HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME SEPTIÈME

 

LIVRE QUARANTE-HUITIÈME.

 

 

I.

La Convention, après avoir frappé le soupçon de trahison dans la personne de Custine, le royalisme dans la reine, le fédéralisme dans les Girondins, voulut, atteindre, en frappant une autre tête, l'éventualité d'une future dynastie, et entourer la république des cadavres de tous ses ennemis passés, présents ou à venir. Elle songea au duc d'Orléans, si longtemps complice, maintenant victime.

Nous avons laissé ce prince enfermé avec deux de ses fils dans le fort Saint-Jean, à Marseille, et subissant dans les cachots de cette prison d'État toutes les angoisses de la captivité. Interrogé une première fois, le 7 mai, par le président du tribunal révolutionnaire des Bouches-du-Rhône, sur ses rapports avec Mirabeau, avec La Fayette et avec Dumouriez, et sur ses trames pour relever et s'approprier le trône, le duc d'Orléans confondit ses accusateurs. Il répondit en républicain convaincu qui sacrifie son ambition à ses opinions, son rang à son devoir, et son sang à sa patrie. Il cita ses actes et montra ses gages. Ces gages étaient aussi frappants que sinistres. L'interrogatoire publié, mais altéré, donna lieu dans les journaux de Paris à une controverse dangereuse, qui, tout en justifiant le prince, le signalait davantage à l'attention des Jacobins. Les Girondins, ses ennemis, l'entraînèrent dans leur mort.

Depuis quelques semaines les sévérités de la prison semblaient s'être adoucies pour lui. On lui permettait de voir ses fils, le duc de Montpensier et le duc de Beaujolais, et de prendre ses repas avec eux ; ces jeunes princes, presque enfants, innocents par leurs années, coupables par leurs noms, étaient enfermés dans le même fort que leur père, mais dans des quartiers distincts. On y laissait pénétrer les papiers publics et quelques correspondances du dehors. L'espérance était rentrée dans l'âme du prince. En voyant périr d'abord Marat, puis Buzot, Barbaroux, Péthion, ses dénonciateurs les plus acharnés, il avait cru que la Montagne plus juste le rappellerait bientôt dans son sein. Montagnard irréprochable dans ses actes comme dans son cœur, il ne pouvait penser que les républicains sincères voulussent immoler en lui le premier et le plus désintéressé des républicains. L'excès d'ingratitude du peuple est toujours le piège et l'étonnement des hommes populaires. Ils pensent à leurs services, et leurs services deviennent des crimes avec les vicissitudes des événements, et avec l'inconstance naturelle de l'opinion.

 

II.

Le 15 octobre, les journaux de Paris annoncèrent à Marseille que la Convention venait de décréter le prochain jugement du duc d'Orléans. Ce prince était à table avec ses fils. « Tant mieux, leur dit-il, il faudra que ceci finisse bientôt pour moi d'une manière ou d'une autre ; embrassez-moi, mes enfants ! Ce jour est beau dans ma vie. Et de quoi, » poursuivit-il, « peuvent-ils m'accuser ? » Il ouvrit le journal, il lut le décret d'accusation. « Ce décret n'est motivé sur rien, s'écria-t-il ; il a été sollicité par de grands scélérats ; mais n'importe, ils auront beau faire, je les défie de rien trouver contre moi. Allons, mes amis, » continua-t-il en regardant les visages inquiets et attristés de ses fils, « ne vous affligez pas de ce que je considère comme une bonne nouvelle, et remettons-nous à jouer. »

Le surlendemain, des commissaires arrivèrent de Paris. Ces commissaires flattèrent le prince de son prochain jugement comme d’une justification et d'une délivrance certaine. La sécurité et la joie rayonnaient dans les propos et sur les visages du père et des enfants. Mais le 23 octobre, à cinq heures du matin, le prince, en habit de voyage et accompagné des commissaires et de gendarmes, entra dans la chambre du duc de Montpensier, l'aîné de ses fils, et l'embrassant avec cette tendresse de père, le dernier et le plus ineffaçable des instincts : « Je viens pour te dire adieu, » lui dit-il en mouillant le visage de son fils de ses larmes, « car je vais partir. » L'enfant ne répondit que par ses sanglots. « Je voulais, » reprit le père, « partir sans te dire adieu, car c'est toujours un moment pénible. Mais je n'ai pu résister à l'envie de te voir encore avant mon départ. Adieu, mon enfant, console-toi, console ton frère et pensez tous deux au bonheur que nous éprouverons bientôt en nous revoyant. » Il se déroba, à ces mots, des bras de son fils. Les deux frères passèrent la journée à se consoler et à se fortifier, l'un et l'autre, contre la douleur d'une séparation qui les laissait orphelins, entre les mains de cruels geôliers. Ils adoraient dans le duc d'Orléans le père tendre et bon. Us ne jugeaient pas le prince. Ils ne sondaient pas l'homme. La nature d'ailleurs leur commandait non de juger, mais de chérir et de plaindre leur père.

