I. Ce qui
attriste l'histoire dans le récit des guerres civiles, c'est qu'après les
champs de bataille il faut raconter les échafauds. L'armée
républicaine entra à Lyon avec une apparence de modération et de fraternité
qui donnait à cette occupation l'aspect d'une réconciliation plus que d'une
conquête. Couthon lui-même ordonna, dans les premiers moments, le respect des
personnes et des propriétés. Aucun désordre, aucune violence ne furent
tolérés. Les paysans de l'Auvergne qui étaient accourus avec des chars, des
mulets et des sacs, pour emporter les dépouilles de la plus opulente ville de
France promises à leur rapacité, furent congédiés les mains vides, et
regagnèrent en murmurant leurs montagnes. Les républicains se comportèrent en
vainqueurs affligés de leur victoire, et non en bandes sauvages et
indisciplinées. Ils partagèrent leur pain avec les habitants affamés. La
générosité naturelle au soldat français précéda la vengeance. Les
représentants ne la proclamèrent que quelques jours après, et sur les
injonctions du comité de salut public. Lyon fut choisi pour exemple des
sévérités de la république. Ce n'était plus assez de supplices individuels,
la terreur voulait offrir le supplice d'une ville en exemple et en menace à
ses ennemis. Les
Jacobins amis de Châlier, longtemps comprimés par les royalistes et par les
Girondins (le Lyon, sortirent de leurs refuges en criant vengeance aux
représentants, et en sommant la Convention de leur livrer enfin leurs
ennemis. Les représentants essayèrent quelque temps de contenir cette rage ;
ils finirent par lui obéir, et se bornèrent à la régulariser par
l'institution de tribunaux révolutionnaires et de décrets d'extermination. II. Ici,
comme dans tous les actes de la terreur, on a déversé sur un seul nom
l'horreur du sang répandu. La confusion du moment, le désespoir de ceux qui
meurent, le ressentiment de ceux qui survivent ne sait pas choisir entre les
coupables, et fait quelquefois tomber l'exécration de la postérité sur les
moins criminels. L'histoire a ses hasards comme le champ de bataille : elle
absout ou elle immole certaines renommées, sans lumière et sans pitié. C'est
au temps à mieux rétribuer. Sans affaiblir la réprobation qui s'attache aux
grandes exécutions des guerres civiles, c'est à lui de faire peser sur chaque
parti et sur chaque homme la part exacte de responsabilité qui leur revient.
Les préjugés de la calomnie ne se légitiment pas par le temps. La justice est
due à tous les noms, même odieux. On ne prescrit pas contre la mémoire des
hommes. Tous
les crimes de la république à Lyon ont été rejetés sur Couthon, parce que
Couthon était l'ami et le confident de Robespierre dans la répression du
fédéralisme, dans la victoire des républicains unitaires contre l'anarchie
civile. Les dates, les faits et les paroles impartialement étudiés démentent
ces préjugés. Couthon entra à Lyon en pacificateur plutôt qu'en bourreau ; il
y combattit, avec toute l'énergie que lui permettait son rôle, les excès et
les vengeances des Jacobins. Il lutta contre Dubois-Crancé, Collot d'Herbois,
Dorfeuille pour modérer la réaction de ces emportés de la terreur. Il fut
dénoncé par eux à la Montagne et aux Jacobins comme indulgent et
prévaricateur. Il se retira enfin avant la première condamnation à mort pour
ne pas être témoin et complice du sang versé par les représentants du parti
implacable de la Convention. III. Couthon,
Laporte, Maignet et Châteauneuf-Randon entrèrent triomphalement à Lyon à la
tête des troupes, et se rendirent à l'Hôtel-de-Ville, escortés de tous les
Jacobins et d'un flot de peuple qui leur demandait, à grands cris, les
dépouilles des riches et les tètes des fédéralistes. Couthon harangua cette
multitude, promit vengeance ; mais recommanda l'ordre et revendiqua, pour la
république seule, le droit de choisir, de juger et de frapper ses ennemis.
Les représentants allèrent de là s'installer dans le palais vide de
l'Archevêché. Les appartements dévastés de cet édifice, les pans de murailles
et les toits écrasés par les bombes donnaient à leur résidence l'aspect d'un
campement parmi des décombres. Dubois-Crancé, général en second de l'armée de
siège, et membre aussi de la Convention, se présenta le même soir à
l'Archevêché avec la concubine qu'il traînait à sa suite dans les camps. Il
ne put trouver pour asile, dans le palais de ses collègues, qu'un réduit
fétide sous les toits à demi écroulés. Le vainqueur de Lyon, couché sur un
misérable grabat, indigné du mépris de ses collègues, qui le reléguaient dans
ce grenier, quitta le lendemain l'Archevêché, en murmurant contre l'insolence
de Couthon, et alla se loger dans une hôtellerie de la ville. Les Jacobins,
offensés des temporisations de Couthon, se groupèrent autour de
Dubois-Crancé. Ce général les réunit le soir dans la salle du théâtre. Les
loges et les décorations incendiées, les voûtes percées à jour rappelaient à
l'œil la résistance et la punition. Dubois-Crancé reforma le club central. Il
harangua les Jacobins moins en chef qu'en complice. Le peuple sortit en
criant Vive Dubois-Crancé ! Il se répandit dans les rues, en chantant des
couplets féroces. On signa dans les lieux publics une pétition à la
Convention, pour lui demander de conserver le commandement de l'armée à ce
général. Couthon
et ses collègues, voyant les Jacobins et Dubois-Crancé prêts à entraîner les
soldats dans leur cause, et l'armée travaillée par les clubistes, écrivirent
au comité de salut public pour demander le prompt rappel du général jacobin.
Ils adressèrent proclamations sur proclamations aux troupes et au peuple, les
invitant à la discipline, à l'ordre, à la clémence. — « Braves soldats ! »
disait Couthon, avant d'entrer dans la ville de Lyon, « vous avez juré de
faire respecter la vie et les biens des citoyens. Ce serment solennel ne sera
pas vain puisqu'il vous a été dicté par le sentiment de votre propre gloire !
Il pourrait, y avoir hors de l'armée des hommes qui se porteraient à des
excès ou à des vengeances, afin d'en attribuer l'infamie aux braves républicains
; dénoncez-les, arrêtez-les, nous en ferons prompte justice ! — Soldats
français, » disait-il ailleurs, « gardez-vous de perdre tout le mérite de la
guerre que vous venez de faire avec tant de magnanimité. Restez ce que vous
avez été. Laissez aux lois le droit de punir les coupables !... Des ennemis
du peuple prennent le masque du patriotisme pour égarer quelques-uns d'entre
vous ; ils cherchent à vous faire outrager, par des actes injustes,
oppressifs, arbitraires, l'honneur de l'armée et de la république... » Couthon
ordonna que les manufactures fussent rouvertes et que les relations
commerciales reprissent leur cours. Les Jacobins frémirent. L'armée obéit.
Dubois-Crancé, intimidé et rappelé par la Convention, trembla devant Couthon
et s'humilia devant Robespierre. Couthon ferma les clubs imprudemment
rouverts par Dubois-Crancé : « Considérant, dit-il, qu'à la suite du siège
que Lyon vient d'essuyer, les passions individuelles des citoyens les uns
contre les autres doivent encore fermenter, que les malveillants pourraient
profiter de ces circonstances pour souffler le feu de la discorde civile....
; il est défendu aux citoyens de s'assembler en sections ou en comités. — Que
feront les citoyens, » écrivait Couthon au comité de salut public, « quand
ils verront des députés les exciter les premiers à la violation des lois ? »
Il se borna, conformément aux lois existantes, à renvoyer devant une
commission militaire les Lyonnais fugitifs pris les armes à la main, après la
capitulation. Il institua quelques jours après, par ordre du comité de salut
public, un second tribunal sous le nom de Commission de justice populaire. Ce
tribunal devait juger tous ceux des citoyens qui, sans être militaires,
auraient trempé dans la résistance armée de Lyon à la république. Les formes
judiciaires et lentes de ce tribunal donnaient, sinon des garanties à
l'innocence, du moins du temps à la réflexion. Couthon garda dix jours le
décret qui instituait ce tribunal, pour donner aux individus compromis et aux
signataires des actes incriminés pendant le siège, le temps de s'évader.
