HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME SEPTIÈME

 

LIVRE CINQUANTE-TROISIÈME.

 

 

I.

Paris n'était pas seul en proie à ces dévastations et à cette rage. Les représentants de la Convention et les agents de la commune les promenaient sur toute la surface de la France. Carrier, à Nantes, s'efforçait de dépasser en supplices le nombre et la férocité des supplices de Collot-d'Herbois à Lyon. Carrier cherchait dans le martyrologe des premiers chrétiens et dans la dépravation de l'empire romain des supplices à rajeunir et des raffinements de mort à surpasser. Il inventait des tortures et des obscénités pour assaisonner à son imagination le sang dont il était assouvi. La Convention détournait les yeux. Nantes était un champ de carnage où elle permettait tout comme dans la fureur d'un combat. Le passage de la Loire par les Vendéens, l'insurrection des nobles, des prêtres et des paysans, la prétendue complicité des habitants de Nantes avaient donné à Carrier un peuple entier à supplicier.

Cet homme n'était pas une opinion, mais un instinct dépravé. Il n'avait point d'idée, mais de la fureur. Le meurtre était toute sa philosophie, le sang toute sa sensualité. A toutes les époques de l'histoire il y a eu de ces hommes de meurtre, tantôt sur le trône, tantôt dans le peuple, quelquefois même parmi les ministres des religions. Peu leur importe la cause pour laquelle ils tuent, pourvu qu'ils tuent. Le crime a sa part dans toutes les grandes émotions humaines. Ces hommes sont les représentants du crime de tous les partis. Carrier était né dans ces montagnes de l'Auvergne où les hommes sont forts, durs et âpres comme leur climat. Population isolée par sa race et par ses mœurs au milieu de la France ; qui semble avoir, dans ses fibres, quelque chose du feu et du fer de ses mines et de ses volcans. Carrier, né dans un village, transporté à Aurillac dans l'étude d'un légiste, endurci par la pratique de cette chicane subalterne qui éteint le cœur et qui aigrit la parole des hommes de dispute, était devenu déclamateur et agitateur de son pays. On le choisit, à l'énergie des propos et à la férocité de l'âme, pour l'envoyer à la Convention. On croyait voir en lui un invincible soldat de la Révolution : ce n'était qu'un bourreau. Il avait alors plus de quarante ans. Sans talent à la Convention, il n'avait pas parlé, mais vociféré. Les mesures les plus extrêmes, et entre autres l'établissement du tribunal révolutionnaire, lui avaient arraché quelques phrases d'applaudissements. La Montagne l'avait cru propre à porter la terreur dans les provinces soulevées. On l'avait envoyé à Nantes pour animer l'armée républicaine de son patriotisme. Il avait été lâche au combat, terrible à la vengeance. Après la déroute de l'armée royaliste, il avait établi à Nantes non son tribunal, mais sa boucherie. Plus de huit mille victimes avaient déjà été fusillées dans les entrepôts de prisonniers, de malades, de femmes et d'enfants que l'armée fugitive laissait sur sa trace. C'était peu pour Carrier. Il se présente, le sabre nu à la main, à la société populaire de Nantes ; il harangue le club, il gourmande sa lenteur, il lui signale les négociants et les riches comme la pire espèce d'aristocrates, il demande cinq cents têtes de citoyens. Il écrit au général Haxo que l'intention de la Convention est de dépeupler et d'incendier le pays. Il forme, sous le nom de compagnie de Marat, une bande de stipendiés, soldés à dix francs par jour, pour être les gardes de sa personne et les exécuteurs de ses ordres. Il s'enferme, comme Tibère à Caprée, dans une maison de campagne d'un faubourg de Nantes, et se rend inaccessible pour accroître l'effroi par le mystère. Il ne se laisse approcher que par ses sicaires. Il choisit, parmi les hommes les plus abjects et les plus affamés de la lie de Nantes, les membres des comités révolutionnaires et de la commission militaire chargés de légaliser ses forfaits par une apparence de jugement. Impatient de leurs scrupules, il injurie ces hommes, il les menace de son sabre, il les frappe, il les brise, il les rétablit, il les brise de nouveau, il finit par n'avoir plus d'autre formalité que sa parole et son geste. Un nommé Lambertye, créé par lui adjudant-général, était son instrument. Lambertye portait ses ordres à la commission militaire, commandait les troupes, enrôlait les bourreaux, exécutait les meurtres en masse, partageait les dépouilles. Non content d'avoir fait fusiller sans jugement jusqu'à quatre-vingts victimes à la fois, Carrier donnait ordre au président de la commission militaire de livrer les prisons et les entrepôts à Lambertye pour y exécuter, sans contrôle, ses exécutions nocturnes. La compagnie de Marat et les détachements de troupes en garnison à Nantes, dirigés par Lambertye, vidèrent ainsi les prisons pendant que les agents civils du proconsul les remplissaient par leurs délations.

