HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME SEPTIÈME

 

LIVRE CINQUANTE-DEUXIÈME.

 

 

I.

Que faisaient cependant, au moment où Roland et sa femme mouraient ainsi, leurs amis les plus chers : Buzot, Barbaroux, Péthion, Louvet, Valady, Guadet, Salles, que nous avons laissés débarquant en fugitifs dans la Gironde ?

Les commissaires de la Montagne, Ysabeau et Tallien, les avaient devancés à Bordeaux. Ces représentants, maniant avec énergie le jacobinisme et déployant la terreur, avaient étouffé en peu de jours le fédéralisme, soulevé les faubourgs de Bordeaux contre la ville, incarcéré les négociants, donné le pouvoir au peuple, inauguré la guillotine, recruté les clubs et tourné contre les Girondins leur propre patrie. La soumission de Lyon, l'extermination de Toulon, le supplice de Vergniaud et de ses amis avaient consterné et en apparence converti la Gironde à l'unité de la république. Nulle part on n'affectait un patriotisme plus ombrageux. Nulle part on ne redoutait davantage un soupçon de complicité avec les représentants proscrits ; car nulle part on n'avait davantage le danger d'être soupçonné. La terreur était plus vigilante à Bordeaux qu'ailleurs. Chaque hameau de la Gironde avait son comité de salut public, son armée révolutionnaire, ses délateurs et ses bourreaux.

 

II.

Arrivé au Bec-d'Ambès, Guadet avait laissé ses collègues cachés dans la maison de son beau-père. Cet asile était précaire. Guadet était allé leur en préparer un plus sûr clans la petite ville de Saint-Émilion, son pays natal. Mais à Saint-Emilion même, il n'avait trouvé de retraite assurée que pour deux. Ils étaient sept. Le messager qui leur apporta cette triste nouvelle au Bec-d'Ambès trouva les fugitifs déjà cernés par des bataillons envoyés de Bordeaux, barricadés dans leur demeure et armés de quelques paires de pistolets et d'un tromblon, armes suffisantes seulement pour se venger, non pour se défendre. La nuit couvrit leur évasion. Ils marchèrent vers Saint-Émilion, non comme au salut, mais comme à une autre perte. Les satellites de Tallien, qui forcèrent leur maison au Bec-d'Ambès, quelques moments après leur évasion, écrivirent à la Convention qu'ils avaient trouvé leurs lits encore chauds.

Le père de Guadet, vieillard de soixante-douze ans, leur ouvrit généreusement sa demeure. Les amis de son fils lui semblaient d'autres fils, pour lesquels il aurait rougi d'épargner un reste de jours. A peine étaient-ils abrités, depuis quelques heures dans cette maison suspecte, qu'on annonça l'approche de cinquante cavaliers qui avaient suivi leurs traces à travers la campagne. Tallien lui-même accourait avec les limiers les plus exercés de la police de Bordeaux. Les députés girondins eurent le temps de se disperser. Tallien plaça le père de Guadet sous la surveillance de deux hommes armés, chargés d'épier ses pas, ses paroles, ses regards. Il confisqua les biens du fils. Il organisa un club de terroristes, dans la ville même où les Girondins s'étaient abrités contre la terreur.

Une femme seule se dévoua pour les sauver. C'était une belle-sœur de Guadet, madame Bouquey.

Informée du péril de son beau-frère et de ses amis, elle était accourue de Paris, où elle vivait sans alarmes, pour recueillir des hommes la plupart inconnus, quelques-uns bien chers. La pitié, cette faiblesse de la femme, devient force dans les grandes circonstances et console les révolutions, par l'héroïsme du dévouement. Guadet, Barbaroux, Buzot, Péthion, Valady, Louvet, Salles entrèrent secrètement, la nuit, dans l'étroit souterrain que madame Bouquey avait préparé pour eux. Le sein de la terre était seul assez profond et assez muet pour ensevelir vivants les Girondins. Ce refuge était une catacombe. Ce réduit ouvrait d'un côté sur un puits de trente pieds de profondeur, de l'autre sur une cave de la maison. Aucune recherche domiciliaire ne pouvait en découvrir l'accès. Une seule crainte préoccupait, la généreuse hôtesse des Girondins : c'était celle d'être emprisonnée elle-même. Que deviendraient ses hôtes ensevelis clans ce sépulcre dont seule elle soulevait la pierre ! Elle craignait aussi de les trahir par l'achat des aliments nécessaires à tant de bouches. La disette resserrait alors les marchés. On ne distribuait le pain qu'à proportion du nombre des habitants d'une maison et sur les ordres de la municipalité. Madame Bouquey n'avait droit qu'à une livre de pain par jour. Elle s'en privait pour partager ces miettes entre les huit proscrits. Des légumes, des fruits secs, quelques volailles, furtivement achetés, composaient la nourriture de ces hommes, qui dissimulaient leur faim. La gaieté cependant, ce sel amer de l'infortune, régnait dans ces repas de Spartiates.

Quand les recherches se ralentissaient, madame Bouquey délivrait ses amis du souterrain. Elle les faisait asseoir à sa table, respirer l'air, voir le ciel des nuits. Elle leur avait procuré du papier et des livres. Barbaroux écrivait ses mémoires, Buzot sa défense. Louvet notait ses récits avec la plume légère dont il avait écrit ses romans, héros lui-même de sa propre aventure. Péthion aussi écrivait, mais d'une main plus sévère. Les mystères de sa popularité, si indignement conquise et si courageusement abdiquée, se révélaient sous sa plume. Ces confidences auraient sans doute expliqué cet homme, petit dans la puissance, grand dans l'adversité.

Le 12 novembre, jour où madame Roland mourait à Paris, une rumeur sourde de la présence des Girondins chez madame Bouquey se répandit à Saint-Émilion. Il fallut se disperser, par groupes, dans d'autres asiles. La séparation ressembla à un adieu suprême. Nul ne savait où il allait. Valady prit seul la route-des Pyrénées. La mort l'y attendait. Il marchait en aveugle au-devant de son sort. Barbaroux, Péthion et Buzot, liant leur vie ou leur mort dans une indissoluble amitié, se dirigèrent à travers champs, du côté des landes de. Bordeaux, espérant faire perdre leurs traces dans ce désert. Guadet, Salles et Louvet passèrent, cette première journée, dans une carrière. Un ami de Guadet devait venir les prendre, à l'entrée de la nuit, pour les conduire à six lieues de là, dans la maison d'une femme riche dont Guadet avait plaidé les causes et sauvé jadis la fortune. L'ami manqua de courage et ne vint pas. Guadet et ses amis partirent seuls et comme au hasard. Le froid, la neige, la pluie glaçaient leurs membres mal couverts. Arrivés enfin, à quatre heures du matin, à la porte de sa cliente, Guadet frappe, se nomme ; il est repoussé. Il revient désespéré près de ses amis. Il trouve Louvet évanoui de faim et de froid au pied d'un arbre. Guadet retourne à la maison et implore en vain d'abord un lit, puis du feu, puis un verre de vin pour un ami expirant. L'ingratitude laisse gémir et mourir sans réponse. Guadet revient encore. Ses soins et ceux de Salles réchauffent Louvet. Celui-ci prend une résolution désespérée qui le sauve.

Poursuivi par l'image de l'amie qu'il a laissée à Paris, il se décide à la revoir ou à périr. Il embrasse Salles et Guadet, partage avec eux quelques assignats qui lui restent, et se traîne seul sur la route de Paris.

 

III.

Guadet, Salles, Péthion, Barbaroux, Buzot se retrouvent, la nuit suivante, à Saint-Émilion, réunis de nouveau par les soins de leur bienfaitrice, dans la maison d'un honnête et pauvre artisan. C'est là qu’ils apprirent la fin tragique de Vergniaud et de leurs amis. Ils supputèrent stoïquement combien il restait de coups à frapper à la guillotine pour que tous les Girondins eussent vécu. Leur âme était à la hauteur de leur échafaud. Mais quand on leur annonça, quelques jours après, le supplice de madame Roland, leurs âmes s'attendrirent et ils pleurèrent. Buzot tira son couteau pour se frapper. Il fut saisi d'un long accès de délire, pendant lequel il laissa échapper des cris qui révélaient une explosion et un déchirement de cœur. Ses amis arrachèrent l'arme de ses mains, calmèrent sa fièvre et lui firent jurer de supporter la vie, pour celle qui avait si dignement supporté la mort. Buzot tomba, depuis ce jour, dans une mélancolie et clans un silence qu'interrompaient seulement des soupirs et des invocations inarticulées. Le contre-coup de la hache qui avait coupé la tête de madame Roland ne brisa aucune âme autant que l'âme de Buzot. La mort ne rompit pas tout entier, mais elle entr'ouvrit le sceau de son cœur.

Les cinq proscrits respirèrent encore quelques semaines, dans ce nouvel asile. Les oscillations du comité de salut public faisaient pencher la Convention tantôt vers l'indulgence, tantôt vers la terreur, à Bordeaux. On immolait toujours. Grangeneuve, Biroteau venaient de succomber ; mais on recherchait moins les victimes. Le fidèle Troquart, l'hôte des réfugiés à Saint-Émilion, les flattait de quelque adoucissement. Ce calme fut court. Des commissaires plus implacables, envoyés de Paris, ranimèrent la soif de vengeance qui se ralentissait dans la Gironde. La plupart de ces commissaires étaient de jeunes Cordeliers et de jeunes Jacobins de Paris, encore imberbes, que le parti d'Hébert lançait à Nantes, à Troyes, à Bordeaux, pour les apprivoiser au sang. Leur jeunesse a fait pardonner à leurs noms.

Ils ravivaient les supplices, envoyaient à la Convention les bulletins de la guillotine, comparables aux bulletins de Collot-d'Herbois à Lyon, de Fouché à Toulon, de Maignet à Marseille. L'arrivée de ces proconsuls comprima l'indulgence dans les âmes, et enleva tout asile aux proscrits. Ils envoyèrent de Bordeaux à Saint-Émilion des détachements de l'armée révolutionnaire dirigés par un limier nommé Marcou, qui avait dressé des chiens à dépister les fédéralistes. La république imitait ainsi ces chasses d'hommes que les Espagnols avaient pratiquées dans les forêts d'Amérique. Marcou croyait les Girondins enfouis dans les carrières de Saint-Émilion. Il arriva la nuit, sans être attendu, avec sa troupe. Il cerna en silence la maison du père, des amis et des proches de Guadet ; il lança ses chiens dans les cavernes comme à la piste des animaux malfaisants. Il enfuma l'entrée de quelques grottes. Les chiens revinrent sans leur proie. Cependant un autre limier de Tallien, nommé Favereau, pénétra, avec ses satellites, dans la demeure du père de Guadet. Ces hommes avaient parcouru en vain la maison, et déjà ils redescendaient les chaînes vides, lorsqu'un des gendarmes restés en arrière crut voir que le grenier à l'intérieur était moins large que les murs extérieurs de la maison. Il rappela ses compagnons. On sonda la muraille à coups de crosse de fusils. On colla l'oreille au mur. Le bruit de la détente d'un pistolet se fit entendre. C'était Guadet qui, se voyant découvert, armait son pistolet, pour se tuer ou pour se venger. A ce bruit, les gendarmes somment les proscrits de se rendre. Le mur s'écroule. Guadet et Salles en sortent en rampant. On les entraîne, on les enchaîne, on les conduit en triomphe à Bordeaux. Ils étaient tous deux hors la loi. Un jugement était superflu. Leur nom était leur crime et leur arrêt. Salles, condamné à mourir le jour même, demanda la faculté d'écrire à sa femme et à ses enfants. Son âme s'épancha en adieux si touchants que l'histoire les a recueillis.

