I. Le
récit du procès et de la mort de Marie-Antoinette, que nous n'avons pas voulu
interrompre, nous oblige à remonter de quelques semaines en arrière, jusqu'au
3 octobre, pour y reprendre la destinée des Girondins. Depuis
le 2 juin, date de leur chute et de la captivité de leurs principaux
orateurs, les Girondins étaient le ressentiment constant du peuple de Paris
plus altéré qu'assouvi de vengeances. Le comité de sûreté générale chargea
Amar, un de ses membres les plus implacables, de livrer au tribunal les
vingt-deux principaux chefs de ce parti, qui avaient été arrêtés au 31 mai,
et de décréter d'accusation les soixante-treize députés du centre suspects de
complicité morale avec la Gironde, et qui avaient protesté les 6 et 19 juin,
dans un acte courageux et public, contre la violence du peuple et contre la
mutilation de la représentation nationale. Un profond mystère enveloppa cette
mesure du comité de sûreté générale. Il agit comme le tribunal des Dix à
Venise, rassurant, par la dissimulation et le silence, les victimes qu'il
craignait de laisser échapper. II. Le 3
octobre, par une de ces splendides matinées de l'automne qui semblent convier
les hommes à la sérénité du ciel et à la libre contemplation des derniers
beaux jours d'une saison qui va mourir, les soixante-treize députés du
centre, débris toujours menacé et toujours inquiet du parti de Roland, de
Vergniaud, de Brissot, se rendirent, pour la séance, à la Convention. Ils
furent frappés de l'appareil inusité de force armée qui régnait autour des
Tuileries. Dans l'enceinte de la salle, les tribunes fréquentées par le
peuple, et d'où il assistait à ses affaires, étaient plus garnies de
spectateurs qu'à l'ordinaire. Une sourde agitation, une attente impatiente se
trahissaient dans les bruits, dans les mouvements, dans les physionomies. Un
poids invisible d'anxiété semblait peser sur les députés, qui se rendaient
lentement à leur place. On eût dit que la Montagne et le peuple avaient reçu
la sinistre confidence de la scène tragique qui se préparait. Les
soixante-treize regardaient sans comprendre, et se demandaient, sans pouvoir
se répondre, quel acte de tyrannie nouveau avait donc transpiré la nuit du
sein des comités ? III. Un
député de la Montagne descendit de son banc, monta à la tribune, et annonça
que le rapporteur du comité de sûreté générale, Amar, allait venir bientôt
faire son rapport sur les vingt-deux Girondins arrêtés depuis le 8 juin. Ce
député, pour calmer l'impatience des spectateurs, montra du geste et
feuilleta rapidement de la main les pièces probantes de ce rapport déposées
d'avance sur la tribune, et qui contenaient la vie ou la mort encore
illisible de tant de proscrits. Bientôt Amar parut lui-même. C'était un de
ces hommes modérés de caractère, quand les temps sont calmes et que la
modération est sans danger, et qui rachètent, par la servilité et par la
violence, leur modération passée, dans les temps extrêmes. Amar, ancien
anobli du parlement de Grenoble, avait d'abord combattu la Montagne. Il
s'efforçait depuis de la fléchir en lui présentant des coupables à punir,
pour écarter de lui-même les soupçons et les ressentiments. Son rapport, long
et calomnieux, résumé de toutes les rumeurs contradictoires semées contre les
Girondins par leurs ennemis, concluait : 1° Par
déclarer coupables de conspiration contre l'unité et l'indivisibilité de la
république les députés Brissot, Vergniaud, Gensonné, Duperret, Carra,
Mollevault, Gardien, Dufriche-Valazé, Vallée, Duprat, Sillery, Condorcet,
Fauchet, Pontécoulant, Ducos, Bover-Fonfrède, Gamon, Lasource,
Lesterpt-Beauvais„ Isnard, Duchâtel, Duval, Devérité, Mainvielle, Delahaye,
Bonnet, Lacaze, Mazuyer, Savary, Hardy, Lehardy, Boileau, Rouyer, Antiboul,
Bresson, Noël, Coustard, Andréi de la Corse, Grangeneuve, Vigée ; enfin
Philippe Égalité, ci-devant duc d'Orléans, oublié un moment, demandé
nominativement par Billaud-Varennes, accordé d'acclamation par tous. 2° Par
déclarer traîtres à la patrie, conformément à un précédent décret du 8
juillet, les députés girondins fugitifs Buzot, Barbaroux, Gorsas, Lanjuinais,
Salles, Louvet, Bergoing, Péthion, Guadet, Chasset, Chambon, Lidon, Valady,
Fermon, Kervélégan, Henri Larivière, Rabaut-Saint-Étienne, Lesage, Cussy et
Meillan. Le
rapporteur suspendit un moment la lecture de ces conclusions après ces deux
articles. Les membres du centre, complices de la politique des députés de la
Gironde emprisonnés ou proscrits, respirèrent. Ils se crurent oubliés ou
amnistiés. Rien ne leur avait révélé, dans les confidences de leurs collègues
des comités, que le glaive fût suspendu si près de leurs propres têtes. Ils
se résignaient douloureusement à la proscription ou au supplice des chefs
d'une opinion qu'ils ne pouvaient plus sauver. Ils cherchaient à se cacher et
à -se confondre dans les rangs obscurs de la Convention : muets, de peur
qu'en entendant parler d'eux le peuple ne se rappelât qu'ils l'avaient
offensé et qu'ils vivaient ! Aux premières phrases du rapport d'Amar,
quelques-uns s'étaient glissés furtivement hors de l'enceinte ; craignant,
par un pressentiment vague, que l'immense filet d'accusation déroulé par
l'organe du comité de sûreté générale ne s'étendit jusque sur eux, et ne les
enveloppât sur leurs bancs : les autres étaient restés à leurs places, et se
félicitaient déjà intérieurement de n'avoir pas provoqué le soupçon en
paraissant le devancer et le fuir. Cette
illusion ne fut que de quelques minutes. Amar reprit d'une main plus
impassible les feuilles de la seconde partie de son rapport ; mais, avant de
lire, il demanda que les portes de la salle fussent fermées par un décret
instantané, et que personne ne put sortir même des tribunes. Les suspects