 

II.

La ville et le département n'étaient plus peuplés que de meurtriers et de victimes. Le pillage servait d'incitation au meurtre, le meurtre absolvait le pillage. Tout mouvement de vie avait cessé. Le commerce était supprimé, les négociants emprisonnés, les propriétés séquestrées. La résidence était un piège, la fuite un crime, la richesse une dénonciation. Tous les principaux citoyens, républicains ou royalistes, étaient entassés clans les cachots. Les limiers de Carrier et les satellites de Lambertye amenaient par troupeaux les suspects des villes et des campagnes voisines dans les entrepôts de Nantes. Un seul de ces entrepôts contenait quinze cents femmes et enfants sans lits, sans paille, sans feu, sans couvertures, plongés dans leur infection et abandonnés quelquefois deux jours sans nourriture. On ne vidait ces égouts humains que par des fusillades. Les citoyens ne rachetaient leur vie que par leur fortune ; les femmes, par leur prostitution. Celles qui se refusaient à d'infâmes complaisances étaient envoyées, même enceintes, au supplice. Un grand nombre de femmes vendéennes, qui avaient suivi leurs maris au-delà de la Loire et qu'on ramassait dans les campagnes, furent fusillées avec l'enfant qu'elles allaient mettre au monde. Les bourreaux appelaient cela frapper le royalisme dans son germe.

Sept cents prêtres subirent le martyre, les uns pour leur foi, les autres pour leur opinion ; tous pour leur habit. Les simulacres de jugement étaient trop lents et trop multipliés aux yeux de Carrier. Ils risquaient d'user la complaisance ou d'émouvoir la pitié même de la commission militaire. Ce tribunal commençait à murmurer de sa propre servilité. Carrier appela les membres suspects auprès de lui, les accabla d'invectives, de coups, brandit son sabre nu devant leurs yeux, et leur demanda ou les têtes désignées ou leur propre tête. Ses bourreaux tremblaient ou s'indignaient en secret contre lui. Il sentit que son instrument de meurtre s'usait ; il en inventa un nouveau.

Le parricide Néron noyant Agrippine dans une galère submergée, pour imputer son crime à la mer, fournit à un des séides de Carrier une idée qu'il adopta comme une providence du crime. La mort par le fer et par le feu faisait du bruit, versait du sang, laissait des cadavres à ensevelir et à compter. Le flot silencieux de la Loire était muet et ne compterait pas. Le fond de la mer saurait seul le nombre de victimes. Carrier fit venir des mariniers aussi impitoyables que lui. Il leur ordonna, sans trop de mystère, de percer de soupapes un certain nombre de barques pontées, de manière à les submerger à volonté avec leurs cargaisons vivantes dans les trajets sur le fleuve qu'il ordonnerait sous prétexte du transport des prisonniers d'un entrepôt à un autre. Un de ces mariniers lui demandant un ordre écrit : « Ne suis-je pas représentant ? lui répondit Carrier. Ne dois-tu pas avoir confiance en moi pour les travaux que je te commande ? Pas tant de mystère, » ajouta-t-il ; « il faut jeter à l'eau ces cinquante prêtres quand tu seras au milieu du courant. »

 

III.

