HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME SEPTIÈME

 

LIVRE QUARANTE-NEUVIÈME.

 

 

I.

La république se relevait, pendant ces événements, de ses échafauds, sur les champs de bataille. A mesure qu'elle devenait plus terrible au dedans, elle devenait plus formidable au dehors. Ses frontières, entamées au nord, lui inspiraient plus de patriotisme que d'effroi. Toutes les mesures de levée en masse et d'armement général s'exécutaient avec ordre et promptitude. Carnot, qu'on appelait avec raison le Louvois de la Terreur, tenait son quartier-général au comité de salut public. Carnot était, depuis la mort de Custine, le véritable généralissime de toutes les armées de la république. Ces armées, éparses, prisonnières dans des camps, fortifiées derrière des lignes de retranchements, sans confiance dans leurs chefs, sans cohésion avec elles-mêmes, sans autre tactique qu'une résistance passive, commençaient à reprendre, sous l'ensemble, la masse et la mobilité qui font les victoires. Le génie de la Révolution, révélé à Carnot et à ses collègues du comité par les extrémités mêmes de la patrie, inventait la guerre moderne, c'est-à-dire la guerre populaire. Jusque-là la guerre avait été un art, et les campagnes des évolutions savantes, où l'habileté des généraux consumait le temps à des manœuvres stratégiques et à la prise de quelques places. Carnot en fit un instinct. Il dédaigna ces puériles tactiques, il les changea en une tactique souveraine. Cette tactique consistait à porter un peuple armé sur les frontières, à marcher droit et vite, à frapper au cœur, à négliger les petits échecs, et la perte de quelques villes, pour les grands résultats ; à donner l'enthousiasme pour discipline, et la victoire pour mot d'ordre aux armées et aux généraux. Ce système ne tarda pas à raffermir nos bataillons et à déconcerter nos ennemis.

 

II.

Jamais la faiblesse des coalitions n'apparut davantage que dans les campagnes qui suivirent celle de 1792. Les cabinets et les généraux de l'Europe semblaient ignorer le prix de deux choses que les hommes de guerre doivent se disputer avant tout : le temps et le mouvement. On a vu avec quelle lenteur l'Autriche, la Prusse et l'empire avaient formé leurs contingents armés en 1791, et avec quelles hésitations, plus semblables à la trahison qu'à la prudence, le généralissime duc de Brunswick avait abordé le territoire et tâté l'armée de Dumouriez. Si le duc de Brunswick et après lui le prince de Cobourg avaient eu pour instruction secrète d'exercer et d'aguerrir peu à peu l'armée française dans des manœuvres et dans des escarmouches qui la rendissent capable de les vaincre un jour, ils n'auraient pas eu un autre système. Au lieu de surprendre la France désarmée et divisée, de marcher en colonnes de cent ou de deux cent mille hommes sur Paris, par une de ces nombreuses trouées que la nature laisse à nos frontières dans les vallées du Rhin, ou par les plaines du nord, ces généraux avaient consumé dix-huit mois en conseils de guerre, en armements insuffisants, en tâtonnements timides ; n'opposant presque jamais à nos bataillons que des bataillons en nombre égal ou inférieur, et n'avançant que pour se replier, comme si la France eût été un sol brûlant qui dût dévorer le pied de leurs soldats et de leurs chevaux. Le génie de la liberté devait de tels ennemis à la Révolution. Des alliés secrets ne lui eussent pas été plus utiles.

La rivalité des cabinets ne contribuait pas moins que le défaut de génie des généraux à donner ainsi du temps à la France. Aucun concert sérieux n'existait entre eux. Aucune des puissances ne voulait aider l'autre à trop vaincre. Elles craignaient toutes la victoire autant et plus peut-être que la défaite. Elles se bornaient donc à garder le décorum de la guerre contre nous, à défendre leurs territoires, à menacer çà et là quelques-unes de nos places, à combattre une à une par armées isolées et jamais d'ensemble ; laissant Dumouriez voler, avec ses meilleurs bataillons, de la Champagne délivrée à la Belgique conquise, voyant tomber le trône, juger le roi, surgir la république, immoler la reine, éclater les explosions de Paris jusque sur leurs trônes, sans se rallier sous le danger commun. Pourquoi cette différence entre la coalition et la France ? C'est que l'enthousiasme soulevait la France, et que l'égoïsme enchaînait les membres languissants de la coalition. La France se levait, combattait, mourait pour le principe de la liberté dont elle sentait la sainteté dans sa cause, et dont elle voulait être l'apôtre et le martyr.

Si la coalition, se dévouant au principe de la monarchie, avec le sentiment désintéressé de peuples et de cabinets qui défendent un autre ordre social, avait mis sa cause générale au-dessus de ses intérêts de cour, la lutte eût été plus terrible et peut-être la cause de la monarchie aurait-elle triomphé ! Mais l'intérêt général des trônes n'était, dans le langage officiel de la coalition, qu'un mot, qui masquait des rivalités en Allemagne et des ambitions territoriales en France et en Pologne. Chacune des puissances poussait ou retenait l'autre dans des vues particulières, et souvent perfides. Elles avaient toutes un tout autre but que l'étouffement de la révolution à Paris. De là l'incohérence, les temporisations, les démonstrations sans effet, les retraites sans cause, les marches sans but, les combats partiels, et à la fin la honte commune. Il n'est pas donné à l'égoïsme de produire les miracles du dévouement. Les ambitions font les soldats : les principes seuls font les héros.

 

III.

La Pologne, déchirée par ses dernières dissensions, touchait à un second partage. La Russie, la Prusse et l'Autriche, plus attentives à la Pologne qu'à la France, s'entre-regardaient sans cesse, pour empêcher que l'une de ces trois puissances ne s'emparât seule de la proie, pendant la distraction des autres. La Russie, sous prétexte d'observer les Turcs, et d'étouffer la révolution dans la Pologne méridionale, n'envoyait point de contingent à la coalition. Elle se bornait à tenir une flotte dans la Baltique pour empêcher que les neutres n'apportassent des secours, des vivres et du fer dans les ports français. La politique de la cour de Vienne était amortie par le baron de Thugut, nommé récemment premier ministre.

Le baron de Thugut, fds d'un batelier de Lentz, remarqué pour ses facultés précoces par Marie-Thérèse, élevé par elle dans la diplomatie, longtemps employé à des négociations secrètes à Constantinople, à Varsovie, à Pétersbourg, avait résidé à Paris pendant les orages de la Révolution. Il en goûtait les principes, en connaissait les acteurs, et passait pour avoir respiré, dans ce foyer, les miasmes contagieux de la philosophie et de la liberté. Thugut, affilié aux sociétés secrètes, comme le duc de Brunswick, ne voulait pas éteindre, mais modérer seulement le feu de la révolution que la France couvait pour le monde. D'accord en cela avec Joseph II, cet empereur philosophe, il avait passé du service de ce prince au service de François II, prince anti-révolutionnaire.

Thugut, pour flatter le nouvel empereur, avait conseillé la guerre à la France, mais il avait fait nommer, pour conduire la guerre, le prince de Cobourg, entièrement soumis à sa direction occulte. Thugut contenait donc la guerre tout en la déclarant.

Depuis la victoire de Nerwinde, le cabinet de Vienne et le prince de Cobourg s'étaient plus occupés de raffermir la domination autrichienne en Belgique que de poursuivre leurs succès contre la France. Dampierre avait succédé à Dumouriez. Ayant reçu l'ordre de la Convention d'attaquer l'armée autrichienne, campée entre Maubeuge et Saint-Amand, Dampierre obéit sans espoir, et marcha à l'ennemi couvert par des bois, des abatis et des redoutes. Cinq fois nos colonnes d'attaque reculèrent en désordre devant Clairfayt, le plus énergique des généraux de Cobourg. A la sixième attaque, Dampierre, à la tête d'un détachement d'élite, s'élança à cheval sur une redoute. — « Où courez-vous, mon père ! » lui crie son fils, qui lui servait d'aide-de-camp ; « vous allez à une mort inutile et certaine. — Oui, mon ami, lui répond son père, mais j'aime mieux mourir au champ d'honneur que sous le couteau de la guillotine ! » A peine le général avait-il proféré ces mots, qu'un boulet de canon lui emporta la cuisse et le jeta expirant sur la poussière.

 

IV.

Le prince de Cobourg, stimulé en vain par Clairfayt, et par le duc d'York qui commandait l'armée anglo-hanovrienne combinée, ne poursuivit pas l'armée française, et la laissa reprendre tranquillement la position forte du camp de César. En douze jours les coalisés auraient pu camper sur les hauteurs de Montmartre. L'Autriche ne voulait ni trop vaincre ni être trop vaincue, la Prusse le voulait encore moins. Uniquement occupée d'abaisser en Allemagne l'influence de l'Autriche, de ronger l'empire d'un côté, de s'assimiler la Pologne de l'autre, le cabinet de Berlin suivait la même politique qui lui avait fait lancer timidement et retirer honteusement ses armées en Champagne l'année précédente. Le duc de Brunswick, toujours à la tête des forces prussiennes, s'était contenté de reprendre Mayence. Imposante, nombreuse, mais presque immobile, l'armée prussienne était en observation plutôt qu'en campagne.

Le roi de Prusse, les yeux toujours tournés sur la Pologne, était dans son camp. Lord Beauchamp, négociateur anglais, vint de Londres gourmander l'indécision de ce prince et lui faire signer un traité d'alliance avec l'Angleterre. Les deux puissances s'y garantissaient respectivement leurs États contre la France.

Cependant le prince de Cobourg ayant pris Condé et déclaré qu'il l'occupait pour l'empereur et par droit de conquête, le cabinet prussien s'indigna d'être dupe des dessins ambitieux de l'Autriche et de l'Angleterre, et médita de nouvelles défections. Des paroles d'intelligence et des combinaisons de paix furent plusieurs fois échangées entre les généraux français Biron et Custine, et l'agent confidentiel du roi de Prusse, l'habile et insinuant Luchesini. On se combattait comme des peuples qui doivent se réconcilier bientôt.

Tout à coup le roi de Prusse partit inopinément pour la Pologne. L'Angleterre seule s'obstina à la lutte à mort contre la France. Elle avait pour cela deux motifs : l'un tout matériel, l'autre tout moral. Rivale de la France sur les mers, dans les colonies et aux Indes orientales, disputant aux vaisseaux français la navigation et le commerce des mers, l'anéantissement de la marine française et l'occupation de nos ports dans la Méditerranée ou dans la Manche étaient pour elle une ambition trop naturelle et une trop riche dépouille de la guerre pour qu'elle ne les convoitât pas. D'un autre côté, bien que les théories libérales établissent, entre les esprits pensants des deux peuples, une sorte de fraternité et de solidarité ; cependant, comme la liberté anglaise est tout aristocratique, et que la liberté française s'annonçait de plus en plus comme entièrement démocratique, l'instinct de l'aristocratie britannique s'indignait et s'effrayait de l'exemple d'une démocratie victorieuse, qui voulait se passer d'aristocrates comme de rois. Cette aristocratie britannique se sentait menacée dans son principe. D'abord indifférente à la chute du trône et aux humiliations du roi, la république lui était devenue odieuse depuis que la France prétendait couronner la souveraineté du peuple. Les doctrines des Jacobins paraissaient des blasphèmes contre les institutions héréditaires de la Grande-Bretagne. Le triomphe de ces doctrines à Paris et sur le continent était, à ses yeux, la subversion de toute société connue. L'Angleterre soufflait ses terreurs et sa haine à toute l'Europe. Elle rangeait le monde en cordon sanitaire autour de ce foyer d'égalité. Elle nouait et renouait sans cesse le faisceau, toujours relâché, et souvent rompu, de la coalition. M. Pitt, qui fut pour son pays le génie personnifié de l'aristocratie, y était tout-puissant parce qu'il avait compris le premier ses périls. En vain l'opposition plus déclamatoire que solide de M. Fox et de ses amis persistait à blâmer la guerre et à contester les subsides. L'opinion britannique abandonnait ces amis obstinés de la Révolution française, depuis que cette révolution tuait ses rois et ses reines et proscrivait ses premiers citoyens. Robespierre décréditait Fox. La guerre contre la France perdait, aux yeux des Anglais, le caractère de guerre d'ambition ou de guerre politique, et devenait la guerre sociale. M. Pitt obtenait tout, parce qu'il passait pour tout sauver.

 

V.

Le réseau des alliances contre-révolutionnaires de M. Pitt s'étendait désormais à tout le continent. Ce ministre avait pour alliés l'Espagne, arrachée au pacte de famille par le détrônement des Bourbons de France ; la Russie et la Hollande, qui lui répondaient de la Suède et du Danemark ; la Prusse, engagée par le traité du 14 juillet dernier ; l'Autriche, l'Empire, la plupart des princes indépendants de l'Allemagne, Naples, Venise, la Turquie enfin, qui avait refusé, à sa sollicitation, de recevoir l'ambassadeur français, Sémonville. Les cantons suisses eux-mêmes, et surtout Berne et les petits cantons travaillés par ses agents et irrités par le meurtre des malheureux enfants de la Suisse, au 10 août, faisaient arrêter les envoyés français, Maret et Sémonville, sur le lac Majeur, et les livraient à l'Autriche, qui les emprisonnait dans ses casemates. Ainsi, malgré les tiraillements intérieurs de la coalition et l'antagonisme secret des trois principales puissances qui la composaient, l'Angleterre parvenait à la tenir en bataille plus qu'en campagne sur la Moselle et sur le Rhin, et elle soldait les efforts qu'elle lui arrachait contre nous.

Le duc d'York, fils du roi, prince brave, et militaire instruit, commandait, à l'extrémité de la ligne du prince de Cobourg, une armée anglo-hanovrienne mêlée de quelques corps autrichiens et hessois. Le duc d'York s'impatientait de la lenteur et de la timidité du généralissime. La seule armée qui pût défendre encore la Convention était campée en avant d'Arras. Le passage de la Somme pouvait seul arrêter un moment les deux cent mille combattants que le prince de Cobourg pouvait porter sur Paris. Des plénipotentiaires envoyés de Vienne et de Berlin à Londres y délibérèrent avec M. Pitt et le cabinet anglais sur le plan de campagne. Au lieu de concentrer les forces de la coalition et de marcher en masse sur la Somme, on prit un parti plus conforme à l'esprit de division et d'incertitude qui neutralisait les cabinets et qui prévenait les grands résultats.