« Quand tu recevras cette lettre, » écrit Salles à sa femme, « je ne vivrai que dans la mémoire des hommes qui m'aiment. Quelle charge je te laisse ! trois enfants et rien pour les élever ! Cependant console-toi : je ne serai pas mort sans t'avoir plainte, sans avoir espéré dans ton courage, et c'est une de mes consolations de penser que tu voudras bien vivre à cause de ton innocente famille. Mon amie, je connais ta sensibilité, j'aime à croire que tu donneras des pleurs amers à la mémoire de l'homme qui voulait te rendre heureuse, qui faisait son principal plaisir de l'éducation de ses deux fils et de sa fille chérie. Mais pourrais-tu négliger de songer que ta seconde pensée leur appartient ? Ils sont privés d'un père, et ils peuvent du moins, par leurs innocentes caresses, te tenir lieu de celles que je ne pourrai plus te donner. Charlotte ! j'ai tout fait pour me conserver. Je croyais me devoir à toi et surtout à mon pays : il me semblait que le peuple avait les yeux fascinés sur les sentiments de ton malheureux époux ; qu'il les ouvrirait un jour, et pourrait apprendre de moi combien ses intérêts m'étaient chers. Je croyais devoir vivre aussi pour recueillir sur le compte de mes amis tous les monuments que je crois utiles à leur mémoire. Enfin je devais vivre pour toi, pour ma famille, pour mes enfants. Le ciel en dispose autrement. Je meurs tranquille. J'avais promis dans ma déclaration, lors des événements du 31 mai, que je saurais mourir au pied de l'échafaud : je crois pouvoir affirmer que je tiendrai ma promesse. Mon amie, ne me plains pas. La mort, à ce qu'il me semble, n'aura pas pour moi des angoisses bien douloureuses. J'en ai déjà fait l'essai. J'ai été pendant une année entière dans des travaux de toute espèce, je n'en ai pas murmuré. Au moment où l'on m'a saisi, j'ai deux fois présenté sur mon front un pistolet qui a trompé mon attente. Je ne voulais pas être livré vivant. Toutefois j'ai cet avantage, d'avoir bu d'avance tout ce que le calice a d'amer, et il me semble que ce moment n'est pas si pénible. Charlotte, renferme tes douleurs et n'inspire à nos enfants que des vertus modestes. Il est si difficile de faire le bien de son pays ! Brutus en poignardant un tyran, Caton en se perçant le sein pour lui échapper, n'ont pas empêché Rome d'être opprimée. Je crois m'être dévoué pour le peuple. Si pour récompense je reçois la mort, j'ai la conscience de mes bonnes intentions. Il est doux de penser que j'emporte au tombeau ma propre estime, et que peut-être un jour l'estime publique me sera rendue. Mon amie ! je te laisse dans la misère ! quelle douleur pour moi ! Et quand on te laisserait tout ce que je possédais, tu n'aurais pas même du pain ; car tu sais, quoi qu'on ait pu dire, que je n'avais rien. Cependant, Charlotte ! que cette considération ne te jette pas dans le désespoir. Travaille, mon amie ! tu le peux. Apprends à tes enfants à travailler lorsqu'ils seront en âge. Oh ! ma chère ! si tu pouvais de cette manière éviter d'avoir recours aux étrangers ! Sois, s'il se peut, aussi fière que moi. Espère encore, espère en celui qui peut tout ; il est ma consolation au dernier moment. Le genre humain a depuis longtemps reconnu son existence, et j'ai trop besoin de penser qu'il faut bien que l'ordre existe quelque part, pour ne pas croire à l'immortalité de mon âme. Il est grand, juste et bon, ce Dieu au tribunal duquel je vais comparaître. Je lui porte un cœur, sinon exempt de faiblesse, au moins exempt de crime et pur d'intentions ; et comme dit si bien Rousseau : Qui s'endort dans » le sein d'un père n'est pas en souci du réveil.

« Baise mes enfants, aime-les, élève-les, console-toi, console ma mère, ma famille ! Adieu, adieu pour toujours ! Ton ami,

« SALLES. »

 

IV.

— « Et toi, qui es-tu ? demanda-t-on à Guadet. — Je suis Guadet. Bourreau, » répondit l'Eschine de la Gironde, « faites votre office. Allez, ma tête à la main, demander votre salaire aux tyrans de ma patrie. Ils ne la virent jamais sans pâlir ; en la voyant, ils pâliront encore ! » En allant à la mort, Guadet dit au peuple : « Regardez-moi bien, voilà le dernier de vos représentants. » Sur l'échafaud Guadet voulut parler, les tambours étouffèrent sa voix. – « Peuple ! s'écria-t-il indigné, voilà l'éloquence des tyrans : ils étouffent les accents de l'homme libre pour que le silence couvre leurs forfaits ! »

Barbaroux, Péthion et Buzot apprirent à Saint-Émilion l'arrestation et la mort de leurs collègues. Le sol, partout miné autour d'eux, ne pouvait tarder à les engloutir. Ils sortirent la nuit de leur refuge, n'emportant, pour toute provision, qu'un pain creux dans lequel la prévoyance de leur hôte avait enfermé un morceau de viande froide ; ils avaient de plus quelques poignées de pois verts dans les poches de leurs habits. Ils marchèrent au hasard une partie de la nuit. La longue immobilité de leurs membres, dans les refuges où ils languissaient depuis huit mois, avait énervé leurs forces, surtout celles de Barbaroux. La masse de sa stature et une obésité précoce le rendaient inhabile à la marche.

Au lever du jour les trois amis se trouvèrent non loin de Castillon, village dont ils ignoraient le site et le nom. C'était le jour de la fête du hameau. Le fifre et le tambour, parcourant les sentiers, convoquaient, avant l'aurore, les habitants aux banquets et aux danses. Des volontaires, le fusil sur l'épaule, passaient en chantant sur la route. Les fugitifs, l'esprit absorbé par leur situation, troublés par l'insomnie et par la fièvre, crurent qu'on battait le rappel et qu'on se répandait dans les champs pour les atteindre. Ils s'arrêtèrent, se groupèrent à l'abri d'une haie et parurent délibérer un moment. Des bergers qui les observaient de loin, virent tout à coup briller l'amorce et entendirent la détonation d'un coup de feu. Un des trois hommes suspects tomba la face contre terre, les deux autres s'enfuirent à toutes jambes et disparurent dans la lisière d'un bois. Les volontaires accoururent au bruit. Us trouvèrent un jeune homme d'une taille élevée, d'un front noble, d'un regard non encore éteint, gisant, dans son sang. Il s'était fracassé la mâchoire d'un coup de pistolet. Sa langue coupée lui interdisait tout autre langage que celui des signes. On le transporta à Castillon. Son linge était marqué d'un R et d'un B. On lui demanda s'il était Buzot, il hocha la tête ; s'il était Barbaroux, il baissa affirmativement le front. Conduit à Bordeaux sur une charrette et arrosant les pavés de son sang, il fut reconnu à la beauté de ses formes, et le couteau de la guillotine acheva de séparer sa tête de son corps.

 

V.

Nul ne sait ce que les forêts et les ténèbres cachèrent, pendant plusieurs jours et pendant plusieurs nuits, du sort de Péthion et de Buzot. Le suicide de leur jeune compagnon fut-il à leurs yeux une faiblesse ou un exemple ? Se tirèrent-ils chacun un coup de pistolet, à l'approche de quelque animal sauvage qu'ils prirent pour un bruit de pas des hommes qui les poursuivaient ? S'ouvrirent-ils les veines au pied de quelque arbre ? Moururent-ils de faim, de lassitude ou de froid ? L'un d'eux survécut-il à l'autre ? Et lequel resta le dernier et expira sur le cadavre de son compagnon ? Enfin moururent-ils dans un nocturne et lugubre combat, contre les animaux carnassiers qui les suivaient comme des proies prochaines ? Le mystère, ce plus terrible des récits, couvre les derniers moments de Buzot et de Péthion. Seulement des sarcleurs trouvèrent quelques jours après la mort de Barbaroux, çà et là, dans un champ de blé, au bord d'un bois, des chapeaux lacérés, des souliers et quelques lambeaux de vêtements qui recouvraient deux monceaux d'ossements humains dépecés par les loups. Ces habits, ces souliers, ces ossements, c'était Péthion et Buzot !

La terre de la république n'avait pas même de sépulture pour les hommes qui l'avaient fondée. Toute la Gironde avait disparu avec ces deux derniers tribuns. Ils laissaient à deviner au temps l'énigme de la popularité. L'un, qu'on avait appelé le Roi Péthion, et l'autre, qu'on appelait encore par dérision le Roi Buzot, étaient venus chercher de Paris et de Caen leur destinée dans un sillon des champs de la Gironde. La terre du fédéralisme dévorait elle-même ces hommes, ces coupables d'un rêve contre l'unité de la patrie ! Est-il besoin d'un autre jugement ? Juge-t-on des ossements décharnés et disloqués par les bêtes féroces sur un champ de mort ? Non ; on les plaint, on les ensevelit et on passe.

 

VI.

La Révolution, dans ces derniers mois de 1793 et dans les premiers mois de 1794, semblait revenir sur ses pas, comme un vainqueur après la victoire, pour frapper, un à un, les hommes qui avaient tenté de la modérer ou de l'arrêter, en commençant par ceux qui étaient le plus rapprochés d'elle et en finissant par ceux qui en étaient les plus éloignés : les Girondins d'abord et leurs partisans, les constitutionnels ensuite, les royalistes purs les derniers. Les premières haines des partis triomphants sévissent contre ceux qui ont été les plus contigus à leurs doctrines et à leurs passions. En révolution comme en guerre, on déteste plus ceux qui se séparent de notre camp que ceux qui nous combattent. Les supplices avaient commencé par les modérés. La république ne pensa à ses ennemis qu'après avoir immolé ses fondateurs.

Les grands noms de l'Assemblée constituante semblaient être des protestations vivantes contre les théories de la république. La royauté constitutionnelle, que les monarchistes avaient défendue, accusait la tyrannie du comité de salut public. La liberté légale, qu'ils avaient montrée en perspective, contrastait avec la dictature de la Montagne. On ne pouvait laisser vivre ces témoins et ces accusateurs, même muets. Mirabeau n'était plus. Le Panthéon l'avait dérobé à l'échafaud. La Fayette expiait, dans les souterrains d'Olmutz, le crime de sa modération. Clermont-Tonnerre était mort, égorgé le 2 septembre. Cazalès, Maury étaient en exil. Les Lameth erraient à l'étranger. Sieyès se taisait ou affectait de dormir, au pied de la Montagne. Le côté droit gémissait dans les prisons. Barnave, Duport, Bailly, les constitutionnels vivaient encore. On pensa à eux. Un souvenir des Jacobins, c'était la mort. Malheur au nom qui était prononcé trop haut. Celui de Barnave retentissait encore, dans la mémoire des réformateurs de la monarchie.