Vingt mille citoyens, prévenus par ses soins du danger qui les menaçait,
sortirent de la ville et se réfugièrent en Suisse ou dans les montagnes du
Forez. IV. Cependant
la Montagne et les Jacobins de Paris, soulevés contre les lenteurs de
Couthon, par les accusations de Dubois-Crancé, pressaient le comité de salut
public de donner un mémorable exemple aux insurrections à venir et de venger
la république sur la seconde ville de la république. Robespierre et
Saint-Just, quoique amis particuliers de Couthon et satisfaits d'avoir
vaincu, se sentaient impuissants contre l'emportement de la Montagne. Ils
feignirent de le partager. Barrère, toujours prêt à servir indifféremment la
fureur ou la sagesse des partis, monta, le 12 novembre, à la tribune, et lut
à la Convention, au nom du comité de salut public, un décret ou plutôt un
plébiscite contre Lyon. « Que Lyon soit enseveli sous ses ruines ! » dit
Barrère. « La charrue doit passer sur tous les édifices, à l'exception de la
demeure de l'indigent, des ateliers, des hospices ou des maisons consacrées à
l'instruction publique. Il faut que le nom même de cette ville soit englouti
sous ses ruines. On l'appellera désormais Ville affranchie. Sur les
débris de cette infâme cité il sera élevé un monument qui sera l'honneur de
la Convention et qui attestera le crime et la punition des ennemis de la
liberté. Cette seule inscription dira tout : Lyon fit la guerre à la
liberté, Lyon n'est plus ! » Le décret portait : qu'une commission
extraordinaire, composée de cinq membres, ferait punir militairement les
contre-révolutionnaires de Lyon ; que les habitants seraient désarmés ; que
les armes des riches seraient remises aux pauvres ; que la ville serait
détruite et spécialement toutes les habitations des riches ; que le nom de la
ville serait effacé du tableau des villes de la république ; que les biens
des riches et des contre-révolutionnaires seraient distribués en indemnités
aux patriotes. Ce
décret fit trembler le sol de Lyon. Le fanatisme de la liberté n'avait pas
encore éclaté jusqu'au suicide ; la propriété n'avait pas encore été imputée
à crime ; la spoliation n'avait pas encore transféré la richesse du riche à
l'indigent, de la victime au délateur. La ville dont le culte était la
propriété, était la première frappée dans la propriété. Couthon, tout en
feignant d'admirer le décret, le crut inexécutable et resta encore douze
jours sans le mettre à exécution. Ces délais laissaient fuir en foule les
citoyens menacés. Le représentant ouvrait la porte aux victimes pour frapper
à vide les coups ordonnés par les Jacobins. « Ce décret, citoyens collègues,
» écrivait-il à la Convention, « nous a pénétrés d'admiration. De toutes les
mesures grandes et vigoureuses que vous venez de prendre, une seule, nous
l'avouons, nous avait échappé : c'est celle de la destruction totale ; mais
déjà nous avions frappé les murs de défense et les remparts. » La Montagne
aurait voulu que Lyon s'engloutît aussi promptement que Barrère avait
prononcé l'arrêt de sa destruction. Un
homme néfaste pour la ville de Lyon, Collot-d'Herbois, fulminait au comité de
salut public et aux Jacobins de Paris, contre la mollesse des représentants
du peuple en mission dans cette ville. On eût cru qu'une haine personnelle et
mortelle l'animait contre Lyon. On disait qu'ancien comédien et débutant sans
talent sur le théâtre de cette ville, il avait été sifflé en signe de dégoût
par les spectateurs ; que le ressentiment de l'acteur vivait et brûlait dans
l'âme du représentant ; et qu'en vengeant la république il vengeait son
orgueil offensé. Dubois-Crancé appuyait l'éloquence de Collot-d'Herbois de
son témoignage. Il apporta un jour, sur la tribune des Jacobins, la tête
coupée de Châlier. Il étala et montra du doigt sur ce crâne les traces des
cinq coups successifs de la guillotine qui avaient mutilé, avant de la tuer,
l'idole des révolutionnaires lyonnais. Guillard, l'ami de Châlier, leva les
mains au ciel à cet aspect et s'écria : « Au nom de la patrie et des frères
de Châlier, je demande vengeance des crimes de Lyon ! » V. Couthon
et ses collègues se déterminèrent enfin à céder aux injonctions de la
Montagne, ils réorganisèrent les comités révolutionnaires. Couthon les
investit d'un droit de recherche, de surveillance et de dénonciation contre
les fédéralistes et les royalistes. Il ordonna des visites domiciliaires et
des appositions de scellés sur les maisons des suspects. Mais il entoura
toutes ces mesures de conditions et de prescriptions qui en neutralisaient en
partie l'effet. Enfin Couthon accomplit, mais seulement en apparence, le
décret de la Convention qui ordonnait la démolition des édifices. Il se
rendit en grand appareil, accompagné de ses collègues et de la municipalité,
sur la place de Bellecour, plus particulièrement vouée à la destruction par
l'opinion de ses habitants et par le luxe de ses constructions. Porté dans un
fauteuil, comme sur le trône des ruines, par quatre hommes du peuple, Couthon
frappa d'un marteau d'argent la pierre angulaire d'une des maisons de la
place, en prononçant ces paroles : « Au nom de la loi je te démolis. » Une
poignée d'indigents en haillons, des pionniers et des maçons, portant sur
leurs épaules des pioches, des leviers, des haches, formaient le cortége des
représentants. Ces hommes applaudissaient d'avance à la chute de ces
demeures, dont la ruine allait consoler leur envie ; mais Couthon, satisfait
d'avoir donné ce signe d'obéissance à la Convention, imposa silence à leurs
clameurs et les congédia. Les démolitions furent ajournées jusqu'à l'époque
où les habitants de la place auraient emporté ailleurs leurs meubles et leurs
foyers. Après
la cérémonie, les représentants rendirent un arrêté pour ordonner aux
sections d'enrôler chacune trente démolisseurs et de leur fournir les pinces,
les marteaux, les tombereaux et les brouettes nécessaires au déblayement des
débris. Les femmes, les enfants, les vieillards furent admis, selon leur
force, à l'œuvre. Un salaire leur fut attribué aux frais des propriétaires
spoliés, mais on ne démolit pas encore. Couthon, réprimandé de nouveau par le
comité de salut public pour la lenteur de ses exécutions, et coupable aux
yeux des Jacobins du sang qu'il ne voulait pas verser, averti de plus de la
prochaine arrivée d'autres représentants chargés d'accélérer les vengeances,
écrivit à Robespierre et à Saint-Just. Il conjura ses amis de le soulager du
poids d'une mission qui pesait à son âme, et de l'envoyer dans le Midi.
Robespierre fit rappeler Couthon. Son départ fut le signal des calamités de
Lyon. Le sang qu'il retenait déborda. Les représentants Albitte, Javogues,
accoururent. Dorfeuille, président de la commission de justice populaire, fit
dresser la guillotine sur la place des Terreaux. Il la fit élever aussi dans
la petite ville de Feurs, autre foyer de vengeances nationales, au cœur des
montagnes insurgées. Dorfeuille
présida, à la tête du club central, à une fête funèbre consacrée aux mânes de
Châlier. « Il est mort, » s'écria Dorfeuille, « et il est mort pour la patrie
! Jurons de l'imiter et de punir ses assassins ! Ville impure ! ce n'était
pas assez pour toi d'avoir infecté pendant deux siècles de ton luxe et de tes
vices la France et l'Europe ! il te fallait encore égorger la vertu ! Les
monstres ! ils l'ont commis, ce forfait ! et ils respirent encore ! Châlier,
nous te devons une vengeance et tu l'obtiendras ! Martyr de la liberté, le
sang des scélérats est l'eau lustrale qui convient à tes mânes ! Aristocrates
fanatiques ! serpents des cours ! négociants avides et égoïstes ! femmes
perdues de débauche, d'adultère, de prostitution ! que lui reprochiez-vous ?
De l'exagération, un patriotisme exalté, une popularité dangereuse !
Misérables ! ainsi vous vous arrogiez le droit de poser la borne où doit
s'arrêter l'amour de la patrie et la reconnaissance du peuple ! Ainsi vous
annonciez que c'est entre vos mains que l'Éternel a remis l'équerre et le
compas des vertus humaines ! Ah ! si vous ne pouvez comprendre les vertus, au
moins ne les assassinez pas ! Ils chantèrent à son supplice, peuple ! pleure
aujourd'hui à son triomphe. Ô vous, citoyens, qui formez ici ce groupe à ma
droite, c'est à cette même place que Châlier quitta la vie. C'est ici que
mourut de la mort des criminels le plus innocent des hommes. Ô vous qui
formez ce groupe à ma droite, citoyens, vous foulez son sang ! Écoutez ses
derniers moments. Il va, par ma voix, vous parler une dernière fois.
Citoyens, écoutez ! » Dorfeuille
lut alors, au milieu des sanglots et des imprécations de la foule, une lettre
écrite par Châlier, au moment de monter à l'échafaud. Ses adieux à ses amis,
à ses parents, à la femme qu'il aimait étaient pleins de larmes ; ses adieux
à ses frères les Jacobins, pleins d'enthousiasme. La liberté, la démocratie
et la religion se fondaient en une confuse invocation de Châlier au peuple, à
Dieu, à l'immortalité. La mort solennisait ces paroles. Le peuple les
recueillit comme le legs du patriote. VI. Le
lendemain, Dorfeuille présida, pour la première fois, le tribunal. Les
supplices commencèrent avec les jugements. Albitte et ses collègues, qui
venaient de succéder à Couthon, appelèrent à Lyon l'armée de Ronsin ; ils
formèrent une armée pareille dans chacun des six départements voisins. La
mission de ces armées, recrutées dans l'écume du peuple, était de
généraliser, sur toute la surface de ces départements, les mesures
d'inquisition, de spoliation, d'arrestation et de meurtre juridiques dont
Lyon allait devenir le foyer. Dans les murs et hors des murs, les fugitifs ne
trouvaient que des pièges, les suspects que des délateurs, les accusés que
des bourreaux. Des milliers de détenus de toutes conditions, nobles, prêtres,
propriétaires, négociants, cultivateurs, encombrèrent en peu de jours les
prisons de ces départements. On les
évacuait par colonnes et par charretées sur Lyon. Là, cinq vastes dépôts les
recevaient pour quelques jours, et les reversaient à l'échafaud. Le vide se
faisait et se comblait sans cesse. La mort maintenait le niveau. Au
nombre de ces victimes suppliciées dans leur corps ou dans leur âme avant
l'âge du crime, on remarquait une jeune orpheline encore enfant, mademoiselle
Alexandrine des Écherolles, privée de sa mère par la mort, de son père par la
fuite ; elle venait chaque jour à la porte de la prison des recluses
solliciter par ses larmes la permission de voir la tante qui lui avait servi
de mère et qu'on avait jetée dans les cachots. Bientôt elle la vit conduire
au supplice et la suivit jusqu'au pied de l'échafaud, demandant en vain de
lui être réunie dans la mort. On dut plus tard à cette enfant quelques-unes
des pages les plus dramatiques et les plus touchantes de ce siège. Semblable
à cette Jeanne de La Force, historienne des guerres de religion de 1622, et à
l'héroïque et naïve madame de La Rochejacquelein, elle écrivit avec le sang
de sa famille et avec ses propres larmes le récit des catastrophes auxquelles
elle avait assisté. Les femmes sont les véritables historiens des guerres
civiles, parce qu'elles n'y ont jamais d'autre cause que celle de leur cœur,
et que les souvenirs y conservent toute la chaleur de leur passion. Albitte
lui-même, jugé trop indulgent, se retira, comme Couthon, à l'arrivée de
Collot-d'Herbois et de Fouché, nouveaux proconsuls désignés par la Montagne.