M. Pitt, à qui les dispositions des cours étaient trop connues et qui n'en attendait aucun effort énergique et sincère, voulut au moins assurer à l'Angleterre un point à la fois maritime et territorial sur le sol français. Le siège de Dunkerque fut résolu.

L'amiral Maxbridge eut ordre de faire préparer une escadre pour foudroyer la place pendant que le duc d'York l'attaquerait par terre. L'armée anglo-hanovrienne s'avança par Furnes et se divisa en deux corps, dont l'un, sous le commandement du duc d'York, assiégea Dunkerque ; l'autre, sous les ordres du maréchal Freytag, occupa la petite ville d'Hondschoote, et couvrit ainsi l'armée assiégeante. Ces deux armées comptaient au moins trente-six mille combattants. Elles étaient liées à l'armée du prince de Cobourg par le corps d'armée du prince d'Orange, fort de seize mille combattants.

 

VI.

Le général Houchard, qui commandait en chef l'armée française du Nord, reçut de Carnot l'ordre de délivrer Dunkerque à tout prix. Cette place, hors d'état de se soutenir longtemps, faisait des prodiges de patriotisme et de courage pour échapper à l'humiliation de se rendre aux Anglais. Jourdan, chef de bataillon peu de jours avant, aujourd'hui général par l'inspiration de Carnot, commandait un corps de dix mille hommes campés sur les hauteurs de Cassel, à cinq lieues de Dunkerque. Informé des projets de l'ennemi sur cette ville, il y était accouru, avait présidé aux dispositions de défense et, en retournant à sa division de Cassel, il avait laissé le commandement de Dunkerque au général Souham.

Un officier dont le nom ne devait pas tarder à éclater dans nos guerres, Lazare Hoche assistait le général Souham dans les soins de la défense. Ce jeune homme se signalait au coup d'œil de Carnot par une ardeur et par une intelligence qui sont le crépuscule des grands hommes.

Carnot détacha quinze mille hommes des meilleurs soldats de l'armée du Rhin et les envoya au général en chef de l'armée du Nord pour donner du nerf aux nouvelles recrues qui composaient en masse cette armée. Carnot vint lui-même apporter à Houchard l'esprit et le plan des opérations difficiles dont le comité de salut public le chargeait.

Houchard s'avança, à la tête de quarante mille hommes, contre la ligne des Anglais. En passant à Cassel, il rallia les dix mille hommes de Jourdan et marcha sur Hondschoote. Le duc d'York et le maréchal Freytag s'étaient fortifiés dans cette position. Leur flanc droit s'appuyait sur Bergues, leur gauche sur Furnes, leur centre sur les moulins, les redoutes, les haies, les murs crénelés dont ils avaient à loisir hérissé Hondschoote. Ils étaient adossés ainsi à l'immense marais de Moërs. Ce marais s'étend entre Hondschoote et la mer. Des chaussées faciles à couper y assuraient leur retraite ou leur communication avec le corps sous Dunkerque. Il semblait impossible d'aborder les ennemis dans cette position.

Le duc d'York, Freytag, Walmoden, se reposaient avec une entière sécurité sur la force de cette assiette et sur le nombre de leurs troupes. Ils ne cessaient cependant d'accuser la lenteur de l'amiral Maxbridge à exécuter les ordres de M. Pitt et à conduire devant Dunkerque l'escadre qui devait seconder les assiégeants. Cette escadre ne paraissait pas en mer. Une flottille de chaloupes canonnières françaises embossées dans la grande rade de Dunkerque labourait incessamment de ses projectiles les dunes de sable où campait l'armée anglaise.

 

VII.

Le 6 août, les avant-postes des deux armées se heurtèrent à Rexpoëde, gros village entre Cassel et Hondschoote. Jourdan, dispersant tout ce qui se trouvait devant lui, avait balayé la route et les villages jusque-là, et faisait halte pour passer la nuit. Trois bataillons occupaient le village. Le corps principal de Jourdan campait en arrière, la cavalerie bivouaquait dans les prairies et dans les jardins. A la chute du jour, le général Freytag et le prince Adolphe, un des fils du roi d'Angleterre, qui précédaient de quelques pas leurs troupes, tombèrent dans ces bivouacs et furent faits prisonniers par les Français. Walmoden occupait Wormouth. Informé de la présence des Français à Rexpoëde, il quitta à minuit sa position, fondit sur Rexpoëde, dispersa l'avant-garde des trois bataillons, délivra Freytag et le prince Adolphe, et faillit prendre le général Houchard et les deux représentants du peuple, Delbrel et Levasseur, qui venaient d'arriver et qui soupaient dans ce village. Jourdan, accouru aux coups de fusil, ne put que sauver son général en chef et les représentants. Les trois bataillons engagés dans le village se débandèrent et furent recueillis par le général Collaud, qui bivouaquait à Ost-Capelle. Jourdan, après de vains efforts pour rentrer dans Rexpoëde, revint dans la nuit rejoindre Houchard et les représentants à Rembek. Son cheval criblé de coups de fusil tomba mort sous lui à la porte du village. Walmoden, après cette heureuse rencontre, replia sa division sur Hondschoote et ranima par ses récits la confiance de l'armée anglaise.

Le 7, Houchard groupa ses forces. Il reconnut de plus près la ville et les avant-postes d'Hondschoote. Un excès de prudence l'engagea à détacher une de ses divisions pour observer les vingt mille Anglais campés sous Dunkerque. Il se dissémina et s'affaiblit ainsi. Tous ces généraux vieillis dans la routine oubliaient qu'une victoire donne tout au vainqueur. Le 8, il attaqua.

Freytag, blessé l'avant-veille à Rexpoëde, était incapable de monter à cheval. Walmoden commandait. Il avait déployé son armée dans les prairies en avant d'Hondschoote. Du côté des Français, Collaud commandait la droite, Jourdan la gauche, Houchard le centre, Vandamme l'avant-garde. Une redoute de onze pièces de canon couvrait la ville et battait à la fois la route de Bergues et la route de Blenheim. Une autre redoute balayait la route de Warem. Les abords de ces redoutes étaient inondés. Il fallait les enlever en marchant dans l'eau jusqu'à la ceinture, exposés pendant dix minutes au feu des pièces et des bataillons couverts par des murs et par des taillis. Houchard, qui ménageait ses troupes, usait le feu, et perdait le jour, à des attaques chaudes, mais lentes, qui ne permettaient pas à un corps de son armée de dépasser l'autre et qui, en ne compromettant rien, perdaient tout.

Le représentant du peuple, Levasseur, militaire ignorant mais patriote intrépide, ne cessait de gourmander le général, de lui demander compte de chacun de ses ordres, de le menacer de le destituer s'il n'obtempérait pas à ses observations. A cheval à la tête des colonnes, passant de la gauche au centre et du centre à la droite, Levasseur, revêtu de l'écharpe tricolore et le panache flottant sur son chapeau, faisait rougir les soldats et trembler les généraux. Il montrait d'une main Hondschoote en avant, et de l'autre la guillotine en arrière. La Convention avait ordonné la victoire, la patrie voulait sauver Dunkerque. Levasseur n'admettait pas de discussion même avec le feu.

Au moment où il haranguait du haut d'un tertre une colonne hésitante, engagée et foudroyée dans le chemin creux de Kellem, un boulet de canon brise les reins de son cheval. Levasseur tombe, se relève, se fait amener un autre cheval et s'aperçoit que le bataillon s'est arrêté. « Marchez toujours ! s'écrie-t-il, je serai à la redoute avant vous. » Et il se replace à leur tête.

Il rencontre Jourdan blessé, perdant son sang et s'indignant comme lui de l'indécision du général en chef. — « Qu'allons-nous devenir avec un pareil chef ! s'écriait Jourdan, il y a deux fois plus de monde pour défendre Hondschoote que nous n'en avons pour l'attaquer. — Jourdan, lui dit Levasseur, vous êtes militaire, dites-moi ce qu'il y a à faire et cela sera fait. — Une seule chose, » dit Jourdan, « et nous pouvons vaincre encore : cesser le feu qui nous décime sans affaiblir l'ennemi, battre la charge sur toute la ligne et marcher à la baïonnette. »

 

VIII.

Levasseur et Delbrel sanctionnent par leurs ordres l'inspiration de Jourdan. Jourdan lui-même, son sang étanché, s'élance en avant de ses colonnes. Un silence plus terrible que la fusillade règne sur toute la ligne française. Elle s'avance comme une vague d'acier sur les retranchements anglais. Quatre mille soldats ou officiers restent blessés ou morts dans les chemins creux, sous les haies, au pied des moulins à vent fortifiés qui entourent les redoutes. Les redoutes elles-mêmes, abordées de front, s'éteignent sous le sang des canonniers qui les servent. Collaud, Jourdan, Houchard font avancer des canons et des obusiers à l'entrée des rues, dont les retranchements s'écroulent sous les projectiles. Les Hanovriens et les Anglais se replient en bon ordre, défendant encore la place, l'église, l'Hôtel-de-Ville criblés de boulets. Le vieux château d'Hondschoote, habité par les généraux ennemis, et depuis quelques jours témoin des fêtes de l'état-major anglais et hanovrien, est incendié par les obus. Cet édifice ensevelit sous ses toits, sous les pans des murs et dans ses fossés, des centaines de cadavres et le corps du général Cochenhousen tué dans le combat.

Assailli et forcé de toutes parts excepté du côté de la Belgique, Walmoden se retire avec les débris de son armée sur Furnes. Le duc d'York, qui avait assisté et combattu de sa personne à Hondschoote, se porte au galop, à travers les marais du Moërs, à son camp de Dunkerque, pour aller lever le siège. Houchard, malgré les observations de Jourdan et des représentants, qui le conjuraient d'achever sa victoire et d'en cueillir le fruit en poursuivant les Hanovriens sur la route de Furnes, et en coupant ainsi en deux l'armée ennemie, s'endormit deux jours à Hondschoote. Cette manœuvre aussi simple que facile enfermait l'armée assiégeante du duc d'York entre les remparts de Dunkerque et les quarante mille hommes victorieux de Houchard. Pas un Anglais n'eût échappé. La mer était aux Français. Hoche et une garnison intrépide étaient dans Dunkerque. Les dunes de cette place eussent été en deux heures de marche les fourches caudines de l'Angleterre. Le général ne vit pas ou n'osa pas toute sa fortune. Il laissa l'armée du duc d'York filer en paix le long de la mer, par une langue de sable qui joint Dunkerque à Furnes, et se renouer en Belgique aux corps de Walmoden et du prince d'Orange. Houchard vainqueur se conduisit en vaincu, et regagna Menin au milieu des murmures de son armée.

 

IX.

La nouvelle de la victoire d'Hondschoote combla de joie Paris ; mais la joie même du peuple fut cruelle. La Convention reprocha comme une trahison au général victorieux sa victoire. Ses commissaires à l'armée du Nord, Hentz, Peyssard et Duquesnoy, destituèrent Houchard et l'envoyèrent au tribunal révolutionnaire. « Houchard est coupable, » disaient-ils à la Convention, « de n'avoir vaincu qu'à demi ; l'armée est républicaine : elle verra avec plaisir qu'un traître soit livré à la justice et que les représentants du peuple veillent sur les généraux. » L'infortuné Houchard fut condamné à mort et subit son supplice avec l'intrépidité d'un soldat et le calme d'un innocent. Il n'était coupable que de vieillesse. Sa mort apprit aux généraux de la république que la victoire même ne couvrait pas contre l'échafaud, et qu'il n'y avait de sûreté que dans une complète obéissance aux ordres des représentants du peuple. Dans une guerre extrême et où la nation combat tout entière, c'est le peuple qui commande, et les représentants sont en même temps les généraux.

Les opérations militaires sur nos autres frontières jusqu'au mois de janvier 1794 se bornèrent à l'occupation de la Savoie par Kellermann, du comté de Nice par Biron — ces deux généraux luttaient, dans des actions éclatantes mais partielles, contre l'armée austro-sarde, forte de quatre-vingt mille hommes et contre d'inexpugnables remparts naturels — ; à une campagne malheureuse des Français dans les Pyrénées contre le général Ricardos, mais où le vieux général français Dagobert, âgé de soixante-quinze ans, se couvrit de gloire et répara vingt fois les échecs que l'insuffisance du nombre et les hasards de lâ guerre de montagne firent subir à nos armées ; à la nomination de Jourdan pour remplacer Houchard à l'armée du Nord ; aux manœuvres de ce général et de Jourdan pour couvrir Maubeuge, but combiné des opérations des coalisés, à qui Maubeuge ouvrait les débouchés de Paris.

Maubeuge, défendue par une forte garnison et par un camp retranché de vingt-cinq mille hommes, était décimée par la disette et par les épidémies. Cent vingt mille hommes l'entouraient. Le vieux général Ferrand commandait le camp, le général Chancel la place. Leur intrépidité ne pouvait plus rien contre la faim, contre la maladie et contre le défaut de munitions qu'un long siège avait épuisées. Le patriotisme des généraux, des soldats et des habitants disputait seul quelques heures de plus cette porte de la France, quand Jourdan et Carnot annoncèrent leur approche par le bruit du canon. Quatre-vingt mille hommes du prince de Cobourg retranchés, comme autrefois Dumouriez dans l'Argonne, sur une position dont Wattignies était le centre, attendaient les Français. L'armée française les aborde sur cinq colonnes, le 15 novembre, à dix heures du matin. Nos soldats hésitaient et reculaient sur plusieurs points. Carnot, présent et combattant, accuse la lâcheté de Jourdan. Ce mot odieux, répété au général, l'indigne jusqu'à la démence. Il s'élance à une mort certaine avec une de ses divisions pour escalader un plateau inaccessible, sous le feu des batteries de Clairfayt. Sa colonne presque entière est balayée. Il survit presque seul. Carnot le console, reconnaît son injustice et son erreur, et le laisse libre d'exécuter son premier plan. Jourdan alors masse vingt-cinq mille hommes au centre. Les bataillons français renferment dans leurs carrés des batteries volantes, s'ouvrant pour les laisser tirer, se refermant pour les couvrir, et élèvent ainsi une citadelle mobile avec eux au sommet du plateau. Tout est balayé par cette formidable colonne. Des masses de cavalerie impériale s'efforcent en vain de culbuter les tètes des autres colonnes. Une seule, celle du général Gratien, se laisse rompre et se débande. Le représentant Duquesnoy, qui se trouve là, destitue Gratien, prend le commandement au nom de la patrie, rallie les soldats et les ramène à la victoire. Wattignies est emportée. Les Autrichiens fuient ou meurent. Du haut du champ de bataille, Carnot et Jourdan aperçoivent Maubeuge et entendent le canon de ses remparts répondre par des salves de joie aux décharges de leurs libérateurs.

