles naïves dans leur patriotisme, quelques artisans pauvres et probes, quelques sectaires fanatisés par les doctrines démocratiques étaient toute la cour de Robespierre. La maison d'un ouvrier continuait à être son palais. C'était l'école d'un philosophe au lieu de l'entourage d'un dictateur. Mais ce philosophe avait le peuple indocile pour disciple, et ce peuple avait le glaive à la main. Robespierre lui-même, à cette époque, ne se sentait pas encore la force d'imposer ses volontés à la Convention. Danton vivait et pouvait le balancer sur la Montagne. Hébert, Pache, Chaumette, Vincent, Ronsin le bravaient à la commune. Le comité de salut public n'était pas assez dans sa main. Le tribunal révolutionnaire était un instrument docile à tous les partis. La populace de Paris déchaînée intimidait le véritable peuple, la lie débordait. La liberté était le scandale des républicains eux-mêmes. Ce n'était pas le règne, mais les saturnales de la république.

Hébert et Chaumette fomentaient tous les jours davantage ces excès : l'un dans ses feuilles du Père Duchesne, l'autre dans ses discours. Philosophes de l'école de Diderot, ces deux hommes remuaient la crapule du cœur humain. Ils professaient l'athéisme. Le perpétuel dialogue qu'ils entretenaient avec le peuple était assaisonné de jurements et de ces mots impurs qui sont à la langue des hommes ce que les immondices sont à la vue et à l'odorat. Ils infectaient le vocabulaire de la liberté. Le cynisme et la férocité se comprennent. La férocité est le cynisme du cœur. Le bas peuple était fier de voir élever sa trivialité à la dignité de langue politique. Ce travestissement le faisait rire comme la mascarade des mots. La langue avait perdu sa pudeur. Ses nudités ne la faisaient plus rougir. Elle s'en parait comme une prostituée.

 

IV.

Les femmes du peuple avaient été les premières à applaudir au dévergondage d'Hébert. Mirabeau les avait suscitées d'un mot prononcé à Versailles, la veille des journées des 5 et 6 octobre. « Si les femmes ne s'en mêlent, » avait-il dit à demi-voix aux émissaires de l'insurrection parisienne, « il n'y aura rien de fait. » Il savait que la fureur des femmes, une fois enflammée, s'élève à des accès et à des profanations qui dépassent l'audace des hommes. L'inspiration antique, cette fureur sacrée, bouillonnait surtout clans les sibylles. Les démagogues savaient de plus que les baïonnettes s'émoussent devant des poitrines de femmes, et que ce sont des mains sans armes qui désarment le mieux les soldats. Les femmes de Paris, accourues à la tête des bandes de la capitale, avaient en effet violé les premières le palais du roi, brandi le poignard sur le lit de la reine, et rapporté à Paris, au bout de leurs piques, les têtes des gardes du corps massacrés. Théroigne de Méricourt et ses bandes avaient marché à l'assaut des Tuileries le 20 juin et le 10 août. Terribles pendant le combat, cruelles après la victoire, elles avaient assassiné les vaincus, mutilé les cadavres, égoutté le sang. La Révolution, ses agitations, ses journées, ses jugements, ses supplices étaient devenus pour ces mégères un spectacle aussi nécessaire que les combats de gladiateurs l'étaient aux patriciennes corrompues de Rome. Honteuses d'être exclues des clubs d hommes, ces femmes avaient fondé d'abord, sous le nom de sociétés fraternelles, puis sous celui de sociétés de femmes républicaines et révolutionnaires, des clubs de leur sexe. Il y avait, à coté du lieu de leur réunion, jusqu'à des clubs d'enfants de douze à quinze ans, appelés les Enfants Rouges ; baptême de sang sur la tête de ces précoces républicains. Ces sociétés de femmes avaient des orateurs. La commune de Paris, sur le rapport de Chaumette, avait décrété que ces héroïnes des grandes journées de la Révolution auraient une place d'honneur dans les cérémonies civiques, qu'elles seraient précédées d'une bannière portant pour inscription : « Elles ont balayé les tyrans devant elles ! — Elles assisteront aux fêtes nationales, » disait l'arrêté de la commune, « avec leurs maris et leurs enfants, et elles y tricoteront. » De là vint ce nom de tricoteuses de Robespierre, nom qui flétrit ce signe du travail des mains et du foyer domestique. Chaque jour, des détachements de ces mercenaires, soldés par la commune, se distribuaient aux abords du tribunal, sur la route des charrettes et sur les marches de la guillotine pour applaudir la mort, insulter les victimes et rassasier leurs yeux de sang. L'antiquité avait des pleureuses à gages, la commune avait des furies stipendiées.

 

V.

La Société Fraternelle de femmes tenait ses séances dans une salle attenante à la salle des Jacobins. Cette réunion était composée de femmes lettrées qui discutaient avec plus de décence les questions sociales analogues à leur sexe, telles que le mariage, la maternité, l'éducation des enfants, les institutions de secours et de soulagements à l'humanité. Elles étaient les philosophes de leur sexe. Robespierre était leur oracle et leur idole. Le caractère utopique et vague de ses institutions était conforme au génie des femmes, plus propres à rêver le bonheur social qu'à formuler le mécanisme des sociétés.

La Société Révolutionnaire siégeait à Saint-Eustache. Elle était composée de femmes perdues, aventurières de leur sexe, recrutées dans le vice, ou dans les réduits de la misère, ou dans les cabanons de la clémence. Le scandale de leurs séances, le tumulte de leurs motions, la bizarrerie de leur éloquence, l'audace de leurs pétitions importunaient le comité de salut public. Ces femmes venaient dicter des lois sous prétexte de donner des conseils à la Convention. Il était évident que leurs actes leur étaient soufflés par les agitateurs de la commune et des Cordeliers. Elles étaient l'avant-garde d'un nouveau 31 mai. Particulièrement affiliées au club des Cordeliers, abandonné, depuis l'éclipse de Danton, aux plus effrénés démagogues, elles calquaient leurs doctrines agraires sur le club des Enragés. Ces trois clubs étaient à la commune ce que les Jacobins étaient à la Convention : tantôt son fouet, tantôt son frein, quelquefois son glaive. Hébert était leur Robespierre ; Chaumette était leur Danton.

 

VI.

Une femme jeune, belle, éloquente, si l'on peut donner ce nom à l'inspiration désordonnée de l'âme, présidait ce dernier club. Elle se nommait Rose Lacombe. Fille sans mère, née du hasard dans les coulisses des théâtres de province, elle avait grandi sur les tréteaux subalternes. La vie pour elle n'avait été qu'un mauvais rôle ; la parole, qu'une perpétuelle déclamation. Nature mobile et turbulente, l'enthousiasme révolutionnaire l'avait facilement emportée dans son tourbillon. Remarquée, admirée, applaudie dans les premières agitations de Paris, cette grande scène du peuple l'avait dégoûtée de toute autre scène. Comme Collot- d'Herbois, elle avait passé, de plain-pied, du théâtre à la tribune. Elle portait comme lui, dans les tragédies réelles de la république, les accents et les gestes de son premier métier. Le peuple aime naturellement ces natures déclamatoires. Le gigantesque lui paraît sublime. Plus sensible au bruit qu'à la vérité, ce qui contrefait la nature lui semble la surpasser.

Les femmes du club révolutionnaire étaient fières de cette femme qui parlait comme un homme, qui gesticulait comme une actrice et qui éblouissait de beauté. C'était la Pythie des faubourgs. La foule des créatures perdues qui hantaient ces clubs se glorifiaient d'avoir à leur tête un être que le vice avait marqué, de bonne heure, du même sceau qu'elles. Une femme pure les aurait humiliées. Rose Lacombe leur paraissait réhabiliter leur profession par l'excès du républicanisme. Elle avait un ascendant tout-puissant sur la commune. Elle gourmandait les députés. Bazire, Chabot pliaient devant elle. Robespierre, seul parmi les maîtres de l'opinion, lui interdisait sa porte. Elle se faisait ouvrir les prisons ; elle dénonçait ou elle absolvait ; elle obtenait des emprisonnements ou des grâces. Facilement fléchie par les larmes, elle intercédait souvent pour les accusés.

L'amour l'avait surprise elle-même dans un de ces cachots qu'elle visitait. Frappée de la beauté d'un jeune détenu, neveu du maire de Toulouse et emprisonné avec son oncle, Rose Lacombe avait tout tenté pour sauver son protégé. Elle injuria la Convention. Bazire et Chabot la dénoncèrent aux Cordeliers comme une intrigante qui voulait corrompre le patriotisme. « Elle est dangereuse parce qu'elle est éloquente et belle, » dit Bazire. — « Elle m'a menacé, si je ne faisais pas mettre en liberté le maire de Toulouse, » dit Chabot. « Elle m'a avoué que ce n'était pas ce magistrat, mais son neveu qui intéressait son cœur. Moi, qu'on accuse de me laisser dompter par les femmes, j'ai résisté. C'est parce que j'aime les femmes que je ne veux pas qu'elles corrompent et calomnient la vertu ! Elles ont osé attaquer jusqu'à Robespierre. » A ces mots Rose Lacombe se lève dans les tribunes et demande à répondre. Le club s'agite. Les spectateurs se partagent. Les uns veulent qu'elle soit entendue, les autres demandent son expulsion. Le président se couvre. Le club décide qu'il sera fait une adresse au comité de sûreté générale pour demander l'épuration de la Société des femmes révolutionnaires. La Convention n'osa pas encore les dissoudre.

 

VII.