 

III.

Cependant le prince, suivi d'un seul valet de chambre dévoué, nommé Gamache, et accompagné des commissaires de la Convention, roulait sur la route de Paris, sous l'escorte d'un fort détachement de gendarmerie. Il voyageait lentement et couchait à la fin du jour dans les hôtelleries des grandes villes. A Auxerre, il descendit de voiture pour dîner. Pendant le repas un des commissaires écrivit un billet au comité de sûreté générale pour annoncer au gouvernement l'heure de l'arrivée du prince à Paris, et pour demander à quelle prison il fallait conduire son prisonnier.

A la barrière de Paris, un homme aposté fit arrêter les chevaux, monta dans la voiture et indiqua aux postillons la Conciergerie. Le prince descendit dans la cour du Palais-de-Justice, pleine de curieux accourus au bruit de son arrivée. On lui donna une chambre voisine de celle où Marie-Antoinette venait de passer ses dernières heures d'agonie. On lui laissa son fidèle serviteur. Quand les commissaires se furent retirés : « Eh bien ! dit le duc à Gamache, vous avez donc voulu vous enfermer avec moi jusque dans ces cachots. Je vous remercie, Gamache : il faut espérer que nous ne serons pas toujours en prison. » Il voulut écrire à ses enfants, mais il craignit que ses lettres fussent décachetées et interceptées. Le nom de ses fils et de sa fille était sans cesse sur ses lèvres.

Voidel, son défenseur, communiqua librement avec lui, s'entremit auprès des membres du comité de sûreté générale, et revint plusieurs fois donner à l'accusé l'assurance de son acquittement.

Pendant les quatre jours qui précédèrent son procès, le prince vécut d'illusion ou d'indifférence sur son sort, comme un homme à qui la vie est lourde et à qui la mort est un repos. Le 6 novembre, il comparut devant le tribunal. L'accusation fut aussi vague et aussi chimérique que celle des Girondins. Les réponses brèves et péremptoires de l'accusé ne laissaient aucun prétexte à la condamnation. Sa vie entière répondait mieux encore que ses paroles. Il avait sacrifié à la république jusqu'à ses remords. Interrogé par Hermann s'il n'avait pas voté la mort du tyran dans l'ambitieuse préméditation de lui succéder : « Non, dit-il, je l'ai fait dans mon âme et conscience. » Il entendit son arrêt comme il aurait entendu celui d'un autre. Il dit seulement avec une légère intonation d'ironie aux juges : « Puisque vous étiez décidés à me faire périr, vous auriez dû au moins chercher des prétextes plus spécieux à ma condamnation ; car vous ne persuaderez jamais à qui que ce soit que vous m'ayez cru coupable des trahisons dont vous venez de me déclarer convaincu. » Puis regardant fixement l'ancien marquis d'Antonelle, autrefois confident de ses actes révolutionnaires, et maintenant président des jurés qui le condamnaient à mourir. « Et vous surtout, » lui dit-il avec reproche, « vous qui me connaissez si bien ! » Antonelle baissa les yeux. « Au reste, » reprit le prince avec un accent de courageuse impatience, « puisque mon sort est décidé, je vous demande de ne pas me faire languir ici jusqu'à demain » — en montrant de la main la porte de la Conciergerie — « et d'ordonner que je sois conduit la mort sur-le-champ. » Il reprit d'un pas ferme le chemin du cachot.

 

IV.

