HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME SEPTIÈME

 

LIVRE CINQUANTIÈME.

 

 

I.

Ce qui attriste l'histoire dans le récit des guerres civiles, c'est qu'après les champs de bataille il faut raconter les échafauds.

L'armée républicaine entra à Lyon avec une apparence de modération et de fraternité qui donnait à cette occupation l'aspect d'une réconciliation plus que d'une conquête. Couthon lui-même ordonna, dans les premiers moments, le respect des personnes et des propriétés. Aucun désordre, aucune violence ne furent tolérés. Les paysans de l'Auvergne qui étaient accourus avec des chars, des mulets et des sacs, pour emporter les dépouilles de la plus opulente ville de France promises à leur rapacité, furent congédiés les mains vides, et regagnèrent en murmurant leurs montagnes. Les républicains se comportèrent en vainqueurs affligés de leur victoire, et non en bandes sauvages et indisciplinées. Ils partagèrent leur pain avec les habitants affamés. La générosité naturelle au soldat français précéda la vengeance. Les représentants ne la proclamèrent que quelques jours après, et sur les injonctions du comité de salut public. Lyon fut choisi pour exemple des sévérités de la république. Ce n'était plus assez de supplices individuels, la terreur voulait offrir le supplice d'une ville en exemple et en menace à ses ennemis.

Les Jacobins amis de Châlier, longtemps comprimés par les royalistes et par les Girondins (le Lyon, sortirent de leurs refuges en criant vengeance aux représentants, et en sommant la Convention de leur livrer enfin leurs ennemis. Les représentants essayèrent quelque temps de contenir cette rage ; ils finirent par lui obéir, et se bornèrent à la régulariser par l'institution de tribunaux révolutionnaires et de décrets d'extermination.

 

II.

Ici, comme dans tous les actes de la terreur, on a déversé sur un seul nom l'horreur du sang répandu. La confusion du moment, le désespoir de ceux qui meurent, le ressentiment de ceux qui survivent ne sait pas choisir entre les coupables, et fait quelquefois tomber l'exécration de la postérité sur les moins criminels. L'histoire a ses hasards comme le champ de bataille : elle absout ou elle immole certaines renommées, sans lumière et sans pitié. C'est au temps à mieux rétribuer. Sans affaiblir la réprobation qui s'attache aux grandes exécutions des guerres civiles, c'est à lui de faire peser sur chaque parti et sur chaque homme la part exacte de responsabilité qui leur revient. Les préjugés de la calomnie ne se légitiment pas par le temps. La justice est due à tous les noms, même odieux. On ne prescrit pas contre la mémoire des hommes.

Tous les crimes de la république à Lyon ont été rejetés sur Couthon, parce que Couthon était l'ami et le confident de Robespierre dans la répression du fédéralisme, dans la victoire des républicains unitaires contre l'anarchie civile. Les dates, les faits et les paroles impartialement étudiés démentent ces préjugés. Couthon entra à Lyon en pacificateur plutôt qu'en bourreau ; il y combattit, avec toute l'énergie que lui permettait son rôle, les excès et les vengeances des Jacobins. Il lutta contre Dubois-Crancé, Collot d'Herbois, Dorfeuille pour modérer la réaction de ces emportés de la terreur. Il fut dénoncé par eux à la Montagne et aux Jacobins comme indulgent et prévaricateur. Il se retira enfin avant la première condamnation à mort pour ne pas être témoin et complice du sang versé par les représentants du parti implacable de la Convention.

 

III.

Couthon, Laporte, Maignet et Châteauneuf-Randon entrèrent triomphalement à Lyon à la tête des troupes, et se rendirent à l'Hôtel-de-Ville, escortés de tous les Jacobins et d'un flot de peuple qui leur demandait, à grands cris, les dépouilles des riches et les tètes des fédéralistes. Couthon harangua cette multitude, promit vengeance ; mais recommanda l'ordre et revendiqua, pour la république seule, le droit de choisir, de juger et de frapper ses ennemis. Les représentants allèrent de là s'installer dans le palais vide de l'Archevêché. Les appartements dévastés de cet édifice, les pans de murailles et les toits écrasés par les bombes donnaient à leur résidence l'aspect d'un campement parmi des décombres. Dubois-Crancé, général en second de l'armée de siège, et membre aussi de la Convention, se présenta le même soir à l'Archevêché avec la concubine qu'il traînait à sa suite dans les camps. Il ne put trouver pour asile, dans le palais de ses collègues, qu'un réduit fétide sous les toits à demi écroulés. Le vainqueur de Lyon, couché sur un misérable grabat, indigné du mépris de ses collègues, qui le reléguaient dans ce grenier, quitta le lendemain l'Archevêché, en murmurant contre l'insolence de Couthon, et alla se loger dans une hôtellerie de la ville. Les Jacobins, offensés des temporisations de Couthon, se groupèrent autour de Dubois-Crancé. Ce général les réunit le soir dans la salle du théâtre. Les loges et les décorations incendiées, les voûtes percées à jour rappelaient à l'œil la résistance et la punition. Dubois-Crancé reforma le club central. Il harangua les Jacobins moins en chef qu'en complice. Le peuple sortit en criant Vive Dubois-Crancé ! Il se répandit dans les rues, en chantant des couplets féroces. On signa dans les lieux publics une pétition à la Convention, pour lui demander de conserver le commandement de l'armée à ce général.

Couthon et ses collègues, voyant les Jacobins et Dubois-Crancé prêts à entraîner les soldats dans leur cause, et l'armée travaillée par les clubistes, écrivirent au comité de salut public pour demander le prompt rappel du général jacobin. Ils adressèrent proclamations sur proclamations aux troupes et au peuple, les invitant à la discipline, à l'ordre, à la clémence. — « Braves soldats ! » disait Couthon, avant d'entrer dans la ville de Lyon, « vous avez juré de faire respecter la vie et les biens des citoyens. Ce serment solennel ne sera pas vain puisqu'il vous a été dicté par le sentiment de votre propre gloire ! Il pourrait, y avoir hors de l'armée des hommes qui se porteraient à des excès ou à des vengeances, afin d'en attribuer l'infamie aux braves républicains ; dénoncez-les, arrêtez-les, nous en ferons prompte justice ! — Soldats français, » disait-il ailleurs, « gardez-vous de perdre tout le mérite de la guerre que vous venez de faire avec tant de magnanimité. Restez ce que vous avez été. Laissez aux lois le droit de punir les coupables !... Des ennemis du peuple prennent le masque du patriotisme pour égarer quelques-uns d'entre vous ; ils cherchent à vous faire outrager, par des actes injustes, oppressifs, arbitraires, l'honneur de l'armée et de la république... »

Couthon ordonna que les manufactures fussent rouvertes et que les relations commerciales reprissent leur cours. Les Jacobins frémirent. L'armée obéit. Dubois-Crancé, intimidé et rappelé par la Convention, trembla devant Couthon et s'humilia devant Robespierre. Couthon ferma les clubs imprudemment rouverts par Dubois-Crancé : « Considérant, dit-il, qu'à la suite du siège que Lyon vient d'essuyer, les passions individuelles des citoyens les uns contre les autres doivent encore fermenter, que les malveillants pourraient profiter de ces circonstances pour souffler le feu de la discorde civile.... ; il est défendu aux citoyens de s'assembler en sections ou en comités. — Que feront les citoyens, » écrivait Couthon au comité de salut public, « quand ils verront des députés les exciter les premiers à la violation des lois ? » Il se borna, conformément aux lois existantes, à renvoyer devant une commission militaire les Lyonnais fugitifs pris les armes à la main, après la capitulation. Il institua quelques jours après, par ordre du comité de salut public, un second tribunal sous le nom de Commission de justice populaire. Ce tribunal devait juger tous ceux des citoyens qui, sans être militaires, auraient trempé dans la résistance armée de Lyon à la république. Les formes judiciaires et lentes de ce tribunal donnaient, sinon des garanties à l'innocence, du moins du temps à la réflexion. Couthon garda dix jours le décret qui instituait ce tribunal, pour donner aux individus compromis et aux signataires des actes incriminés pendant le siège, le temps de s'évader. Vingt mille citoyens, prévenus par ses soins du danger qui les menaçait, sortirent de la ville et se réfugièrent en Suisse ou dans les montagnes du Forez.

 

IV.

Cependant la Montagne et les Jacobins de Paris, soulevés contre les lenteurs de Couthon, par les accusations de Dubois-Crancé, pressaient le comité de salut public de donner un mémorable exemple aux insurrections à venir et de venger la république sur la seconde ville de la république. Robespierre et Saint-Just, quoique amis particuliers de Couthon et satisfaits d'avoir vaincu, se sentaient impuissants contre l'emportement de la Montagne. Ils feignirent de le partager. Barrère, toujours prêt à servir indifféremment la fureur ou la sagesse des partis, monta, le 12 novembre, à la tribune, et lut à la Convention, au nom du comité de salut public, un décret ou plutôt un plébiscite contre Lyon. « Que Lyon soit enseveli sous ses ruines ! » dit Barrère. « La charrue doit passer sur tous les édifices, à l'exception de la demeure de l'indigent, des ateliers, des hospices ou des maisons consacrées à l'instruction publique. Il faut que le nom même de cette ville soit englouti sous ses ruines. On l'appellera désormais Ville affranchie. Sur les débris de cette infâme cité il sera élevé un monument qui sera l'honneur de la Convention et qui attestera le crime et la punition des ennemis de la liberté. Cette seule inscription dira tout : Lyon fit la guerre à la liberté, Lyon n'est plus ! » Le décret portait : qu'une commission extraordinaire, composée de cinq membres, ferait punir militairement les contre-révolutionnaires de Lyon ; que les habitants seraient désarmés ; que les armes des riches seraient remises aux pauvres ; que la ville serait détruite et spécialement toutes les habitations des riches ; que le nom de la ville serait effacé du tableau des villes de la république ; que les biens des riches et des contre-révolutionnaires seraient distribués en indemnités aux patriotes.