Robespierre s'indigna, tout haut, de ces orgies d'opinion, où, sous prétexte d'animer le patriotisme, on pervertissait la nature. Chaumette redoutait la colère de Robespierre. Il voulut la conjurer. Il prépara une scène théâtrale, dans laquelle il affecterait l'austérité du tribun des mœurs contre les excès qu'il avait lui-même provoqués. Vers la fin de janvier, une colonne de femmes révolutionnaires recrutées et guidées par Rose Lacombe, coiffées de bonnets rouges et étalant les nudités du costume, força l'entrée du conseil de la commune et troubla la séance par ses pétitions et par ses cris. Des murmures d'indignation concertés d'avance s'élevèrent dans le sein de l'Assemblée. « Citoyens, » s'écria Chaumette, « vous faites un grand acte de raison par ces murmures. L'entrée de l'enceinte où délibèrent les magistrats du peuple doit être interdite à ceux qui outragent la nation. — Non, » dit un membre du conseil, « la loi permet aux femmes d'entrer. — Qu'on lise la loi, » reprend Chaumette. « La loi ordonne de respecter les mœurs et de les faire respecter. Or, ici je les vois méprisées. Et depuis quand est-il permis aux femmes d'abjurer leur sexe, d'abandonner les soins pieux du ménage, le berceau de leurs enfants, pour venir sur la place publique, dans la tribune aux harangues, à la barre du sénat, dans les rangs de nos armées, usurper des droits que la nature a répartis à l'homme ? A qui donc la nature a-t-elle confié les soins domestiques ? Nous a-t-elle donné des mamelles pour allaiter nos enfants ? A-t-elle assoupli nos muscles pour nous rendre propres aux occupations de la maison et du ménage ? Non : elle a dit à l'homme sois homme, et à la femme sois femme et tu seras la divinité du sanctuaire intérieur ! Femmes imprudentes, qui voulez devenir hommes ! n'êtes-vous pas assez bien partagées ? Vous dominez sur tous nos sens ! Votre despotisme est celui de l'amour et par conséquent celui de la nature. » A ces mots, les femmes enlèvent de leurs fronts le bonnet rouge. « Rappelez-vous, » continue Chaumette, « ces femmes perverses qui ont excité tant de troubles dans la république. Cette femme hautaine d'un époux perfide, la citoyenne Roland, qui se crut capable de gouverner la nation et qui courut à sa perte ; cette femme homme, l'impudente Olympe de Gouges, qui fonda la première des sociétés de femmes et marcha à la mort pour ses crimes ! Les femmes ne sont quelque chose que quand les hommes ne sont rien : témoin Jeanne-d'Arc, qui ne fut grande que parce que Charles VII était moins qu'un homme ! »

Les femmes se retirèrent, en apparence convaincues par l'allocution de Chaumette. Rose Lacombe n'en continua pas moins, à l'instigation d'Hébert, à agiter la lie de son sexe. Des groupes de femmes vêtues de pantalons rouges et les cheveux décorés de cocardes insultèrent et fustigèrent, dans les lieux publics, d'innocentes jeunes filles surprises par elles sans les signes extérieurs du patriotisme.

Amar, provoqué par Robespierre, prit la parole à ce sujet à la Convention. « Je vous dénonce, » dit-il, « un rassemblement de plus de six mille femmes soi-disant Jacobines et membres d'une prétendue Société révolutionnaire. La nature, par la différence de force et de conformation, leur a donné d'autres devoirs. La pudeur, qui leur interdit la publicité, leur fait une loi de rester dans l'intérieur de la famille. » La Convention adopta ces principes et ferma les clubs de femmes. Rose Lacombe rentra dans l'obscurité et dans l'écume, d'où la passion révolutionnaire l'avait un moment soulevée. Hébert et son parti furent désarmés de ces bandes, qu'ils exerçaient à des rassemblements d'abord suppliants, puis impérieux contre la Convention.

 

VIII.

Le parti d'Hébert à la commune aspirait ouvertement à continuer et à dépasser le parti de Marat. Il commençait à inquiéter le comité de salut public, et à lasser Robespierre et Danton. Hébert, maître de la commune par Pache, par Payan, par Chaumette ; maître du peuple par les chefs subalternes des émeutes ; maître de l'armée révolutionnaire par Ronsin ; maître du club des Cordeliers par ses orateurs nouveaux, au nombre desquels se signalait le jeune Vincent, secrétaire-général du ministère de la guerre ; maître enfin des soulèvements les plus tumultueux de la multitude par son journal le Père Duchesne dans lequel il soufflait le feu d'une perpétuelle sédition, il attaquait timidement Robespierre, ouvertement Danton. Ces deux grandes popularités sapées, Hébert comptait imposer facilement à la Convention sa démagogie. L'idéal de ce parti n'était ni la liberté, ni la patrie : c'était la subversion totale de toutes les idées, de toutes les religions, de toutes les pudeurs, de toutes les institutions sur lesquelles l'ordre social avait été fondé jusque-là ; la tyrannie absolue et sanguinaire du seul peuple de Paris sur le reste de la nation ; la décapitation en masse de toutes les classes nobles, riches, lettrées, morales, qui avaient dominé par les rangs, les lumières ou les préjugés ; la suppression de la représentation nationale ; enfin l'établissement pour tout gouvernement d'une dictature absolue comme le peuple et irresponsable comme le destin.

Chacun des principaux membres de cette faction, Hébert, Chaumette, Vincent, Momoro, Ronsin, s'arrogeait, dans sa pensée, cette magistrature suprême. En attendant elle était dévolue au maire Pache, caractère abstrait, mystérieux, taciturne, dont l'extérieur avait une analogie terrible avec la toute-puissance vengeresse, implacable et muette qu'il s'agissait de personnifier en lui.

La soif insatiable de sang qui depuis cinq mois ne s'assouvissait pas de supplices, les émeutes incessantes contre les riches et les négociants, les cris contre, les accapareurs, les folies du maximum commandées à la Convention, les démolitions, les exhumations, les violations des sépultures, les apostasies imposées à Gobel et à son clergé sous peine de mort, la proscription de cent mille prêtres poursuivis, incarcérés, martyrisés pour leur foi, la profanation des églises, les parodies de cultes, les proclamations d'athéisme, les honneurs rendus à l'immoralité, enfin le catéchisme crapuleux et sanguinaire dont le Père Duchesne jetait, chaque matin, les feuilles au peuple, étaient les symptômes qui révélaient à Robespierre et à Danton les plans ou les délires de cette faction. Mais, couverte par la commune, cette faction pouvait tout braver. Danton, presque toujours retiré dans une maison de campagne qu'il venait d'acheter à Sèvres, abandonnait la tribune des Cordeliers à ses ennemis, et sa popularité à elle-même. Il ne paraissait plus que rarement aux Jacobins. Non plus comme autrefois pour tout écraser et pour tout entraîner, mais pour se justifier et pour se plaindre. Entouré d'une petite cour d'hommes suspects que sa fortune avait attachés à lui, il semblait épier, dans l'inaction, une défaillance du gouvernement pour s'en emparer. Il affectait une grande insouciance du pouvoir, un grand dédain des partis. Le triumvirat subalterne d'Hébert, de Chaumette et de Ronsin lui paraissait trop imperceptible pour mériter un de ses regards. D'ailleurs, il voyait avec une sécrète joie, dans ce triumvirat, un moyen de contrebalancer au besoin la fortune toujours ascendante de Robespierre. Danton se bornait donc à se défendre des morsures d'Hébert et de sa meute, qui ne cessaient de vociférer contre lui.

Cet acharnement impolitique du parti d'Hébert contre Danton, au moment où ce parti voulait dépopulariser Robespierre et dompter le comité de salut public, avait sa source dans une rivalité de journalistes entre Hébert et Camille Desmoulins. Le Père Duchesne, descendu plus bas dans la boue que son rival, ne cessait d'éclabousser Camille Desmoulins. Celui-ci répondait à Hébert par des pamphlets où l'injure était gravée au fer rouge sur le front de ses ennemis.

 

IX.

Muet depuis la mort des Girondins, Camille Desmoulins venait de reprendre la plume et de publier quelques feuilles, dignes à la fois de Tacite et d'Aristophane, contre les excès de la terreur et contre les doctrines d'Hébert. Il essayait de prendre le crime en ridicule, mais la mort ne rit pas. La publication de ces feuilles détachées avait été à la fois, comme tous les actes de Camille Desmoulins, une boutade de colère et une caresse secrète à deux grandes popularités. En voici l'origine.

Un des derniers soirs du mois de janvier, Danton, Souberbielle, juré du tribunal révolutionnaire, et Camille Desmoulins sortirent ensemble du Palais-de-Justice. La journée avait été sanglante. Quinze têtes avaient roulé, le matin, sur la place de la Révolution ; vingt-sept avaient été jugées à mort dans la séance, et dans ce nombre les têtes les plus hautes de l'ancienne magistrature de Paris. Ces trois hommes, le front abattu, le cœur serré par les impressions sinistres du spectacle qu'ils venaient d'avoir sous les yeux, marchaient en silence. La nuit, qui donne de la force aux réflexions et qui laisse échapper les secrets de l'âme, était sombre et froide. Arrivé sur le Pont-Neuf, Danton se tournant soudainement vers Souberbielle : « Sais-tu bien, » lui dit-il, « que du train dont on y va il n'y aura bientôt plus de sûreté pour personne ? Les meilleurs patriotes sont confondus, sans choix, avec les traîtres. Le sang versé par les généraux sur le champ de bataille ne les dispense pas d'en verser le reste sur l'échafaud. Je suis las de vivre. Tiens, regarde ! la rivière semble rouler du sang ? — C'est vrai, » dit Souberbielle, « le ciel est rouge, il y a bien d'autres pluies de sang derrière ces nuages ! Ces hommes-là avaient demandé des juges inflexibles et ils ne veulent plus que des bourreaux complaisants. Quand je refuse une tête innocente à leur couteau, ils appellent ma conscience scrupule. Mais que puis-je, moi ? » continua Souberbielle avec abattement. « Je ne suis qu'un patriote obscur. Ah ! si j'étais Danton ? — Danton dort, tais-toi ! » répondit le rival de Robespierre à Souberbielle. « Il se réveillera quand il en sera temps. Tout cela commence à me faire horreur. Je suis un homme de révolution, je ne » suis pas un homme de carnage. Mais toi, » poursuivit Danton en s'adressant à Camille Desmoulins, « pourquoi gardes-tu le silence ? — J'en suis las, du silence, » répondit Camille, « la main me pèse ; j'ai quelquefois envie d'aiguiser ma plume en stylet et d'en poignarder ces misérables. Qu'ils y prennent garde ! Mon encre est plus indélébile que leur sang. Elle tache pour l'immortalité ! — Bravo, Camille ! reprit Danton ; commence dès demain. C'est toi qui as lancé la Révolution, c'est à toi de l'enrayer. Sois tranquille, » continua Danton d'une voix plus sourde, « cette main t'aidera. Tu sais si elle est forte ! » Les trois amis se séparèrent à la porte de Danton.

Le lendemain, Camille Desmoulins avait écrit le premier numéro du Vieux Cordelier. Après l'avoir lu a Danton, Camille le porta à Robespierre. Il savait qu'une attaque contre les Enragés ne déplairait pas au maître des Jacobins, qui abhorrait secrètement Hébert. Il y avait une prudence cachée dans la témérité de Camille Desmoulins, et de l'adulation jusque dans son courage. Robespierre, encore indécis sur les dispositions des Jacobins et de la Montagne, n'approuva ni ne blâma Camille Desmoulins. Il garda, dans ses paroles, la liberté qu'il voulait garder dans ses actes. Mais l'écrivain entrevit la pensée de Robespierre sous sa réserve ; il comprit que si on n'encourageait pas son audace elle serait du moins pardonnée.

 

X.