Deux prêtres, l'abbé Lambert et l'abbé Lothringer, les mêmes qui avaient entretenu les Girondins, pendant la dernière nuit, attendaient au coin du feu, dans le grand cachot, en causant avec les porte-clefs et les gendarmes, l'heure où les accusés redescendraient du tribunal. Ils virent entrer le duc d'Orléans, non plus avec cette impassibilité extérieure que tout homme de sang-froid commande à sa contenance devant le regard de ses ennemis, mais dans le désordre d'un homme indigné de l'injustice des hommes, et qui s'épanche, à l'abri des cachots, devant lui-même et devant Dieu ; sa démarche était rapide, ses gestes saccadés et brefs, son visage enflammé par la colère. D'involontaires exclamations sortaient inachevées de ses lèvres ; il levait les yeux au ciel et se promenait à grands pas autour du cachot. « Les scélérats ! » s'écriait-il en s'arrêtant quelquefois comme devant une pensée soudaine ou comme devant une apparition, « les scélérats ! je leur ai tout donné, rang, fortune, ambition, honneur, renommée de ma maison dans l'avenir, répugnance même de la nature et de la conscience à condamner leurs ennemis !... et voilà la récompense qu'ils me gardaient !... Ah ! si j'avais agi, comme ils le disent, par ambition, que je serais malheureux maintenant ! mais c'était par une ambition plus haute qu'un trône, par l'ambition de la liberté de mon pays et de la félicité de mes semblables !... Eh ! bien, vive la république !... ce cri sortira de mon cachot comme il est sorti de mon palais ! » Puis il s'attendrissait sur ses enfants emprisonnés ou proscrits. Il les appelait comme s'il eût été seul. Il parlait tout haut et frappait du pied les dalles, des mains les murs de son cachot.

 

V.

Les gendarmes et les geôliers rangés à l'écart, immobiles et silencieux, laissèrent évaporer, sans l'interrompre, cette explosion de l'âme du condamné. Quand cet accès fut calmé, le duc d'Orléans s'approcha du poêle. Le prêtre allemand Lothringer, gauche et importun comme le contre-sens, s'approcha du prince et lui dit sans préparation : « Allons, monsieur, c'est assez gémir, il faut vous confesser ! — Laissez-moi en repos, imbécile ! » répondit avec un jurement énergique et un geste d'impatience le duc d'Orléans. « Vous voulez donc mourir comme vous avez vécu ? » reprit le prêtre obstiné. « Oh oui ! » dirent les gendarmes d'un ton de plaisanterie cruelle, « il a bien vécu ! laisse-le mourir comme il a vécu ! »

L'abbé Lambert, homme délicat et sensible, souffrait intérieurement de la maladresse de son confrère, de la grossièreté des soldats, de l'humiliation du condamné. Il aborda, avec une contenance respectueuse et attendrie, le prince. « Égalité, lui dit-il, je viens ici t'offrir les sacrements ou les consolations du moins d'un ministre du ciel. Veux-tu les recevoir d'un homme qui le rend justice et qui te porte une sincère commisération ? – Qui es-tu, toi ? » lui répondit, en adoucissant sa physionomie, le duc d'Orléans ? « Je suis, reprit le prêtre, le vicaire-général de l'évêque de Paris. Si tu ne désires pas mon ministère comme prêtre, puis-je du moins te rendre comme homme quelques services auprès de ta femme et de ta famille ? – Non, » répliqua le duc d'Orléans, « je te remercie : mais je ne veux d'autre œil que le mien dans ma conscience, et je n'ai besoin que de moi seul pour mourir en bon citoyen. » Il se fit servir à déjeuner, mangea et but avec appétit, mais non jusqu'à l'ivresse. Un membre du tribunal étant venu lui demander s'il avait des révélations à faire dans l'intérêt de la république : « Si j'avais su quelque chose contre la sûreté de la patrie, répondit-il, je n'aurais pas attendu jusqu'à cette heure pour le dire. Au surplus, je n'emporte aucun ressentiment contre le tribunal, pas même contre la Convention et les patriotes : ce ne sont pas eux qui veulent ma mort, elle vient de plus haut... » et il se tut.

 

VI.

A trois heures, on vint le prendre pour l'échafaud. Les détenus de la Conciergerie, presque tous ennemis du rôle et du nom du duc d'Orléans dans la Révolution, se pressaient en foule dans les préaux, dans les corridors, dans les guichets, pour le voir passer. Il était escorté de six gendarmes, le sabre nu. À sa démarche, à son attitude, au port de son front, à l'énergie de son pas sur les dalles, on l'eût pris pour un soldat marchant au feu plutôt que pour un condamné qu'on mène au supplice. L'abbé Lothringer monta avec lui et trois autres condamnés sur la charrette. Des escadrons de gendarmerie à cheval formaient le cortége. Le char roulait lentement. Tous les regards cherchaient le prince, les uns comme une vengeance, les autres comme une expiation. Il n'eut jamais autant que ce jour suprême la noblesse et la dignité de son rang. Il était redevenu prince par le sentiment de mourir en citoyen. Il portait fièrement la tête, il promenait, avec toute sa liberté d'esprit, des regards indifférents sur la multitude. Il détournait l'oreille des exhortations du prêtre, qui ne cessait de l'obséder. Un embarras de rue ou un raffinement de cruauté fit arrêter un moment la charrette sur la place du Palais-Royal devant la cour de sa demeure. « Pourquoi donc s'arrête-t-on là ? demanda-t-il. — C'est pour te faire contempler ton palais, » lui répondit l'ecclésiastique. « Tu le vois, la route s'abrège, le but approche, songe à ta conscience, et confesse-toi. » Le prince, sans répondre, regarda longtemps les fenêtres de cette demeure où il avait fomenté tous les germes de la Révolution, savouré tous les désordres de sa jeunesse et cultivé tous les attachements de la famille. L'inscription de propriété nationale, gravée sur la porte du Palais-Royal à la place de ses armoiries, lui fit comprendre que la république avait partagé ses dépouilles avant sa mort, et que ce toit et ces jardins n'abriteraient plus même ses enfants. Cette image de l'indigence et de la proscription de sa race le frappa plus que la hache du bourreau. Sa tête se pencha sur sa poitrine comme si elle eût été déjà détachée du tronc, et il regarda d'un autre côté.

