I. Ces combats, tour à tour héroïques et atroces entre la république et ses ennemis, sur les champs de bataille et sur les champs de supplice, n'avaient point interrompu les immolations à Paris et dans les provinces. Depuis la mort des Girondins, la guillotine semblait élevée au rang d'institution. Elle ne cessait de dévorer des victimes ; ces victimes étaient prises dans tous les partis que la Révolution avait laissés en arrière ou qu'elle rencontrait en avançant. Quelques démagogues sanguinaires de la commune et de la Montagne demandaient qu'on construisît l'instrument de meurtre en pierre de taille sur la place de la Concorde et en face des Tuileries. La guillotine devait être, selon eux, un édifice public et national qui témoignât à tous, et toujours, que la surveillance du peuple était permanente et que sa vengeance était éternelle. Le tribunal révolutionnaire, attentif au moindre signe du comité de salut public, se hâtait d'envoyer à la mort tous ceux qu'on lui désignait. Le jugement n'était qu'une courte formalité. Le nom de madame Roland ne pouvait échapper longtemps au ressentiment du peuple. Ce nom était tout un parti. Ame de la Gironde, cette femme pouvait en être la Némésis si on la laissait survivre aux amis illustres qui l'avaient précédée au tombeau. Quelques-uns vivaient encore : il fallait les décourager en frappant leur idole. D'autres étaient morts : il fallait humilier leur mémoire en l'associant à l'exécration populaire qu'inspirait une femme odieuse au peuple et suspecte à la liberté. Tels furent les motifs qui firent demander par la commune et par les Jacobins le jugement de madame Roland. II. Le comité de salut public, exécuteur quelquefois affligé, mais toujours complaisant des volontés de la populace, inscrivit le nom de madame Roland sur la liste qu'on remettait tous les soirs à Fouquier-Tinville. Robespierre signa cette liste avec un remords visible sur le visage. Dans les premiers temps de son séjour à Paris, le député d'Arras, encore obscur, avait fréquenté la maison de cette femme. A l'époque où l'Assemblée constituante humiliait l'orgueil et dédaignait la parole de Robespierre, madame Roland avait deviné son génie, honoré son obstination, encouragé son éloquence méconnue. Ce souvenir pesait sur la main du membre du comité de salut public, au moment où il signait un envoi au tribunal qui devait être un envoi à l'échafaud. Madame Roland et Robespierre avaient commencé la Révolution ensemble. La Révolution les avait conduits, l'un au sommet de la toute-puissance, l'autre au fond de l'adversité. Robespierre devait peut-être aux encouragements de cette femme l'empire de l'opinion, qui lui donnait le droit de la sauver ou de la perdre. Tout homme généreux se fut laissé émouvoir par ce rapprochement et par ce souvenir. Robespierre n'était que stoïque. Il prenait l'inflexibilité pour la force, l'obstination pour la volonté. Il se fût arraché le cœur s'il l'eût eu capable de lui conseiller une faiblesse. Le système avait tué en lui la nature. Il se croyait plus qu'un homme en immolant en lui l'humanité. Plus il souffrait de cette violence, plus il se croyait juste. Il en était arrivé à cette extrémité du sophisme et à cette exagération de fausse vertu, qui fait mépriser à l'homme tous ses bons sentiments. Madame Roland était enfermée dans la prison de l'Abbaye depuis le 31 mai. Il y a des âmes que la postérité contemple avec plus de curiosité et plus d'intérêt que tout un empire, parce qu'elles résument, dans leur situation, dans leur sensibilité, dans leur élévation et dans leur chute, toutes les vicissitudes, toutes les catastrophes, toutes les gloires et toutes les infortunes de leur temps. Madame Roland est une de ces âmes. Dans son élan, dans sa passion, dans ses illusions, dans son martyre, dans