votèrent comme les autres ce décret inattendu, de peur de paraître le
craindre. Amar reprit : « Ceux des signataires des protestations des 6 et 19
juin dernier, (contre le 31 mai, expulsion des Girondins) dit-il, qui ne sont
pas envoyés au tribunal révolutionnaire, seront mis en état d'arrestation
dans une maison d'arrêt et les scellés apposés sur leurs papiers. Il sera
fait à leur égard un rapport particulier par le comité de sûreté générale. » Il
commença alors à lire les noms de ces soixante-treize députés. Un long
silence entre chaque nom prononcé laissait flotter un moment dans l'âme de
tous l'espérance d'être omis ou la terreur d'être nommés. Voici ceux qui
entendirent l'arrêt nominatif de leur proscription immédiate et de leur mort
prochaine sortir de la bouche d'Amar : Lauze Duperret, Cazeneuve, Laplaigne,
Defermon, Rouault, Girault, Chastelin, Dugué-d'Assé, Lebreton, Dussaulx,
Couppé, Saurine, Queïnnet, Salmon, Lacaze aîné, Corbel, Guiter, Ferroux,
Bailleul, Ruault, Obelin, Babey, Blad, Maisse, Peyre, Bohan, Fleury, Vernier,
Grenot, Amyon, Laurenceot, Jarry, Rabaut, Fayolle, Aubry, Ribereau, Derazey,
Mazuyer de Saône-et-Loire, Vallée, Lefebvre, Olivier Gerente, Royer, Duprat,
Garithe, Devilleville, Varlet, Dubusc, Savary, Blanqui, Massa,
Debrav-Doublet, Delamarre, Faure, Hecquet, Deschamps, Lefebvre de la
Seine-inférieure, Serre, Laurence, Saladin, Mercier, Daunou, Périès, Vincent,
Tournier, Rouzet, Blaux, Blaviel, Marboz, Estadenz, Bresson des Vosges,
Moysset, Saint-Prix, Gamon. Le
décret d'accusation fut voté sans discussion. Quelques-uns des députés
désignés voulurent réclamer : l'impatience couvrit leurs voix. Ils se
parquèrent en silence, comme un troupeau destiné à la boucherie, dans
l'étroite enceinte de la barre, entourée d'une barrière. Quelques membres de
la Montagne demandèrent avec acharnement l'adjonction des noms de leurs
ennemis à la liste des proscrits. On jeta, à la fin de cette longue séance,
les députés désignés, dans les prisons de Paris, et surtout à la Force. On
demandait à grands cris leur jugement avec celui des Girondins envoyés au
tribunal révolutionnaire. Leur jugement c'était leur mort. Robespierre
employa, avec plus de courage qu'il n'en montra à défendre tant d'autres
victimes, son influence pour les préserver de l'échafaud. Il ne craignit pas
de résister aux cris du peuple, et de froisser ses collègues des comités pour
soustraire ses soixante-treize collègues à l'impatience de leurs ennemis.
L'avenir montra qu'il les réservait peut-être comme contre-poids à
l'omnipotence de la Montagne pour le moment où il aurait à dominer seul la
Convention. Ce témoignage lui fut rendu plus tard par ceux-là même qui
croyaient voir en lui l'inspirateur secret de leur proscription. Le député
girondin Blanqui, un des soixante-treize détenus à la Force, avait eu des
rapports personnels avec Robespierre dans le comité d'instruction publique.
Il lui écrivit pour se plaindre des indignes traitements qu'on faisait subir
à lui et à ses collègues dans les cachots, et pour lui reprocher la
mutilation violente de la représentation nationale. Robespierre osa répondre
à Blanqui, mais il le fit en termes vagues et obscurs, qui laissaient
transpercer des sentiments humains, des espérances de liberté et des
promesses de protection cachée, qui se réalisèrent dans la suite pour tous
ces détenus. Blanqui et ses compagnons de captivité comprirent, à ces
symptômes, que leur proscription était plutôt, une concession qu'une
incitation de Robespierre, et qu'il voulait les attacher par la reconnaissance
à ses destinées futures. Quant aux députés incarcérés depuis le 31 mai, leur
sort venait de s'expliquer par la bouche d'Amar. Ils pouvaient le pressentir
depuis longtemps. La Montagne, au commencement, satisfaite de sa victoire ;
Danton et Robespierre, honteux de meurtres odieux et impolitiques, s'étaient
efforcés en vain de les faire oublier. Il ne s'élevait pas un échafaud dans
Paris que la multitude ne demandât pourquoi les Girondins n'y montaient pas.
Le comité de salut public tremblait de laisser plus longtemps ce grief contre
sa prétendue faiblesse aux Montagnards exaltés et à la commune. Les Jacobins
avaient arraché aux Girondins la tête de Louis XVI ; la démagogie d'Hébert,
de Pache, d'Audouin, sommait les Jacobins de donner à la république le gage
des trente-deux têtes de leurs collègues. Robespierre céda à regret. Garat,
encore ministre de l'intérieur, vint le conjurer de sauver les prisonniers. «
Ne m'en parlez plus, dit Robespierre. Moi-même je ne pourrais pas les sauver.
Il y a des jours en révolution où le crime est de vivre et où il faut savoir
donner sa tête quand on vous la demande. Et la mienne aussi, on me la
demandera peut-être, » ajouta-t-il en portant ses deux mains à ses cheveux
comme un homme qui saisit un fardeau sur ses épaules pour le jeter à terre, «
vous verrez si je la dispute ! » Garat se retira consterné. IV. Ainsi
qu'on l'a vu dans le cours de ce récit, Vergniaud, Gensonné, Ducos, Fonfrède,
Valazé, Carra, Fauchet, Lasource, Sillery, Gorsas et leurs collègues étaient
demeurés volontairement prisonniers à Paris. Condorcet s'était soustrait à
temps aux recherches de la commune, et au décret d'accusation lancé contre
lui. Roland
s'était réfugié et caché dans les environs de Rouen après l'emprisonnement de
sa femme. Brissot, que l'opinion publique considérait comme le chef de cette
faction parce qu'il en avait été le publiciste et qu'il lui avait donné son
nom, avait prévenu l'ordre de l'arrestation par la fuite. Arrivé à Chartres,
sa patrie, il n'y trouva plus d'amis. Il sortit de la ville seul, à pied,
vêtu d'habits d'emprunt, et chercha à gagner, à travers champs et par des
routes détournées, les frontières de la Suisse ou les départements du Midi.