Ces ordres s'exécutèrent d'abord secrètement et sous la couleur d'accidents de navigation. Mais bientôt ces exécutions navales, dont les flots de la Loire portaient le témoignage jusqu'à son embouchure, devinrent un spectacle pour Carrier et pour ses complaisants. Il acheta un navire de luxe, dont il fit présent à Lambertye, son complice, sous prétexte de surveiller les rives du fleuve. Ce navire, orné de toutes les délicatesses de meubles, pourvu de tous les vins et de tous les mets nécessaires aux festins, devint le théâtre le plus habituel de ces exécutions. Carrier s'y embarquait quelquefois lui-même avec ses exécuteurs et des courtisanes pour faire des promenades sur l'eau. Tandis qu'il se livrait sur le pont aux joies du vin et de l'amour, des victimes, enfouies dans la cale, voyaient, à un signal donné, s'ouvrir les soupapes et les flots de la Loire les ensevelir. Un gémissement étouffé annonçait à l'équipage que des centaines de vies venaient de s'exhaler sous ses pieds. Ils continuaient leur orgie sur ce sépulcre flottant.

Quelquefois Carrier, Lambertye et leurs complices se donnaient les cruelles voluptés du spectacle de l'agonie. Ils faisaient monter sur le pont des couples de victimes de sexe différent. Dépouillés de leurs vêtements, on les attachait, face à face, l'un à l'autre, un prêtre avec une religieuse, un jeune homme avec une jeune fille ; on les suspendait ainsi nus et entrelacés par une corde passée sous l'aisselle à la poulie du bâtiment ; on jouissait, avec d'horribles sarcasmes, de cette parodie de l'hymen dans la mort ; on les précipitait enfin dans le fleuve. On appelait ce jeu de cannibales les mariages républicains.

Les noyades de Nantes durèrent plusieurs mois. Des villages entiers périrent en masse dans des exécutions militaires, dont les auteurs et les exécuteurs eux-mêmes racontaient ainsi les carnages : « Nous avons vu les volontaires, conformément aux ordres de leur chef, se jeter les enfants de mains en mains, les faire voler de baïonnettes en baïonnettes, incendier les maisons, éventrer les femmes enceintes et brûler vivants les enfants de quatorze ans. » Ces égorgements ne satisfaisaient pas encore Carrier. La démence égarait sa raison, ses paroles, ses gestes : mais sa démence était encore sanguinaire. Les Nantais, témoins et victimes de ces fureurs, voyant la Convention muette, n'osaient accuser de folie des actes que les satellites de ce proconsul appelaient du patriotisme. Le plus léger murmure était imputé à crime. Carrier, ayant appris que des dénonciations secrètes étaient parties pour le comité de salut public, fit arrêter deux cents des principaux négociants de Nantes, les ensevelit dans les cachots et les fit ensuite traîner lentement attachés deux à deux jusqu'à Paris. Un jeune commissaire du comité d'instruction publique, fils d'un représentant nommé Julien, fut envoyé à Nantes par Robespierre pour éclairer les crimes de Carrier. Il informa Robespierre des excès dont Carrier déshonorait la terreur elle-même. Carrier fut rappelé. Mais la Montagne n'osa ni le désavouer ni le flétrir. Ce fut un des torts les plus justement reprochés à Robespierre que cette impunité de Carrier. Ne pas venger l'humanité de ces attentats, c'était se déclarer ou trop faible pour les punir, ou assez prescripteur pour les accepter.

 

IV.

Joseph Lebon décimait, à Arras et à Cambray, les départements du Nord et du Pas-de-Calais. Cet homme est un exemple du vertige qui saisit les têtes faibles dans les grandes oscillations d'opinion. Les temps ont leurs crimes comme les hommes. Le sang est contagieux comme l'air. La fièvre des révolutions a ses délires. Lebon en éprouva et en manifesta tous les accès pendant les courtes phases d'une vie de trente ans. Dans un temps calme il eût laissé la renommée d'un homme de bien ; dans des jours sinistres il laissa le renom d'un prescripteur sans pitié.