son découragement actuel et aussi dans son espérance immortelle, elle personnifiait au fond de son cachot toute la Révolution. Isolée de l'univers, arrachée à un père, à un époux, à une fille, elle noyait, dans des flots de larmes intérieures, les ardeurs d'une imagination ardente, attachée comme une flamme à un débris. III. Les geôliers de l'Abbaye adoucirent, autant que les murs d'une prison le permettaient, sa captivité. Il y a des êtres qu'on ne peut persécuter que de loin. La beauté amollit tout ce qui l'approche. On lui donna, à l'insu des commissaires, une chambre éclairée d'un rayon de soleil. On lui apporta des fleurs. Elle aimait à s'en entourer dans le temps de son bonheur, comme du plus divin et du moins cher des luxes. On tressa de plantes grimpantes et touffues les barreaux de fer de sa fenêtre, pour laisser au moins à ses regards, en cachant les grilles, les illusions de la liberté. On permit à quelques amis de s'entretenir avec elle. On lui apporta des livres, ces entretiens qu'elle recherchait avec les plus grandes âmes de l'antiquité. Tranquille sur le salut de son mari, qu'elle savait réfugié à Rouen chez des amis sûrs ; tranquille sur l'avenir de sa fille, que son ami Bosc, administrateur du Jardin des Plantes, avait confiée à madame Creuzé de La Touche, mère d'adoption ; fière de souffrir pour la liberté, heureuse de souffrir pour ses amis, elle éprouva une sorte d'apaisement voluptueux de ses sensations dans le silence et dans la solitude de son cachot. La nature a mis le calme dans l'excès de l'infortune, comme une couche molle au fond de l'abîme, pour adoucir la sensation de la chute, aux infortunés. La certitude de ne pouvoir tomber plus bas, le défi aux hommes de pousser plus loin leur vengeance, et la jouissance intérieure de son propre courage placent le patient au-dessus du bourreau. Ces trois sentiments à la fois soutenaient l'énergie de madame Roland. Ils faisaient de ses souffrances un spectacle glorieux pour elle, dont elle était à la fois le drame, l'héroïne et le spectateur. Elle se sépara, par la pensée, du monde, du temps, d'elle-même, et voulut vivre d'avance tout entière dans la postérité. Rien de moderne et de chrétien ne fléchissait son âme à la résignation ou ne la tournait vers le ciel. Son dégoût des superstitions avait affaibli en elle jusqu'à cette foi dans un Dieu présent et dans une immortalité certaine. Femme antique dans des jours chrétiens, sa vertu était romaine comme ses opinions. Sa Providence à elle c'était l'opinion des hommes, son ciel c'était la postérité. De tous les dieux elle n'invoquait que l'avenir. Une sorte de devoir abstrait et stoïque, qui est à lui-même son propre juge et sa propre récompense, lui tenait lieu d'espérance, de consolation et de piété. Mais son âme était si forte et si pure que cette vertu sans rémunération et sans preuve lui suffisait pour se tenir debout dans l'adversité et ferme devant l'échafaud. Ne pouvant plus agir, elle se recueillit pour penser. Elle se procura, par la complicité de ses gardiens, quelques feuilles de papier, de l'encre, une plume. Elle écrivit par fragments sa vie intime et sa vie publique. Chaque jour elle dérobait une de ces pages à la surveillance de ses gardiens. Elle la confiait à Bosc, qui l'emportait sous son habit et la recueillait en dépôt pour de meilleurs temps. Il semblait ainsi à madame Roland qu'elle avait soustrait une année de sa vie à la mort, et qu'elle dérobait au néant ce qu'elle considérait comme la meilleure part d'elle-même : son souvenir. Elle entremêlait dans ces pages, avec le désordre et avec la précipitation d'une pensée qui n'a pas de lendemain, les rêveries les plus féminines de son enfance et les préoccupations les plus lugubres de sa captivité. On voyait, dans le même livre, la