On connaissait Collot-d'Herbois, vanité féroce qui ne voyait la gloire que
dans l'excès, et dont aucune raison ne modérait les emportements. On ne connaissait
pas Fouché ; on le croyait fanatique, il n'était qu'habile. Plus comédien de
caractère que Collot ne l'était de profession, il jouait le rôle de Brutus
avec l'âme de Séjan. Nourri dans les habitudes du cloître, Fouché y avait
contracté ce pli servile que l'humilité monacale imprime aux caractères, pour
les rendre également propres à obéir ou à dominer selon le temps. Il n'avait
vu dans la Révolution qu'une puissance à flatter et à exploiter. Il se
dévouait à la tyrannie du peuple, en attendant le moment de se dévouer à la
tyrannie de quelque César. Il flairait les temps. Fouché cherchait alors à
circonvenir Robespierre. Il feignait d'aimer la sœur du député d'Arras et de
vouloir l'épouser. Robespierre abhorrait Fouché, malgré ses caresses. Il
pressentait son incrédulité révolutionnaire et son athéisme. Robespierre
voulait des séides de sa foi, mais non des adulateurs de sa personne. Il
écartait Fouché de son cœur et de sa famille, comme un piège. Fouché,
affectant l'exagération des principes, s'était lié avec Chaumette et Hébert.
Chaumette était de Nevers. Il avait fait envoyer Fouché dans cette ville pour
y propager la terreur. Les actes et les lettres de Fouché dépassèrent, à
Nevers, la langue des démagogues de Paris. Il effaça, en peu de mois, dans
ces départements, l'empreinte des siècles dans les mœurs, dans les lois, dans
les fortunes, dans les castes. Plus avide pour la république que sanguinaire,
cependant, il avait plus emprisonné qu'immolé ; il menaçait plus qu'il ne
frappait. Les dépouilles des riches, des émigrés, des châteaux, des églises,
les rançons des suspects, les produits de ses exactions, envoyés par lui à la
Convention et à la commune de Paris, attestèrent l'énergie de ses mesures, et
firent fermer les yeux sur ses tolérances d'opinion. Il frappait surtout les
idoles muettes de l'ancien culte qu'il avait répudié. Son impiété lui
comptait pour du patriotisme : « Le peuple français, » écrivait-il, « ne
reconnait d'autre dogme que celui de sa souveraineté et de sa
toute-puissance. » Il proscrivit tout signe religieux, même sur la tombe. Il
fit graver la figure du sommeil sur le frontispice des lieux de sépulture ;
il ordonna qu'on n'y écrivît d'autre inscription que celle-ci: La mort est un
sommeil éternel ! Son athéisme professait le néant. VII. Tels
étaient les deux hommes que la Montagne envoyait présider au supplice de
Lyon. Robespierre voulut leur faire adjoindre Montaut, républicain
inflexible, mais probe. Montant, instruit par le sort de Couthon de ce qu'on
attendait de lui, refusa de se rendre à son poste. Les deux représentants
commencèrent par accuser Couthon de l'ajournement des démolitions et des
supplices. « Les accusateurs publics vont marcher, écrivirent-ils ; le
tribunal va juger pour trois dans un jour. La mine va accélérer les démolitions...
» Collot
avait amené avec lui de Paris une colonie de Jacobins, choisis au scrutin,
parmi les hommes extrêmes de cette société. Fouché en amenait une autre de la
Nièvre ; tous hommes exercés aux délations, endurcis aux larmes, aguerris au
supplice. Les représentants s'étaient fait suivre de geôliers étrangers, de
peur que les relations de cité avec les détenus, et la pitié naturelle entre
compatriotes ne corrompissent l'inflexibilité des geôliers de Lyon. Ils
commandèrent des guillotines comme des armes avant le combat. Ils promenèrent
dans la ville, pour échauffer le peuple, l'urne mortuaire de Châlier. Arrivés
à l'autel qu'ils avaient dressé à ses mânes, ils fléchirent le genou devant
ses restes. « Châlier ! » s'écria Fouché, « le sang des
aristocrates sera ton encens ! » Les
signes du christianisme, l'Évangile et le crucifix, traînés à la suite de la
procession, attachés à la queue d'un animal immonde, furent jetés dans le
bûcher allumé sur l'autel de Châlier. On fit boire un âne dans le calice du
sacrifice. On foula aux pieds les hosties. Les temples, jusque-là réservés au
culte constitutionnel, furent profanés par des chants, des danses, des
cérémonies ironiques. « Nous
avons fondé hier la religion du patriotisme, écrivait Collot. Des larmes ont
coulé de tous les yeux à la vue de la colombe qui consolait Châlier dans sa
prison et qui semblait gémir auprès de son simulacre. Vengeance ! vengeance !
criait-on de toutes parts. Nous le jurons ! le peuple sera vengé, le sol sera
bouleversé, tout ce que le vice et le crime avaient bâti sera anéanti. Le
voyageur, sur les débris de cette ville superbe et rebelle, ne verra plus que
quelques chaumières habitées par les amis de l'égalité ! » VIII. Les
têtes de dix membres de la municipalité tombèrent le lendemain. La mine fit
sauter les plus beaux édifices de la ville. Une instruction patriotique,
signée de Fouché et de Collot, aux clubistes de Lyon et des départements de
la Loire et du Rhône, pour stimuler leur énergie, résumait ainsi leurs droits
et leurs devoirs : « Tout est permis à ceux qui agissent dans le sens de
la Révolution. Le désir d'une vengeance légitime devient un besoin impérieux.
Citoyens, il faut que tous ceux qui ont concouru directement ou indirectement
à la rébellion portent la tête sur l'échafaud. Si vous êtes patriotes, vous
saurez distinguer vos amis ; vous séquestrerez tous les autres. Qu'aucune
considération ne vous arrête, ni l'âge, ni le sexe, ni la parenté. Prenez en
impôt forcé tout ce qu'un citoyen a d'inutile : tout homme qui possède au-delà
de ses besoins ne peut qu'abuser. Il y a des gens qui ont des amas de draps,
de linge, de chemises, de souliers. Requérez tout cela. De quel droit un
homme garderait-il dans ses armoires des meubles ou des vêtements superflus ?
Que l'or et l'argent et tous les métaux précieux s'écoulent dans le trésor
national ! Extirpez les cultes, le républicain n'a d'autre Dieu que sa
patrie. Toutes les communes de la république ne tarderont pas à imiter celle
de Paris, qui, sur les ruines d'un culte gothique, vient d'élever le temple
de la Raison. Aidez-nous à frapper les grands coups, ou nous vous frapperons
vous-mêmes. » Ces
proclamations de la vengeance, du pillage et de l'athéisme étaient autant de
reproches indirects à Couthon, qui avait tenu un langage tout opposé, peu de
jours avant, à la réunion populaire : « Notre morale à nous, » avait dit
Couthon en parlant de Robespierre et de son parti, « n'est pas la morale de
quelques faux philosophes du jour, qui, ne sachant pas lire dans le grand
livre de la nature, croient au hasard et au néant. Nous croyons, nous, à une
Providence ; nous croyons à un Être suprême, puissant, juste et bon par
essence. Nous ne l'outrageons pas par des cérémonies ridicules et forcées :
l'hommage que nous lui rendons est pur et libre. » Conformément
à l'esprit de cette proclamation, Fouché et Collot créèrent des commissaires
de confiscation et de délation. Ils affectèrent un salaire de 30 francs par
dénonciation. Le salaire était double pour les têtes d'élite, telles que
celles des nobles, des prêtres, des religieux, des religieuses. On ne
délivrait le prix du sang qu'à celui qui dirigeait, en personne, les
recherches de l'armée révolutionnaire, et qui livrait le suspect au tribunal.
Une foule de misérables vivaient de cet infâme trafic de la vie des citoyens.
Les caves, les greniers, les égouts, les bois, les émigrations nocturnes dans
les montagnes environnantes, les déguisements de tout genre dérobaient
vainement les hommes compromis, les femmes tremblantes, à l'inquisition
toujours éveillée des délateurs. La faim, le froid, la fatigue, la maladie,
les visites domiciliaires, la trahison les livraient, après quelques jours,
aux sicaires de la commission temporaire. Les
cachots regorgeaient de prisonniers. Pendant que les propriétaires et les
négociants périssaient, les maisons s'écroulaient sous le marteau. Aussitôt
qu'un délateur avait indiqué une maison confisquée au comité des séquestres,
le comité de démolition lançait ses bandes de pionniers contre les murs. Les
marchands, les locataires, les familles expulsés de ces maisons proscrites
avaient à peine le temps d'évacuer leur domicile, d'emporter les vieillards,
les infirmes, les enfants dans d'autres demeures. On voyait tous les jours la
pioche attaquer les escaliers, ou les couvreurs enlever les tuiles. Pendant
que les habitants surpris précipitaient leurs meubles par les fenêtres et que
les mères emportaient les berceaux de leurs enfants à travers les décombres
de leurs toits, vingt mille pionniers de l'Auvergne et des Basses-Alpes
étaient employés à raser le sol. La poudre sapait les caves et les
fondements. La solde des démolisseurs s'élevait à quatre cent mille francs
par décade. Les démolitions coûtèrent quinze millions pour anéantir une
capitale de plus de trois cents millions de valeur en édifices. Des
centaines d'ouvriers périrent engloutis sous les pans des murailles
imprudemment minées. Le quai Saint-Clair, les deux façades de la place de
Bellecour, les quais de la Saône, les rues habitées par 1 aristocratie du
commerce, les arsenaux, les hôpitaux, les monastères, les églises, les
fortifications, les maisons de plaisance des collines sur les deux fleuves
n'offraient plus que l'aspect d'une ville trouée par le canon après de longs
assauts. Lyon presque inhabité se taisait au milieu de ses ruines. Les
ouvriers, sans ateliers et sans pain, enrôlés et soudoyés par les
représentants, aux dépens des riches, semblaient s'acharner, la hache à la
main, sur le cadavre de la ville, qui les avait nourris. Le bruit des murs
qui tombaient, la poussière des démolitions qui enveloppait la ville, le
retentissement des coups de canon et des feux de peloton qui fusillaient ou
qui mitraillaient les habitants, le roulement des charrettes qui, des cinq
prisons de la ville, conduisaient les accusés au tribunal et les condamnés à
la guillotine, étaient les seuls signes de vie de la population ; l'échafaud
était son seul spectacle, les acclamations d'un peuple en haillons à chaque
tête qui roulait à ses pieds étaient sa seule fête. IX. La
commission de justice populaire, instituée par Couthon, fut transformée, à
l'arrivée de Ronsin et de son armée, en tribunal révolutionnaire. Le
surlendemain de l'arrivée de ces corps moins soldats que licteurs de la
république, les exécutions commencèrent, sans interruption, pendant
quatre-vingt-dix jours. Huit ou dix condamnés par séance mouraient, en
sortant du tribunal, sur l'échafaud dressé en permanence en face du perron de
l'Hôtel-de-Ville. L'eau et le sable répandus, tous les soirs, après les exécutions,
autour de cet égout de sang humain, ne suffisaient pas à décolorer le sol.
