I. La
Convention, après avoir frappé le soupçon de trahison dans la personne de
Custine, le royalisme dans la reine, le fédéralisme dans les Girondins,
voulut, atteindre, en frappant une autre tête, l'éventualité d'une future
dynastie, et entourer la république des cadavres de tous ses ennemis passés,
présents ou à venir. Elle songea au duc d'Orléans, si longtemps complice,
maintenant victime. Nous
avons laissé ce prince enfermé avec deux de ses fils dans le fort Saint-Jean,
à Marseille, et subissant dans les cachots de cette prison d'État toutes les
angoisses de la captivité. Interrogé une première fois, le 7 mai, par le
président du tribunal révolutionnaire des Bouches-du-Rhône, sur ses rapports
avec Mirabeau, avec La Fayette et avec Dumouriez, et sur ses trames pour
relever et s'approprier le trône, le duc d'Orléans confondit ses accusateurs.
Il répondit en républicain convaincu qui sacrifie son ambition à ses
opinions, son rang à son devoir, et son sang à sa patrie. Il cita ses actes
et montra ses gages. Ces gages étaient aussi frappants que sinistres.
L'interrogatoire publié, mais altéré, donna lieu dans les journaux de Paris à
une controverse dangereuse, qui, tout en justifiant le prince, le signalait
davantage à l'attention des Jacobins. Les Girondins, ses ennemis,
l'entraînèrent dans leur mort. Depuis
quelques semaines les sévérités de la prison semblaient s'être adoucies pour
lui. On lui permettait de voir ses fils, le duc de Montpensier et le duc de
Beaujolais, et de prendre ses repas avec eux ; ces jeunes princes, presque
enfants, innocents par leurs années, coupables par leurs noms, étaient
enfermés dans le même fort que leur père, mais dans des quartiers distincts.
On y laissait pénétrer les papiers publics et quelques correspondances du
dehors. L'espérance était rentrée dans l'âme du prince. En voyant périr
d'abord Marat, puis Buzot, Barbaroux, Péthion, ses dénonciateurs les plus
acharnés, il avait cru que la Montagne plus juste le rappellerait bientôt
dans son sein. Montagnard irréprochable dans ses actes comme dans son cœur,
il ne pouvait penser que les républicains sincères voulussent immoler en lui
le premier et le plus désintéressé des républicains. L'excès d'ingratitude du
peuple est toujours le piège et l'étonnement des hommes populaires. Ils
pensent à leurs services, et leurs services deviennent des crimes avec les
vicissitudes des événements, et avec l'inconstance naturelle de l'opinion. II. Le 15
octobre, les journaux de Paris annoncèrent à Marseille que la Convention
venait de décréter le prochain jugement du duc d'Orléans. Ce prince était à
table avec ses fils. « Tant mieux, leur dit-il, il faudra que ceci finisse
bientôt pour moi d'une manière ou d'une autre ; embrassez-moi, mes enfants !