Muni d'un faux passeport, Brissot erra ainsi, sans être reconnu, dans une
partie de la France, mangeant et couchant dans les chaumières, reprenant, le
jour, sa route au sein des campagnes revêtues en ce moment de leur plus éclatante
végétation. Il retrouvait, à l'aspect du ciel splendide, des champs en fleurs
et des solitaires forêts des bords de la Loire, cette passion pour la nature,
cet enivrement de la solitude que les tempêtes politiques n'avaient pu
altérer dans son âme, et que la destinée semblait lui faire savourer plus
délicieusement au moment où elle allait l'en sevrer pour jamais. Reconnu et
arrêté à Moulins, échappé avec peine à la fureur des Jacobins de cette ville,
il avait été ramené à Paris à travers mille imprécations et mille morts, et
jeté dans les cachots de l'Abbaye. Il y languissait depuis cinq mois. V. La
captivité des autres Girondins emprisonnés après le 31 mai, avait suivi, dans
son indulgence ou dans ses rigueurs, les oscillations de l'opinion publique.
D'abord douce, honteuse d'elle-même et pour ainsi dire nominale, elle s'était
bornée à un confinement dans leur propre demeure, sous la surveillance d'un
gendarme. Les occasions de s'évader étaient fréquentes et faciles. Réunis à
leur famille, visités par leurs amis, servis par leurs domestiques, pourvus
d'or et de faux passeports, on avait semblé tenter, par ces mesures de
tolérance, leurs dispositions à la fuite. La Montagne était plus embarrassée
que jalouse de ses victimes. Mais après les désastres de l'armée du Nord, les
succès de la Vendée, les insurrections du Calvados, de Marseille, de Lyon, de
Toulon, après la proclamation de la terreur, le jugement de Custine, le
supplice de la reine et la loi sur les suspects, cette captivité s'était
resserrée. On les avait jetés à l'Abbaye, puis au Luxembourg, puis aux
Carmes, réunis par le même crime et groupés par le même sort. Longtemps
confondus avec les suspects de royalisme ou de fédéralisme, les Girondins
s'étaient trouvés associés par le hasard, ce vengeur aveugle des vaincus et
des vainqueurs, avec les victimes de leur politique, les vaincus du 10 août,
les amis de La Fayette et de Dumouriez, les serviteurs de la royauté, les
modérateurs de la Révolution, les nobles, les prêtres, les magistrats, les
Barnave, les Bailly, les Malesherbes. La neutralité des cachots avait amené,
entre ces hommes, ces rapprochements étranges de situation qui sont
quelquefois les jeux, quelquefois les vengeances, toujours les leçons des
révolutions. On s'était vu et entretenu, non sans étonnement, mais sans
récrimination et sans haine. La même adversité semblait innocenter tous les
partis. Toutefois
les Girondins, inflexibles dans leur républicanisme, conservaient l'attitude
révolutionnaire de leur première nature. Ils n'affectaient ni repentir de
leurs opinions, ni humiliation de leur chute. Ils se confondaient avec la
Convention dans tous ses actes d'énergie patriotique et de sévérité contre
les royalistes. Ils ne s'en séparaient que pour ce qu'ils nommaient son
asservissement et ses crimes. Ils formaient dans les prisons une société à
part et un groupe distinct, qui n'était pas une rupture mais un schisme dans
la république. Leurs noms, leur célébrité, leur jeunesse, leur éloquence
inspiraient la curiosité à leurs ennemis, le respect aux détenus, les égards
même à leurs geôliers. Quelque chose de leur caractère de représentants du
peuple, de leur prestige et de leur puissance, les avait suivis jusque dans
leurs cachots. Captifs, ils régnaient encore par la mémoire ou par
l'admiration qui les environnaient. VI. Quand
leur procès fut décidé, on resserra encore cette captivité. On les enferma,
pour quelques jours, dans l'immense maison des Carmes de la rue de Vaugirard,
monastère converti en prison et rendu sinistre par les souvenirs et par les
traces du sang des massacres de septembre. Les étages inférieurs de cette
prison, déjà remplis de détenus, ne laissaient aux Girondins qu'un étroit
espace sous les toits de l'ancien couvent, composé d'un corridor obscur et de
trois cellules basses ouvrant les unes sur les autres, et semblables aux
plombs de Venise. Un escalier dérobé, dans un angle du bâtiment, montait de
la cour dans ces combles. On avait pratiqué sur ces escaliers plusieurs
guichets. Une seule porte massive et ferrée donnait accès dans ces cachots.
Fermée depuis 1793, cette porte, qui s'est rouverte pour nous, nous a exhumé
ces cellules et rendu l'image et les pensées des captifs aussi intactes que
le jour où ils les quittèrent pour marcher à la mort. Aucun pas, aucune main,
aucune insulte du temps n'y a effacé leurs vestiges. Les traces écrites de
proscrits de tous les autres partis de la république s'y trouvent confondues
avec celles des Girondins. Les noms des amis et des ennemis, des bourreaux et
des victimes, y sont accolés sur le même pan de mur. VII. Au-dessus
de l'entablement de la première porte, on lisait d'abord, en lettres moulées,
l'inscription de tous les monuments publics du temps : La liberté, l'égalité
ou la mort. On entrait ensuite dans une cellule assez vaste servant de salle
commune, et dans laquelle les prisonniers se réunissaient pour s'entretenir
et pour prendre leurs repas. A gauche était une petite mansarde obscure dans
laquelle couchaient les plus jeunes. A droite, une porte ouvrait sur une
chambre un peu moins vaste que la première et qui servait de dortoir commun.
Ces deux chambres, dont l'inclinaison du toit abaisse le plafond du côté du
mur extérieur, recevaient le jour chacune par deux fenêtres sans barreaux
ouvrant sur l'immense jardin et sur les terrains attenants aux Carmes. Les
regards s'y égaraient sur le jardin d'abord et sur un jet d'eau, qui semblait
laver éternellement le sang des prêtres massacrés autour de son bassin, puis
sur un immense horizon au nord et à l'ouest de Paris. Le ciel n'y était coupé
que par la flèche d'un clocher du côté du Luxembourg, par le dôme des
Invalides en face, et à gauche par les deux tours d'une église à demi
démolie. Le jour, la lumière, le silence, la sérénité de cet horizon
entraient à flots dans ces chambres hautes et donnaient aux captifs les
images de la campagne, les illusions de la liberté et le calme de la rêverie.
