I. La
république se relevait, pendant ces événements, de ses échafauds, sur les
champs de bataille. A mesure qu'elle devenait plus terrible au dedans, elle
devenait plus formidable au dehors. Ses frontières, entamées au nord, lui
inspiraient plus de patriotisme que d'effroi. Toutes les mesures de levée en
masse et d'armement général s'exécutaient avec ordre et promptitude. Carnot,
qu'on appelait avec raison le Louvois de la Terreur, tenait son
quartier-général au comité de salut public. Carnot était, depuis la mort de
Custine, le véritable généralissime de toutes les armées de la république.
Ces armées, éparses, prisonnières dans des camps, fortifiées derrière des
lignes de retranchements, sans confiance dans leurs chefs, sans cohésion avec
elles-mêmes, sans autre tactique qu'une résistance passive, commençaient à
reprendre, sous l'ensemble, la masse et la mobilité qui font les victoires.
Le génie de la Révolution, révélé à Carnot et à ses collègues du comité par
les extrémités mêmes de la patrie, inventait la guerre moderne, c'est-à-dire
la guerre populaire. Jusque-là la guerre avait été un art, et les campagnes
des évolutions savantes, où l'habileté des généraux consumait le temps à des
manœuvres stratégiques et à la prise de quelques places. Carnot en fit un
instinct. Il dédaigna ces puériles tactiques, il les changea en une tactique
souveraine. Cette tactique consistait à porter un peuple armé sur les
frontières, à marcher droit et vite, à frapper au cœur, à négliger les petits
échecs, et la perte de quelques villes, pour les grands résultats ; à donner
l'enthousiasme pour discipline, et la victoire pour mot d'ordre aux armées et
aux généraux. Ce système ne tarda pas à raffermir nos bataillons et à
déconcerter nos ennemis. II. Jamais
la faiblesse des coalitions n'apparut davantage que dans les campagnes qui
suivirent celle de 1792. Les cabinets et les généraux de l'Europe semblaient
ignorer le prix de deux choses que les hommes de guerre doivent se disputer
avant tout : le temps et le mouvement. On a vu avec quelle lenteur
l'Autriche, la Prusse et l'empire avaient formé leurs contingents armés en
1791, et avec quelles hésitations, plus semblables à la trahison qu'à la
prudence, le généralissime duc de Brunswick avait abordé le territoire et
tâté l'armée de Dumouriez. Si le duc de Brunswick et après lui le prince de
Cobourg avaient eu pour instruction secrète d'exercer et d'aguerrir peu à peu
l'armée française dans des manœuvres et dans des escarmouches qui la
rendissent capable de les vaincre un jour, ils n'auraient pas eu un autre
système. Au lieu de surprendre la France désarmée et divisée, de marcher en
colonnes de cent ou de deux cent mille hommes sur Paris, par une de ces
nombreuses trouées que la nature laisse à nos frontières dans les vallées du
Rhin, ou par les plaines du nord, ces généraux avaient consumé dix-huit mois
en conseils de guerre, en armements insuffisants, en tâtonnements timides ;
n'opposant presque jamais à nos bataillons que des bataillons en nombre égal
ou inférieur, et n'avançant que pour se replier, comme si la France eût été
un sol brûlant qui dût dévorer le pied de leurs soldats et de leurs chevaux.
Le génie de la liberté devait de tels ennemis à la Révolution. Des alliés
secrets ne lui eussent pas été plus utiles. La
rivalité des cabinets ne contribuait pas moins que le défaut de génie des
généraux à donner ainsi du temps à la France. Aucun concert sérieux
n'existait entre eux. Aucune des puissances ne voulait aider l'autre à trop
vaincre. Elles craignaient toutes la victoire autant et plus peut-être que la
défaite. Elles se bornaient donc à garder le décorum de la guerre contre
nous, à défendre leurs territoires, à menacer çà et là quelques-unes de nos
places, à combattre une à une par armées isolées et jamais d'ensemble ;
laissant Dumouriez voler, avec ses meilleurs bataillons, de la Champagne
délivrée à la Belgique conquise, voyant tomber le trône, juger le roi, surgir
la république, immoler la reine, éclater les explosions de Paris jusque sur
leurs trônes, sans se rallier sous le danger commun. Pourquoi cette
différence entre la coalition et la France ? C'est que l'enthousiasme
soulevait la France, et que l'égoïsme enchaînait les membres languissants de
la coalition. La France se levait, combattait, mourait pour le principe de la
liberté dont elle sentait la sainteté dans sa cause, et dont elle voulait
être l'apôtre et le martyr. Si la
coalition, se dévouant au principe de la monarchie, avec le sentiment
désintéressé de peuples et de cabinets qui défendent un autre ordre social,
avait mis sa cause générale au-dessus de ses intérêts de cour, la lutte eût
été plus terrible et peut-être la cause de la monarchie aurait-elle triomphé
! Mais l'intérêt général des trônes n'était, dans le langage officiel de la
coalition, qu'un mot, qui masquait des rivalités en Allemagne et des
ambitions territoriales en France et en Pologne. Chacune des puissances
poussait ou retenait l'autre dans des vues particulières, et souvent
perfides. Elles avaient toutes un tout autre but que l'étouffement de la
révolution à Paris. De là l'incohérence, les temporisations, les
démonstrations sans effet, les retraites sans cause, les marches sans but,
les combats partiels, et à la fin la honte commune. Il n'est pas donné à
l'égoïsme de produire les miracles du dévouement. Les ambitions font les
soldats : les principes seuls font les héros. III. La
Pologne, déchirée par ses dernières dissensions, touchait à un second
partage. La Russie, la Prusse et l'Autriche, plus attentives à la Pologne
qu'à la France, s'entre-regardaient sans cesse, pour empêcher que l'une de
ces trois puissances ne s'emparât seule de la proie, pendant la distraction
des autres. La Russie, sous prétexte d'observer les Turcs, et d'étouffer la
révolution dans la Pologne méridionale, n'envoyait point de contingent à la
coalition. Elle se bornait à tenir une flotte dans la Baltique pour empêcher
que les neutres n'apportassent des secours, des vivres et du fer dans les
ports français. La politique de la cour de Vienne était amortie par le baron
de Thugut, nommé récemment premier ministre. Le
baron de Thugut, fds d'un batelier de Lentz, remarqué pour ses facultés
précoces par Marie-Thérèse, élevé par elle dans la diplomatie, longtemps
employé à des négociations secrètes à Constantinople, à Varsovie, à
Pétersbourg, avait résidé à Paris pendant les orages de la Révolution. Il en
goûtait les principes, en connaissait les acteurs, et passait pour avoir
respiré, dans ce foyer, les miasmes contagieux de la philosophie et de la
liberté. Thugut, affilié aux sociétés secrètes, comme le duc de Brunswick, ne
voulait pas éteindre, mais modérer seulement le feu de la révolution que la
France couvait pour le monde. D'accord en cela avec Joseph II, cet empereur
philosophe, il avait passé du service de ce prince au service de François II,
prince anti-révolutionnaire. Thugut,
pour flatter le nouvel empereur, avait conseillé la guerre à la France, mais
il avait fait nommer, pour conduire la guerre, le prince de Cobourg,
entièrement soumis à sa direction occulte. Thugut contenait donc la guerre
tout en la déclarant. Depuis
la victoire de Nerwinde, le cabinet de Vienne et le prince de Cobourg
s'étaient plus occupés de raffermir la domination autrichienne en Belgique
que de poursuivre leurs succès contre la France. Dampierre avait succédé à
Dumouriez. Ayant reçu l'ordre de la Convention d'attaquer l'armée
autrichienne, campée entre Maubeuge et Saint-Amand, Dampierre obéit sans
espoir, et marcha à l'ennemi couvert par des bois, des abatis et des
redoutes. Cinq fois nos colonnes d'attaque reculèrent en désordre devant Clairfayt,
le plus énergique des généraux de Cobourg. A la sixième attaque, Dampierre, à
la tête d'un détachement d'élite, s'élança à cheval sur une redoute. — « Où
courez-vous, mon père ! » lui crie son fils, qui lui servait d'aide-de-camp ;
« vous allez à une mort inutile et certaine. — Oui, mon ami, lui répond son
père, mais j'aime mieux mourir au champ d'honneur que sous le couteau de la
guillotine ! » A peine le général avait-il proféré ces mots, qu'un boulet de
canon lui emporta la cuisse et le jeta expirant sur la poussière. IV. Le
prince de Cobourg, stimulé en vain par Clairfayt, et par le duc d'York qui
commandait l'armée anglo-hanovrienne combinée, ne poursuivit pas l'armée
française, et la laissa reprendre tranquillement la position forte du camp de
César. En douze jours les coalisés auraient pu camper sur les hauteurs de
Montmartre. L'Autriche ne voulait ni trop vaincre ni être trop vaincue, la
Prusse le voulait encore moins. Uniquement occupée d'abaisser en Allemagne
l'influence de l'Autriche, de ronger l'empire d'un côté, de s'assimiler la
Pologne de l'autre, le cabinet de Berlin suivait la même politique qui lui
avait fait lancer timidement et retirer honteusement ses armées en Champagne
l'année précédente. Le duc de Brunswick, toujours à la tête des forces
prussiennes, s'était contenté de reprendre Mayence. Imposante, nombreuse,
mais presque immobile, l'armée prussienne était en observation plutôt qu'en
campagne. Le roi
de Prusse, les yeux toujours tournés sur la Pologne, était dans son camp.
Lord Beauchamp, négociateur anglais, vint de Londres gourmander l'indécision
de ce prince et lui faire signer un traité d'alliance avec l'Angleterre. Les
deux puissances s'y garantissaient respectivement leurs États contre la
France. Cependant
le prince de Cobourg ayant pris Condé et déclaré qu'il l'occupait pour
l'empereur et par droit de conquête, le cabinet prussien s'indigna d'être
dupe des dessins ambitieux de l'Autriche et de l'Angleterre, et médita de
nouvelles défections. Des paroles d'intelligence et des combinaisons de paix
furent plusieurs fois échangées entre les généraux français Biron et Custine,
et l'agent confidentiel du roi de Prusse, l'habile et insinuant Luchesini. On
se combattait comme des peuples qui doivent se réconcilier bientôt. Tout à
coup le roi de Prusse partit inopinément pour la Pologne. L'Angleterre seule
s'obstina à la lutte à mort contre la France. Elle avait pour cela deux
motifs : l'un tout matériel, l'autre tout moral. Rivale de la France sur les
mers, dans les colonies et aux Indes orientales, disputant aux vaisseaux
français la navigation et le commerce des mers, l'anéantissement de la marine
française et l'occupation de nos ports dans la Méditerranée ou dans la Manche
étaient pour elle une ambition trop naturelle et une trop riche dépouille de
la guerre pour qu'elle ne les convoitât pas. D'un autre côté, bien que les
théories libérales établissent, entre les esprits pensants des deux peuples,
une sorte de fraternité et de solidarité ; cependant, comme la liberté anglaise
est tout aristocratique, et que la liberté française s'annonçait de plus en
plus comme entièrement démocratique, l'instinct de l'aristocratie britannique
s'indignait et s'effrayait de l'exemple d'une démocratie victorieuse, qui
voulait se passer d'aristocrates comme de rois. Cette aristocratie
britannique se sentait menacée dans son principe. D'abord indifférente à la
chute du trône et aux humiliations du roi, la république lui était devenue
odieuse depuis que la France prétendait couronner la souveraineté du peuple.
Les doctrines des Jacobins paraissaient des blasphèmes contre les
institutions héréditaires de la Grande-Bretagne. Le triomphe de ces doctrines
à Paris et sur le continent était, à ses yeux, la subversion de toute société
connue. L'Angleterre soufflait ses terreurs et sa haine à toute l'Europe.
Elle rangeait le monde en cordon sanitaire autour de ce foyer d'égalité. Elle
nouait et renouait sans cesse le faisceau, toujours relâché, et souvent
rompu, de la coalition. M. Pitt, qui fut pour son pays le génie personnifié
de l'aristocratie, y était tout-puissant parce qu'il avait compris le premier
ses périls. En vain l'opposition plus déclamatoire que solide de M. Fox et de
ses amis persistait à blâmer la guerre et à contester les subsides. L'opinion
britannique abandonnait ces amis obstinés de la Révolution française, depuis
que cette révolution tuait ses rois et ses reines et proscrivait ses premiers
citoyens. Robespierre décréditait Fox. La guerre contre la France perdait,
aux yeux des Anglais, le caractère de guerre d'ambition ou de guerre
politique, et devenait la guerre sociale. M. Pitt obtenait tout, parce qu'il
passait pour tout sauver. V. Le
réseau des alliances contre-révolutionnaires de M. Pitt s'étendait désormais
à tout le continent. Ce ministre avait pour alliés l'Espagne, arrachée au
pacte de famille par le détrônement des Bourbons de France ; la Russie et la
Hollande, qui lui répondaient de la Suède et du Danemark ; la Prusse, engagée
par le traité du 14 juillet dernier ; l'Autriche, l'Empire, la plupart des
princes indépendants de l'Allemagne, Naples, Venise, la Turquie enfin, qui
avait refusé, à sa sollicitation, de recevoir l'ambassadeur français,
Sémonville. Les cantons suisses eux-mêmes, et surtout Berne et les petits
cantons travaillés par ses agents et irrités par le meurtre des malheureux
enfants de la Suisse, au 10 août, faisaient arrêter les envoyés français,
Maret et Sémonville, sur le lac Majeur, et les livraient à l'Autriche, qui
les emprisonnait dans ses casemates. Ainsi, malgré les tiraillements
intérieurs de la coalition et l'antagonisme secret des trois principales
puissances qui la composaient, l'Angleterre parvenait à la tenir en bataille
plus qu'en campagne sur la Moselle et sur le Rhin, et elle soldait les
efforts qu'elle lui arrachait contre nous. Le duc
d'York, fils du roi, prince brave, et militaire instruit, commandait, à
l'extrémité de la ligne du prince de Cobourg, une armée anglo-hanovrienne
mêlée de quelques corps autrichiens et hessois. Le duc d'York s'impatientait
de la lenteur et de la timidité du généralissime. La seule armée qui pût
défendre encore la Convention était campée en avant d'Arras. Le passage de la
Somme pouvait seul arrêter un moment les deux cent mille combattants que le
prince de Cobourg pouvait porter sur Paris. Des plénipotentiaires envoyés de
Vienne et de Berlin à Londres y délibérèrent avec M. Pitt et le cabinet
anglais sur le plan de campagne. Au lieu de concentrer les forces de la
coalition et de marcher en masse sur la Somme, on prit un parti plus conforme
à l'esprit de division et d'incertitude qui neutralisait les cabinets et qui
prévenait les grands résultats. M.