Ce jour est beau dans ma vie. Et de quoi, » poursuivit-il, « peuvent-ils
m'accuser ? » Il ouvrit le journal, il lut le décret d'accusation. « Ce
décret n'est motivé sur rien, s'écria-t-il ; il a été sollicité par de grands
scélérats ; mais n'importe, ils auront beau faire, je les défie de rien
trouver contre moi. Allons, mes amis, » continua-t-il en regardant les
visages inquiets et attristés de ses fils, « ne vous affligez pas de ce que
je considère comme une bonne nouvelle, et remettons-nous à jouer. » Le
surlendemain, des commissaires arrivèrent de Paris. Ces commissaires
flattèrent le prince de son prochain jugement comme d’une justification et
d'une délivrance certaine. La sécurité et la joie rayonnaient dans les propos
et sur les visages du père et des enfants. Mais le 23 octobre, à cinq heures
du matin, le prince, en habit de voyage et accompagné des commissaires et de
gendarmes, entra dans la chambre du duc de Montpensier, l'aîné de ses fils,
et l'embrassant avec cette tendresse de père, le dernier et le plus
ineffaçable des instincts : « Je viens pour te dire adieu, » lui dit-il en
mouillant le visage de son fils de ses larmes, « car je vais partir. »
L'enfant ne répondit que par ses sanglots. « Je voulais, » reprit le père, «
partir sans te dire adieu, car c'est toujours un moment pénible. Mais je n'ai
pu résister à l'envie de te voir encore avant mon départ. Adieu, mon enfant,
console-toi, console ton frère et pensez tous deux au bonheur que nous
éprouverons bientôt en nous revoyant. » Il se déroba, à ces mots, des bras de
son fils. Les deux frères passèrent la journée à se consoler et à se
fortifier, l'un et l'autre, contre la douleur d'une séparation qui les
laissait orphelins, entre les mains de cruels geôliers. Ils adoraient dans le
duc d'Orléans le père tendre et bon. Us ne jugeaient pas le prince. Ils ne
sondaient pas l'homme. La nature d'ailleurs leur commandait non de juger,
mais de chérir et de plaindre leur père. III. Cependant
le prince, suivi d'un seul valet de chambre dévoué, nommé Gamache, et
accompagné des commissaires de la Convention, roulait sur la route de Paris,
sous l'escorte d'un fort détachement de gendarmerie. Il voyageait lentement
et couchait à la fin du jour dans les hôtelleries des grandes villes. A
Auxerre, il descendit de voiture pour dîner. Pendant le repas un des
commissaires écrivit un billet au comité de sûreté générale pour annoncer au
gouvernement l'heure de l'arrivée du prince à Paris, et pour demander à
quelle prison il fallait conduire son prisonnier. A la
barrière de Paris, un homme aposté fit arrêter les chevaux, monta dans la
voiture et indiqua aux postillons la Conciergerie. Le prince descendit dans
la cour du Palais-de-Justice, pleine de curieux accourus au bruit de son
arrivée. On lui donna une chambre voisine de celle où Marie-Antoinette venait
de passer ses dernières heures d'agonie. On lui laissa son fidèle serviteur.
Quand les commissaires se furent retirés : « Eh bien ! dit le duc à Gamache,
vous avez donc voulu vous enfermer avec moi jusque dans ces cachots. Je vous
remercie, Gamache : il faut espérer que nous ne serons pas toujours en prison.
» Il voulut écrire à ses enfants, mais il craignit que ses lettres fussent
décachetées et interceptées. Le nom de ses fils et de sa fille était sans
cesse sur ses lèvres. Voidel,
son défenseur, communiqua librement avec lui, s'entremit auprès des membres
du comité de sûreté générale, et revint plusieurs fois donner à l'accusé
l'assurance de son acquittement. Pendant
les quatre jours qui précédèrent son procès, le prince vécut d'illusion ou
d'indifférence sur son sort, comme un homme à qui la vie est lourde et à qui
la mort est un repos. Le 6 novembre, il comparut devant le tribunal.