jeune fille dans la chambre haute du quai des Orfèvres, aspirant l'amour et la gloire ; un peu plus loin, la captive dans son cachot, séparée de sa fille, de son époux, de son ami, effeuillant une à une toutes ses tendresses, toutes ses illusions, toutes ses espérances, et attendue par l'échafaud. IV. Cependant, bien que ce livre soit adressé, en apparence, à la postérité, on sent, à certains signes d'intelligence, qu'il s'adressait surtout à l'âme d'un confident inconnu. Madame Roland espérait qu'après sa mort, un œil ami déchiffrerait son âme, et retrouverait plus claires, dans ces pages, les allusions, les soupirs et les révélations de sa pensée. Ces Mémoires sont comme une conversation à voix basse dont le public n'entend pas tout. Ils ont un intérêt de plus : c'est un entretien suprême, c'est l'adieu d'une grande âme à la vie. A chaque mot on craint que la confidence ne soit interrompue par le bourreau. On croit voir la hache suspendue sur l'écrivain, prête à couper la pensée avec la tête. Ces loisirs de sa captivité adoucirent, en les évaporant, les sensations de sa tristesse. La parole est une vengeance ; l'indignation qui s'exhale se sent soulagée. La captive se reprit par moments à espérer. Elle fut même délivrée quelques heures. Ivre de liberté elle courut à sa demeure pour embrasser son enfant et revoir le foyer de sa vie intérieure. Cette liberté d'un jour était un piège de ses persécuteurs. Des satellites de la commune épiaient sa joie pour l'empoisonner. Ils l'attendaient sur l'escalier de sa maison. Ils ne lui laissèrent pas toucher la porte, franchir le seuil, entendre la voix de son enfant, voir les larmes de ses serviteurs. Ils l'arrêtèrent malgré ses invocations, et la jetèrent, à peine échappée, dans une autre prison, à Sainte-Pélagie, cet égout de vices où les prostituées des rues de Paris étaient balayées. On voulait l'avilir par le contact et la supplicier par sa pudeur. Elle fut contrainte de vivre avec ces femmes perdues. Leurs mœurs, leurs propos, leur lèpre morale offensèrent ses yeux, ses oreilles, sa pureté. Elle avait accepté la mort, on la condamnait à l'infamie. La compassion de ses geôliers l'isola à la fin de ces souillures. On lui donna une chambre, un grabat, une table. Elle reprit ses Mémoires, elle revit ses amis Bosc et Champagneux. Le lâche Lanthenas, confident assidu de son foyer dans ses jours de puissance, l'ingrat Pache, élevé par elle et par son mari au pouvoir, siégeaient, l'un au sommet de la Montagne, l'autre au sommet de la commune ; ils affectèrent l'oubli. Danton absent détournait les yeux. Robespierre n'osait dérober une tête au peuple. Cependant l'ancienne amitié qui avait existé entre lui et madame Roland donna à la captive un instant d'espérance et presque de faiblesse. Elle était malade à l'infirmerie de la prison. Un médecin qui se disait ami de Robespierre vint la visiter. Il lui parla de Robespierre. — « Robespierre, » répondit-elle, « je l'ai beaucoup connu et beaucoup estimé. Je l'ai cru un sincère et ardent ami de la liberté. Je crains aujourd'hui qu'il n'aime la domination et peut-être aussi la vengeance. Je le crois susceptible de prévention, facile à passionner, lent à revenir de ses jugements, jugeant trop vite coupables tous ceux qui ne partagent pas ses opinions. Je l'ai vu beaucoup : demandez-lui de mettre la main sur sa conscience et de vous dire s'il pense mal de moi. » Cette conversation lui suggéra la pensée d'écrire à Robespierre, elle y céda et écrivit : V. « Robespierre, » disait-elle dans cette lettre à la fois pathétique et provocante, « je vais vous mettre à l'épreuve : c'est à vous que je répète ce que j'ai dit de vous à l'ami qui vous remettra ce billet. Je ne veux pas vous prier, vous l'imaginez bien ; je n'ai jamais prié personne, et ce n'est