Une boue rouge et fétide, piétinée constamment par un peuple avide de voir
mourir, couvrait la place et viciait l'air. Autour de ce véritable abattoir
d'hommes on respirait la mort. Les murailles extérieures du palais
Saint-Pierre et de la façade de l'Hôtel-de-Ville suaient le sang. Le matin
des journées de novembre, de décembre et de janvier, les plus fécondes en
supplices, les habitants du quartier voyaient s'élever du sol imbibé un petit
brouillard. C'était le sang de leurs compatriotes immolés la veille, l'ombre
de la ville qui s'évaporait au soleil. Dorfeuille, sur les réclamations du
quartier, fut obligé de transporter la guillotine à quelques pas plus loin.
Il la plaça sur un égout découvert. Le sang, ruisselant à travers les
planches, pleuvait dans une fosse de dix pieds de profondeur, qui l'emportait
au Rhône avec les immondices du quartier. Les blanchisseuses du fleuve furent
forcées de changer la station de leurs lavoirs pour ne pas laver leur linge
et leurs bras dans une eau ensanglantée. Enfin, quand les supplices, qui
s'accéléraient comme les pulsations du pouls dans la colère, se furent élevés
à vingt, à trente, à quarante par jour, on dressa l'instrument de la mort au
milieu du pont Morand, sur le fleuve. On balaya le sang et on jeta les têtes
et les troncs par-dessus les parapets dans le courant le plus rapide du
Rhône. Les mariniers et les paysans des îles et des plages basses qui
interrompent le cours du fleuve entre Lyon et la mer, trouvèrent longtemps
des têtes et des troncs d'hommes échoués sur ces îlots, et engagés dans les
joncs et dans les oseraies leurs bords. Ces
suppliciés étaient presque tous la fleur de la jeunesse de Lyon et des
contrées voisines. Leur âge était leur crime. Il les rendait suspects d'avoir
combattu. Ils marchaient à la mort, avec l'élan de la jeunesse, comme ils
auraient marché au combat. Dans tes prisons, comme dans des bivouacs, la
veille des batailles, ils n'avaient qu'une poignée de paille par homme pour
reposer leurs membres sur les dalles des cachots. Le danger de se
compromettre en s'intéressant à leur sort et de mourir avec eux, n'intimidait
pas la tendresse de leurs parents, de leurs amis, de leurs serviteurs. Nuit
et jour des attroupements de femmes, de mères, de sœurs rôdaient autour des
prisons. L'or et les larmes qui coulaient dans les mains des geôliers
arrachaient des entrevues, des entretiens, des adieux suprêmes. Les évasions
étaient fréquentes. La religion et la charité, si actives et si courageuses à
Lyon, ne reculaient ni devant la suspicion ni devant le dégoût, pour pénétrer
dans ces souterrains et pour y soigner les malades, y nourrir les affamés, y
consoler les mourants. Des femmes pieuses achetaient des administrateurs et
des geôliers la permission de se faire les servantes des cachots. Elles y
portaient les messages, elles y introduisaient des prêtres pour consoler les
âmes et sanctifier le martyre. Elles purifiaient les dortoirs, balayaient les
salles, nettoyaient les vêtements de la vermine, ensevelissaient les cadavres
; providences visibles qui s'interposaient jusqu'à la dernière heure entre
l'âme des prisonniers et la mort. Plus de six mille détenus séjournaient, à
la fois, dans ces entrepôts de la guillotine. X. Là
s'engloutit toute une génération. Là se rencontrèrent tous les hommes de
condition, de naissance, de fortune, d'opinion différentes qui, depuis la
Révolution, avaient embrassé des partis opposés et que le soulèvement commun
contre l'oppression réunissait à la fin dans le même crime et dans la même
mort. Clergé, noblesse, bourgeoisie, commerce, peuple, tout s'y confondit.
Nul citoyen contre qui put s'élever un délateur, un envieux, un ennemi,
n'échappa à la captivité. Peu de captifs échappèrent a la mort. Tout ce qui
avait un nom, une fortune, une profession, une fabrique, une maison de ville
ou de campagne, tout ce qui était suspect de partager la cause du riche était
arrêté, accusé, condamné, exécuté d'avance dans la pensée des proconsuls et
de leurs pourvoyeurs. L'élite d'une capitale et de plusieurs provinces, la
Bresse, la Dombe, le Forez, le Beaujolais, le Vivarais, le Dauphiné, s'écoula
par ces prisons et par ces échafauds. La ville et la campagne semblaient
décimées. Les châteaux, les maisons de luxe, les manufactures, les demeures
même de la bourgeoisie rurale étaient fermés dans un rayon de vingt lieues
autour de Lyon. Le séquestre était posé sur des milliers de propriétés. Les
scellés muraient les portes et les fenêtres. La nature semblait atteinte de
la terreur de l'homme. La colère de la Révolution était arrivée à la
puissance d'un fléau de Dieu. Les pestes antiques du moyen âge n'avaient pas
plus assombri l'aspect d'une province. On ne rencontrait, sur les routes de
Lyon aux villes voisines et jusque dans les chemins des villages et des
hameaux, que des détachements de l'armée révolutionnaire, forçant les portes
au nom de la loi, visitant les caves, les greniers, la litière même du
bétail, sondant les murs avec la crosse de leurs fusils, ou ramenant,
enchaînés deux à deux, sur des charrettes, des fugitifs arrachés à leur
retraite, et suivis de leur famille en pleurs. Ainsi
furent amenés à Lyon tous les citoyens notables ou illustres que Couthon
avait laissés s'échapper dans les premiers moments : échevins, maires, municipaux,
administrateurs, juges, magistrats, avocats, médecins, architectes,
sculpteurs, chirurgiens, conseillers des hospices, des bureaux de
bienfaisance, accusés d'avoir, ou combattu, ou secouru des combattants, ou
pansé les blessés, ou nourri le peuple insurgé, ou fait des vœux secrets pour
le triomphe des défenseurs de Lyon. On y ajoutait les parents, les fils, les
femmes, les filles, les amis, les serviteurs, présumés complices de leurs
époux, de leurs frères, de leurs maris, de leurs maîtres ; coupables d'être
nés sur le sol et d'avoir respiré l'air de l'insurrection. Chaque
jour le greffier de la prison lisait, à haute voix dans la cour, la liste des
détenus appelés au tribunal. La respiration semblait interrompue pendant cet
appel. Les partants embrassaient, pour la dernière fois, leurs amis, et
distribuaient leurs lits, leurs couvertures, leurs vêtements, leur argent aux
survivants. Ils se réunissaient, en longue file de soixante ou quatre-vingts,
dans la cour, et s'avançaient ainsi à travers la foule, vers le tribunal.