Né à Arras, compatriote de Robespierre, Lebon était entré dans l'ordre de l'Oratoire, pépinière des hommes qui se destinaient à l'enseignement public. Rebuté de la règle de cet ordre, Lebon était curé de Vernois, près de Beaune, au commencement de la Révolution. Sa piété régulière, ses mœurs, son âme aux misères humaines faisaient de Lebon, à cette époque, le modèle des prêtres. Les doctrines philanthropiques de la Révolution se confondaient dans son âme avec l'esprit de liberté, d'égalité et de charité du christianisme. Il crut voir le siècle rallumer le flambeau des vérités politiques au flambeau de la foi divine. Il se passionna de zèle et d'espérance pour cette religion du peuple si semblable à la religion du Christ. Sa foi même le suscita contre sa foi. Il se sépara de Rome pour s'unir à l'église constitutionnelle. Quand la philosophie répudia cette église schismatique, Lebon la répudia à son tour. Il se maria. Il revint dans sa patrie. Les gages qu'il avait donnés à la Révolution le firent élever aux emplois publics. L'ascendant de Robespierre et de Saint-Just à Arras le porta à la Convention. Le comité de salut public ne crut pas pouvoir confier à un homme plus sûr la mission de surveiller et de couper les trames contre-révolutionnaires de ces départements, voisins des frontières, asservis aux prêtres, travaillés par les conspirations de Dumouriez. Lebon s'y montra d'abord indulgent, patient, juste. Il amortit sa main pour comprimer, sans frapper, les ennemis de la Révolution et les suspects. Dénoncé par les Jacobins à cause de sa modération, le comité de salut public l'appela à Paris pour le réprimander de sa mollesse.

Soit que le ton de cette réprimande eût fait pénétrer dans l'âme de Lebon la terreur qu'on lui ordonnait de porter à Arras, soit que le feu de la fureur civique l'eût incendié, il revint un autre homme dans le Nord. Les prisons vides se remplirent à sa voix. Il nomma, pour juges et pour jurés, les plus féroces républicains des clubs. Il dicta les jugements. Il promena la guillotine de ville en ville. Il honora le bourreau comme le premier magistrat de la liberté. Il le fit manger publiquement à sa table, comme pour réhabiliter la mort. Nobles, prêtres, parents d'émigrés, bourgeois, cultivateurs, domestiques, femmes, vieillards, enfants qui n'avaient pas encore l'âge du crime, étrangers qui ne savaient pas lire même les lois de la patrie : il confondait tout dans les arrêts qu'il commandait à ses sicaires et dont il surveillait lui-même l'exécution. Le sang dont il avait eu horreur était devenu de l'eau à ses yeux. Il assistait, du haut d'un balcon de niveau avec la guillotine, aux supplices des condamnés. Il s'efforçait d'apprivoiser les regards même de sa femme à la mort des ennemis du peuple. Il semblait se repentir de son ancienne humanité comme d'une faiblesse. Le seul crime, à ses yeux, était l'indulgence pour les contre-révolutionnaires et surtout pour les prêtres, les complices de sa première foi. Il faisait des entrées triomphales dans les villes, précédé de l'instrument du supplice et accompagné des juges, des délateurs et des bourreaux. Il insultait et destituait les autorités. Il les remplaçait par des dénonciateurs. Il faisait inscrire sur sa porte : « Ceux qui entreront ici pour solliciter la liberté des détenus, n'en sortiront que pour marcher à leur place. » Il dépouillait les suspects de leurs biens, les femmes condamnées de leurs bijoux ; il confisquait ces legs du supplice au profit de la république. Il chassait des sociétés populaires les femmes que leur pudeur empêchait de prendre part aux danses patriotiques ordonnées sous peine d'emprisonnement. Il les faisait exposer sur une estrade aux interrogations et aux huées du peuple. Il fit élever ainsi sur ce fauteuil d'infamie une jeune fille de dix-sept ans, sa cousine, qui avait refusé de danser dans ces chœurs civiques. Il l'insulta de sa propre voix et la menaça de lui faire expier son refus dans les cachots. Il fouillait et frappait de sa propre main des jeunes filles et des femmes qui lisaient des livres aristocratiques. Il faisait condamner et guillotiner des familles entières et tomber vingt têtes à la fois. Il poursuivait la vengeance au delà du supplice.

Le marquis de Vielfort, arraché à sa demeure, où l'on avait trouvé une lettre d'un de ses neveux émigrés, était déjà sur l'échafaud. Lebon reçoit une lettre du comité de salut public qui lui annonçait une victoire des troupes de la république. Il ordonne au bourreau de suspendre le couteau. Il monte sur le balcon du théâtre de plain-pied avec la guillotine. Il lit au peuple et au condamné le bulletin triomphal, pour ajouter au supplice du vieillard le supplice d'emporter la douleur des victoires de la république.