pas du fond d'une prison que j'adresserais une supplication à l'homme qui a le pouvoir de me l'ouvrir. La prière est faite pour les coupables et pour les esclaves, L'innocence témoigne et c'est assez ! La plainte même ne me convient pas, je sais souffrir. Je sais aussi qu'à la naissance des républiques les révolutions prennent pour victimes ceux-là mêmes qui les ont accomplies : c'est leur sort ; l'histoire est leur vengeur. Mais par quelle singularité, moi, femme, suis-je exposée aux orages qui ne tombent ordinairement que sur les grands acteurs des révolutions ?... Robespierre, je vous défie de croire que Roland ne fut pas un honnête homme. Vous l'avez connu. Il a la rudesse de la vertu, comme Caton en avait l'âpreté. Dégoûté des affaires, irrité de la persécution, ennuyé du monde, fatigué de travaux et d'années, il ne voulait plus que gémir dans une retraite ignorée et s'y obscurcir en silence pour éviter un crime à son siècle !... Ma prétendue complicité serait plaisante si elle n'était atroce. D'où vient donc cette animosité contre moi, qui n'ai jamais fait de mal à personne et qui ne sais pas même en souhaiter à ceux qui m'en font ? Élevée dans la retraite, nourrie d'études sérieuses qui ont développé en moi quelque caractère, livrée à des goûts simples, enthousiaste de la Révolution, étrangère aux affaires par mon sexe, mais m'en entretenant avec chaleur, j'ai méprisé les premières calomnies lancées contre moi, je les ai crues le tribut nécessaire payé à l'envie par une situation que le vulgaire avait l'imbécillité de regarder comme élevée, et à laquelle je préférais l'état paisible où j'avais passé tant d'heureuses journées... « Cependant je suis emprisonnée depuis cinq mois, arrachée des bras de ma jeune fille qui ne peut plus reposer sur le sein qui l'a nourrie ! Loin de tout ce qui m'est cher, en butte aux invectives d'un peuple abusé, entendant sous mes fenêtres les sentinelles qui me veillent s'entretenir de mon prochain supplice, lisant les dégoûtantes diatribes que vomissent contre moi des écrivains qui ne m'ont jamais vue !... Je n'ai rien dit, rien demandé, je n'ai fatigué personne de mes réclamations : fière de me mesurer avec la mauvaise fortune et de la tenir sous mes pieds !... « Robespierre, ce n'est pas pour exciter en vous une pitié au-dessus de laquelle je suis et qui m'offenserait peut-être que je vous présente ce tableau bien adouci ; c'est pour votre instruction. La fortune est légère, la faveur du peuple l'est également. Voyez le sort de ceux qui agitèrent le peuple, lui plurent ou le gouvernèrent depuis Vitellius jusqu'à César, et depuis Hippon, harangueur de Syracuse, jusqu'à nos orateurs parisiens !... Marius et Sylla proscrivirent des milliers de chevaliers, un grand nombre de sénateurs, une foule de malheureux. Ont-ils étouffé l'histoire qui voue leur mémoire à l'exécration, et goûtèrent-ils le bonheur ? Quel que soit le sort qu'on me garde, je saurai le subir d'une manière digne de moi ou le prévenir si cela me convient. Après les honneurs de la persécution dois-je avoir celui du martyre ? Parlez ; c'est quelque chose que de savoir son sort, et avec une âme comme la mienne on est capable de l'envisager. Si vous voulez être juste et que vous me lisiez avec recueillement, ma lettre ne vous sera pas inutile et dès lors elle pourrait ne pas l'être à mon pays. Dans tous les cas, Robespierre, je le sais et vous ne pouvez éviter de le sentir, quiconque m'a connue ne saurait me persécuter sans remords. » VI. Sous le stoïcisme apparent de cette lettre, on entendait cependant un sourd appel à la pitié. C'était du moins une porte que madame Roland ouvrait à la réconciliation. Une réponse favorable de Robespierre lui aurait imposé la reconnaissance envers 1 homme qui poursuivait et qui envoyait