Pitt, à qui les dispositions des cours étaient trop connues et qui n'en
attendait aucun effort énergique et sincère, voulut au moins assurer à
l'Angleterre un point à la fois maritime et territorial sur le sol français.
Le siège de Dunkerque fut résolu. L'amiral
Maxbridge eut ordre de faire préparer une escadre pour foudroyer la place
pendant que le duc d'York l'attaquerait par terre. L'armée anglo-hanovrienne
s'avança par Furnes et se divisa en deux corps, dont l'un, sous le
commandement du duc d'York, assiégea Dunkerque ; l'autre, sous les ordres du
maréchal Freytag, occupa la petite ville d'Hondschoote, et couvrit ainsi
l'armée assiégeante. Ces deux armées comptaient au moins trente-six mille
combattants. Elles étaient liées à l'armée du prince de Cobourg par le corps
d'armée du prince d'Orange, fort de seize mille combattants. VI. Le
général Houchard, qui commandait en chef l'armée française du Nord, reçut de
Carnot l'ordre de délivrer Dunkerque à tout prix. Cette place, hors d'état de
se soutenir longtemps, faisait des prodiges de patriotisme et de courage pour
échapper à l'humiliation de se rendre aux Anglais. Jourdan, chef de bataillon
peu de jours avant, aujourd'hui général par l'inspiration de Carnot,
commandait un corps de dix mille hommes campés sur les hauteurs de Cassel, à
cinq lieues de Dunkerque. Informé des projets de l'ennemi sur cette ville, il
y était accouru, avait présidé aux dispositions de défense et, en retournant
à sa division de Cassel, il avait laissé le commandement de Dunkerque au
général Souham. Un
officier dont le nom ne devait pas tarder à éclater dans nos guerres, Lazare
Hoche assistait le général Souham dans les soins de la défense. Ce jeune
homme se signalait au coup d'œil de Carnot par une ardeur et par une
intelligence qui sont le crépuscule des grands hommes. Carnot
détacha quinze mille hommes des meilleurs soldats de l'armée du Rhin et les
envoya au général en chef de l'armée du Nord pour donner du nerf aux
nouvelles recrues qui composaient en masse cette armée. Carnot vint lui-même
apporter à Houchard l'esprit et le plan des opérations difficiles dont le
comité de salut public le chargeait. Houchard
s'avança, à la tête de quarante mille hommes, contre la ligne des Anglais. En
passant à Cassel, il rallia les dix mille hommes de Jourdan et marcha sur
Hondschoote. Le duc d'York et le maréchal Freytag s'étaient fortifiés dans
cette position. Leur flanc droit s'appuyait sur Bergues, leur gauche sur
Furnes, leur centre sur les moulins, les redoutes, les haies, les murs
crénelés dont ils avaient à loisir hérissé Hondschoote. Ils étaient adossés
ainsi à l'immense marais de Moërs. Ce marais s'étend entre Hondschoote et la
mer. Des chaussées faciles à couper y assuraient leur retraite ou leur
communication avec le corps sous Dunkerque. Il semblait impossible d'aborder
les ennemis dans cette position. Le duc
d'York, Freytag, Walmoden, se reposaient avec une entière sécurité sur la
force de cette assiette et sur le nombre de leurs troupes. Ils ne cessaient
cependant d'accuser la lenteur de l'amiral Maxbridge à exécuter les ordres de
M. Pitt et à conduire devant Dunkerque l'escadre qui devait seconder les
assiégeants. Cette escadre ne paraissait pas en mer. Une flottille de
chaloupes canonnières françaises embossées dans la grande rade de Dunkerque
labourait incessamment de ses projectiles les dunes de sable où campait
l'armée anglaise. VII. Le 6
août, les avant-postes des deux armées se heurtèrent à Rexpoëde, gros village
entre Cassel et Hondschoote. Jourdan, dispersant tout ce qui se trouvait
devant lui, avait balayé la route et les villages jusque-là, et faisait halte
pour passer la nuit. Trois bataillons occupaient le village. Le corps
principal de Jourdan campait en arrière, la cavalerie bivouaquait dans les
prairies et dans les jardins. A la chute du jour, le général Freytag et le
prince Adolphe, un des fils du roi d'Angleterre, qui précédaient de quelques
pas leurs troupes, tombèrent dans ces bivouacs et furent faits prisonniers
par les Français. Walmoden occupait Wormouth. Informé de la présence des
Français à Rexpoëde, il quitta à minuit sa position, fondit sur Rexpoëde,
dispersa l'avant-garde des trois bataillons, délivra Freytag et le prince
Adolphe, et faillit prendre le général Houchard et les deux représentants du
peuple, Delbrel et Levasseur, qui venaient d'arriver et qui soupaient dans ce
village. Jourdan, accouru aux coups de fusil, ne put que sauver son général
en chef et les représentants. Les trois bataillons engagés dans le village se
débandèrent et furent recueillis par le général Collaud, qui bivouaquait à
Ost-Capelle. Jourdan, après de vains efforts pour rentrer dans Rexpoëde,
revint dans la nuit rejoindre Houchard et les représentants à Rembek. Son
cheval criblé de coups de fusil tomba mort sous lui à la porte du village.
Walmoden, après cette heureuse rencontre, replia sa division sur Hondschoote
et ranima par ses récits la confiance de l'armée anglaise. Le 7,
Houchard groupa ses forces. Il reconnut de plus près la ville et les
avant-postes d'Hondschoote. Un excès de prudence l'engagea à détacher une de
ses divisions pour observer les vingt mille Anglais campés sous Dunkerque. Il
se dissémina et s'affaiblit ainsi. Tous ces généraux vieillis dans la routine
oubliaient qu'une victoire donne tout au vainqueur. Le 8, il attaqua. Freytag,
blessé l'avant-veille à Rexpoëde, était incapable de monter à cheval.
Walmoden commandait. Il avait déployé son armée dans les prairies en avant
d'Hondschoote. Du côté des Français, Collaud commandait la droite, Jourdan la
gauche, Houchard le centre, Vandamme l'avant-garde. Une redoute de onze
pièces de canon couvrait la ville et battait à la fois la route de Bergues et
la route de Blenheim. Une autre redoute balayait la route de Warem. Les
abords de ces redoutes étaient inondés. Il fallait les enlever en marchant
dans l'eau jusqu'à la ceinture, exposés pendant dix minutes au feu des pièces
et des bataillons couverts par des murs et par des taillis. Houchard, qui
ménageait ses troupes, usait le feu, et perdait le jour, à des attaques
chaudes, mais lentes, qui ne permettaient pas à un corps de son armée de
dépasser l'autre et qui, en ne compromettant rien, perdaient tout. Le
représentant du peuple, Levasseur, militaire ignorant mais patriote
intrépide, ne cessait de gourmander le général, de lui demander compte de
chacun de ses ordres, de le menacer de le destituer s'il n'obtempérait pas à
ses observations. A cheval à la tête des colonnes, passant de la gauche au
centre et du centre à la droite, Levasseur, revêtu de l'écharpe tricolore et
le panache flottant sur son chapeau, faisait rougir les soldats et trembler
les généraux. Il montrait d'une main Hondschoote en avant, et de l'autre la
guillotine en arrière. La Convention avait ordonné la victoire, la patrie
voulait sauver Dunkerque. Levasseur n'admettait pas de discussion même avec
le feu. Au
moment où il haranguait du haut d'un tertre une colonne hésitante, engagée et
foudroyée dans le chemin creux de Kellem, un boulet de canon brise les reins
de son cheval. Levasseur tombe, se relève, se fait amener un autre cheval et
s'aperçoit que le bataillon s'est arrêté. « Marchez toujours ! s'écrie-t-il,
je serai à la redoute avant vous. » Et il se replace à leur tête. Il
rencontre Jourdan blessé, perdant son sang et s'indignant comme lui de
l'indécision du général en chef. — « Qu'allons-nous devenir avec un pareil
chef ! s'écriait Jourdan, il y a deux fois plus de monde pour défendre
Hondschoote que nous n'en avons pour l'attaquer. — Jourdan, lui dit
Levasseur, vous êtes militaire, dites-moi ce qu'il y a à faire et cela sera
fait. — Une seule chose, » dit Jourdan, « et nous pouvons vaincre encore :
cesser le feu qui nous décime sans affaiblir l'ennemi, battre la charge sur
toute la ligne et marcher à la baïonnette. » VIII. Levasseur
et Delbrel sanctionnent par leurs ordres l'inspiration de Jourdan. Jourdan
lui-même, son sang étanché, s'élance en avant de ses colonnes. Un silence
plus terrible que la fusillade règne sur toute la ligne française. Elle
s'avance comme une vague d'acier sur les retranchements anglais. Quatre mille
soldats ou officiers restent blessés ou morts dans les chemins creux, sous
les haies, au pied des moulins à vent fortifiés qui entourent les redoutes.
Les redoutes elles-mêmes, abordées de front, s'éteignent sous le sang des
canonniers qui les servent. Collaud, Jourdan, Houchard font avancer des
canons et des obusiers à l'entrée des rues, dont les retranchements
s'écroulent sous les projectiles. Les Hanovriens et les Anglais se replient
en bon ordre, défendant encore la place, l'église, l'Hôtel-de-Ville criblés
de boulets. Le vieux château d'Hondschoote, habité par les généraux ennemis,
et depuis quelques jours témoin des fêtes de l'état-major anglais et hanovrien,
est incendié par les obus. Cet édifice ensevelit sous ses toits, sous les
pans des murs et dans ses fossés, des centaines de cadavres et le corps du général
Cochenhousen tué dans le combat. Assailli
et forcé de toutes parts excepté du côté de la Belgique, Walmoden se retire
avec les débris de son armée sur Furnes. Le duc d'York, qui avait assisté et
combattu de sa personne à Hondschoote, se porte au galop, à travers les
marais du Moërs, à son camp de Dunkerque, pour aller lever le siège.
Houchard, malgré les observations de Jourdan et des représentants, qui le
conjuraient d'achever sa victoire et d'en cueillir le fruit en poursuivant
les Hanovriens sur la route de Furnes, et en coupant ainsi en deux l'armée
ennemie, s'endormit deux jours à Hondschoote. Cette manœuvre aussi simple que
facile enfermait l'armée assiégeante du duc d'York entre les remparts de
Dunkerque et les quarante mille hommes victorieux de Houchard. Pas un Anglais
n'eût échappé. La mer était aux Français. Hoche et une garnison intrépide
étaient dans Dunkerque. Les dunes de cette place eussent été en deux heures
de marche les fourches caudines de l'Angleterre. Le général ne vit pas ou
n'osa pas toute sa fortune. Il laissa l'armée du duc d'York filer en paix le
long de la mer, par une langue de sable qui joint Dunkerque à Furnes, et se
renouer en Belgique aux corps de Walmoden et du prince d'Orange. Houchard
vainqueur se conduisit en vaincu, et regagna Menin au milieu des murmures de
son armée. IX. La
nouvelle de la victoire d'Hondschoote combla de joie Paris ; mais la joie
même du peuple fut cruelle. La Convention reprocha comme une trahison au
général victorieux sa victoire. Ses commissaires à l'armée du Nord, Hentz,
Peyssard et Duquesnoy, destituèrent Houchard et l'envoyèrent au tribunal
révolutionnaire. « Houchard est coupable, » disaient-ils à la Convention, «
de n'avoir vaincu qu'à demi ; l'armée est républicaine : elle verra avec
plaisir qu'un traître soit livré à la justice et que les représentants du
peuple veillent sur les généraux. » L'infortuné Houchard fut condamné à mort
et subit son supplice avec l'intrépidité d'un soldat et le calme d'un
innocent. Il n'était coupable que de vieillesse. Sa mort apprit aux généraux
de la république que la victoire même ne couvrait pas contre l'échafaud, et
qu'il n'y avait de sûreté que dans une complète obéissance aux ordres des
représentants du peuple. Dans une guerre extrême et où la nation combat tout
entière, c'est le peuple qui commande, et les représentants sont en même
temps les généraux. Les
opérations militaires sur nos autres frontières jusqu'au mois de janvier 1794
se bornèrent à l'occupation de la Savoie par Kellermann, du comté de Nice par
Biron — ces deux généraux luttaient, dans des actions éclatantes mais
partielles, contre l'armée austro-sarde, forte de quatre-vingt mille hommes
et contre d'inexpugnables remparts naturels — ; à une campagne malheureuse
des Français dans les Pyrénées contre le général Ricardos, mais où le vieux
général français Dagobert, âgé de soixante-quinze ans, se couvrit de gloire
et répara vingt fois les échecs que l'insuffisance du nombre et les hasards
de lâ guerre de montagne firent subir à nos armées ; à la nomination de
Jourdan pour remplacer Houchard à l'armée du Nord ; aux manœuvres de ce
général et de Jourdan pour couvrir Maubeuge, but combiné des opérations des
coalisés, à qui Maubeuge ouvrait les débouchés de Paris. Maubeuge,
défendue par une forte garnison et par un camp retranché de vingt-cinq mille
hommes, était décimée par la disette et par les épidémies. Cent vingt mille
hommes l'entouraient. Le vieux général Ferrand commandait le camp, le général
Chancel la place. Leur intrépidité ne pouvait plus rien contre la faim,
contre la maladie et contre le défaut de munitions qu'un long siège avait
épuisées. Le patriotisme des généraux, des soldats et des habitants disputait
seul quelques heures de plus cette porte de la France, quand Jourdan et
Carnot annoncèrent leur approche par le bruit du canon. Quatre-vingt mille
hommes du prince de Cobourg retranchés, comme autrefois Dumouriez dans
l'Argonne, sur une position dont Wattignies était le centre, attendaient les
Français. L'armée française les aborde sur cinq colonnes, le 15 novembre, à
dix heures du matin. Nos soldats hésitaient et reculaient sur plusieurs
points. Carnot, présent et combattant, accuse la lâcheté de Jourdan. Ce mot
odieux, répété au général, l'indigne jusqu'à la démence. Il s'élance à une
mort certaine avec une de ses divisions pour escalader un plateau
inaccessible, sous le feu des batteries de Clairfayt. Sa colonne presque
entière est balayée. Il survit presque seul. Carnot le console, reconnaît son
injustice et son erreur, et le laisse libre d'exécuter son premier plan.