Les murailles et le plafond de ces chambres, recouverts d'un ciment grossier,
offraient aux détenus, au lieu du papier dont on venait de les priver depuis
leur translation, des pages lapidaires, sur lesquelles ils pouvaient graver
leurs dernières pensées à la pointe de leurs couteaux, ou les écrire avec le
pinceau. Ces pensées, généralement exprimées en maximes brèves et
proverbiales, ou en vers latins, langue immortelle, couvrent encore
aujourd'hui ce ciment, et font de ces murailles le dernier entretien et la
suprême confidence des Girondins. Presque toutes écrites avec du sang, elles
en conservent encore la couleur. Elles semblent imprimer ainsi dans les
regards qui les déchiffrent quelque chose de l'homme lui-même qui les a
écrites avec sa substance et avec sa vie. C'est le martyre des premiers
républicains se rendant témoignage de sa propre main et avec son propre sang.
Aucune n'atteste un regret ou une faiblesse. Le gémissement du malheur n'y
amollit pas la conviction. Presque toutes sont un hymne à la constance, un
défi à la mort, un appel à l'immortalité. Quelques noms de leurs persécuteurs
s'y trouvent mêlés aux noms des Girondins. Ici on lit : «
Quand il n'a pu sauver la liberté de Rome, Caton
est libre encore et sait mourir en homme. » Ailleurs
: « Justum
et tenacem propositi virum Non
civium ardor prava jubentium, Non
vultus instantis
tyranni Mente
quatît solidâ.
» Plus
haut : « Cui
virtus non deest, Ille Nunquam
omnino miser. » Plus
bas : «
La vraie liberté est celle de l'âme. » A côté,
une inscription religieuse, où l'on croit reconnaître la main de Fauchet : «
Souvenez-vous que vous êtes appelés non pour causer et pour être oisifs, mais
pour souffrir et pour travailler. » (Imitation de Jésus-Christ.) Sur un
autre pan de mur, un souvenir à un nom chéri qu'on ne veut pas révéler même à
la mort : «
Je meurs pour... » (Montalembert.) Sur la
poutre : «
Dignum certe deo spectaculum fortem virum colluctantem cum calamitate.
» Au-dessus
: «
Quels solides appuis dans le malheur suprême, J'ai pour moi ma vertu,
l'équité, Dieu lui-même ! » Au-dessous
: «
Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur. » Sur
l'embrasure de la fenêtre : « Cui
virtus non deest, Ille Nunquam
omnino miser...
» « Rebus in arduis facile est contemnere vitam.
» « Dulce et décorum pro patriâ morii. » « Non omnis moriar. » «
Summum credo nefas animam praeferre pudori ! » En
grosses lettres avec du sang, de la main de Vergniaud : «
Potius mori quàm fœdari ! » Enfin
une indéchiffrable multitude d'inscriptions, d'initiales, de strophes, de
pensées non achevées, attestent toutes l'intrépidité d'hommes stoïques,
nourris de la moelle de l'antiquité, et cherchant leur consolation, non dans
l'espérance de la vie, mais dans la contemplation de la mort. Ces murailles,
comme les victimes qu'elles ont renfermées, saignent, mais ne pleurent pas. VIII. Les
Girondins furent transférés, pendant la nuit, dans leur dernière prison, à la
Conciergerie. La reine y était encore. Ainsi, le même toit couvrait la reine
tombée du trône et les hommes qui l'en avaient précipitée au 10 août : la
victime de la royauté et les victimes de la république. Là ils se trouvèrent
réunis à Brissot, longtemps relégué seul à l'Abbaye, et à ceux de leurs
collègues et de leurs amis qui, comme Duperret et Riouffe, avaient été
ramenés du Midi ou de la Bretagne pour être jugés avec eux. On les
plaça dans un quartier distinct du reste de la prison. Leurs cachots étaient
contigus : un seul contenait dix-huit lits. Ils ne communiquaient avec les
autres détenus que dans les cours, aux longues heures d'oisiveté et de
promenade. L'impossibilité de s'évader de ces murs scellés de triples
guichets, de barreaux de fer, de verrous et de sentinelles, avait fait
adoucir le régime du secret auquel ils avaient été quelque temps soumis. On leur
avait permis l'usage de l'encre et du papier. Ils lisaient les feuilles
publiques ; ils communiquaient dans le guichet avec leurs femmes, leurs
enfants, leurs amis. Là seulement, ils s'attendrissaient en échangeant avec
eux ces demi-mots, ces serrements de main, ces regards d'intelligence et ces
larmes : consolation et supplice de ces entrevues dans les prisons. Brissot y
voyait de temps en temps sa femme soulevant son fils dans ses bras pour lui
faire embrasser son père. Mais la plupart étaient des jeunes hommes sans
femme et sans famille à Paris, attachés par des liens secrets à des femmes
qui ne portaient pas leurs noms, qui ne pouvaient avouer ni leur amour ni
leur douleur, et qui ne parvenaient qu'à force de ruses et de déguisements à
échanger un billet, un soupir, un regard avec ceux qu'elles aimaient. Le
beau-frère de Vergniaud, M. Alluaud, arriva de Limoges pour apporter un peu
d'argent au prisonnier, car Vergniaud était dans un dénuement complet ; ses
vêtements même tombaient en lambeaux. M. Alluaud avait amené avec lui son
fils, enfant de dix ans, dont les traits rappelaient au détenu l'image de sa
sœur chérie. L'enfant, en voyant son oncle emprisonné comme un scélérat, le
visage amaigri, le teint hâve, les cheveux épars, la barbe longue, les habits
sales et usés tombant de ses épaules, se prit à pleurer et se rejeta avec
effroi contre les genoux de son père. — « Mon enfant, » lui dit le
prisonnier en le prenant dans ses bras, « rassure-toi et regarde-moi bien ;
quand tu seras homme, tu diras que tu as vu Vergniaud, le fondateur de la
république, dans le plus beau temps et dans le plus glorieux costume de sa
vie : celui où il souffrait la persécution des scélérats, et où il se
préparait à mourir pour les hommes libres. » L'enfant
s'en souvint en effet, et le redit cinquante ans après à celui qui écrit ces
lignes. IX. Aux
heures de réunion dans le préau, les autres détenus se pressaient autour des
Girondins pour les contempler et pour les entendre. Leurs entretiens
roulaient sur les événements du jour, sur les dangers de la patrie, sur les
difficultés de la liberté, sur les plaies de la république. Ils en parlaient
en hommes qui n'avaient plus rien à ménager avec le temps, et qui voyaient
ensanglanter et déshonorer leur ouvrage. Leur éloquence, qui n'avait rien
perdu de son patriotisme, contractait sous ces voûtes quelque chose de la
prophétie et de l'impassibilité céleste. Leur voix impartiale semblait sortir
du tombeau. Brissot lisait à ses collègues les pages qu'il léguait à l'avenir
pour leur justification. Il regrettait sans cesse que cette liberté, qu'il
était allé contempler chez un peuple neuf, dans les forêts de l'Amérique, où
les plus pures vertus la naturalisaient, fût nourrie de sang et de poison
chez un peuple vieilli et corrompu comme le nôtre, où il fallait créer
jusqu'à l'homme pour régénérer les institutions humaines. Gensonné conservait
sur ses lèvres l'âcreté du sarcasme, ce sel corrosif de sa parole, et se
vengeait de la persécution par le mépris des persécuteurs. Lasource éclairait
des feux de son ardente imagination les gouffres de l'anarchie. Il se consolait
de voir crouler son parti dans un écroulement général de l'Europe. Son esprit
mystique montrait partout le doigt de Dieu écrivant la ruine de la société.