L'espace du prétoire et les forces du bourreau fatigué étaient la seule
limite du nombre des prisonniers immolés en un jour. Les juges étaient
presque tous étrangers, pour qu'aucune responsabilité future n'intimidât leur
arrêt. Ces cinq juges, dont chacun pris à part avait un cœur d'homme,
jugeaient ensemble comme un instrument mécanique de meurtre. Observés par une
foule ombrageuse, ils tremblaient eux-mêmes sous la terreur dont ils
frappaient les autres. Leur activité cependant ne suffisait plus à Fouché et
à Collot d'Herbois. Ces représentants avaient promis aux Jacobins de Paris
des prodiges de rigueur. La lenteur du jugement et du supplice les faisait
accuser de demi-mesures. Les journées de septembre se levaient en exemple
devant eux. Ils voulaient les atteindre en les régularisant. Dorfeuille écrivit
aux représentants du peuple : « Un grand acte de justice nationale se
prépare. Il sera de nature à épouvanter les siècles futurs. Pour donner à cet
acte la majesté qui doit le caractériser, pour qu'il soit grand comme
l'histoire, il faut que les administrateurs, les corps d'armée, les
magistrats du peuple, les fonctionnaires publics y assistent au moins par
députation. Je veux que ce jour de justice soit un jour de fête ; j'ai dit
jour de fête, et c'est le mot propre : quand le crime descend au tombeau,
l'humanité respire, et c'est la fête de la vertu. » XI. Les
représentants ratifièrent les plans de Dorfeuille, et le supplice en masse
remplaça le supplice individuel. Le lendemain de cette proclamation,
soixante-quatre jeunes gens des premières familles de la ville furent
extraits des prisons. Ils furent conduits, avec une solennité inusitée, à
l'Hôtel-de-Ville, où un interrogatoire sommaire les réunit tous en peu de
minutes dans une même condamnation. Ils marchèrent, de là, processionnellement
vers les bords du Rhône. On les fit traverser le pont, laissant derrière eux
la guillotine, comme une arme ébréchée. De
l'autre côté du pont, dans la plaine basse des Brotteaux, on avait creusé
dans le sol fangeux une double tranchée, ou plutôt une double fosse, entre
deux rangs de saules. Les soixante-quatre condamnés, enchaînés deux à deux
par les poignets, furent placés en colonne dans cette allée, à côté de leur
sépulcre ouvert. Trois pièces de canon chargées à boulet occupaient
l'extrémité de l'avenue à laquelle les condamnés faisaient face. A droite et
à gauche, des détachements de dragons, le sabre à la main, semblaient
attendre le signal d'une charge. Sur les monticules de terre extraits de
cette fosse, les membres les plus exaltés de la municipalité, les présidents
et les orateurs des clubs, les fonctionnaires, les autorités militaires,
l'état-major de l'armée révolutionnaire, Dorfeuille et ses juges étaient
groupés comme sur les gradins d'un amphithéâtre ; du haut d'un balcon d'un
des hôtels confisqués du quai du Rhône, Collot-d'Herbois et Fouché, la
lunette à la main, semblaient présider à cette solennité de l'extermination. Les
victimes chantaient en chœur l'hymne qui les avait naguère encouragées au
combat. Elles semblaient chercher dans les paroles de ce chant suprême
l'étourdissement du coup qui allait les frapper : «
Mourir pour sa patrie » Est
le sort le plus beau, le plus digne d'envie ! » Les
canonniers écoutaient, la mèche allumée, ces mourants chantant leur propre
mort. Dorfeuille laissa les voix achever lentement les graves modulations du
dernier vers ; puis, levant la main en signal convenu avec le commandant des
pièces, les trois coups partirent à la fois. La fumée, enveloppant les
canons, flotta un moment sur la chaussée. Les tambours sous un roulement
étouffèrent les cris. La foule se précipita pour contempler l'effet du
carnage. Il avait trompé les artilleurs. L'ondulation de la ligne des
condamnés avait laissé dévier les boulets. Vingt prisonniers seulement
étaient tombés sous la foudre, entraînant par le poids de leur corps leurs
compagnons vivants dans leur chute, les associant à leurs convulsions, les
inondant de leur sang. Des voix, des cris, des gestes affreux s'élevaient de
ce monceau confus de membres mutilés, de cadavres et de survivants. Les
canonniers rechargent et tirent à mitraille. Le carnage n'est pas encore
complet. Un cri déchirant, entendu jusque dans la ville, à travers le Rhône,
monte de ce champ d'agonie. Quelques membres palpitent encore, quelques mains
se tendent vers les spectateurs pour implorer le dernier coup. Les soldats
frémissent. « En avant, dragons ! » s'écrie Dorfeuille, « chargez
maintenant ! » A cet ordre, les dragons, lançant leurs chevaux, qui se
cabrent, s'élancent au galop sur la chaussée, et achèvent avec horreur, à la
pointe de leur sabre ou à coups de pistolet, les mourants. Ces soldats
étaient novices dans le maniement du cheval et des armes ; ils répugnaient
d'ailleurs à l'infâme métier de bourreaux qu'on leur assignait. Ils
prolongèrent involontairement plus de deux heures les scènes lugubres de ce
massacre et de ces agonies. XII. Un
sourd murmure d'indignation accueillit, dans la ville, le récit de ce
supplice. Le peuple se sentait déshonoré, et se comparait lui-même aux tyrans
les plus néfastes de Rome ou aux bourreaux de la Saint-Barthélemy. Les
représentants étouffèrent ce murmure par une proclamation qui commandait
d'applaudir et qui traduisait la pitié en complot. Les citoyens, les femmes
même les plus élégantes, affectèrent alors le rigorisme révolutionnaire, pour
cacher l'horreur sous l'adulation. La guillotine, instrument du supplice,
devint pendant, quelques semaines, une décoration civique et un ornement des
festins. Le luxe, qui renaissait autour des représentants, fit de cette
machine en miniature un bijou hideux de l'ameublement et de la parure des
Jacobins. Leurs épouses, leurs filles et leurs maîtresses portèrent de
petites guillotines d'or en agrafes, sur leur sein, et en boucles d'oreilles. Fouché,
Collot-d'Herbois et Dorfeuille voulurent étouffer le remords sous de plus
audacieux défis au sentiment public. Deux cent neuf Lyonnais emprisonnés
attendaient leur jugement dans la sombre prison appelée prison de Roanne. Le
bruit du canon qui foudroyait leurs frères avait retenti la veille jusque
dans les cachots de des prisonniers. Ils se préparèrent à la mort et
passèrent la nuit, les uns à prier, les autres à se confesser à quelques
prêtres déguisés, les plus jeunes à faire les derniers adieux à la jeunesse
et à la vie dans des libations et dans des chants qui bravaient la mort.
Collot-d'Herbois vint visiter la nuit le greffe de cette prison. Il entendit
ces voix : « De quelle trempe est donc cette » jeunesse, s'écria-t-il, qui
chante ainsi son agonie ? » A dix
heures du matin, un bataillon se rangea devant la porte de la prison de
Roanne, sur le quai de la Saône. Cette porte de fer s'ouvrit et laissa
défiler les deux cent neuf citoyens. Le doigt du greffier les comptait, en
passant, comme un troupeau de bétail qu'on marque pour la consommation du jour.
Ils étaient liés deux par deux. La longue colonne, dans laquelle chacun
reconnaissait un fils, un frère, un parent, un ami, un voisin, s'avança d'un
pas ferme vers l'Hôtel-de-Ville. Les saluts suprêmes, les mains tendues, les
regards éplorés, les muets adieux leur étaient adressés des fenêtres, des
portes, à travers la haie de baïonnettes. Quelques Jacobins et des hordes
immondes de femmes apostrophaient les victimes et les couvraient d'outrages.
Elles y répondaient avec l'accent du dédain. Des dialogues sauvages
s'établissaient, pendant la marche, entre les prisonniers et le peuple : « Si
nous avions rendu justice le 29 mai, disaient les prisonniers, à tous les
brigands qui méritaient le sort de Châlier, vous ne nous insulteriez pas en
ce moment ! » Ils disaient à ceux qui leur montraient des visages attendris
et des yeux humides : « Ne pleurez pas sur nous, on ne pleure pas les martyrs
! » La
salle des séances était trop étroite pour les recevoir. On les jugea, en
plein air, sous les fenêtres de l'Hôtel-de-Ville. Les cinq juges, dans le
costume et dans l'appareil de leurs fonctions, parurent au balcon, se firent
lire la liste des noms, feignirent de délibérer et prononcèrent un arrêt
général ; formalité de mort qui donnait à l'assassinat en masse l'hypocrisie
d'un jugement. En vain, de ces deux cents voix, des réclamations
individuelles, des protestations de patriotisme s'élevèrent vers les juges et
vers le peuple. Les juges inflexibles et le peuple sourd n'y répondirent que
par le silence ou par le mépris. La colonne pressée par les soldats reprit sa
marche vers le pont Morand. A l'entrée du pont, l'officier qui commandait le
convoi compta les prisonniers pour s'assurer qu'aucun n'avait échappé dans la
marche. Au lieu de deux cent neuf, il en trouva deux cent dix. Il y avait
plus de présents que de condamnés. Lequel était l'innocent ? lesquels étaient
les coupables ? qui serait légalement mis à mort ? qui allait être assassiné
sans jugement ? L'officier sentit l'horreur de sa situation, arrêta la
colonne et envoya transmettre son doute à Collot-d'Herbois. La solution de ce
scrupule aurait exigé un nouvel examen. Cet examen aurait ajourné la mort des
deux cent neuf ; le peuple était là, la mort attendait : « Qu'importe un de
plus ! répondit Collot-d'Herbois, un de plus vaut mieux qu'un de moins.
D'ailleurs, » ajouta-t-il pour se laver les mains de ce meurtre, « celui qui
mourra aujourd'hui ne mourra pas demain. Qu'on achève ! » Le
surnuméraire du supplice était un Jacobin avéré qui remplissait l'air de ses
cris et qui protestait en vain contre l'erreur. XIII. La
colonne reprit sa marche en chantant : «
Mourir pour sa patrie » Est
le sort le plus beau, le plus digne d'envie ! » Les
strophes, chantées d'une voix martiale par les jeunes gens, cadençaient la
marche de la colonne. Elle s'arrêta entre les saules sur la chaussée étroite
trempée encore du sang de la veille. Les tranchées moins profondes,
recouvertes d'une terre fraîche et mobile, attestaient que les fosses
n'étaient qu'à demi comblées et qu'elles attendaient d'autres cadavres. Un
long câble était tendu d'un saule à l'autre. On attacha chaque détenu à ce
câble par l'extrémité de la corde qui lui liait les mains derrière le dos.
Trois soldats furent placés à quatre pas de distance, en face de chacun des
condamnés, la cavalerie distribuée en pelotons en arrière. Au commandement de
feu ! les neuf cent trente soldats tirèrent à la fois trois coups sur chaque
poitrine. Un nuage de fumée enveloppe un moment la scène. Ce nuage se fond,
s'élève et laisse voir à côté des cadavres couchés sur le sol ou suspendus au
câble plus de cent jeunes gens encore debout. Les uns, le regard égaré,
semblent pétrifiés par la terreur ; les autres, à demi frappés, supplient
leurs bourreaux de les achever : quelques-uns, dégagés du câble par les
balles qui ont brisé leurs cordes, rampent à terre ou s'enfuient en
chancelant à travers les saules. Les spectateurs consternés, les soldats
attendris détournent les yeux pour les laisser fuir. Grandmaison, qui préside
ce jour-là à l'exécution, ordonne à la cavalerie de poursuivre les blessés.