Mais si Robespierre hésitait à attaquer la terreur de peur de flétrir et de désarmer le comité de salut public, il n'hésitait pas à combattre, seul et corps à corps, ceux qui dépravaient la Révolution et voulaient changer les cultes en athéisme. Plus assidu que jamais aux Jacobins, malgré la fièvre lente dont il était consumé, il les retenait seul sur la pente où la commune et les Cordeliers voulaient tout entraîner. Il attendait, depuis longtemps, une occasion de laver ses mains des immoralités et des impiétés de Chaumette et d'Hébert. Hébert, encouragé par la complicité d'une partie de la Montagne, ne tarda pas à offrir cette occasion à Robespierre. Il fit défiler, dans l'enceinte de la Convention, une de ces processions d'hommes et de femmes revêtus des dépouilles des églises. Le lendemain il se présenta en force aux Jacobins pour y renouveler les mêmes scènes, et pour les entraîner. Il osa, dans son discours, diriger des allusions transparentes contre leur chef : « La politique de tous les tyrans, » dit Hébert, « est de diviser pour régner. Celle des patriotes comme nous est de se rallier pour écraser les tyrans. Déjà je vous ai avertis que des intrigants cherchaient à nous envenimer les uns contre les autres. On cite des expressions de Robespierre contre moi. On me demande tous les jours comment je ne suis pas encore arrêté. Je réponds : Est-ce qu'il y aurait encore une commission des Douze ? Cependant je ne méprise pas trop ces rumeurs. Quelquefois avant d'opprimer on veut pressentir l'opinion publique. Robespierre devait, disait-on, me dénoncer à la Convention. Je devais être arrêté avec Pache. On disait aussi que Danton avait émigré, chargé des dépouilles du peuple, et qu'il était en Suisse. Je l'ai rencontré ce matin aux Tuileries. Puisqu'il est à Paris, il faut qu'il vienne s'expliquer fraternellement aux Jacobins. Tous les patriotes se doivent à eux-mêmes de démentir les bruits injurieux qui courent sur eux. Il faut suivre rigoureusement les procès des complices de Brissot. Quand on a jugé le scélérat, il fallait juger ses complices ; quand on a jugé Capet, il fallait juger sa race ! » — Momoro demanda l'extermination de tous les prêtres.

A cette motion Robespierre, qui épiait le moment d'une explication avec Hébert et qui la voyait ajournée par l'espèce d'appel à la concorde de ce chef de la commune, se hâta de la ressaisir. « J'avais cru, » dit-il en se levant, « que Momoro traiterait la question présentée par Hébert à l'attention de l'Assemblée. Il ne l'a pas même abordée. Il nous reste donc à chercher les véritables causes des maux qui affligent la patrie. Est-il vrai que nos plus dangereux ennemis soient les restes impurs de la race de nos tyrans, ces captifs dont le nom sert encore de prétexte aux rebelles et aux puissances étrangères ? Je vote en mon cœur pour que la race des tyrans disparaisse de la terre, mais puis-je m'aveugler sur la situation de mon pays jusqu'au point de croire que la mort de la sœur de Capet suffira pour éteindre le foyer des conspirations qui nous déchirent ? Est-il vrai que la principale cause de nos maux soit dans le fanatisme ? Le fanatisme, il expire ; je pourrais même dire qu'il est mort ! Vous craignez, dites-vous, les prêtres ! et ils s'empressent d'abdiquer leurs titres pour les échanger contre ceux de municipaux, d'administrateurs, et même de présidents des sociétés populaires. Non, ce n'est pas le fanatisme qui doit être aujourd'hui le principal objet de nos inquiétudes. Cinq ans d'une Révolution qui a frappé sur les prêtres déposent de son impuissance. Je ne vois qu'un seul moyen de le réveiller parmi nous, c'est d'affecter de croire à sa force. Le fanatisme est un animal féroce et capricieux. Il fuyait devant la raison : poursuivez-le avec de grands cris, il reviendra sur ses pas.

« Et quel autre effet peut produire ce zèle exagéré et fastueux avec lequel on s'acharne depuis quelque temps contre lui ? De quel droit des hommes inconnus jusqu'ici dans la carrière de la Révolution, viendraient-ils chercher dans ces persécutions les moyens d'usurper une fausse popularité, d'entraîner les patriotes à de fausses mesures, de jeter parmi nous le trouble et la discorde ? De quel droit viendraient-ils inquiéter la liberté des cultes au nom de la liberté même, et attaquer le fanatisme par un fanatisme nouveau ? De quel droit feraient-ils dégénérer les hommages solennels rendus à la vérité pure en des farces ridicules ? Pourquoi leur permettrait-on de se jouer ainsi de la dignité du peuple et d'attacher les grelots de la folie au sceptre même de la philosophie ? On a supposé qu'en accueillant les offrandes civiques des églises la Convention avait proscrit le culte catholique ? Non, la Convention n'a point fait cet acte téméraire, la Convention ne le fera jamais. Son intention est de maintenir la liberté des cultes qu'elle a proclamée, et de réprimer en même temps tous ceux qui en abuseraient pour troubler l'ordre public. Elle ne permettra pas qu'on persécute les ministres paisibles du culte. On a dénoncé des prêtres pour avoir dit la messe. Ils la diront plus longtemps si on les empêche de la dire. Celui qui veut empêcher de dire la messe est plus fanatique que celui qui la dit.

« Il est des hommes qui veulent aller plus loin, qui, sous prétexte de détruire la superstition, veulent faire une espèce de religion de l'athéisme lui-même. La Convention nationale abhorre un pareil système La Convention n'est point un faiseur de livres, un auteur de systèmes métaphysiques ; c'est un corps politique et populaire chargé de faire respecter non-seulement les droits, mais le caractère du peuple français. Ce n'est point en vain qu'elle a proclamé la déclaration des droits de l'homme en présence de l'Être suprême ! L'athéisme est aristocratique. L'idée d'un grand Être qui veille sur l'innocence opprimée et qui punit le crime triomphant est toute populaire. »

Des applaudissements se font entendre parmi les Jacobins de la classe indigente. Robespierre reprend : « Le peuple, les malheureux m'applaudissent ; si je trouvais des censeurs ici, ce serait parmi les riches et parmi les coupables. Je n'ai pas cessé un jour d'être attaché depuis mon enfance aux idées morales et politiques que je viens de vous exposer. Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer... Je parle dans une tribune, » continua-t-il, « où un impudent Girondin osa me faire un crime d'avoir prononcé le mot de Providence ; et dans quel temps ? lorsque, le cœur ulcéré de tous les crimes dont nous étions les témoins et les victimes, lorsque, versant des larmes amères sur le peuple éternellement trahi, éternellement opprimé, je cherchais à m'élever au-dessus de la tourbe des conspirateurs dont j'étais environné, en invoquant contre eux la vengeance céleste à défaut de la foudre populaire. Ah ! tant qu'il existera des tyrannies, quelle est l'âme énergique et vertueuse qui n'appellerait point en secret de leur triomphe sacrilège à cette justice éternelle qui semble avoir écrit dans tous les cœurs l'arrêt de mort de tous les tyrans ? Il me semble, à moi, que le dernier martyr de la liberté exhalerait son âme avec un sentiment plus doux en se reposant sur cette idée consolatrice. Ce sentiment est celui de l'Europe et de l'univers, c'est celui du peuple français ! Ne voyez-vous pas le piège que vous tendent les ennemis cachés de la république et les émissaires des tyrans étrangers ? Les misérables veulent justifier ainsi les calomnies grossières dont l'Europe reconnaît l'impudence, et repousser de vous, par les préventions et par les opinions irréligieuses, ceux que la morale et l'intérêt commun attiraient à la cause sublime et sainte que nous défendons. »

Robespierre demanda l'expulsion de Proly, de Dubuisson, de Pereyra. L'épuration fut décrétée. Robespierre, écouté d'abord avec étonnement, puis avec froideur, avait foudroyé Hébert et Chaumette en foudroyant l'athéisme. Il avait puisé sa force dans son courage et il avait puisé ses foudres dans cet instinct éternel de l'âme humaine qui atteste un Dieu. En dévoilant Dieu, Robespierre se créait à lui-même et à la Révolution une conscience et un juge. S'il eût été un scélérat vulgaire, il aurait cherché à aveugler ce peuple à la lumière divine, au lieu de la raviver en lui. Il joua dans ce discours sa popularité contre sa profession de foi.

Le parti d'Hébert, vaincu ce jour-là aux Jacobins, se vengea à la commune par des actes de persécution plus intolérants contre la liberté des cultes. Danton parla à la Convention contre ces persécuteurs ; mais il parla en politique qui veut qu'on respecte une habitude sacrée du peuple, et non en philosophe qui adore le premier la plus haute idée de l'esprit humain. Ce rapport, cependant, dans une animadversion commune contre Hébert et Chaumette, rapprocha pour un moment Robespierre et Danton.

Le premier continua à rallier les Jacobins contre les énergumènes de la commune. Il dénonça les intrigants et les exagérés. « Dans le mouvement subit et extraordinaire où nous sommes, » dit-il, « nous prendrons tout ce que le peuple peut avouer et nous rejetterons tous les excès par lesquels nos ennemis veulent déshonorer notre cause. On veut nous agiter par des querelles religieuses, nous les étoufferons. Nous confondrons l'athéisme, nous respecterons les croyances sincères, » Hébert, intimidé par le courage de Robespierre, se démentit lui-même et feignit, pour un moment, de réprouver les persécutions et les scandales dont il avait été le promoteur. Chaumette s'empressa de faire les mêmes palinodies au conseil de la commune. Le comité de salut public profita de cette terreur des Hébertistes pour proclamer, par la bouche de Robespierre, les principes du gouvernement dans une réponse aux manifestes des rois ligués contre la république.

 

XI.

Les épurations continuèrent aux Jacobins ainsi qu'il avait été décidé dans la séance précédente. Chaque membre, cité tour à tour à la tribune, eut à subir un examen public de ses opinions et de sa vie.

Au moment où Danton parut pour rendre compte de ses actions, un murmure d'animadversion courut dans la salle. L'écho de sa mauvaise renommée montait à lui jusqu'à la tribune. Danton se troubla un moment, puis reprenant l'assurance du désespoir et s'armant de l'imperturbabilité d'une vertu qu'il n'avait pas : « J'ai entendu des rumeurs, » dit-il. « Déjà des dénonciations graves ont circulé contre moi. Je demande enfin à me justifier devant le peuple. Je somme tous ceux qui ont pu concevoir des soupçons contre moi de préciser leurs accusations, car je veux y répondre en public. J'ai éprouvé une sorte de défaveur en paraissant à la tribune. Ai-je donc perdu ces traits qui caractérisent la figure d'un homme libre ? Ne suis-je plus ce même Danton qui s'est trouvé à côté de vous dans tous les moments de crise ? Ne suis-je plus celui que vous avez souvent embrassé comme votre ami et qui doit mourir avec vous ! J'ai été un des plus intrépides défenseurs de Marat. J'invoque l'ombre de Y ami du peuple ! Vous serez étonnés, quand je vous ferai connaître ma conduite privée, de voir que la fortune colossale que mes ennemis me prêtent se réduit à la petite portion de bien que j'ai toujours possédée. Je défie les malveillants de fournir contre moi la preuve d'aucun crime. Tous leurs efforts ne pourront m'ébranler. Je veux rester debout avec le peuple. Vous me jugerez en sa présence. Je ne déchirerai pas plus une page de mon histoire que vous ne déchirerez les pages de la vôtre, qui doit immortaliser les fastes de la liberté ! »

Après cet exorde, qui brisait pour ainsi dire le sceau longtemps fermé de son âme, Danton s'abandonna à une improvisation si accumulée et si rapide que la plume des auditeurs fut impuissante à la suivre et à la noter. Il passa sa vie en revue et se fit un piédestal de ses actes révolutionnaires sur lequel il défia ses calomniateurs de l'ébranler. Il finit par demander la nomination de douze commissaires pour examiner sa conduite. Le silence accueillit cette supplication. On voyait que le peuple, ému de son éloquence, croyait plus à son génie qu'à sa conscience.