Carra rêvait de nouvelles combinaisons et de nouvelles distributions de
territoires entre les puissances de l'Europe. Il dessinait sur le globe la
carte de la liberté, et prenait les chimères de son imagination pour le génie
de l'homme d'État. Fauchet se frappait la poitrine devant ses collègues. Il
s'accusait, avec un repentir sincère, mais ferme, d'avoir abandonné la foi de
sa jeunesse. Il démontrait que la religion seule pouvait guider les pas de la
liberté. Il se réjouissait de donner à sa mort prochaine le caractère d'un
double martyre : celui du prêtre qui se repent, et celui du républicain qui
persévère. Sillery se taisait, trouvant dans ces moments suprêmes le silence
plus digne que la plainte. Il revenait, comme Fauchet, aux croyances et aux
pratiques religieuses. Tous deux se séparaient souvent de leurs collègues
pour aller s'entretenir à l'écart avec un vénérable prêtre enfermé pour sa
foi à la Conciergerie. C'était l'abbé Émery, ancien supérieur de la
congrégation de Saint-Sulpice, de qui Fouquier-Tinville disait : « Nous
le laissons vivre parce qu'il étouffe plus de plaintes et plus de tumulte
dans nos prisons, par sa douceur et par ses conseils, que les gendarmes et la
peur de la guillotine ne pourraient le faire. » Ducos
et Fonfrède, jeunes hommes chez qui la prison ne pouvait refroidir
l'enivrement de la jeunesse et la verve du Midi, jouaient avec la mort,
écrivaient des vers, affectaient la folle gaieté des jours sereins, et ne
retrouvaient la gravité et les larmes que dans les confidences de leur
héroïque amitié, et dans les craintes que chacun des deux amis manifestait
sur le sort de l'autre. Souvent ils s'embrassaient et se tenaient par la main
comme pour s'appuyer contre le sort. Ni les regrets de la fortune immense et
de la longue perspective de jours heureux qu'ils allaient quitter, ni les
retours de pensées vers deux jeunes femmes aimées dont ils pressentaient le
prochain veuvage, ne leur donnaient en apparence un seul repentir du
sacrifice qu'ils offraient de leur vie à la liberté. Une
fois cependant Fonfrède, se cachant de Ducos et s'entretenant avec le jeune
Riouffe, laissa échapper un torrent contenu de douleur et de larmes, en
parlant de sa femme et de ses enfants. Ducos s'en aperçut, s'approcha, et
interrogeant avec vivacité Fonfrède : « Qu'as-tu donc et que me caches-tu ? »
dit-il d'un ton de tendre reproche à son beau-frère !... « Ce n'est rien...
c'est lui qui me parlait et qui m'attendrissait, » répondit Fonfrède en
montrant Riouffe. Ducos ne s'y trompa point. Les deux amis se serrèrent dans
les bras l'un de l'autre, et séchèrent leurs larmes pour se les cacher. Valazé
voyait approcher la mort comme le couronnement du sacrifice qu'il avait fait
depuis longtemps de sa vie à sa patrie. Il savait que les doctrines nouvelles
veulent croître dans le sang de leurs premiers apôtres. Il se félicitait
intérieurement de leur donner le sien. Ii avait le fanatisme du dévouement et
l'impatience du martyre. Ses traits, rayonnant d'immortalité dans ces
cachots, témoignaient en lui l'avant-goût d'une mort qu'il devancerait au
lieu de la fuir. « Valazé, » lui disaient ses compagnons de misère, « on vous
punirait bien si on ne vous condamnait pas. » Il souriait à ces mots comme un
homme dont on a deviné la pensée. Quelques
heures avant le procès, il donna au jeune Riouffe une paire de ciseaux qu'il
avait cachée jusque-là. « Tiens, » lui dit-il avec un ton d'ironie que
Riouffe ne comprit qu'après coup, « on dit que c'est une arme dangereuse, et
on craint que nous n'attentions à nos jours ! » Il portait sur lui une arme
plus sûre, et ce don n'était qu'une raillerie socratique à ses bourreaux. X. Quant à
Vergniaud, il n'affectait ni la gaieté à contre-sens de ses jeunes amis Ducos
et Fonfrède, ni l'a solennité de Lasource, ni l'impatiente ardeur de mourir
de Valazé, ni la préoccupation laborieuse de Brissot pour justifier, devant
la postérité, sa mémoire. Il paraissait aussi insouciant de son souvenir
qu'il l'avait été de sa vie. Serein, grave, naturel, quelquefois souriant,
plus souvent pensif, il n'écrivait rien, il parlait peu, il semblait user,
sans hâte comme sans regret, des jours dont l'oisiveté forcée ne messeyait
pas trop à son caractère. Pilote arraché du timon pendant une tempête, il se
reposait sur le pont, aux oscillations du navire dont la manœuvre ne le
regardait plus. Son âme forte, et que sa force même rendait quelquefois trop
immobile, son génie prophétique, mais paresseux, ne lui laissaient que peu de
sensibilité sur lui-même. Il résumait, d'un coup d'œil et d'un mot, toute une
situation et ne la ressentait plus dans ses détails. Seul et morne sur son
lit ou dans le préau, il illuminait quelquefois l'entretien par un de ces
éclairs d'éloquence que le cachot n'encadrait pas moins majestueusement que
la tribune. Ses collègues émus l'applaudissaient et le suppliaient de noter
ces improvisations pour l'heure du tribunal ou pour la postérité. Vergniaud
ne daignait pas ramasser ces miettes de son génie. L'éloquence chez lui
n'était pas un art, c'était son âme même ; il était sûr de la porter toujours
avec lui, et de la retrouver dans l'occasion. Il l'estimait comme une arme
pour combattre, et non pour s'en parer devant le temps et devant l'avenir. Sa
pensée évaporée, il ne cherchait pas à en conserver l'inutile écho. Il
retombait dans son sommeil ou dans son indifférence. Il