La bataille de Wattignies, premier succès d'un général dont Carnot avait deviné le génie, eût été plus décisive si les vingt-cinq mille hommes du camp de Maubeuge, sous le général Ferrand, avaient coopéré à l'action et empêché le prince de Cobourg et Clairfayt de repasser la Sambre. Les soldats de la ville et du camp demandaient, avec l'instinct de la guerre, ce passage. Le général Chancel, qui commandait dans Maubeuge, le voulait. Le défaut d'ordres et l'excessive prudence empêchèrent Ferrand d'y consentir. Il fallait une victime à la Convention : Chancel monta à l'échafaud.

 

X.

A l'armée du Rhin, l'arbitraire ombrageux des représentants du peuple venait de remplacer dans le commandement Custine par Beauharnais, Beauharnais par Landremont, Landremont par Carlen, simple capitaine un mois avant ; Carlen enfin par Pichegru. Cette armée, forte de quarante-cinq mille hommes, défendait l'entrée de l'Alsace par les lignes fortifiées de Wissembourg. Wurmser, le plus aventureux quoique le plus âgé des généraux de l'Empire, surprit ces lignes et les emporta par l'impéritie de Carlen. Ce général, menacé d'un autre côté par le duc de Brunswick, s'était retiré jusque sur les hauteurs de Saverne et de Strasbourg. Wurmser, Alsacien de naissance, entra triomphant dans Haguenau, sa patrie. La terreur avait perverti jusqu'à la trahison l'esprit d'une partie de la population de Strasbourg, ce boulevard du patriotisme. Des intelligences pour la reddition de la place s'établirent entre Wurmser et les principales familles de la ville. La seule condition était que le général autrichien occuperait la ville au nom de Louis XVII. Ce complot, découvert à temps, conduisit à la guillotine soixante-dix habitants de Strasbourg, les uns convaincus, les autres soupçonnés seulement de royalisme. Le fort Vauban fut emporté par les Autrichiens, Landau allait tomber. Saint-Just et Lebas furent envoyés en Alsace pour intimider la trahison ou la faiblesse par la mort. Pichegru et Hoche arrivèrent, l'un pour saisir le commandement de l'armée du Rhin, l'autre pour prendre à vingt-cinq ans celui de l'armée de la Moselle. L'espérance rentra avec eux dans les camps pendant que la terreur entrait avec Saint-Just dans les villes. « Nous allons être commandés comme des Français doivent l'être, » écrivait-on de l'armée après avoir été passé en revue par les deux généraux. « Pichegru a la gravité du génie. Hoche est jeune comme la Révolution, robuste comme le peuple. Son regard est fier et élevé comme celui de l'aigle. » Ces deux nouveaux chefs devaient justifier l'enthousiasme de l'armée. Pichegru, d'abord répétiteur d'études mathématiques chez les moines d'Arbois, sa ville natale, puis engagé comme simple soldat dans la guerre d'Amérique, rentré dans sa patrie au moment de la Révolution, avait présidé au club de Besançon. Un bataillon, sans chef, passant par cette ville en 1791, le prit au club pour son commandant. En deux ans son énergie, ses lumières, son empire sur les hommes l'avaient élevé au grade de général de division. Robespierre et Collot-d'Herbois le protégeaient. Ils voyaient en lui un de ces chefs convenables aux républiques : sortis de l'obscurité, modestes, pleins de génie mais sans éclat ; capables de servir, incapables d'offusquer. « Je jure, » leur écrivit Pichegru en prenant le commandement, « de faire triompher la Montagne ! » Il ne devait pas tarder à accomplir ses promesses et à les tromper ; à couvrir de gloire et à trahir la république : homme à qui son élévation rapide et le sentiment de son génie firent rêver une dictature chimérique sur les débris de la république et de la royauté ; fatal aux deux partis et surtout à lui-même. Hoche, beau, jeune, martial ; héros antique par la figure, par la stature, par le bras ; héros moderne par l'étude, par la lecture, par la méditation qui placent la force dans l'intelligence ; enfant d'une pauvre famille, mais portant sur le front l'aristocratie des grandes destinées ; engagé à seize ans dans les gardes françaises, faisant à prix d'une demi-solde le service de ses camarades, employant cette solde gagnée le jour à acheter des ouvrages de guerre et d'histoire pour occuper ses nuits et pour enivrer son âme d'instruction et de gloire. Envoyé à Paris comme aide-de-camp du général Le veneur après la défection de Dumouriez, il avait été introduit au comité de salut public pour y révéler l'état de l'armée. Il avait étonné le comité par la précision de ses réponses, par la portée de ses vues et par l'éloquence martiale de sa parole. Cette entrevue, où les hommes d'État pressentirent l'homme de guerre, lui valut le grade d'adjudant-général. La défense de Dunkerque lui avait valu l'attention de Carnot et le grade de général de brigade. Il s'empara du commandement comme de son bien. Plus on l'élevait, plus il semblait grand : c'est la perspective des hommes prédestinés à l'œil de la postérité. Des manœuvres savantes sur Furnes et sur Ypres, pour réparer les fautes d'Houchard, le portèrent comme de plain-pied au commandement de l'armée de la Moselle. Hoche n'avait qu'un défaut : le sentiment de sa supériorité dégénérant souvent en dédain de ses collègues. Le sommet en toute chose lui semblait tellement sa place, qu'il ne pouvait souffrir qu'on le lui disputât. Dans une révolution où tout était accessible à l'ambition et au génie, si la mort n'eût pas arrêté Hoche, on ne saurait dire jusqu'où il serait monté.

En Vendée, les généraux envoyés coup sur coup par le comité de salut public usaient leurs bataillons contre une guerre civile qui renaissait sous leurs pas. Ils gagnaient des batailles et perdaient la campagne. Cette guerre sociale, la plus dangereuse de toutes celles qu'eut à soutenir la république, mérite une place à part et un récit non interrompu. Nous placerons ce récit dans un large cadre, au moment où cette guerre eut à la fois le plus d'activité, le plus de grandeur et le plus de désastres.

Deux autres foyers d'insurrection, Lyon et Toulon, éclataient au même moment au sein de la république ; ils appelaient vers le Midi les regards, la main et l'énergie désespérée de la Convention. Nous allons en retracer brièvement les éléments, la fermentation, l'explosion et l'étouffement par les armes et par les supplices, double action du comité de salut public.

 

XI.

Lyon est situé, comme toutes les grandes villes de manufacture, à ce point précis des territoires où le sol, les cultures, les combustibles, le feu, les eaux et les populations touffues fournissent tous les éléments et tous les bras nécessaires à un grand travail, et où les vallées, les plaines, les routes et les fleuves s'ouvrent, se ramifient et coulent pour porter et distribuer les produits aux provinces ou aux mers. La géographie et l'industrie se comprennent et semblent combiner l'assiette de ces vastes ateliers humains. Ce phénomène est si instinctif qu'on l'observe même chez les animaux en apparence dépourvus de raisonnement. Les grandes fourmilières et les grandes réunions d'abeilles dans les ruches sont toujours placées à l'embouchure et à l'embranchement des chemins, des eaux et des vallées.

Le site militaire de Lyon est conforme à son site commercial. Une haute presqu'île, appelée la Dombe, s'étend de Trévoux d'un côté et de Meximieux de l'autre, entre deux grands cours d'eau, le Rhône et la Saône. Cette langue de terre fertile court, en se rétrécissant toujours, jusqu'à un plateau élevé, appelé la Croix-Rousse, faubourg de Lyon. Là, le plateau, rongé presque à pic par les deux fleuves, s'affaisse tout à coup, descend en rampes rapides et s'étend ensuite en plaine basse et triangulaire jusqu'au confluent des deux eaux. Cette plaine étroite et longue est le corps de la ville.

Le Rhône, torrent immense, mal encaissé par la nature, roule à gauche des eaux tumultueuses et larges qui vont s'engouffrer dans la profonde vallée de Vienne, de Valence et d'Avignon, creusée en lit vers la Méditerranée. Il emporte, avec la rapidité d'une écluse, les barques, les radeaux, les bois, les fers, les ballots, les houilles que les forêts, les mines, les fabriques, la navigation confient à son courant.

A droite, la Saône, rivière presque aussi large, mais plus douce et plus maniable que le Rhône, coule lentement des montagnes et des vallées de l'ancienne Bourgogne, pénètre dans Lyon par une gorge étroite embarrassée encore de quelques îles, se glisse entre les quais de la ville, sous les collines de Fourvières et de Sainte-Foi, qui la dominent à l'ouest, et va se confondre dans le lit du Rhône à la pointe marécageuse de Perrache.

La ville, trop resserrée par les deux rivières, a franchi sa première enceinte, et, pour ainsi dire, débordé de la presqu'île du côté de la Saône. Sa cathédrale, ses tribunaux et ses quartiers les plus paisibles sont jetés et entassés entre la montagne et la rivière. Des rues sont dressées comme des échelles contre les pentes. Les maisons semblent grimper contre le roc et se suspendre aux flancs des collines. Plusieurs ponts, les uns de pierre, les autres de bois, font communiquer entre eux ces deux quartiers de la ville.

 

XII.

Du côté opposé, la ville, assise sur une plage élevée, étale au levant la longue et opulente façade de ses quais Saint-Clair. Aucune colline, aucune ondulation de terrain n'encaisse le Rhône et n'intercepte la vue. Le fleuve y coule presque au niveau des basses terres des Brotteaux. Les vastes plaines du Dauphiné, souvent inondées par les débordements du Rhône, s'étendent au loin et laissent le regard se développer jusqu'aux collines noires et houleuses du Bugey à gauche, en face et à droite jusqu'aux cimes des Alpes, de la Suisse, de la Savoie et de l'Italie. Les neiges éclatantes de ces montagnes se confondent à l'horizon avec les nuages.

Entre les quais du Rhône et les quais de la Saône s’étend la ville proprement dite, avec ses quartiers populeux, ses places, ses rues, ses établissements publics, son Hôtel-de-Ville, ses marchés, ses hôpitaux, ses théâtres. L'espace étroit a pressé les rangs, entassé et amoncelé les édifices. On voit que partout la population, les ateliers, l'activité, la richesse, le travail ont disputé la place à l'air et à la lumière, choses sans prix dans le commerce. En entrant dans la ville, son aspect sombre, austère et monacal saisit le cœur. Les chambres étroites, les maisons hautes, le jour rare, les murs enfumés, les portes basses, les fenêtres aux châssis de papier huilé pour épargner les vitres, les magasins obstrués de caisses et de ballots, le mouvement affairé, mais silencieux des rues, des quais, des places publiques, le visage soucieux et préoccupé de citoyens qui ne perdent point le temps en conversations oiseuses, mais qui s'abordent d'un geste et qui se séparent après un mot bref échangé en marchant, l'absence des voitures de luxe, de chevaux, de promeneurs dans les quartiers riches, tout annonce une ville sérieuse, occupée d'une seule pensée, âme de cette ville du travail : cette pensée visible, c'est le gain.

 

XIII.

Sa population offre, dans ses traits, un contraste frappant avec la population riante, légère et martiale des autres grandes villes de la France. Les hommes sont grands, forts, de stature massive, mais ou les muscles sont détendus et où la chair domine. Les femmes, d'une beauté idéale et presque asiatique, ont dans les yeux, dans la physionomie, dans la démarche, une mollesse et une langueur qui rappellent la vie inanimée et sédentaire de l'Orient. On sent à leur contenance qu'elles sont là, pour les hommes, des objets d'attachement, mais non des idoles et des jouets de plaisir. Leur séduction même a cette décence grave qui est comme la sainteté de la beauté ; leur regard est tendre mais chaste ; passions à l'ombre ; population ardente du Midi préservée par les mœurs du Nord.

A côté de la légèreté de la France du centre et de la vivacité turbulente de la France méridionale, le peuple de Lyon forme un peuple à part ; colonie lombarde implantée et naturalisée entre deux fleuves sur le sol français. Son caractère est analogue à sa conformation. Bien que douée de facultés riches par la nature et par le climat, l'intelligence du peuple y est patiente, lente et paresseuse. La contention exclusive et uniforme de la population tout entière vers un seul but, le gain, a absorbé dans ce peuple les autres aptitudes. Les lettres sont négligées à Lyon, les arts de l'esprit y languissent, les métiers sont préférés. La peinture y fleurit. La musique, le moins intellectuel et le plus sensuel de tous les arts, y est cultivée. Cet art convient à une ville qui va le soir, après une journée laborieuse, acheter dans ses théâtres ses plaisirs comme elle achète tout.

Le choc des idées et des systèmes, qui agite et qui ébruite le monde intellectuel, s'amortit dans ces murs. Une telle ville change peu ses idées, parce qu'elle n'a pas le temps de les réfléchir. Elle vit de ses traditions et se transmet ses mœurs et ses opinions héréditaires comme ses pièces d'or : sans le vérifier ni les sonder. C'est la ville de la régularité de l'habitude et de l'ordre. Une sage routine de mœurs et de vie est, avec l'économie, la vertu qui élève au plus haut degré d'estime publique. Les grandes lumières offusquent, les grands talents inquiètent, parce qu'ils dérangent la règle, cette souveraine des mœurs. Les supériorités y subissent l'ostracisme de l'indifférence. Aussi Lyon a-t-il mor tré souvent un grand peuple, rarement de grands hommes.