Jourdan alors masse vingt-cinq mille hommes au centre. Les bataillons
français renferment dans leurs carrés des batteries volantes, s'ouvrant pour
les laisser tirer, se refermant pour les couvrir, et élèvent ainsi une
citadelle mobile avec eux au sommet du plateau. Tout est balayé par cette
formidable colonne. Des masses de cavalerie impériale s'efforcent en vain de
culbuter les tètes des autres colonnes. Une seule, celle du général Gratien,
se laisse rompre et se débande. Le représentant Duquesnoy, qui se trouve là,
destitue Gratien, prend le commandement au nom de la patrie, rallie les
soldats et les ramène à la victoire. Wattignies est emportée. Les Autrichiens
fuient ou meurent. Du haut du champ de bataille, Carnot et Jourdan
aperçoivent Maubeuge et entendent le canon de ses remparts répondre par des
salves de joie aux décharges de leurs libérateurs. La
bataille de Wattignies, premier succès d'un général dont Carnot avait deviné
le génie, eût été plus décisive si les vingt-cinq mille hommes du camp de
Maubeuge, sous le général Ferrand, avaient coopéré à l'action et empêché le
prince de Cobourg et Clairfayt de repasser la Sambre. Les soldats de la ville
et du camp demandaient, avec l'instinct de la guerre, ce passage. Le général
Chancel, qui commandait dans Maubeuge, le voulait. Le défaut d'ordres et
l'excessive prudence empêchèrent Ferrand d'y consentir. Il fallait une
victime à la Convention : Chancel monta à l'échafaud. X. A
l'armée du Rhin, l'arbitraire ombrageux des représentants du peuple venait de
remplacer dans le commandement Custine par Beauharnais, Beauharnais par
Landremont, Landremont par Carlen, simple capitaine un mois avant ; Carlen
enfin par Pichegru. Cette armée, forte de quarante-cinq mille hommes,
défendait l'entrée de l'Alsace par les lignes fortifiées de Wissembourg.
Wurmser, le plus aventureux quoique le plus âgé des généraux de l'Empire,
surprit ces lignes et les emporta par l'impéritie de Carlen. Ce général,
menacé d'un autre côté par le duc de Brunswick, s'était retiré jusque sur les
hauteurs de Saverne et de Strasbourg. Wurmser, Alsacien de naissance, entra
triomphant dans Haguenau, sa patrie. La terreur avait perverti jusqu'à la
trahison l'esprit d'une partie de la population de Strasbourg, ce boulevard
du patriotisme. Des intelligences pour la reddition de la place s'établirent
entre Wurmser et les principales familles de la ville. La seule condition
était que le général autrichien occuperait la ville au nom de Louis XVII. Ce
complot, découvert à temps, conduisit à la guillotine soixante-dix habitants
de Strasbourg, les uns convaincus, les autres soupçonnés seulement de
royalisme. Le fort Vauban fut emporté par les Autrichiens, Landau allait
tomber. Saint-Just et Lebas furent envoyés en Alsace pour intimider la
trahison ou la faiblesse par la mort. Pichegru et Hoche arrivèrent, l'un pour
saisir le commandement de l'armée du Rhin, l'autre pour prendre à vingt-cinq
ans celui de l'armée de la Moselle. L'espérance rentra avec eux dans les
camps pendant que la terreur entrait avec Saint-Just dans les villes. « Nous
allons être commandés comme des Français doivent l'être, » écrivait-on de
l'armée après avoir été passé en revue par les deux généraux. « Pichegru a la
gravité du génie. Hoche est jeune comme la Révolution, robuste comme le
peuple. Son regard est fier et élevé comme celui de l'aigle. » Ces deux
nouveaux chefs devaient justifier l'enthousiasme de l'armée. Pichegru,
d'abord répétiteur d'études mathématiques chez les moines d'Arbois, sa ville
natale, puis engagé comme simple soldat dans la guerre d'Amérique, rentré
dans sa patrie au moment de la Révolution, avait présidé au club de Besançon.
Un bataillon, sans chef, passant par cette ville en 1791, le prit au club
pour son commandant. En deux ans son énergie, ses lumières, son empire sur
les hommes l'avaient élevé au grade de général de division. Robespierre et
Collot-d'Herbois le protégeaient. Ils voyaient en lui un de ces chefs
convenables aux républiques : sortis de l'obscurité, modestes, pleins de
génie mais sans éclat ; capables de servir, incapables d'offusquer. « Je
jure, » leur écrivit Pichegru en prenant le commandement, « de faire
triompher la Montagne ! » Il ne devait pas tarder à accomplir ses promesses
et à les tromper ; à couvrir de gloire et à trahir la république : homme à
qui son élévation rapide et le sentiment de son génie firent rêver une
dictature chimérique sur les débris de la république et de la royauté ; fatal
aux deux partis et surtout à lui-même. Hoche, beau, jeune, martial ; héros
antique par la figure, par la stature, par le bras ; héros moderne par
l'étude, par la lecture, par la méditation qui placent la force dans
l'intelligence ; enfant d'une pauvre famille, mais portant sur le front
l'aristocratie des grandes destinées ; engagé à seize ans dans les gardes
françaises, faisant à prix d'une demi-solde le service de ses camarades,
employant cette solde gagnée le jour à acheter des ouvrages de guerre et
d'histoire pour occuper ses nuits et pour enivrer son âme d'instruction et de
gloire. Envoyé à Paris comme aide-de-camp du général Le veneur après la
défection de Dumouriez, il avait été introduit au comité de salut public pour
y révéler l'état de l'armée. Il avait étonné le comité par la précision de
ses réponses, par la portée de ses vues et par l'éloquence martiale de sa
parole. Cette entrevue, où les hommes d'État pressentirent l'homme de guerre,
lui valut le grade d'adjudant-général. La défense de Dunkerque lui avait valu
l'attention de Carnot et le grade de général de brigade. Il s'empara du
commandement comme de son bien. Plus on l'élevait, plus il semblait grand :
c'est la perspective des hommes prédestinés à l'œil de la postérité. Des
manœuvres savantes sur Furnes et sur Ypres, pour réparer les fautes
d'Houchard, le portèrent comme de plain-pied au commandement de l'armée de la
Moselle. Hoche n'avait qu'un défaut : le sentiment de sa supériorité
dégénérant souvent en dédain de ses collègues. Le sommet en toute chose lui
semblait tellement sa place, qu'il ne pouvait souffrir qu'on le lui disputât.
Dans une révolution où tout était accessible à l'ambition et au génie, si la
mort n'eût pas arrêté Hoche, on ne saurait dire jusqu'où il serait monté. En
Vendée, les généraux envoyés coup sur coup par le comité de salut public
usaient leurs bataillons contre une guerre civile qui renaissait sous leurs
pas. Ils gagnaient des batailles et perdaient la campagne. Cette guerre
sociale, la plus dangereuse de toutes celles qu'eut à soutenir la république,
mérite une place à part et un récit non interrompu. Nous placerons ce récit
dans un large cadre, au moment où cette guerre eut à la fois le plus
d'activité, le plus de grandeur et le plus de désastres. Deux
autres foyers d'insurrection, Lyon et Toulon, éclataient au même moment au
sein de la république ; ils appelaient vers le Midi les regards, la main et
l'énergie désespérée de la Convention. Nous allons en retracer brièvement les
éléments, la fermentation, l'explosion et l'étouffement par les armes et par
les supplices, double action du comité de salut public. XI. Lyon
est situé, comme toutes les grandes villes de manufacture, à ce point précis
des territoires où le sol, les cultures, les combustibles, le feu, les eaux
et les populations touffues fournissent tous les éléments et tous les bras
nécessaires à un grand travail, et où les vallées, les plaines, les routes et
les fleuves s'ouvrent, se ramifient et coulent pour porter et distribuer les
produits aux provinces ou aux mers. La géographie et l'industrie se
comprennent et semblent combiner l'assiette de ces vastes ateliers humains.
Ce phénomène est si instinctif qu'on l'observe même chez les animaux en
apparence dépourvus de raisonnement. Les grandes fourmilières et les grandes
réunions d'abeilles dans les ruches sont toujours placées à l'embouchure et à
l'embranchement des chemins, des eaux et des vallées. Le site
militaire de Lyon est conforme à son site commercial. Une haute presqu'île,
appelée la Dombe, s'étend de Trévoux d'un côté et de Meximieux de l'autre,
entre deux grands cours d'eau, le Rhône et la Saône. Cette langue de terre
fertile court, en se rétrécissant toujours, jusqu'à un plateau élevé, appelé
la Croix-Rousse, faubourg de Lyon. Là, le plateau, rongé presque à pic par
les deux fleuves, s'affaisse tout à coup, descend en rampes rapides et
s'étend ensuite en plaine basse et triangulaire jusqu'au confluent des deux
eaux. Cette plaine étroite et longue est le corps de la ville. Le
Rhône, torrent immense, mal encaissé par la nature, roule à gauche des eaux
tumultueuses et larges qui vont s'engouffrer dans la profonde vallée de
Vienne, de Valence et d'Avignon, creusée en lit vers la Méditerranée. Il
emporte, avec la rapidité d'une écluse, les barques, les radeaux, les bois,
les fers, les ballots, les houilles que les forêts, les mines, les fabriques,
la navigation confient à son courant. A
droite, la Saône, rivière presque aussi large, mais plus douce et plus
maniable que le Rhône, coule lentement des montagnes et des vallées de
l'ancienne Bourgogne, pénètre dans Lyon par une gorge étroite embarrassée
encore de quelques îles, se glisse entre les quais de la ville, sous les
collines de Fourvières et de Sainte-Foi, qui la dominent à l'ouest, et va se
confondre dans le lit du Rhône à la pointe marécageuse de Perrache. La
ville, trop resserrée par les deux rivières, a franchi sa première enceinte,
et, pour ainsi dire, débordé de la presqu'île du côté de la Saône. Sa
cathédrale, ses tribunaux et ses quartiers les plus paisibles sont jetés et
entassés entre la montagne et la rivière. Des rues sont dressées comme des
échelles contre les pentes. Les maisons semblent grimper contre le roc et se
suspendre aux flancs des collines. Plusieurs ponts, les uns de pierre, les
autres de bois, font communiquer entre eux ces deux quartiers de la ville. XII. Du côté
opposé, la ville, assise sur une plage élevée, étale au levant la longue et
opulente façade de ses quais Saint-Clair. Aucune colline, aucune ondulation
de terrain n'encaisse le Rhône et n'intercepte la vue. Le fleuve y coule
presque au niveau des basses terres des Brotteaux. Les vastes plaines du
Dauphiné, souvent inondées par les débordements du Rhône, s'étendent au loin
et laissent le regard se développer jusqu'aux collines noires et houleuses du
Bugey à gauche, en face et à droite jusqu'aux cimes des Alpes, de la Suisse,
de la Savoie et de l'Italie. Les neiges éclatantes de ces montagnes se
confondent à l'horizon avec les nuages. Entre
les quais du Rhône et les quais de la Saône s’étend la ville proprement dite,
avec ses quartiers populeux, ses places, ses rues, ses établissements
publics, son Hôtel-de-Ville, ses marchés, ses hôpitaux, ses théâtres.
L'espace étroit a pressé les rangs, entassé et amoncelé les édifices. On voit
que partout la population, les ateliers, l'activité, la richesse, le travail
ont disputé la place à l'air et à la lumière, choses sans prix dans le
commerce. En entrant dans la ville, son aspect sombre, austère et monacal
saisit le cœur. Les chambres étroites, les maisons hautes, le jour rare, les
murs enfumés, les portes basses, les fenêtres aux châssis de papier huilé
pour épargner les vitres, les magasins obstrués de caisses et de ballots, le
mouvement affairé, mais silencieux des rues, des quais, des places publiques,
le visage soucieux et préoccupé de citoyens qui ne perdent point le temps en
conversations oiseuses, mais qui s'abordent d'un geste et qui se séparent
après un mot bref échangé en marchant, l'absence des voitures de luxe, de
chevaux, de promeneurs dans les quartiers riches, tout annonce une ville
sérieuse, occupée d'une seule pensée, âme de cette ville du travail : cette
pensée visible, c'est le gain. XIII. Sa
population offre, dans ses traits, un contraste frappant avec la population
riante, légère et martiale des autres grandes villes de la France. Les hommes
sont grands, forts, de stature massive, mais ou les muscles sont détendus et
où la chair domine. Les femmes, d'une beauté idéale et presque asiatique, ont
dans les yeux, dans la physionomie, dans la démarche, une mollesse et une
langueur qui rappellent la vie inanimée et sédentaire de l'Orient. On sent à
leur contenance qu'elles sont là, pour les hommes, des objets d'attachement,
mais non des idoles et des jouets de plaisir. Leur séduction même a cette
décence grave qui est comme la sainteté de la beauté ; leur regard est tendre
mais chaste ; passions à l'ombre ; population ardente du Midi préservée par
les mœurs du Nord. A côté
de la légèreté de la France du centre et de la vivacité turbulente de la
France méridionale, le peuple de Lyon forme un peuple à part ; colonie
lombarde implantée et naturalisée entre deux fleuves sur le sol français. Son
caractère est analogue à sa conformation. Bien que douée de facultés riches
par la nature et par le climat, l'intelligence du peuple y est patiente,
lente et paresseuse. La contention exclusive et uniforme de la population
tout entière vers un seul but, le gain, a absorbé dans ce peuple les autres
aptitudes. Les lettres sont négligées à Lyon, les arts de l'esprit y
languissent, les métiers sont préférés. La peinture y fleurit. La musique, le
moins intellectuel et le plus sensuel de tous les arts, y est cultivée. Cet
art convient à une ville qui va le soir, après une journée laborieuse,
acheter dans ses théâtres ses plaisirs comme elle achète tout. Le choc
des idées et des systèmes, qui agite et qui ébruite le monde intellectuel,
s'amortit dans ces murs. Une telle ville change peu ses idées, parce qu'elle
n'a pas le temps de les réfléchir. Elle vit de ses traditions et se transmet
ses mœurs et ses opinions héréditaires comme ses pièces d'or : sans le
vérifier ni les sonder. C'est la ville de la régularité de l'habitude et de
l'ordre. Une sage routine de mœurs et de vie est, avec l'économie, la vertu
qui élève au plus haut degré d'estime publique. Les grandes lumières
offusquent, les grands talents inquiètent, parce qu'ils dérangent la règle,
cette souveraine des mœurs. Les supériorités y subissent l'ostracisme de
l'indifférence. Aussi Lyon a-t-il mor tré souvent un grand peuple, rarement
de grands hommes. XIV. On
conçoit que les vertus d'un tel peuple doivent participer de sa nature. Il en
a de grandes, et entre toutes le travail, l'économie et la probité. Ses
vertus mêmes sont lucratives. Il est religieux, mais non jusqu'au fanatisme,
qui suppose l'enthousiasme. Son clergé nombreux, respecté, obéi, y exerce un
empire absolu sur les familles, sur les femmes, sur l'éducation des enfants,
sur la noblesse et sur le peuple. Des monastères de tous les ordres religieux
d'hommes ou de femmes y couvrent les collines. L'Italie semble déborder
jusque-là, par-dessus les Alpes, avec ses pompes religieuses et son esprit
sacerdotal. L'imagination du peuple s'y entretient, avec une infatigable
avidité, d'images miraculeuses, de statues animées, de chapelles
privilégiées, de pèlerinages, de prédictions, d'apparitions, de prodiges.