Ce décret fit trembler le sol de Lyon. Le fanatisme de la liberté n'avait pas encore éclaté jusqu'au suicide ; la propriété n'avait pas encore été imputée à crime ; la spoliation n'avait pas encore transféré la richesse du riche à l'indigent, de la victime au délateur. La ville dont le culte était la propriété, était la première frappée dans la propriété. Couthon, tout en feignant d'admirer le décret, le crut inexécutable et resta encore douze jours sans le mettre à exécution. Ces délais laissaient fuir en foule les citoyens menacés. Le représentant ouvrait la porte aux victimes pour frapper à vide les coups ordonnés par les Jacobins. « Ce décret, citoyens collègues, » écrivait-il à la Convention, « nous a pénétrés d'admiration. De toutes les mesures grandes et vigoureuses que vous venez de prendre, une seule, nous l'avouons, nous avait échappé : c'est celle de la destruction totale ; mais déjà nous avions frappé les murs de défense et les remparts. » La Montagne aurait voulu que Lyon s'engloutît aussi promptement que Barrère avait prononcé l'arrêt de sa destruction.

Un homme néfaste pour la ville de Lyon, Collot-d'Herbois, fulminait au comité de salut public et aux Jacobins de Paris, contre la mollesse des représentants du peuple en mission dans cette ville. On eût cru qu'une haine personnelle et mortelle l'animait contre Lyon. On disait qu'ancien comédien et débutant sans talent sur le théâtre de cette ville, il avait été sifflé en signe de dégoût par les spectateurs ; que le ressentiment de l'acteur vivait et brûlait dans l'âme du représentant ; et qu'en vengeant la république il vengeait son orgueil offensé. Dubois-Crancé appuyait l'éloquence de Collot-d'Herbois de son témoignage. Il apporta un jour, sur la tribune des Jacobins, la tête coupée de Châlier. Il étala et montra du doigt sur ce crâne les traces des cinq coups successifs de la guillotine qui avaient mutilé, avant de la tuer, l'idole des révolutionnaires lyonnais. Guillard, l'ami de Châlier, leva les mains au ciel à cet aspect et s'écria : « Au nom de la patrie et des frères de Châlier, je demande vengeance des crimes de Lyon ! »

 

V.

Couthon et ses collègues se déterminèrent enfin à céder aux injonctions de la Montagne, ils réorganisèrent les comités révolutionnaires. Couthon les investit d'un droit de recherche, de surveillance et de dénonciation contre les fédéralistes et les royalistes. Il ordonna des visites domiciliaires et des appositions de scellés sur les maisons des suspects. Mais il entoura toutes ces mesures de conditions et de prescriptions qui en neutralisaient en partie l'effet. Enfin Couthon accomplit, mais seulement en apparence, le décret de la Convention qui ordonnait la démolition des édifices. Il se rendit en grand appareil, accompagné de ses collègues et de la municipalité, sur la place de Bellecour, plus particulièrement vouée à la destruction par l'opinion de ses habitants et par le luxe de ses constructions. Porté dans un fauteuil, comme sur le trône des ruines, par quatre hommes du peuple, Couthon frappa d'un marteau d'argent la pierre angulaire d'une des maisons de la place, en prononçant ces paroles : « Au nom de la loi je te démolis. »

Une poignée d'indigents en haillons, des pionniers et des maçons, portant sur leurs épaules des pioches, des leviers, des haches, formaient le cortége des représentants. Ces hommes applaudissaient d'avance à la chute de ces demeures, dont la ruine allait consoler leur envie ; mais Couthon, satisfait d'avoir donné ce signe d'obéissance à la Convention, imposa silence à leurs clameurs et les congédia. Les démolitions furent ajournées jusqu'à l'époque où les habitants de la place auraient emporté ailleurs leurs meubles et leurs foyers.

Après la cérémonie, les représentants rendirent un arrêté pour ordonner aux sections d'enrôler chacune trente démolisseurs et de leur fournir les pinces, les marteaux, les tombereaux et les brouettes nécessaires au déblayement des débris. Les femmes, les enfants, les vieillards furent admis, selon leur force, à l'œuvre. Un salaire leur fut attribué aux frais des propriétaires spoliés, mais on ne démolit pas encore. Couthon, réprimandé de nouveau par le comité de salut public pour la lenteur de ses exécutions, et coupable aux yeux des Jacobins du sang qu'il ne voulait pas verser, averti de plus de la prochaine arrivée d'autres représentants chargés d'accélérer les vengeances, écrivit à Robespierre et à Saint-Just. Il conjura ses amis de le soulager du poids d'une mission qui pesait à son âme, et de l'envoyer dans le Midi. Robespierre fit rappeler Couthon. Son départ fut le signal des calamités de Lyon. Le sang qu'il retenait déborda. Les représentants Albitte, Javogues, accoururent. Dorfeuille, président de la commission de justice populaire, fit dresser la guillotine sur la place des Terreaux. Il la fit élever aussi dans la petite ville de Feurs, autre foyer de vengeances nationales, au cœur des montagnes insurgées.

Dorfeuille présida, à la tête du club central, à une fête funèbre consacrée aux mânes de Châlier. « Il est mort, » s'écria Dorfeuille, « et il est mort pour la patrie ! Jurons de l'imiter et de punir ses assassins ! Ville impure ! ce n'était pas assez pour toi d'avoir infecté pendant deux siècles de ton luxe et de tes vices la France et l'Europe ! il te fallait encore égorger la vertu ! Les monstres ! ils l'ont commis, ce forfait ! et ils respirent encore ! Châlier, nous te devons une vengeance et tu l'obtiendras ! Martyr de la liberté, le sang des scélérats est l'eau lustrale qui convient à tes mânes ! Aristocrates fanatiques ! serpents des cours ! négociants avides et égoïstes ! femmes perdues de débauche, d'adultère, de prostitution ! que lui reprochiez-vous ? De l'exagération, un patriotisme exalté, une popularité dangereuse ! Misérables ! ainsi vous vous arrogiez le droit de poser la borne où doit s'arrêter l'amour de la patrie et la reconnaissance du peuple ! Ainsi vous annonciez que c'est entre vos mains que l'Éternel a remis l'équerre et le compas des vertus humaines ! Ah ! si vous ne pouvez comprendre les vertus, au moins ne les assassinez pas ! Ils chantèrent à son supplice, peuple ! pleure aujourd'hui à son triomphe. Ô vous, citoyens, qui formez ici ce groupe à ma droite, c'est à cette même place que Châlier quitta la vie. C'est ici que mourut de la mort des criminels le plus innocent des hommes. Ô vous qui formez ce groupe à ma droite, citoyens, vous foulez son sang ! Écoutez ses derniers moments. Il va, par ma voix, vous parler une dernière fois. Citoyens, écoutez ! »

Dorfeuille lut alors, au milieu des sanglots et des imprécations de la foule, une lettre écrite par Châlier, au moment de monter à l'échafaud. Ses adieux à ses amis, à ses parents, à la femme qu'il aimait étaient pleins de larmes ; ses adieux à ses frères les Jacobins, pleins d'enthousiasme. La liberté, la démocratie et la religion se fondaient en une confuse invocation de Châlier au peuple, à Dieu, à l'immortalité. La mort solennisait ces paroles. Le peuple les recueillit comme le legs du patriote.

 

VI.

Le lendemain, Dorfeuille présida, pour la première fois, le tribunal. Les supplices commencèrent avec les jugements. Albitte et ses collègues, qui venaient de succéder à Couthon, appelèrent à Lyon l'armée de Ronsin ; ils formèrent une armée pareille dans chacun des six départements voisins. La mission de ces armées, recrutées dans l'écume du peuple, était de généraliser, sur toute la surface de ces départements, les mesures d'inquisition, de spoliation, d'arrestation et de meurtre juridiques dont Lyon allait devenir le foyer. Dans les murs et hors des murs, les fugitifs ne trouvaient que des pièges, les suspects que des délateurs, les accusés que des bourreaux. Des milliers de détenus de toutes conditions, nobles, prêtres, propriétaires, négociants, cultivateurs, encombrèrent en peu de jours les prisons de ces départements.

On les évacuait par colonnes et par charretées sur Lyon. Là, cinq vastes dépôts les recevaient pour quelques jours, et les reversaient à l'échafaud. Le vide se faisait et se comblait sans cesse. La mort maintenait le niveau.

Au nombre de ces victimes suppliciées dans leur corps ou dans leur âme avant l'âge du crime, on remarquait une jeune orpheline encore enfant, mademoiselle Alexandrine des Écherolles, privée de sa mère par la mort, de son père par la fuite ; elle venait chaque jour à la porte de la prison des recluses solliciter par ses larmes la permission de voir la tante qui lui avait servi de mère et qu'on avait jetée dans les cachots. Bientôt elle la vit conduire au supplice et la suivit jusqu'au pied de l'échafaud, demandant en vain de lui être réunie dans la mort. On dut plus tard à cette enfant quelques-unes des pages les plus dramatiques et les plus touchantes de ce siège. Semblable à cette Jeanne de La Force, historienne des guerres de religion de 1622, et à l'héroïque et naïve madame de La Rochejacquelein, elle écrivit avec le sang de sa famille et avec ses propres larmes le récit des catastrophes auxquelles elle avait assisté. Les femmes sont les véritables historiens des guerres civiles, parce qu'elles n'y ont jamais d'autre cause que celle de leur cœur, et que les souvenirs y conservent toute la chaleur de leur passion.