 

VII.

Depuis le 10 août, Barnave, inutile désormais aux conseils secrets de la reine, s'était retiré à Grenoble, sa ville natale. On l'y reçut en homme qui avait illustré sa patrie par l'éclat de son talent et par la probité de sa vie. On lui reprocha peu de se retirer à l'écart d'un mouvement républicain qui dépassait ses opinions. On le considéra comme un de ces instruments que les peuples jettent de côté, quand ils ont fait leur œuvre, mais qu'ils ne brisent pas. Barnave, sans applaudir à la république, mais sans protester contre elle, se borna à remplir ses devoirs de citoyen. Il se refusa à l'émigration, dont le chemin était ouvert, à quelques pas de la maison de son père. Il continua à jouir de cette popularité d'estime qui survit quelque temps aux situations perdues. Il avait été impliqué à Paris, dans les soupçons qu'on faisait courir en 1791 sur un prétendu comité autrichien. Fauchet l'avait fait comprendre, ainsi que les Lameth, Duport et Montmorin, dans un acte d'accusation qui renvoyait ces conseillers secrets de Louis XVI, devant la haute cour nationale d'Orléans.

Barnave apprit son crime, par son acte d'accusation. Il fut arrêté pendant la nuit, dans sa maison de campagne de Saint-Robert, aux environs de Grenoble. Conduit dans la prison de cette ville, sa mère parvint à le voir, sous le déguisement d'une servante. Du fond de sa prison, Barnave suivit du regard les phases de la Révolution, les infortunes du roi. Il ne regrettait de sa liberté que sa voix pour défendre, devant la Convention, la tête de ce prince.

La république ne s'arrêtait pas pour écouter ces repentirs. Barnave languit dix mois au fort Barreaux, dans un site alpestre et glacé des montagnes qui bornent la France et la Savoie. La frontière était sous ses yeux. Ses fenêtres n'étaient pas grillées. La surveillance s'endormait. Il pouvait fuir : il ne le voulut pas. « Obscur je m'abriterais, » disait-il ; « célèbre et responsable, dans les grands actes de la Révolution, je dois rester pour répondre de mes opinions par ma tête et de mon honneur par mon sang. »

 

VIII.

Il employa ces longues incertitudes de sa destinée à étendre ses idées et à compléter ses études politiques. Il approfondissait l'esprit des révolutions humaines, au bruit des révolutions de son pays. Il écrivait des méditations sociales et historiques qui ont survécu. On y retrouve plus de sagesse que de génie. Barnave y semble le représentant exact de ce bon sens général d'une nation qui signale bien les abîmes, mais qui ne devance personne et qui n'illumine aucune route nouvelle à l'esprit humain. Le talent même est froid et pâle, comme l'expression des vérités un peu banales. L'inspiration n'y fait palpiter aucune fibre. On admire l'honnêteté de l'esprit : on ne sent pas sa grandeur. On s'étonne de ce qu'une telle voix ait pu balancer, une heure, la voix virile de Mirabeau. On n'explique cette prétendue rivalité, entre ces deux orateurs, que par cette erreur d'optique de tous les temps et de tous les peuples, qui nivelle à l'œil du moment des hommes sans niveau possible aux yeux de l'avenir.

Barnave ne méritait ni la gloire ni l'outrage de cette comparaison. Intelligence limitée, parole facile, il était de ces hommes de barreau pour qui l'éloquence est un art de l'esprit et non une explosion de l'âme. Son véritable honneur fut d'avoir été digne d'être écrasé par Mirabeau. Le désir de surpasser en popularité celui qu'il était si loin d'égaler en génie lui arracha, pendant quelques mois, des complaisances de paroles fatales à la monarchie et à sa propre gloire. Honnête homme, il racheta par la pureté de sa vie publique et par un généreux retour à son roi malheureux, les applaudissements ma ! conquis de la multitude. Il abdiqua sa popularité dès qu'on la mit au prix du crime.

 

IX.

Barnave arrivé à Paris, le comité de salut public fut embarrassé de lui. Danton, de retour d'Arcis-sur-Aube, chercha à le sauver. Il le promit à la mère de Barnave et à sa sœur. Elles avaient suivi leur fils et leur frère, comme deux suppliantes attachées aux roues de la voiture qui le conduisait à Paris. Danton n'osa pas tenir ce qu'il avait promis. La seule grâce qu'obtint Barnave fut d'embrasser sa mère et sa sœur, une dernière fois. Il se défendit, avec une grande présence d'idées, et une éloquence de discussion remarquable, devant le tribunal. Mais là où la voix de Vergniaud avait tari, que pouvait la froide argumentation de Barnave ! Il rentra condamné dans son cachot. Le courageux Baillot, son collègue à l'Assemblée constituante, vint y consoler ses dernières heures. Barnave, qu'il trouva abattu, se plaignit à Baillot d'être privé de nourriture, par le calcul de ses bourreaux. On voulait, disait-il, déshonorer sa mort en attribuant à son âme les faiblesses de son corps énervé par la faim. Ce calcul n'était pas vraisemblable. Peu importait au peuple comment mouraient les victimes.

Duport-Dutertre, ancien ministre de la justice, fut associé à Barnave dans le jugement et dans le supplice. Après l'arrêt, Duport se contenta de dire avec dédain à ses juges : « En révolution, le peuple tue les hommes, la postérité les juge. » Duport montra sur la charrette plus de fermeté que son compagnon. On le vit plusieurs fois se pencher vers lui et relever son courage. L'attitude de Barnave révélait un corps malade, une âme plus faite pour la tribune que pour l'échafaud. Son grand nom, courant de bouche en bouche, faisait taire la foule. Le peuple semblait réfléchir lui-même à ces retours monstrueux de popularité. Il n'insulta pas l'orateur. Il le laissa mourir.

 

X.

Bailly restait. Il semble que le peuple voulût se venger par ses outrages de l'estime dont il avait naguère environné ce maire de Paris. Les peuples ont de ces vengeances. Il est presque aussi dangereux de trop leur plaire que de les offenser, ils punissent leurs idoles du crime de les avoir séduits.

Bailly, homme de bien, philosophe, savant, astronome illustre, passionné pour la liberté parce que la liberté était une vérité de plus conquise à la terre, nourrissait dans son âme la religion du genre humain. Son culte, éclairé par une raison mûre, s'élevait jusqu'à la foi, mais non jusqu'au fanatisme. Il voulait que les idées et les révolutions mêmes marchassent, comme les astres dans l'espace, avec la puissance, la majesté et la régularité d'un plan divin. Il croyait que les peuples devaient être conduits, en ordre, vers leurs progrès rationnels, par la main de leurs meilleurs citoyens, et non par les convulsives séditions de la multitude. Il repoussait la monarchie absolue comme un mensonge social, mais il voulait l'affaiblir sans la briser, et dégager lentement la nation de ses chaînes, de peur que le peuple mal préparé ne s'ensevelît sous le trône et ne revint par l'anarchie à la vieille servitude.

Président de l'Assemblée nationale, ayant prêté le premier le serment du Jeu de paume, toute sa conduite depuis avait été conforme à ces deux pensées : enlever le pouvoir despotique à la cour, et restituer une part de pouvoir au roi pour conserver la gradation dans la conquête et l'ordre dans le mouvement. C'était un La Fayette civil ; un de ces hommes que les idées nouvelles jettent en avant et couronnent d'estime et d'honneurs, pour s'accréditer sous leur nom. Le nom de Bailly était une inscription sur le frontispice de la Révolution. Si Bailly n'était pas au niveau de cette destinée par son génie, il y était par son caractère. Son administration avait été une série de triomphes du peuple sur la cour. Quand les agitations sanglantes commencèrent à souiller les victoires du peuple, Bailly parla en sage et agit en magistrat. Un seul jour perdit la popularité de cette belle vie. Ce fut le jour où les Girondins, unis aux Jacobins, fomentèrent l'insurrection du Champ-de-Mars. Bailly, d'accord avec La Fayette, déploya le drapeau rouge, marcha à la tête de la bourgeoisie armée contre la sédition, et foudroya l'émeute autour de l'autel de la patrie. Une fois ce sang versé, Bailly en sentit l'amertume. Il devint l'exécration des Jacobins. Son nom signifia dans leur bouche l'assassinat du peuple. Il ne put plus gouverner la ville où le sang versé criait contre lui. Il abdiqua entre les mains de Péthion, et se retira, deux ans, dans la solitude, aux environs de Nantes.

La lassitude du repos, ce supplice des hommes longtemps mêlés aux affaires, le saisit bientôt. Il voulut se rapprocher de Paris, pour écouter, de plus près, les mouvements de la république. Reconnu par le peuple, il fut arraché avec peine à la fureur d'un rassemblement, jeté à la Conciergerie et envoyé au tribunal révolutionnaire. Son nom le condamnait. Il marcha à la mort à travers les flots de la multitude. Son supplice ne fut qu'un long assassinat. La tête nue, les cheveux coupés, les mains liées derrière le dos par une énorme corde, le buste seulement revêtu d'une chemise, sous un ciel de glace, il traversa lentement les quartiers de la capitale. La lie et l'écume de Paris, qu'il avait longtemps contenue comme magistrat, semblait se soulever et se précipiter en torrent autour des roues. Les bourreaux eux-mêmes, indignés de cette férocité, reprochaient au peuple ses outrages. La populace n'en était que plus implacable. La horde avait exigé que la guillotine, ordinairement placée sur la place de la Concorde, fût transportée ce jour-là au Champ-de-Mars, pour que le sang lavât le sang, sur le sol où il avait été répandu. Des hommes qui se disaient parents, amis ou vengeurs des victimes du Champ-de-Mars, portaient un drapeau rouge en dérision, à côté de la charrette, au bout d'une perche. Ils le trempaient de temps en temps dans la fange du ruisseau, et en fouettaient à grands coups le visage de Bailly. D'autres lui crachaient à la figure. Ses traits, lacérés, souillés de boue et de sang, ne présentaient plus de forme humaine. Des rires et des applaudissements encourageaient ces horreurs. La marche, entrecoupée de stations, comme celle d'un Calvaire, dura trois heures.