Atteints par les dragons et hachés de coups de sabre, ils roulèrent tous sous
les pieds des chevaux. Un seul, nommé Merle, maire de Mâcon, patriote, mais
dévoué à la Gironde, parvint à se traîner tout sanglant jusque dans des
roseaux du marécage. Les cavaliers se détournèrent par pitié et feignirent de
ne pas le voir. Le fugitif reprit sa course vers le fleuve. Il allait se
jeter dans un bateau pour rentrer inaperçu dans la ville, quand un groupe de
Jacobins impitoyables le reconnut au sang qui ruisselait de sa main mutilée,
et le précipita vivant dans le Rhône ; mort à la fois, dans la même heure, de
la double mort de l'eau et du feu. Les
soldats achevèrent à regret, à coups de crosse et de baïonnette, les victimes
expirantes sur la chaussée. La nuit, qui tombait, étouffa les gémissements.
Le lendemain, quand les fossoyeurs vinrent ensevelir les cadavres, plusieurs
palpitaient encore. Quelques-uns survivaient aux coups mal assenés. Les
pionniers assommèrent les survivants, à coups de pioche, avant de les
recouvrir de la boue sanglante des fossés. « Nous avons ranimé, » écrivait,
le soir, Collot d'Herbois à la Convention, « l'action d'une justice
républicaine, c'est-à-dire prompte et terrible comme la volonté du peuple :
elle doit frapper comme la foudre et ne laisser que des cendres. » La
Révolution avait trouvé ses Attila. XIV. Montbrison,
Saint-Étienne, Saint-Chamond, toutes ces colonies lyonnaises, étaient le
théâtre des mêmes atrocités ou fournissaient les mêmes victimes. Le
représentant du peuple, Javogues, avait installé la guillotine à Feurs. Un
tribunal révolutionnaire dirigé par lui imprimait à l'instrument du supplice
la même activité qu'à Lyon. Les provinces riveraines de la Haute-Loire
étaient purgées de tout le sang aristocrate, royaliste, fédéraliste, qui
coulait à flots sous la hache. La hache, comme à Lyon, parut trop lente. Le
feu de la foudre remplaça l'arme blanche du supplice. Une magnifique allée de
tilleuls, avenue du château du Rosier, qui servait de promenade et de site
aux fêtes de la ville de Feurs, fut convertie en lieu d'exécution, comme les
saules funèbres des Brotteaux. On y fusillait jusqu'à vingt-deux personnes
par jour. La même impatience de mort semblait posséder les bourreaux et les
victimes : les uns avaient la frénésie du meurtre, les autres l'enthousiasme
de la mort. L'horreur de vivre avait enlevé son horreur au trépas. Les jeunes
filles, les enfants demandaient à tomber à côté de leurs pères ou de leurs
proches fusillés. Chaque jour les juges avaient à repousser ces supplications
du désespoir implorant le supplice de mourir, moins affreux que le supplice
de survivre. Tous les jours ils accordaient ou prévenaient ces demandes. La
barbarie des proconsuls n'attendait pas le crime : ils le préjugeaient dans
le nom, dans l'éducation, dans le rang. Ils frappaient pour les crimes
futurs. Ils devançaient les années. Ils immolaient l'enfance pour ses
opinions à venir, la vieillesse pour ses opinions passées, les femmes pour le
crime de leur tendresse et de leurs larmes. Le deuil était interdit, comme
sous Tibère. Plusieurs furent suppliciés pour avoir eu un visage triste et un
vêtement lugubre. La nature était devenue une accusation. Pour être pur il
fallait l'avoir répudiée. Toutes les vertus étaient à contre-sens du cœur
humain. Le jacobinisme des proconsuls de Lyon avait bouleversé les instincts
de l'homme. Le faux patriotisme avait renversé l'humanité. Des traits
touchants et sublimes brillèrent dans ces saturnales de la vengeance. L'âme
humaine s'éleva à la hauteur tragique de ces drames. L'héroïsme éclatait dans
tous les âges, dans tous les sexes. L'amour brava les bourreaux. Le cœur
révéla des trésors de tendresse et de magnanimité. XV. Le
jeune Dutaillon, âgé de quinze ans, conduit à la mort avec sa famille, se
réjouit, au pied de l'échafaud, de n'être séparé de son père que par
l'intervalle d'un coup de hache. « Il me garde ma place là-haut, ne le
faisons pas attendre ! » dit-il au bourreau. Un fils
de M. de Rochefort est conduit avec son père et trois de ses parents dans
l'avenue du Rosier à Feurs pour y être fusillé. Le peloton fait feu. Trois
condamnés tombent. L'enfant, préservé par la pitié des soldats, n'est pas
atteint. « Grâce, grâce pour lui ! » s'écrient les spectateurs attendris. «
Il n'a que seize ans, il peut devenir un bon citoyen ! » Les exécuteurs
hésitent, Javogues promet la vie. « Non, non, point de votre grâce, plus de
votre vie ! » s'écrie l'enfant en embrassant le corps sanglant de son père. «
Je veux la mort ! Je suis royaliste ! Vive le roi ! » La
fille d'un ouvrier, d'une beauté éclatante, est accusée de ne pas vouloir
porter la cocarde républicaine. « Pourquoi t'obstines-tu, » lui dit le
président, à ne pas vouloir porter le signe rédempteur du peuple ? — Parce
que vous le portez, » répond la jeune fille. Le président Parrein, admirant
ce courage et rougissant d'envoyer tant de jeunesse à la mort, fait signe au
guichetier, placé derrière l'accusée, d'attacher une cocarde à ses cheveux.
Mais elle, s'apercevant du geste, arrache la cocarde avec indignation, la
foule aux pieds et marche à la mort. Une
autre, dont la mitraille a immolé la veille tout ce qui l'attache à la vie,
fend la foule, s'agenouille éplorée au pied du tribunal et supplie les juges
de la condamner : « Vous avez tué mon père, mes frères, mon fiancé, »
s'écrie-t-elle, « je n'ai plus ni famille, ni amour, ni destinée ici-bas ! Je
veux la mort ! Ma religion me défend de mourir de ma propre main : faites-moi
mourir ! » Un
jeune détenu, nommé Couchoux, condamné à mourir le lendemain avec son père
âgé de quatre-vingts ans et privé de l'usage de ses jambes, est jeté, pour
attendre l'heure de l'échafaud, dans les caves de l'Hôtel-de-Ville. Pendant
la nuit il découvre le moyen de s'échapper par un égout qui communique du
souterrain au lit du fleuve. Sur de l'issue, il revient chercher son père. Le
vieillard fait de vains efforts pour se soutenir, succombe à moitié chemin et
conjure son fils de sauver sa vie en l'abandonnant a son sort. « Non, » dit
le jeune homme, « nous vivrons ou nous périrons ensemble ! » Il charge son
père sur ses épaules, avance en rampant dans le souterrain, et, fuyant avec
son fardeau à la faveur des ténèbres, il trouve un bateau sur le bord du
Rhône, s'y jette avec son père et parvient à le sauver avec lui. Une
femme de vingt-sept ans, que l'amour avait exaltée jusqu'à l'héroïsme,
pendant le siège, et qui avait combattu avec l'intrépidité d'un soldat,
madame Cochet, harangua le peuple du haut de la charrette qui la conduisait
au supplice : « Vous êtes des lâches, disait-elle, d'immoler une femme qui a
fait son devoir en combattant pour vous défendre de l'oppression ! Ce n'est
pas la vie que je regrette, c'est l'enfant que je porte dans mon sein.
Innocent, il partagera mon supplice Les monstres, » ajoutait-elle en montrant
de la main son sein qui attestait son état de grossesse, « ils n'ont pas
voulu attendre quelques jours, ils ont craint que je n'enfantasse un vengeur
de la liberté ! » Le peuple, ému par la maternité de cette héroïne, par sa
jeunesse, par sa beauté, la suivait en silence. Un cri de grâce sortit de la
foule ; mais le bruit du couteau qui tranchait deux vies interrompit ïa
tardive clameur du peuple. Quarante-cinq têtes furent emportées ce jour-là
dans le tombereau de l'exécuteur. Pour contrebalancer ces mouvements de pitié
dans la multitude, des applaudisseurs à gages étaient recrutés par les
proconsuls et placés aux fenêtres de la place, comme dans les loges du
Cirque, pour insulter les mourants et pour battre des mains aux supplices. XVI. Une
jeune fille de dix-sept ans, d'une beauté virile, et qui rappelait Charlotte
Corday, avait combattu avec ses frères et son fiancé dans les rangs des
canonniers lyonnais. La ville entière admirait son intrépidité. Précy la
citait en exemple à ses soldats. Sa modestie égalait son courage. Elle ne
trouvait son héroïsme qu'au feu. Elle n'était ailleurs qu'une vierge. Son nom
était Marie Adrian. « Quel est ton nom ? » lui demanda le juge frappé de sa
jeunesse et ébloui de ses charmes. « Marie, » répondit la jeune accusée ; «
le nom de la mère du Dieu pour qui je vais mourir. — Quel est ton âge ? —
Dix-sept ans, l'âge de Charlotte Corday. — Comment, à ton âge, as-tu pu tirer
le canon contre ta patrie ? — C'était pour la défendre. — Citoyenne, » lui
dit un des juges, « nous admirons ton courage. Que ferais-tu si nous
t'accordions la vie ? — Je vous poignarderais comme les bourreaux de ma
patrie, » répondit-elle en relevant la tête. Elle monta en silence, et les
yeux baissés, les degrés de l'échafaud, plus intimidée des regards de la
foule que de la mort. Elle refusa la main que le bourreau lui tendait pour
assurer ses pas et cria deux fois « Vive le roi ! » En la dépouillant de ses
vêtements, le bourreau trouva sur sa poitrine un billet écrit avec du sang :
c'était l'adieu de son fiancé, mitraillé quelques jours avant aux Brotteaux :
« Demain, à cette même heure, je ne serai plus, » disait-il à sa fiancée. «
Je ne veux pas mourir sans te dire encore une fois : Je t'aime. On
m'offrirait ma grâce pour dire le contraire que je la refuserais. Je n'ai pas
d'encre, je me suis ouvert la veine pour t'écrire avec mon sang. Je voudrais
le confondre avec le tien pour l'éternité. Adieu, ma chère Marie. Ne pleure
pas, pour que les anges te trouvent aussi belle que moi dans le ciel. Je vais
t'attendre. Ne tarde pas ! » Les deux amants ne furent séparés que de
vingt-quatre heures dans la mort. Le peuple sut admirer et non pardonner. Les
supplices en masse ne cessèrent que par le dégoût des soldats, indignés
d'être transformés en bourreaux. Les supplices individuels se multiplièrent
jusqu'à user les haches et à lasser les exécuteurs. « As-tu besoin d'un
bourreau plus actif ? » écrivait le Jacobin Achard à Collot-d'Herbois : « je
m'offre moi-même. » Les corps sans sépulture échoués sur les plages du Rhône
infectaient ses rives et menaçaient d'une contagion. Les villes et les
villages du littoral se plaignaient à la Convention de la fétidité de l'air
et de la souillure de l'eau qui descendait de Lyon. Les Jacobins et les
représentants étaient sourds. Ils ranimèrent, dans des banquets patriotiques,
leur fureur. Dorfeuille, Achard, Grandmaison, les juges, les administrateurs,
les satellites y burent à la rapidité de la mort et à l'énergie du bourreau.