à la mort ceux qu'elle adorait. Perdre la vie lui parut plus honorable et plus doux que de la devoir à Robespierre. La lettre écrite, elle la déchira. Elle en garda cependant les lambeaux comme la trace d'une pensée de salut personnel sacrifiée à sa dignité de femme de parti, et à ses sentiments d'épouse et d'amie. Robespierre n'eut point à se décider entre son remords et sa popularité. La prisonnière se résigna à la mort. Elle entretint ses loisirs, comme les heures du soir d'une journée finie, de musique, de conversations et de lectures. Dans la musique elle puisait la mélancolie ; dans les livres la force de sa situation. Elle étudiait surtout Tacite, ce sublime anatomiste des grandes morts qui montre, du doigt, sur le cadavre de tant de victimes les dernières pulsations de la douleur et de l'héroïsme. Elle répétait le supplice avec lui, afin de le savoir par cœur et de le représenter dignement à l'instant suprême. Elle eut la pensée de prévenir le coup ; elle se procura du poison. Au moment de le boire, elle écrivit à son mari pour s'excuser de mourir avant lui : « Pardonne-moi, homme digne du respect de l'avenir, de disposer d'une vie que je t'avais consacrée ! Tes malheurs m'y auraient attachée s'il m'eût été permis de les adoucir. Tu ne perds qu'un inutile objet d'inquiétudes déchirantes ! » Puis, revenant au souvenir de son enfant : « Pardonne-moi, chère enfant, jeune et tendre fille, » écrivait-elle encore, « toi dont la douce image pénètre mon cœur maternel et étonne mes résolutions ! Ah ! sans doute je ne t'aurais jamais enlevé ton guide s'ils avaient pu te le laisser. Les cruels ! ont-ils pitié de l'innocence ? Vous, mes amis, tournez vos regards et vos soins sur mon orpheline ! Ne gémissez point d'une résolution qui met fin à mes épreuves ! Vous me connûtes ; vous ne croirez point que la faiblesse ou l'effroi me dictent le parti que je prends. Si quelqu'un pouvait me répondre que devant le tribunal où l'on traduit tant de justes j'aurai la liberté de signaler les tyrans, je voudrais y paraître à l'heure même ! » Un seul cri vague d'invocation sortit à ce moment de son âme, religion du dernier soupir, qui, sans savoir où il va se perdre, cherche à s'exhaler plus haut et plus loin que le néant : « Divinité ! être suprême ! âme du monde ! principe de ce que je sens de bon, de grand, d'immortel en moi ! toi dont je crois l'existence parce qu'il faut que j'émane de quelque chose de supérieur à ce que je vois ! je vais me réunir à ton essence ! » Elle fit son testament et distribua entre sa fille, ses serviteurs et ses amis, son piano, sa harpe, deux bagues chères qui lui restaient, ses livres et quelques meubles de son cachot, sa seule richesse. Elle se souvint de ses premières passions, la nature, la campagne, le ciel : « Adieu, écrivait-elle, adieu, soleil de ma fenêtre, dont les rayons brillants portaient la sérénité dans mon âme comme ils la rappelaient dans les cieux ! Adieu, campagnes solitaires des bords de la Saône, dont le spectacle m'a si souvent émue, et vous rustiques habitants de Thizy dont j'essuyais les sueurs, dont j'adoucissais la misère, dont je soignais les maladies ! Adieu, cabinets paisibles où je nourrissais mon esprit de la vérité, où je captivais mon imagination par l'étude, où j'apprenais dans le silence de la méditation à commander à mes sens et à mépriser la vanité ! Adieu, ma fille ! souviens-toi de ta mère ! Tu n'es pas réservée sans doute à des épreuves comme les miennes ! Adieu, enfant chérie, que j'ai nourrie de mon lait, et que je voudrais pénétrer de tous mes sentiments ! » Cette pensée bouleversa sa résolution, l'image de son enfant la retint par le cœur. Elle jeta le poison et voulut, à cause de sa fille, laisser des heures de plus à l'épreuve et des repentirs à la destinée. Elle