L'accusation fut aussi vague et aussi chimérique que celle des Girondins. Les
réponses brèves et péremptoires de l'accusé ne laissaient aucun prétexte à la
condamnation. Sa vie entière répondait mieux encore que ses paroles. Il avait
sacrifié à la république jusqu'à ses remords. Interrogé par Hermann s'il
n'avait pas voté la mort du tyran dans l'ambitieuse préméditation de lui
succéder : « Non, dit-il, je l'ai fait dans mon âme et conscience. » Il
entendit son arrêt comme il aurait entendu celui d'un autre. Il dit seulement
avec une légère intonation d'ironie aux juges : « Puisque vous étiez décidés
à me faire périr, vous auriez dû au moins chercher des prétextes plus
spécieux à ma condamnation ; car vous ne persuaderez jamais à qui que ce soit
que vous m'ayez cru coupable des trahisons dont vous venez de me déclarer
convaincu. » Puis regardant fixement l'ancien marquis d'Antonelle, autrefois
confident de ses actes révolutionnaires, et maintenant président des jurés
qui le condamnaient à mourir. « Et vous surtout, » lui dit-il avec reproche,
« vous qui me connaissez si bien ! » Antonelle baissa les yeux. « Au reste, »
reprit le prince avec un accent de courageuse impatience, « puisque mon sort
est décidé, je vous demande de ne pas me faire languir ici jusqu'à demain » —
en montrant de la main la porte de la Conciergerie — « et d'ordonner que je
sois conduit la mort sur-le-champ. » Il reprit d'un pas ferme le chemin du
cachot. IV. Deux
prêtres, l'abbé Lambert et l'abbé Lothringer, les mêmes qui avaient entretenu
les Girondins, pendant la dernière nuit, attendaient au coin du feu, dans le
grand cachot, en causant avec les porte-clefs et les gendarmes, l'heure où
les accusés redescendraient du tribunal. Ils virent entrer le duc d'Orléans,
non plus avec cette impassibilité extérieure que tout homme de sang-froid
commande à sa contenance devant le regard de ses ennemis, mais dans le
désordre d'un homme indigné de l'injustice des hommes, et qui s'épanche, à
l'abri des cachots, devant lui-même et devant Dieu ; sa démarche était
rapide, ses gestes saccadés et brefs, son visage enflammé par la colère.
D'involontaires exclamations sortaient inachevées de ses lèvres ; il levait
les yeux au ciel et se promenait à grands pas autour du cachot. « Les
scélérats ! » s'écriait-il en s'arrêtant quelquefois comme devant une pensée
soudaine ou comme devant une apparition, « les scélérats ! je leur ai tout
donné, rang, fortune, ambition, honneur, renommée de ma maison dans l'avenir,
répugnance même de la nature et de la conscience à condamner leurs ennemis
!... et voilà la récompense qu'ils me gardaient !... Ah ! si j'avais agi,
comme ils le disent, par ambition, que je serais malheureux maintenant ! mais
c'était par une ambition plus haute qu'un trône, par l'ambition de la liberté
de mon pays et de la félicité de mes semblables !... Eh ! bien, vive la
république !... ce cri sortira de mon cachot comme il est sorti de mon palais
! » Puis il s'attendrissait sur ses enfants emprisonnés ou proscrits. Il les
appelait comme s'il eût été seul. Il parlait tout haut et frappait du pied
les dalles, des mains les murs de son cachot. V. Les
gendarmes et les geôliers rangés à l'écart, immobiles et silencieux,
laissèrent évaporer, sans l'interrompre, cette explosion de l'âme du
condamné. Quand cet accès fut calmé, le duc d'Orléans s'approcha du poêle. Le
prêtre allemand Lothringer, gauche et importun comme le contre-sens,
s'approcha du prince et lui dit sans préparation : « Allons, monsieur, c'est
assez gémir, il faut vous confesser ! — Laissez-moi en repos, imbécile ! »
répondit avec un jurement énergique et un geste d'impatience le duc d'Orléans.
« Vous voulez donc mourir comme vous avez vécu ? » reprit le prêtre obstiné.
« Oh oui ! » dirent les gendarmes d'un ton de plaisanterie cruelle, « il a
bien vécu ! laisse-le mourir comme il a vécu ! » L'abbé
Lambert, homme délicat et sensible, souffrait intérieurement de la maladresse
de son confrère, de la grossièreté des soldats, de l'humiliation du condamné.