Lyon se souvient d'avoir été la première colonie du christianisme dans les
Gaules. Les tombeaux de ses saints et de ses martyrs, ses catacombes, ses
églises romanes, sa cathédrale gothique de Saint-Jean : tout rappelle la Rome
des Gaules. Tout attestait, dans l'aspect extérieur de la ville et dans les
rites de son peuple pieux, que le catholicisme était profondément incrusté
dans son âme, comme dans son sol, et que, pour l'extirper, il aurait fallu
extirper la ville elle-même. XV. Lyon
forme deux villes distinctes, et contient en apparence deux peuples : la
ville du commerce, qui s'étend des hauteurs de la Croix-Rousse jusqu'à la
place de Bellecour, et qui a pour centre la place des Terreaux ; la ville de
la noblesse, des capitalistes, du commerce enrichi et rassasié, qui se
repose, et qui s'étend autour de la place de Bellecour et dans les quartiers
opulents de Perrache. Là le travail, ici le loisir ; là la bourgeoisie, ici
l'aristocratie. Mais, à l'exception d'un très-petit nombre de familles
militaires et féodales, cette noblesse des capitaux diffère peu de la
bourgeoisie d'où elle sort. Elle ne travaille plus elle-même, il est vrai ;
mais elle place et surveille ses capitaux dans la fabrique et dans le
commerce de la ville manufacturière. Les fabricants sont les fermiers
industriels de ces riches prêteurs. La
ville est essentiellement plébéienne. La bourgeoisie, innombrable, riche,
sans faste, sortant sans cesse du peuple et y rentrant sans honte par le
travail des mains, rappelle ces corps d'arts et de métiers de la soie et de
la laine de la république commerciale de Florence, dont Machiavel raconte
l'histoire, et qui, s'honorant de leur industrie et portant pour drapeaux les
outils du fouleur et du tisseur, formaient des factions dans l'État et des
castes dans la démocratie. Tel était alors et tel est encore aujourd'hui
Lyon. Au-dessous de cette universelle bourgeoisie s'étend une population de
deux cent mille ouvriers, résidant dans la ville, dans les faubourgs, dans
les petites villes et dans les villages du territoire lyonnais. Cette
population est employée par les fabricants aux différents métiers de leur
industrie et surtout à la préparation de la soie. Ce
peuple de travailleurs n'est point entassé, comme dans d'autres villes, dans
d'immenses ateliers communs où l'homme, traité comme un rouage mécanique,
s'avilit dans la foule, se pervertit par le contact, et s'use par le
frottement continuel avec d'autres hommes. Chaque atelier de Lyon est une
famille composée du mari, de la femme, des enfants. Cette famille va chercher
toutes les semaines l'ouvrage, la soie, les modèles. Les ouvriers emportent
chez eux les matières premières, les ourdissent à domicile, et reçoivent, en
les rendant aux fabricants, le prix convenu pour chaque pièce de soierie
manufacturée. Ce genre de fabrication, en conservant à l'ouvrier son
individualité, son isolement, son foyer de famille, ses mœurs et sa religion,
est mille fois moins propice à la sédition et à la corruption du peuple que
ces armées de machines vivantes, disciplinées par les autres industries, dans
des ateliers communs où une étincelle produit l'explosion et l'embrasement.
Ce travail à la tâche établit de plus, entre la bourgeoisie et le peuple, des
rapports continuels et une mutuelle solidarité de bénéfices ou de pertes,
éminemment propres à unir les deux classes par une communauté de mœurs et par
une communauté d'intérêts. Les villes des montagnes du Forez, Saint-Étienne,
Rive-de-Giers, Vienne, Montbrison, Saint-Chamond sont autant de colonies
occupées des mêmes industries, régies par les mêmes mœurs, animées par le
même esprit. Cette population de même race, groupée ou disséminée, d'environ
cinq cent mille âmes, est essentiellement active comme le travail, morale
comme la religion, sédentaire comme l'habitude, parcimonieuse comme le gain,
conservatrice comme la propriété. Tout ébranlement des choses l'inquiète. Le
chômage ou le travail, la perte ou le bénéfice sont pour ce peuple toute la
politique et tout le gouvernement. XVI. On
comprend qu'un tel peuple soit plus républicain que monarchique, car sa
constitution sociale est au fond une république d'intérêts et une démocratie
de mœurs. Étranger aux cours, dédaigneux pour la noblesse, la chute de ces
hautes supériorités de l'État était plus propre à caresser son orgueil
plébéien qu'à l'affliger. Partout le travail est républicain et l'oisiveté
est monarchique. Aussi, bien que la ville de Lyon fût plus inattentive
qu'aucune autre ville de France au mouvement et à l'intelligence de la
philosophie sociale qui préparait la Révolution, les premiers symptômes
d'affaiblissement de la monarchie et de souveraineté naissante du peuple
réjouirent sa bourgeoisie. Elle n'y vit que l'abaissement de ses patriciens,
et la restauration de son gouvernement municipal. Depuis des siècles sa
municipalité et ses évêques avaient été son gouvernement, comme dans les
débris des cités romaines qui s'étaient conservés à travers le moyen âge. Les
états-généraux, la résurrection de l'Assemblée nationale, l'humiliation de la
cour, l'égalité des ordres de l'État, la destruction des privilèges, la chute
de la Bastille, les doctrines de l'Assemblée constituante, les réformes de
Mirabeau, les popularités de La Fayette et des Lameth, la création de la
garde nationale, la constitution de 1791 enfin, toutes ces dépouilles de
l'aristocratie et du pouvoir royal arrachées au trône, jetées à la nation par
les Girondins, le 10 août même, où l'on croyait combler si vite et si
aisément le vide du trône par une constitution de république régulière et
propriétaire, avaient souri, dans le principe, à la bourgeoisie de Lyon. La
Révolution de Paris y avait eu ses contrecoups applaudis, mais modérés par
l'esprit essentiellement propriétaire du pays. Les
premières agitations de Lyon avaient été soufflées par Roland et sa femme,
qui habitaient alors les environs. Roland et ses amis avaient attisé par
leurs écrits, par leurs journaux, parleurs clubs, le feu dormant du
jacobinisme. Ce feu, si incendiaire dans le reste de la France, s'était
allumé lentement et difficilement à Lyon. Aussitôt qu'une doctrine se
traduisait en désordre et menaçait le commerce, elle devenait impopulaire. La
société tout entière à Lyon n'a qu'un signe : l'écu. Tout ce qui l'attaque ou
tout ce qui le fait disparaître est antisocial. Ce peuple a déifié la
propriété. Il en
était résulté que le jacobinisme, ne trouvant pas ses meneurs, ses orateurs
et ses modérateurs dans les rangs de la bourgeoisie marchande ou du peuple
honnête et laborieux, avait été forcé de les chercher dans la lie de la
population flottante d'une grande ville, dans les étrangers sans patrie, dans
des hommes perdus de mœurs et de dettes qui n'avaient rien à perdre dans
l'incendie, tout à trouver dans les décombres. Cette constitution des clubs
et du jacobinisme à Lyon, en les rendant plus infimes, les rendait par là
même plus séditieux, plus exagérés et plus odieux aux citoyens. Tout y était
extrême. Comme Bordeaux, Marseille et Toulon, Lyon avait adopté avec passion
les doctrines et les hommes de la Gironde. Robespierre, Danton, la Montagne y
étaient en horreur à la majorité. Le riche voyait, dans cette partie de la
Convention, les spoliateurs de sa fortune ; le peuple, les proscripteurs de
sa religion. Le commerce tarissait, le luxe tombait, on ne fabriquait plus
que des armes. Du jour où la république atteignait ses banques, ses marchés,
sa fabrique, ses métiers, ses prêtres, Lyon ne reconnaissait plus la
république. La ville commençait à confondre ses plaintes avec celles des
royalistes, qui, de toutes les provinces voisines, venaient chercher la
sûreté dans ses murs. Ces dispositions irritaient et enflammaient davantage
les clubistes menaçants, mais contenus à Lyon. XVII. Il y
avait alors dans cette ville un homme étrange, de la pire espèce des hommes
dans les temps d'agitation : un fanatique de l'impossible. C'était un de ces
insensés qui résument, dans leur tête, non la passion, mais la démence de la
multitude, un de ces prophètes du peuple que le peuple prend pour des
inspirés parce qu'ils sont fous, et qu'il écoute comme des oracles parce
qu'ils lui prédisent des destinées plus grandes que nature et des triomphes
plus complets que la portée de l'esprit humain. A la faveur de cette passion
de l'impossible et de ces perspectives qui les trompent eux-mêmes les
premiers, les hommes de ce genre entraînent le peuple à l'abîme, à travers
l'illusion et à travers le sang. Cet homme se nommait Châlier. Comme
Marat, il était accouru de l'étranger à la lueur d'une révolution. Il était
né en Piémont ou en Savoie d'une famille obscure, mais assez riche pour lui
donner une éducation et un état. Destiné au sacerdoce, cette échelle dont le
pied touchait au fond du peuple et dont les derniers échelons montaient aux
sommets de la société, Châlier avait été élevé pour cette profession, chez
des moines de Lyon. Il y avait pris cette rigidité, cette contention
d'esprit, cet ascétisme extérieur, cette affectation d'inspiration
surnaturelle et ces bribes de poésie et d'éloquence sacrée, qui, fermentant
dans une tête faible avec les principes du moment, avaient produit en lui un
de ces composés étranges où le prêtre et le tribun, le prophète et le
démagogue, le saint et le scélérat se mêlent dans un seul homme, pour
enfanter un monstre impossible à comprendre et plus impossible à définir. On
eût dit, en voyant Châlier, que la destinée de Lyon, si semblable à celle de
Florence, avait voulu compléter la ressemblance, en donnant à cette ville un
agitateur inexplicable entre Savonarole et Marat. Le
bruit de la Révolution, qui entrait dans son cloître, agitait le jeune lévite
jusque dans ses études. Il rêvait une régénération, après un cataclysme. Il
épouvantait ses condisciples des fantômes sanglants qui obsédaient son
imagination. Il écrivait dès lors ces lignes dont les mouvements brisés et
incohérents affectent les soubresauts, les inspirations et les oracles
bibliques : « Les tètes sont rétrécies, les âmes de glace ; le genre
humain est mort. Génie créateur ! fais jaillir une nouvelle lumière et une
nouvelle vie de ce chaos ! J'aime les grands projets, les vertiges, l'audace,
les chocs, les révolutions. Le grand Être a fait de belles choses, mais il
est trop tranquille. Si j'étais Dieu, je remuerais les montagnes, les
étoiles, les empires ; je renverserais la nature pour la renouveler. » La
destinée de Châlier, avortée dans le bien comme dans le crime, était toute
dans ces premiers jets de son âme. La folie n'est que l'avortement d'une
pensée forte, mais impuissante, parce qu'elle n'a pas été conçue et gouvernée
par la raison. Sous l'empire de cette obsession, Châlier laissa la prêtrise,
entra dans un comptoir et voyagea quelque temps pour le commerce. Il fut
chassé d'Italie pour y avoir propagé les dogmes révolutionnaires. Cette
proscription le fit remarquer et adopter par Morat, par Robespierre, par
Camille Desmoulins et par Fauchet. Il vint, sous leurs auspices, fonder à
Lyon le club central, foyer ardent entretenu de son souffle et agité nuit et
jour de sa parole. Ses discours, tour à tour bouffons et mystiques,
frappèrent le peuple. Rien n'était raisonné, tout était lyrique dans son
éloquence. Son idéal était évidemment le rôle de ces faux prophètes d'Israël,
serviteurs de Jehova et égorgeurs d'hommes. XVIII. Le
mystère qui enveloppait sa vie, sa pauvreté, son incorruptibilité, son
dévouement à la cause populaire, son assiduité aux séances publiques du club
central lui avaient donné un immense ascendant sur les Jacobins de Lyon. Il
avait été nommé par les électeurs président du tribunal civil. On voyait ou
l'on croyait voir sa main dans tous les désordres et dans tous les crimes.
Ces désordres et ces crimes avaient été d'autant plus atroces à Lyon que le
parti de Châlier, se sentant plus faible et plus menacé, avait besoin
d'imprimer plus de terreur pour s'assurer plus d'obéissance. Il y avait entre
Lyon et Paris émulation de sang. Le
lendemain des massacres de septembre, un petit nombre d'assassins s'était
porté, escorté d'enfants et de femmes, au château de Pierre-Cise. On y avait
immolé onze officiers du régiment de Royal-Pologne, emprisonnés la veille
comme suspects de royalisme. En vain une jeune fille d'un courage égal à sa
beauté, mademoiselle de Bellecice, fille du gouverneur du fort, s'était
précipitée entre le peuple et les victimes, et s'était blessée elle-même en
écartant les sabres et les piques du corps des prisonniers. En vain le maire
de Lyon Vitet, homme ardent de principes, mais intrépide de conscience et
humain de cœur, était accouru avec quelques grenadiers dévoués, et avait
employé, pour sauver les prisonniers, tantôt la supplication, tantôt la
force, le seuil de toutes les prisons de Lyon avait été encombré de cadavres.