Il continua ainsi, abattu et muet, jusqu'à l'entrée de la place de la Révolution par la rue Royale. L'aspect de la foule qui couvrait la place, et le roulement des tambours à son approche, lui firent relever la tête de peur qu'on ne prît sa tristesse pour de la faiblesse. Le prêtre continuait à le presser plus vivement d'accepter les secours de son ministère. « Incline-toi devant Dieu et accuse tes fautes. – Eh ! le puis-je au milieu de cette foule et de ce bruit ? Est-ce là le lieu du repentir ou du courage ? » répondit le prince. « Eh bien, » répliqua le prêtre, « confesse-moi celle de tes fautes qui pèse le plus sur ta vie : Dieu te tiendra compte de l'intention et de l'impossibilité, et je te pardonnerai en son nom. »

Soit obsession et lassitude, soit inspiration tardive de l'échafaud, dont chaque tour de roue le rapprochait, le prince s'inclina devant le ministre de Dieu, et murmura quelques mots qui se perdirent dans le bruit de la foule et dans le mystère du sacrement. J1 reçut, dans l'attitude du respect et du recueillement, le pardon du ciel, à quelques pas de l'échafaud d'où Louis XVI avait envoyé le sien à ses ennemis. Le prince était vêtu avec élégance et avec cette imitation du costume étranger qu'il avait affectée dès sa jeunesse. Descendu de la charrette et monté sur le plancher de la guillotine, les valets du bourreau voulurent tirer ses bottes étroites et collées à ses jambes. « Non, non, » leur dit-il avec sang-froid, « vous les tirerez plus aisément après ; dépêchons-nous, dépêchons-nous ! » Il regarda sans pâlir le tranchant du fer. Il mourut avec une sécurité qui ressemblait à une révélation de l'avenir. Était-ce le stoïcisme du caractère ? ou la conviction du républicain ? ou l'arrière-pensée du père ambitieux pour ses fils, qui prévoit qu'une nation inconstante lui rendra un trône pour quelques gouttes de sang ?

 

VII.

Tout est resté inexplicable de ce prince. Sa mémoire elle-même est un problème qui fait craindre à l'historien de manquer de justice ou de réprobation en la jugeant. L'époque où nous écrivons nous-même n'est pas propice à ce jugement. Son fils règne sur la France. L'indulgence pour la mémoire du père pourrait ressembler à une flatterie du succès, la sévérité à un ressentiment d'une théorie. Ainsi, la crainte de paraître servile ou la crainte de paraître hostile risque également de rendre injuste l'écrivain qui penserait uniquement à ce jour. Mais la justice que l'on doit à la mort et la vérité qu'on doit à l'histoire passent avant ces retours que l'écrivain peut faire sur son propre temps. Il doit braver, pour rester équitable, le soupçon d'inimitié comme le soupçon d'adulation. La mémoire des morts n'est pas une monnaie de trafic entre les mains des vivants.

Comme républicain, ce prince a été, selon nous, calomnié. Tous les partis se sont, pour ainsi dire, accordé mutuellement son nom pour en faire l'objet d'une injure et d'une exécration communes : les royalistes, parce qu'il fut un des plus grands moteurs de la Révolution ; les républicains, parce que sa mort fut une des plus odieuses ingratitudes de la république ; le peuple, parce qu'il était prince ; les aristocrates, parce qu'il s'était fait peuple ; les factieux, parce qu'il refusa de prêter son nom à leurs conspirations alternatives contre la patrie ; tous, parce qu'il voulut imiter cette gloire suspecte qu'on appelle l'héroïsme de Brutus. Aux yeux des hommes impartiaux, s'il vota la mort du roi par conviction et par républicanisme, cette conviction répugnait au sentiment et ressemblait à un attentat contre la nature. Mais la haine avait assez de vérités cruelles à verser sur son nom pour s'épargner les calomnies et les rumeurs. A mesure que la Révolution se dépouille de ses obscurités et que chaque parti lègue en mourant ses confidences à l'histoire, la mémoire du duc d'Orléans se dépouille des trames, des complicités, des trahisons, des crimes et de l'importance qu'on lui a prêtés. La Révolution ne doit à cet homme ni tant de reconnaissance ni tant de haine. Il fut un instrument tour à tour employé et brisé par elle. Il n'en fut ni l'auteur, ni le maître, ni le Judas, ni le Cromwell.