Arrivés au lieu du supplice, ces hommes raffinés de rage font descendre Bailly de la charrette et le forcent à faire à pied le tour du Champ-de-Mars ; ils lui ordonnent de lécher de sa langue le sol où le sang du peuple avait coulé. Cette expiation ne les assouvit pas encore. La guillotine avait été élevée, dans l'enceinte même du Champ-de-Mars. Le terrain de la fédération paraît au peuple trop sacré pour le souiller d'un supplice. On commande aux bourreaux de démolir pièce à pièce l'échafaud et de le reconstruire près du bord de la Seine, sur un tas d'immondices accumulées par la voirie de Paris. Les exécuteurs sont contraints d'obéir. La machine est démontée. Comme pour parodier le supplice du Christ portant sa croix, des monstres chargent sur les épaules du vieillard les lourds madriers qui supportent le plancher de la guillotine. Leurs coups obligent le condamné à se traîner sous ce poids. Il y succombe et reste évanoui sous son fardeau. Il revient à lui, il se relève ; des éclats de rire le raillent de sa vieillesse et de sa faiblesse. On le fait assister, pendant une heure, à la lente reconstruction de son échafaud.

Une pluie mêlée de neige inondait sa tête et glaçait ses membres. Son corps grelottait. Son âme était ferme. Son visage grave et doux gardait sa sérénité. Sa raison impassible passait par-dessus cette populace, pour voir l'humanité au-delà. Il goûtait le martyre et ne le trouvait pas plus fort que l'espérance pour laquelle il le subissait. Il s'entretenait sans trouble avec les assistants. Un d'eux le voyant transir : « Tu trembles, Bailly ? » lui dit-il. « Oui, mon ami, « lui répondit le vieillard, « mais c'est de froid. » Enfin la hache termine ce supplice. Il avait duré cinq heures. Bailly plaignit ce peuple, remercia l'exécuteur, et se confia à l'immortalité. Peu de victimes rencontrèrent jamais de plus vils bourreaux, peu de bourreaux une si haute victime. Honte au pied de l'échafaud, gloire au-dessus, pitié partout ! On rougit d'être homme en voyant ce peuple. On se glorifie de ce titre en contemplant Bailly. Plus l'homme est féroce, plus il faut l'aimer. Les crimes du peuple ne sont que ses dégradations. Les leçons des sages ne suffisent pas pour l'instruire, il faut des martyrs pour le racheter. Bailly fut un de ces plus saints martyrs ; car, en mourant par la main de la liberté, il mourait encore pour elle. Il croyait dans le peuple malgré le peuple. Il lui reprochait son injustice, non son sang.

 

XI.

Le soir, au récit de cette mort, Robespierre plaignit Bailly : « C'est ainsi, » s'écria-t-il à souper chez Duplay, « qu'ils nous martyriseront nous-mêmes ! » Duplay son hôte, juge au tribunal révolutionnaire, ayant voulu expliquer à Robespierre pourquoi il avait absous ce grand accusé : « Ne m'en parlez jamais, » lui dit Robespierre ; « je ne vous demande pas compte de vos jugements, mais la république vous demande compte de votre conscience. » Duplay ne parla plus à Robespierre des condamnations et des exécutions. Robespierre ordonna ce soir-là que sa porte fût fermée, en signe de deuil. Était-ce douleur ? Était-ce pressentiment ?

Mais la hache ne choisissait déjà plus. Tous les rangs se mêlaient sur l'échafaud. Une courtisane mourait à côté d'un sage. Le peuple applaudissait également. Vice ou vertu, il ne discernait plus rien.

Madame du Barry, maîtresse de Louis XV, mourut à peu de distance de Bailly. Cette femme avait commencé enfant le commercé de ses charmes. Sa merveilleuse beauté avait attiré l'œil des pourvoyeurs des plaisirs du roi. Ils l'avaient enlevée au vice obscur, pour l'offrir au scandale du vice couronné. Louis XY avait fait du rang de ses maîtresses une espèce d'institution de sa cour. Mademoiselle Lange-Vaubernier, sous le nom de comtesse du Barry, avait succédé à madame de Pompadour. Louis XY avait besoin du sel du scandale pour assaisonner ses goûts blasés. Il aimait à s'avilir comme un autre aime à s'élever. Il faisait régner le scandale. C'était là sa majesté. Le seul respect qu'il imposait à sa cour, c'était le respect de ses vices. Madame du Barry avait régné sous son nom. La nation, il faut le dire, s'était pliée honteusement à ce joug. Noblesse, ministres, clergé, philosophes, tous avaient encensé l'idole du roi. Louis XIV avait préparé les âmes à cette servitude, en faisant adorer de ses courtisans le despotisme de ses amours.

 

XII.

Jeune encore à la mort de Louis XV, madame du Barry avait été enfermée, quelques mois, dans un couvent par la décence : caractère du règne nouveau. Affranchie bientôt de cette clôture, elle avait vécu, dans une splendide retraite auprès de Paris, au pavillon de Luciennes, au bord des forêts de Saint-Germain. Des richesses immenses, dons de Louis XV, rendaient son exil presque aussi éclatant que son règne. Le vieux duc de Brissac était resté attaché à la favorite. Il l'aimait déjà, pour sa beauté, au temps où d'autres l'aimaient pour son rang. Madame Du Barry abhorrait la Révolution, ce règne du peuple qui méprisait les courtisanes et qui parlait de vertu. Bien que repoussée de la cour par Louis XVI et par Marie-Antoinette, elle avait plaint leur malheur, déploré leur chute et s'était dévouée à la cause du trône et de l'émigration.

Après le 10 août, elle avait fait un voyage en Angleterre. Elle avait porté à Londres le deuil de Louis XVI. Elle consacrait son immense fortune à soulager dans l'exil les misères des émigrés. Mais la plus grande partie de ses richesses avait été enfouie secrètement, par elle et par le duc de Brissac, au pied d'un arbre de son parc à Luciennes. Après la mort du duc de Brissac, massacré à Versailles, madame du Barry ne voulut confier à personne le secret de son trésor. Elle résolut de rentrer en France, pour déterrer ses diamants et pour les rapporter à Londres.

Elle avait confié en son absence la garde et l'administration de Luciennes à un jeune nègre nommé Zamore. Elle avait élevé cet enfant, par un caprice de femme, comme on élève un animal domestique. Elle se faisait peindre à côté de ce noir, pour ressembler dans ses portraits, par le contraste des visages et des couleurs, aux courtisanes vénitiennes du Titien. Elle avait eu pour ce noir des tendresses de mère. Zamore était ingrat et cruel. Il s'était enivré de la liberté révolutionnaire. Il avait pris la fièvre du peuple. L'ingratitude lui paraissait la vertu de l'opprimé. Il trahit sa bienfaitrice. Il dénonça ses trésors. Il la livra au comité révolutionnaire de Luciennes, dont il était membre.

Madame Du Barry, grandie et enrichie par le favoritisme, périt par un favori. Jugée et condamnée sans discussion, montrée au peuple comme une des souillures du trône dont il fallait purifier l'air de la république, elle marcha à la mort à travers les huées de la populace et les mépris des indifférents. Elle était encore dans l'éclat à peine mûri de ses années. Sa beauté, livrée au bourreau, était son crime aux regards de la foule. Elle était vêtue de blanc. Ses cheveux noirs, coupés derrière la tête par les ciseaux de l'exécuteur, laissaient voir son cou. Les boucles du devant de la tête, que le bourreau n'avait pas raccourcies, flottaient et couvraient ses yeux et ses joues. Elle secouait la tête et les rejetait en arrière pour que son visage attendrit le peuple. Elle ne cessait d'invoquer la pitié, dans les termes les plus humiliés. Des larmes intarissables ruisselaient de ses yeux sur son sein. Ses cris déchirants dominaient le bruit des roues et les murmures de la multitude. On eût dit que le couteau frappait d'avance cette femme et lui arrachait mille fois la vie. « La vie ! la vie ! s'écriait-elle, la vie pour tous mes repentirs ! la vie pour tout mon dévouement à la république ! la vie pour toutes mes richesses à la nation ! » Le peuple riait et haussait les épaules. Il montrait, du geste, l'oreiller de la guillotine sur lequel cette tête charmante allait s'endormir. La route de la courtisane à l'échafaud ne fut qu'un cri. Sous le couteau elle criait encore. La cour avait détrempé cette âme. Seule de toutes les femmes suppliciées, elle mourut en lâche, parce qu'elle ne mourait ni pour une opinion, ni pour une vertu, ni pour un amour, mais pour un vice. Elle déshonora l'échafaud comme elle avait déshonoré le trône.

 

XIII.

Le général Biron, si fameux à la cour sous le nom du duc de Lauzun, mourut dans le même temps, mais en soldat.

Le duc de Lauzun avait poussé, dans sa jeunesse, la légèreté jusqu'au défi. Sa valeur, son esprit, ses grâces jetaient de l'éclat sur ses fautes. Le scandale devenait de la renommée pour lui. Il voulait passer pour avoir été aimé de la reine. Ses Mémoires ne sont que les notes de ses amours. Ruiné de bonne heure par ses prodigalités, il chercha une autre gloire dans la guerre. Il suivit La Fayette en Amérique et s'enthousiasma pour la liberté, non par vertu, mais par mode. Ami du duc d'Orléans, il suivit ce prince dans ses révoltes. Les partis pardonnent tout à ceux qui les servent. Le duc de Biron se précipita de la faveur des cours dans la faveur du peuple. Il ne fit que changer de théâtre. Il servit avec bravoure à l'armée du Nord, à l'armée du Rhin, à l'armée des Alpes, dans la Vendée enfin. Une fois lancé dans la Révolution, il sentit qu'il n'y avait de salut qu'à la suivre jusqu'au bout. Aborder quelque part était impossible. Le courant était trop rapide. Il ne savait pas où il allait, mais il allait toujours. L'étourderie était son étoile. Il donnait gaiement à la république son nom, son bras, son sang. Les soldats l'adoraient. Les généraux plébéiens étaient jaloux de son ascendant. Ils n'y souffraient pas impunément d'anciens aristocrates. Des querelles éclatèrent dans la Vendée entre Rossignol, général jacobin, et Biron. Biron fut sacrifié.

Amené à Paris, enfermé à la Conciergerie, condamné à mort, il rentra dans sa prison comme il serait rentré dans sa tente, la veille d'une affaire. Il voila la mort d'insouciance. Il voulut savourer, jusqu'à la dernière minute, les seules voluptés qui restassent aux prisonniers : les sensualités de la table. Il prit ses geôliers et ses gardes pour convives à défaut d'autres compagnons de plaisir. Il se fit apporter des huîtres, du vin blanc. Il but largement. Les valets de l'exécuteur arrivèrent : « Laissez-moi finir mes huîtres, leur dit Biron. Au métier que vous faites, vous devez avoir besoin de forces : buvez avec moi ! »

Cette mort, qui imite la mort irréfléchie d'un jeune épicurien, dans un homme d'un âge mûr, a plus d'apparence que de dignité. Le sourire est déplacé sur le seuil de l'éternité. L'insouciance, à l'heure suprême, n'est pas l'attitude des vrais héros ; c'est le sophisme de la mort. Le peuple battit des mains aux derniers moments de Biron, parce qu'en bravant la réflexion il bravait aussi le supplice. Il mourut comme il avait voulu vivre, brave, fier et applaudi.

C'était le dernier jour de l'année 1793. D'autres devaient mourir le lendemain 1er janvier. La mort ne connaissait plus de calendrier. Les années se confondaient dans les supplices. Le sang ne s'arrêtait plus.