résolut d'attendre la mort. VII. Le supplice des Girondins jeta un linceul sur la vie aux yeux de madame Roland. Vergniaud, Brissot n'étaient plus. Qui savait le sort de Buzot, de Barbaroux, de Louvet ? Peut-être avaient-ils déjà quitté la terre. On la transporta à la Conciergerie. Elle y languit peu. Elle y grandit en se rapprochant de la mort. Son âme, son langage, ses traits y prirent la solennité des grands destins. Pendant le peu de jours qu'elle y passa, elle répandit par sa présence, parmi les nombreux prisonniers de cette maison, un enthousiasme et un défi de la mort qui divinisèrent les âmes les plus abattues. L'ombre voisine de l'échafaud semblait relever sa beauté. Les longues douleurs de sa captivité, le sentiment désespéré, mais calme de sa situation, les larmes contenues, mais murmurantes au fond des paroles, donnaient à sa voix un accent où l'on entendait ce bouillonnement des sentiments qui monte d'un cœur profond. Elle s'entretenait, à la grille, avec les hommes principaux de son parti qui peuplaient la Conciergerie. Debout sur un banc de pierre qui l'élevait un peu au-dessus du sol de la cour, les doigts entrelacés aux barreaux de fer qui formaient la claire-voie entre le cloître et le préau, elle avait trouvé sa tribune dans sa prison, et son auditoire dans ses compagnons de mort. Elle parlait avec l'abondance et l'éclat de Vergniaud, mais avec cette amertume de colère et cette âpreté de mépris que la passion d'une femme ajoute toujours à l'éloquence du raisonnement. Sa mémoire vengeresse plongeait dans l'histoire de l'antiquité pour y trouver des images, des analogies et des noms capables d'égaler ceux des tyrans du jour. Pendant que ses ennemis préparaient son acte d'accusation à quelques pieds au-dessus de sa tête, sa voix, comme celle de la postérité, grondait dans ces souterrains de la Conciergerie. Elle se vengeait avant sa mort et léguait sa haine. Elle arrachait non des larmes : elle n'en voulait pas pour elle-même, mais des cris d'admiration aux prisonniers. On l'écoutait des heures entières. On se séparait aux cris de Vive la république ! On ne calomniait pas la liberté, on l'adorait jusque dans les cachots creusés en son nom. Mais cette femme, si magnanime et si supérieure à son sort en public, fléchissait, comme toute nature humaine, dans la solitude et dans le silence du cachot. Son âme héroïque semblait se taire alors et laisser son cœur de femme s'affaisser et se briser en tombant de l'enthousiasme sur la réalité. Plus elle s'était élevée haut, plus dure était la chute. Elle passait quelquefois de longues matinées, accoudée sur la fenêtre, le front contre le grillage de fer, à regarder un coin du ciel libre, et à pleurer comme un ruisseau sur les pots de fleurs dont le concierge avait garni l'entablement. A quoi pensait-elle ? des mots entrecoupés de ses dernières pages le révèlent : à son enfant, à son mari, vieillard accoutumé à cet appui et incapable de faire un pas de plus dans la vie sans elle ; à sa jeunesse vainement altérée d'amour, consumée dans le feu des ambitions politiques ; à ces amis dont l'image la poursuivait et lui faisait seule regretter la vie s'ils vivaient encore, aspirer à la mort s'ils l'avaient devancée dans l'éternité. Elle l'ignorait. C'était son supplice. Elle ne sentait pas les autres misères de sa captivité. Son cachot, humide, infect, ténébreux, était voisin de celui qu'avait occupé la reine ; rapprochement trop semblable à un remords. Toutes deux étaient arrivées en quelques mois, par des routes différentes, au même souterrain, pour marcher de là au même échafaud : l'une tombée du trône sous l'effort de l'autre ; l'autre montée aux premiers honneurs de la république et précipitée, à son tour, à côté de sa propre victime. Ces vengeances du sort ressemblent