Une autre fois, il renouvela cette barbare prolongation de torture pour deux jeunes Anglaises qui allaient être suppliciées sous ses yeux. Il fit un long discours au peuple, lut les dépêches de l'armée, et, apostrophant les deux victimes : « Il faut, » leur dit-il, « que les aristocrates comme vous entendent à leurs derniers moments le triomphe de nos armées ! » Une des deux condamnées, madame Plunket, se tournant vers Lebon avec indignation : « Monstre, lui dit-elle, tu crois nous rendre ainsi la mort plus amère, détrompe-toi ! quoique femmes, nous mourrons courageusement ; et toi, tu mourras en lâche ! »

Lebon tremblait de ne pas atteindre encore ainsi la hauteur des pensées de la Convention. « Douceurs de l'amitié ! » s'écriait-il en cherchant à se justifier à lui-même ces atrocités, « sentiment délicieux de la nature ! spectacle enchanteur d'une famille naissante sous les auspices de l'amour le plus tendre et de l'union la plus parfaite ! je vous ajourne jusqu'à la paix. Le devoir, l'odieux devoir, rien que l'inflexible devoir, voilà ce qu'il faut que je me représente sans cesse. O ma femme ! ô mes enfants ! je suis perdu, je le sais bien, si la république est renversée ; je m'expose, même si elle triomphe, à mille ressentiments particuliers ! » Dans cette perplexité, il écrivait au comité de salut public. Le comité répondait : « Continuez votre attitude révolutionnaire. Vos pouvoirs sont illimités. Prenez dans votre énergie toutes les mesures commandées par le salut de la chose publique. L'amnistie est un crime. Les forfaits ne se rachètent point contre une république, ils s'expient sous le glaive. Secouez le glaive et le flambeau sur les traîtres. Marchez toujours, citoyen collègue, sur cette ligne que vous décrivez avec énergie. Le comité applaudit à vos travaux. »

 

V.

Dans le Midi, le proconsul Maignet, né comme Carrier dans les montagnes de l'Auvergne, cédait à l'entraînement sanguinaire des assassins d'Avignon. Il incendia, par ordre du comité de saint public, la petite ville de Bédouin, signalée comme un foyer de royalisme, après en avoir expulsé les habitants. Il provoqua la création d'une commission populaire à Orange, pour épurer le Midi. Dix mille victimes tombèrent bien moins sous la hache de la république que sous la vengeance de leurs ennemis personnels. Dans ce climat de feu, toutes les idées sont des passions, toutes les passions des crimes. Maignet, en écrivant à son collègue Couthon, mêlait des détails familiers et domestiques aux tableaux sinistres qu'il lui faisait de sa mission dans le département de Vaucluse : « J'ai plus de quinze mille citoyens clans les prisons, lui dit-il. Il faudrait faire une revue afin de prendre tous ceux qui doivent payer de leurs têtes leurs crimes ; et comme ce choix ne peut se faire que par le jugement, il faudrait tout, envoyer à Paris. Tu vois les dangers, les dépenses, l'impossibilité d'un pareil voyage. D'ailleurs il faut épouvanter, et le coup n'est vraiment effrayant que quand il est porté sous les yeux de ceux qui ont vécu avec les coupables... Ton sucre, ton café, ton huile, » ajoutait-il immédiatement, « sont en route. Rappelle-moi au « souvenir de ta chère femme. Un baiser pour moi à ton petit Hippolyte. »

 

VI.

Le sang parait plus rouge en contraste avec cette sensibilité de famille et ces détails domestiques. Le système que servaient ces hommes les avait dégradés jusqu'à l'impassibilité. Les crimes, au reste, appelaient les réactions dans ces départements. Royalistes, modérés, patriotes, tous se servaient des mêmes armes. Les opinions devenaient pour tous des haines personnelles et des assassinats. Des hommes masqués s'étant introduits la nuit dans la maison de campagne d'un des principaux républicains d'Avignon, enchaînèrent ses domestiques, sa femme et ses filles, l'entraînèrent dans sa cave et le fusillèrent sous les yeux de son jeune fils, qu'ils forcèrent à tenir la lampe pour éclairer leurs coups. Maignet saisit cette occasion de faire arrêter tous les parents d'émigrés, toutes les femmes soupçonnées d’attachement aux proscrits. Le Midi, comprimé par une colonie de Montagnards et par la commission révolutionnaire d'Orange, n'osait plus palpiter sous la main de la Convention.