 

XIV.

On conçoit que les vertus d'un tel peuple doivent participer de sa nature. Il en a de grandes, et entre toutes le travail, l'économie et la probité. Ses vertus mêmes sont lucratives. Il est religieux, mais non jusqu'au fanatisme, qui suppose l'enthousiasme. Son clergé nombreux, respecté, obéi, y exerce un empire absolu sur les familles, sur les femmes, sur l'éducation des enfants, sur la noblesse et sur le peuple. Des monastères de tous les ordres religieux d'hommes ou de femmes y couvrent les collines. L'Italie semble déborder jusque-là, par-dessus les Alpes, avec ses pompes religieuses et son esprit sacerdotal. L'imagination du peuple s'y entretient, avec une infatigable avidité, d'images miraculeuses, de statues animées, de chapelles privilégiées, de pèlerinages, de prédictions, d'apparitions, de prodiges. Lyon se souvient d'avoir été la première colonie du christianisme dans les Gaules. Les tombeaux de ses saints et de ses martyrs, ses catacombes, ses églises romanes, sa cathédrale gothique de Saint-Jean : tout rappelle la Rome des Gaules. Tout attestait, dans l'aspect extérieur de la ville et dans les rites de son peuple pieux, que le catholicisme était profondément incrusté dans son âme, comme dans son sol, et que, pour l'extirper, il aurait fallu extirper la ville elle-même.

 

XV.

Lyon forme deux villes distinctes, et contient en apparence deux peuples : la ville du commerce, qui s'étend des hauteurs de la Croix-Rousse jusqu'à la place de Bellecour, et qui a pour centre la place des Terreaux ; la ville de la noblesse, des capitalistes, du commerce enrichi et rassasié, qui se repose, et qui s'étend autour de la place de Bellecour et dans les quartiers opulents de Perrache. Là le travail, ici le loisir ; là la bourgeoisie, ici l'aristocratie. Mais, à l'exception d'un très-petit nombre de familles militaires et féodales, cette noblesse des capitaux diffère peu de la bourgeoisie d'où elle sort. Elle ne travaille plus elle-même, il est vrai ; mais elle place et surveille ses capitaux dans la fabrique et dans le commerce de la ville manufacturière. Les fabricants sont les fermiers industriels de ces riches prêteurs.

La ville est essentiellement plébéienne. La bourgeoisie, innombrable, riche, sans faste, sortant sans cesse du peuple et y rentrant sans honte par le travail des mains, rappelle ces corps d'arts et de métiers de la soie et de la laine de la république commerciale de Florence, dont Machiavel raconte l'histoire, et qui, s'honorant de leur industrie et portant pour drapeaux les outils du fouleur et du tisseur, formaient des factions dans l'État et des castes dans la démocratie. Tel était alors et tel est encore aujourd'hui Lyon. Au-dessous de cette universelle bourgeoisie s'étend une population de deux cent mille ouvriers, résidant dans la ville, dans les faubourgs, dans les petites villes et dans les villages du territoire lyonnais. Cette population est employée par les fabricants aux différents métiers de leur industrie et surtout à la préparation de la soie.

Ce peuple de travailleurs n'est point entassé, comme dans d'autres villes, dans d'immenses ateliers communs où l'homme, traité comme un rouage mécanique, s'avilit dans la foule, se pervertit par le contact, et s'use par le frottement continuel avec d'autres hommes. Chaque atelier de Lyon est une famille composée du mari, de la femme, des enfants. Cette famille va chercher toutes les semaines l'ouvrage, la soie, les modèles. Les ouvriers emportent chez eux les matières premières, les ourdissent à domicile, et reçoivent, en les rendant aux fabricants, le prix convenu pour chaque pièce de soierie manufacturée. Ce genre de fabrication, en conservant à l'ouvrier son individualité, son isolement, son foyer de famille, ses mœurs et sa religion, est mille fois moins propice à la sédition et à la corruption du peuple que ces armées de machines vivantes, disciplinées par les autres industries, dans des ateliers communs où une étincelle produit l'explosion et l'embrasement. Ce travail à la tâche établit de plus, entre la bourgeoisie et le peuple, des rapports continuels et une mutuelle solidarité de bénéfices ou de pertes, éminemment propres à unir les deux classes par une communauté de mœurs et par une communauté d'intérêts. Les villes des montagnes du Forez, Saint-Étienne, Rive-de-Giers, Vienne, Montbrison, Saint-Chamond sont autant de colonies occupées des mêmes industries, régies par les mêmes mœurs, animées par le même esprit. Cette population de même race, groupée ou disséminée, d'environ cinq cent mille âmes, est essentiellement active comme le travail, morale comme la religion, sédentaire comme l'habitude, parcimonieuse comme le gain, conservatrice comme la propriété. Tout ébranlement des choses l'inquiète. Le chômage ou le travail, la perte ou le bénéfice sont pour ce peuple toute la politique et tout le gouvernement.

 

XVI.

On comprend qu'un tel peuple soit plus républicain que monarchique, car sa constitution sociale est au fond une république d'intérêts et une démocratie de mœurs. Étranger aux cours, dédaigneux pour la noblesse, la chute de ces hautes supériorités de l'État était plus propre à caresser son orgueil plébéien qu'à l'affliger. Partout le travail est républicain et l'oisiveté est monarchique. Aussi, bien que la ville de Lyon fût plus inattentive qu'aucune autre ville de France au mouvement et à l'intelligence de la philosophie sociale qui préparait la Révolution, les premiers symptômes d'affaiblissement de la monarchie et de souveraineté naissante du peuple réjouirent sa bourgeoisie. Elle n'y vit que l'abaissement de ses patriciens, et la restauration de son gouvernement municipal. Depuis des siècles sa municipalité et ses évêques avaient été son gouvernement, comme dans les débris des cités romaines qui s'étaient conservés à travers le moyen âge. Les états-généraux, la résurrection de l'Assemblée nationale, l'humiliation de la cour, l'égalité des ordres de l'État, la destruction des privilèges, la chute de la Bastille, les doctrines de l'Assemblée constituante, les réformes de Mirabeau, les popularités de La Fayette et des Lameth, la création de la garde nationale, la constitution de 1791 enfin, toutes ces dépouilles de l'aristocratie et du pouvoir royal arrachées au trône, jetées à la nation par les Girondins, le 10 août même, où l'on croyait combler si vite et si aisément le vide du trône par une constitution de république régulière et propriétaire, avaient souri, dans le principe, à la bourgeoisie de Lyon. La Révolution de Paris y avait eu ses contrecoups applaudis, mais modérés par l'esprit essentiellement propriétaire du pays.

Les premières agitations de Lyon avaient été soufflées par Roland et sa femme, qui habitaient alors les environs. Roland et ses amis avaient attisé par leurs écrits, par leurs journaux, parleurs clubs, le feu dormant du jacobinisme. Ce feu, si incendiaire dans le reste de la France, s'était allumé lentement et difficilement à Lyon. Aussitôt qu'une doctrine se traduisait en désordre et menaçait le commerce, elle devenait impopulaire. La société tout entière à Lyon n'a qu'un signe : l'écu. Tout ce qui l'attaque ou tout ce qui le fait disparaître est antisocial. Ce peuple a déifié la propriété.

Il en était résulté que le jacobinisme, ne trouvant pas ses meneurs, ses orateurs et ses modérateurs dans les rangs de la bourgeoisie marchande ou du peuple honnête et laborieux, avait été forcé de les chercher dans la lie de la population flottante d'une grande ville, dans les étrangers sans patrie, dans des hommes perdus de mœurs et de dettes qui n'avaient rien à perdre dans l'incendie, tout à trouver dans les décombres. Cette constitution des clubs et du jacobinisme à Lyon, en les rendant plus infimes, les rendait par là même plus séditieux, plus exagérés et plus odieux aux citoyens. Tout y était extrême. Comme Bordeaux, Marseille et Toulon, Lyon avait adopté avec passion les doctrines et les hommes de la Gironde. Robespierre, Danton, la Montagne y étaient en horreur à la majorité. Le riche voyait, dans cette partie de la Convention, les spoliateurs de sa fortune ; le peuple, les proscripteurs de sa religion. Le commerce tarissait, le luxe tombait, on ne fabriquait plus que des armes. Du jour où la république atteignait ses banques, ses marchés, sa fabrique, ses métiers, ses prêtres, Lyon ne reconnaissait plus la république. La ville commençait à confondre ses plaintes avec celles des royalistes, qui, de toutes les provinces voisines, venaient chercher la sûreté dans ses murs. Ces dispositions irritaient et enflammaient davantage les clubistes menaçants, mais contenus à Lyon.

 

XVII.

Il y avait alors dans cette ville un homme étrange, de la pire espèce des hommes dans les temps d'agitation : un fanatique de l'impossible. C'était un de ces insensés qui résument, dans leur tête, non la passion, mais la démence de la multitude, un de ces prophètes du peuple que le peuple prend pour des inspirés parce qu'ils sont fous, et qu'il écoute comme des oracles parce qu'ils lui prédisent des destinées plus grandes que nature et des triomphes plus complets que la portée de l'esprit humain. A la faveur de cette passion de l'impossible et de ces perspectives qui les trompent eux-mêmes les premiers, les hommes de ce genre entraînent le peuple à l'abîme, à travers l'illusion et à travers le sang. Cet homme se nommait Châlier.

Comme Marat, il était accouru de l'étranger à la lueur d'une révolution. Il était né en Piémont ou en Savoie d'une famille obscure, mais assez riche pour lui donner une éducation et un état. Destiné au sacerdoce, cette échelle dont le pied touchait au fond du peuple et dont les derniers échelons montaient aux sommets de la société, Châlier avait été élevé pour cette profession, chez des moines de Lyon. Il y avait pris cette rigidité, cette contention d'esprit, cet ascétisme extérieur, cette affectation d'inspiration surnaturelle et ces bribes de poésie et d'éloquence sacrée, qui, fermentant dans une tête faible avec les principes du moment, avaient produit en lui un de ces composés étranges où le prêtre et le tribun, le prophète et le démagogue, le saint et le scélérat se mêlent dans un seul homme, pour enfanter un monstre impossible à comprendre et plus impossible à définir. On eût dit, en voyant Châlier, que la destinée de Lyon, si semblable à celle de Florence, avait voulu compléter la ressemblance, en donnant à cette ville un agitateur inexplicable entre Savonarole et Marat.

Le bruit de la Révolution, qui entrait dans son cloître, agitait le jeune lévite jusque dans ses études. Il rêvait une régénération, après un cataclysme. Il épouvantait ses condisciples des fantômes sanglants qui obsédaient son imagination. Il écrivait dès lors ces lignes dont les mouvements brisés et incohérents affectent les soubresauts, les inspirations et les oracles bibliques : « Les tètes sont rétrécies, les âmes de glace ; le genre humain est mort. Génie créateur ! fais jaillir une nouvelle lumière et une nouvelle vie de ce chaos ! J'aime les grands projets, les vertiges, l'audace, les chocs, les révolutions. Le grand Être a fait de belles choses, mais il est trop tranquille. Si j'étais Dieu, je remuerais les montagnes, les étoiles, les empires ; je renverserais la nature pour la renouveler. »

La destinée de Châlier, avortée dans le bien comme dans le crime, était toute dans ces premiers jets de son âme. La folie n'est que l'avortement d'une pensée forte, mais impuissante, parce qu'elle n'a pas été conçue et gouvernée par la raison. Sous l'empire de cette obsession, Châlier laissa la prêtrise, entra dans un comptoir et voyagea quelque temps pour le commerce. Il fut chassé d'Italie pour y avoir propagé les dogmes révolutionnaires. Cette proscription le fit remarquer et adopter par Morat, par Robespierre, par Camille Desmoulins et par Fauchet. Il vint, sous leurs auspices, fonder à Lyon le club central, foyer ardent entretenu de son souffle et agité nuit et jour de sa parole. Ses discours, tour à tour bouffons et mystiques, frappèrent le peuple. Rien n'était raisonné, tout était lyrique dans son éloquence. Son idéal était évidemment le rôle de ces faux prophètes d'Israël, serviteurs de Jehova et égorgeurs d'hommes.

 

XVIII.

Le mystère qui enveloppait sa vie, sa pauvreté, son incorruptibilité, son dévouement à la cause populaire, son assiduité aux séances publiques du club central lui avaient donné un immense ascendant sur les Jacobins de Lyon. Il avait été nommé par les électeurs président du tribunal civil. On voyait ou l'on croyait voir sa main dans tous les désordres et dans tous les crimes. Ces désordres et ces crimes avaient été d'autant plus atroces à Lyon que le parti de Châlier, se sentant plus faible et plus menacé, avait besoin d'imprimer plus de terreur pour s'assurer plus d'obéissance. Il y avait entre Lyon et Paris émulation de sang.

Le lendemain des massacres de septembre, un petit nombre d'assassins s'était porté, escorté d'enfants et de femmes, au château de Pierre-Cise. On y avait immolé onze officiers du régiment de Royal-Pologne, emprisonnés la veille comme suspects de royalisme. En vain une jeune fille d'un courage égal à sa beauté, mademoiselle de Bellecice, fille du gouverneur du fort, s'était précipitée entre le peuple et les victimes, et s'était blessée elle-même en écartant les sabres et les piques du corps des prisonniers. En vain le maire de Lyon Vitet, homme ardent de principes, mais intrépide de conscience et humain de cœur, était accouru avec quelques grenadiers dévoués, et avait employé, pour sauver les prisonniers, tantôt la supplication, tantôt la force, le seuil de toutes les prisons de Lyon avait été encombré de cadavres. Ces cadavres, suspendus le lendemain aux branches des tilleuls de la promenade publique de Bellecour, avaient été enchaînés l'un à l'autre, comme des trophées, par des guirlandes de membres mutilés, pour épouvanter le quartier des aristocrates. En même temps des émissaires du club des Cordeliers de Paris, au nombre desquels se signalait Huguenin, l'orateur du 20 juin, étaient venus réchauffer la tiédeur du club central de Lyon. La populace avait pillé les magasins et régularisé la spoliation, en nommant des commissaires au pillage. La municipalité, où les deux partis balancés et des résolutions flottantes donnaient tour à tour force à l'ordre et encouragement au désordre, devenait de plus en plus le jouet du club central, où régnait Châlier. Châlier, Laussel, son complice, prêtre incestueux qui venait d'épouser sa propre sœur ; Roullot, membre de la municipalité ; enfin Cusset, élu député à la Convention, prêchaient publiquement les dogmes de la loi agraire et du brigandage : « Le temps est venu, disaient-ils, où doit s'accomplir cette prophétie : Les riches seront dépouillés et les pauvres enrichis. » — « Si le peuple manque de pain, proclamait Tarpan, qu'il profite du droit de sa misère pour s'emparer du bien des riches. » — « Voulez-vous, écrivait Cusset, un mot qui paye pour tout ce dont vous avez besoin à Lyon, mourez ou faites mourir ! »

 

XIX.