Albitte lui-même, jugé trop indulgent, se retira, comme Couthon, à l'arrivée de Collot-d'Herbois et de Fouché, nouveaux proconsuls désignés par la Montagne. On connaissait Collot-d'Herbois, vanité féroce qui ne voyait la gloire que dans l'excès, et dont aucune raison ne modérait les emportements. On ne connaissait pas Fouché ; on le croyait fanatique, il n'était qu'habile. Plus comédien de caractère que Collot ne l'était de profession, il jouait le rôle de Brutus avec l'âme de Séjan. Nourri dans les habitudes du cloître, Fouché y avait contracté ce pli servile que l'humilité monacale imprime aux caractères, pour les rendre également propres à obéir ou à dominer selon le temps. Il n'avait vu dans la Révolution qu'une puissance à flatter et à exploiter. Il se dévouait à la tyrannie du peuple, en attendant le moment de se dévouer à la tyrannie de quelque César. Il flairait les temps. Fouché cherchait alors à circonvenir Robespierre. Il feignait d'aimer la sœur du député d'Arras et de vouloir l'épouser. Robespierre abhorrait Fouché, malgré ses caresses. Il pressentait son incrédulité révolutionnaire et son athéisme. Robespierre voulait des séides de sa foi, mais non des adulateurs de sa personne. Il écartait Fouché de son cœur et de sa famille, comme un piège. Fouché, affectant l'exagération des principes, s'était lié avec Chaumette et Hébert. Chaumette était de Nevers. Il avait fait envoyer Fouché dans cette ville pour y propager la terreur. Les actes et les lettres de Fouché dépassèrent, à Nevers, la langue des démagogues de Paris. Il effaça, en peu de mois, dans ces départements, l'empreinte des siècles dans les mœurs, dans les lois, dans les fortunes, dans les castes. Plus avide pour la république que sanguinaire, cependant, il avait plus emprisonné qu'immolé ; il menaçait plus qu'il ne frappait. Les dépouilles des riches, des émigrés, des châteaux, des églises, les rançons des suspects, les produits de ses exactions, envoyés par lui à la Convention et à la commune de Paris, attestèrent l'énergie de ses mesures, et firent fermer les yeux sur ses tolérances d'opinion. Il frappait surtout les idoles muettes de l'ancien culte qu'il avait répudié. Son impiété lui comptait pour du patriotisme : « Le peuple français, » écrivait-il, « ne reconnait d'autre dogme que celui de sa souveraineté et de sa toute-puissance. » Il proscrivit tout signe religieux, même sur la tombe. Il fit graver la figure du sommeil sur le frontispice des lieux de sépulture ; il ordonna qu'on n'y écrivît d'autre inscription que celle-ci: La mort est un sommeil éternel ! Son athéisme professait le néant.

 

VII.

Tels étaient les deux hommes que la Montagne envoyait présider au supplice de Lyon. Robespierre voulut leur faire adjoindre Montaut, républicain inflexible, mais probe. Montant, instruit par le sort de Couthon de ce qu'on attendait de lui, refusa de se rendre à son poste. Les deux représentants commencèrent par accuser Couthon de l'ajournement des démolitions et des supplices. « Les accusateurs publics vont marcher, écrivirent-ils ; le tribunal va juger pour trois dans un jour. La mine va accélérer les démolitions... »

Collot avait amené avec lui de Paris une colonie de Jacobins, choisis au scrutin, parmi les hommes extrêmes de cette société. Fouché en amenait une autre de la Nièvre ; tous hommes exercés aux délations, endurcis aux larmes, aguerris au supplice. Les représentants s'étaient fait suivre de geôliers étrangers, de peur que les relations de cité avec les détenus, et la pitié naturelle entre compatriotes ne corrompissent l'inflexibilité des geôliers de Lyon. Ils commandèrent des guillotines comme des armes avant le combat. Ils promenèrent dans la ville, pour échauffer le peuple, l'urne mortuaire de Châlier. Arrivés à l'autel qu'ils avaient dressé à ses mânes, ils fléchirent le genou devant ses restes. « Châlier ! » s'écria Fouché, « le sang des aristocrates sera ton encens ! »

Les signes du christianisme, l'Évangile et le crucifix, traînés à la suite de la procession, attachés à la queue d'un animal immonde, furent jetés dans le bûcher allumé sur l'autel de Châlier. On fit boire un âne dans le calice du sacrifice. On foula aux pieds les hosties. Les temples, jusque-là réservés au culte constitutionnel, furent profanés par des chants, des danses, des cérémonies ironiques.

« Nous avons fondé hier la religion du patriotisme, écrivait Collot. Des larmes ont coulé de tous les yeux à la vue de la colombe qui consolait Châlier dans sa prison et qui semblait gémir auprès de son simulacre. Vengeance ! vengeance ! criait-on de toutes parts. Nous le jurons ! le peuple sera vengé, le sol sera bouleversé, tout ce que le vice et le crime avaient bâti sera anéanti. Le voyageur, sur les débris de cette ville superbe et rebelle, ne verra plus que quelques chaumières habitées par les amis de l'égalité ! »

 

VIII.

Les têtes de dix membres de la municipalité tombèrent le lendemain. La mine fit sauter les plus beaux édifices de la ville. Une instruction patriotique, signée de Fouché et de Collot, aux clubistes de Lyon et des départements de la Loire et du Rhône, pour stimuler leur énergie, résumait ainsi leurs droits et leurs devoirs : « Tout est permis à ceux qui agissent dans le sens de la Révolution. Le désir d'une vengeance légitime devient un besoin impérieux. Citoyens, il faut que tous ceux qui ont concouru directement ou indirectement à la rébellion portent la tête sur l'échafaud. Si vous êtes patriotes, vous saurez distinguer vos amis ; vous séquestrerez tous les autres. Qu'aucune considération ne vous arrête, ni l'âge, ni le sexe, ni la parenté. Prenez en impôt forcé tout ce qu'un citoyen a d'inutile : tout homme qui possède au-delà de ses besoins ne peut qu'abuser. Il y a des gens qui ont des amas de draps, de linge, de chemises, de souliers. Requérez tout cela. De quel droit un homme garderait-il dans ses armoires des meubles ou des vêtements superflus ? Que l'or et l'argent et tous les métaux précieux s'écoulent dans le trésor national ! Extirpez les cultes, le républicain n'a d'autre Dieu que sa patrie. Toutes les communes de la république ne tarderont pas à imiter celle de Paris, qui, sur les ruines d'un culte gothique, vient d'élever le temple de la Raison. Aidez-nous à frapper les grands coups, ou nous vous frapperons vous-mêmes. »

Ces proclamations de la vengeance, du pillage et de l'athéisme étaient autant de reproches indirects à Couthon, qui avait tenu un langage tout opposé, peu de jours avant, à la réunion populaire : « Notre morale à nous, » avait dit Couthon en parlant de Robespierre et de son parti, « n'est pas la morale de quelques faux philosophes du jour, qui, ne sachant pas lire dans le grand livre de la nature, croient au hasard et au néant. Nous croyons, nous, à une Providence ; nous croyons à un Être suprême, puissant, juste et bon par essence. Nous ne l'outrageons pas par des cérémonies ridicules et forcées : l'hommage que nous lui rendons est pur et libre. »

Conformément à l'esprit de cette proclamation, Fouché et Collot créèrent des commissaires de confiscation et de délation. Ils affectèrent un salaire de 30 francs par dénonciation. Le salaire était double pour les têtes d'élite, telles que celles des nobles, des prêtres, des religieux, des religieuses. On ne délivrait le prix du sang qu'à celui qui dirigeait, en personne, les recherches de l'armée révolutionnaire, et qui livrait le suspect au tribunal. Une foule de misérables vivaient de cet infâme trafic de la vie des citoyens. Les caves, les greniers, les égouts, les bois, les émigrations nocturnes dans les montagnes environnantes, les déguisements de tout genre dérobaient vainement les hommes compromis, les femmes tremblantes, à l'inquisition toujours éveillée des délateurs. La faim, le froid, la fatigue, la maladie, les visites domiciliaires, la trahison les livraient, après quelques jours, aux sicaires de la commission temporaire.

Les cachots regorgeaient de prisonniers. Pendant que les propriétaires et les négociants périssaient, les maisons s'écroulaient sous le marteau. Aussitôt qu'un délateur avait indiqué une maison confisquée au comité des séquestres, le comité de démolition lançait ses bandes de pionniers contre les murs. Les marchands, les locataires, les familles expulsés de ces maisons proscrites avaient à peine le temps d'évacuer leur domicile, d'emporter les vieillards, les infirmes, les enfants dans d'autres demeures. On voyait tous les jours la pioche attaquer les escaliers, ou les couvreurs enlever les tuiles. Pendant que les habitants surpris précipitaient leurs meubles par les fenêtres et que les mères emportaient les berceaux de leurs enfants à travers les décombres de leurs toits, vingt mille pionniers de l'Auvergne et des Basses-Alpes étaient employés à raser le sol. La poudre sapait les caves et les fondements. La solde des démolisseurs s'élevait à quatre cent mille francs par décade. Les démolitions coûtèrent quinze millions pour anéantir une capitale de plus de trois cents millions de valeur en édifices.