s'entretenait souvent avec Fauchet, et, sans partager sa foi, il goûtait les
théories et les espérances du christianisme. Il considérait cette religion
comme la vraie philosophie de l'humanité, revêtue de mystères et de mythes,
pour la rendre accessible à la faiblesse de l'enfance éternelle du genre
humain. Il respectait le christianisme comme le fondeur respecte l'or dans
une monnaie altérée. Il ne voulait pas la destruction, mais l'épuration
lente, libre et prudente du culte. « Dégager Dieu de son image, disait-il,
c'est la dernière œuvre de la philosophie et de la Révolution. » Vergniaud
estimait beaucoup plus le talent de Fauchet depuis que ce talent vague et
déclamatoire s'était vivifié et comme sanctifié par la résurrection du
sentiment religieux dans l'âme de l'évêque du Calvados, et par le
pressentiment du martyre. Hors de ces entretiens, l'attitude extérieure de
Vergniaud était l'insouciance ; non cette insouciance de l'homme léger qui ne
s'élève pas jusqu'à la dignité de son sort, et qui profane les trois plus
saintes choses de la vie : la conscience, l'infortune et la mort ; mais cette
insouciance de l'homme grave qui juge sa propre situation, qui la domine et
qui donne des distractions à sa vie jusqu'à l'heure où il la sacrifie à un
devoir. Tel
était Vergniaud dans la prison. Il ne paraissait le plus impassible de ses
compagnons d'infortune que parce qu'il était le plus réfléchi et le plus
grand. L'amitié avait un ascendant souverain sur son âme. La veille du jour
où le procès de ses co-accusés s'ouvrit, il jeta dans la cour le poison qu'il
avait porté depuis cinq mois sur lui, afin de mourir de la même mort que ses
amis, et pour leur tenir compagnie jusqu'à l'échafaud. XI. Le 22
octobre on leur communiqua leur acte d'accusation, et le 26 leur procès
commença. Jamais, depuis le procès des Templiers, un parti tout entier
n'avait comparu, dans la personne de chefs plus nombreux, plus illustres et
plus éloquents, devant des juges. La renommée des accusés, leur longue
puissance, leur danger présent, l'âpre vengeance qui pousse les hommes au
spectacle des grands renversements de fortune, et qui leur donne une joie
secrète à en contempler les débris, avaient amené et retinrent jusqu'à la fin
une foule pressée dans l'enceinte et aux abords du tribunal révolutionnaire.
La plupart des juges et des jurés avaient été eux-mêmes les amis et les
clients des accusés. Ces juges n'en étaient que plus résolus à les trouver
coupables et à se purger de tout soupçon de complicité, en jetant au peuple
ce parti à dévorer. Toutefois ils n'osaient, lever les yeux sur les accusés,
de peur d'y rencontrer une amitié, une supplication ou un reproche. Une
force armée imposante encombrait les postes de la Conciergerie et du
Palais-de-Justice. Les canons, les uniformes, les faisceaux d'armes, les
sentinelles, la gendarmerie, le sabre nu, annonçaient aux yeux un de ces
procès politiques où le jugement est une bataille et la justice une
exécution. A midi,
les accusés furent introduits. On en comptait vingt-deux. Ce nombre fatal,
écrit dans la première pensée de la proscription, au 31 mai, avait été
maintenu malgré la fuite ou la mort de plusieurs des vingt-deux premiers
députés désignés pour l'épuration de la Convention. On l'avait complété, en
adjoignant aux Girondins des accusés étrangers à leur faction, comme Boileau,
Mainvielle, Bonneville, Antiboul, pour que le peuple, en voyant le même chiffre,
crût retrouver le même complot, détester le même crime, et frapper les mêmes
conspirateurs. XII. A onze
heures ils entrèrent, un à un, entre deux haies de gendarmes dans la salle
d'audience. Ils prirent place en silence sur le banc des accusés. La foule,
en les voyant passer, se demandait leurs noms, et cherchait sur leurs visages
l'empreinte imaginaire des forfaits qu'on avait personnifiés en eux. Elle
s'étonnait néanmoins de ce que des fronts si jeunes et des visages si sereins
cachassent, sous la beauté et sous la douceur des traits, tant de
scélératesses et tant de perfidies. Le premier qui s'assit sur le banc était
Ducos. A peine âgé de vingt-huit ans, sa figure d'adolescent, ses yeux noirs
et perçants, la mobilité de sa physionomie révélaient une de ces natures
méridionales dans lesquelles la vivacité des impressions nuit à leur
profondeur ; hommes chez qui tout est léger, même l'héroïsme. Fonfrède, plus
jeune encore que son beau-frère, marchait après lui. Une ombre de mélancolie
plus grave était répandue sur son visage. On voyait, dans sa physionomie
pensive, la lutte intérieure de l'amour qui l'attachait à la vie contre la
généreuse amitié qui le dévouait volontairement à la mort. Plusieurs fois on
avait offert à Fonfrède les moyens de s'évader : « Non, » avait-il répondu, «
le sort de Ducos sera le mien. Me sauver seul, ce ne serait pas me sauver, ce
serait le perdre. » Sorti un jour de la prison, Fonfrède y était
volontairement rentré. Les regards de ces deux jeunes Girondins se portaient
avec plus d'assurance sur la foule et avec plus de confiance sur les jurés.
Ducos et Fonfrède n'avaient partagé, à la Convention et dans la commission
des Douze, ni la sagesse de Condorcet et de Brissot, ni la modération de
Vergniaud. Enthousiastes et fougueux comme la Montagne, ils avaient gourmandé
souvent la mollesse révolutionnaire de leur parti. Ils ne haïssaient de
Danton que les taches de septembre ; son geste et sa parole les entraînaient.