Il aborda, avec une contenance respectueuse et attendrie, le prince. «
Égalité, lui dit-il, je viens ici t'offrir les sacrements ou les consolations
du moins d'un ministre du ciel. Veux-tu les recevoir d'un homme qui le rend
justice et qui te porte une sincère commisération ? – Qui es-tu, toi ? » lui
répondit, en adoucissant sa physionomie, le duc d'Orléans ? « Je suis, reprit
le prêtre, le vicaire-général de l'évêque de Paris. Si tu ne désires pas mon
ministère comme prêtre, puis-je du moins te rendre comme homme quelques
services auprès de ta femme et de ta famille ? – Non, » répliqua le duc d'Orléans,
« je te remercie : mais je ne veux d'autre œil que le mien dans ma
conscience, et je n'ai besoin que de moi seul pour mourir en bon citoyen. »
Il se fit servir à déjeuner, mangea et but avec appétit, mais non jusqu'à
l'ivresse. Un membre du tribunal étant venu lui demander s'il avait des
révélations à faire dans l'intérêt de la république : « Si j'avais su
quelque chose contre la sûreté de la patrie, répondit-il, je n'aurais pas
attendu jusqu'à cette heure pour le dire. Au surplus, je n'emporte aucun
ressentiment contre le tribunal, pas même contre la Convention et les
patriotes : ce ne sont pas eux qui veulent ma mort, elle vient de plus
haut... » et il se tut. VI. A trois
heures, on vint le prendre pour l'échafaud. Les détenus de la Conciergerie,
presque tous ennemis du rôle et du nom du duc d'Orléans dans la Révolution,
se pressaient en foule dans les préaux, dans les corridors, dans les
guichets, pour le voir passer. Il était escorté de six gendarmes, le sabre
nu. À sa démarche, à son attitude, au port de son front, à l'énergie de son
pas sur les dalles, on l'eût pris pour un soldat marchant au feu plutôt que
pour un condamné qu'on mène au supplice. L'abbé Lothringer monta avec lui et
trois autres condamnés sur la charrette. Des escadrons de gendarmerie à
cheval formaient le cortége. Le char roulait lentement. Tous les regards
cherchaient le prince, les uns comme une vengeance, les autres comme une
expiation. Il n'eut jamais autant que ce jour suprême la noblesse et la
dignité de son rang. Il était redevenu prince par le sentiment de mourir en
citoyen. Il portait fièrement la tête, il promenait, avec toute sa liberté
d'esprit, des regards indifférents sur la multitude. Il détournait l'oreille
des exhortations du prêtre, qui ne cessait de l'obséder. Un embarras de rue
ou un raffinement de cruauté fit arrêter un moment la charrette sur la place
du Palais-Royal devant la cour de sa demeure. « Pourquoi donc s'arrête-t-on
là ? demanda-t-il. — C'est pour te faire contempler ton palais, » lui
répondit l'ecclésiastique. « Tu le vois, la route s'abrège, le but approche,
songe à ta conscience, et confesse-toi. » Le prince, sans répondre, regarda longtemps
les fenêtres de cette demeure où il avait fomenté tous les germes de la
Révolution, savouré tous les désordres de sa jeunesse et cultivé tous les
attachements de la famille. L'inscription de propriété nationale, gravée sur
la porte du Palais-Royal à la place de ses armoiries, lui fit comprendre que
la république avait partagé ses dépouilles avant sa mort, et que ce toit et
ces jardins n'abriteraient plus même ses enfants. Cette image de l'indigence
et de la proscription de sa race le frappa plus que la hache du bourreau. Sa
tête se pencha sur sa poitrine comme si elle eût été déjà détachée du tronc,
et il regarda d'un autre côté. Il
continua ainsi, abattu et muet, jusqu'à l'entrée de la place de la Révolution
par la rue Royale. L'aspect de la foule qui couvrait la place, et le
roulement des tambours à son approche, lui firent relever la tête de peur
qu'on ne prît sa tristesse pour de la faiblesse. Le prêtre continuait à le
presser plus vivement d'accepter les secours de son ministère. « Incline-toi