Ces cadavres, suspendus le lendemain aux branches des tilleuls de la
promenade publique de Bellecour, avaient été enchaînés l'un à l'autre, comme
des trophées, par des guirlandes de membres mutilés, pour épouvanter le
quartier des aristocrates. En même temps des émissaires du club des
Cordeliers de Paris, au nombre desquels se signalait Huguenin, l'orateur du
20 juin, étaient venus réchauffer la tiédeur du club central de Lyon. La
populace avait pillé les magasins et régularisé la spoliation, en nommant des
commissaires au pillage. La municipalité, où les deux partis balancés et des
résolutions flottantes donnaient tour à tour force à l'ordre et encouragement
au désordre, devenait de plus en plus le jouet du club central, où régnait
Châlier. Châlier, Laussel, son complice, prêtre incestueux qui venait
d'épouser sa propre sœur ; Roullot, membre de la municipalité ; enfin Cusset,
élu député à la Convention, prêchaient publiquement les dogmes de la loi agraire
et du brigandage : « Le temps est venu, disaient-ils, où doit s'accomplir
cette prophétie : Les riches seront dépouillés et les pauvres enrichis. » — «
Si le peuple manque de pain, proclamait Tarpan, qu'il profite du droit de sa
misère pour s'emparer du bien des riches. » — « Voulez-vous, écrivait Cusset,
un mot qui paye pour tout ce dont vous avez besoin à Lyon, mourez ou faites
mourir ! » XIX. Pour
donner à ces excitations l'autorité de la terreur, ces hommes avaient fait
venir une guillotine de Paris. Ils l'avaient installée en permanence sur la
place de Bellecour, pour que l'instrument rappelât le supplice. Les
Girondins, pour modérer cet emportement, avaient renvoyé Vitet, leur collègue
et leur ami, à Lyon. Vitet s'était présenté au club central et l'avait
harangué, avec la mâle sévérité d'un citoyen qui cherche à convaincre les
factieux avant de les frapper. Le club l'avait couvert de mépris et
d'outrages. « Le grand jour des vengeances est ar-rivé, s'écria Châlier. Cinq
cents têtes sont parmi nous qui méritent le même sort que celle du tyran. Je
vous en donnerai la liste. Vous n'aurez qu'à frapper ! » Il proposa
l'établissement d'un tribunal révolutionnaire, puis prenant dans ses mains
une image du Christ : « Ce n'est pas assez, s'écria-t-il, d'avoir fait périr
le tyran des corps, il faut que le tyran des âmes soit détrôné ! » Et brisant
l'image du crucifix, il en foula sous ses pieds les débris. De là, conduisant
l'attroupement de ses sectaires sur la place des Terreaux, Châlier leur fit
jurer, devant l'arbre de la Liberté, d'exterminer les aristocrates, les
Rolandistes, les modérés, les agioteurs, les accapareurs et les prêtres. La
municipalité, asservie un moment au club central, imite à sa requête les
visites domiciliaires, prélude du 2 septembre, et confie aux commissaires du
club le soin de signaler et d'arrêter les suspects. La ville entière était
dans la main d'une faction de Catilina subalternes. Un seul homme, le maire
Nivière, qui avait succédé à Vitet, contenait, avec l'intrépidité d'un
magistrat antique, l'audace des séditieux, et ralliait le désespoir des gens
de bien. Nivière savait que Châlier et Laussel avaient rassemblé dans la nuit
leurs séides, nommé un tribunal révolutionnaire secret, préparé la
guillotine, choisi la place des exécutions sur un pont du Rhône d'où l'on
précipiterait les cadavres dans les flots, dressé des tables de proscription,
et qu'à défaut d'exécuteurs en nombre suffisant, Laussel avait dit : « Tout
le monde doit être bourreau. La guillotine tombe d'elle-même. » Quelques
témoins indignés de la conjuration s'étant échappés du conciliabule et ayant
ébruité le plan de Châlier, Nivière avait appelé autour de l'Hôtel-de-Lille
quelques bataillons et huit pièces de canon. La tête de ce généreux maire
était la première promise aux assassins. Il la jouait pour le salut de sa
patrie. Sa fermeté imposa aux factieux. « Retirons-nous,
le coup est manqué ! » s'écria Châlier en trouvant ces baïonnettes
et ces canons en bataille autour de l'Hôtel-de-Ville. Nivière, après ce
triomphe, rentra dans les rangs des simples citoyens ; mais réélu aussitôt
par huit mille suffrages sur neuf mille votants, il reprit le gouvernement de
la ville aux acclamations des propriétaires. XX. Le
parti de Châlier, menacé à son tour par la réaction des républicains modérés,
fut sauvé de la fureur publique par ce même Nivière que ce parti avait voulu
immoler. Le club central fut dispersé. Les membres de ce club invoquèrent le
secours de leurs frères de Paris. La Convention décréta que deux bataillons
de Marseillais viendraient rétablir l'ordre à Lyon. Elle y envoya trois
commissaires choisis dans les rangs de la Montagne, Bazire, Rovère, Legendre.
Mais des bataillons d'Aix et de Marseille, arrivés à Lyon pleins de l'esprit
de la Gironde, y furent accueillis, comme des libérateurs, par la masse de la
population, et firent trembler et fuir Châlier et son parti. Les Jacobins,
réduits à l'impuissance, résolurent un 10 août contre la municipalité. Châlier
reparut et raviva le foyer du club central : « Trois cents Romains,
disait-il, ont juré de poignarder les modernes Porsenna et de s'ensevelir
avec leurs ennemis sous les débris de cette nouvelle Sagonte. Aristocrates,
Rolandistes, modérés égoïstes, tremblez ! Le 10 août peut encore renaître,
les flots de la Saône et du Rhône rouleront bientôt vos cadavres à la mer ! »
Cusset lui répondait du sommet de la Montagne : « La liberté pour nous, la
mort pour nos ennemis, voilà le scrutin épuratoire de la république ! » Un
banquet patriotique réunit les Jacobins, sous les arbres de Bellecour, le 9
mai. Encouragés par leur nombre et par les applaudissements de la foule, ils
allèrent, après le repas, sommer la municipalité d'installer enfin le
tribunal révolutionnaire. Ils furent repoussés. Des
commissaires plus énergiques de la Convention arrivèrent à Lyon : c'étaient
Albite, Dubois-Crancé, Gauthier et Nioche. Ils frappèrent les riches d'un
emprunt forcé de six millions. Ils organisèrent un comité de salut public,
imitation de celui de Paris. Ils décrétèrent une armée révolutionnaire. Ils
relevèrent l'audace de Châlier et repartirent pour l'armée des Alpes,
laissant la ville à la merci de ce comité dictatorial. Le comité se hâta de
pressurer les citoyens, d'armer ses partisans, de noter de mort ses ennemis.
Châlier publia ces tables sous le titre de Boussole des patriotes. « Aux
armes ! aux armes ! » s'écriait-il en parcourant les rues à la tète de ses
jacobins. « Vos ennemis ont juré d'égorger jusqu'à vos enfants à la mamelle.
Hâtez-vous de les vaincre ou ensevelissez-vous sous les ruines de la ville !
» Ces
cris féroces retentirent jusque dans la Convention, soulevèrent le parti
modéré à la voix de la Gironde, et arrachèrent un décret qui autorisait les
citoyens de Lyon à repousser ; la force par la force. « Croyez-vous, » dit
Châlier à la réception de ce décret, « croyez-vous que ce décret m'intimide ?
Non, il se lèvera avec moi assez de peuple pour poignarder vingt mille
citoyens, et c'est moi qui me réserve de vous enfoncer le couteau dans la
gorge ! » Il court au club, il arme ses amis, il distribue à chacun une demi-livre
de poudre, il indique le lieu de ralliement, il prépare l'assaut à
l'Hôtel-de-Ville. Les sections averties de ses desseins s'assemblent,
s'arment contre les Jacobins. La ville se sépare en deux camps. La
municipalité se range du parti des Jacobins. Les représentants du peuple
Gauthier et Nioche rentrent dans Lyon, à la tête de deux bataillons et de
deux escadrons. Les bandes de Châlier, armées de faux, de piques, de massues,
les précèdent et insultent les citoyens armés des sections. Le sang coule.
Châlier harangue le club : « Marchons, dit-il, allons nous saisir des membres
du département, des présidents, des secrétaires des sections, faisons-en on
faisceau que nous placerons sous la guillotine, et lavons enfin nos mains
dans leur sang ! » XXI. Pendant
que les sections se concertent, la municipalité jacobine s'empare de
l'Arsenal, s'y fortifie et remplit l'Hôtel-de-Ville de canons, de munitions
et de troupes. Les sectionnaires, rassemblés au nombre de plus de vingt mille
sur la place de Bellecour, choisissent, pour commandant, un apprêteur de drap
nommé Madinier, homme au cœur de feu et au bras de fer. Madinier enlève
l'Arsenal et marche à l'Hôtel-de-Ville. Le représentant Nioche veut
s'interposer. « Allez, » lui répond Fréminville, président du département, «
vous avez signé ces infâmes arrêtés qui aspirent nos fortunes et notre sang,
nous ne pouvons avoir confiance en vous ! Retirez-vous ; nous professons
comme vous le républicanisme ; mais nous voulons la république légale et non
l'oppression d'une municipalité. Si vous voulez que nous déposions nos armes,
renvoyez vos troupes, retirez vos canons et suspendez de ses fonctions tout
le corps municipal. » Pendant cette négociation à l'Arsenal, la municipalité
s'était entourée de troupes de ligne et de rassemblements populaires sur la place
des Terreaux. Les cadavres des premiers sectionnaires assassinés dans les
rues étaient étalés sur les marches de l'Hôtel-de-Ville, outragés et mutilés
par le peuple. Madinier,
informé de ces excès, retient Nioche en otage et fait marcher ses sections en
deux colonnes, l'une par les quais de la Saône, l'autre par les quais du
Rhône, pour aller faire leur jonction à la hauteur de l'Hôtel-de-Ville. La
tête de la colonne du quai du Rhône est foudroyée, en approchant, par une
batterie placée sur la culée du pont Morand, et qui balaie le quai dans sa
longueur. Des centaines de sectionnaires expirent. Dans le nombre quelques
officiers royalistes et plusieurs fils des principales familles de la
noblesse et du commerce de Lyon. La
colonne du quai de la Saône est également mitraillée au débouché sur la place
des Terreaux. Elle se replie et vient prendre une position plus abritée sur
la place des Carmes, en face de l'Hôtel-de-Ville, mais à demi couverte par
une aile d'édifices. De là, cette colonne tire à boulets sur
l'Hôtel-de-Ville. Les Jacobins décimés désertent les salles et cherchent un
abri dans ses cours. Le représentant Gauthier se présente aux sectionnaires
pour parlementer. On le retient en otage comme son collègue. Il signe, sous
la terreur des sections, la suspension de la municipalité. Madinier fait une
entrée triomphale à cheval dans l'Hôtel-de-Ville, saisit Châlier et ses
principaux complices et les conduit en prison, à travers les flots du peuple
indigné, qui voulait les immoler dans leur crime. Ce triomphe de la Gironde
éclatait le 29 mai, F avant-veille du jour où les Girondins, vainqueurs à
Lyon, succombaient à Paris. Châlier, condamné à mort quelques jours après par
le tribunal criminel, voyait du fond de son cachot la lueur des illuminations
allumées en l'honneur de la victoire des modérés. « Ce sont les torches de
mes funérailles, dit-il. Les Lyonnais font une grande faute en demandant ma
mort. Mon sang, comme celui du Christ, retombera sur eux et sur leurs enfants,
car je serai à Lyon le Christ de la Révolution. L'échafaud sera mon Golgotha,
le couteau de la guillotine ma croix, où je mourrai bientôt pour le salut de
la république. » Cet
homme, qui aspirait le sang par le fanatisme de sa démagogie, se montra le
plus sensible et le plus tendre des hommes dans la solitude et dans le
désarmement de sa prison. Une femme, dont il était aimé, lui avait fait
parvenir une tourterelle apprivoisée dont il avait fait la compagne de sa
captivité, et qu'il caressait sans cesse. Image d'innocence sur une tête
pleine de rêves sanglants, l'oiseau perchait constamment sur les épaules de
Châlier. Châlier fit entendre, après sa condamnation, des prophéties
sinistres sur la ville. On lui accorda de voir une dernière fois ses amis et
la femme à laquelle il était attaché. Il les consola lui-même et leur légua
ce qu'il possédait, sans oublier son oiseau, qu'il baigna de ses larmes. La
guillotine que Châlier avait fait venir de Paris et dresser sur la place des
Terreaux pour immoler ses ennemis, essaya pour la première fois son couteau
sur cette tête. Le crucifix qu'il avait tour à tour adoré et brisé ne quitta
plus ses mains dans son cachot. Il y contemplait sans cesse le Dieu du
supplice. Condamné à quatre heures du matin, il employa le reste du jour à
écrire son testament. Il adressa ses adieux aux autres prisonniers, et marcha
à l'échafaud d'un pas ferme, regardant le peuple à droite et à gauche comme
pour lui reprocher sa mort. Au pied de l'échafaud, il embrassa son
confesseur, colla une dernière fois le crucifix sur ses lèvres et se livra au
bourreau. Le
couteau mal aiguisé de la guillotine, au lieu de trancher d'un seul coup la
vie de Châlier, tomba et se releva cinq fois sans pouvoir le décoller. Il fut
haché et non décapité. La tête à demi séparée du tronc, Châlier, adressant au
bourreau un regard de reproche, le suppliait d'abréger son agonie. Un sixième
coup l'acheva. Il savoura lentement cette mort dont il avait si souvent
inspiré la soif au peuple. Il fut assouvi de sang, mais c'était du sien. Le
peuple l'abhorra d'abord, puis le plaignit, puis le déifia comme il avait
déifié Marat, puis replongea sa mémoire dans l'oubli ou dans l'horreur, comme
la mémoire de ces hommes qui représentent dans les crises ses fureurs, au
lieu de représenter ses droits et ses vertus. Le sang de Châlier, répandu en
défi à la Convention, rendit toute réconciliation impossible. Lyon ne pouvait
plus se soumettre, qu'en acceptant la vengeance des Montagnards. Les Lyonnais
se réfugièrent de la résistance dans la révolte. XXII. Les
éléments de l'insurrection étaient nombreux et divers à Lyon. Les Girondins
renversés, la Convention décimée, la représentation nationale mutilée à Paris
par le 31 mai, l'oppression anarchique de Châlier et de sa populace,
longtemps subie, enfin brisée, la confiance dans leur force, l'émulation
d'insurrection avec Marseille et Toulon, le commerce anéanti, les prêtres
persécutés, la vie de chaque citoyen menacée par la loi des suspects,
l'horreur du terrorisme qui versait, goutte à goutte, le sang de tant
d'illustres victimes à Paris, enfin le royalisme concentré à Lyon comme dans
un asile où il appelait de toutes parts ses partisans, et d'où il renouait
ses négociations avec l'étranger, tout concourait à faire de cette ville la
capitale contre-révolutionnaire de la république. Cependant
l'insurrection n'affichait point encore cette couleur. Elle restait couverte
par l'apparence du républicanisme. Les administrateurs et les présidents de
section qui venaient de triompher à l'Hôtel-de-Ville étaient des hommes de la
Révolution, dévoués au système des Girondins et bornant leur ambition à
l'espoir de relever et de venger les amis de Vergniaud et de Roland. Les deux
députés de ce parti réfugiés à Lyon, Chasset et Biroteau, entretenaient, par