Robespierre pouvait d'un mot précipiter ou relever Danton. Il sentait qu'il avait besoin de cet homme pour contrebalancer la popularité d'Hébert. Il voulut en le sauvant lui montrer qu'il pouvait le perdre. Il monta à la tribune, non pas avec la lenteur réfléchie qu'il mettait ordinairement lorsqu'il voulait prendre la parole, mais avec la précipitation d'un homme qui va parer un coup déjà levé : « Danton, » lui dit-il en l'apostrophant d'une voix sévère, « tu demandes qu'on précise les griefs portés contre toi. Personne n'élève la voix ; eh bien, je vais le faire, moi ! Danton, tu es accusé d'avoir émigré. On a dit que tu avais passé en Suisse ; que ta maladie était feinte pour cacher au peuple ta fuite. On a dit que ton ambition était d'être régent sous Louis XVII ; qu'à une certaine époque tout a été préparé pour proclamer ta dictature ; que tu étais le chef de la conspiration ; que ni Pitt, ni Cobourg, ni l'Angleterre, ni l'Autriche, ni la Prusse n'étaient nos plus dangereux ennemis, mais que c'était toi, toi seul ; que la Montagne était pleine de tes complices ; en un mot, qu'il fallait t'égorger !

« La Convention, » poursuivit Robespierre, « sait que j'étais divisé d'opinion avec Danton ; que dans le temps des trahisons de Dumouriez mes soupçons avaient devancé les siens. Je lui reprochai alors de n'être pas assez irrité contre ce monstre ; je lui reprochai de n'avoir pas poursuivi Brissot et ses complices avec assez de véhémence. Je jure que ce sont là les seuls reproches que je lui fais !... Danton ! ne sais-tu pas, » poursuivit l'orateur d'une voix presque attendrie, « que plus un homme a de courage et de patriotisme, plus les ennemis de la chose publique s'acharnent à sa perte ! Les ennemis de la patrie semblent m'accabler d'éloges exclusivement, mais je les répudie. Croit-on que sous ces éloges je ne vois pas le couteau avec lequel on a voulu égorger la patrie ! La cause des patriotes est solidaire. Je me trompe peut-être sur Danton, mais vu dans sa famille il ne mérite que des éloges. Sous le rapport politique je l'ai observé. Une différence d'opinion entre lui et moi me le faisait épier avec soin, quelquefois même avec colère. Danton veut qu'on le juge, il a raison. Qu'on me juge aussi ! Qu'ils se présentent, ces hommes qui se prétendent plus patriotes que nous ! »

 

XII.

Ce témoignage sauva Danton, mais il ne lui fit pas recouvrer son crédit perdu. C'est ce que voulait Robespierre. Il lui fallait Danton comme protégé, non comme égal. Il avait besoin de cette voix dans la Montagne pour foudroyer la commune. La commune soumise, Danton, subalternisé aux Jacobins, serait forcé de servir ou de craindre. Robespierre n'usa point des mêmes ménagements ni des mêmes artifices envers les autres membres exagérés ou corrompus de la Convention qui dominaient aux Jacobins et aux Cordeliers. Le tour d'Anacharsis Klootz, l'orateur du genre humain, étant venu : « Pouvons-nous regarder comme patriote, » s'écria-t-il, « un baron allemand ? comme démocrate un homme qui a cent mille livres de rente ? comme républicain un homme qui ne fréquente que les banquiers étrangers et les contre-révolutionnaires ennemis de la France ? Klootz ! tu passes ta vie avec les agents et les espions des puissances étrangères — Proly, Dubuisson, Pereyra —, tu es un traître comme eux, il faut te surveiller. Citoyens ! vous l'avez vu tantôt au pied du tyran et de sa cour, tantôt aux genoux du peuple. Il a courtisé Brissot, Dumouriez, la Gironde. Il voulait que la France attaquât l'univers ! Il a publié un pamphlet intitulé Ni Marat, ni Roland. Il y donnait un soufflet à Roland, mais il en donnait un plus outrageant à la Montagne. Ses opinions extravagantes, son obstination à parler d'une république universelle, à nous inspirer la rage des conquêtes étaient autant de pièges tendus à la république pour lui donner tous les peuples et tous les éléments pour ennemis. Il a fomenté le mouvement contre le culte. Nous connaissons, Klootz ! tes visites nocturnes chez Gobel, l'évêque de Paris. Nous savons que là, couvert des ombres de la nuit, tu as préparé avec Gobel cette mascarade philosophique. Citoyens ! regardez-vous comme patriote un étranger qui veut être plus démocrate que les Français et qu'on vit tantôt au-dessous, tantôt au-dessus de la Montagne ? car jamais Klootz ne fut avec la Montagne. Hélas ! malheureux patriotes, que pouvons-nous faire environnés d'ennemis qui se mêlent pour nous combattre dans nos rangs ! Ils se couvrent d'un masque, ils nous déchirent et nous sentons les coups sans voir la main. C'en est fait de nous, notre mission est finie ! Nos ennemis, feignant de dépasser la hauteur de la Montagne, nous prennent par derrière pour nous porter des coups plus mortels !... » Puis s'attendrissant jusqu'aux larmes et parodiant les paroles du Christ à son agonie : « Veillons, » dit-il, « car la mort de la » patrie n'est pas éloignée ! »

L'infortuné Klootz, courbant la tête, au pied de la tribune, sous le geste de Robespierre, n'osa tenter de soulever le poids de réprobation qui l'écrasait. Fanatique sincère et dévoué de la liberté, Klootz n'était cependant coupable que de liaisons avec les hommes corrompus de la Convention, tels que Fabre et Chabot, et avec les démagogues matérialistes du parti d'Hébert. Il l'était surtout, aux yeux de Robespierre, de la proclamation de la république universelle qui menaçait tous les trônes et toutes les nationalités. Robespierre, qui avait toujours voulu la paix avec les étrangers, la voulait encore. En sacrifiant Klootz comme un insensé, comme un athée, il croyait enlever une pierre de scandale entre l'Europe et la république française. Robespierre ne voulait de conquêtes que par les idées.

L'indulgence politique dont il avait couvert Danton s'étendit à Fabre d'Eglantine, poète et courtisan du peuple, dont la fortune subite faisait suspecter la probité.

Camille Desmoulins, autre client de Danton, eut besoin aussi d'être excusé sur la pitié qu'il avait montrée au tribunal révolutionnaire au moment de la condamnation des Girondins. « Il est vrai, » dit Camille Desmoulins, « que j'ai eu un mouvement de sensibilité dans le jugement des vingt-deux. Mais ceux qui me le reprochent étaient loin de se trouver dans la même position que moi. Je chéris la république, mais je me suis trompé sur beaucoup d'hommes, tels que Mirabeau, Lameth, que je croyais de vrais défenseurs du peuple, et qui ont fini par le trahir. Une fatalité bien marquée a voulu que de soixante personnes qui ont signé mon contrat de mariage il ne me restât plus que deux amis vivants, Robespierre et Danton ! Tous les autres sont en fuite ou guillotinés. De ce nombre étaient sept des vingt-deux. J'ai toujours été le premier à dénoncer mes propres amis toutes les fois que j'ai vu qu'ils agissaient mal. J'ai étouffé la voix de l'amitié que m'avaient inspirée de grands talents. »

Cette excuse, balbutiée timidement par Camille Desmoulins, n'apaisa pas les rumeurs des Jacobins. Robespierre se leva pour les calmer. Il aimait et il méprisait ce jeune homme, emporté comme une femme et mobile comme un enfant. « Il faut, « dit Robespierre, « considérer Camille Desmoulins avec ses vertus et ses faiblesses. Quelquefois timide et confiant, souvent courageux, toujours républicain, on l'a vu tour à tour l'ami de Mirabeau, de Lameth, de Dillon, mais on l'a vu aussi briser les idoles qu'il avait encensées. Je l'engage à poursuivre sa carrière, mais je l'engage aussi à n'être plus si versatile et à tâcher de ne plus se tromper sur les hommes qui jouent un grand rôle sur la scène politique ! » Cette amnistie de Robespierre ferma la bouche aux amis d'Hébert, qui voulaient frapper Camille Desmoulins. Nul n'osa proscrire celui que Robespierre excusait.

 

XIII.

Cependant Vincent, Héron, Ronsin, Maillard, principaux chefs des Cordeliers, furent arrêtés par ordre du comité de salut public, sur une dénonciation de Fabre d'Églantine, puis rendus à la liberté sur un rapport de Robespierre. Uniquement occupé en apparence d'assurer la prédominance du gouvernement sur tous les partis, Robespierre lut à la Convention un rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire. Ce rapport jetait la lumière sur ses plans et sur ceux du comité. « La théorie du gouvernement révolutionnaire, » y disait-il, « est aussi neuve que la Révolution qui l'a enfantée. Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la république ; celui du gouvernement révolutionnaire est de la fonder.

« La Révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis. La constitution est le régime de la liberté victorieuse et paisible.

« Le gouvernement révolutionnaire doit aux bons citoyens toute la protection nationale. Il doit aux ennemis du peuple la mort.

« Il doit voguer entre deux écueils : la faiblesse et la témérité, le modérantisme et l'excès.

« Son pouvoir doit être immense. Le jour où il tombera dans des mains impures ou perfides, la liberté sera perdue.

« La fondation de la république française n'est point un jeu d'enfants : malheur à nous si nous brisons le faisceau au lieu de le resserrer ! Immolons à cette œuvre nos amours-propres. Scipion, après avoir vaincu Annibal et Carthage, se fit une gloire de servir sous les ordres de son ennemi. Si parmi nous les fonctions du gouvernement révolutionnaire sont des objets d'ambition, au lieu d'être des devoirs pénibles, la république est déjà perdue.

« A peine avons-nous réprimé les excès faussement philosophiques contre les cultes, à peine avons-nous prononcé ici le nom d'ultrarévolutionnaire, que les partisans de la royauté ont voulu l'appliquer aux patriotes ardents qui avaient commis de bonne foi quelques erreurs de zèle. Ils cherchent des chefs au milieu de vous. Leur espérance est de vous mettre aux prises les uns avec les autres. Cette lutte funeste vengerait les aristocrates et les Girondins. Il faut confondre leurs espérances en faisant juger leurs complices. »

Ce rapport à deux tranchants, évidemment dirigé contre les Hébertistes, qui accusaient le comité de salut public de faiblesse, et contre les Dantonistes, qui l'accusaient d'excès de rigueur, se terminait par un décret ordonnant le prompt jugement de Dietrich, maire de Strasbourg, de Custine, fils du général, et d'un certain nombre de généraux accusés de complicité avec l'étranger. C'étaient des victimes presque toutes innocentes, immolées à la paix entre les trois partis ; du sang jeté à l'anarchie dans la Convention pour l'apaiser. Ce sacrifice n'apaisa rien.