Il eût été leur chef si Vergniaud n'avait pas existé. Chers à la Montagne,
qui avait de l'attrait pour leur jeunesse, ils espéraient en secret que les
Montagnards leur tiendraient compte au dernier moment de leurs opinions. Ils
n'étaient coupables que de porter le nom de leur parti. XIII. Après
eux venait Boileau, juge de paix d'Avalon. Homme faible, égaré par accident
dans les rangs de la Gironde, s'apercevant de son erreur devant la mort, il
proclamait, avec un repentir tardif, les opinions triomphantes et le
patriotisme sans pitié de la Convention. Boileau avait quarante ans. Sa
figure indécise attestait la fluctuation de ses idées. Ses regards quêtaient
les regards des juges et semblaient leur dire : « Ne me confondez pas avec
mes prétendus complices ; si je n'étais avec eux, je serais contre eux. » Mainvielle
suivait ; jeune député de Marseille, âgé de vingt-huit ans comme Ducos, d'une
beauté aussi frappante mais plus mâle que celle de Barbaroux. Il avait trempé
ses mains dans le sang d'Avignon, sa patrie, pour l'arracher par la violence
au parti papal, et pour la jeter à la France et à la Révolution. Accusé par
Marat de modérantisme, cette accusation l'avait fait confondre avec la
Gironde. Duprat,
son compatriote et son ami, l'accompagnait, pour le même crime, dans les
cachots et au tribunal. Après eux Antiboul, né à Saint-Tropez et député du
Var. Coupable d'humanité courageuse dans le procès de Louis XVI, Antiboul
avait consenti à le proscrire comme roi, mais non à le supplicier comme
homme. Sa conscience était son crime. Il en portait le calme et la pureté sur
ses traits. Plus loin, Duchâtel, député des Deux-Sèvres, âgé de vingt-sept
ans, qui s'était fait porter mourant à la tribune, enveloppé d'une
couverture, pour voter contre la mort du tyran, et qu'on appelait à la
Convention, à cause de ce costume et de cet acte, le revenant de la tyrannie.
L'élévation de sa taille, l'attitude martiale de son corps, la grâce et la
noblesse de sa figure attiraient tous les yeux. Carra,
député de Saône-et-Loire à la Convention, était assis à côté de Duchâtel.
L'expression commune et désordonnée de sa physionomie, son corps courbé, sa
tête grosse et lourde, ses habits négligés, qui rappelaient Le costume de
Marat, contrastaient avec la stature et avec la beauté de Duchâtel. Carra
était un de ces hommes qui ont l'impatience de la gloire dans l'âme sans en
avoir la portée dans l'esprit ; qui se jettent dans les courants des idées du
temps pour flotter les premiers â la surface des événements ; mais qui, ayant
dans les sentiments plus de lumières que dans l'intelligence, s'arrêtent
quand ils s'aperçoivent que le courant les mène au crime, et sont submergés
volontairement par les tempêtes qu'ils ont soulevées : tel était Carra.
Savant, confus, fanatique, déclamatoire, fougueux dans le mouvement, fougueux
dans la résistance. Il s'était réfugié dans la Gironde pour combattre les
excès du peuple, sans désavouer la république. Son journal avait été l'écho
de leurs doctrines et de leur éloquence. L'écho devait périr avec les voix. Un
homme obscur, au costume et au maintien q rustiques, Duperret, victime
involontaire de Charlotte Corday, s'asseyait auprès de Carra. Il était noble
cependant ; mais il cultivait de ses propres mains le domaine rural de ses
pères. Sans ambition et sans vanité, la Révolution était venue le prendre,
comme Cincinnatus, à la charrue. On l'avait élu malgré lui comme le plus
honnête homme. Il payait le prix de sa bonne renommée. Il avait quarante-sept
ans. Ensuite venait Gardien, député de la Vienne, du même âge et d'un
extérieur aussi recueilli. Gardien avait voté contre la mort du roi. Il avait
fait partie de la commission des Douze. Il y avait déployé l'énergie calme du
bon citoyen contre les factieux. Il avait demandé l'arrestation d'Hébert, de
Chaumette, des conspirateurs de la commune. Il méritait sa place au premier
rang des vaincus du 31 mai, et il l'acceptait. Puis Lacaze, député de
Libourne ; et Lesterpt-Beauvais, député de la Haute-Vienne : tous deux amis
de Gensonné, admirateurs passionnés de son éloquence et de son courage, et
fiers d'être accusés des mêmes vertus que lui. Leurs figures montraient ce
sentiment dans leur expression. Ils s'enveloppaient dans l'accusation de
Gensonné comme dans leur gloire. Gensonné
lui-même était à côté d'eux. C'était un homme de trente-cinq ans ; mais la
maturité de la pensée, l'importance du rôle, la fixité réfléchie des opinions
avaient accentué ses traits, et leur donnaient une sorte d'empreinte
lapidaire ferme, dure et arrêtée comme dans la vieillesse. Son front haut
était renversé en arrière. Ses cheveux touffus, hérissés par le peigne et
poudrés à blanc, en relevaient encore la hauteur. Il portait sa tête avec une
fierté qui ressemblait au défi. Un sourire légèrement sardonique relevait les
coins de sa bouche. On sentait que le sarcasme intérieur prenait en dérision
dans sa pensée les juges, les accusateurs et le peuple. C'était la figure de
l'impopularité ; l'aristocratie intellectuelle, dédaigneuse comme l'aristocratie
du sang. Son costume, soigné, élégant, affectant les formes et les étoffes
proscrites, ajoutait encore à ce caractère impopulaire de la physionomie de
Gensonné. Un
médecin de Dinan, Lehardy, député du Morbihan, homme sans autre ambition que
l'amour des hommes et sans autre éclat que sa mort, s'abritait modestement
sous le bras de Gensonné. Il avait pris la minorité des Girondins pour la
vertu, et s'était rejeté vers eux par horreur de leurs ennemis. Sa pensée
sensible et souffrante paraissait plus occupée de leur sort que du sien. Ensuite,
l'auditoire se montrait Lasource : homme de bien, à la parole exaltée et à
l'imagination tragique. Ses cheveux ronds et sans poudre, son habit noir, son
maintien austère, sa physionomie ascétique et concentrée rappelaient en lui
le ministre du saint Évangile et ces puritains de Cromwell qui cherchaient
Dieu dans la liberté, et dans leur procès le martyre. Vigée, homme sans nom,
à peine arrivé à la Convention, et pris an piège de ses premiers votes,
passait inaperçu après Lasource. Lasource
et Vigée précédaient Sillery, l'ancien confident du duc d'Orléans, accusé de
lui inspirer, par sa femme, les pensées ambitieuses et les convoitises du
trône. Sillery s'était séparé de son maître depuis la mort du roi. Il avait
senti son cœur honnête soulevé devant le régicide. Il s'était arrêté, non en
homme timide qui se repent en silence et qui fuit dans l'ombre, mais en homme
résolu qui se retourne et qui fait face au danger. Une république grande et
pure lui avait paru une plus noble ambition qu'une royauté ramassée dans le
sang. Il s'était rallié aux Girondins. Aimant toujours le duc d'Orléans,
respectueux envers une liaison brisée ; mais conseillant à ce prince en
secret le retour, et lui prédisant ta catastrophe. L'attitude militaire de
Sillery, son costume patricien, sa physionomie hautaine révélaient en lui le
gentilhomme qui méprise la foule. Atteint des premières infirmités de l'âge,
envenimées par l'humidité des cachots, Sillery marchait, appuyé d'une main
sur une béquille, comme un blessé de la Révolution. Mais ce signe de
souffrance physique donnait plus d'intérêt à sa démarche qu'elle ne lui
enlevait de légèreté et de grâce. L'expression de sa figure était le bonheur.