leurs discours et par leurs récriminations, l'esprit de la Gironde. Le
gouvernement de la ville avait pris les formes de la dictature. Il se
composait d'administrateurs nommés et délégués par les sections. Il
s'intitulait commission populaire républicaine. Ces délégués avaient été
nommés sous l'impression de l'horreur contre les Jacobins. On avait choisi
les hommes qui s'éloignaient le plus par leur opinion des terroristes, et
qui, par conséquent, se rapprochaient aussi le plus des
contre-révolutionnaires. D'un républicain révolté contre la république à un
royaliste conspirant contre elle, il y avait si près, que les actes et les
hommes ne pouvaient manquer tôt ou tard de se confondre. Une oppression
commune devient involontairement une cause commune. C'est ce qui arrivait à
Lyon à l'insu des hommes, mais par la force des choses. La
commission populaire républicaine était présidée par M. Rambaud, dont les
principes et les sentiments monarchiques étaient avérés. Les autres membres
étaient des Girondins irrités ou des modérés compromis, à qui la soumission à
la Convention ne laissait en perspective que la mort. Le commerce, qui n'a
pour opinion que son intérêt, déplorait chaque jour la ruine des affaires et
regrettait secrètement la royauté comme gage de travail, de crédit et de
sécurité. La noblesse et les prêtres réfugiés et cachés en foule à Lyon
jetaient leurs ressentiments dans ce foyer ; ils espéraient en faire le
volcan intérieur dont l'explosion emporterait la république et rouvrirait le
chemin de la France et du trône aux émigrés et aux princes proscrits. XXIII. Depuis
longtemps Lyon était le mirage des royalistes émigrés. Aussitôt que cette
ville eut rompu avec la Convention, leurs émissaires crurent qu'elle avait
rompu avec la république. Ils reparurent pour s'emparer du mouvement et pour
le détourner à la royauté. Le comte d'Artois était alors réfugié à Ham sur le
territoire prussien. Il envoya aussitôt le général marquis d'Autichamp en
Savoie avec ordre d'étudier de près le caractère de l'insurrection lyonnaise,
de donner de la résolution à la cour de Turin et de lui faire diriger des
forces plus imposantes sur Chambéry. Un
autre officier de ce prince fut envoyé à Berne pour décider la Suisse à se
déclarer contre la France et à joindre ses forces à celles du roi de
Sardaigne, pour porter le coup décisif à la république. Deux envoyés du roi
de Sardaigne, le baron des Étolles et le comte de Maistre, ce prophète
toujours démenti mais toujours fulminant de l'ancien régime, secondaient en
ce moment auprès des cantons helvétiques les efforts des émigrés. Lord
Fitz-Gerald, envoyé par le cabinet britannique, travaillait les cantons, dans
le même esprit. Mais les cantons aristocratiques de la Suisse, menacés, dans
leur propre pays, par l'esprit révolutionnaire qui couvait chez eux,
n'osaient faire un mouvement qui serait peut-être le signal de l'écroulement
de leur constitution. La cour de Sardaigne, renforcée de huit ou dix mille
Autrichiens, jetait à la hâte ses principales forces dans le comté de Nice
pour couvrir avant tout le Piémont, elle se contentait de défendre pied à
pied les gorges de la Savoie contre les bataillons peu nombreux de
Kellermann. Le marquis d'Autichamp et les officiers de Condé ne tardèrent pas
à reconnaître l'impossibilité de donner ostensiblement des émigrés pour chefs
à un mouvement qui conservait les apparences du républicanisme. Les
royalistes de Lyon et de l'intérieur furent obligés de renoncer à tout espoir
d'une puissante intervention étrangère. Ils n'espéraient plus que dans le
temps, dans la prudence et dans la victoire pour relever la royauté à Lyon
sur les ruines du parti girondin. Indépendamment de la partie de la
population qui leur était dévouée par opinion, ils comptaient dans la ville
quatre mille prêtres insermentés et six mille nobles déterminés à prendre les
armes contre les troupes de la Convention. XXIV. Toute
tentative de conciliation était désormais tardive. Lyon courut aux armes. La
commission populaire républicaine fit exécuter les travaux de défense, fondre
les canons, construire les redoutes, arriver les approvisionnements, circuler
une monnaie obsidionale de plusieurs millions garantie par la ville, recruter
une armée de neuf mille hommes soldés. Elle repoussa, par une délibération
formelle, la constitution de 1793. Enfin elle nomma le commandant-général de
ses forces. Ce
général, dont le nom inconnu jusque-là était de nature à rassurer les
royalistes sans porter trop d'ombrage aux républicains, était le comte de
Précy. M. de Précy, gentilhomme du Charolais, ancien colonel du régiment des
Vosges, appartenait à cette partie de la noblesse militaire qui ne s'était
point dénationalisée par l'émigration, qui conservait le patriotisme du
citoyen uni à la fidélité du gentilhomme, monarchique par honneur, patriote
par l'esprit du siècle, Français par le sang. Il avait servi en Corse, en
Allemagne et dans la garde constitutionnelle de Louis XVI. Il confondait dans
un même culte la constitution et le roi. Il avait combattu, au 10 août, avec
les officiers dévoués qui voulaient couvrir le trône de leurs corps. Il avait
pleuré la mort de son maître, mais il n'avait point maudit sa patrie. Retiré
dans sa terre de Semur en Brionnais, il y subissait, en silence, le sort de
la noblesse persécutée. Les amis qu'il avait à Lyon le désignèrent à la
commission républicaine comme le chef le plus propre à diriger et à modérer
le mouvement mixte que Lyon osait tenter contre l'anarchie. Précy n'était
point un chef de parti, c'était avant tout un homme de guerre. Néanmoins la
modération de son caractère, l'habitude de manier les soldats et cette habileté
naturelle aux hommes de sa province, le rendaient capable de réunir en
faisceau ces opinions confuses, de conserver leur confiance et de les
conduire au but sans le leur découvrir d'avance. Précy avait cinquante et un
ans. Mais son extérieur martial, sa physionomie ouverte, son œil bleu et
serein, son sourire fin et ferme, le don naturel de commandement et de
persuasion à la fois, son corps infatigable en faisaient un chef agréable à
l'œil d'un peuple. XXV. Les
députés de Lyon partirent pour proposer le commandement à M. de Précy. Ils le
trouvèrent, comme les Romains avaient trouvé jadis le dictateur, dans son
champ, la bêche à la main et cultivant ses légumes et ses fleurs. Un dialogue
antique s'établit, dans le champ même, à l'ombre d'une haie, entre le
militaire et les citoyens. Précy déclara modestement qu'il se sentait
au-dessous du rôle qu'on venait lui offrir ; que la Révolution avait brisé
son épée et l'âge amorti son feu ; que la guerre civile répugnait à son âme ;
que c'était un remède extrême qui perdait plus de causes qu'il n'en sauvait ;
qu'en s'y précipitant on ne se réservait d'autre asile que la victoire ou la
mort ; que les forces organisées de la Convention, dirigées sur une seule
ville, écraseraient tôt ou tard Lyon ; qu'il ne fallait pas se dissimuler que
les combats et les disettes d'un long siège dévoreraient un grand nombre de
leurs citoyens, et que l'échafaud décimerait les survivants. « Nous le
savons, » répondirent les négociateurs de Lyon, « mais nous avons pesé, dans
nos pensées, l'échafaud contre l'oppression de la Convention et nous avons
choisi l'échafaud. — Et moi, » s'écria Précy, « je l'accepte avec de tels
hommes ! » Il reprit son habit, suspendu aux branches d'un poirier, rentra
pour embrasser sa jeune femme, et prendre ses armes, cachées depuis dix-huit
mois, et suivit les Lyonnais. A son
arrivée, il se revêtit de l'uniforme civique, arbora la cocarde tricolore et
monta à cheval pour passer l'armée municipale en revue. Les bataillons de
troupes soldées et de gardes nationaux, rangés en bataille sur la place de
Bellecour pour reconnaître le général, saluèrent Précy d'unanimes
acclamations. Le commandement de l'artillerie fut donné à M. de Chenelette,
lieutenant-colonel de cette arme, officier consommé dans la guerre, citoyen
estimé pour ses vertus et pour ses talents dans la paix. Le comte de Virieu
reçut le commandement général de la cavalerie. Le comte de Virieu était
l'homme qui donnait la signification la plus royaliste au soulèvement de
Lyon. Orateur célèbre de l'Assemblée constituante, il avait, au commencement
de la Révolution, réclamé les droits de la nation, assisté à l'assemblée de
Vizille en Dauphiné, demandé la représentation par tête et non par ordre aux
états-généraux, et passé avec les quarante-sept membres de la noblesse, le 25
juin, du côté du peuple. Depuis, le comte de Virieu avait semblé se repentir
de ces actes populaires. Il s'était hâté d'appuyer le trône après l'avoir
ébranlé. Il avait voulu, comme Mounier, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre et
Cazalès, ses amis, réduire la Révolution à la conquête d'un droit
représentatif distribué en deux chambres, à l'imitation de l'Angleterre. La
lutte de l'aristocratie et de la démocratie modérée par la monarchie lui
semblait le seul gouvernement de la liberté. Depuis que l'Assemblée nationale
avait brisé ce cercle où l'aristocratie voulait enfermer le tiers état, tous
les pas de la Révolution lui avaient paru des excès, tous ses actes des
crimes. Il en était sorti, comme on sort d'une conjuration coupable, en
secouant la poussière de ses pieds et en maudissant son erreur. Il s'était
dévoué à la restauration de la monarchie et de la religion détruites. Il
entretenait des correspondances avec les princes. Il était dans le Dauphiné,
sa patrie, et à Lyon l'homme politique de la monarchie exilée. De plus, sa
foi religieuse, ravivée par la persécution du culte et exaltée dans son âme
jusqu'à l'illuminisme, le faisait aspirer à la mort, pour son roi et pour son
Dieu, comme il avait jadis aspiré à la liberté. D'un sang illustre, d'une
caste proscrite, d'un culte persécuté, la guerre civile lui paraissait trois
fois sainte : comme aristocrate, comme monarchiste et comme chrétien.
Militaire intrépide, orateur facile, politique adroit, il avait toutes les
conditions d'un chef de parti. Lyon, en lui donnant le commandement en
second, révélait d'avance non le but avoué, mais l'arrière-pensée de son
insurrection. XXVI. De son
côté, la Convention acceptait la lutte avec l'inflexible résolution d'un
pouvoir qui ne recule pas devant l'amputation d'un membre pour sauver le
corps. L'unité de la république parut plus précieuse à conserver que la
seconde ville de France. La Convention n'eût pas reculé davantage devant
l'anéantissement de Paris. La patrie n'était pas à ses yeux une ville, mais
un principe. Elle n'eut pas un instant d'hésitations, elle crut en son droit
et elle trouva sa force dans cette conviction. Elle
ordonna à Kellermann, général en chef de l'armée des Alpes, d'oublier les
frontières et de concentrer ses forces autour de Lyon. Kellermann, qui
disputait à Dumouriez la gloire de Valmy, portait seul en ce moment du côté
du Midi le poids des Autrichiens, des Allobroges et des Piémontais, dont les
forces croissaient au revers des Alpes. La Savoie, partagée entre son attrait
pour nos principes et sa fidélité à ses princes, éclatait en insurrection
contre nous dans les provinces montagneuses du Faucigny et de Conflans. Avec
un petit nombre de troupes, Kellermann écrasait partout ces résistances. Le
petit corps d'armée qu'il avait en Savoie se présentait, comme une digue
mobile, d'une vallée à l'autre en franchissant les faîtes, et arrêtait
partout le débordement qui descendait, sur nous, des hauteurs. Kellermann
était de ces races militaires habiles et intrépides au combat, plus faites
pour conduire des soldats que pour se mêler aux débats des partis ; voulant
bien être le chef des armées de la république, mais non l'exécuteur de ses
sévérités. Il craignait, dans l'avenir, la renommée de destructeur de Lyon.
Il savait quelle horreur s'attache, dans la mémoire des hommes, à ceux qui
ont mutilé la patrie. Le renom de Marius du Midi lui répugnait. Il temporisa
quelque temps, tenta la voie des négociations, et, pendant qu'il rassemblait
ses troupes, il envoya sommation sur sommation aux Lyonnais. Tout fut
inutile. Lyon ne lui répondit que par des conditions qui imposaient à la
Convention la rétractation du 31 mai, la révocation de toutes les mesures
prises depuis ce jour, la réintégration des députés girondins, le désaveu
d'elle-même, l'humiliation de la Montagne. Kellermann, pressé par les
représentants du peuple, Gauthier, Nioche et Dubois-Crancé, resserra le
blocus encore incomplet de la ville. Le comité de salut public fit partir
Couthon et Maignet pour lever en masse les départements de l'Auvergne, de la
Bourgogne, du Jura, de la Bresse, de l'Ardèche, et pour submerger Lyon, sous
les bataillons de volontaires patriotes que la terreur faisait sortir de terre
à la voix des représentants. Déjà des bords de la Saône, des bords du Rhône,
des montagnes de l'Ardèche et des vallées populeuses de l'ancienne Auvergne
et de l'Allier, des colonnes conduites par Reverchon, Javogues, Maignet,
Couthon s'avançaient par toutes les routes qui mènent à Lyon. Les paysans
n'avaient pas besoin de discipline pour former, derrière les troupes de
ligne, ou dans les intervalles qui séparaient les camps, des murailles de
baïonnettes qui resserreraient le blocus et étoufferaient la ville. XXVII. Lyon
n'avait d'enceinte fortifiée que sur les hauteurs de la Croix-Rousse, plateau
qui sépare les deux fleuves, et sur la chaîne des collines qui s'étendent
parallèlement au cours de la Saône depuis le rocher de Pierre-Encise, où
cette rivière entre dans la ville, jusqu'au faubourg de Sainte-Foi, qui
s'élève à l'extrémité de ces collines, non loin du confluent de la Saône et
du Rhône. Ce confluent défendait lui-même la ville du côté du midi. Un pont,
appelé le pont de La Mulatière, traversait, à ce point de jonction des deux
fleuves, le lit delà Saône. Défendu par des redoutes, ce pont interceptait le
passage aux colonnes des assiégeants. Entre la ville et La Mulatière, une
chaussée étroite, facile à couper et à défendre, s'étend sur la plage du
Rhône. Le reste de l'espace, qui forme la pointe Perrache, était un terrain
bas, marécageux, creusé de mares et de canaux, planté d'osiers, de roseaux,
de saules en palissades, propre à être défendu par un petit nombre de
tirailleurs embusqués, inaccessible à l'artillerie. Du côté de l'est, et en
face des plaines basses du Dauphiné, Lyon n'avait d'autre défense que le
Rhône, dont la largeur et la rapidité forment sous ses quais un fossé courant
impossible à franchir. On n'avait eu à ajouter à cette défense naturelle que
deux redoutes élevées aux deux têtes du pont de la Guillotière et du pont
Morand, seuls points qui fissent communiquer alors la ville avec le quartier
des Brotteaux ou avec le faubourg de la Guillotière situés au-delà du fleuve.