Des centaines d'ouvriers périrent engloutis sous les pans des murailles imprudemment minées. Le quai Saint-Clair, les deux façades de la place de Bellecour, les quais de la Saône, les rues habitées par 1 aristocratie du commerce, les arsenaux, les hôpitaux, les monastères, les églises, les fortifications, les maisons de plaisance des collines sur les deux fleuves n'offraient plus que l'aspect d'une ville trouée par le canon après de longs assauts. Lyon presque inhabité se taisait au milieu de ses ruines. Les ouvriers, sans ateliers et sans pain, enrôlés et soudoyés par les représentants, aux dépens des riches, semblaient s'acharner, la hache à la main, sur le cadavre de la ville, qui les avait nourris. Le bruit des murs qui tombaient, la poussière des démolitions qui enveloppait la ville, le retentissement des coups de canon et des feux de peloton qui fusillaient ou qui mitraillaient les habitants, le roulement des charrettes qui, des cinq prisons de la ville, conduisaient les accusés au tribunal et les condamnés à la guillotine, étaient les seuls signes de vie de la population ; l'échafaud était son seul spectacle, les acclamations d'un peuple en haillons à chaque tête qui roulait à ses pieds étaient sa seule fête.

 

IX.

La commission de justice populaire, instituée par Couthon, fut transformée, à l'arrivée de Ronsin et de son armée, en tribunal révolutionnaire. Le surlendemain de l'arrivée de ces corps moins soldats que licteurs de la république, les exécutions commencèrent, sans interruption, pendant quatre-vingt-dix jours. Huit ou dix condamnés par séance mouraient, en sortant du tribunal, sur l'échafaud dressé en permanence en face du perron de l'Hôtel-de-Ville. L'eau et le sable répandus, tous les soirs, après les exécutions, autour de cet égout de sang humain, ne suffisaient pas à décolorer le sol. Une boue rouge et fétide, piétinée constamment par un peuple avide de voir mourir, couvrait la place et viciait l'air. Autour de ce véritable abattoir d'hommes on respirait la mort. Les murailles extérieures du palais Saint-Pierre et de la façade de l'Hôtel-de-Ville suaient le sang. Le matin des journées de novembre, de décembre et de janvier, les plus fécondes en supplices, les habitants du quartier voyaient s'élever du sol imbibé un petit brouillard. C'était le sang de leurs compatriotes immolés la veille, l'ombre de la ville qui s'évaporait au soleil. Dorfeuille, sur les réclamations du quartier, fut obligé de transporter la guillotine à quelques pas plus loin. Il la plaça sur un égout découvert. Le sang, ruisselant à travers les planches, pleuvait dans une fosse de dix pieds de profondeur, qui l'emportait au Rhône avec les immondices du quartier. Les blanchisseuses du fleuve furent forcées de changer la station de leurs lavoirs pour ne pas laver leur linge et leurs bras dans une eau ensanglantée. Enfin, quand les supplices, qui s'accéléraient comme les pulsations du pouls dans la colère, se furent élevés à vingt, à trente, à quarante par jour, on dressa l'instrument de la mort au milieu du pont Morand, sur le fleuve. On balaya le sang et on jeta les têtes et les troncs par-dessus les parapets dans le courant le plus rapide du Rhône. Les mariniers et les paysans des îles et des plages basses qui interrompent le cours du fleuve entre Lyon et la mer, trouvèrent longtemps des têtes et des troncs d'hommes échoués sur ces îlots, et engagés dans les joncs et dans les oseraies leurs bords.

Ces suppliciés étaient presque tous la fleur de la jeunesse de Lyon et des contrées voisines. Leur âge était leur crime. Il les rendait suspects d'avoir combattu. Ils marchaient à la mort, avec l'élan de la jeunesse, comme ils auraient marché au combat. Dans tes prisons, comme dans des bivouacs, la veille des batailles, ils n'avaient qu'une poignée de paille par homme pour reposer leurs membres sur les dalles des cachots. Le danger de se compromettre en s'intéressant à leur sort et de mourir avec eux, n'intimidait pas la tendresse de leurs parents, de leurs amis, de leurs serviteurs. Nuit et jour des attroupements de femmes, de mères, de sœurs rôdaient autour des prisons. L'or et les larmes qui coulaient dans les mains des geôliers arrachaient des entrevues, des entretiens, des adieux suprêmes. Les évasions étaient fréquentes. La religion et la charité, si actives et si courageuses à Lyon, ne reculaient ni devant la suspicion ni devant le dégoût, pour pénétrer dans ces souterrains et pour y soigner les malades, y nourrir les affamés, y consoler les mourants. Des femmes pieuses achetaient des administrateurs et des geôliers la permission de se faire les servantes des cachots. Elles y portaient les messages, elles y introduisaient des prêtres pour consoler les âmes et sanctifier le martyre. Elles purifiaient les dortoirs, balayaient les salles, nettoyaient les vêtements de la vermine, ensevelissaient les cadavres ; providences visibles qui s'interposaient jusqu'à la dernière heure entre l'âme des prisonniers et la mort. Plus de six mille détenus séjournaient, à la fois, dans ces entrepôts de la guillotine.

 

X.

Là s'engloutit toute une génération. Là se rencontrèrent tous les hommes de condition, de naissance, de fortune, d'opinion différentes qui, depuis la Révolution, avaient embrassé des partis opposés et que le soulèvement commun contre l'oppression réunissait à la fin dans le même crime et dans la même mort. Clergé, noblesse, bourgeoisie, commerce, peuple, tout s'y confondit. Nul citoyen contre qui put s'élever un délateur, un envieux, un ennemi, n'échappa à la captivité. Peu de captifs échappèrent a la mort. Tout ce qui avait un nom, une fortune, une profession, une fabrique, une maison de ville ou de campagne, tout ce qui était suspect de partager la cause du riche était arrêté, accusé, condamné, exécuté d'avance dans la pensée des proconsuls et de leurs pourvoyeurs. L'élite d'une capitale et de plusieurs provinces, la Bresse, la Dombe, le Forez, le Beaujolais, le Vivarais, le Dauphiné, s'écoula par ces prisons et par ces échafauds. La ville et la campagne semblaient décimées. Les châteaux, les maisons de luxe, les manufactures, les demeures même de la bourgeoisie rurale étaient fermés dans un rayon de vingt lieues autour de Lyon. Le séquestre était posé sur des milliers de propriétés. Les scellés muraient les portes et les fenêtres. La nature semblait atteinte de la terreur de l'homme. La colère de la Révolution était arrivée à la puissance d'un fléau de Dieu. Les pestes antiques du moyen âge n'avaient pas plus assombri l'aspect d'une province. On ne rencontrait, sur les routes de Lyon aux villes voisines et jusque dans les chemins des villages et des hameaux, que des détachements de l'armée révolutionnaire, forçant les portes au nom de la loi, visitant les caves, les greniers, la litière même du bétail, sondant les murs avec la crosse de leurs fusils, ou ramenant, enchaînés deux à deux, sur des charrettes, des fugitifs arrachés à leur retraite, et suivis de leur famille en pleurs.

Ainsi furent amenés à Lyon tous les citoyens notables ou illustres que Couthon avait laissés s'échapper dans les premiers moments : échevins, maires, municipaux, administrateurs, juges, magistrats, avocats, médecins, architectes, sculpteurs, chirurgiens, conseillers des hospices, des bureaux de bienfaisance, accusés d'avoir, ou combattu, ou secouru des combattants, ou pansé les blessés, ou nourri le peuple insurgé, ou fait des vœux secrets pour le triomphe des défenseurs de Lyon. On y ajoutait les parents, les fils, les femmes, les filles, les amis, les serviteurs, présumés complices de leurs époux, de leurs frères, de leurs maris, de leurs maîtres ; coupables d'être nés sur le sol et d'avoir respiré l'air de l'insurrection.

Chaque jour le greffier de la prison lisait, à haute voix dans la cour, la liste des détenus appelés au tribunal. La respiration semblait interrompue pendant cet appel. Les partants embrassaient, pour la dernière fois, leurs amis, et distribuaient leurs lits, leurs couvertures, leurs vêtements, leur argent aux survivants. Ils se réunissaient, en longue file de soixante ou quatre-vingts, dans la cour, et s'avançaient ainsi à travers la foule, vers le tribunal. L'espace du prétoire et les forces du bourreau fatigué étaient la seule limite du nombre des prisonniers immolés en un jour. Les juges étaient presque tous étrangers, pour qu'aucune responsabilité future n'intimidât leur arrêt. Ces cinq juges, dont chacun pris à part avait un cœur d'homme, jugeaient ensemble comme un instrument mécanique de meurtre. Observés par une foule ombrageuse, ils tremblaient eux-mêmes sous la terreur dont ils frappaient les autres. Leur activité cependant ne suffisait plus à Fouché et à Collot d'Herbois. Ces représentants avaient promis aux Jacobins de Paris des prodiges de rigueur. La lenteur du jugement et du supplice les faisait accuser de demi-mesures. Les journées de septembre se levaient en exemple devant eux. Ils voulaient les atteindre en les régularisant. Dorfeuille écrivit aux représentants du peuple : « Un grand acte de justice nationale se prépare. Il sera de nature à épouvanter les siècles futurs. Pour donner à cet acte la majesté qui doit le caractériser, pour qu'il soit grand comme l'histoire, il faut que les administrateurs, les corps d'armée, les magistrats du peuple, les fonctionnaires publics y assistent au moins par députation. Je veux que ce jour de justice soit un jour de fête ; j'ai dit jour de fête, et c'est le mot propre : quand le crime descend au tombeau, l'humanité respire, et c'est la fête de la vertu. »

 

XI.

Les représentants ratifièrent les plans de Dorfeuille, et le supplice en masse remplaça le supplice individuel. Le lendemain de cette proclamation, soixante-quatre jeunes gens des premières familles de la ville furent extraits des prisons. Ils furent conduits, avec une solennité inusitée, à l'Hôtel-de-Ville, où un interrogatoire sommaire les réunit tous en peu de minutes dans une même condamnation. Ils marchèrent, de là, processionnellement vers les bords du Rhône. On les fit traverser le pont, laissant derrière eux la guillotine, comme une arme ébréchée.