A Bordeaux, sept cent cinquante têtes de fédéralistes avaient déjà roulé sous le fer de la guillotine. Le triumvirat d'Ysabeau, de Baudot et de Tallien pacifiait la Gironde. Ysabeau, ancien oratorien comme Fouché, homme de vigueur et non de carnage ; Baudot, député de Saône-et-Loire, poussant la chaleur républicaine jusqu'à la fièvre mais non jusqu'à la cruauté ; Tallien, jeune, beau, enivré de son crédit, fier de l'amitié de Danton, tantôt terrible et tantôt indulgent, faisant espérer la vengeance aux uns, la pitié aux autres. Tallien croyait sentir en lui de grandes destinées. Il gouvernait Bordeaux en souverain d'une province conquise plutôt qu'en délégué d'une démocratie populaire. Il voulait se faire craindre et adorer tout à la fois. Fils d'un père nourri dans la domesticité d'une famille illustre, élevé lui-même par le patronage de cette famille, Tallien portait dans la république les goûts, les élégances, les orgueils et aussi les corruptions de Faristocratie.

 

VII.

Au moment où Tallien arrivait à Bordeaux, une jeune Espagnole d'une beauté éclatante, d'une âme tendre, d'une imagination passionnée, s'y trouvait retenue, dans sa route vers l'Espagne, par l'arrestation de son mari. Elle se nommait alors madame de Fontenay. Elle était fille du comte de Cabarrus ; le comte de Cabarrus, Français d'origine établi en Espagne, était parvenu, par son génie pour les finances, aux plus hauts emplois de la monarchie sous le règne de Charles III. Sa fille avait à peine dix-neuf ans. Née à Madrid d'une mère valencienne que Cabarrus avait enlevée, le feu du Midi, la langueur du Nord, la grâce de la France réunis dans sa personne en faisaient la statue vivante de la beauté de tous les climats. C'était une de ces femmes dont les charmes sont des puissances et dont la nature se sert, comme de Cléopâtre ou de Théodora, pour asservir ceux qui asservissent le monde, et pour tyranniser l'âme des tyrans. Les persécutions que son père avait subies à Madrid, pour prix de ses services, avaient appris dès l'enfance à la jeune Espagnole à détester le despotisme et à adorer la liberté. Française d'origine, elle l'était devenue de cœur par le patriotisme. La république lui apparaissait comme la Némésis des rois, la Providence des peuples, la restauration de la Nature et de la Vérité.

Aux théâtres, aux revues, aux sociétés populaires, dans les fêtes et dans les cérémonies républicaines, le peuple de Bordeaux la voyait manifester son enthousiasme par sa présence, par son costume et par ses applaudissements. Il croyait voir en elle le génie féminin de la république.

Mais madame de Fontenay avait horreur du sang. Elle ne résistait pas à une larme. Elle croyait que la générosité était l'excuse de la puissance. Le besoin de conquérir une plus grande popularité pour la faire tourner au profit de la miséricorde, la porta à paraître quelquefois dans les clubs et à y prendre la parole. Vêtue en amazone, ses cheveux couverts d'un chapeau à panache tricolore, elle y prononça plusieurs discours républicains. L'ivresse du peuple ressemblait à de l'amour.

Le nom de Tallien faisait trembler alors Bordeaux. On parlait du représentant du peuple comme d'un homme implacable. Elle se sentit assez courageuse pour le braver, assez séduisante pour l'attendrir. L'image des femmes antiques qui avaient dompté les prescripteurs, pour leur arracher des victimes, la tentait. L'ambition de dominer un des hommes qui dominaient en ce moment la république l'enivra.

Elle conquit le représentant du premier regard. Tallien, sous qui tout rampait, rampa à ses pieds. Elle prit dans son âme la place de la république. Il ne désira plus la puissance que pour la lui faire partager, la grandeur que pour l'élever avec lui, la gloire que pour l'en couvrir. Comme tous les hommes chez lesquels la passion va jusqu'au délire, il se glorifia de sa faiblesse. Il jouit de la publicité de ses amours. Il les étalait avec orgueil devant le peuple, avec insolence devant ses collègues. Pendant que les prisons regorgeaient de captifs, que les émissaires du représentant traquaient les suspects dans les campagnes, et que le sang coulait à flots sur l'échafaud, Tallien, ivre de sa passion pour dona Theresa, la promenait, dans de splendides équipages, aux applaudissements de Bordeaux. Revêtue de légères draperies des statues grecques qui laissaient transpercer la beauté de ses formes, une pique dans une main, l'autre gracieusement appuyée sur l'épaule du proconsul, dona Theresa affectait l'attitude de la déesse de la liberté.