Lyon n'avait que quarante pièces de canon pour armer cette immense
circonférence, mais on en fondait tous les jours ; et sous l'infatigable
impulsion du général Précy et de son état-major, les remparts, les batteries,
les redoutes, les ponts coupés ou prêts à s'écrouler présentaient de toutes
parts un formidable appareil de résistance aux armées de la Convention. XXVIII. L'armée
de siège prit position dans les premiers jours d'août. Elle se divisa en deux
camps : le camp de la Guillotière, fort de dix mille hommes, muni d'une
nombreuse artillerie, et commandé par le général Vaubois : ce camp bordait le
Rhône et fermait le Dauphiné, la Savoie, les Alpes aux Lyonnais ; le camp de
Mirebel, qui s'étendait du nord du Rhône à la Saône, enjambant le plateau de
la Dombe, qui les sépare, et menaçant le faubourg de la Croix-Rousse,
position la plus forte. Kellermann
avait établi son quartier-général au château de la Pape, à peu de distance de
Mirebel, sur le rivage escarpé du Rhône. Un pont de bateaux jeté aux pieds du
château, sur le fleuve, faisait communiquer les deux armées républicaines.
Les bataillons de l'Ardèche, du Forez, de l'Auvergne et de la Bourgogne,
conduits par les représentants de ces départements, s'amoncelaient
successivement sur une ligne immense qui s'étendait de la rive droite du
Rhône, au delà de son confluent, jusqu'aux plateaux de Limonest, qui dominent
le cours de la Saône, avant son entrée à Lyon. Mais cette ligne de troupes
onduleuse, faible, coupée en plusieurs tronçons par les corps avancés des
Lyonnais et par les villes de Saint-Étienne, Saint-Chamond, Montbrison, qui
faisaient cause commune avec les assiégés, laissait Lyon en communication
libre avec les montagnes du Vivarais et avec la route de Paris par le
Bourbonnais. Ces villes et les populations adjacentes fournissaient, comme
autant de colonies fidèles, les armes, les vivres, les combattants. Elles
servaient d'avant-postes à la défense. Le champ de bataille n'avait pas ainsi
moins de soixante lieues carrées d'étendue. A
mesure que les colonnes assiégeantes arrivaient en position, elles occupaient
ces villes, ces villages et ces avant-postes, et faisaient refluer l'armée de
Précy, dans les postes fortifiés, derrière les redoutes ou sous les remparts
de la ville. Précy aguerrissait ainsi son armée mobile d'environ dix mille
combattants. Il faisait, de ce corps de troupes soldées ou de jeunes
volontaires exercés au feu, le noyau et le nerf de sa défense intérieure.
Enthousiasmés pour leur cause, passionnés pour leur général, qu'ils voyaient
toujours le premier, à cheval, au feu, à la baïonnette avec eux, récompensés
par son regard, recevant à leur rentrée dans Lyon leur gloire toute chaude
dans les embrassements de leurs mères, de leurs femmes, de leurs sœurs, de
leurs concitoyens, ces jeunes gens, presque tous royalistes, étaient devenus
une armée de héros. C'est avec eux que Précy fit ces prodiges de valeur, de
mobilité et de constance, qui arrêtèrent plus de deux mois la France entière
devant une poignée de combattants au milieu d'une population hésitante,
foudroyée, incendiée et affamée. XXIX. Le
bombardement commença le 10 août, anniversaire d'heureux augure pour la
république. Les batteries de Kellermann et celles de Vaubois firent pleuvoir
sans interruption, pendant dix-huit jours, les bombes, les boulets rouges,
les fusées incendiaires sur la ville. Des signaux perfides, faits pendant la
nuit par les amis de Châlier, indiquaient les quartiers et les maisons à
brûler. Les boulets choisissaient ainsi leur but, les bombes éclataient
presque toujours sur les rues, sur les places et sur les demeures des ennemis
de la république. Pendant ces nuits sinistres, le quai opulent de
Saint-Clair, la place de Bellecour, le port du Temple, la rue Mercière,
immense avenue de magasins encombrés de richesses de la fabrique et du
commerce, s'allumèrent trois cents fois sous la chute et sous l'explosion des
projectiles ; dévorant dans leur incendie les millions de produits du travail
de Lyon, et ensevelissant, dans les ruines de leurs fortunes, des milliers
d'habitants. Ce
peuple, un moment épouvanté, n'avait pas tardé à s'aguerrir à ce spectacle.
L'atrocité de ses ennemis ne produisait en lui que l'indignation. La cause de
la guerre, qui n'était d'abord que la cause d'un parti, devint ainsi la cause
unanime. Le crime de l'incendie de Lyon parut aux citoyens le sacrilège de la
république. On ne comprit plus d'accommodement possible avec cette
Convention, qui empruntait l'incendie pour auxiliaire, et qui brûlait la
France pour soumettre une opinion. La population s'arma tout entière pour
défendre jusqu'à la mort ses remparts. Après avoir dévoué ses foyers, ses
biens, ses toits, ses richesses, il lui en coûtait peu de dévouer sa vie.
L'héroïsme devint une habitude de l'âme. Les femmes, les enfants, les
vieillards s'étaient apprivoisés en peu de jours avec le feu et avec les
éclats des projectiles. Aussitôt qu'une bombe décrivait sa courbe sur un
quartier ou sur un toit, ils se précipitaient non pour la fuir, mais pour
l'étouffer en arrachant la mèche. S'ils y réussissaient, ils jouaient avec le
projectile éteint et le portaient aux batteries de la ville pour le renvoyer
aux ennemis ; s'ils arrivaient trop tard, ils se couchaient à terre et se
relevaient quand la bombe avait éclaté. Des secours, partout organisés contre
l'incendie, apportaient, par des chaînes de mains, l'eau des deux fleuves à
la maison enflammée. La population entière était divisée en deux peuples,
dont l'un combattait sur les remparts, dont l'autre éteignait les flammes,
portait aux avant-postes les munitions et les vivres, rapportait les blessés
aux hôpitaux, pansait les plaies, ensevelissait les morts. La garde
nationale, commandée par l'intrépide Madinier, comptait trente- six mille
baïonnettes. Elle contenait les Jacobins, désarmait les clubistes, faisait
exécuter les réquisitions de la commission populaire, et fournissait de
nombreux détachements de volontaires aux postes les plus menacés. Précy,
Virieu, Chenelette, présents partout, traversant sans cesse la ville à cheval
pour courir et pour combattre d'un fleuve à l'autre, allaient du camp au
conseil et du conseil au combat. La commission populaire, présidée par le
médecin Gilibert, Girondin ardent et courageux, n'hésitait ni devant la
responsabilité ni devant la mort. Dévouée à la victoire ou à la guillotine,
elle avait reçu du péril commun la puissance qu'elle exerçait avec le
concours unanime de toutes les volontés. L'autorité est fille de la
nécessité. Tout pliait, sans murmure, sous ce gouvernement de siège. XXX. Les
Jacobins comprimés, désarmés, surveillés se cachaient dans leurs faubourgs,
se réfugiaient dans les camps républicains ou tramaient, dans l'ombre, de
vains complots. Pendant la nuit du 24 au 25 août, et dans la confusion du
bombardement de la place de Bellecour, le feu, allumé par la main d'une
femme, dévora l'Arsenal, immense édifice assis sur les bords de la Saône, à
l'extrémité de la ville. L'explosion
ébranla, ravagea et consterna la ville. Cette nuit dispersa des milliers de
quintaux de munitions et désarma en partie l'insurrection ; mais elle ne
désarma ni les bras ni les cœurs des Lyonnais. Les assiégés firent, à la
lueur même de l'incendie, une sortie de trois mille hommes, qui repoussa les
troupes républicaines des hauteurs de Sainte-Foi. Le
bombardement ne produisait que des décombres, mais point de progrès contre la
place. La Convention gourmandait Kellermann. Les représentants du peuple
présents à l'armée accusaient sa mollesse et ses temporisations. Les Sardes
profitaient de son absence pour reconquérir la Savoie. Kellermann prétexta la
nécessité de sa présence à l'armée des Alpes, et demanda son remplacement à
l'armée de Lyon. Le comité de salut public nomma le général Doppet à la place
de Kellermann. Doppet avait commandé l'avant-garde de Carteaux contre
Marseille, il était rompu aux guerres civiles. En attendant l'arrivée de
Doppet au camp, le commandement fut confié à Dubois-Crancé. Dubois-Crancé,
représentant du peuple et lieutenant de Kellermann, portait dans la guerre
l'emportement de son républicanisme. Noble, mais transfuge de la cause des
rois, Dubois-Crancé voulait écraser Lyon comme soldat, mais plus encore comme
républicain. Il voyait, dans ses murs, les deux objets de sa haine : la
Gironde et le royalisme. Il imprima à son armée, qui grossissait tous les
jours, l'énergie et le mouvement de son âme. La voûte de fer et de feu qui
couvrait Lyon depuis un mois s'épaissit encore. Il fit attaquer par l'armée
de Reverchon, descendue des hauteurs de Limonest, le poste du château de la
Duchère. Défendu par quatre mille Lyonnais et par des redoutes, ce poste
dominait le faubourg de Vaise. Le lendemain, dans la nuit, sous la protection
d'un feu terrible et combiné de toutes ses batteries, Dubois-Crancé s'avança
lui-même, à la tête des bataillons de l'Ardèche, contre les redoutes des
assiégés qui couvraient le pont d'Oullins et le pont de La Mulatière. Il les
emporta à la baïonnette avant que les trois cents Lyonnais qui les gardaient
eussent fait sauter le pont. La presqu'île Perrache se trouvait ainsi ouverte
aux républicains. Les hauteurs de Sainte-Foi leur furent livrées par la
trahison. Le caporal de garde, à la principale redoute, pendant la nuit du 27
septembre, plaça la sentinelle avancée dans une position d'où l'on ne pouvait
rien découvrir. Ce caporal s'avança alors lui-même jusqu'aux postes
républicains et livra le mot d'ordre des assiégés. Les républicains
entrèrent, à la faveur de ce mot d'ordre, dans la redoute et égorgèrent le
poste. La
prise des redoutes de Sainte-Foi découvrait toutes les hauteurs de Lyon à
l'ouest. Précy résolut de tenter un effort désespéré pour reprendre ces positions.
Il s'avança, à la tête de ses bataillons d'élite, contre les républicains
fortifiés dans leur conquête. Repoussé d'abord par le feu de leurs redoutes,
son cheval tué et renversé sur son corps, il se dégage, il rallie ses
troupes, il saisit le fusil d'un soldat, et marchant le premier aux pièces de
canon il en reçoit la mitraille ; son sang coule par deux blessures. Il
l'étanche, et, agitant son mouchoir sanglant dans sa main, comme un drapeau,
il précipite ses bataillons sur l'ennemi, qui fuit en lui laissant les pièces
enclouées et les redoutes démolies. Mais
pendant que Précy triomphe ainsi à Sainte-Foi et à Saint-Irénée, le général
Doppet, profitant de l'accès ouvert la veille à ses troupes par la prise du
pont de La Mulatière, lance ses bataillons sur l'avenue de Perrache, emporte
les deux redoutes qui la défendent, et s'avance en colonne foudroyante sur le
quartier du quai du Rhône, au cœur de Lyon. C'en était fait de la ville. Déjà
les boulets balayaient le quai du Rhône, quand Précy, informé de l'invasion
des républicains, redescend, avec les débris de ses bataillons, des hauteurs
de Sainte-Foi, traverse la Saône et la ville, rallie en passant à sa poignée
de braves tout ce qui reste de combattants sous sa main, les forme en colonne
sur la place de la Charité, couvre la tête de sa colonne de quatre pièces de
canon, répand une nuée de tirailleurs dans les terrains bas de Perrache pour
protéger son flanc droit, et débouche au pas de course sur la levée pour
repousser l'armée républicaine ou pour mourir. XXXI. Les
soldats de Doppet attendaient le choc. Le champ de bataille était une levée
de 25 toises, entre le Rhône et le marais de Perrache. Aucune manœuvre
n'était possible. La victoire était au parti le plus obstiné à mourir. Les
batteries républicaines, placées, les unes sur la rive gauche du Rhône, les
autres sur la rive droite de la Saône, les autres enfin sur la levée,
balayaient dans trois sens la colonne lyonnaise. C'était un tourbillon de
mitraille. Les premières compagnies furent emportées tout entières par ce
vent de feu. Précy, franchissant les cadavres, s'élance, avec les plus
intrépides de ses volontaires, sur les bataillons républicains qui
soutenaient la batterie de front. Il les égorge corps à corps sur leurs
pièces. Le choc fut si terrible et la fureur si acharnée, que les baïonnettes
se brisaient dans le corps des combattants sans leur arracher un cri, et que
les républicains, précipités et enveloppés dans les fossés qui bordent la
levée, refusèrent la vie qui leur était offerte, et se firent tuer jusqu'au
dernier. Précy,
poursuivant sa victoire, refoula les colonnes débandées de Doppet jusqu'au
pont de La Mulatière. Les républicains n'eurent que le temps de couper le
pont après l'avoir repassé. Ils se replièrent jusqu'à Oullins. Lyon respira
quelques jours. Mais Précy avait perdu, dans cette victoire, l'élite de la
jeunesse lyonnaise. Les fatigues, le feu, la mort, les blessés réduisaient à
trois mille combattants les défenseurs d'une si vaste circonférence. Ils ne
quittaient une brèche que pour voler à l'autre, laissant partout le plus pur
de leur sang. Les batteries du général de la Convention, Vaubois, chauffant
leurs boulets à rouge sur des grils qu'ils avaient fait venir de Grenoble, ne
laissaient pas une heure de sommeil à la ville, pas même un abri aux blessés
et aux mourants. En vain, selon l'usage des villes assiégées, où l'on épargne
les asiles consacrés à l'humanité, Lyon avait arboré un drapeau noir sur son
hôpital, monument admirable d'architecture et de charité ; les artilleurs de
la Convention criblaient de boulets et d'obus les murs et les dômes de
l'hôpital. Les bombes éclatant dans les salles ensevelissaient les blessés
sous les voûtes où ils venaient chercher leur salut. Les cours des deux
fleuves et les routes qui apportaient des vivres à Lyon étaient fermés de
toutes parts. Les vivres et les munitions étaient épuisés. On mangeait les
derniers chevaux. On fondait, avec les plombs des édifices, les derniers
boulets. Le peuple murmurait, en mourant, contre une mort désormais inutile.