 

XIV.

Quatre mille six cents détenus dans les prisons de Paris seulement, attendaient leur jugement. Fouquier-Tinville ne pouvait suffire aux accusations qu'il dressait en masse et presque au hasard. Accablé du nombre des accusés, et pressé par l'impatience du peuple, Fouquier-Tinville ne quittait plus le cabinet du palais de justice où il rédigeait ses accusations. Il prenait ses repas précipitamment sur la table où il signait les arrêts de mort. Il couchait au tribunal sur un matelas. Il ne se donnait aucun loisir. Il se plaignait de n'avoir pas le temps d'aller embrasser sa femme et ses enfants. Le zèle de la république le consumait. Il oubliait que c'était le zèle de l'extermination. Il l'appelait son devoir ! Il se croyait le bras du peuple, la hache de la république, la foudre de la Révolution. Une vie épargnée, un coupable oublié, un accusé acquitté lui pesaient. Étrange perversion du cœur humain par le fanatisme ! Fouquier recevait tous les soirs du comité de salut public la liste des suspects qu'il fallait emprisonner ou juger. Le mécanisme de la terreur était, pour ainsi dire, matériel. Fouquier-Tinville était aveuglé par le sang qu'il faisait répandre. Mais il revenait quelquefois consterné lui-même du nombre prodigieux d'exécutions qu'on lui avait demandées et des noms des victimes qu'il avait condamnées. Il lui arriva même d'ouvrir de temps en temps aux accusés une porte de salut en leur suggérant des réponses qui pouvaient les innocenter. Il sauva ainsi, dans la magistrature, quelques hommes qu'il avait jadis connus et respectés.

Quelquefois l’austère vertu de ces victimes repoussa la vie qu’on leur offrait au prix d'un mensonge. La religion de la vérité fit des martyrs volontaires. En voici un exemple attesté par un des juges lui-meme et digne de passer à l'avenir.

 

XV.

Presque tous les anciens membres des parlements du royaume mouraient tour à tour sur l'échafaud. L'un d'entre eux, M. Legrand d'Alleray, vieillard intègre, entouré d'estime et chargé de jours, est conduit avec sa femme au tribunal révolutionnaire, accusés l'un et l'autre d'avoir entretenu une correspondance avec leur fils émigré, et de lui avoir fait passer des secours dans l'exil. Fouquier-Tinville est attendri. Il fait un signe d'intelligence à l'accusé pour lui dicter de l'œil et du geste la réponse qui doit le sauver : « Voilà, lui dit-il à haute voix, la lettre qui t'accuse ; mais je connais ton écriture, j'ai eu souvent des pièces de ta main sous les yeux pendant que tu siégeais au parlement. Cette lettre n'est pas de toi : on a visiblement contrefait tes caractères. — Faites-moi passer cette lettre, » dit le vieillard à Fouquier-Tinville. Puis, après l'avoir considérée avec une scrupuleuse attention : « Tu te trompes, répond-il à l'accusateur public, cette lettre est bien de mon écriture. » Fouquier, confondu de cette sincérité qui déroute son indulgence, ne se rebute pas encore, il offre un autre prétexte d’acquittement à l'accusé : « Il y a une loi, lui dit-il, qui interdit aux parents des émigrés de correspondre avec leurs proches et de leur envoyer aucun secours, sous peine de mort ; cette loi, tu ne la connaissais pas, sans doute ? —– Tu te trompes encore, répond M. d'Alleray ; je la connaissais, cette loi. Mais j'en connais une antérieure et supérieure, gravée par la nature dans le cœur de tous les pères et de toutes les mères : c'est celle qui leur commande de sacrifier leur vie pour secourir leurs enfants. »

L'accusateur obstiné dans son dessein ne fut pas découragé par cette seconde réponse. Il offrit encore cinq ou six excuses du même genre à l'accusé. M. d'Alleray les éluda toutes par son refus d'altérer ou même de détourner la vérité de son sens. A la fin, s'apercevant de l'intention de Fouquier-Tinville : « Je te remercie, lui dit-il, des efforts que tu fais pour me sauver ; mais il faudrait racheter notre vie par un mensonge. Ma femme et moi nous aimons mieux mourir. Nous avons vieilli ensemble sans avoir jamais menti, nous ne mentirons pas même pour sauver un reste de vie. Fais ton devoir, nous faisons le nôtre. Nous ne t'accuserons pas de notre mort, nous n'accuserons que la loi. » Les jurés pleurèrent d'attendrissement, mais ils envoyèrent le vertueux suicide à l'échafaud.

 

XVI.

L'année 1794 s'inaugurait ainsi dans le sang. La guillotine semblait être la seule institution de la France. Danton et Saint-Just avaient fait proclamer la suspension de la constitution et le gouvernement révolutionnaire. La loi c'était le comité de salut public. L'administration c'était l'arbitraire des commissaires de la Convention. La justice c'était le soupçon ou la vengeance. La garantie c'était la délation. Le gouvernement c'était l'échafaud. La Convention ne pouvait cesser un moment de frapper sans être frappée elle-même. La France, fusillée à Toulon, mitraillée à Lyon, noyée à Nantes, guillotinée à Paris, emprisonnée, dénoncée, séquestrée, terrifiée partout, ressemblait à une nation conquise et ravagée par une de ces grandes invasions de peuples qui balayaient les vieilles civilisations à la chute de l'empire romain, apportant d'autres dieux, d'autres maîtres, d'autres lois, d'autres mœurs à l'Europe. C'était l'invasion de l'idée nouvelle à laquelle la résistance avait mis le feu et le fer à la main. La Convention n'était plus un gouvernement, mais un camp. La république n'était plus une société, mais un massacre de vaincus sur un champ de carnage. La fureur des idées est plus implacable que la fureur des hommes, car les hommes ont un cœur et les idées n'en ont pas. Les systèmes sont des forces brutales, qui ne plaignent pas même ce qu'elles écrasent. Comme les boulets sur un champ de bataille, ils frappent sans choix, sans justice, et renversent le but qu'on leur a assigné. La Révolution démentait ses doctrines par ses tyrannies. Elle souillait son droit par ses violences. Elle déshonorait le combat par les supplices. Ainsi s'ensanglantent les plus pures causes. Nous ne le disons pas pour excuser les peuples, mais pour les plaindre. Rien n'est plus beau que de voir briller une idée nouvelle sur l'horizon de l'intelligence humaine, rien n'est si légitime que de lui faire combattre et vaincre les préjugés, les habitudes, les institutions vicieuses qui lui résistent. Rien n'est si horrible que de la voir martyriser ses ennemis. Le combat alors se change en supplices, le libérateur en oppresseur et l'apôtre en bourreau. Tel était, involontairement chez quelques-uns, théoriquement chez d'autres, le rôle des membres de la Montagne et du comité de salut public. Leurs théories protestaient, mais leur entraînement les emportait. Ils laissaient aller les vengeances du peuple, les fureurs de l'anarchie, les cruautés des proconsuls jusqu'aux spoliations et aux assassinats de Rome dégénérée. Le parti de la commune, composé d'Hébert, de Chaumette, de Momoro, de Ronsin, de Vincent et des plus effrénés démagogues, dépassait, entraînait la Convention.

 

XVII.

Pendant ces supplices, le parti des législateurs essayait de temps en temps de formuler les grands principes et les grandes innovations comme les oracles au bruit de la foudre. Robespierre, maintenant, dominant au comité de salut public, jetait dans des notes, révélées depuis, les linéaments vagues du gouvernement de justice, d'égalité et de liberté auquel il croyait enfin toucher. Comme dans tout ce qu'il a dit, fait ou écrit, on y sent plus le philosophe que le politique.

« Il faut une volonté une, » dit une de ces notes posthumes.

« Il faut que cette volonté soit républicaine ou royaliste.

Pour qu'elle soit républicaine il faut des ministres républicains, des journaux républicains, des députés républicains, un pouvoir républicain.

« La guerre étrangère est un fléau mortel.

« Les dangers intérieurs viennent des bourgeois. Pour triompher des bourgeois il faut rallier le peuple. Il faut que le peuple s'allie à la Convention et que la Convention se serve du peuple.

« Dans les affaires étrangères, alliance avec les petites puissances. Mais toute diplomatie impossible, tant que nous n'aurons pas d'unité de pouvoir. »

Après les moyens voici le but :

« Quel est le but ? L'exécution de la constitution en faveur du peuple.

« Quels seront nos ennemis ? Les riches et les vicieux.

« Quels moyens emploieront-ils ? L'hypocrisie et la calomnie.

« Que faut-il faire ? Éclairer le peuple. Mais quels sont les obstacles à l'instruction du peuple ? Les écrivains mercenaires qui l'égarent par des impostures journalières et imprudentes.

« Que conclure de là ? Qu'il faut proscrire les écrivains comme les plus dangereux ennemis de la patrie, et répandre avec profusion les bons écrits.

« Quels sont les deux autres obstacles à l'établissement de la liberté ? La guerre étrangère et la guerre civile.

« Quels sont les moyens de terminer la guerre étrangère ? Mettre des généraux républicains à la tête de nos armées et punir les traîtres.

« Quels sont les moyens de terminer la guerre civile ? Punir les conspirateurs, surtout les députés et les administrateurs coupables ; envoyer des troupes patriotes sous des chefs patriotes ; faire des exemples terribles de tous les scélérats qui ont outragé la liberté et versé le sang des patriotes.

« Enfin les subsistances et les lois populaires.

« Quel autre obstacle à l'instruction du peuple ? La misère.

« Quand le peuple sera-t-il donc éclairé ? Quand il aura du pain et que les riches et le gouvernement cesseront de soudoyer des plumes et des langues perfides pour le tromper ; lorsque l'intérêt des riches et celui du gouvernement seront confondus avec celui du peuple.

« Quand leur intérêt sera-t-il confondu avec celui du peuple ? Jamais ! »

A ce mot terrible tombé à la fin de ce dialogue intérieur de Robespierre avec lui-même, la plume avait cessé d'écrire. Le doute ou le découragement avait dicté ce dernier mot. On sent que dans une âme obstinée à l'espérance ce mot voulait dire : Il faut plier par la force sous le niveau de la justice et de l'égalité tous ceux qui se refuseront à confondre leur intérêt avec l'intérêt du peuple. La logique de la terreur découlait de ce mot. Il était plein dé sang.

 

XVIII.