devant Dieu et accuse tes fautes. – Eh ! le puis-je au milieu de cette foule
et de ce bruit ? Est-ce là le lieu du repentir ou du courage ? » répondit le
prince. « Eh bien, » répliqua le prêtre, « confesse-moi celle de tes fautes
qui pèse le plus sur ta vie : Dieu te tiendra compte de l'intention et de
l'impossibilité, et je te pardonnerai en son nom. » Soit
obsession et lassitude, soit inspiration tardive de l'échafaud, dont chaque
tour de roue le rapprochait, le prince s'inclina devant le ministre de Dieu,
et murmura quelques mots qui se perdirent dans le bruit de la foule et dans
le mystère du sacrement. J1 reçut, dans l'attitude du respect et du
recueillement, le pardon du ciel, à quelques pas de l'échafaud d'où Louis XVI
avait envoyé le sien à ses ennemis. Le prince était vêtu avec élégance et
avec cette imitation du costume étranger qu'il avait affectée dès sa
jeunesse. Descendu de la charrette et monté sur le plancher de la guillotine,
les valets du bourreau voulurent tirer ses bottes étroites et collées à ses
jambes. « Non, non, » leur dit-il avec sang-froid, « vous les tirerez plus
aisément après ; dépêchons-nous, dépêchons-nous ! » Il regarda sans
pâlir le tranchant du fer. Il mourut avec une sécurité qui ressemblait à une
révélation de l'avenir. Était-ce le stoïcisme du caractère ? ou la conviction
du républicain ? ou l'arrière-pensée du père ambitieux pour ses fils, qui
prévoit qu'une nation inconstante lui rendra un trône pour quelques gouttes
de sang ? VII. Tout
est resté inexplicable de ce prince. Sa mémoire elle-même est un problème qui
fait craindre à l'historien de manquer de justice ou de réprobation en la
jugeant. L'époque où nous écrivons nous-même n'est pas propice à ce jugement.
Son fils règne sur la France. L'indulgence pour la mémoire du père pourrait
ressembler à une flatterie du succès, la sévérité à un ressentiment d'une
théorie. Ainsi, la crainte de paraître servile ou la crainte de paraître
hostile risque également de rendre injuste l'écrivain qui penserait
uniquement à ce jour. Mais la justice que l'on doit à la mort et la vérité
qu'on doit à l'histoire passent avant ces retours que l'écrivain peut faire
sur son propre temps. Il doit braver, pour rester équitable, le soupçon
d'inimitié comme le soupçon d'adulation. La mémoire des morts n'est pas une
monnaie de trafic entre les mains des vivants. Comme
républicain, ce prince a été, selon nous, calomnié. Tous les partis se sont,
pour ainsi dire, accordé mutuellement son nom pour en faire l'objet d'une
injure et d'une exécration communes : les royalistes, parce qu'il fut un des
plus grands moteurs de la Révolution ; les républicains, parce que sa mort
fut une des plus odieuses ingratitudes de la république ; le peuple, parce
qu'il était prince ; les aristocrates, parce qu'il s'était fait peuple ; les
factieux, parce qu'il refusa de prêter son nom à leurs conspirations
alternatives contre la patrie ; tous, parce qu'il voulut imiter cette gloire
suspecte qu'on appelle l'héroïsme de Brutus. Aux yeux des hommes impartiaux,
s'il vota la mort du roi par conviction et par républicanisme, cette
conviction répugnait au sentiment et ressemblait à un attentat contre la
nature. Mais la haine avait assez de vérités cruelles à verser sur son nom
pour s'épargner les calomnies et les rumeurs. A mesure que la Révolution se
dépouille de ses obscurités et que chaque parti lègue en mourant ses
confidences à l'histoire, la mémoire du duc d'Orléans se dépouille des
trames, des complicités, des trahisons, des crimes et de l'importance qu'on
lui a prêtés. La Révolution ne doit à cet homme ni tant de reconnaissance ni
tant de haine. Il fut un instrument tour à tour employé et brisé par elle. Il
n'en fut ni l'auteur, ni le maître, ni le Judas, ni le Cromwell. La