Les secours dont on s'était flatté du côté de la Savoie et de l'Italie,
étaient interceptés par l'armée de Kellermann dans les Alpes. Marseille était
pacifiée par Carteaux. L'incendie que Lyon avait espéré allumer, par son
exemple, au cœur de la France, était étouffé partout et ne dévorait que ses
murs. La ville entière n'était qu'un champ de bataille, encombré des ruines
de ses édifices et des lambeaux de sa population. Un dernier assaut, en la
livrant à la fureur d'une armée de cent mille paysans irrités et affamés de pillage,
pouvait, à chaque instant, livrer les femmes, les enfants, les vieillards,
les malades, tout ce qu'il y a de sacré dans le foyer d'une cité, à
l'outrage, au carnage, à la mort. La faim comptait les heures et expirait en
les comptant. Il n'y avait plus que pour deux jours de nourriture disputée
aux chevaux par les hommes. La distribution d'une demi-livre d'avoine délayée
dans de l'eau cessa. Couthon et Maignet adressaient des sommations modérées
et insidieuses. La commission populaire communiqua ces sommations aux
sections assemblées. Les sections nommèrent des députés, pour aller au camp
de Couthon conférer avec les généraux et les représentants. Ceux-ci
accordèrent quinze heures à la ville pour donner le temps aux défenseurs les
plus compromis de pourvoir à leur sûreté. XXXII. Précy
rassembla, dans la nuit du 8 au 9 octobre, ses compagnons de gloire et de
malheur. Il leur annonça que la dernière heure de Lyon était venue ; que,
malgré les promesses de Couthon, la terreur et la vengeance entreraient le
lendemain dans la ville avec l'armée républicaine ; que l'échafaud
remplacerait pour eux le champ de bataille ; qu'aucun de ceux que leurs
fonctions, leur uniforme, leurs armes, leurs blessures signaleraient comme
les principaux défenseurs de la ville n'échapperait au ressentiment de la
Convention et à la délation des Jacobins. Il ajouta que, quant à lui, il
était décidé à mourir en soldat et non en victime ; qu'il sortirait cette
nuit même de Lyon avec les derniers et les plus intrépides des citoyens ;
qu'il tromperait la surveillance des camps républicains en les traversant du
coté où il était le moins attendu et en remontant la rive gauche de la Saône,
sur la route de Mâcon la moins observée ; et que, parvenu à la hauteur de
Montmerle, il traverserait le fleuve, se jetterait dans la Dombe, passerait
derrière le camp de Dubois-Crancé, à Meximieux, et atteindrait les frontières
suisses par les gorges du Jura. « Que ceux, » ajouta-t-il, « qui veulent
tenter avec moi cette dernière fortune du soldat se trou vent, avec leurs
armes et ce qu'ils ont de plus cher, avant la pointe du jour, rassemblés dans
le faubourg de Vaise, et qu'ils me suivent. Je passerai ou je mourrai avec
eux ! » Cette
nuit fut une agonie mortelle pour la ville. Elle se passa à délibérer dans le
sein des familles sur le parti le plus sûr à prendre pour se sauver du
lendemain. L'attente avait des perspectives sinistres, la sortie des périls
certains. Trois mille hommes seulement, presque tous jeunes, nobles,
royalistes, ou fils des plus hautes familles de Lyon, se trouvèrent, dès le
crépuscule du matin, au rendez-vous indiqué par Précy. Trois ou quatre cents
femmes, mères, épouses, sœurs des fugitifs, chargées d'enfants à la mamelle
ou les conduisant par la main, accompagnaient leurs maris, leurs pères, leurs
frères, et se réfugièrent dans la colonne pour partager leur sort. Cette
foule confuse étouffait ses sanglots, de peur d'éveiller l'attention du camp
de la Duchère. XXXIII. Pendant
que le rassemblement se formait lentement, sous les arbres touffus d'un grand
parc nommé le bois de la Claire, quelques centaines de combattants
assistaient, dans une cave voisine, à un service funèbre en l'honneur de
leurs frères morts dans les combats et de ceux d'entre eux qui allaient
mourir. Le général Virieu, dont le courage se fortifiait par la foi, y reçut
la communion avant la marche, viatique de sa dernière journée. Quand tout le
monde fut réuni, Précy, monté sur l'affût d'un de ses canons, harangua sa
troupe : « Je suis content de vous, l'êtes-vous de moi ? » leur dit-il. Des
cris unanimes de Vive notre général l'interrompirent. « Vous avez fait,
continua Précy, tout ce qui était humainement possible pour votre malheureuse
ville. Il n'a pas dépendu de moi qu'elle fût sauvée, libre et triomphante. Il
dépend maintenant de vous de la revoir heureuse et prospère ! Souvenez-vous
que, dans des extrémités telles que celles où nous nous trouvons, il n'y a de
salut que dans la discipline et dans l'unité de commandement. Je ne vous en
dis pas davantage ; l'heure presse, le jour se lève. Fiez-vous à votre
général. » Vive Lyon ! répondit la colonne en adieu suprême à ses foyers
abandonnés. Précy
avait divisé ce corps d'armée, ou plutôt ce convoi funèbre, en deux colonnes
: l'une de quinze cents hommes précédés de quatre pièces de canon, sous ses
ordres ; l'autre de cinq cents hommes sous les ordres du comte de Virieu, les
femmes, les enfants, les vieillards désarmés entre les rangs. A la
sortie du faubourg de Vaise, cinq batteries républicaines, soutenues par des
bataillons embusqués derrière les murs et les haies, foudroyèrent les
Lyonnais. Précy ordonna aux grenadiers de les débusquer à la baïonnette. Un
de ses meilleurs officiers, Burtin de La Rivière, qui lui servait
d'aide-de-camp, s'élance à la tête de la colonne. « Grenadiers, en avant ! »
s'écrie-t-il. Les grenadiers s'ébranlent ; mais, au moment où La Rivière
montrait du geste l'ennemi, un boulet lui fracasse le bras et la poitrine et
le jette mort aux pieds de son cheval. La colonne hésite. Précy rallie deux
pelotons du centre, les enflamme de sa résolution, franchit à leur tête un
ravin hérissé de feux et refoule au loin les républicains. Pendant qu'il
combat, la colonne passe, et il, la rejoint à l'abri des batteries. XXXIV. A la
faveur de cette diversion, la colonne sortit du défilé et se glissa sous les
collines escarpées qui bordent la Saône jusqu'aux gorges de Saint-Cyr. Précy
franchit heureusement ces gorges. Déjà il marchait avec plus de sécurité dans
un espace ouvert et libre. Virieu et sa colonne allaient s'engager à leur
tour dans le défilé de Saint-Cyr, quand huit mille réquisitionnaires du camp
de Limonest, dirigés par le représentant Reverchon, fondirent d'en haut sur
sa colonne, la coupèrent en tronçons épars, précipitèrent clans la Saône ou
fusillèrent clans les chemins creux et clans les vignes tous ceux qui la
composaient, et ne laissèrent échapper ni hommes, ni enfants, ni femmes, à la
baïonnette des républicains. Le massacre fut si complet que nul ne put connaître
le sort de Virieu. Un dragon de l'armée républicaine assura l'avoir vu
combattre en héros, contre plusieurs cavaliers républicains, refuser tout
quartier et se précipiter avec son cheval couvert de sang dans le fleuve. On
ne retrouva ni son corps, ni son cheval, ni ses armes sur le sol. Cette
disparition soudaine et cette absence de tout vestige firent longtemps
espérer à la comtesse de Virieu, qui fuyait de son côté déguisée en paysanne,
que son mari avait échappé à la mort. Obstinée dans sa tendresse et clans son
espérance pour lui, elle erra quelques mois clans les environs pour découvrir
ses traces, et attendit plusieurs années le retour du mort comme celui d'un
absent. XXXV. Précy,
faisant face tour à tour avec ses canons à la cavalerie qui le poursuivait,
aux tirailleurs du camp de Limonest qui le fusillaient en flanc et aux
bataillons qui lui barraient le passage, attaqua une dernière fois à la
baïonnette une batterie républicaine, la dispersa et entra avec sa colonne
dans les bois d'Alix. La rive gauche de la Saône était hérissée de
tirailleurs. Franchir le fleuve devenait impraticable. Il n'y avait plus de
salut pour l'armée que dans sa dispersion sur les montagnes du Forez. Parmi
ces populations religieuses, royalistes, contre-révolutionnaires, dans des
sites coupés de torrents et de forêts, la petite armée des Lyonnais
soulèverait le pays ou trouverait du moins des asiles et des moyens de fuite
individuelle. Précy rassembla sa troupe en conseil de guerre et lui
communiqua sa résolution. Elle fut combattue avec obstination par une partie
de ses compagnons d'armes, qui ne voyaient de salut qu'au-delà des Alpes. Une
altercation tumultueuse s'éleva entre les deux partis. Pendant ce débat, le
tocsin sonnait dans tous les villages et les paysans cernaient la forêt. Une
moitié de l'armée abandonna son général, franchit la Saône et fut immolée sur
l'autre bord. Précy, suivi seulement d'environ trois cents combattants,
abandonna les canons et les chevaux, sortit des bois d'Alix, s'éloigna de la
Saône et marcha pendant trois jours de combats en combats, semant sa route à
travers les montagnes de traîneurs, de blessés, de morts. Traqués par les
habitants, poursuivis par la cavalerie légère de Reverchon, à chaque instant
sur le point d'être enveloppés, ces débris de dix mille combattants au
commencement du siège atteignirent, au nombre de cent dix, le sommet du mont
Saint-Romain, plateau élevé défendu par des ravins et voilé de taillis. Le
cercle se rétrécissait à chaque minute autour d'eux. Quelques hameaux leur
fournissaient encore des vivres. Des parlementaires républicains, admirant
leur intrépidité et plaignant leur sort, leur offrirent une capitulation. On
assurait la vie à tous, excepté au général. Ses braves compagnons refusèrent
de séparer leur sort du sien. Précy les embrassa tous une dernière fois,
quitta son habit de commandant, brisa son épée, débrida son cheval, lui
rendit la liberté, et, se glissant dans les broussailles sous la conduite
d'un de ses soldats, il s'enfonça dans des cavernes inaccessibles abritées
par un bois de sapins. A peine Précy avait-il quitté son armée, qu'un
officier de hussards républicains se présente aux avant-postes : «
Livrez-nous votre général, et vous êtes sauvés, » dit-il au jeune Reyssié,
aide-de-camp de Précy et un des héros du siège. — « Il n'est plus parmi nous,
répond Reyssié, et, si vous en voulez la preuve, regardez : voilà son cheval
abandonné qui paît l'herbe en liberté derrière nous. — Tu me trompes,
réplique l'officier tirant son sabre ; le général, c'est toi ! et je
t'arrête. » A ces mots, Reyssié, lassé de la vie, casse la tête d'un coup de
pistolet à l'officier républicain, et, plaçant dans sa propre bouche le canon
de son second pistolet, se brûle la cervelle, et tombe vengé sur le corps de
son ennemi. Au bruit de cette double détonation, les républicains fondent sur
les débris de l'armée lyonnaise et les égorgent sans pitié. A peine quelques
soldats isolés échappèrent-ils au massacre en rampant dans les broussailles.
Reyssié et l'officier qu'il avait entraîné dans la mort furent jetés par les
paysans dans la même fosse. XXXVI. Cependant
Précy, instruit par deux de ses soldats fugitifs de l'inutilité de son
sacrifice et du massacre de son armée, erra trois jours et trois nuits sans
nourriture et sans abri dans les bois et dans les ravins de ces montagnes.
Ses deux derniers compagnons ne l'abandonnèrent pas. L'un d'eux, paysan du
hameau de Violay, au bord de la Saône, parvint à conduire son général, en
trois nuits de marche, jusque dans un bois voisin de la chaumière de son
père. Il le nourrit là furtivement pendant quelques jours de pain dérobé à
l'indigence de ses parents. Il lui procura des habits de paysan. Quand enfin
le bruit répandu de la mort de Précy se fut accrédité à Lyon et ralentit
l'ardeur des recherches, le général parvint à se réfugier en Suisse à travers
les gorges du Jura. Précy ne passa la frontière qu'avec deux soldats, seuls
débris de l'immense insurrection civile que la république rejetait de son
sein comme elle allait rejeter bientôt les débris de la coalition des rois. Précy, accueilli avec respect dans l'exil, rentra dans sa patrie avec les Bourbons. Il y vieillit sans récompense et sans honneur sous leur règne. Les cours n'aiment que les courtisans. Précy n'avait pas émigré. Il n'avait combattu de la république que son anarchie et ses excès. Il avait conservé les couleurs de la nation sur son drapeau. Soldat de la patrie et non d'une famille, il fut oublié. Les princes et les hommes sont ainsi faits, qu'ils aiment mieux ceux qui ont partagé leurs fautes que ceux qui ont servi leurs intérêts. On ne se souvint de Précy qu'après sa mort. Lyon fit de magnifiques funérailles à son général dans cette plaine des Brotteaux arrosée du sang de ses compagnons d'armes. On l'ensevelit auprès des restes de ces héros du siège. Sa dépouille mortelle y repose dans sa gloire : les guerres civiles ne décernent que des tombeaux. |