De l'autre côté du pont, dans la plaine basse des Brotteaux, on avait creusé dans le sol fangeux une double tranchée, ou plutôt une double fosse, entre deux rangs de saules. Les soixante-quatre condamnés, enchaînés deux à deux par les poignets, furent placés en colonne dans cette allée, à côté de leur sépulcre ouvert. Trois pièces de canon chargées à boulet occupaient l'extrémité de l'avenue à laquelle les condamnés faisaient face. A droite et à gauche, des détachements de dragons, le sabre à la main, semblaient attendre le signal d'une charge. Sur les monticules de terre extraits de cette fosse, les membres les plus exaltés de la municipalité, les présidents et les orateurs des clubs, les fonctionnaires, les autorités militaires, l'état-major de l'armée révolutionnaire, Dorfeuille et ses juges étaient groupés comme sur les gradins d'un amphithéâtre ; du haut d'un balcon d'un des hôtels confisqués du quai du Rhône, Collot-d'Herbois et Fouché, la lunette à la main, semblaient présider à cette solennité de l'extermination.

Les victimes chantaient en chœur l'hymne qui les avait naguère encouragées au combat. Elles semblaient chercher dans les paroles de ce chant suprême l'étourdissement du coup qui allait les frapper :

« Mourir pour sa patrie »

Est le sort le plus beau, le plus digne d'envie ! »

Les canonniers écoutaient, la mèche allumée, ces mourants chantant leur propre mort. Dorfeuille laissa les voix achever lentement les graves modulations du dernier vers ; puis, levant la main en signal convenu avec le commandant des pièces, les trois coups partirent à la fois. La fumée, enveloppant les canons, flotta un moment sur la chaussée. Les tambours sous un roulement étouffèrent les cris. La foule se précipita pour contempler l'effet du carnage. Il avait trompé les artilleurs. L'ondulation de la ligne des condamnés avait laissé dévier les boulets. Vingt prisonniers seulement étaient tombés sous la foudre, entraînant par le poids de leur corps leurs compagnons vivants dans leur chute, les associant à leurs convulsions, les inondant de leur sang. Des voix, des cris, des gestes affreux s'élevaient de ce monceau confus de membres mutilés, de cadavres et de survivants. Les canonniers rechargent et tirent à mitraille. Le carnage n'est pas encore complet. Un cri déchirant, entendu jusque dans la ville, à travers le Rhône, monte de ce champ d'agonie. Quelques membres palpitent encore, quelques mains se tendent vers les spectateurs pour implorer le dernier coup. Les soldats frémissent. « En avant, dragons ! » s'écrie Dorfeuille, « chargez maintenant ! » A cet ordre, les dragons, lançant leurs chevaux, qui se cabrent, s'élancent au galop sur la chaussée, et achèvent avec horreur, à la pointe de leur sabre ou à coups de pistolet, les mourants. Ces soldats étaient novices dans le maniement du cheval et des armes ; ils répugnaient d'ailleurs à l'infâme métier de bourreaux qu'on leur assignait. Ils prolongèrent involontairement plus de deux heures les scènes lugubres de ce massacre et de ces agonies.

 

XII.

Un sourd murmure d'indignation accueillit, dans la ville, le récit de ce supplice. Le peuple se sentait déshonoré, et se comparait lui-même aux tyrans les plus néfastes de Rome ou aux bourreaux de la Saint-Barthélemy. Les représentants étouffèrent ce murmure par une proclamation qui commandait d'applaudir et qui traduisait la pitié en complot. Les citoyens, les femmes même les plus élégantes, affectèrent alors le rigorisme révolutionnaire, pour cacher l'horreur sous l'adulation. La guillotine, instrument du supplice, devint pendant, quelques semaines, une décoration civique et un ornement des festins. Le luxe, qui renaissait autour des représentants, fit de cette machine en miniature un bijou hideux de l'ameublement et de la parure des Jacobins. Leurs épouses, leurs filles et leurs maîtresses portèrent de petites guillotines d'or en agrafes, sur leur sein, et en boucles d'oreilles.

Fouché, Collot-d'Herbois et Dorfeuille voulurent étouffer le remords sous de plus audacieux défis au sentiment public. Deux cent neuf Lyonnais emprisonnés attendaient leur jugement dans la sombre prison appelée prison de Roanne. Le bruit du canon qui foudroyait leurs frères avait retenti la veille jusque dans les cachots de des prisonniers. Ils se préparèrent à la mort et passèrent la nuit, les uns à prier, les autres à se confesser à quelques prêtres déguisés, les plus jeunes à faire les derniers adieux à la jeunesse et à la vie dans des libations et dans des chants qui bravaient la mort. Collot-d'Herbois vint visiter la nuit le greffe de cette prison. Il entendit ces voix : « De quelle trempe est donc cette » jeunesse, s'écria-t-il, qui chante ainsi son agonie ? »

A dix heures du matin, un bataillon se rangea devant la porte de la prison de Roanne, sur le quai de la Saône. Cette porte de fer s'ouvrit et laissa défiler les deux cent neuf citoyens. Le doigt du greffier les comptait, en passant, comme un troupeau de bétail qu'on marque pour la consommation du jour. Ils étaient liés deux par deux. La longue colonne, dans laquelle chacun reconnaissait un fils, un frère, un parent, un ami, un voisin, s'avança d'un pas ferme vers l'Hôtel-de-Ville. Les saluts suprêmes, les mains tendues, les regards éplorés, les muets adieux leur étaient adressés des fenêtres, des portes, à travers la haie de baïonnettes. Quelques Jacobins et des hordes immondes de femmes apostrophaient les victimes et les couvraient d'outrages. Elles y répondaient avec l'accent du dédain. Des dialogues sauvages s'établissaient, pendant la marche, entre les prisonniers et le peuple : « Si nous avions rendu justice le 29 mai, disaient les prisonniers, à tous les brigands qui méritaient le sort de Châlier, vous ne nous insulteriez pas en ce moment ! » Ils disaient à ceux qui leur montraient des visages attendris et des yeux humides : « Ne pleurez pas sur nous, on ne pleure pas les martyrs ! »

La salle des séances était trop étroite pour les recevoir. On les jugea, en plein air, sous les fenêtres de l'Hôtel-de-Ville. Les cinq juges, dans le costume et dans l'appareil de leurs fonctions, parurent au balcon, se firent lire la liste des noms, feignirent de délibérer et prononcèrent un arrêt général ; formalité de mort qui donnait à l'assassinat en masse l'hypocrisie d'un jugement. En vain, de ces deux cents voix, des réclamations individuelles, des protestations de patriotisme s'élevèrent vers les juges et vers le peuple. Les juges inflexibles et le peuple sourd n'y répondirent que par le silence ou par le mépris. La colonne pressée par les soldats reprit sa marche vers le pont Morand. A l'entrée du pont, l'officier qui commandait le convoi compta les prisonniers pour s'assurer qu'aucun n'avait échappé dans la marche. Au lieu de deux cent neuf, il en trouva deux cent dix. Il y avait plus de présents que de condamnés. Lequel était l'innocent ? lesquels étaient les coupables ? qui serait légalement mis à mort ? qui allait être assassiné sans jugement ? L'officier sentit l'horreur de sa situation, arrêta la colonne et envoya transmettre son doute à Collot-d'Herbois. La solution de ce scrupule aurait exigé un nouvel examen. Cet examen aurait ajourné la mort des deux cent neuf ; le peuple était là, la mort attendait : « Qu'importe un de plus ! répondit Collot-d'Herbois, un de plus vaut mieux qu'un de moins. D'ailleurs, » ajouta-t-il pour se laver les mains de ce meurtre, « celui qui mourra aujourd'hui ne mourra pas demain. Qu'on achève ! »

Le surnuméraire du supplice était un Jacobin avéré qui remplissait l'air de ses cris et qui protestait en vain contre l'erreur.

 

XIII.

La colonne reprit sa marche en chantant :

« Mourir pour sa patrie »

Est le sort le plus beau, le plus digne d'envie ! »

Les strophes, chantées d'une voix martiale par les jeunes gens, cadençaient la marche de la colonne. Elle s'arrêta entre les saules sur la chaussée étroite trempée encore du sang de la veille. Les tranchées moins profondes, recouvertes d'une terre fraîche et mobile, attestaient que les fosses n'étaient qu'à demi comblées et qu'elles attendaient d'autres cadavres. Un long câble était tendu d'un saule à l'autre. On attacha chaque détenu à ce câble par l'extrémité de la corde qui lui liait les mains derrière le dos. Trois soldats furent placés à quatre pas de distance, en face de chacun des condamnés, la cavalerie distribuée en pelotons en arrière. Au commandement de feu ! les neuf cent trente soldats tirèrent à la fois trois coups sur chaque poitrine. Un nuage de fumée enveloppe un moment la scène. Ce nuage se fond, s'élève et laisse voir à côté des cadavres couchés sur le sol ou suspendus au câble plus de cent jeunes gens encore debout. Les uns, le regard égaré, semblent pétrifiés par la terreur ; les autres, à demi frappés, supplient leurs bourreaux de les achever : quelques-uns, dégagés du câble par les balles qui ont brisé leurs cordes, rampent à terre ou s'enfuient en chancelant à travers les saules. Les spectateurs consternés, les soldats attendris détournent les yeux pour les laisser fuir. Grandmaison, qui préside ce jour-là à l'exécution, ordonne à la cavalerie de poursuivre les blessés. Atteints par les dragons et hachés de coups de sabre, ils roulèrent tous sous les pieds des chevaux. Un seul, nommé Merle, maire de Mâcon, patriote, mais dévoué à la Gironde, parvint à se traîner tout sanglant jusque dans des roseaux du marécage. Les cavaliers se détournèrent par pitié et feignirent de ne pas le voir. Le fugitif reprit sa course vers le fleuve. Il allait se jeter dans un bateau pour rentrer inaperçu dans la ville, quand un groupe de Jacobins impitoyables le reconnut au sang qui ruisselait de sa main mutilée, et le précipita vivant dans le Rhône ; mort à la fois, dans la même heure, de la double mort de l'eau et du feu.