Dans toutes les séances de la Convention et des Jacobins de novembre et de décembre jusqu'en 1794, on trouve un grand nombre de discussions, de discours ou de décrets dans lesquels respire l'âme d'un gouvernement populaire. L'égoïsme semble s'effacer devant le principe du dévouement à la patrie. Les classes pauvres qui ne possèdent de la patrie qu'elle-même n'ont à lui donner que leur sang. La Convention semble dans ces séances législatives écrire un chapitre de la constitution évangélique de l'avenir. Les taxes sont proportionnées aux richesses. Les indigents sont sacrés. Les infirmes sont soulagés. Les enfants sans parents sont adoptés par la république. La maternité illicite est relevée de la honte qui tue l'enfant en déshonorant la mère. La liberté des consciences est proclamée. La morale universelle est prise pour type des lois. L'esclavage et le commerce des noirs sont abolis. La conscience du genre humain est invoquée comme la loi suprême. Une série de mesures philanthropiques et populaires institue la charité politique en action, comme un traité d'alliance entre le riche et le pauvre. La puissance sociale est également répartie entre tous les citoyens. Des enseignements élémentaires et transcendants aux frais de l'État distribuent comme une dette divine la lumière dans les profondeurs de la population. L'amour du peuple semble se répandre dans tous les ressorts de l'administration. On sent que la Révolution n'a pas été faite pour usurper, mais pour prodiguer le pouvoir, la morale, l'égalité, la justice, le bien-être aux masses. La divinité de l'esprit de la Révolution est là. Esprit de lumière et de charité dans les délibérations de la Convention, esprit exterminateur dans ses actes politiques. On se demande involontairement pourquoi ce contraste entre les lois sociales de la Convention et ses mesures politiques ? entre cette charité et ce bourreau ? entre cette philanthropie et ce sang ? C'est que les lois sociales de la Convention émanaient de ses dogmes, et que ses actes politiques émanaient de ses colères. Les uns étaient ses principes, les autres ses passions.

Fière de l'ère nouvelle qu'elle inaugurait pour le monde, elle voulut que la république française devînt une des dates de l'histoire du genre humain. Elle institua le calendrier républicain comme pour rappeler à jamais aux hommes, qu'ils ne furent véritablement hommes que du jour où ils se proclamèrent libres. Elle le fit aussi pour effacer, sur la dénomination des mois et des jours dont le temps se compose, les traces de la religion empreintes sur le calendrier grégorien. Elle le fit encore pour que la division des jours en décades et non plus en semaines ne confondît pas plus longtemps le jour initial de la période des jours avec le jour de prière et de repos exclusivement consacré au catholicisme. Elle ne voulut pas que l'Église continuât à marquer au peuple les instants de son travail ou de son repos. Elle voulut reconquérir le temps lui-même sur le sacerdoce chrétien, qui avait tout marqué de son signe depuis qu'il s'était emparé de l'empire.

Dans ce système les noms des jours étaient significatifs de leur place dans l'ordre numérique de la décade républicaine. Ils expliquaient leur ordre dans l'armée des jours par des noms dérivés du latin. C'étaient primidi, duodi, tridi, quartidi, quintidi, sextidi, septidi, octidi, nonidi, décadi. Ces significations purement numériques avaient l'avantage de présenter des chiffres à la mémoire, mais ils avaient l'inconvénient de ne pas présenter des images à l'esprit. Les images seules colorent et impriment les noms dans l'imagination du peuple.

Les dénominations des mois, au contraire, empruntées aux caractères des saisons et aux travaux de l'agriculture, étaient significatives comme des peintures et sonores comme des échos de la vie rurale. C'étaient, pour l'automne : vendémiaire qui vendange les raisins, brumaire qui assombrit le ciel, frimaire qui couvre de frimas les montagnes ; pour l'hiver : nivôse qui blanchit de neige la terre, pluviôse qui l'arrose de pluie, ventôse qui déchaîne les tempêtes ; pour le printemps : germinal qui fait germer les semences, floréal qui fleurit les plantes, prairial qui fauche les prairies ; enfin pour l'été : messidor qui moissonne, thermidor qui échauffe les sillons, fructidor qui mûrit les fruits.

Ainsi, tout se rapportait à l'agriculture, le premier et le dernier des arts. Les phases des empires ou les superstitions des peuples n'étaient plus le type du temps, cette mesure de la vie. Tout remontait à la nature seule. Il en fut de même de l'administration, des finances, de la justice criminelle, du code civil et du code rural. Les hommes spéciaux de la Convention préparèrent les plans de ces législations sur les bases de la philosophie, de la science et de l'égalité, bases jetées par l'Assemblée constituante. Ces pensées, dont s'empara depuis le despotisme organisateur de Napoléon et auxquelles il donna seulement son nom, avaient toutes été conçues, élaborées ou promulguées par la Convention. Napoléon en déroba injustement la gloire. L'histoire ne doit pas sanctionner ces larcins. Elle les restitue à la république. Les fruits de la philosophie et de la liberté n'appartiendront jamais au despotisme. Les hommes que Napoléon appela dans ses conseils pour y préparer ses cadres, les Cambacérès, les Sieyès, les Carnot, les Thibaudeau, les Merlin, sortaient tous des comités. Comme des ouvriers infidèles, ils emportaient dans ces ateliers de servitude les outils et les chefs-d'œuvre de la liberté !

 

XIX.

Cependant, tandis que le comité de salut public couvrait les frontières, étouffait la guerre civile et méditait des législations humaines et morales, Paris et les départements présentaient le spectacle des saturnales de la liberté.

Le délire et la fureur semblaient avoir saisi le peuple. L'ivresse de la vérité est plus terrible que l'ivresse de l'erreur chez les hommes, parce qu'elle dure plus et qu'elle profane de plus saintes causes. Cette ivresse portait les masses aux plus hideux excès contre les temples, les autels, les images du culte ancien, et même contre les sépulcres des rois.

Des trois institutions que la Révolution voulait modifier ou détruire, le trône, la noblesse, la religion d'État, il ne restait debout que la religion d'État, parce que réfugiée dans la conscience et se confondant avec la pensée même, il était impossible aux persécuteurs de la poursuivre jusque-là. La constitution civile du clergé, le serment imposé aux prêtres, ce serment déclaré schisme par la cour de Rome, les rétractations que la masse des prêtres avait faites de ce serment pour rester attachée au centre catholique, l'expulsion de ces prêtres réfractaires de leurs presbytères et de leurs églises, l'installation d'un clergé national et républicain à la place de ces ministres fidèles à Rome, la persécution contre ces ecclésiastiques rebelles à la loi pour rester obéissants à la foi, leur emprisonnement, leur proscription en masse sur les vaisseaux de la république à Rochefort, toutes ces querelles, toutes ces violences, tous ces exils, toutes ces exécutions, tous ces martyres des prêtres catholiques avaient balayé en apparence le culte ancien de la surface de la république. Le culte constitutionnel, inconséquence palpable des prêtres assermentés, qui exerçaient un prétendu catholicisme malgré le chef spirituel du catholicisme, n'était plus guère qu'un hochet sacré que la Convention avait laissé au peuple des campagnes pour ne pas rompre trop soudainement les habitudes. Mais les philosophes impatients de la Convention, des Jacobins, de la commune, s'indignaient de ce simulacre de religion qui survivait aux yeux du peuple à la religion même. Ils brûlaient d'inaugurer à sa place l'adoration abstraite d'un Dieu sans forme, sans dogme et sans culte. La plupart même proclamaient ouvertement l'athéisme comme la seule doctrine digne d'esprits intrépides dans la logique matérialiste du temps. Us parlaient de vertu et niaient ce Dieu dont l'existence peut seule donner un sens au mot de vertu. Ils parlaient de liberté et niaient cette justice éternelle qui peut seule venger l'innocence et punir l'oppression. La multitude grossière s'enivrait de ces théories d'athéisme et se croyait délivrée de tout devoir en se sentant délivrée de Dieu. Ainsi vont les déplorables oscillations de l'esprit humain de la superstition au néant des croyances, sans pouvoir s'arrêter jamais dans l'équilibre de la raison et de la vérité.

 

XX.

Les meneurs de la commune, et surtout Chaumette et Hébert, encourageaient dans le peuple ces accès d'impiété et ces séditions contre tout culte. Le peuple, se disaient-ils, ne rentrera jamais dans des temples qu'il aura démolis de ses propres mains. Il ne s'agenouillera jamais devant des autels qu'il aura profanés. Il n'adorera plus des symboles et des images qu'il aura foulés aux pieds sur le pavé de ses églises. Le sacrilège national s'élèvera entre lui et son ancien Dieu. Ce reste de catholicisme exercé publiquement dans les temples chrétiens les importunait. Ils voulaient le faire disparaître. Ils demandaient d'éclatantes apostasies aux prêtres et les obtenaient souvent. Quelques ecclésiastiques, les uns sous l'empire de la peur, les autres par incrédulité réelle, montaient dans la chaire pour déclarer qu'ils avaient été jusque-là des imposteurs. Des acclamations accueillaient ces transfuges de l'autel. On parodiait dérisoirement les cérémonies jadis sacrées, on revêtait un bœuf ou un âne des ornements pontificaux, on promenait ces scandales dans les rues, on buvait le vin dans le calice, on fermait l'église. On inscrivait sur la porte du lieu des sépultures : Sommeil éternel. On apportait aux représentants en mission ou au district les trésors des sacristies, on en faisait des offrandes patriotiques à la nation. Le club s'installait dans les sanctuaires. La chaire évangélique devenait la tribune des orateurs. En peu de mois l'immense matériel du culte catholique, cathédrales, églises, monastères, presbytères, tours, clochers, ministres, cérémonies avaient disparu.

Les représentants en mission s'étonnaient eux-mêmes dans leurs lettres à la Convention de la facilité avec laquelle tout cet appareil des institutions antiques s'écroulait. Les religions d'où la puissance de l'État et la richesse des dotations se retirent, disaient-ils, sont promptement en ruine dans les esprits. Les philosophes de la commune résolurent, au milieu de novembre, d'accélérer ce mouvement dans Paris. Ils savaient que si le peuple reniait aisément l'esprit de son culte, il ne se désaccoutumait pas si vite des spectacles et des cérémonies qui amusent ses yeux. Ils voulurent s'emparer de ses temples pour lui offrir un culte nouveau, espèce de paganisme recrépi dont les dogmes n'étaient que des images, dont le culte n'était qu'un cérémonial, et dont la divinité suprême n'était que la raison devenue à elle-même son propre Dieu et s'adorant dans ses attributs. Les lois de la Convention, qui continuaient à salarier le culte catholique national, s'opposaient à cette invasion violente de cette religion philosophique de Chaumette dans la cathédrale et dans les églises de Paris. Il fallait faire évacuer ces monuments par une renonciation volontaire de l'évêque constitutionnel et de son clergé. Les cris de mort qui poursuivaient partout les prêtres, leur sang qui coulait à flots sur tous les échafauds de la république, les insultes du peuple à leur costume, les prisons pleines, la guillotine présente poussaient à cette renonciation du sacerdoce républicain. Il tremblait tous les jours d'être immolé dans l'exercice de ses fonctions. Le principal mobile qui retenait encore une partie de ces prêtres était le salaire attaché à leurs autels. On assura aux principaux d'entre eux un salaire équivalent ou des fonctions plus lucratives dans les administrations civiles et militaires de la république, l'espérance et la menace arrachèrent leur résignation.