Révolution n'était pas une conjuration, elle était une philosophie ; elle ne
se vendit pas à un homme, elle se dévoua à une idée. La voir tout entière
dans le duc d'Orléans, c'est trop grandir l'homme ou c'est trop rabaisser
l'événement. A l'exception des premières agitations populaires de Paris, on
n'aperçoit clairement ni son nom, ni sa main, ni son or dans aucune des
journées décisives. Il rêva peut-être un moment une couronne votée
d'acclamation par la faveur publique. 11 jouit peut-être avec une satisfaction
coupable de l'abaissement et des terreurs d'une reine et d'une cour qui
l'avaient humilié. II ne tarda pas à comprendre que la Révolution ne
couronnerait personne, et qu'elle entraînerait avec le trône tous ses
prétendants et tous les survivants de la royauté. Il se repentit alors ; les
infortunes de Louis XVI l'attendrirent. Il voulut de bonne foi se réconcilier
avec le roi et soutenir la constitution. Les insultes des courtisans et les
antipathies de la cour le repoussèrent. Il prit les opinions extrêmes pour un
asile. Il s'y jeta par désespoir. Il n'y trouva que les ombrages et les
injures des chefs populaires, qui ne lui pardonnaient pas son nom. Danton
l'abandonna ; Robespierre affecta de le craindre ; Marat le dénonça ; Camille
Desmoulins le montra du doigt aux terroristes. Les Girondins l'accusèrent,
les Montagnards le livrèrent à l'échafaud. VIII. Il
subit toutes ces phases de sa fortune avec le stoïcisme d'un prince qui ne
demande à sa patrie que le titre de citoyen, et à la république que l'honneur
de mourir pour elle. Il mourut sans adresser un reproche à cette cause, et
comme si l'ingratitude des républiques était la couronne civique de leurs
fondateurs. Il s'était dès lors désintéressé de son rang, et donné tout
entier au peuple ou comme serviteur, ou comme victime. Malheureusement pour
sa mémoire, il se donna aussi comme juge dans un procès où la nature le
récusait. Le peuple, en le frappant, l'en punit moins sévèrement que la
postérité. Si
quelqu'un suivit en aveugle, mais avec invariabilité et constance la marche
de la Révolution jusqu'au terme, et sans demander où elle conduisait, ce fut
le duc d'Orléans. Il fut l'Œdipe de la famille des Bourbons. Homme faible,
parent coupable, irréprochable patriote, suicide de sa renommée, il réalisa
en lui ce mot de Danton : « Périsse notre mémoire, et que la république soit
sauvée ! » Lâche s'il fit ce sacrifice à sa popularité, cruel s'il le fit à
son opinion, odieux s'il le fit à son ambition, il a emporté le secret de sa
conduite politique devant Dieu. Dans le doute de ses motifs, l'histoire
elle-même peut douter. Il y a dans les mouvements d'une révolution une grandeur qui se communique aux caractères, et qui grandit quelquefois les âmes les plus vulgaires à la proportion des événements auxquels elles participent. Les hommes légers et corrompus au commencement de l'action, deviennent peu à peu sérieux, dévoués, tragiques comme la pensée qui les enveloppe et les élève dans son tourbillon. Le duc d'Orléans fut peut-être un de ces hommes. Sa vie, désordonnée au commencement, souillée au milieu, tragique à la fin, commença comme un scandale, se poursuivit comme une trame et finit comme un acte de résignation. Ainsi que Brutus, son modèle et son erreur, il restera éternellement problématique aux yeux de la postérité. Mais elle en tirera cette grande leçon : c'est que, quand l'opinion et la nature se combattent dans le cœur d'un citoyen, c'est la nature qu'il faut écouter ; car l'opinion se trompe souvent et la nature est infaillible. D'ailleurs les fautes que l'on commet contre l'opinion, le cœur humain les pardonne, et quelquefois les admire. Mais les fautes que l'on commet contre la nature, Dieu les réprouve, et les hommes ne les pardonnent jamais. |