Mais elle jouissait davantage d'être en secret la divinité du pardon. Cette femme tenait dans sa main le cœur de celui qui tenait la vie et la mort, elle était suppliée et adorée comme la Providence des persécutés. Les supplices ne frappèrent bientôt plus que les hommes signalés par le comité de salut public comme dangereux à la république. Les juges s'adoucissaient à l'exemple du représentant. L'amour d'une femme transformait la terreur ; Bordeaux oubliait ses sept cents victimes. Le génie enthousiaste des Bordelais souriait à ce proconsulat oriental de Tallien. Robespierre s'en défiait, mais il n'insistait pas pour le rappeler à Paris. Il l'aimait mieux satrape à Bordeaux que conspirateur à la Convention. Il parlait de Tallien avec mépris : « Ces hommes, » disait-il, « ne sont bons qu'à rajeunir les vices. Ils inoculent au peuple les mauvaises mœurs de l'aristocratie. Mais patience, nous délivrerons le peuple de ses corrupteurs comme nous l'avons délivré de ses tyrans. »

 

VIII.

Robespierre suivait de l'œil ces proconsuls. Au retour de Fouché de sa mission dans le Midi, il éclata en reproches contre les cruautés du conventionnel : « Croit-il donc, » disait-il en parlant de Fouché, « que le glaive de la république soit un sceptre, et qu'il ne se retourne pas contre ceux qui le tiennent ? » Fouché fit de vaines tentatives pour se rapprocher de Robespierre. Robespierre envoya son frère en mission à Vesoul et à Besançon. Ce jeune homme ne se servit de la toute-puissance que lui donnait son nom que pour modérer ses collègues, réprimer les supplices, ouvrir les prisons. Après un discours de clémence prononcé à la société populaire de Vesoul, il rendit la liberté à huit cents détenus. Cette indulgence ne tarda pas à scandaliser son collègue Bernard de Saintes. Le jeune représentant poursuivit sa mission de clémence. Le président du club de Besançon, noble de naissance, lai ayant parlé un jour en séance de l'illustration de sa famille, appelée à de hautes destinées : « Les services que mon frère a rendus à la Révolution, » répondit Robespierre le jeune, « sont tout personnels. L'amour du peuple en a été le prix. Je n'ai rien à en revendiquer pour moi-même... Tu parles là, » ajouta-t-il, « la langue de l'aristocratie. Son temps n'est plus. Ne présides-tu pas cette société, toi qui es né d'un sang aristocratique et qui comptes un frère parmi les traîtres à la patrie ? Si le nom de mon frère me donnait ici un privilége, le nom du tien t'enverrait à la mort ! »

Entouré des parents des détenus, qui lui représentaient les injustices et les tyrannies de ses collègues, mais sans pouvoir hors des limites de la Haute-Saône, Robespierre le jeune leur promit de porter leurs plaintes à la Convention et de rapporter la justice. « Je reviendrai ici avec le rameau d'olivier ou je mourrai pour vous, » leur dit-il, « car je vais défendre à la fois ma tête et celle de vos parents. » Ce jeune homme exalté recevait, avec le respect d'un fils, les oracles et les confidences de son frère. Fanatique des principes de la Révolution, mais rougissant de ses rigueurs et répugnant aux crimes, il portait sur ses traits l'empreinte affaiblie du caractère de son frère. Son éloquence était monotone, froide, sans couleur et sans image. On voyait qu'il prenait ses inspirations dans un système plutôt que dans des sentiments. Une teinte mystique était répandue sur son extérieur et sur ses paroles. Il était accompagné, dans ses missions et jusque dans les sociétés populaires, par une jeune femme qui passait pour sa maîtresse, et que ses confidents disaient douée d'un don d'inspiration et de prophétie. Les républicains, lassés d'athéisme, songeaient déjà, dans leurs arrière-pensées, à transformer le principe démocratique en religion, et à diviniser la liberté avec plus de droit que le moyen âge n'avait divinisé les rois.