Pour donner à ces excitations l'autorité de la terreur, ces hommes avaient fait venir une guillotine de Paris. Ils l'avaient installée en permanence sur la place de Bellecour, pour que l'instrument rappelât le supplice. Les Girondins, pour modérer cet emportement, avaient renvoyé Vitet, leur collègue et leur ami, à Lyon. Vitet s'était présenté au club central et l'avait harangué, avec la mâle sévérité d'un citoyen qui cherche à convaincre les factieux avant de les frapper. Le club l'avait couvert de mépris et d'outrages. « Le grand jour des vengeances est ar-rivé, s'écria Châlier. Cinq cents têtes sont parmi nous qui méritent le même sort que celle du tyran. Je vous en donnerai la liste. Vous n'aurez qu'à frapper ! » Il proposa l'établissement d'un tribunal révolutionnaire, puis prenant dans ses mains une image du Christ : « Ce n'est pas assez, s'écria-t-il, d'avoir fait périr le tyran des corps, il faut que le tyran des âmes soit détrôné ! » Et brisant l'image du crucifix, il en foula sous ses pieds les débris. De là, conduisant l'attroupement de ses sectaires sur la place des Terreaux, Châlier leur fit jurer, devant l'arbre de la Liberté, d'exterminer les aristocrates, les Rolandistes, les modérés, les agioteurs, les accapareurs et les prêtres.

La municipalité, asservie un moment au club central, imite à sa requête les visites domiciliaires, prélude du 2 septembre, et confie aux commissaires du club le soin de signaler et d'arrêter les suspects. La ville entière était dans la main d'une faction de Catilina subalternes. Un seul homme, le maire Nivière, qui avait succédé à Vitet, contenait, avec l'intrépidité d'un magistrat antique, l'audace des séditieux, et ralliait le désespoir des gens de bien. Nivière savait que Châlier et Laussel avaient rassemblé dans la nuit leurs séides, nommé un tribunal révolutionnaire secret, préparé la guillotine, choisi la place des exécutions sur un pont du Rhône d'où l'on précipiterait les cadavres dans les flots, dressé des tables de proscription, et qu'à défaut d'exécuteurs en nombre suffisant, Laussel avait dit : « Tout le monde doit être bourreau. La guillotine tombe d'elle-même. »

Quelques témoins indignés de la conjuration s'étant échappés du conciliabule et ayant ébruité le plan de Châlier, Nivière avait appelé autour de l'Hôtel-de-Lille quelques bataillons et huit pièces de canon. La tête de ce généreux maire était la première promise aux assassins. Il la jouait pour le salut de sa patrie. Sa fermeté imposa aux factieux.

« Retirons-nous, le coup est manqué ! » s'écria Châlier en trouvant ces baïonnettes et ces canons en bataille autour de l'Hôtel-de-Ville. Nivière, après ce triomphe, rentra dans les rangs des simples citoyens ; mais réélu aussitôt par huit mille suffrages sur neuf mille votants, il reprit le gouvernement de la ville aux acclamations des propriétaires.

 

XX.

Le parti de Châlier, menacé à son tour par la réaction des républicains modérés, fut sauvé de la fureur publique par ce même Nivière que ce parti avait voulu immoler. Le club central fut dispersé. Les membres de ce club invoquèrent le secours de leurs frères de Paris. La Convention décréta que deux bataillons de Marseillais viendraient rétablir l'ordre à Lyon. Elle y envoya trois commissaires choisis dans les rangs de la Montagne, Bazire, Rovère, Legendre. Mais des bataillons d'Aix et de Marseille, arrivés à Lyon pleins de l'esprit de la Gironde, y furent accueillis, comme des libérateurs, par la masse de la population, et firent trembler et fuir Châlier et son parti. Les Jacobins, réduits à l'impuissance, résolurent un 10 août contre la municipalité.

Châlier reparut et raviva le foyer du club central : « Trois cents Romains, disait-il, ont juré de poignarder les modernes Porsenna et de s'ensevelir avec leurs ennemis sous les débris de cette nouvelle Sagonte. Aristocrates, Rolandistes, modérés égoïstes, tremblez ! Le 10 août peut encore renaître, les flots de la Saône et du Rhône rouleront bientôt vos cadavres à la mer ! » Cusset lui répondait du sommet de la Montagne : « La liberté pour nous, la mort pour nos ennemis, voilà le scrutin épuratoire de la république ! » Un banquet patriotique réunit les Jacobins, sous les arbres de Bellecour, le 9 mai. Encouragés par leur nombre et par les applaudissements de la foule, ils allèrent, après le repas, sommer la municipalité d'installer enfin le tribunal révolutionnaire. Ils furent repoussés.

Des commissaires plus énergiques de la Convention arrivèrent à Lyon : c'étaient Albite, Dubois-Crancé, Gauthier et Nioche. Ils frappèrent les riches d'un emprunt forcé de six millions. Ils organisèrent un comité de salut public, imitation de celui de Paris. Ils décrétèrent une armée révolutionnaire. Ils relevèrent l'audace de Châlier et repartirent pour l'armée des Alpes, laissant la ville à la merci de ce comité dictatorial. Le comité se hâta de pressurer les citoyens, d'armer ses partisans, de noter de mort ses ennemis. Châlier publia ces tables sous le titre de Boussole des patriotes. « Aux armes ! aux armes ! » s'écriait-il en parcourant les rues à la tète de ses jacobins. « Vos ennemis ont juré d'égorger jusqu'à vos enfants à la mamelle. Hâtez-vous de les vaincre ou ensevelissez-vous sous les ruines de la ville ! »

Ces cris féroces retentirent jusque dans la Convention, soulevèrent le parti modéré à la voix de la Gironde, et arrachèrent un décret qui autorisait les citoyens de Lyon à repousser ; la force par la force. « Croyez-vous, » dit Châlier à la réception de ce décret, « croyez-vous que ce décret m'intimide ? Non, il se lèvera avec moi assez de peuple pour poignarder vingt mille citoyens, et c'est moi qui me réserve de vous enfoncer le couteau dans la gorge ! » Il court au club, il arme ses amis, il distribue à chacun une demi-livre de poudre, il indique le lieu de ralliement, il prépare l'assaut à l'Hôtel-de-Ville. Les sections averties de ses desseins s'assemblent, s'arment contre les Jacobins. La ville se sépare en deux camps. La municipalité se range du parti des Jacobins. Les représentants du peuple Gauthier et Nioche rentrent dans Lyon, à la tête de deux bataillons et de deux escadrons. Les bandes de Châlier, armées de faux, de piques, de massues, les précèdent et insultent les citoyens armés des sections. Le sang coule. Châlier harangue le club : « Marchons, dit-il, allons nous saisir des membres du département, des présidents, des secrétaires des sections, faisons-en on faisceau que nous placerons sous la guillotine, et lavons enfin nos mains dans leur sang ! »

 

XXI.

Pendant que les sections se concertent, la municipalité jacobine s'empare de l'Arsenal, s'y fortifie et remplit l'Hôtel-de-Ville de canons, de munitions et de troupes. Les sectionnaires, rassemblés au nombre de plus de vingt mille sur la place de Bellecour, choisissent, pour commandant, un apprêteur de drap nommé Madinier, homme au cœur de feu et au bras de fer. Madinier enlève l'Arsenal et marche à l'Hôtel-de-Ville. Le représentant Nioche veut s'interposer. « Allez, » lui répond Fréminville, président du département, « vous avez signé ces infâmes arrêtés qui aspirent nos fortunes et notre sang, nous ne pouvons avoir confiance en vous ! Retirez-vous ; nous professons comme vous le républicanisme ; mais nous voulons la république légale et non l'oppression d'une municipalité. Si vous voulez que nous déposions nos armes, renvoyez vos troupes, retirez vos canons et suspendez de ses fonctions tout le corps municipal. » Pendant cette négociation à l'Arsenal, la municipalité s'était entourée de troupes de ligne et de rassemblements populaires sur la place des Terreaux. Les cadavres des premiers sectionnaires assassinés dans les rues étaient étalés sur les marches de l'Hôtel-de-Ville, outragés et mutilés par le peuple.

Madinier, informé de ces excès, retient Nioche en otage et fait marcher ses sections en deux colonnes, l'une par les quais de la Saône, l'autre par les quais du Rhône, pour aller faire leur jonction à la hauteur de l'Hôtel-de-Ville. La tête de la colonne du quai du Rhône est foudroyée, en approchant, par une batterie placée sur la culée du pont Morand, et qui balaie le quai dans sa longueur. Des centaines de sectionnaires expirent. Dans le nombre quelques officiers royalistes et plusieurs fils des principales familles de la noblesse et du commerce de Lyon.

La colonne du quai de la Saône est également mitraillée au débouché sur la place des Terreaux. Elle se replie et vient prendre une position plus abritée sur la place des Carmes, en face de l'Hôtel-de-Ville, mais à demi couverte par une aile d'édifices. De là, cette colonne tire à boulets sur l'Hôtel-de-Ville. Les Jacobins décimés désertent les salles et cherchent un abri dans ses cours. Le représentant Gauthier se présente aux sectionnaires pour parlementer. On le retient en otage comme son collègue. Il signe, sous la terreur des sections, la suspension de la municipalité. Madinier fait une entrée triomphale à cheval dans l'Hôtel-de-Ville, saisit Châlier et ses principaux complices et les conduit en prison, à travers les flots du peuple indigné, qui voulait les immoler dans leur crime. Ce triomphe de la Gironde éclatait le 29 mai, F avant-veille du jour où les Girondins, vainqueurs à Lyon, succombaient à Paris. Châlier, condamné à mort quelques jours après par le tribunal criminel, voyait du fond de son cachot la lueur des illuminations allumées en l'honneur de la victoire des modérés. « Ce sont les torches de mes funérailles, dit-il. Les Lyonnais font une grande faute en demandant ma mort. Mon sang, comme celui du Christ, retombera sur eux et sur leurs enfants, car je serai à Lyon le Christ de la Révolution. L'échafaud sera mon Golgotha, le couteau de la guillotine ma croix, où je mourrai bientôt pour le salut de la république. »

Cet homme, qui aspirait le sang par le fanatisme de sa démagogie, se montra le plus sensible et le plus tendre des hommes dans la solitude et dans le désarmement de sa prison. Une femme, dont il était aimé, lui avait fait parvenir une tourterelle apprivoisée dont il avait fait la compagne de sa captivité, et qu'il caressait sans cesse. Image d'innocence sur une tête pleine de rêves sanglants, l'oiseau perchait constamment sur les épaules de Châlier. Châlier fit entendre, après sa condamnation, des prophéties sinistres sur la ville. On lui accorda de voir une dernière fois ses amis et la femme à laquelle il était attaché. Il les consola lui-même et leur légua ce qu'il possédait, sans oublier son oiseau, qu'il baigna de ses larmes. La guillotine que Châlier avait fait venir de Paris et dresser sur la place des Terreaux pour immoler ses ennemis, essaya pour la première fois son couteau sur cette tête. Le crucifix qu'il avait tour à tour adoré et brisé ne quitta plus ses mains dans son cachot. Il y contemplait sans cesse le Dieu du supplice. Condamné à quatre heures du matin, il employa le reste du jour à écrire son testament. Il adressa ses adieux aux autres prisonniers, et marcha à l'échafaud d'un pas ferme, regardant le peuple à droite et à gauche comme pour lui reprocher sa mort. Au pied de l'échafaud, il embrassa son confesseur, colla une dernière fois le crucifix sur ses lèvres et se livra au bourreau.

Le couteau mal aiguisé de la guillotine, au lieu de trancher d'un seul coup la vie de Châlier, tomba et se releva cinq fois sans pouvoir le décoller. Il fut haché et non décapité. La tête à demi séparée du tronc, Châlier, adressant au bourreau un regard de reproche, le suppliait d'abréger son agonie. Un sixième coup l'acheva. Il savoura lentement cette mort dont il avait si souvent inspiré la soif au peuple. Il fut assouvi de sang, mais c'était du sien. Le peuple l'abhorra d'abord, puis le plaignit, puis le déifia comme il avait déifié Marat, puis replongea sa mémoire dans l'oubli ou dans l'horreur, comme la mémoire de ces hommes qui représentent dans les crises ses fureurs, au lieu de représenter ses droits et ses vertus. Le sang de Châlier, répandu en défi à la Convention, rendit toute réconciliation impossible. Lyon ne pouvait plus se soumettre, qu'en acceptant la vengeance des Montagnards. Les Lyonnais se réfugièrent de la résistance dans la révolte.

 

XXII.

Les éléments de l'insurrection étaient nombreux et divers à Lyon. Les Girondins renversés, la Convention décimée, la représentation nationale mutilée à Paris par le 31 mai, l'oppression anarchique de Châlier et de sa populace, longtemps subie, enfin brisée, la confiance dans leur force, l'émulation d'insurrection avec Marseille et Toulon, le commerce anéanti, les prêtres persécutés, la vie de chaque citoyen menacée par la loi des suspects, l'horreur du terrorisme qui versait, goutte à goutte, le sang de tant d'illustres victimes à Paris, enfin le royalisme concentré à Lyon comme dans un asile où il appelait de toutes parts ses partisans, et d'où il renouait ses négociations avec l'étranger, tout concourait à faire de cette ville la capitale contre-révolutionnaire de la république.