Parodiant la cène du Christ, ils se passèrent, de main en main, une coupe
pleine de vin et s'encouragèrent à la vider. « C'est la coupe de l'égalité, »
s'écria Grandmaison, « c'est ici le sang des rois, prenez et buvez ! —
Républicains ! » reprit Dorfeuille, « ce banquet est digne du peuple
souverain. Réunissons-nous, administrateurs, états-majors, membres des
tribunaux, fonctionnaires publics, chaque décade, pour boire ensemble, dans
le même calice, le sang des tyrans ! » Collot-d'Herbois,
rappelé à Paris par les premiers murmures de l'opinion contre ces immolations
en masse, se justifia aux Jacobins : « On nous appelle anthropophages ! »
disait-il. « Ce sont les aristocrates qui parlent ainsi. On examine avec
scrupule comment meurent les contre-révolutionnaires ! On affecte de répandre
qu'ils ne sont pas morts du premier coup ! Le Jacobin Châlier est-il mort,
lui, du premier coup ? La moindre goutte d'un sang patriote me retombe sur le
cœur. Je n'ai point de pitié pour les conspirateurs. Nous en avons fait
foudroyer deux cents à la fois. On nous en fait un crime ! Et ne sait-on pas
que c'est encore là une marque de sensibilité ? La foudre populaire les
frappe et ne laisse que le néant et les cendres ! » Les Jacobins applaudissaient. Fouché,
demeuré à Lyon pour continuer l'épuration du Midi, écrivait à
Collot-d'Herbois pour se féliciter avec lui de leur commun triomphe : « Et
nous aussi nous combattons les ennemis de la république à Toulon en offrant à
leurs regards des milliers de cadavres de leurs complices. Anéantissons d'un
seul coup dans notre colère tous les rebelles, tous les conspirateurs, tous
les traîtres ! Exerçons la justice à l'exemple de la nature ! Vengeons-nous
en peuple ! Frappons comme le tonnerre ! et que la cendre même de nos ennemis
disparaisse du sol de la liberté ! Que la république ne soit qu'un volcan !
Adieu, mon ami ! Des larmes de joie coulent de mes yeux ; elles inondent mon
âme. Nous n'avons qu'une manière de célébrer nos victoires : nous envoyons ce
soir deux cent treize rebelles sous le feu de la foudre. » Cependant,
même à Lyon, quelques âmes républicaines osaient respirer librement
l'humanité, flétrir le crime et accuser les bourreaux. Des citoyens non
suspects s'adressèrent à Robespierre comme au modérateur de la république. On
savait, par la correspondance de Couthon avec quelques patriotes de Lyon, que
Robespierre s'indignait au comité de salut public des proscriptions de
Collot-d'Herbois et de Fouché, et de l'anéantissement de la seconde ville de
France. « Ces Marius de théâtre, » disait-il dans son intimité chez
Duplay, en faisant allusion au métier de proconsul, « ne régneront bientôt
plus que sur des ruines. » Fouché, dans ses lettres à Duplay, s'efforçait de
circonvenir Robespierre, et présentait Lyon comme une contre-révolution
permanente. On connaissait, dans toute la république, les dissentiments
secrets qui couvaient déjà, dans le comité de salut public, entre le parti de
Robespierre et le parti de Collot-d'Herbois ; que les uns cherchaient dans la
Révolution un ordre social sous les ruines, que les autres n'y cherchaient
que des rapines et des vengeances. Quelques républicains du parti de
Robespierre se réunissaient mystérieusement à Lyon, épiant le moindre retour
de l'opinion publique. L'un d'entre eux, nommé Gillet, osa signer la lettre
de tous. « Citoyen représentant, » disait cette lettre à Robespierre, « j'ai
habité les caves et les catacombes, j'ai souffert la faim et la soif pendant
le siège de ma patrie ; encore un jour ou deux je périssais victime de mon
attachement à la cause de la Convention, qui est à mes yeux le centre d'union
des bons citoyens. J'ai donc le droit de parler aujourd'hui de justice et de
modération en faveur de mes ennemis. Ceux qui portent ici atteinte à la
liberté des cultes sont maintenant les vrais coupables. Hâte-toi, citoyen, de
faire rendre un décret qui les condamne à mort et qui en purge la terre de la
liberté. Le mal est grand, la plaie est profonde ; il faut une main violente
et prompte. Nos campagnes sont dans la stupeur. Le laboureur sème avec la
certitude de ne point moissonner. Le riche cache son or et n'ose faire
travailler l'indigent. Tout commerce est suspendu. Les femmes, étouffant
l'instinct de la nature, maudissent le jour où elles sont devenues mères. Le
mourant appelle son pasteur pour entendre de sa bouche une parole de
consolation et d'espérance, et le pasteur est menacé de la guillotine s'il va
consoler son frère. Les églises sont dévastées, les autels renversés par des
brigands qui prétendent marcher au nom de la loi, tandis qu'ils ne marchent que
par les ordres de brigands comme eux ! Grand Dieu ! à quels temps sommes-nous
arrivés ! Tous les bons citoyens, ou presque tous, bénissaient la Révolution,
et tous la maudissent et regrettent la tyrannie. La crise est telle que nous
sommes à la veille des plus grands malheurs. Les éclats de la bombe que l'on
charge dans ces contrées extermineront peut-être la Convention tout entière
si tu ne te hâtes de l'éteindre !... Médite, Robespierre, ces vérités que
j'ose signer, dussé-je périr pour les avoir écrites ! » XVII. Ces
remords des républicains purs étaient étouffés à Paris par les cris de
démence du parti d'Hébert, de Chaumette, de Collot-d'Herbois. Robespierre,
Couthon, Saint-Just, qui n'osaient attaquer encore ce parti, se turent. Ils
attendirent que l'indignation publique fût assez soulevée, pour la rejeter
sur les terroristes. Mais pendant que les cendres de Lyon s'éteignaient dans
ces flots de sang, l'incendie de la guerre civile se rallumait à Toulon. Toulon,
le port le plus important de la république, ville ardente et mobile, comme le
soleil et la mer du Midi, avait passé rapidement de l'excès du jacobinisme au
découragement et au dégoût de la Révolution. Imitant les mouvements de
Marseille aux approches du 10 août, Toulon avait lancé contre Paris l'élite
de sa jeunesse, mêlée à l'écume de sa population. La Provence avait apporté
sa flamme à Paris ; mais la même fougue qui avait rendu les Provençaux si
terribles contre le trône de Louis XVI, les rendait incapables de se plier
longtemps au joug d'une république centrale et uniforme comme celle que
Robespierre, Danton, les Cordeliers, les Jacobins voulaient fonder. Ces
anciennes colonies indépendantes, jetées par les Phocéens et les Grecs sur
les plages de la Provence, avaient conservé quelque chose de la perpétuelle
agitation et de l'insubordination de leurs flots. Le spectacle de la mer rend
l'homme plus libre et plus indomptable. Il voit sans cesse l'image de la
liberté sur ses vagues, et son âme contracte l'indépendance de son élément. Les
Toulonnais, comme les Bordelais et les Marseillais, penchaient vers le
fédéralisme de la Gironde. La fréquentation des officiers de la flotte,
presque tous royalistes ; la domination des prêtres, tout-puissants sur les
imaginations du Midi ; les outrages et les martyres que subissait, sous le
règne des Jacobins, la religion ; l'indignation contre les excès
révolutionnaires que l'armée de Carteaux avait commis à Marseille ; cette
grande scission, enfin, d'une république qui se brisait en factions et qui égorgeait
ses fondateurs, tout provoquait Toulon à l'insurrection. XVIII. La
flotte anglaise de l'amiral Hood, qui croisait dans la Méditerranée,
entretenait ces dispositions par des correspondances secrètes avec les
royalistes de Toulon. Cette flotte se composait de vingt vaisseaux de ligne
et de vingt-cinq frégates. L'amiral Hood se présentait aux Toulonnais en
allié et en libérateur, plus qu'en ennemi. Il promettait de garder la ville,
le port et la flotte, non comme une conquête, mais comme un dépôt qu'il
remettrait au successeur de Louis XVI, aussitôt que la France aurait étouffé
ses tyrans intérieurs. L'opinion des Toulonnais passa, avec la rapidité du
vent, du jacobinisme au fédéralisme, du fédéralisme au royalisme, du
royalisme à la défection. Dix mille fugitifs de Marseille, chassés dans
Toulon par la terreur des vengeances de la république ; l'abri de ses
murailles, les batteries de ses vaisseaux, le pavillon anglais et espagnol
des escadres combinées, prêtes à protéger l'insurrection, donnèrent aux
Toulonnais la pensée de ce crime contre la patrie. Des
deux amiraux qui commandaient la flotte française dans le port de Toulon,
l'un, l'amiral Trogoff, conspirait avec les royalistes ; l'autre, l'amiral
Saint-Julien, s'efforçait de raffermir le républicanisme de ses équipages.