L'évêque Gobel, homme faible de caractère mais sincère dans sa foi, résistait seul. On l'intimida d'un côté, on le rassura de l'autre. On lui dit que la renonciation à l'exercice public de son culte n'était qu'un sacrifice à la nécessité du moment ; que cette abdication n'impliquait point une renonciation à son caractère sacerdotal ; qu'elle n'était qu'une abdication de ses fonctions publiques, et qu'après son épiscopat déposé il reprendrait, ainsi que son clergé, l'exercice individuel et libre de sa religion. Chaumette, Hébert, Momoro, Anacharsis Clootz et Bourdon de l'Oise obsédèrent ce vieillard jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu de lui la démarche qu'ils désiraient. On appela cet acte de Gobel apostasie. Des renseignements certains attestent l'erreur des historiens à cet égard. Gobel se rendit à la séance de la Convention, accompagné de ses grands-vicaires. Momoro les présenta et harangua l'Assemblée au nom de la commune : « Vous voyez devant vous, » dit-il, « des hommes qui viennent se dépouiller du caractère de la superstition. Ce grand exemple sera imité. Bientôt la république n'aura plus d'autre culte que celui de la liberté, de l'égalité, culte pris dans la nature et qui deviendra la religion universelle. » Gobel, dont les paroles de Momoro faussaient la situation et surprenaient la conscience, frémit mais n'osa rien démentir. Les tribunes le faisaient trembler : « Citoyens, » dit-il en lisant une déclaration préméditée et convenue avec la commune, « né plébéien, j'eus, de bonne heure, dans l'âme les principes de l'égalité. Appelé à l'Assemblée nationale, je reconnus un des premiers la souveraineté du peuple. Sa volonté m'appela au siège épiscopal de Paris. Je n'ai employé l'ascendant que pouvaient me donner mon titre et ma place qu'à augmenter son attachement aux principes éternels de la liberté, de l'égalité, de la morale, base nécessaire de toute constitution vraiment républicaine. Aujourd'hui que la volonté du peuple n'admet d'autre culte public et national que celui de la sainte égalité, parce que le souverain le veut ainsi, je renonce à exercer mes fonctions de ministre du culte catholique. » Les vicaires de Gobel signèrent la même déclaration. Des acclamations unanimes saluèrent ce triomphe. Plusieurs déclarations écrites ou verbales de ce genre suivirent celle du clergé de Paris. Robert Lindet, évêque d'Évreux, abdiqua en d'autres termes : « La morale que j'ai prêchée, » dit-il, « est celle de tous les temps. La cause de Dieu ne doit pas être une occasion de guerre entre les hommes. Chaque citoyen doit se regarder comme le prêtre de sa famille. La destruction des fêtes publiques creusera cependant un vide immense dans les habitudes de vos populations : mesurez ce vide, et remplacez ces fêtes par des fêtes purement nationales qui servent de transition entre le règne de la superstition et celui de la raison. »

Les évêques Gay, Vernon et Lalande et plusieurs curés firent des déclarations de même nature. L'Assemblée applaudit comme dans la nuit du 4 août, où la noblesse abdiqua ses droits de caste. Au milieu de ces applaudissements, Grégoire, évêque constitutionnel de Blois, entre dans la salle. Il s'informe des causes de ces acclamations. On presse Grégoire d'imiter l'exemple de ses collègues ; on le porte à la tribune : « Citoyens, » dit-il, « j'arrive et je n'ai que des notions très-vagues sur ce qui se passe en ce moment. On me parle de sacrifices à la patrie ? j'y suis habitué ; d'attachement à la Révolution ? mes preuves sont faites ; de revenu attaché aux fonctions d'évêque ? je l'abandonne sans regret. S'agit-il de religion ? Cet article est hors de votre domaine ; vous n'avez pas le droit de l'attaquer. Catholique par conviction et par sentiment, prêtre par choix, nommé évêque par le peuple, ce n'est ni de lui ni de vous que je tiens ma mission. On m'a tourmenté pour accepter le fardeau de l'épiscopat. On me tourmente aujourd'hui pour obtenir de moi une abdication qu'on ne m'arrachera pas. Agissant d'après les principes sacrés qui me sont chers et que je vous défie de me ravir, j'ai tâché de faire du bien dans mon diocèse ; je reste évêque pour en faire encore. J'invoque la liberté des cultes ! »

Les murmures et les sourires de pitié accueillirent ce courageux acte de conscience. On accusa Grégoire de vouloir christianiser la liberté. Les huées des tribunes raccompagnèrent à son banc. Cependant l'estime des hommes dont la philosophie remontait à Dieu le vengea de ces dédains. Robespierre et Danton lui donnèrent des marques d'approbation. Ils s'indignaient en secret des violences du parti d'Hébert contre la conscience. Mais le courant était trop fort pour le briser en ce moment. Il entraînait tous les cultes dans la proscription du catholicisme.

Sieyès sortit de son silence pour abdiquer, non ses fonctions, qu'il n'avait jamais exercées, mais son caractère de prêtre. Philosophe de tous les temps, il lui était permis de confesser sa philosophie dans son triomphe comme il l'avait confessée avant sa victoire sur le catholicisme : « Citoyens, » dit-il, « mes vœux appelaient depuis longtemps le triomphe de la raison sur la superstition et le fanatisme. Ce jour est arrivé, je m'en réjouis comme du plus grand bienfait de la république. J'ai vécu victime de la superstition, jamais je n'en ai été l'apôtre ni l'instrument. J'ai souffert de l'erreur des autres, personne n'a souffert de la mienne. Nul homme sur la terre ne peut dire avoir été trompé par moi. Beaucoup m'ont dû d'avoir ouvert les yeux à la lumière. Si j'ai été retenu dans les chaînes sacerdotales, c'est par la même force qui comprimait les âmes libres dans les chaînes royales. Le jour de la Révolution les a fait tomber toutes. Je n'ai point de lettres de prêtrise à vous offrir : depuis longtemps je les ai détruites. Mais je dépose l'indemnité qui m'était allouée en remplacement des anciennes dotations ecclésiastiques que je possédais. »

Chaumette s'écria que le jour où la raison reprenait son empire méritait une place à part dans les époques de la Révolution. Il demanda que le comité d'instruction publique donnât, dans le nouveau calendrier, une place au jour de la raison.

 

XXI.

« Citoyens, » dit le président de la Convention, « parmi les droits naturels de l'homme nous avons placé la liberté de l'exercice des cultes. Sous cette garantie que nous vous devions, vous venez de vous élever à la hauteur où la philosophie vous attendait. Ne vous le dissimulez pas, ces hochets sacerdotaux insultaient à l'Être suprême : il ne veut de culte que celui de la raison. Ce sera désormais la religion nationale ! »

A ces mots le président embrasse l'évêque de Paris. Les prêtres de son cortége, coiffés du bonnet rouge, symbole cl affranchissement, sortent en triomphe de la salle et se dispersent au bruit des acclamations de la foule dans les Tuileries. Cette abdication du catholicisme extérieur, par les prêtres d'une nation entourée depuis tant de siècles de la puissance de ce culte, est un des actes les plus caractéristiques de l'esprit de la Révolution. Si l'athéisme n'eût pas été le provocateur de ce dépouillement des sacerdoces salariés ; si la terreur n'avait pas fait violence à la foi ; si la liberté des cultes eût été proclamée par le président de la Convention comme une vérité dans la république ; les religions échappaient de la main de l'État pour rentrer dans le domaine de la conscience individuelle et libre ; l'ordre religieux de l'avenir était fondé. Mais quand la persécution proclame la liberté, quand la conscience est interrogée en face de l'instrument du supplice, la conscience n'est plus libre et la liberté elle-même devient tyrannie. L'athéisme avait commandé cet acte, il s'en empara. Il en fit son triomphe scandaleux, quand ce devait être le triomphe de la raison et de la liberté.

Chaumette, Hébert et leur faction encouragèrent de plus en plus, à partir de ce jour, les profanations et dévastations des temples, la dispersion des fidèles, l'emprisonnement et le martyre des prêtres qui préféraient la mort à l'apostasie. Les adeptes de la commune voulaient extirper tout ce qui pouvait rappeler la religion et le culte du cœur et du sol de la France. Les cloches, cette voix sonore des temples chrétiens, furent fondues en monnaie ou en canons. Les châsses, les reliquaires, ces apothéoses populaires des apôtres et des saints du catholicisme, furent dépouillés de leurs ornements précieux et jetés à la voirie. Le représentant Ruhl brisa sur la place publique de Reims la sainte-ampoule, qu'une antique légende prétendait apportée du ciel pour oindre les rois d'une huile céleste. Des directoires de département défendirent aux instituteurs de prononcer le nom de Dieu dans leur enseignement aux enfants du peuple. André Dumont, en mission dans les départements du Nord, écrivit à la Convention : « J'arrête les prêtres qui se permettent de célébrer les fêtes et le dimanche. Je fais disparaître les croix et les crucifix. Je suis dans l'ivresse. Partout on ferme les églises, on brûle les confessionnaux et les saints, on fait des gargousses de canon avec les livres de liturgie sacrée. Tous les citoyens crient ; Plus de prêtres, l'Égalité et la Raison ! »

Dans la Vendée, les représentants Lequinio et Laignelot poursuivaient jusqu'aux marchands de cire qui fournissaient les cierges aux cérémonies du culte. « On se débaptise en foule, » disaient-ils. « Les prêtres brûlent leurs lettres de prêtrise. Le tableau des droits de l'homme remplace sur les autels les tabernacles des ridicules mystères. » A Nantes des bûchers, dressés sur la place publique, brûlaient les statues, les images, les livres sacrés. Des députations de patriotes venaient à chaque séance de la Convention apporter en tribut les dépouilles des autels. Les villes et les villages voisins de Paris accouraient processionnellement apporter aussi à la Convention, sur des chariots, les reliquaires d'or, les mitres, les calices, les ciboires, les patères, les chandeliers de leurs églises. Des drapeaux plantés dans ce monceau de dépouilles entassées pêle-mêle, portaient pour inscription : Destruction du fanatisme. Le peuple se vengeait, par des insultes, de ce qu'il avait si longtemps adoré. Il confondait Dieu lui-même dans ses ressentiments contre son culte.

La commune voulut remplacer par d'autres spectacles les cérémonies de la religion. Le peuple y cou• rut comme a toutes les nouveautés. La profanation des lieux saints, la parodie des mystères, l'éclat païen des rites l'attiraient à ces pompes. Il croyait, après tant de siècles, balayer les ténèbres de ces voûtes et y faire entrer la lumière, la liberté et la raison. Mais toute sincérité manquait à ces fêtes, toute adoration à ces actes, toute âme à ces cérémonies. Les religions ne naissent pas, sur la place publique, à la voix des législateurs ou des démagogues. La religion de Chaumette et de la commune n'était qu'un opéra populaire transporté de la scène dans le tabernacle.