La Révolution n'était pas une conjuration, elle était une philosophie ; elle ne se vendit pas à un homme, elle se dévoua à une idée. La voir tout entière dans le duc d'Orléans, c'est trop grandir l'homme ou c'est trop rabaisser l'événement. A l'exception des premières agitations populaires de Paris, on n'aperçoit clairement ni son nom, ni sa main, ni son or dans aucune des journées décisives. Il rêva peut-être un moment une couronne votée d'acclamation par la faveur publique. 11 jouit peut-être avec une satisfaction coupable de l'abaissement et des terreurs d'une reine et d'une cour qui l'avaient humilié. II ne tarda pas à comprendre que la Révolution ne couronnerait personne, et qu'elle entraînerait avec le trône tous ses prétendants et tous les survivants de la royauté. Il se repentit alors ; les infortunes de Louis XVI l'attendrirent. Il voulut de bonne foi se réconcilier avec le roi et soutenir la constitution. Les insultes des courtisans et les antipathies de la cour le repoussèrent. Il prit les opinions extrêmes pour un asile. Il s'y jeta par désespoir. Il n'y trouva que les ombrages et les injures des chefs populaires, qui ne lui pardonnaient pas son nom. Danton l'abandonna ; Robespierre affecta de le craindre ; Marat le dénonça ; Camille Desmoulins le montra du doigt aux terroristes. Les Girondins l'accusèrent, les Montagnards le livrèrent à l'échafaud.

 

VIII.

Il subit toutes ces phases de sa fortune avec le stoïcisme d'un prince qui ne demande à sa patrie que le titre de citoyen, et à la république que l'honneur de mourir pour elle. Il mourut sans adresser un reproche à cette cause, et comme si l'ingratitude des républiques était la couronne civique de leurs fondateurs. Il s'était dès lors désintéressé de son rang, et donné tout entier au peuple ou comme serviteur, ou comme victime. Malheureusement pour sa mémoire, il se donna aussi comme juge dans un procès où la nature le récusait. Le peuple, en le frappant, l'en punit moins sévèrement que la postérité.

Si quelqu'un suivit en aveugle, mais avec invariabilité et constance la marche de la Révolution jusqu'au terme, et sans demander où elle conduisait, ce fut le duc d'Orléans. Il fut l'Œdipe de la famille des Bourbons. Homme faible, parent coupable, irréprochable patriote, suicide de sa renommée, il réalisa en lui ce mot de Danton : « Périsse notre mémoire, et que la république soit sauvée ! » Lâche s'il fit ce sacrifice à sa popularité, cruel s'il le fit à son opinion, odieux s'il le fit à son ambition, il a emporté le secret de sa conduite politique devant Dieu. Dans le doute de ses motifs, l'histoire elle-même peut douter.

Il y a dans les mouvements d'une révolution une grandeur qui se communique aux caractères, et qui grandit quelquefois les âmes les plus vulgaires à la proportion des événements auxquels elles participent. Les hommes légers et corrompus au commencement de l'action, deviennent peu à peu sérieux, dévoués, tragiques comme la pensée qui les enveloppe et les élève dans son tourbillon. Le duc d'Orléans fut peut-être un de ces hommes. Sa vie, désordonnée au commencement, souillée au milieu, tragique à la fin, commença comme un scandale, se poursuivit comme une trame et finit comme un acte de résignation. Ainsi que Brutus, son modèle et son erreur, il restera éternellement problématique aux yeux de la postérité. Mais elle en tirera cette grande leçon : c'est que, quand l'opinion et la nature se combattent dans le cœur d'un citoyen, c'est la nature qu'il faut écouter ; car l'opinion se trompe souvent et la nature est infaillible. D'ailleurs les fautes que l'on commet contre l'opinion, le cœur humain les pardonne, et quelquefois les admire. Mais les fautes que l'on commet contre la nature, Dieu les réprouve, et les hommes ne les pardonnent jamais.