Les soldats achevèrent à regret, à coups de crosse et de baïonnette, les victimes expirantes sur la chaussée. La nuit, qui tombait, étouffa les gémissements. Le lendemain, quand les fossoyeurs vinrent ensevelir les cadavres, plusieurs palpitaient encore. Quelques-uns survivaient aux coups mal assenés. Les pionniers assommèrent les survivants, à coups de pioche, avant de les recouvrir de la boue sanglante des fossés. « Nous avons ranimé, » écrivait, le soir, Collot d'Herbois à la Convention, « l'action d'une justice républicaine, c'est-à-dire prompte et terrible comme la volonté du peuple : elle doit frapper comme la foudre et ne laisser que des cendres. » La Révolution avait trouvé ses Attila.

 

XIV.

Montbrison, Saint-Étienne, Saint-Chamond, toutes ces colonies lyonnaises, étaient le théâtre des mêmes atrocités ou fournissaient les mêmes victimes. Le représentant du peuple, Javogues, avait installé la guillotine à Feurs. Un tribunal révolutionnaire dirigé par lui imprimait à l'instrument du supplice la même activité qu'à Lyon. Les provinces riveraines de la Haute-Loire étaient purgées de tout le sang aristocrate, royaliste, fédéraliste, qui coulait à flots sous la hache. La hache, comme à Lyon, parut trop lente. Le feu de la foudre remplaça l'arme blanche du supplice. Une magnifique allée de tilleuls, avenue du château du Rosier, qui servait de promenade et de site aux fêtes de la ville de Feurs, fut convertie en lieu d'exécution, comme les saules funèbres des Brotteaux. On y fusillait jusqu'à vingt-deux personnes par jour. La même impatience de mort semblait posséder les bourreaux et les victimes : les uns avaient la frénésie du meurtre, les autres l'enthousiasme de la mort. L'horreur de vivre avait enlevé son horreur au trépas. Les jeunes filles, les enfants demandaient à tomber à côté de leurs pères ou de leurs proches fusillés. Chaque jour les juges avaient à repousser ces supplications du désespoir implorant le supplice de mourir, moins affreux que le supplice de survivre. Tous les jours ils accordaient ou prévenaient ces demandes. La barbarie des proconsuls n'attendait pas le crime : ils le préjugeaient dans le nom, dans l'éducation, dans le rang. Ils frappaient pour les crimes futurs. Ils devançaient les années. Ils immolaient l'enfance pour ses opinions à venir, la vieillesse pour ses opinions passées, les femmes pour le crime de leur tendresse et de leurs larmes. Le deuil était interdit, comme sous Tibère. Plusieurs furent suppliciés pour avoir eu un visage triste et un vêtement lugubre. La nature était devenue une accusation. Pour être pur il fallait l'avoir répudiée. Toutes les vertus étaient à contre-sens du cœur humain. Le jacobinisme des proconsuls de Lyon avait bouleversé les instincts de l'homme. Le faux patriotisme avait renversé l'humanité. Des traits touchants et sublimes brillèrent dans ces saturnales de la vengeance. L'âme humaine s'éleva à la hauteur tragique de ces drames. L'héroïsme éclatait dans tous les âges, dans tous les sexes. L'amour brava les bourreaux. Le cœur révéla des trésors de tendresse et de magnanimité.

 

XV.

Le jeune Dutaillon, âgé de quinze ans, conduit à la mort avec sa famille, se réjouit, au pied de l'échafaud, de n'être séparé de son père que par l'intervalle d'un coup de hache. « Il me garde ma place là-haut, ne le faisons pas attendre ! » dit-il au bourreau.

Un fils de M. de Rochefort est conduit avec son père et trois de ses parents dans l'avenue du Rosier à Feurs pour y être fusillé. Le peloton fait feu. Trois condamnés tombent. L'enfant, préservé par la pitié des soldats, n'est pas atteint. « Grâce, grâce pour lui ! » s'écrient les spectateurs attendris. « Il n'a que seize ans, il peut devenir un bon citoyen ! » Les exécuteurs hésitent, Javogues promet la vie. « Non, non, point de votre grâce, plus de votre vie ! » s'écrie l'enfant en embrassant le corps sanglant de son père. « Je veux la mort ! Je suis royaliste ! Vive le roi ! »

La fille d'un ouvrier, d'une beauté éclatante, est accusée de ne pas vouloir porter la cocarde républicaine. « Pourquoi t'obstines-tu, » lui dit le président, à ne pas vouloir porter le signe rédempteur du peuple ? — Parce que vous le portez, » répond la jeune fille. Le président Parrein, admirant ce courage et rougissant d'envoyer tant de jeunesse à la mort, fait signe au guichetier, placé derrière l'accusée, d'attacher une cocarde à ses cheveux. Mais elle, s'apercevant du geste, arrache la cocarde avec indignation, la foule aux pieds et marche à la mort.

Une autre, dont la mitraille a immolé la veille tout ce qui l'attache à la vie, fend la foule, s'agenouille éplorée au pied du tribunal et supplie les juges de la condamner : « Vous avez tué mon père, mes frères, mon fiancé, » s'écrie-t-elle, « je n'ai plus ni famille, ni amour, ni destinée ici-bas ! Je veux la mort ! Ma religion me défend de mourir de ma propre main : faites-moi mourir ! »

Un jeune détenu, nommé Couchoux, condamné à mourir le lendemain avec son père âgé de quatre-vingts ans et privé de l'usage de ses jambes, est jeté, pour attendre l'heure de l'échafaud, dans les caves de l'Hôtel-de-Ville. Pendant la nuit il découvre le moyen de s'échapper par un égout qui communique du souterrain au lit du fleuve. Sur de l'issue, il revient chercher son père. Le vieillard fait de vains efforts pour se soutenir, succombe à moitié chemin et conjure son fils de sauver sa vie en l'abandonnant a son sort. « Non, » dit le jeune homme, « nous vivrons ou nous périrons ensemble ! » Il charge son père sur ses épaules, avance en rampant dans le souterrain, et, fuyant avec son fardeau à la faveur des ténèbres, il trouve un bateau sur le bord du Rhône, s'y jette avec son père et parvient à le sauver avec lui.

Une femme de vingt-sept ans, que l'amour avait exaltée jusqu'à l'héroïsme, pendant le siège, et qui avait combattu avec l'intrépidité d'un soldat, madame Cochet, harangua le peuple du haut de la charrette qui la conduisait au supplice : « Vous êtes des lâches, disait-elle, d'immoler une femme qui a fait son devoir en combattant pour vous défendre de l'oppression ! Ce n'est pas la vie que je regrette, c'est l'enfant que je porte dans mon sein. Innocent, il partagera mon supplice Les monstres, » ajoutait-elle en montrant de la main son sein qui attestait son état de grossesse, « ils n'ont pas voulu attendre quelques jours, ils ont craint que je n'enfantasse un vengeur de la liberté ! » Le peuple, ému par la maternité de cette héroïne, par sa jeunesse, par sa beauté, la suivait en silence. Un cri de grâce sortit de la foule ; mais le bruit du couteau qui tranchait deux vies interrompit ïa tardive clameur du peuple. Quarante-cinq têtes furent emportées ce jour-là dans le tombereau de l'exécuteur. Pour contrebalancer ces mouvements de pitié dans la multitude, des applaudisseurs à gages étaient recrutés par les proconsuls et placés aux fenêtres de la place, comme dans les loges du Cirque, pour insulter les mourants et pour battre des mains aux supplices.

 

XVI.

Une jeune fille de dix-sept ans, d'une beauté virile, et qui rappelait Charlotte Corday, avait combattu avec ses frères et son fiancé dans les rangs des canonniers lyonnais. La ville entière admirait son intrépidité. Précy la citait en exemple à ses soldats. Sa modestie égalait son courage. Elle ne trouvait son héroïsme qu'au feu. Elle n'était ailleurs qu'une vierge. Son nom était Marie Adrian. « Quel est ton nom ? » lui demanda le juge frappé de sa jeunesse et ébloui de ses charmes. « Marie, » répondit la jeune accusée ; « le nom de la mère du Dieu pour qui je vais mourir. — Quel est ton âge ? — Dix-sept ans, l'âge de Charlotte Corday. — Comment, à ton âge, as-tu pu tirer le canon contre ta patrie ? — C'était pour la défendre. — Citoyenne, » lui dit un des juges, « nous admirons ton courage. Que ferais-tu si nous t'accordions la vie ? — Je vous poignarderais comme les bourreaux de ma patrie, » répondit-elle en relevant la tête. Elle monta en silence, et les yeux baissés, les degrés de l'échafaud, plus intimidée des regards de la foule que de la mort. Elle refusa la main que le bourreau lui tendait pour assurer ses pas et cria deux fois « Vive le roi ! » En la dépouillant de ses vêtements, le bourreau trouva sur sa poitrine un billet écrit avec du sang : c'était l'adieu de son fiancé, mitraillé quelques jours avant aux Brotteaux : « Demain, à cette même heure, je ne serai plus, » disait-il à sa fiancée. « Je ne veux pas mourir sans te dire encore une fois : Je t'aime. On m'offrirait ma grâce pour dire le contraire que je la refuserais. Je n'ai pas d'encre, je me suis ouvert la veine pour t'écrire avec mon sang. Je voudrais le confondre avec le tien pour l'éternité. Adieu, ma chère Marie. Ne pleure pas, pour que les anges te trouvent aussi belle que moi dans le ciel. Je vais t'attendre. Ne tarde pas ! » Les deux amants ne furent séparés que de vingt-quatre heures dans la mort. Le peuple sut admirer et non pardonner.