à des hasards. Ce sont des justices souvent. VIII. L'interrogatoire et le procès de madame Roland ne furent que la répétition des accusations que nous avons vues, dans les discours des Jacobins et dans les procès de ses amis, contre la Gironde. On lui reprocha d'être l'épouse de Roland et l'amie de ses complices. Elle avoua ces crimes comme une gloire. Elle parla avec tendresse de son mari, avec respect de ses amis, avec une modestie fière d'elle-même. Interrompue par des clameurs de colère, chaque fois qu'elle voulut épancher son indignation, elle se tut sous les invectives de l'auditoire. Le peuple prenait alors une part terrible et dominante dans le dialogue entre les juges et les accusés. Il donnait ou il retirait la parole. Il commandait le jugement. Elle entendit sa condamnation en femme qui reçoit dans son arrêt de mort son titre à l'immortalité. Elle se leva, s'inclina légèrement, et avec l'expression de l'ironie sur les lèvres : « Je vous remercie, dit-elle aux juges, de m'avoir trouvée digne de partager le sort des grands hommes que vous avez assassinés. » Elle redescendit les degrés de la Conciergerie avec une précipitation et une légèreté de marche qui ressemblaient à l'élan d'un enfant vers un but qu'il va enfin atteindre. Ce but était la mort. En marchant, dans le corridor, devant les prisonniers groupés pour la voir, elle les regarda en souriant, et, passant sa main droite transversalement contre son cou, elle fit le geste du couteau qui tranche une tête. Ce fut son seul adieu ; il était tragique comme sa destinée, joyeux comme sa délivrance. Il fut compris. Ces hommes, qui ne pleuraient pas sur eux, pleurèrent sur elle. Plusieurs charrettes pleines de victimes roulaient ce jour-là leur charge de condamnés à l'échafaud. On la fit monter sur la dernière, à coté d’un vieillard infirme et faible, nommé Lamarche, ancien directeur de la fabrication des assignats. Elle était vêtue d'une robe blanche, protestation d'innocence dont elle voulait frapper le peuple. Ses beaux cheveux noirs tombaient en ondes jusqu'à ses genoux. Son teint, reposé par une longue captivité et animé par l'air âpre et glacial de novembre, avait la fraîcheur de ses années d'enfance. Ses yeux parlaient. Sa physionomie rayonnait de gloire. Ses lèvres hésitaient entre la pitié et le dédain. La foule l'insultait de mots grossiers : « A la guillotine, à la guillotine ! lui criaient les femmes. — J'y vais, » leur dit-elle, « j'y serai dans un moment ; mais ceux qui m'y envoient ne tarderont pas à m'y suivre. J'y vais innocente, ils y viendront souillés de sang ; et vous qui applaudissez aujourd'hui, vous applaudirez alors ! a Elle détournait quelquefois la tête de ces insultes, et se penchait avec une tendresse filiale vers son compagnon de supplice. Le vieillard pleurait. Elle lui parlait et l'encourageait à la fermeté. Elle essayait même d'égayer pour lui le funèbre trajet et parvint à le faire sourire. Une statue colossale de la liberté, en argile ; comme la liberté du temps, s'élevait alors au milieu de la place où l'on voit aujourd'hui l'obélisque. L'échafaud se dressait à côté de cette statue. Arrivée là, madame Roland descendit. Au moment où l'exécuteur lui prenait les bras pour la faire monter la première à la guillotine, elle eut un de ces dévouements qu'un cœur de femme peut seul contenir et révéler dans une pareille heure : « Je vous demande une seule grâce, et ce n'est pas pour moi, » dit-elle en résistant un peu au bras du bourreau, « accordez-la-moi ! » Puis, se tournant vers le vieillard : « Montez le premier, dit-elle à Lamarche, mon sang répandu sous vos yeux vous ferait sentir deux fois la mort, il ne faut pas que vous ayez la douleur de voir tomber ma tête. » Le bourreau y consentit. Délicatesse d'une touchante sensibilité