 

XIV.

Les querelles de Camille Desmoulins et d'Hébert, dans leurs feuilles, entretenaient la discorde. Des symptômes muets révélaient aux yeux de Robespierre et du comité les sourds murmures de Danton. L'abdication et le silence de cet orateur inquiétaient le comité de salut public. Depuis son retour d'Arcis-sur-Aube, son repos était contre nature. Son humanité était suspecte. Le sang de septembre, qui tachait encore ses mains, n'avait pas rendu vraisemblable tant de pitié dans l'âme de Danton. On voyait, dans son indulgence affectée, un calcul plus qu'un sentiment. Ce calcul était une menace contre les hommes qui maniaient l'arme des supplices. Danton, en affectant de se séparer d'eux, leur semblait épier l'heure d'un retour de l'opinion publique pour retourner cette arme contre eux, leur imputer le sang, leur reprocher les victimes, profiter des ressentiments qu'ils auraient assumés, et s'emparer de la Révolution, leur ouvrage, en les jetant aux vengeances du peuple. Ces soupçons de Robespierre et du comité contre Danton étaient justifiés par sa nature, par sa situation et par sa profonde politique. Ils l'étaient aussi par la trempe de son âme, passant, avec l'inconséquence d'une sensation, de l'emportement du terroriste à la générosité et à l'attendrissement. Les crimes et les vertus de Danton se réunissaient donc en ce moment pour le perdre. Le faste de sa vie oisive et voluptueuse à Sèvres, quand la république était en feu et quand le sang coulait de toutes ses veines, enfin la fortune inexplicable qu'on lui attribuait, comparée à l'indigence de Robespierre, achevaient de le désigner aux soupçons. Les témérités de la plume de Camille Desmoulins retombaient sur Danton. On ne croyait pas ce jeune et léger pamphlétaire capable de tout oser s'il ne s'était senti adossé à un colosse. Ses audaces de style passaient pour les inspirations de son patron.

Camille Desmoulins avait voulu flatter Robespierre en dirigeant le Vieux Cor del er contre Hébert et son parti ; mais il se trouvait ainsi avoir offensé ce rival ombrageux de Danton. Étrange erreur d’une adulation qui se trompe d'heure, et qui blesse en voulant caresser. Tout le nœud du drame qui va se dérouler est dans ce malentendu d'un pamphlétaire. Sa plume inconsidérée, en voulant tuer ses ennemis, avança l'heure de ses amis et la sienne. Son impatience d'importance et de renommée le précipita à sa perte. Sa mort fut une étourderie comme sa vie, mais au moins ce fut une étourderie honnête, quelquefois sublime, et qui rachetait en apparence bien des prostitutions et bien des lâchetés du talent.

 

XV.

Camille Desmoulins commençait dans son premier numéro du Vieux Cordelier par flatter Robespierre.

« La victoire est restée aux Jacobins, » écrivait-il en racontant la justification de Danton, « parce qu'au milieu de tant de ruines de réputations colossales de civisme, celle de Robespierre est debout. Déjà fort du terrain gagné pendant la maladie et l'absence de Danton, le parti de ses accusateurs, au milieu des endroits les plus touchants, les plus convaincants de sa justification, huait, secouait la tête et souriait de pitié comme au discours d'un homme condamné par tous les suffrages. Nous avons vaincu cependant, parce que, après les discours foudroyants de Robespierre, dont il semble que le talent grandisse avec les périls de la république, et l'impression profonde qu'il avait laissée dans les âmes, il était impossible d'oser élever la voix contre Danton, sans donner, pour ainsi dire, une quittance publique des guinées de Pitt. »

Il affectait plus loin le culte de Marat pour se couvrir de cette renommée posthume, contre ceux qui lui reprocheraient la faiblesse :

« Depuis la mort de ce patriote éclairé et à grand caractère que j'osais appeler, il y a trois ans, le divin Marat, c'est la seule marche que tiennent les ennemis de la république. Et, j'en atteste soixante de mes collègues, combien de fois j'ai gémi dans leur sein des funestes succès de cette marche ! Enfin Robespierre, dans un premier discours dont la Convention a décrété l'envoi à toute l'Europe, a soulevé le voile. Il convenait à son courage et à sa popularité d'y glisser adroitement, comme il a fait, le grand mot, le mot salutaire : que Pitt a changé de batteries ; qu'il a entrepris de faire par l'exagération ce qu'il n'avait pu faire par le modérantisme, et qu'il y avait des hommes politiquement contre-révolutionnaires qui travaillaient a former, comme Roland, l'esprit public, et à fausser l'opinion en sens contraire, mais à un autre extrême également fatal à la liberté. Depuis, dans deux discours non moins éloquents aux Jacobins, Robespierre s'est prononcé avec plus de véhémence encore contre les intrigants qui, par des louanges perfides et exclusives, se flattaient de le détacher de tous ses vieux compagnons d'armes et du bataillon sacré des Cordeliers, avec lequel il avait si souvent battu l'armée royale. A la honte des prêtres, il a défendu le Dieu qu'ils abandonnaient lâchement ! »

Là, Camille Desmoulins faisait refléter le génie de Tacite sur les forfaits modernes ; le français sous sa plume devint concis et lapidaire comme le latin :

« Après le siège de Pérouse, » disent les historiens, « malgré la capitulation, la réponse d'Auguste fut : Il vous faut tous périr ! Trois cents des principaux citoyens furent conduits à l'hôtel de Jules César, et là, égorgés le jour des ides de Mars ; après quoi, le reste des habitants fut passé pêlemêle au fil de l'épée, et la ville, une des plus belles de l'Italie, réduite en cendres et autant effacée qu'Herculanum de la surface de la terre. Il y avait anciennement à Rome, dit Tacite, une loi qui spécifiait les crimes d'État et de lèse-majesté, et portait peine capitale. Ces crimes de lèse-majesté, sous la république, se réduisaient à quatre sortes : Si une armée avait été abandonnée dans un pays ennemi ; si l'on avait excité des séditions ; si les membres des corps constitués avaient mal administré les affaires, les deniers publics ; si la majesté du peuple romain avait été avilie. Les empereurs n'eurent besoin que de quelques articles additionnels à cette loi pour envelopper et les citoyens et les cités entières dans la proscription. Dès que des propos furent devenus des crimes d'État, il n'y eut qu'un pas pour changer en crimes les simples regards, la tristesse, la compassion, les soupirs, le silence même. Bientôt ce fut un crime de lèse-majesté ou de contre-révolution à la ville de Murcia d'avoir élevé un monument à ses habitants morts au siège de Modène en combattant sous Auguste ; mais parce qu'alors Auguste combattait avec Brutus, Murcia eut le sort de Pérouse.

« Crime de contre-révolution à Libon Drusus d'avoir demandé aux diseurs de bonne aventure s'il ne posséderait pas un jour de grandes richesses. Crime de contre-révolution au journaliste Cremutius Cordus d'avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains. Crime de contre-révolution à un des descendants de Cassius d'avoir chez lui un portrait de son bisaïeul. Crime de contre-révolution à Mamercus Scaurus d'avoir fait une tragédie où il y avait tel vers auquel on pouvait donner deux sens. Crime de contre-révolution à Torquatus Silanus de faire de la dépense. Crime de contre-révolution à Pétréius d'avoir eu un songe sur Claude. Crime de contre-révolution à Appius Silanus de ce que sa femme avait eu un songe sur lui. Crime de contre-révolution à Pomponius parce qu'un ami de Séjan était venu chercher un asile dans une de ses maisons de campagne. Crime de contre-révolution de se plaindre des malheurs du temps, car c'était faire le procès du gouvernement. Crime de contre-révolution de ne pas invoquer le génie de Caligula : pour y avoir manqué, grand nombre de citoyens furent déchirés de coups, condamnés aux mines ou aux bêtes, quelques-uns même sciés par le milieu du corps. Crime de contre-révolution à la mère du consul Fabius Géminus d'avoir pleuré la mort funeste de son fils.

« Il fallait montrer de la joie de la mort de son ami, de son parent, si l'on ne voulait s'exposer à périr soi-même. Sous Néron, plusieurs dont il avait fait mourir les proches allaient en rendre grâce aux dieux ; ils illuminaient. Du moins il fallait avoir un air de contentement, un air ouvert et calme. On avait peur que la peur même ne rendit coupable. Tout donnait de l'ombrage au tyran. Un citoyen avait-il de la popularité : c'était un rival du prince qui pouvait susciter une guerre civile. Suspect.

« Fuyait-on, au contraire, la popularité et se tenait-on à l'écart : cette vie retirée vous avait donné de la considération. Suspect.

« Étiez-vous pauvre : il faut surveiller de plus près cet homme. Il n'y a personne d'entreprenant comme celui qui n'a rien. Suspect.

« Étiez-vous d'un caractère sombre, mélancolique ou négligemment vêtu : ce qui vous affligeait, c'est que les affaires publiques allaient bien Suspect.

« Était-il vertueux et austère dans ses mœurs, bon : nouveau Brutus, qui prétendait, par sa pâleur, faire la censure d'une cour aimable et bien frisée. Suspect.

« Était-ce un philosophe, un orateur ou un poète : il lui convenait bien d'avoir plus de renommée que ceux qui gouvernaient. Pouvait-on souffrir qu'on fit plus d'attention à l'auteur qu'à l'empereur dans sa loge grillée ? Suspect.

« Enfin, s'était-on acquis de la réputation à la guerre : on n'en était que plus dangereux par son talent. Il y a de la ressource avec un général inepte. S'il est traître, il ne peut pas si bien livrer une armée à l'ennemi qu'il n'en revienne quelqu'un. Mais un officier du mérite de Corbulon ou d'Agricola, s'il trahissait, il ne s'en sauverait pas un seul. Le mieux est de s'en défaire. Au moins ne pouvez–vous vous dispenser de l'éloigner promptement de l'armée. Suspect.

« On peut croire que c'était bien pis si on était petit-fils ou allié d'Auguste : on pouvait avoir des prétentions au trône. Suspect.

« C'est ainsi qu'il n'était pas possible d'avoir aucune qualité, à moins qu'on n'en eût fait un instrument de la tyrannie, sans éveiller la jalousie du despote et sans s'exposer à une perte certaine. C'était un crime d'avoir une grande place ou d'en donner sa démission. Mais le plus grand de tous les crimes était d'être incorruptible.