Cependant l'insurrection n'affichait point encore cette couleur. Elle restait couverte par l'apparence du républicanisme. Les administrateurs et les présidents de section qui venaient de triompher à l'Hôtel-de-Ville étaient des hommes de la Révolution, dévoués au système des Girondins et bornant leur ambition à l'espoir de relever et de venger les amis de Vergniaud et de Roland. Les deux députés de ce parti réfugiés à Lyon, Chasset et Biroteau, entretenaient, par leurs discours et par leurs récriminations, l'esprit de la Gironde. Le gouvernement de la ville avait pris les formes de la dictature. Il se composait d'administrateurs nommés et délégués par les sections. Il s'intitulait commission populaire républicaine. Ces délégués avaient été nommés sous l'impression de l'horreur contre les Jacobins. On avait choisi les hommes qui s'éloignaient le plus par leur opinion des terroristes, et qui, par conséquent, se rapprochaient aussi le plus des contre-révolutionnaires. D'un républicain révolté contre la république à un royaliste conspirant contre elle, il y avait si près, que les actes et les hommes ne pouvaient manquer tôt ou tard de se confondre. Une oppression commune devient involontairement une cause commune. C'est ce qui arrivait à Lyon à l'insu des hommes, mais par la force des choses.

La commission populaire républicaine était présidée par M. Rambaud, dont les principes et les sentiments monarchiques étaient avérés. Les autres membres étaient des Girondins irrités ou des modérés compromis, à qui la soumission à la Convention ne laissait en perspective que la mort. Le commerce, qui n'a pour opinion que son intérêt, déplorait chaque jour la ruine des affaires et regrettait secrètement la royauté comme gage de travail, de crédit et de sécurité. La noblesse et les prêtres réfugiés et cachés en foule à Lyon jetaient leurs ressentiments dans ce foyer ; ils espéraient en faire le volcan intérieur dont l'explosion emporterait la république et rouvrirait le chemin de la France et du trône aux émigrés et aux princes proscrits.

 

XXIII.

Depuis longtemps Lyon était le mirage des royalistes émigrés. Aussitôt que cette ville eut rompu avec la Convention, leurs émissaires crurent qu'elle avait rompu avec la république. Ils reparurent pour s'emparer du mouvement et pour le détourner à la royauté. Le comte d'Artois était alors réfugié à Ham sur le territoire prussien. Il envoya aussitôt le général marquis d'Autichamp en Savoie avec ordre d'étudier de près le caractère de l'insurrection lyonnaise, de donner de la résolution à la cour de Turin et de lui faire diriger des forces plus imposantes sur Chambéry.

Un autre officier de ce prince fut envoyé à Berne pour décider la Suisse à se déclarer contre la France et à joindre ses forces à celles du roi de Sardaigne, pour porter le coup décisif à la république. Deux envoyés du roi de Sardaigne, le baron des Étolles et le comte de Maistre, ce prophète toujours démenti mais toujours fulminant de l'ancien régime, secondaient en ce moment auprès des cantons helvétiques les efforts des émigrés. Lord Fitz-Gerald, envoyé par le cabinet britannique, travaillait les cantons, dans le même esprit. Mais les cantons aristocratiques de la Suisse, menacés, dans leur propre pays, par l'esprit révolutionnaire qui couvait chez eux, n'osaient faire un mouvement qui serait peut-être le signal de l'écroulement de leur constitution. La cour de Sardaigne, renforcée de huit ou dix mille Autrichiens, jetait à la hâte ses principales forces dans le comté de Nice pour couvrir avant tout le Piémont, elle se contentait de défendre pied à pied les gorges de la Savoie contre les bataillons peu nombreux de Kellermann. Le marquis d'Autichamp et les officiers de Condé ne tardèrent pas à reconnaître l'impossibilité de donner ostensiblement des émigrés pour chefs à un mouvement qui conservait les apparences du républicanisme. Les royalistes de Lyon et de l'intérieur furent obligés de renoncer à tout espoir d'une puissante intervention étrangère. Ils n'espéraient plus que dans le temps, dans la prudence et dans la victoire pour relever la royauté à Lyon sur les ruines du parti girondin. Indépendamment de la partie de la population qui leur était dévouée par opinion, ils comptaient dans la ville quatre mille prêtres insermentés et six mille nobles déterminés à prendre les armes contre les troupes de la Convention.

 

XXIV.

Toute tentative de conciliation était désormais tardive. Lyon courut aux armes. La commission populaire républicaine fit exécuter les travaux de défense, fondre les canons, construire les redoutes, arriver les approvisionnements, circuler une monnaie obsidionale de plusieurs millions garantie par la ville, recruter une armée de neuf mille hommes soldés. Elle repoussa, par une délibération formelle, la constitution de 1793. Enfin elle nomma le commandant-général de ses forces.

Ce général, dont le nom inconnu jusque-là était de nature à rassurer les royalistes sans porter trop d'ombrage aux républicains, était le comte de Précy. M. de Précy, gentilhomme du Charolais, ancien colonel du régiment des Vosges, appartenait à cette partie de la noblesse militaire qui ne s'était point dénationalisée par l'émigration, qui conservait le patriotisme du citoyen uni à la fidélité du gentilhomme, monarchique par honneur, patriote par l'esprit du siècle, Français par le sang. Il avait servi en Corse, en Allemagne et dans la garde constitutionnelle de Louis XVI. Il confondait dans un même culte la constitution et le roi. Il avait combattu, au 10 août, avec les officiers dévoués qui voulaient couvrir le trône de leurs corps. Il avait pleuré la mort de son maître, mais il n'avait point maudit sa patrie. Retiré dans sa terre de Semur en Brionnais, il y subissait, en silence, le sort de la noblesse persécutée. Les amis qu'il avait à Lyon le désignèrent à la commission républicaine comme le chef le plus propre à diriger et à modérer le mouvement mixte que Lyon osait tenter contre l'anarchie. Précy n'était point un chef de parti, c'était avant tout un homme de guerre. Néanmoins la modération de son caractère, l'habitude de manier les soldats et cette habileté naturelle aux hommes de sa province, le rendaient capable de réunir en faisceau ces opinions confuses, de conserver leur confiance et de les conduire au but sans le leur découvrir d'avance. Précy avait cinquante et un ans. Mais son extérieur martial, sa physionomie ouverte, son œil bleu et serein, son sourire fin et ferme, le don naturel de commandement et de persuasion à la fois, son corps infatigable en faisaient un chef agréable à l'œil d'un peuple.

 

XXV.

Les députés de Lyon partirent pour proposer le commandement à M. de Précy. Ils le trouvèrent, comme les Romains avaient trouvé jadis le dictateur, dans son champ, la bêche à la main et cultivant ses légumes et ses fleurs. Un dialogue antique s'établit, dans le champ même, à l'ombre d'une haie, entre le militaire et les citoyens. Précy déclara modestement qu'il se sentait au-dessous du rôle qu'on venait lui offrir ; que la Révolution avait brisé son épée et l'âge amorti son feu ; que la guerre civile répugnait à son âme ; que c'était un remède extrême qui perdait plus de causes qu'il n'en sauvait ; qu'en s'y précipitant on ne se réservait d'autre asile que la victoire ou la mort ; que les forces organisées de la Convention, dirigées sur une seule ville, écraseraient tôt ou tard Lyon ; qu'il ne fallait pas se dissimuler que les combats et les disettes d'un long siège dévoreraient un grand nombre de leurs citoyens, et que l'échafaud décimerait les survivants. « Nous le savons, » répondirent les négociateurs de Lyon, « mais nous avons pesé, dans nos pensées, l'échafaud contre l'oppression de la Convention et nous avons choisi l'échafaud. — Et moi, » s'écria Précy, « je l'accepte avec de tels hommes ! » Il reprit son habit, suspendu aux branches d'un poirier, rentra pour embrasser sa jeune femme, et prendre ses armes, cachées depuis dix-huit mois, et suivit les Lyonnais.

A son arrivée, il se revêtit de l'uniforme civique, arbora la cocarde tricolore et monta à cheval pour passer l'armée municipale en revue. Les bataillons de troupes soldées et de gardes nationaux, rangés en bataille sur la place de Bellecour pour reconnaître le général, saluèrent Précy d'unanimes acclamations. Le commandement de l'artillerie fut donné à M. de Chenelette, lieutenant-colonel de cette arme, officier consommé dans la guerre, citoyen estimé pour ses vertus et pour ses talents dans la paix. Le comte de Virieu reçut le commandement général de la cavalerie. Le comte de Virieu était l'homme qui donnait la signification la plus royaliste au soulèvement de Lyon. Orateur célèbre de l'Assemblée constituante, il avait, au commencement de la Révolution, réclamé les droits de la nation, assisté à l'assemblée de Vizille en Dauphiné, demandé la représentation par tête et non par ordre aux états-généraux, et passé avec les quarante-sept membres de la noblesse, le 25 juin, du côté du peuple. Depuis, le comte de Virieu avait semblé se repentir de ces actes populaires. Il s'était hâté d'appuyer le trône après l'avoir ébranlé. Il avait voulu, comme Mounier, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre et Cazalès, ses amis, réduire la Révolution à la conquête d'un droit représentatif distribué en deux chambres, à l'imitation de l'Angleterre. La lutte de l'aristocratie et de la démocratie modérée par la monarchie lui semblait le seul gouvernement de la liberté. Depuis que l'Assemblée nationale avait brisé ce cercle où l'aristocratie voulait enfermer le tiers état, tous les pas de la Révolution lui avaient paru des excès, tous ses actes des crimes. Il en était sorti, comme on sort d'une conjuration coupable, en secouant la poussière de ses pieds et en maudissant son erreur. Il s'était dévoué à la restauration de la monarchie et de la religion détruites. Il entretenait des correspondances avec les princes. Il était dans le Dauphiné, sa patrie, et à Lyon l'homme politique de la monarchie exilée. De plus, sa foi religieuse, ravivée par la persécution du culte et exaltée dans son âme jusqu'à l'illuminisme, le faisait aspirer à la mort, pour son roi et pour son Dieu, comme il avait jadis aspiré à la liberté. D'un sang illustre, d'une caste proscrite, d'un culte persécuté, la guerre civile lui paraissait trois fois sainte : comme aristocrate, comme monarchiste et comme chrétien. Militaire intrépide, orateur facile, politique adroit, il avait toutes les conditions d'un chef de parti. Lyon, en lui donnant le commandement en second, révélait d'avance non le but avoué, mais l'arrière-pensée de son insurrection.

 

XXVI.

De son côté, la Convention acceptait la lutte avec l'inflexible résolution d'un pouvoir qui ne recule pas devant l'amputation d'un membre pour sauver le corps. L'unité de la république parut plus précieuse à conserver que la seconde ville de France. La Convention n'eût pas reculé davantage devant l'anéantissement de Paris. La patrie n'était pas à ses yeux une ville, mais un principe. Elle n'eut pas un instant d'hésitations, elle crut en son droit et elle trouva sa force dans cette conviction.

Elle ordonna à Kellermann, général en chef de l'armée des Alpes, d'oublier les frontières et de concentrer ses forces autour de Lyon. Kellermann, qui disputait à Dumouriez la gloire de Valmy, portait seul en ce moment du côté du Midi le poids des Autrichiens, des Allobroges et des Piémontais, dont les forces croissaient au revers des Alpes. La Savoie, partagée entre son attrait pour nos principes et sa fidélité à ses princes, éclatait en insurrection contre nous dans les provinces montagneuses du Faucigny et de Conflans. Avec un petit nombre de troupes, Kellermann écrasait partout ces résistances. Le petit corps d'armée qu'il avait en Savoie se présentait, comme une digue mobile, d'une vallée à l'autre en franchissant les faîtes, et arrêtait partout le débordement qui descendait, sur nous, des hauteurs.

Kellermann était de ces races militaires habiles et intrépides au combat, plus faites pour conduire des soldats que pour se mêler aux débats des partis ; voulant bien être le chef des armées de la république, mais non l'exécuteur de ses sévérités. Il craignait, dans l'avenir, la renommée de destructeur de Lyon. Il savait quelle horreur s'attache, dans la mémoire des hommes, à ceux qui ont mutilé la patrie. Le renom de Marius du Midi lui répugnait. Il temporisa quelque temps, tenta la voie des négociations, et, pendant qu'il rassemblait ses troupes, il envoya sommation sur sommation aux Lyonnais. Tout fut inutile. Lyon ne lui répondit que par des conditions qui imposaient à la Convention la rétractation du 31 mai, la révocation de toutes les mesures prises depuis ce jour, la réintégration des députés girondins, le désaveu d'elle-même, l'humiliation de la Montagne. Kellermann, pressé par les représentants du peuple, Gauthier, Nioche et Dubois-Crancé, resserra le blocus encore incomplet de la ville. Le comité de salut public fit partir Couthon et Maignet pour lever en masse les départements de l'Auvergne, de la Bourgogne, du Jura, de la Bresse, de l'Ardèche, et pour submerger Lyon, sous les bataillons de volontaires patriotes que la terreur faisait sortir de terre à la voix des représentants. Déjà des bords de la Saône, des bords du Rhône, des montagnes de l'Ardèche et des vallées populeuses de l'ancienne Auvergne et de l'Allier, des colonnes conduites par Reverchon, Javogues, Maignet, Couthon s'avançaient par toutes les routes qui mènent à Lyon. Les paysans n'avaient pas besoin de discipline pour former, derrière les troupes de ligne, ou dans les intervalles qui séparaient les camps, des murailles de baïonnettes qui resserreraient le blocus et étoufferaient la ville.

 

XXVII.