Les supplices en masse ne cessèrent que par le dégoût des soldats, indignés d'être transformés en bourreaux. Les supplices individuels se multiplièrent jusqu'à user les haches et à lasser les exécuteurs. « As-tu besoin d'un bourreau plus actif ? » écrivait le Jacobin Achard à Collot-d'Herbois : « je m'offre moi-même. » Les corps sans sépulture échoués sur les plages du Rhône infectaient ses rives et menaçaient d'une contagion. Les villes et les villages du littoral se plaignaient à la Convention de la fétidité de l'air et de la souillure de l'eau qui descendait de Lyon. Les Jacobins et les représentants étaient sourds. Ils ranimèrent, dans des banquets patriotiques, leur fureur. Dorfeuille, Achard, Grandmaison, les juges, les administrateurs, les satellites y burent à la rapidité de la mort et à l'énergie du bourreau. Parodiant la cène du Christ, ils se passèrent, de main en main, une coupe pleine de vin et s'encouragèrent à la vider. « C'est la coupe de l'égalité, » s'écria Grandmaison, « c'est ici le sang des rois, prenez et buvez ! — Républicains ! » reprit Dorfeuille, « ce banquet est digne du peuple souverain. Réunissons-nous, administrateurs, états-majors, membres des tribunaux, fonctionnaires publics, chaque décade, pour boire ensemble, dans le même calice, le sang des tyrans ! »

Collot-d'Herbois, rappelé à Paris par les premiers murmures de l'opinion contre ces immolations en masse, se justifia aux Jacobins : « On nous appelle anthropophages ! » disait-il. « Ce sont les aristocrates qui parlent ainsi. On examine avec scrupule comment meurent les contre-révolutionnaires ! On affecte de répandre qu'ils ne sont pas morts du premier coup ! Le Jacobin Châlier est-il mort, lui, du premier coup ? La moindre goutte d'un sang patriote me retombe sur le cœur. Je n'ai point de pitié pour les conspirateurs. Nous en avons fait foudroyer deux cents à la fois. On nous en fait un crime ! Et ne sait-on pas que c'est encore là une marque de sensibilité ? La foudre populaire les frappe et ne laisse que le néant et les cendres ! » Les Jacobins applaudissaient.

Fouché, demeuré à Lyon pour continuer l'épuration du Midi, écrivait à Collot-d'Herbois pour se féliciter avec lui de leur commun triomphe : « Et nous aussi nous combattons les ennemis de la république à Toulon en offrant à leurs regards des milliers de cadavres de leurs complices. Anéantissons d'un seul coup dans notre colère tous les rebelles, tous les conspirateurs, tous les traîtres ! Exerçons la justice à l'exemple de la nature ! Vengeons-nous en peuple ! Frappons comme le tonnerre ! et que la cendre même de nos ennemis disparaisse du sol de la liberté ! Que la république ne soit qu'un volcan ! Adieu, mon ami ! Des larmes de joie coulent de mes yeux ; elles inondent mon âme. Nous n'avons qu'une manière de célébrer nos victoires : nous envoyons ce soir deux cent treize rebelles sous le feu de la foudre. »

Cependant, même à Lyon, quelques âmes républicaines osaient respirer librement l'humanité, flétrir le crime et accuser les bourreaux. Des citoyens non suspects s'adressèrent à Robespierre comme au modérateur de la république. On savait, par la correspondance de Couthon avec quelques patriotes de Lyon, que Robespierre s'indignait au comité de salut public des proscriptions de Collot-d'Herbois et de Fouché, et de l'anéantissement de la seconde ville de France. « Ces Marius de théâtre, » disait-il dans son intimité chez Duplay, en faisant allusion au métier de proconsul, « ne régneront bientôt plus que sur des ruines. » Fouché, dans ses lettres à Duplay, s'efforçait de circonvenir Robespierre, et présentait Lyon comme une contre-révolution permanente. On connaissait, dans toute la république, les dissentiments secrets qui couvaient déjà, dans le comité de salut public, entre le parti de Robespierre et le parti de Collot-d'Herbois ; que les uns cherchaient dans la Révolution un ordre social sous les ruines, que les autres n'y cherchaient que des rapines et des vengeances. Quelques républicains du parti de Robespierre se réunissaient mystérieusement à Lyon, épiant le moindre retour de l'opinion publique. L'un d'entre eux, nommé Gillet, osa signer la lettre de tous. « Citoyen représentant, » disait cette lettre à Robespierre, « j'ai habité les caves et les catacombes, j'ai souffert la faim et la soif pendant le siège de ma patrie ; encore un jour ou deux je périssais victime de mon attachement à la cause de la Convention, qui est à mes yeux le centre d'union des bons citoyens. J'ai donc le droit de parler aujourd'hui de justice et de modération en faveur de mes ennemis. Ceux qui portent ici atteinte à la liberté des cultes sont maintenant les vrais coupables. Hâte-toi, citoyen, de faire rendre un décret qui les condamne à mort et qui en purge la terre de la liberté. Le mal est grand, la plaie est profonde ; il faut une main violente et prompte. Nos campagnes sont dans la stupeur. Le laboureur sème avec la certitude de ne point moissonner. Le riche cache son or et n'ose faire travailler l'indigent. Tout commerce est suspendu. Les femmes, étouffant l'instinct de la nature, maudissent le jour où elles sont devenues mères. Le mourant appelle son pasteur pour entendre de sa bouche une parole de consolation et d'espérance, et le pasteur est menacé de la guillotine s'il va consoler son frère. Les églises sont dévastées, les autels renversés par des brigands qui prétendent marcher au nom de la loi, tandis qu'ils ne marchent que par les ordres de brigands comme eux ! Grand Dieu ! à quels temps sommes-nous arrivés ! Tous les bons citoyens, ou presque tous, bénissaient la Révolution, et tous la maudissent et regrettent la tyrannie. La crise est telle que nous sommes à la veille des plus grands malheurs. Les éclats de la bombe que l'on charge dans ces contrées extermineront peut-être la Convention tout entière si tu ne te hâtes de l'éteindre !... Médite, Robespierre, ces vérités que j'ose signer, dussé-je périr pour les avoir écrites ! »

 

XVII.

Ces remords des républicains purs étaient étouffés à Paris par les cris de démence du parti d'Hébert, de Chaumette, de Collot-d'Herbois. Robespierre, Couthon, Saint-Just, qui n'osaient attaquer encore ce parti, se turent. Ils attendirent que l'indignation publique fût assez soulevée, pour la rejeter sur les terroristes. Mais pendant que les cendres de Lyon s'éteignaient dans ces flots de sang, l'incendie de la guerre civile se rallumait à Toulon.

Toulon, le port le plus important de la république, ville ardente et mobile, comme le soleil et la mer du Midi, avait passé rapidement de l'excès du jacobinisme au découragement et au dégoût de la Révolution. Imitant les mouvements de Marseille aux approches du 10 août, Toulon avait lancé contre Paris l'élite de sa jeunesse, mêlée à l'écume de sa population. La Provence avait apporté sa flamme à Paris ; mais la même fougue qui avait rendu les Provençaux si terribles contre le trône de Louis XVI, les rendait incapables de se plier longtemps au joug d'une république centrale et uniforme comme celle que Robespierre, Danton, les Cordeliers, les Jacobins voulaient fonder. Ces anciennes colonies indépendantes, jetées par les Phocéens et les Grecs sur les plages de la Provence, avaient conservé quelque chose de la perpétuelle agitation et de l'insubordination de leurs flots. Le spectacle de la mer rend l'homme plus libre et plus indomptable. Il voit sans cesse l'image de la liberté sur ses vagues, et son âme contracte l'indépendance de son élément.

Les Toulonnais, comme les Bordelais et les Marseillais, penchaient vers le fédéralisme de la Gironde. La fréquentation des officiers de la flotte, presque tous royalistes ; la domination des prêtres, tout-puissants sur les imaginations du Midi ; les outrages et les martyres que subissait, sous le règne des Jacobins, la religion ; l'indignation contre les excès révolutionnaires que l'armée de Carteaux avait commis à Marseille ; cette grande scission, enfin, d'une république qui se brisait en factions et qui égorgeait ses fondateurs, tout provoquait Toulon à l'insurrection.

 

XVIII.

La flotte anglaise de l'amiral Hood, qui croisait dans la Méditerranée, entretenait ces dispositions par des correspondances secrètes avec les royalistes de Toulon. Cette flotte se composait de vingt vaisseaux de ligne et de vingt-cinq frégates. L'amiral Hood se présentait aux Toulonnais en allié et en libérateur, plus qu'en ennemi. Il promettait de garder la ville, le port et la flotte, non comme une conquête, mais comme un dépôt qu'il remettrait au successeur de Louis XVI, aussitôt que la France aurait étouffé ses tyrans intérieurs. L'opinion des Toulonnais passa, avec la rapidité du vent, du jacobinisme au fédéralisme, du fédéralisme au royalisme, du royalisme à la défection. Dix mille fugitifs de Marseille, chassés dans Toulon par la terreur des vengeances de la république ; l'abri de ses murailles, les batteries de ses vaisseaux, le pavillon anglais et espagnol des escadres combinées, prêtes à protéger l'insurrection, donnèrent aux Toulonnais la pensée de ce crime contre la patrie.