« L'un était frappé à cause de son nom ou de celui de ses ancêtres ; un autre à cause de sa belle maison d'Albe ; Valérius Asiaticus à cause que ses jardins avaient plu à l'impératrice ; Italicus à cause que son visage lui avait déplu ; et une multitude sans qu'on eût pu deviner la cause. Toranius, le tuteur, le vieil ami d'Auguste, était proscrit par son pupille, sans qu'on sût pourquoi, sinon qu'il était homme de probité et qu'il aimait sa patrie. Ni la préture ni son innocence ne purent garantir Quintus Gélius des mains sanglantes de l'exécuteur ; cet Auguste dont on a tant vanté la clémence lui arrachait les yeux de sa propre main. On était trahi et poignardé par ses esclaves, ses ennemis ; et, si l'on n'avait point d'ennemis, on trouvait pour assassin un hôte, un ami, un fils. En un mot, sous ces règnes, la mort naturelle d'un homme célèbre ou seulement en place était si rare, que cela était mis dans les gazettes comme un événement et transmis par l'historien à la mémoire des siècles. — Sous ce consulat, dit notre annaliste, il y eut un pontife, Pison, qui mourut dans son lit, ce qui parut tenir du prodige. »

« Tels accusateurs, tels juges. Les tribunaux, protecteurs de la vie et de la propriété, étaient devenus des boucheries, où ce qui portait le nom de supplice et de confiscation n'était que vol et assassinat. S'il n'y avait pas moyen d'envoyer un homme au tribunal, on avait recours à l'assassinat et au poison. Céler Ælius, la fameuse Locuste, le médecin Anicetus étaient des empoisonneurs de profession, patentés, voyageant à la suite de la cour, et une espèce de grands officiers de la couronne. Quand ces demi-mesures ne suffisaient pas, le tyran recourait à une proscription générale. C'est ainsi que Caracalla, après avoir tué de sa propre main Géta, déclarait ennemis de la république tous ses amis et partisans, au nombre de vingt mille ; et Tibère, ennemi de la république, tuait tous les amis et partisans de Séjan, au nombre de trente mille. C'est ainsi que Sylla, dans un seul jour, avait interdit le feu et l'eau à soixante-dix mille Romains. Si un empereur avait eu une garde prétorienne de tigres et de panthères, ils n'eussent pas mis plus de personnes en pièces que les délateurs, les affranchis, les empoisonneurs et les coupe-jarrets de César ; car la cruauté causée par la faim cesse avec la faim, au lieu que celle causée par la crainte, la cupidité et les soupçons des tyrans, n'a point de bornes. Jusqu'à quel degré d'avilissement et de bassesse l'espèce humaine ne peut-elle pas descendre, quand on pense que Rome a souffert le gouvernement d'un monstre qui se plaignait que son règne ne fut point signalé par quelque calamité, peste, famine, tremblement de terre ; qui enviait à Auguste d'avoir eu sous son règne une armée taillée en pièces, et au règne de Tibère les désastres de l'amphithéâtre de Fidènes, où il avait péri cinquante mille personnes ; et, pour tout dire en un mot, qui souhaitait que le peuple romain n'eût qu'une seule tête pour le mettre en masse à la fenêtre ! »

 

XVI.

Ici il s'élevait à la philosophie de Fénelon pour donner à la Révolution le coloris d'une religion politique :

« Ceux-là pensent apparemment que la liberté, comme l'enfance, a besoin de passer par les cris et les pleurs pour arriver à l'âge mûr. Il est au contraire de la nature de la liberté que pour en jouir il suffit de la désirer. Un peuple est libre du moment où il veut l'être. La liberté n'a ni vieillesse ni enfance ; elle n'a qu'un âge, celui de la force et de la vigueur : autrement ceux qui se font tuer pour la république seraient aussi stupides que ces fanatiques de la Vendée, qui se font tuer pour des délices de paradis dont ils ne jouiront point. Quand nous aurons péri dans le combat, ressusciterons-nous aussi dans trois jours comme ces paysans stupides ? Non, cette liberté que j'adore n'est point le Dieu inconnu. Nous combattons pour défendre des biens dont elle met sur-le-champ en possession ceux qui l'invoquent. Ces biens sont la déclaration des droits, la douceur des maximes républicaines, la fraternité, la sainte égalité, l'inviolabilité des principes : voilà les traces des pas de la déesse.

« Oh ! mes chers concitoyens, serions-nous donc avilis à ce point que de nous prosterner devant de telles divinités ? Non. La liberté, cette liberté descendue du ciel, ce n'est point une nymphe de l'Opéra, ce n'est point un bonnet rouge, une chemise sale ou des haillons ; la liberté, c'est le bonheur, c'est la raison, c'est l'égalité, c'est la justice, c'est votre sublime constitution. Voulez-vous que je la reconnaisse, que je tombe à ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle ? Ouvrez les prisons à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects, car dans la déclaration des droits il n'y a point de maisons de suspicion, il n'y a que des maisons d'arrêt. Le soupçon n'a pas de prison, mais l'accusateur public. Il n'y a point de gens suspects ; il n'y a que des prévenus de délits prévus par la loi ; et ne croyez pas que cette mesure serait funeste à la république, ce serait la mesure la plus révolutionnaire que vous eussiez jamais prise. Vous voulez exterminer tous vos ennemis par la guillotine ; mais y eut-il jamais plus grande folie ? Pouvez-vous en faire périr un seul à l'échafaud sans vous faire des ennemis de sa famille et de ses amis ! Croyez-vous que ce soient ces femmes, ces vieillards, ces cacochymes, ces égoïstes, ces traînards de la Révolution que vous enfermez qui sont dangereux ! De vos ennemis il n'est resté parmi vous que les lâches et les malades ; les braves et les forts ont émigré, ils ont péri à Lyon ou dans la Vendée. Tout le reste ne mérite pas votre colère. Cette multitude de Feuillants, de rentiers, de boutiquiers que vous incarcérez dans le duel entre la monarchie et la république, n'a ressemblé qu'à ce peuple de Rome dont Tacite peint l'indifférence dans le combat entre Vitellius et Vespasien. »

 

XVII.

Le mot de comité de clémence qu'il avait jeté dans l'opinion flattait d'ailleurs la générosité des vainqueurs, en consolant la misère et la faiblesse des vaincus.

« Que de bénédictions s'élèveraient alors de toutes parts ! Je pense bien différemment de ceux qui vous disent qu'il faut laisser la terreur à l'ordre du jour. Je suis certain, au contraire, que la liberté serait consolidée et l'Europe vaincue si vous aviez un comité de clémence. C'est ce comité qui finirait la Révolution, car la clémence est une mesure révolutionnaire et la plus efficace de toutes quand elle est distribuée avec sagesse. Que les imbéciles et les fripons m'appellent modéré, s'ils le veulent. Je ne rougis point de n'être pas plus enragé que Marcus Brutus. Or, voici ce que Brutus écrivait : Vous feriez mieux, mon cher Cicéron, de mettre de la vigueur à couper court aux guerres civiles qu'à exercer votre colère et poursuivre vos ressentiments contre des vaincus. On sait que Thrasybule, après s'être emparé d'Athènes, à la tête des bannis, et avoir condamné à mort ceux des trente tyrans qui n'avaient point péri les armes à la main, usa d'une indulgence extrême à l'égard du reste des citoyens, et même fit proclamer une amnistie générale. Dira-t-on que Thrasybule et Brutus étaient des Feuillants, des Brissotins ! Je consens à passer pour modéré comme ces grands hommes. »

Puis revenant au comité de clémence :

« A ce mot de comité de clémence, quel patriote ne sent pas ses entrailles émues : car le patriotisme est la plénitude de toutes les vertus et ne peut pas conséquemment exister là où il n'y a ni humanité, ni philanthropie, mais une âme aride et desséchée par l'égoïsme ? Oh ! mon cher Robespierre, c'est à toi que j'adresse ici la parole : car j'ai vu le moment où Pitt n'avait plus que toi à vaincre, où sans toi le navire Argo périssait, la république entrait dans le chaos, et la Société des Jacobins et la Montagne devenaient une tour de Babel ; Robespierre, toi dont la postérité relira les discours éloquents ! souviens-toi de ces leçons de l'histoire et de la philosophie, que l'amour est plus fort, plus durable que la crainte ; que l'admiration et la religion attirent des bienfaits ; que les actes de clémence sont l'échelle du mensonge, comme nous disait Tertullien, par laquelle les membres du comité de salut public se sont élevés jusqu'au ciel, et qu'on n'y monta jamais sur des marches ensanglantées ! Déjà tu viens de Rapprocher beaucoup de cette idée dans la mesure que tu as fait décréter aujourd'hui dans la séance du décadi 30 frimaire. Il est vrai que c'est plutôt un comité de justice qui a été proposé ; cependant pourquoi la clémence serait-elle devenue un crime dans la république ? »

Enfin il osait s'adresser à Barrère, secrétaire du comité de salut public.

« Les modérés, les aristocrates, dit Barrère, ne se rencontrent plus sans se demander : Avez-vous vu le Vieux Cordelier ? — Moi ! le patron des aristocrates ! des modérés ! Que le vaisseau de la république, qui court entre les deux écueils dont j'ai parlé, s'approche trop de celui du modérantisme, on verra si j'aiderai à la manœuvre, on verra si je suis un modéré ! J'ai été révolutionnaire avant vous tous ; j'ai été plus, j'ai été un brigand, et je m'en suis fait gloire, lorsque, dans la nuit du 12 au 13 juillet 1789, moi et le général Danican nous faisions ouvrir les boutiques d'arquebusiers pour armer le premier bataillon des sans-culottes. Alors j'avais l'audace de la Révolution. Aujourd'hui, député à l'Assemblée nationale, l'audace qui me convient est celle de la raison, celle de dire mon opinion avec franchise.

« Mais, ô mes collègues, je vous dirai comme Brutus à Cicéron : Nous craignons trop la mort, l'exil et la pauvreté : Nimium timemus mortem et exilium et paupertatem. Cette vie mérite-t-elle donc qu'un représentant la prolonge aux dépens de l'honneur ? Il n'est aucun de nous qui ne soit parvenu au sommet de la montagne de la vie. Il ne nous reste plus qu'à la descendre à travers mille précipices inévitables, même pour l'homme le plus obscur. Cette descente ne nous ouvrira aucun passage, aucun site qui ne se soit offert mille fois plus délicieux à ce Salomon qui disait au milieu de ses sept cents femmes et en foulant tout ce mobilier de bonheur : — J'ai trouvé que les morts sont plus heureux que les vivants, et que le plus heureux est celui qui n'est jamais né. »

 

XVIII.

Hébert, stigmatisé dans ces feuilles, poussa des cris de douleur et de rage sous le stylet de Camille Desmoulins. Il ne cessait de provoquer son expulsion des Jacobins, et de le dénoncer aux Cordeliers comme un stipendié de la superstition et de l'aristocratie. Barrère, de son côté, fulminait contre Camille Desmoulins dans le comité de salut public et à la tribune de la Convention. Il l'accusait de flétrir le patriotisme, et de comparer l'énergie pénible des fondateurs de la liberté à la cruauté des tyrans. Camille, désavoué aussi par Danton et grondé par Robespierre, commença à sentir qu'il avait mis sa main entre deux colosses qui allaient l'écraser dans leur choc. Mais rougissant de reculer devant l'opinion publique qui encourageait ces premiers appels de clémence, il aggrava son crime dans de nouvelles feuilles qui redoublaient à la fois d'éloquence et d'invectives contre les Jacobins.