L'inauguration de ce culte eut lieu à la Convention le 9 novembre. Chaumette, accompagné des membres de la commune et escorté d'une foule immense, entra dans la salle aux sons de la musique et aux refrains des hymnes patriotiques. Il tenait par la main une des plus belles courtisanes de Paris. Un long voile bleu couvrait à demi l'idole. Un groupe de prostituées, ses compagnes, marchait sur ses pas. Des hommes de sédition les escortaient. Cette bande impure se répandit confusément dans l'enceinte et envahit les bancs des députés. Lequinio présidait. Chaumette s'avança vers lui, enleva le voile qui couvrait la courtisane, et fit rayonner la beauté aux regards de l'assemblée. « Mortels, » s'écrie-t-il, « ne reconnaissez plus d'autre divinité que la Raison, je viens vous offrir sa plus belle et sa plus pure image. » A ces mots, Chaumette s'incline et semble adorer. Le président, la Convention, le peuple affectent d'imiter ce geste d'adoration. Une fête en l'honneur de la Raison est décrétée dans la cathédrale de Paris. Des chants et des danses saluèrent ce décret. Quelques membres de la Convention, Armonville, Drouet, Lecarpentier se mêlèrent eux-mêmes à ces danses. Une grande partie de l'assemblée se montra froide et dédaigneuse. Satisfaite d'avoir voté ces saturnales, elle les abandonnait au peuple et rougissait d'y participer. Robespierre, assis à côté de Saint-Just, simula la distraction et l'indifférence. Sa figure sévère ne se dérida pas. Il jeta un coup d'œil sur le désordre de la salle, prit des notes et s'entretint avec son voisin. L'avilissement de la Révolution lui semblait le plus grand des crimes. Il méditait déjà de le réprimer. Au moment où l'orgie populaire était le plus applaudie, il se leva, dans une indignation mal contenue, et se retira avec Saint-Just. Il ne voulait pas sanctionner par sa présence ces profanations. Le départ de Robespierre déconcerta Chaumette. Le président leva la séance, et rendit à la décence le temple des lois.

 

XXII.

Le 20 décembre, jour fixé pour l'installation du nouveau culte, la commune, la Convention et les autorités de Paris se rendirent en corps à la cathédrale. Chaumette, assisté de Laïs, acteur de l'Opéra, avait ordonné le plan de la fête. Mademoiselle Maillard, actrice dans tout l'éclat de la jeunesse et du talent, naguère favorite de la reine, toujours adorée du public, avait été contrainte, par les menaces de Chaumette, à jouer le rôle de la Divinité du peuple. Elle entra portée sur un palanquin dont le dais était formé de branches de chêne. Les femmes vêtues de blanc et ornées de ceintures tricolores la précédaient. Les sociétés populaires, les sociétés fraternelles de femmes, les comités révolutionnaires, les sections, des groupes de choristes, de chanteurs et de danseurs de l'Opéra entouraient le trône. Les pieds chaussés du cothurne théâtral, ses cheveux décorés du bonnet phrygien, le corps à peine vêtu d'une tunique blanche que recouvrait une chlamyde flottante de couleur céleste, la prêtresse fut portée au son des instruments jusqu'au pied de l'autel. Elle s'assit à la place où l'adoration des fidèles cherchait naguère le pain mystique transformé en Dieu. Derrière elle, une torche immense signifiait le flambeau de la philosophie destiné à éclairer seul désormais l'enceinte des temples. L'actrice alluma ce flambeau. Chaumette, recevant l'encensoir où brûlait le parfum des mains de deux acolytes, s'agenouilla et encensa. Une statue mutilée de la Vierge gisait à ses pieds. Chaumette apostropha ce marbre et le défia de reprendre sa place dans les respects du peuple. Des danses et des hymnes occupèrent les yeux et les sens des spectateurs. Aucune profanation ne manqua au vieux temple, dont les fondements se confondaient avec les fondements de la religion et de la monarchie. Forcé par la terreur d'être présent à cette fête, l'évêque Gobel assistait, dans une tribune, à la parodie des mystères qu'il célébrait trois jours avant sur ce même autel. Enchaîné par la peur, des larmes de honte coulaient des yeux de l'évêque. Le même culte se propagea par imitation dans toutes les églises des départements. La surface légère de la France plie à tous les vents de Paris. Seulement, au lieu de divinités empruntées aux théâtres, les représentants en mission contraignirent de chastes épouses et d'innocentes jeunes filles à s'étaler en spectacle à l'adoration du peuple. Plusieurs rachetèrent à ce prix la vie d'un mari ou d'un père. Le dévouement sanctifiait l'impiété à leurs yeux. Des maris patriotes prostituèrent leurs femmes aux regards. Momoro, membre de la commune et séide d'Hébert, conduisit lui-même le cortége de sa jeune et belle épouse à Saint-Sulpice. Cette femme, dont la pudeur et la piété égalaient la beauté ravissante, pleurait et s'évanouissait de honte sur l'autel. Une jeune fille de seize ans, fille d'un relieur de livres nommé Loiselet, livrée par son père à l'admiration du peuple, mourut de désespoir en dépouillant les parures et les fleurs de son rôle. Les familles cachaient la beauté de leurs filles ou de leurs femmes, pour les dérober aux scandales de ces adorations publiques.

 

XXIII.

La dévastation des sanctuaires et la dispersion des reliques suivirent l'inauguration du culte allégorique de Chaumette. On brûla sur la place de Grève, lieu consacré aux supplices, les restes de sainte Geneviève, patronne populaire de Paris ; on jeta les cendres au vent. On poursuivit jusque dans leurs sépulcres les traditions de la religion. On y avait poursuivi déjà les mémoires, les respects, les superstitions de la patrie. La mort même n'avait pas été un asile inviolable pour les restes des rois. Un décret de la Convention avait ordonné, en haine de la royauté, la destruction des tombeaux des rois à Saint-Denis. La commune, exagérant la mesure politique, avait changé ce décret en attentat contre la tombe, contre l'histoire et contre l'humanité. Elle avait ordonné l'exhumation des ossements, la spoliation des linceuls, l'enlèvement et la fonte des cercueils de plomb pour en faire des balles.

Cet ordre sacrilège fut exécuté, par les commissaires de la commune, avec toutes les circonstances et toutes les dérisions les plus propres à augmenter l'horreur d'un tel acte. Ce peuple, acharné sur ces tombes, semblait exhumer sa propre histoire et la jeter aux vents. La hache brisa les portes de bronze, présent de Charlemagne à la basilique de Saint-Denis. Grilles, toitures, statues, tout s'écroula, en débris, sous le marteau. On souleva les pierres, on viola les caveaux, on enfonça les cercueils. Une curiosité moqueuse scruta, sous les bandelettes et les linceuls, les corps embaumés, les chairs consumées, les ossements calcinés, les crânes vides des rois, des reines, des princes, des ministres, des évêques dont les noms avaient retenti dans le passé de la France. Pépin, le fondateur de la dynastie carlovingienne et le père de Charlemagne, n'était plus qu'une pincée de cendre grisâtre qui s'envola au vent. Les têtes mutilées des Turenne, des Duguesclin, des Louis XII, des François Ier roulaient sur le parvis. On marchait sur des monceaux de sceptres, de couronnes, de crosses pastorales, d'attributs historiques ou religieux. Une immense tranchée, dont les bords étaient recouverts de chaux vive pour consumer les cadavres, était ouverte dans un des cimetières extérieurs, appelé le cimetière des Valois. Des parfums brûlaient dans les souterrains pour purifier l'air. On entendait après chaque coup de hache les acclamations des fossoyeurs qui découvraient les restes d'un roi et qui jouaient avec ses os.

Sous le chœur étaient ensevelis les princes et les princesses de la première race et quelques-uns de la troisième. Hugues-Capet, Philippe-le-Hardi, Philippe-le-Bel. On les dénuda de leurs lambeaux de soie et on les jeta dans un lit de chaux.

Henri IV, embaumé avec l'art des Italiens, conservait sa physionomie historique. Sa poitrine découverte montrait encore les deux blessures par où sa vie avait coulé. Sa barbe, parfumée et étalée en éventail comme dans ses images, attestait le soin que ce roi voluptueux avait de son visage. Sa mémoire, chère au peuple, le protégea un moment contre la profanation. La foule défila en silence pendant deux jours devant ce cadavre encore populaire.

Placé dans le chœur au pied de l'autel, il reçut mort les hommages respectueux des mutilateurs de la royauté. Javogues, représentant du peuple, s'indigna de cette superstition posthume. Il s'efforça de démontrer, en quelques mots au peuple, que ce roi, brave et amoureux, avait été plutôt le séducteur que le serviteur de son peuple. – « Il a trompé, » dit Javogues, « Dieu, ses maîtresses et son peuple ; qu'il ne trompe pas la postérité et votre justice ! » On jeta le cadavre d'Henri IV dans la fosse commune.

Ses fils et ses petits-fils, Louis XIII et Louis XIV, l'y suivirent. Louis XII n'était qu'une momie ; Louis XIV, qu'une masse noire et informe d'aromates. Homme disparu, après sa mort, dans ses parfums, comme pendant sa vie dans son orgueil. Le caveau des Bourbons rendit ses sépultures : les reines, es dauphines, les princesses furent emportées à brassées par les ouvriers et jetées avec leurs entrailles dans le gouffre. Louis XV sortit le dernier du tombeau. L'infection de son règne sembla sortir de son sépulcre. On fut obligé de brûler une masse de poudre pour dissiper l'odeur méphitique du cadavre de ce prince dont les scandales avaient avili la royauté.

Dans le caveau des Charles, on trouva, à côté de Charles V, une main de justice et une couronne en or ; des quenouilles et des bagues nuptiales dans le cercueil de Jeanne de Bourbon, sa femme.

Le caveau des Valois était vide. La juste haine du peuple y chercha en vain Louis XI. Ce roi s'était fait ensevelir dans un des sanctuaires de la Vierge, qu'il avait si souvent invoquée, même pour l'assister dans ses crimes.

Le corps de Turenne, mutilé par le boulet, fut vénéré par le peuple. On le déroba à l'inhumation. On le conserva neuf ans dans les greniers du Cabinet d'histoire naturelle, au Jardin-des-Plantes, parmi les restes empaillés des animaux. La tombe militaire des invalides fut rendue à ce héros par la main d'un soldat comme lui. Duguesclin, Suger, Vendôme, héros, abbés, ministres de la monarchie, furent précipités, pêle-mêle, dans la terre qui confondait ces souvenirs de gloire avec les souvenirs de servitude.

Dagobert Ier et sa femme Nantilde reposaient dans le même sépulcre depuis douze siècles. Au squelette de Nantilde la tête manquait comme au squelette de plusieurs reines. Le roi Jean ferma cette lugubre procession de morts. Les caveaux étaient vides. On s'aperçut qu'une dépouille manquait : c'était celle d'une jeune princesse, fille de Louis XV, qui avait fui, dans un monastère, les scandales du trône et qui était morte sous l'habit de carmélite. La vengeance de la Révolution alla chercher ce corps de vierge jusque dans le tombeau du cloître où elle avait fui les grandeurs. On apporta le cercueil à Saint-Denis pour lui faire subir le supplice de l'exhumation et de la voirie. Aucune dépouille ne fut épargnée. Rien de ce qui avait été royal ne fut jugé innocent. Ce brutal instinct révélait dans la Révolution le désir de répudier le long passé de la France. Elle aurait voulu déchirer toutes les pages de son histoire pour tout dater de la république.