Lyon n'avait d'enceinte fortifiée que sur les hauteurs de la Croix-Rousse, plateau qui sépare les deux fleuves, et sur la chaîne des collines qui s'étendent parallèlement au cours de la Saône depuis le rocher de Pierre-Encise, où cette rivière entre dans la ville, jusqu'au faubourg de Sainte-Foi, qui s'élève à l'extrémité de ces collines, non loin du confluent de la Saône et du Rhône. Ce confluent défendait lui-même la ville du côté du midi. Un pont, appelé le pont de La Mulatière, traversait, à ce point de jonction des deux fleuves, le lit delà Saône. Défendu par des redoutes, ce pont interceptait le passage aux colonnes des assiégeants. Entre la ville et La Mulatière, une chaussée étroite, facile à couper et à défendre, s'étend sur la plage du Rhône. Le reste de l'espace, qui forme la pointe Perrache, était un terrain bas, marécageux, creusé de mares et de canaux, planté d'osiers, de roseaux, de saules en palissades, propre à être défendu par un petit nombre de tirailleurs embusqués, inaccessible à l'artillerie. Du côté de l'est, et en face des plaines basses du Dauphiné, Lyon n'avait d'autre défense que le Rhône, dont la largeur et la rapidité forment sous ses quais un fossé courant impossible à franchir. On n'avait eu à ajouter à cette défense naturelle que deux redoutes élevées aux deux têtes du pont de la Guillotière et du pont Morand, seuls points qui fissent communiquer alors la ville avec le quartier des Brotteaux ou avec le faubourg de la Guillotière situés au-delà du fleuve. Lyon n'avait que quarante pièces de canon pour armer cette immense circonférence, mais on en fondait tous les jours ; et sous l'infatigable impulsion du général Précy et de son état-major, les remparts, les batteries, les redoutes, les ponts coupés ou prêts à s'écrouler présentaient de toutes parts un formidable appareil de résistance aux armées de la Convention.

 

XXVIII.

L'armée de siège prit position dans les premiers jours d'août. Elle se divisa en deux camps : le camp de la Guillotière, fort de dix mille hommes, muni d'une nombreuse artillerie, et commandé par le général Vaubois : ce camp bordait le Rhône et fermait le Dauphiné, la Savoie, les Alpes aux Lyonnais ; le camp de Mirebel, qui s'étendait du nord du Rhône à la Saône, enjambant le plateau de la Dombe, qui les sépare, et menaçant le faubourg de la Croix-Rousse, position la plus forte.

Kellermann avait établi son quartier-général au château de la Pape, à peu de distance de Mirebel, sur le rivage escarpé du Rhône. Un pont de bateaux jeté aux pieds du château, sur le fleuve, faisait communiquer les deux armées républicaines. Les bataillons de l'Ardèche, du Forez, de l'Auvergne et de la Bourgogne, conduits par les représentants de ces départements, s'amoncelaient successivement sur une ligne immense qui s'étendait de la rive droite du Rhône, au delà de son confluent, jusqu'aux plateaux de Limonest, qui dominent le cours de la Saône, avant son entrée à Lyon. Mais cette ligne de troupes onduleuse, faible, coupée en plusieurs tronçons par les corps avancés des Lyonnais et par les villes de Saint-Étienne, Saint-Chamond, Montbrison, qui faisaient cause commune avec les assiégés, laissait Lyon en communication libre avec les montagnes du Vivarais et avec la route de Paris par le Bourbonnais. Ces villes et les populations adjacentes fournissaient, comme autant de colonies fidèles, les armes, les vivres, les combattants. Elles servaient d'avant-postes à la défense. Le champ de bataille n'avait pas ainsi moins de soixante lieues carrées d'étendue.

A mesure que les colonnes assiégeantes arrivaient en position, elles occupaient ces villes, ces villages et ces avant-postes, et faisaient refluer l'armée de Précy, dans les postes fortifiés, derrière les redoutes ou sous les remparts de la ville. Précy aguerrissait ainsi son armée mobile d'environ dix mille combattants. Il faisait, de ce corps de troupes soldées ou de jeunes volontaires exercés au feu, le noyau et le nerf de sa défense intérieure. Enthousiasmés pour leur cause, passionnés pour leur général, qu'ils voyaient toujours le premier, à cheval, au feu, à la baïonnette avec eux, récompensés par son regard, recevant à leur rentrée dans Lyon leur gloire toute chaude dans les embrassements de leurs mères, de leurs femmes, de leurs sœurs, de leurs concitoyens, ces jeunes gens, presque tous royalistes, étaient devenus une armée de héros. C'est avec eux que Précy fit ces prodiges de valeur, de mobilité et de constance, qui arrêtèrent plus de deux mois la France entière devant une poignée de combattants au milieu d'une population hésitante, foudroyée, incendiée et affamée.

 

XXIX.

Le bombardement commença le 10 août, anniversaire d'heureux augure pour la république. Les batteries de Kellermann et celles de Vaubois firent pleuvoir sans interruption, pendant dix-huit jours, les bombes, les boulets rouges, les fusées incendiaires sur la ville. Des signaux perfides, faits pendant la nuit par les amis de Châlier, indiquaient les quartiers et les maisons à brûler. Les boulets choisissaient ainsi leur but, les bombes éclataient presque toujours sur les rues, sur les places et sur les demeures des ennemis de la république. Pendant ces nuits sinistres, le quai opulent de Saint-Clair, la place de Bellecour, le port du Temple, la rue Mercière, immense avenue de magasins encombrés de richesses de la fabrique et du commerce, s'allumèrent trois cents fois sous la chute et sous l'explosion des projectiles ; dévorant dans leur incendie les millions de produits du travail de Lyon, et ensevelissant, dans les ruines de leurs fortunes, des milliers d'habitants.

Ce peuple, un moment épouvanté, n'avait pas tardé à s'aguerrir à ce spectacle. L'atrocité de ses ennemis ne produisait en lui que l'indignation. La cause de la guerre, qui n'était d'abord que la cause d'un parti, devint ainsi la cause unanime. Le crime de l'incendie de Lyon parut aux citoyens le sacrilège de la république. On ne comprit plus d'accommodement possible avec cette Convention, qui empruntait l'incendie pour auxiliaire, et qui brûlait la France pour soumettre une opinion. La population s'arma tout entière pour défendre jusqu'à la mort ses remparts. Après avoir dévoué ses foyers, ses biens, ses toits, ses richesses, il lui en coûtait peu de dévouer sa vie. L'héroïsme devint une habitude de l'âme. Les femmes, les enfants, les vieillards s'étaient apprivoisés en peu de jours avec le feu et avec les éclats des projectiles. Aussitôt qu'une bombe décrivait sa courbe sur un quartier ou sur un toit, ils se précipitaient non pour la fuir, mais pour l'étouffer en arrachant la mèche. S'ils y réussissaient, ils jouaient avec le projectile éteint et le portaient aux batteries de la ville pour le renvoyer aux ennemis ; s'ils arrivaient trop tard, ils se couchaient à terre et se relevaient quand la bombe avait éclaté. Des secours, partout organisés contre l'incendie, apportaient, par des chaînes de mains, l'eau des deux fleuves à la maison enflammée. La population entière était divisée en deux peuples, dont l'un combattait sur les remparts, dont l'autre éteignait les flammes, portait aux avant-postes les munitions et les vivres, rapportait les blessés aux hôpitaux, pansait les plaies, ensevelissait les morts. La garde nationale, commandée par l'intrépide Madinier, comptait trente- six mille baïonnettes. Elle contenait les Jacobins, désarmait les clubistes, faisait exécuter les réquisitions de la commission populaire, et fournissait de nombreux détachements de volontaires aux postes les plus menacés. Précy, Virieu, Chenelette, présents partout, traversant sans cesse la ville à cheval pour courir et pour combattre d'un fleuve à l'autre, allaient du camp au conseil et du conseil au combat. La commission populaire, présidée par le médecin Gilibert, Girondin ardent et courageux, n'hésitait ni devant la responsabilité ni devant la mort. Dévouée à la victoire ou à la guillotine, elle avait reçu du péril commun la puissance qu'elle exerçait avec le concours unanime de toutes les volontés. L'autorité est fille de la nécessité. Tout pliait, sans murmure, sous ce gouvernement de siège.

 

XXX.

Les Jacobins comprimés, désarmés, surveillés se cachaient dans leurs faubourgs, se réfugiaient dans les camps républicains ou tramaient, dans l'ombre, de vains complots. Pendant la nuit du 24 au 25 août, et dans la confusion du bombardement de la place de Bellecour, le feu, allumé par la main d'une femme, dévora l'Arsenal, immense édifice assis sur les bords de la Saône, à l'extrémité de la ville.

L'explosion ébranla, ravagea et consterna la ville. Cette nuit dispersa des milliers de quintaux de munitions et désarma en partie l'insurrection ; mais elle ne désarma ni les bras ni les cœurs des Lyonnais. Les assiégés firent, à la lueur même de l'incendie, une sortie de trois mille hommes, qui repoussa les troupes républicaines des hauteurs de Sainte-Foi.

Le bombardement ne produisait que des décombres, mais point de progrès contre la place. La Convention gourmandait Kellermann. Les représentants du peuple présents à l'armée accusaient sa mollesse et ses temporisations. Les Sardes profitaient de son absence pour reconquérir la Savoie. Kellermann prétexta la nécessité de sa présence à l'armée des Alpes, et demanda son remplacement à l'armée de Lyon. Le comité de salut public nomma le général Doppet à la place de Kellermann. Doppet avait commandé l'avant-garde de Carteaux contre Marseille, il était rompu aux guerres civiles. En attendant l'arrivée de Doppet au camp, le commandement fut confié à Dubois-Crancé.

Dubois-Crancé, représentant du peuple et lieutenant de Kellermann, portait dans la guerre l'emportement de son républicanisme. Noble, mais transfuge de la cause des rois, Dubois-Crancé voulait écraser Lyon comme soldat, mais plus encore comme républicain. Il voyait, dans ses murs, les deux objets de sa haine : la Gironde et le royalisme. Il imprima à son armée, qui grossissait tous les jours, l'énergie et le mouvement de son âme. La voûte de fer et de feu qui couvrait Lyon depuis un mois s'épaissit encore. Il fit attaquer par l'armée de Reverchon, descendue des hauteurs de Limonest, le poste du château de la Duchère. Défendu par quatre mille Lyonnais et par des redoutes, ce poste dominait le faubourg de Vaise. Le lendemain, dans la nuit, sous la protection d'un feu terrible et combiné de toutes ses batteries, Dubois-Crancé s'avança lui-même, à la tête des bataillons de l'Ardèche, contre les redoutes des assiégés qui couvraient le pont d'Oullins et le pont de La Mulatière. Il les emporta à la baïonnette avant que les trois cents Lyonnais qui les gardaient eussent fait sauter le pont. La presqu'île Perrache se trouvait ainsi ouverte aux républicains. Les hauteurs de Sainte-Foi leur furent livrées par la trahison. Le caporal de garde, à la principale redoute, pendant la nuit du 27 septembre, plaça la sentinelle avancée dans une position d'où l'on ne pouvait rien découvrir. Ce caporal s'avança alors lui-même jusqu'aux postes républicains et livra le mot d'ordre des assiégés. Les républicains entrèrent, à la faveur de ce mot d'ordre, dans la redoute et égorgèrent le poste.

La prise des redoutes de Sainte-Foi découvrait toutes les hauteurs de Lyon à l'ouest. Précy résolut de tenter un effort désespéré pour reprendre ces positions. Il s'avança, à la tête de ses bataillons d'élite, contre les républicains fortifiés dans leur conquête. Repoussé d'abord par le feu de leurs redoutes, son cheval tué et renversé sur son corps, il se dégage, il rallie ses troupes, il saisit le fusil d'un soldat, et marchant le premier aux pièces de canon il en reçoit la mitraille ; son sang coule par deux blessures. Il l'étanche, et, agitant son mouchoir sanglant dans sa main, comme un drapeau, il précipite ses bataillons sur l'ennemi, qui fuit en lui laissant les pièces enclouées et les redoutes démolies.

Mais pendant que Précy triomphe ainsi à Sainte-Foi et à Saint-Irénée, le général Doppet, profitant de l'accès ouvert la veille à ses troupes par la prise du pont de La Mulatière, lance ses bataillons sur l'avenue de Perrache, emporte les deux redoutes qui la défendent, et s'avance en colonne foudroyante sur le quartier du quai du Rhône, au cœur de Lyon. C'en était fait de la ville. Déjà les boulets balayaient le quai du Rhône, quand Précy, informé de l'invasion des républicains, redescend, avec les débris de ses bataillons, des hauteurs de Sainte-Foi, traverse la Saône et la ville, rallie en passant à sa poignée de braves tout ce qui reste de combattants sous sa main, les forme en colonne sur la place de la Charité, couvre la tête de sa colonne de quatre pièces de canon, répand une nuée de tirailleurs dans les terrains bas de Perrache pour protéger son flanc droit, et débouche au pas de course sur la levée pour repousser l'armée républicaine ou pour mourir.

 

XXXI.

Les soldats de Doppet attendaient le choc. Le champ de bataille était une levée de 25 toises, entre le Rhône et le marais de Perrache. Aucune manœuvre n'était possible. La victoire était au parti le plus obstiné à mourir. Les batteries républicaines, placées, les unes sur la rive gauche du Rhône, les autres sur la rive droite de la Saône, les autres enfin sur la levée, balayaient dans trois sens la colonne lyonnaise. C'était un tourbillon de mitraille. Les premières compagnies furent emportées tout entières par ce vent de feu. Précy, franchissant les cadavres, s'élance, avec les plus intrépides de ses volontaires, sur les bataillons républicains qui soutenaient la batterie de front. Il les égorge corps à corps sur leurs pièces. Le choc fut si terrible et la fureur si acharnée, que les baïonnettes se brisaient dans le corps des combattants sans leur arracher un cri, et que les républicains, précipités et enveloppés dans les fossés qui bordent la levée, refusèrent la vie qui leur était offerte, et se firent tuer jusqu'au dernier.