Ainsi divisée d'esprit, la flotte se neutralisait par ses tendances
contraires. Elle ne pouvait que suivre, en se déchirant, le mouvement que lui
imprimerait le parti vainqueur. Placée entre une ville insurgée et une mer
bloquée, elle devait être inévitablement écrasée, ou par le canon des forts,
ou par le canon des Anglais, ou anéantie par les deux feux à la fois. La
population de Toulon, où tant d'éléments combinés fermentaient à la fois,
s'insurgea à l'approche des avant-gardes de Carteaux, avec une unanimité qui
excluait même l'idée d'un remords. Elle ferma les clubs des Jacobins, immola
leur chef, emprisonna les représentants du peuple Bayle et Beauvais, en
mission dans ses murs, et appela les Anglais, les Espagnols et les
Napolitains A
l'aspect des escadres ennemies, le représentant Beauvais se tua de sa propre
main dans sa prison, La flotte française, à l'exception de quelques vaisseaux
que l'amiral Saint-Julien retint quelques jours dans le devoir, arbora le
drapeau blanc. Les Toulonnais, les Anglais et les Napolitains réunis, au nombre
de quinze mille hommes, armèrent les forts et les approches de la ville
contre les troupes de la république. Carteaux, s'avançant de Marseille à la
tête de quatre mille hommes, refoula l'avant-garde ennemie des gorges
d'Ollioules. Le général Lapoype, détaché de l'armée de Nice avec sept mille
hommes, investit Toulon du côté opposé. Les représentants du peuple, Fréron,
Barras, Albitte, Salicetti, surveillaient, dirigeaient et combattaient à la
fois. Le petit nombre des républicains, l'espace immense qu'ils avaient à
occuper pour investir les montagnes auxquelles Toulon est adossé, le site et
les feux des forts qui protègent d'en haut cet amphithéâtre, l'inexpérience
des généraux amollirent longtemps les attaques, et firent frémir la
Convention de cet exemple d'une trahison impunie. Aussitôt que Lyon laissa
des troupes à la disposition du comité de salut public, Carnot se hâta de les
diriger sur Toulon. Il y envoya le général Doppet, le vainqueur, et Fouché,
l'exterminateur de Lyon, Fouché, ainsi que ses collègues Fréron et Barras,
était résolu à écraser Toulon, dût-il anéantir, avec cette ville, la marine
et les arsenaux français. Un
capitaine d'artillerie, envoyé par Carnot à l'armée des Alpes, fut arrêté à
son passage pour remplacer à l'armée de Toulon le commandant d'artillerie
Donmartin blessé à l'attaque d'Ollioules. Ce jeune homme était Napoléon
Buonaparte. Sa fortune l'attendait là. Son compatriote Salicetti le présenta
à Carteaux. En peu de mots et en peu de jours il fit éclater son génie et fut
l'âme des opérations. Prédestiné à faire prévaloir la force sur l'opinion et
l'armée sur le peuple, on le voit apparaître pour la première fois dans la
fumée d'une batterie, foudroyant du même coup l'anarchie dans Toulon, les
ennemis dans la rade. Son avenir était dans cette attitude : génie militaire
éclos au feu d'une guerre civile pour s'emparer du soldat, illustrer l'épée,
étouffer la parole, éteindre la Révolution, et faire rétrograder la liberté
d'un siècle. Gloire immense, mais funeste, que la postérité ne jugera pas
comme les contemporains ! XIX. Dugommier
avait remplacé Carteaux. Il assembla un conseil de guerre auquel assista
Bonaparte. Ce jeune capitaine, immédiatement promu au grade de chef de
bataillon, réorganisa l'artillerie, rapprocha les batteries de la ville,
discerna le cœur de la position, y porta ses coups, négligea le reste, marcha
au but. Le général anglais O'Hara, sorti du fort Malbosquet avec six mille
hommes, tombe dans un piège dressé par Bonaparte, est blessé et pris. Le fort
Malbosquet, qui domine la rade, est attaqué par deux colonnes, malgré l'ordre
des représentants. Bonaparte et Dugommier y entrent les premiers par une
embrasure. La victoire les justifie. — « Général, » dit Bonaparte à Dugommier
écrasé d'années et épuisé de fatigue, « allez dormir, nous venons de prendre
Toulon. » L'amiral Hood voit, au lever du jour, les batteries françaises
hérisser les pentes et se préparer à battre la rade. Le vent d'automne
gémissait, le ciel se couvrait, la mer était grosse ; tout annonçait que les
prochaines tempêtes de l'hiver allaient fermer la sortie de la rade aux
Anglais. A la
chute du jour, des chaloupes ennemies remorquent le brûlot le Vulcain au
milieu de la flotte française. D'immenses quantités de matières combustibles
sont entassées dans les magasins, les chantiers et les arsenaux. Des
officiers anglais, une lance de feu à la main, attendent le signal de
l'incendie. Dix heures sonnent à l'horloge du port. Une fusée part au centre
de la ville, monte et retombe en étincelles. C'était le signal. Les lances de
feu s'abaissent sur la traînée de poudre. L'arsenal, les établissements, les
approvisionnements maritimes, les bois de construction, les goudrons, les
chanvres, les armements de cette flotte et de cet entrepôt naval furent en
quelques heures consumés. Ce foyer, où s'engloutit la moitié de la marine de
France, éclaira pendant toute une nuit les vagues de la Méditerranée, les
flancs des montagnes, les camps des représentants, les ponts des vaisseaux
anglais. Les habitants de Toulon, abandonnés dans quelques heures à la
vengeance des républicains, erraient sur les quais. Le silence que l'horreur
de l'incendie jetait dans les deux camps n'était interrompu que par
l'explosion des magasins à poudre, de seize vaisseaux et de vingt frégates
qui lançaient leurs membrures et leurs canons dans les airs avant de
s'engloutir dans les flots. Le bruit du départ des escadres combinées et de
la reddition de la ville s'était répandu dans la population. Quinze mille
Toulonnais et Marseillais réfugiés, hommes, femmes, enfants, vieillards,
blessés, infirmes, étaient sortis de leurs demeures et se pressaient sur la
plage, se disputant la place, dans les embarcations qui les transportaient
aux vaisseaux anglais, espagnols, napolitains. La mer furieuse et les flammes
qui couraient entre les lames rendaient le transport des fugitifs plus périlleux
et plus lent. A chaque instant les cris d'un canot qui sombrait et les
cadavres rejetés sur le rivage décourageaient les matelots. Les débris
embrasés de l'arsenal et de la flotte pleuvaient sur cette foule et
écrasaient des rangs entiers. Une batterie de l'armée républicaine labourait
de ses boulets et de ses bombes le port et le quai. Les membres séparés de la
même famille se cherchaient, s'appelaient à grands cris dans ce tumulte de
voix et dans cet ondoiement de la foule. Des femmes perdaient leurs maris,
des filles leurs mères, des mères leurs enfants. Quelques-uns, dont les
parents étaient déjà embarqués, mais qui les croyaient encore dans la ville,
refusaient de monter dans les canots, se roulaient de désespoir sur la plage
et se cramponnaient à la terre, refusant de fuir sans les êtres qu'ils
aimaient. Quelques-uns se sacrifièrent et se précipitèrent à la mer pour
alléger les chaloupes trop chargées et pour sauver, par ce suicide, leurs
enfants, leurs mères, leurs femmes. Des drames touchants et terribles furent
ensevelis dans l'horreur de cette nuit. Elle rappelait ces générations
antiques des peuplades de l'Asie-Mineure ou de la Grèce, abandonnant en masse
la terre de leur patrie et emportant, sur les flots, leurs richesses et leurs
dieux à la lueur de leurs villes incendiées. Environ sept mille habitants de
Toulon, sans compter les officiers et les matelots de la flotte, reçurent
asile sur les vaisseaux anglais et espagnols. Le crime d'avoir livré le
rivage et les armes de la France aux étrangers et d'avoir arboré le drapeau
de la royauté était irrémissible. Ils dirent du sommet des vagues un dernier
adieu aux collines de la Provence illuminées par les flammes qui dévoraient
leurs toits et leurs oliviers. A ce moment suprême l'explosion de deux frégates
qui contenaient des milliers de barils de poudre et que les Espagnols avaient
oublié de submerger, éclata comme un volcan sur la ville et sur la mer. Adieu
formidable de la guerre civile qui fit pleuvoir à la fois ses débris sur les
vaincus et sur les vainqueurs. Le
lendemain matin, les Anglais levèrent l'ancre emmenant les vaisseaux qu'ils
n'avaient pu incendier, et gagnèrent la pleine mer. Les réfugiés de Toulon
furent transportés presque tous à Livourne et s'établirent pour la plupart en
Toscane. Leurs familles y subsistent encore, et l'on entend des noms français
de cette date, parmi les noms étrangers, sur les collines de Livourne, de
Florence et de Pise. XX. Le lendemain, 20 décembre 1793, les représentants entrèrent à Toulon à la tête de l'armée républicaine. Dugommier, en montrant la ville en cendres et les maisons presque vides d'habitants, conjura les conventionnels de se contenter de cette vengeance, de supposer généreusement que tous les coupables s'étaient exilés et d'épargner le reste. Les représentants prirent en pitié la magnanimité du vieux général. Ils n'étaient pas seulement chargés de vaincre, mais de terrifier. La guillotine entra dans Toulon avec l'artillerie de l'armée. Le sang y coula autant qu'il avait coulé à Lyon. Fouché y accéléra les supplices. La Convention effaça par un décret le nom de la ville des traîtres : « Que la bombe et la mine, » dit Barrère, « écrasent les toits de tous les commerçants de Toulon, et qu'il ne reste plus sur son emplacement qu'un port militaire peuplé seulement. des défenseurs de la république ! » |