qui s'oublie et qui s'immole pour épargner une minute d'agonie à un vieillard inconnu, et qui atteste le sang-froid du cœur dans l'héroïsme de la mort ! Qu'une telle minute doit racheter d'emportement, d'opinion devant la postérité et devant Dieu ! Après l'exécution de Lamarche, qu'elle entendit sans pâlir, elle monta légèrement les degrés de l'échafaud, et, s'inclinant du côté de la statue de la Liberté comme pour la confesser encore en mourant par elle : « Ô Liberté ! s'écria-t-elle, ô Liberté ! que de » crimes on commet en ton nom ! » Elle se livra à l'exécuteur, et sa tête roula dans le panier. IX. Ainsi disparut cette femme qui avait rêvé la république dans une imagination de quinze ans ; qui avait soufflé dans l'esprit d'un vieillard sa haine du trône ; qui avait animé de son âme un parti d'hommes jeunes, enthousiastes, éloquents, amoureux de théories antiques, et enivrés d'un idéal dont ses lèvres et son regard étaient la source inépuisable pour eux. L'amour chaste et involontaire que sa beauté et son génie leur inspiraient était le cercle magique qui retenait, autour d'elle, tant d'hommes supérieurs séparés souvent par bien des dissentiments d'opinion. Ils étaient enchaînés à son rayonnement. Parti d'imagination, ils avaient leur oracle dans l'imagination d'une femme. Elle les entraîna les uns après les autres dans la mort. Elle les y suivit. L'âme de la Gironde s'exhala avec son dernier soupir. Madame Roland ressemblait en ce moment, et ressemblera à jamais dans la postérité, à la république prématurée et idéale qu'elle avait conçue ; belle, éloquente, mais les pieds dans le sang de ses amis, et la tête tranchée par son propre glaive, au milieu d'un peuple qui ne la reconnaît pas ! Son corps, idole de tant de cœurs, fut jeté dans les fossés de Clamart. X. Roland, en apprenant le supplice de sa femme, voulut mourir. Vivre après elle, c'était vivre de sa mort. Roland sortit, sans dire un mot, de la maison où il avait trouvé l'hospitalité depuis six mois. Il marcha une partie de la nuit sans autre dessein que celui de s'éloigner du lieu où il avait reçu asile, afin d'effacer sa trace et de ne pas perdre ceux qui l'avaient sauvé. Au lever du jour, le ciel et la terre lui firent horreur. Il tira un dard caché dans sa canne, en appuya le pommeau contre le tronc d'un pommier, au bord d'un grand chemin, et se perça le cœur. Le matin, les bergers trouvèrent son corps inanimé étendu au bord du fossé. Un billet, attaché à son habit par une épingle, portait ces mots : « Qui que tu sois, respecte ces restes. Ce sont ceux d'un homme vertueux. En apprenant la mort de ma femme, je n'ai pas voulu rester un jour de plus sur une terre souillée de crimes. » Ainsi la conscience de son républicanisme, l'amour et la vertu se confondaient jusque dans l'épitaphe que Roland écrivait pour lui-même. Élevé trop haut par le mouvement d'une tempête civique, soutenu au-dessus de son niveau naturel par le génie emprunté d'une femme, enivré de son rôle, il prit la probité pour la vertu : elle n'en est que la base. Cependant, il disputa avec un courage antique la république à l'anarchie et les victimes aux échafauds. Il eut pour récompense une mort qui semble une page arrachée aux grands suicides de l'antiquité. Il mourut en Caton et en Sénèque à la fois. Comme Caton pour la liberté de sa patrie. Comme Sénèque pour l'amour d'une femme. Il y a une larme du cœur sur le poignard républicain dont il se perça. Cet amour, mêlé à ce patriotisme, donne au trépas de Roland quelque chose de romain et de pathétique tout à la fois. Si la mort est le plus grand acte de la vie, cet homme, ordinaire au commencement, devint héroïque à la fin. Roland ne vécut pas en vain pour la liberté et pour la gloire, puisqu'il devait arriver à une mort digne de l'antiquité. |