Hébert, Ronsin, Vincent, Momoro, Chaumette, manquant de résolution au moment de la lutte, s'efforçaient, comme Camille Desmoulins, de désintéresser Robespierre ou de le fléchir par des adulations. La femme d'Hébert, religieuse affranchie du cloître par la Révolution, mais digne d'un autre époux, fréquentait la maison de Duplay. Robespierre éprouvait pour cette femme l'estime et le respect qu'il refusait à Hébert. Elle tenta de le rapprocher de son mari. Invitée à un dîner chez Duplay, elle s'efforça d'écarter les soupçons que Robespierre nourrissait contre la faction des Cordeliers. Dans la soirée, Robespierre, s'entr'ouvrant à Hébert, insinua que la concentration du pouvoir dans un triumvirat composé de Danton, d'Hébert et de lui resserrerait peut-être le faisceau de la république prêt à se briser. Hébert répondit qu'il se sentait incapable d'un autre rôle que celui d'Aristophane du peuple. Robespierre le regarda avec défiance. La femme d'Hébert dit en sortant à son mari qu'une telle insinuation reçue et repoussée était un danger mortel pour lui. « Rassure-toi, » dit Hébert, « je ne crains pas plus Robespierre que Danton. Qu'ils viennent, s'ils l'osent, me chercher au milieu de ma commune. »

Tour à tour tremblant ou téméraire, Hébert ne parlait pas avec moins de défi de Danton et de ses amis dans sa feuille et à la tribune des Cordeliers. Les applaudissements de la populace, l'audace de Vincent, les armes de Ronsin, les bandes mal licenciées de Maillard rassuraient Hébert. Il décriait ouvertement le comité de salut public. Le gouvernement n'avait que le choix de frapper ce factieux ou d'être frappé par lui. La Convention était menacée d'un nouveau 31 mai. Il demandait l'arrestation et le supplice des soixante-treize députés complices des Girondins. Vincent affichait aux Cordeliers des placards où il disait qu'il fallait réduire à quinze cents âmes la population de cinquante mille âmes de Lyon, et charger le Rhône d'ensevelir les cadavres. Chaumette faisait affluer à la commune des pétitionnaires des sections demandant ouvertement l'expulsion d'une partie gangrenée de la Convention. Le comité de salut public connaissait, par ses agents secrets, les trames anarchiques de Ronsin. Il était temps de les couper. Il fallait profiter du moment où ces mêmes conspirateurs menaçaient Danton. Tel fut le motif des ménagements et des indulgences de Robespierre aux Jacobins, à l'égard de Danton et de Camille Desmoulins. Résolu à perdre les deux factions, le comité de salut public se gardait de les attaquer le même jour. Il fallait laisser l'espérance à l'un pour écraser plus facilement l'autre. Le secret de cette politique du comité ne transpira pas. Danton si clairvoyant s'y trompa lui-même. Il prit la longanimité de Robespierre pour une alliance ; c'était un piège : il y tomba. C'est ce que révéla quelques jours après ce cri de son orgueil humilié : « Mourir n'est rien, mais mourir dupe de Robespierre ! »

 

XIX.

Les Jacobins étaient, pour le comité de salut public, l'instrument de la défaite ou de la victoire. Robespierre se chargea de les rallier à la Convention. Il se multiplia, il épuisa ses forces pour occuper sans cesse la tribune, et pour exercer sur eux la fascination de son nom. Cette tribune devint le seul point sonore de la république. La Convention affectait de parler peu depuis qu'elle exerçait le pouvoir suprême. La souveraineté n'a pas besoin de parler, elle frappe. La Convention craignait de plus de se diviser par des discussions devant ses ennemis. Sa dignité et sa force étaient dans son silence. L'opinion ne grondait ou n'éclatait plus qu'aux Jacobins. Robespierre ne manquait aucune occasion d'y flétrir ou d'y menacer les Hébertistes. « Que ceux, » s'écria-t-il un jour en regardant le groupe formé par Ronsin, Vincent et les Cordeliers, « que ceux qui désireraient que la Convention fut dégradée voient ici le présage de leur ruine ! qu'ils entendent l'oracle de leur mort certaine ! ils seront exterminés ! »

Camille Desmoulins avait été ajourné pour justifier ses insinuations sanglantes contre la terreur. Il se présenta déjà vaincu et balbutia des excuses. « Tenez, citoyens, » dit-il, « je ne sais plus où j’en suis. De toutes parts on m'accuse, on me calomnie. J'ai cru longtemps aux accusations contre le comité de salut public. Collot-d'Herbois m'a assuré que ces accusations étaient un roman. J'y perds la tête. Est-ce un crime à vos yeux d'avoir été trompé ? — Expliquez-vous sur le Vieux Cordelier, » lui crie une voix. Camille balbutie. Robespierre le regarde d'un œil sévère : — « Il y a quelque temps, » dit-il, « que je pris la défense de Camille Desmoulins accusé par les Jacobins. L'amitié me permettait quelques réflexions atténuantes sur son caractère. Mais aujourd'hui je suis forcé de tenir un langage bien différent. Il avait promis d'abjurer ses hérésies politiques qui couvrent les pages du Vieux Cordelier. Enflé par le débit prodigieux de son pamphlet, et par les éloges perfides que les aristocrates lui prodiguent, il n'a pas abandonné le sentier que l'erreur lui trace. Ses écrits sont dangereux. Ils alimentent l'espoir de nos ennemis. Ils caressent la malignité publique. Il est admirateur des anciens. Les écrits immortels des Cicéron et des Démosthène font ses délices. Il aime les Philippiques. C'est un enfant égaré par de mauvaises compagnies. Il faut sévir contre ses écrits, que Brissot lui-même n'aurait pas désavoués, et conserver sa personne. Je demande qu'on brûle ses numéros. — Brûler n'est pas répondre ! » s'écria l'imprudent pamphlétaire.

« Comment oser, » reprit Robespierre, « justifier des pages qui font les délices de l'aristocratie ! Apprends, Camille, que si tu n'étais pas Camille on ne pourrait avoir tant d'indulgence pour toi.

« — Tu me condamnes ici, » répliqua Camille Desmoulins, « mais ne suis-je pas allé chez toi ? Ne t'ai-je pas lu mes feuilles en te conjurant, au nom de l'amitié, de m'éclairer de tes conseils et de me tracer ma route ?

« — Tu ne m'as montré qu'une partie de tes feuilles, » lui répondit sévèrement Robespierre ; « comme je n'épouse aucune querelle, je n'ai pas voulu lire les autres. On aurait dit que je les avais dictées.

« — Citoyens, » dit à son tour Danton, « Camille Desmoulins ne doit pas s'effrayer des leçons un peu sévères que Robespierre lui donne. Que la justice et le sang-froid président toujours à vos décisions ! En condamnant Camille prenez garde de porter un coup funeste à la liberté de la presse ! »

 

XX.

Ces luttes, préludes de luttes plus terribles, n'empêchaient pas Robespierre de dicter ses doctrines à la Convention. « Mettons l'univers dans les confidences de nos secrets politiques, » dit-il dans un rapport sur l'esprit du gouvernement républicain. « Quel est notre but ? Le règne de cette justice éternelle dont les lois ont été écrites, non sur le marbre et la pierre, mais dans le cœur de tous les hommes, même de l'esclave qui les oublie et du tyran qui les nie. Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les devoirs aux bienséances, la raison aux préjugés, c'est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les mensonges de la monarchie. Le gouvernement démocratique et républicain peut seul réaliser ces prodiges ; mais la démocratie n'est pas un état où le peuple, continuellement assemblé, règle par lui-même toutes les affaires publiques, encore moins celui où cent mille fractions du peuple, par des mesures soudaines, isolées, contradictoires, décideraient du sort de la société tout entière. Un tel gouvernement, s'il a jamais existé, ne pourrait exister que pour ramener le peuple au despotisme. La démocratie est un état où le peuple souverain, soumis à des lois qui sont son ouvrage, fait par ses délégués tout ce qu'il ne peut faire par lui-même.

« Non-seulement la vertu est l'âme de la démocratie, mais elle ne peut exister que dans ce gouvernement. Dans la monarchie, je ne connais qu'un individu qui peut aimer la patrie : c'est le monarque ; car il est le seul qui ait une patrie. N'est-il pas seul à la place du peuple ? Les Français sont le premier peuple du monde qui ait établi la vraie démocratie, en appelant tous les hommes à l'égalité et à la plénitude du droit des citoyens, et c'est pour cela qu'il triomphera de tous les tyrans ! Nous ne prétendons pas jeter la république française dans le moule de Sparte. Mais les orages grondent et nous assiègent encore. Si le ressort du gouvernement populaire, dans le calme, est la vertu, dans les révolutions c'est à la fois la vertu et la terreur. La terreur n'est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible. Elle est donc une émanation de la vertu. Le gouvernement actuel est le despotisme de la liberté contre la tyrannie, pour fonder la république. La nature impose à tout être physique et moral la loi de sa propre conservation. Que la tyrannie règne un seul jour, le lendemain il n'existera plus un patriote ! Grâce pour les royalistes ? nous crie-t-on. Non, grâce pour l'innocence, grâce pour les faibles, grâce pour les malheureux, grâce pour l'humanité ! Les conspirateurs ne sont plus des citoyens, ce sont des ennemis. On se plaint de la détention des ennemis de la république. On cherche des exemples dans l'histoire des tyrans. On nous accuse de précipiter les jugements, de violer les formes. A Rome, quand le consul découvrit la conjuration et l'étouffa au même instant par la mort des complices de Catilina, il fut accusé d'avoir violé les formes... par qui ? Par l'ambitieux César, qui voulait grossir son parti de la horde des conjurés ! »

Cette allusion à Danton et à ses complices fit frissonner la Convention et pâlir Danton lui-même.

« Deux factions nous travaillent, » poursuivit Robespierre : « l'une nous pousse à la faiblesse, l'autre à l'excès ; l'une veut ériger la liberté en bacchante, l'autre en prostituée. Des intrigants subalternes, souvent même de bons citoyens abusés, se rangent à l'un ou l'autre parti. Mais les chefs appartiennent à la cause des rois. Les uns s'appellent, les modérés ; les autres sont les faux révolutionnaires. Voulez-vous contenir les séditieux ? Les premiers vous rappellent la clémence de César ! Ils découvrent qu'un tel a été noble quand il servait la république, ils ne s'en souviennent plus quand il la trahit. Les autres imitent et surpassent les folies des Héliogabale et des Caligula. Mais l'écume impure que l'Océan repousse sur ses rivages le rend-elle moins imposant ? »

 

XXI.