Des deux amiraux qui commandaient la flotte française dans le port de Toulon, l'un, l'amiral Trogoff, conspirait avec les royalistes ; l'autre, l'amiral Saint-Julien, s'efforçait de raffermir le républicanisme de ses équipages. Ainsi divisée d'esprit, la flotte se neutralisait par ses tendances contraires. Elle ne pouvait que suivre, en se déchirant, le mouvement que lui imprimerait le parti vainqueur. Placée entre une ville insurgée et une mer bloquée, elle devait être inévitablement écrasée, ou par le canon des forts, ou par le canon des Anglais, ou anéantie par les deux feux à la fois. La population de Toulon, où tant d'éléments combinés fermentaient à la fois, s'insurgea à l'approche des avant-gardes de Carteaux, avec une unanimité qui excluait même l'idée d'un remords. Elle ferma les clubs des Jacobins, immola leur chef, emprisonna les représentants du peuple Bayle et Beauvais, en mission dans ses murs, et appela les Anglais, les Espagnols et les Napolitains

A l'aspect des escadres ennemies, le représentant Beauvais se tua de sa propre main dans sa prison, La flotte française, à l'exception de quelques vaisseaux que l'amiral Saint-Julien retint quelques jours dans le devoir, arbora le drapeau blanc. Les Toulonnais, les Anglais et les Napolitains réunis, au nombre de quinze mille hommes, armèrent les forts et les approches de la ville contre les troupes de la république. Carteaux, s'avançant de Marseille à la tête de quatre mille hommes, refoula l'avant-garde ennemie des gorges d'Ollioules. Le général Lapoype, détaché de l'armée de Nice avec sept mille hommes, investit Toulon du côté opposé. Les représentants du peuple, Fréron, Barras, Albitte, Salicetti, surveillaient, dirigeaient et combattaient à la fois. Le petit nombre des républicains, l'espace immense qu'ils avaient à occuper pour investir les montagnes auxquelles Toulon est adossé, le site et les feux des forts qui protègent d'en haut cet amphithéâtre, l'inexpérience des généraux amollirent longtemps les attaques, et firent frémir la Convention de cet exemple d'une trahison impunie. Aussitôt que Lyon laissa des troupes à la disposition du comité de salut public, Carnot se hâta de les diriger sur Toulon. Il y envoya le général Doppet, le vainqueur, et Fouché, l'exterminateur de Lyon, Fouché, ainsi que ses collègues Fréron et Barras, était résolu à écraser Toulon, dût-il anéantir, avec cette ville, la marine et les arsenaux français.

Un capitaine d'artillerie, envoyé par Carnot à l'armée des Alpes, fut arrêté à son passage pour remplacer à l'armée de Toulon le commandant d'artillerie Donmartin blessé à l'attaque d'Ollioules. Ce jeune homme était Napoléon Buonaparte. Sa fortune l'attendait là. Son compatriote Salicetti le présenta à Carteaux. En peu de mots et en peu de jours il fit éclater son génie et fut l'âme des opérations. Prédestiné à faire prévaloir la force sur l'opinion et l'armée sur le peuple, on le voit apparaître pour la première fois dans la fumée d'une batterie, foudroyant du même coup l'anarchie dans Toulon, les ennemis dans la rade. Son avenir était dans cette attitude : génie militaire éclos au feu d'une guerre civile pour s'emparer du soldat, illustrer l'épée, étouffer la parole, éteindre la Révolution, et faire rétrograder la liberté d'un siècle. Gloire immense, mais funeste, que la postérité ne jugera pas comme les contemporains !

 

XIX.

Dugommier avait remplacé Carteaux. Il assembla un conseil de guerre auquel assista Bonaparte. Ce jeune capitaine, immédiatement promu au grade de chef de bataillon, réorganisa l'artillerie, rapprocha les batteries de la ville, discerna le cœur de la position, y porta ses coups, négligea le reste, marcha au but. Le général anglais O'Hara, sorti du fort Malbosquet avec six mille hommes, tombe dans un piège dressé par Bonaparte, est blessé et pris. Le fort Malbosquet, qui domine la rade, est attaqué par deux colonnes, malgré l'ordre des représentants. Bonaparte et Dugommier y entrent les premiers par une embrasure. La victoire les justifie. — « Général, » dit Bonaparte à Dugommier écrasé d'années et épuisé de fatigue, « allez dormir, nous venons de prendre Toulon. » L'amiral Hood voit, au lever du jour, les batteries françaises hérisser les pentes et se préparer à battre la rade. Le vent d'automne gémissait, le ciel se couvrait, la mer était grosse ; tout annonçait que les prochaines tempêtes de l'hiver allaient fermer la sortie de la rade aux Anglais.

A la chute du jour, des chaloupes ennemies remorquent le brûlot le Vulcain au milieu de la flotte française. D'immenses quantités de matières combustibles sont entassées dans les magasins, les chantiers et les arsenaux. Des officiers anglais, une lance de feu à la main, attendent le signal de l'incendie. Dix heures sonnent à l'horloge du port. Une fusée part au centre de la ville, monte et retombe en étincelles. C'était le signal. Les lances de feu s'abaissent sur la traînée de poudre. L'arsenal, les établissements, les approvisionnements maritimes, les bois de construction, les goudrons, les chanvres, les armements de cette flotte et de cet entrepôt naval furent en quelques heures consumés. Ce foyer, où s'engloutit la moitié de la marine de France, éclaira pendant toute une nuit les vagues de la Méditerranée, les flancs des montagnes, les camps des représentants, les ponts des vaisseaux anglais. Les habitants de Toulon, abandonnés dans quelques heures à la vengeance des républicains, erraient sur les quais. Le silence que l'horreur de l'incendie jetait dans les deux camps n'était interrompu que par l'explosion des magasins à poudre, de seize vaisseaux et de vingt frégates qui lançaient leurs membrures et leurs canons dans les airs avant de s'engloutir dans les flots. Le bruit du départ des escadres combinées et de la reddition de la ville s'était répandu dans la population. Quinze mille Toulonnais et Marseillais réfugiés, hommes, femmes, enfants, vieillards, blessés, infirmes, étaient sortis de leurs demeures et se pressaient sur la plage, se disputant la place, dans les embarcations qui les transportaient aux vaisseaux anglais, espagnols, napolitains. La mer furieuse et les flammes qui couraient entre les lames rendaient le transport des fugitifs plus périlleux et plus lent. A chaque instant les cris d'un canot qui sombrait et les cadavres rejetés sur le rivage décourageaient les matelots. Les débris embrasés de l'arsenal et de la flotte pleuvaient sur cette foule et écrasaient des rangs entiers. Une batterie de l'armée républicaine labourait de ses boulets et de ses bombes le port et le quai. Les membres séparés de la même famille se cherchaient, s'appelaient à grands cris dans ce tumulte de voix et dans cet ondoiement de la foule. Des femmes perdaient leurs maris, des filles leurs mères, des mères leurs enfants. Quelques-uns, dont les parents étaient déjà embarqués, mais qui les croyaient encore dans la ville, refusaient de monter dans les canots, se roulaient de désespoir sur la plage et se cramponnaient à la terre, refusant de fuir sans les êtres qu'ils aimaient. Quelques-uns se sacrifièrent et se précipitèrent à la mer pour alléger les chaloupes trop chargées et pour sauver, par ce suicide, leurs enfants, leurs mères, leurs femmes. Des drames touchants et terribles furent ensevelis dans l'horreur de cette nuit. Elle rappelait ces générations antiques des peuplades de l'Asie-Mineure ou de la Grèce, abandonnant en masse la terre de leur patrie et emportant, sur les flots, leurs richesses et leurs dieux à la lueur de leurs villes incendiées. Environ sept mille habitants de Toulon, sans compter les officiers et les matelots de la flotte, reçurent asile sur les vaisseaux anglais et espagnols. Le crime d'avoir livré le rivage et les armes de la France aux étrangers et d'avoir arboré le drapeau de la royauté était irrémissible. Ils dirent du sommet des vagues un dernier adieu aux collines de la Provence illuminées par les flammes qui dévoraient leurs toits et leurs oliviers. A ce moment suprême l'explosion de deux frégates qui contenaient des milliers de barils de poudre et que les Espagnols avaient oublié de submerger, éclata comme un volcan sur la ville et sur la mer. Adieu formidable de la guerre civile qui fit pleuvoir à la fois ses débris sur les vaincus et sur les vainqueurs.

Le lendemain matin, les Anglais levèrent l'ancre emmenant les vaisseaux qu'ils n'avaient pu incendier, et gagnèrent la pleine mer. Les réfugiés de Toulon furent transportés presque tous à Livourne et s'établirent pour la plupart en Toscane. Leurs familles y subsistent encore, et l'on entend des noms français de cette date, parmi les noms étrangers, sur les collines de Livourne, de Florence et de Pise.

 

XX.

Le lendemain, 20 décembre 1793, les représentants entrèrent à Toulon à la tête de l'armée républicaine. Dugommier, en montrant la ville en cendres et les maisons presque vides d'habitants, conjura les conventionnels de se contenter de cette vengeance, de supposer généreusement que tous les coupables s'étaient exilés et d'épargner le reste. Les représentants prirent en pitié la magnanimité du vieux général. Ils n'étaient pas seulement chargés de vaincre, mais de terrifier. La guillotine entra dans Toulon avec l'artillerie de l'armée. Le sang y coula autant qu'il avait coulé à Lyon. Fouché y accéléra les supplices. La Convention effaça par un décret le nom de la ville des traîtres : « Que la bombe et la mine, » dit Barrère, « écrasent les toits de tous les commerçants de Toulon, et qu'il ne reste plus sur son emplacement qu'un port militaire peuplé seulement. des défenseurs de la république ! »