Précy, poursuivant sa victoire, refoula les colonnes débandées de Doppet jusqu'au pont de La Mulatière. Les républicains n'eurent que le temps de couper le pont après l'avoir repassé. Ils se replièrent jusqu'à Oullins. Lyon respira quelques jours. Mais Précy avait perdu, dans cette victoire, l'élite de la jeunesse lyonnaise. Les fatigues, le feu, la mort, les blessés réduisaient à trois mille combattants les défenseurs d'une si vaste circonférence. Ils ne quittaient une brèche que pour voler à l'autre, laissant partout le plus pur de leur sang. Les batteries du général de la Convention, Vaubois, chauffant leurs boulets à rouge sur des grils qu'ils avaient fait venir de Grenoble, ne laissaient pas une heure de sommeil à la ville, pas même un abri aux blessés et aux mourants. En vain, selon l'usage des villes assiégées, où l'on épargne les asiles consacrés à l'humanité, Lyon avait arboré un drapeau noir sur son hôpital, monument admirable d'architecture et de charité ; les artilleurs de la Convention criblaient de boulets et d'obus les murs et les dômes de l'hôpital. Les bombes éclatant dans les salles ensevelissaient les blessés sous les voûtes où ils venaient chercher leur salut. Les cours des deux fleuves et les routes qui apportaient des vivres à Lyon étaient fermés de toutes parts. Les vivres et les munitions étaient épuisés. On mangeait les derniers chevaux. On fondait, avec les plombs des édifices, les derniers boulets. Le peuple murmurait, en mourant, contre une mort désormais inutile. Les secours dont on s'était flatté du côté de la Savoie et de l'Italie, étaient interceptés par l'armée de Kellermann dans les Alpes. Marseille était pacifiée par Carteaux. L'incendie que Lyon avait espéré allumer, par son exemple, au cœur de la France, était étouffé partout et ne dévorait que ses murs. La ville entière n'était qu'un champ de bataille, encombré des ruines de ses édifices et des lambeaux de sa population. Un dernier assaut, en la livrant à la fureur d'une armée de cent mille paysans irrités et affamés de pillage, pouvait, à chaque instant, livrer les femmes, les enfants, les vieillards, les malades, tout ce qu'il y a de sacré dans le foyer d'une cité, à l'outrage, au carnage, à la mort. La faim comptait les heures et expirait en les comptant. Il n'y avait plus que pour deux jours de nourriture disputée aux chevaux par les hommes. La distribution d'une demi-livre d'avoine délayée dans de l'eau cessa. Couthon et Maignet adressaient des sommations modérées et insidieuses. La commission populaire communiqua ces sommations aux sections assemblées. Les sections nommèrent des députés, pour aller au camp de Couthon conférer avec les généraux et les représentants. Ceux-ci accordèrent quinze heures à la ville pour donner le temps aux défenseurs les plus compromis de pourvoir à leur sûreté.

 

XXXII.

Précy rassembla, dans la nuit du 8 au 9 octobre, ses compagnons de gloire et de malheur. Il leur annonça que la dernière heure de Lyon était venue ; que, malgré les promesses de Couthon, la terreur et la vengeance entreraient le lendemain dans la ville avec l'armée républicaine ; que l'échafaud remplacerait pour eux le champ de bataille ; qu'aucun de ceux que leurs fonctions, leur uniforme, leurs armes, leurs blessures signaleraient comme les principaux défenseurs de la ville n'échapperait au ressentiment de la Convention et à la délation des Jacobins. Il ajouta que, quant à lui, il était décidé à mourir en soldat et non en victime ; qu'il sortirait cette nuit même de Lyon avec les derniers et les plus intrépides des citoyens ; qu'il tromperait la surveillance des camps républicains en les traversant du coté où il était le moins attendu et en remontant la rive gauche de la Saône, sur la route de Mâcon la moins observée ; et que, parvenu à la hauteur de Montmerle, il traverserait le fleuve, se jetterait dans la Dombe, passerait derrière le camp de Dubois-Crancé, à Meximieux, et atteindrait les frontières suisses par les gorges du Jura. « Que ceux, » ajouta-t-il, « qui veulent tenter avec moi cette dernière fortune du soldat se trou vent, avec leurs armes et ce qu'ils ont de plus cher, avant la pointe du jour, rassemblés dans le faubourg de Vaise, et qu'ils me suivent. Je passerai ou je mourrai avec eux ! »

Cette nuit fut une agonie mortelle pour la ville. Elle se passa à délibérer dans le sein des familles sur le parti le plus sûr à prendre pour se sauver du lendemain. L'attente avait des perspectives sinistres, la sortie des périls certains. Trois mille hommes seulement, presque tous jeunes, nobles, royalistes, ou fils des plus hautes familles de Lyon, se trouvèrent, dès le crépuscule du matin, au rendez-vous indiqué par Précy. Trois ou quatre cents femmes, mères, épouses, sœurs des fugitifs, chargées d'enfants à la mamelle ou les conduisant par la main, accompagnaient leurs maris, leurs pères, leurs frères, et se réfugièrent dans la colonne pour partager leur sort. Cette foule confuse étouffait ses sanglots, de peur d'éveiller l'attention du camp de la Duchère.

 

XXXIII.

Pendant que le rassemblement se formait lentement, sous les arbres touffus d'un grand parc nommé le bois de la Claire, quelques centaines de combattants assistaient, dans une cave voisine, à un service funèbre en l'honneur de leurs frères morts dans les combats et de ceux d'entre eux qui allaient mourir. Le général Virieu, dont le courage se fortifiait par la foi, y reçut la communion avant la marche, viatique de sa dernière journée. Quand tout le monde fut réuni, Précy, monté sur l'affût d'un de ses canons, harangua sa troupe : « Je suis content de vous, l'êtes-vous de moi ? » leur dit-il. Des cris unanimes de Vive notre général l'interrompirent. « Vous avez fait, continua Précy, tout ce qui était humainement possible pour votre malheureuse ville. Il n'a pas dépendu de moi qu'elle fût sauvée, libre et triomphante. Il dépend maintenant de vous de la revoir heureuse et prospère ! Souvenez-vous que, dans des extrémités telles que celles où nous nous trouvons, il n'y a de salut que dans la discipline et dans l'unité de commandement. Je ne vous en dis pas davantage ; l'heure presse, le jour se lève. Fiez-vous à votre général. » Vive Lyon ! répondit la colonne en adieu suprême à ses foyers abandonnés.

Précy avait divisé ce corps d'armée, ou plutôt ce convoi funèbre, en deux colonnes : l'une de quinze cents hommes précédés de quatre pièces de canon, sous ses ordres ; l'autre de cinq cents hommes sous les ordres du comte de Virieu, les femmes, les enfants, les vieillards désarmés entre les rangs.

A la sortie du faubourg de Vaise, cinq batteries républicaines, soutenues par des bataillons embusqués derrière les murs et les haies, foudroyèrent les Lyonnais. Précy ordonna aux grenadiers de les débusquer à la baïonnette. Un de ses meilleurs officiers, Burtin de La Rivière, qui lui servait d'aide-de-camp, s'élance à la tête de la colonne. « Grenadiers, en avant ! » s'écrie-t-il. Les grenadiers s'ébranlent ; mais, au moment où La Rivière montrait du geste l'ennemi, un boulet lui fracasse le bras et la poitrine et le jette mort aux pieds de son cheval. La colonne hésite. Précy rallie deux pelotons du centre, les enflamme de sa résolution, franchit à leur tête un ravin hérissé de feux et refoule au loin les républicains. Pendant qu'il combat, la colonne passe, et il, la rejoint à l'abri des batteries.

 

XXXIV.

A la faveur de cette diversion, la colonne sortit du défilé et se glissa sous les collines escarpées qui bordent la Saône jusqu'aux gorges de Saint-Cyr. Précy franchit heureusement ces gorges. Déjà il marchait avec plus de sécurité dans un espace ouvert et libre. Virieu et sa colonne allaient s'engager à leur tour dans le défilé de Saint-Cyr, quand huit mille réquisitionnaires du camp de Limonest, dirigés par le représentant Reverchon, fondirent d'en haut sur sa colonne, la coupèrent en tronçons épars, précipitèrent clans la Saône ou fusillèrent clans les chemins creux et clans les vignes tous ceux qui la composaient, et ne laissèrent échapper ni hommes, ni enfants, ni femmes, à la baïonnette des républicains. Le massacre fut si complet que nul ne put connaître le sort de Virieu. Un dragon de l'armée républicaine assura l'avoir vu combattre en héros, contre plusieurs cavaliers républicains, refuser tout quartier et se précipiter avec son cheval couvert de sang dans le fleuve. On ne retrouva ni son corps, ni son cheval, ni ses armes sur le sol. Cette disparition soudaine et cette absence de tout vestige firent longtemps espérer à la comtesse de Virieu, qui fuyait de son côté déguisée en paysanne, que son mari avait échappé à la mort. Obstinée dans sa tendresse et clans son espérance pour lui, elle erra quelques mois clans les environs pour découvrir ses traces, et attendit plusieurs années le retour du mort comme celui d'un absent.

 

XXXV.

Précy, faisant face tour à tour avec ses canons à la cavalerie qui le poursuivait, aux tirailleurs du camp de Limonest qui le fusillaient en flanc et aux bataillons qui lui barraient le passage, attaqua une dernière fois à la baïonnette une batterie républicaine, la dispersa et entra avec sa colonne dans les bois d'Alix. La rive gauche de la Saône était hérissée de tirailleurs. Franchir le fleuve devenait impraticable. Il n'y avait plus de salut pour l'armée que dans sa dispersion sur les montagnes du Forez. Parmi ces populations religieuses, royalistes, contre-révolutionnaires, dans des sites coupés de torrents et de forêts, la petite armée des Lyonnais soulèverait le pays ou trouverait du moins des asiles et des moyens de fuite individuelle. Précy rassembla sa troupe en conseil de guerre et lui communiqua sa résolution. Elle fut combattue avec obstination par une partie de ses compagnons d'armes, qui ne voyaient de salut qu'au-delà des Alpes. Une altercation tumultueuse s'éleva entre les deux partis. Pendant ce débat, le tocsin sonnait dans tous les villages et les paysans cernaient la forêt. Une moitié de l'armée abandonna son général, franchit la Saône et fut immolée sur l'autre bord. Précy, suivi seulement d'environ trois cents combattants, abandonna les canons et les chevaux, sortit des bois d'Alix, s'éloigna de la Saône et marcha pendant trois jours de combats en combats, semant sa route à travers les montagnes de traîneurs, de blessés, de morts. Traqués par les habitants, poursuivis par la cavalerie légère de Reverchon, à chaque instant sur le point d'être enveloppés, ces débris de dix mille combattants au commencement du siège atteignirent, au nombre de cent dix, le sommet du mont Saint-Romain, plateau élevé défendu par des ravins et voilé de taillis. Le cercle se rétrécissait à chaque minute autour d'eux. Quelques hameaux leur fournissaient encore des vivres. Des parlementaires républicains, admirant leur intrépidité et plaignant leur sort, leur offrirent une capitulation. On assurait la vie à tous, excepté au général. Ses braves compagnons refusèrent de séparer leur sort du sien. Précy les embrassa tous une dernière fois, quitta son habit de commandant, brisa son épée, débrida son cheval, lui rendit la liberté, et, se glissant dans les broussailles sous la conduite d'un de ses soldats, il s'enfonça dans des cavernes inaccessibles abritées par un bois de sapins. A peine Précy avait-il quitté son armée, qu'un officier de hussards républicains se présente aux avant-postes : « Livrez-nous votre général, et vous êtes sauvés, » dit-il au jeune Reyssié, aide-de-camp de Précy et un des héros du siège. — « Il n'est plus parmi nous, répond Reyssié, et, si vous en voulez la preuve, regardez : voilà son cheval abandonné qui paît l'herbe en liberté derrière nous. — Tu me trompes, réplique l'officier tirant son sabre ; le général, c'est toi ! et je t'arrête. » A ces mots, Reyssié, lassé de la vie, casse la tête d'un coup de pistolet à l'officier républicain, et, plaçant dans sa propre bouche le canon de son second pistolet, se brûle la cervelle, et tombe vengé sur le corps de son ennemi. Au bruit de cette double détonation, les républicains fondent sur les débris de l'armée lyonnaise et les égorgent sans pitié. A peine quelques soldats isolés échappèrent-ils au massacre en rampant dans les broussailles. Reyssié et l'officier qu'il avait entraîné dans la mort furent jetés par les paysans dans la même fosse.

 

XXXVI.

Cependant Précy, instruit par deux de ses soldats fugitifs de l'inutilité de son sacrifice et du massacre de son armée, erra trois jours et trois nuits sans nourriture et sans abri dans les bois et dans les ravins de ces montagnes. Ses deux derniers compagnons ne l'abandonnèrent pas. L'un d'eux, paysan du hameau de Violay, au bord de la Saône, parvint à conduire son général, en trois nuits de marche, jusque dans un bois voisin de la chaumière de son père. Il le nourrit là furtivement pendant quelques jours de pain dérobé à l'indigence de ses parents. Il lui procura des habits de paysan. Quand enfin le bruit répandu de la mort de Précy se fut accrédité à Lyon et ralentit l'ardeur des recherches, le général parvint à se réfugier en Suisse à travers les gorges du Jura. Précy ne passa la frontière qu'avec deux soldats, seuls débris de l'immense insurrection civile que la république rejetait de son sein comme elle allait rejeter bientôt les débris de la coalition des rois.

Précy, accueilli avec respect dans l'exil, rentra dans sa patrie avec les Bourbons. Il y vieillit sans récompense et sans honneur sous leur règne. Les cours n'aiment que les courtisans. Précy n'avait pas émigré. Il n'avait combattu de la république que son anarchie et ses excès. Il avait conservé les couleurs de la nation sur son drapeau. Soldat de la patrie et non d'une famille, il fut oublié. Les princes et les hommes sont ainsi faits, qu'ils aiment mieux ceux qui ont partagé leurs fautes que ceux qui ont servi leurs intérêts. On ne se souvint de Précy qu'après sa mort. Lyon fit de magnifiques funérailles à son général dans cette plaine des Brotteaux arrosée du sang de ses compagnons d'armes. On l'ensevelit auprès des restes de ces héros du siège. Sa dépouille mortelle y repose dans sa gloire : les guerres civiles ne décernent que des tombeaux.