Ce rapport fut le tocsin de la Convention contre les Hébertistes et les Dantonistes. Le comité de salut public fit arrêter Grammont, Duret et Lapalus, amis de Vincent et de Ronsin, accusés par Couthon d'avoir déshonoré la terreur elle-même par des spoliations et des supplices qui changeaient le patriotisme en brigandage, et la justice nationale en égorgements.

Les Hébertistes tremblèrent. Robespierre, les prenant corps, à corps aux Jacobins, pulvérisa toutes leurs motions et expulsa tous leurs agents. Réfugiés aux Cordeliers, ils passèrent de la colère à la plainte et de la menace aux supplications. Saint-Just, chargé par Robespierre de commenter ses principes de gouvernement dans des rapports où la parole avait le tranchant du fer et la concision du commandement, lut à la Convention ces oracles. Le premier de ces rapports concernait les détenus : « Vous avez voulu une république, » disait Saint-Just ; « si vous ne voulez pas en même temps ce qui la constitue, elle ensevelira le peuple sous ses débris. »

Ces démonstrations de sévérité de Saint-Just tirent croire aux partisans d'Hébert que le comité de salut public tremblait devant eux et affectait leur langage pour amortir leur opposition. Couthon était retenu dans son lit par un redoublement de ses infirmités. Une maladie d'épuisement de Robespierre, qui le tenait depuis quelques jours éloigné du comité, les encourageait à tout oser. Hébert, provoqué par Ronsin et Vincent, proclama aux Cordeliers la nécessité d'une insurrection. A ce mot, les visages pâlirent. Les clubistes s'évadèrent un à un. Vincent essaya en vain de rassurer les faibles et de retenir les transfuges. En vain il couvrit la statue de la Liberté d'un crêpe noir. Une seule section, celle de l'Unité, où dominait Vincent, vint fraterniser avec eux. La masse des sections resta immobile. Le plus grand nombre en apprenant la maladie de Robespierre témoigna son inquiétude et ses alarmes sur une vie qui était, à leurs yeux, la vie même de la république. Les sections nommèrent des députations pour aller s'informer de l'état de Robespierre et leur rendre compte de sa maladie. Ce concours spontané du peuple à la porte d'un simple citoyen donna à Robespierre le sentiment de sa force.

On admirait mais on n'honorait pas ainsi Danton. – « Je suis un exemple de la justice du peuple, propre à encourager ses vrais serviteurs ! » dit Robespierre à Duplay, qui lui annonçait ces députations. « Depuis cinq ans il ne m'a pas abandonné un seul jour à mes ennemis. Il irait me chercher, dans ses périls, jusque dans la mort. Puissé-je n'être pas, un jour, un exemple de sa versatilité ! »

 

XXII.

Collot-d'Herbois fut chargé par le comité de salut public de remplacer Robespierre à la séance des Jacobins. Il y parla vaguement de l'agitation du peuple. Il conjura les bons citoyens de rester calmes et attachés au centre du gouvernement. Complice en espérance du mouvement d'Hébert, si ce mouvement avait grandi, Collot-d'Herbois l'étouffait parce qu'il était avorté. Fouquier-Tinville fut appelé à la Convention pour y rendre compte des dispositions du peuple. Saint-Just fit un rapport foudroyant contre les soi-disant factions de l'étranger. Il y impliqua Chabot, Fabre d'Églantine, Ronsin, Vincent, Hébert, Momoro, Ducroquet, le colonel Saumur et quelques autres intrigants obscurs de la faction des Cordeliers. Il affecta de les confondre avec les royalistes : — « Où donc, dit-il, est la roche Tarpéienne ? Ceux-là se sont trompés qui attendent de la Révolution le privilège d'être à leur tour aussi pervers que la noblesse et que les riches de la monarchie. Une charrue, un champ, une chaumière à l'abri du fisc, une famille à l'abri de la lubricité d'un brigand, voilà le bonheur. Que voulez-vous, vous qui courez les places publiques pour vous faire regarder et pour faire dire de vous : voilà un tel qui parle, voilà un tel qui passe ! vous voulez quitter le métier de votre père pour devenir un homme influent et insolent en détail. Savez-vous quel est le dernier parti de la monarchie ? C'est la classe qui ne fait rien, qui ne peut se passer de luxe et de folie, qui, ne pensant à rien, pense à mal, qui promène l'ennui, la fureur des jouissances et le dégoût de la vie commune, qui se demande : que dit-on de nouveau ? qui fait des suppositions, qui prétend deviner le gouvernement, toujours prête à changer de parti par curiosité. Ce sont des hommes qu'il faut réprimer. Il y a une autre classe corrompue, ce sont les fonctionnaires. Le lendemain du jour où un homme est dans un emploi public, il met un palais en réquisition ; il a des valets. Sa femme a des bijoux. Le mari est monté du parterre aux loges brillantes du spectacle. Ils ne sont point assouvis ; il faut une révolte pour leur procurer d'autres luxes.

« Comme l'amour de la fortune, l'amour de la renommée fait beaucoup de martyrs. Il est tel homme qui, comme Érostrate, brûlerait plutôt le temple de la Liberté que de ne point faire parler de lui. De là ces orages si soudainement formés. L'un est le meilleur et le plus utile des patriotes. Il prétend que la Révolution est faite et qu'il faut donner une amnistie à tous les scélérats. Cette proposition officielle est recueillie par tous les intéressés, et voilà un héros. Précisez donc aux autorités des bornes, » poursuit Saint-Just, « car l'esprit humain a les siennes ; le monde aussi a les siennes, au-delà desquelles est la mort et le néant. La sagesse elle-même a les siennes. Au-delà de la liberté est l'esclavage, comme au delà de la nature est le chaos. Ces temps difficiles passeront. Voyez-vous la tombe de ceux qui conspiraient hier ? Des mesures sont déjà prises pour s'assurer des coupables. Ils sont cernés. »

Le moment approchait. Dans la nuit, Ronsin, général de l'armée révolutionnaire, Hébert, Vincent, Momoro, Ducroquet, Cook, banquier hollandais, Saumur, colonel d'infanterie et gouverneur actuel de Pondichéry, Leclerc, Pereyra, Anacharsis Klootz, Défieux, Dubuisson, Proly furent arrêtés et conduits à la Conciergerie. Ils tombèrent en criminels vulgaires, et non en conjurés politiques. Accueillis par des applaudissements ironiques et par des huées de mépris dans les prisons qu'ils avaient encombrées de victimes, ils n'eurent ni les consolations de la pitié ni la décence du malheur. Ils se lamentèrent, ils versèrent des larmes. Un espion de Robespierre, emprisonné comme leur complice, afin de révéler leurs confidences, raconte ainsi leur attitude, dans les rapports secrets du comité de salut public : « Ronsin seul a paru ferme. Comme il voyait écrire Momoro : — Qu'est-ce que tu écris là ? lui a-t-il dit. Tout cela est inutile. Ceci est un procès politique. Vous avez parlé aux Cordeliers lorsqu'il fallait agir. Cependant, soyez tranquilles, ajouta-t-il en s'adressant à Hébert et à Vincent, le peuple et le temps nous vengeront. J'ai un enfant que j'ai adopté. Je lui ai inculqué les principes d'une liberté illimitée. Quand il sera grand, il n'oubliera pas la mort injuste de son père. Il poignardera ceux qui nous auront fait mourir. Il ne faut pour cela qu'un couteau. Il faut mourir. »

 

XXIII.

Les Hébertistes marchèrent à la mort, le matin du 24 mars 1794, dans cinq charrettes. La foule ne les honora pas même de son attention. Seulement, lorsqu'on vit passer la dernière charrette, qui portait Anacharsis Klootz, Vincent, Ronsin et enfin Hébert, des hommes apostés, portant au bout d'un bâton des fourneaux allumés, symboles parlants des fourneaux de charbonnier du Père Duchesne, les approchèrent du visage d'Hébert et l'insultèrent des mêmes railleries dont il avait insulté tant de victimes. Hébert paraissait insensible. Vincent pleurait. Anacharsis Klootz conservait seul, sur ses traits, le calme imperturbable de son système. Inattentif au bruit de la foule, il prêchait le matérialisme à ses compagnons d'échafaud jusqu'au bord du néant.

Ainsi finit ce parti plus digne du nom de bande que de celui de faction. L'estime de Robespierre pour Pache fit excepter le maire de Paris de cette proscription. Robespierre ne trouva Pache ni assez pervers, ni assez audacieux, pour inquiéter le gouvernement. Le conseil de la commune décimé, Pache n'était plus à l'Hôtel-de-Ville qu'une idole sans bras, propre à assurer l'obéissance du peuple à la Convention. Bientôt après on arrêta Chaumette, l'évêque Gobel, Hérault de Séchelles et Simon, son collègue dans sa mission en Savoie. On enlevait ainsi, un à un, tous les appuis qui pouvaient rester à Danton. Danton ne voyait rien, ou, dans l'impuissance de rien empêcher, il affectait de ne rien voir.

Robespierre, enfermé dans sa retraite depuis son triomphe sur les Hébertistes, poursuivit le plan d'épuration de la république, il écrivit de sa propre main un projet de rapport sur l'affaire de Chabot, rapport trouvé inachevé dans ses papiers. Ce rapport, qui transformait de misérables intrigues en conspiration, faisait de Chabot un conjuré. Ce n'était qu'une âme vulgaire. La sombre imagination de Robespierre grossissait tout. Sa politique, d'accord avec ses ombrages, croyait à la nécessité d'entretenir une grande terreur dans la Convention pour la disposer aux grands sacrifices et pour lui arracher Danton lui-même, ce favori de la Montagne.

« Les représentants du peuple, » disait Robespierre dans ce rapport, « ne peuvent trouver la paix que dans le tombeau ; les traîtres meurent, mais la trahison survit. » Après ce cri de découragement, il sondait les misères de la patrie, les faiblesses de la Convention, les corruptions de beaucoup de ses membres ; il les attribuait toutes à un plan soufflé par l'étranger pour séduire et égarer la république, pour la ramener par les vices, par les désordres et par la trahison, à la royauté. Il racontait ensuite comment Chabot, ou séduit ou complice, avait épousé la sœur du banquier autrichien Frey et reçu en dot deux cent mille francs ; comment il avait été chargé de corrompre, à prix d'or, le député qui devait faire le rapport sur la compagnie des Indes, pour favoriser les intérêts de ces spéculateurs étrangers ; comment enfin Chabot était venu dénoncer tardivement cette manœuvre, dont il était l'agent, au comité de sûreté générale. Ce rapport fut interrompu par la maladie ; mais Fabre d'Églantine, Bazire et Chabot, emprisonnés par ordre du comité comme corrompus ou comme corrupteurs, entrèrent dans les cachots. Les noms de ces trois députés, qu'on savait liés intimement avec Danton, semblaient indiquer à l'opinion publique que les alentours de Danton n'étaient pas purs, que ses amis n'étaient pas inviolables et que les conspirations remontaient peut-être jusqu'à lui

 

FIN DU SEPTIÈME VOLUME