Il semblait jouir d'échapper aux difficultés de sa situation et aux reproches
de son passé, par une noble mort au milieu de ses amis, et avec l'élite de la
république. Valazé
avait la contenance d'un soldat au feu. La consigne de sa conscience lui
disait de mourir, et il mourait. Son costume conservait, dans la manière dont
il le portait, une habitude d'uniforme. Ses membres grêles, ses traits pâles
et macérés, le feu sombre de ses yeux révélaient un de ces hommes obstinés
que la conviction dévore, et chez lesquels la pensée est la perpétuelle
maladie du corps. L'abbé
Fauchet venait immédiatement après Valazé. Il touchait à cinquante ans. Mais
la beauté de ses traits, l'élévation de sa stature, la coloration de son
teint le faisaient paraître plus jeune que ses années. Son costume rappelait
le sacerdoce par la couleur et par la coupe de son habit. Ses cheveux
dessinaient sur sa tête la tonsure du prêtre chrétien, longtemps couverte du
bonnet rouge du révolutionnaire. Son visage n'avait d'autre expression que
celle de son âme : l'enthousiasme. On sentait que cette poitrine n'était
qu'un foyer. Fauchet y avait nourri tour à tour ou tout à la fois le triple
feu de l'amour, de la liberté et de Dieu. Le moment de Dieu était venu. Il
lui jetait sa vie en expiation. La splendeur de l'inspiré, de l'apôtre et de
l'orateur rayonnait autour de son front. Le tribunal était pour Fauchet un
sanctuaire où il venait confesser ses fautes et offrir le sacrifice de son
propre sang. XIV. Brissot
était l'avant-dernier. C'était un homme de moyen âge, de petite taille, de
visage macéré, éclairé seulement d'une intelligence lumineuse, et ennobli par
une intrépide obstination d'idée. Vêtu avec une simplicité affectée de
philosophe ou d'homme de la nature, son habit noir râpé n'était qu'un morceau
de drap taillé mathématiquement pour recouvrir les membres d'un homme. Ses
cheveux ronds, courts, sans poudre et tombant sur la nuque, carrément coupés
par le ciseau, retraçaient le quaker américain, son modèle. Brissot tenait à
la main un crayon et un papier. Il y jetait à chaque instant quelques notes.
Il était le seul agité. On voyait que, poursuivi par la mauvaise et injuste
renommée de libelliste et d'aventurier politique dont sa jeunesse avait été
tachée, par ses malheurs plus que par ses fautes, il sentait plus que ses
collègues le besoin de se défendre, et qu'il accepterait plus résolument le
supplice que la calomnie. Il jouissait de la confondre par la mort d'un sage
et d'un martyr. XV. Enfin
s'avançait le dernier et le plus regardé de tous, Vergniaud. Tout Paris le
connaissait et l'avait vu, dans sa majestueuse perspective, sur le piédestal
de la tribune. On était curieux de contempler non-seulement l'orateur de
plain-pied avec ses ennemis, mais l'homme descendu jusqu'à la sellette de
l'accusé. On attendait de lui des efforts et des éclats d'éloquence, qui
donneraient au drame du procès des péripéties et des retours d'opinion dignes
des jours de Démosthène ou de Cicéron. Le prestige de Vergniaud l'environnait
tout entier. Il était de ces hommes dont on attend tout, même l'impossible. Un
murmure d'intérêt et de compassion s'éleva à son aspect. Ce n'était plus le
Vergniaud de la Convention, c'était le prisonnier du peuple. Ses muscles,
détendus par l'oisiveté et par le découragement de l'âme, n'accentuaient plus
la charpente un peu massive et un peu molle de son corps. Il y avait dans son
attitude un abandon de lui-même qui ressemblait à l'affaissement. Sa taille
était lourde, sa démarche pesante, son œil ébloui ou éteint, ses joues
étaient gonflées et flasques. Son teint livide et délavé avait contracté la
pâleur des prisons. Son front suintait de moiteur. Les boucles de ses cheveux
semblaient collées à sa peau par cette sueur perpétuelle. Il était couvert du
même habit bleu, à longues basques pendantes et à large collet renversé, dont
on l'avait vu toujours revêtu à la Convention ; mais cet habit, devenu trop
étroit pour ses membres grossis, éclatait sur les épaules, s'écartait sur la
poitrine et gênait ses mouvements comme un vêtement d'emprunt. Toute sa
personne respirait la décadence des grandes choses. On s'attendrissait
involontairement en le voyant : on ne frémissait plus. C'était l'athlète
renversé et couché à terre. Bien que Vergniaud fût entré le dernier, ses
collègues lui firent place au milieu du banc, comme à un chef autour duquel
ils se faisaient gloire de se grouper. Les gendarmes lui permirent de
s'asseoir. XVI. L'acte
d'accusation de Fouquier-Tinville, concerté, dit-on, avec Robespierre et
Saint-Just, n'était qu'une longue et amère reproduction du pamphlet de
Camille Desmoulins intitulé : Histoire de la faction de la Gironde. C'était
l'histoire de la calomnie écrite par le calomniateur, et reçue en témoignage
par le bourreau. On n'y ajouta rien. La haine n'avait pas besoin d'être
convaincue ; elle avait condamné d'avance. Les
juges firent comparaître comme témoins tous les ennemis les plus avérés des
accusés. Pache, Chabot, Hébert, Chaumette, Montaut, Fabre d'Églantine,
Léonard Bourdon, le Jacobin Deffieux lurent, au lieu de témoignage, de
longues invectives contre les accusés. Ceux-ci discutèrent en quelques mots
avec les témoins. Au lieu de porter la défense à la hauteur de leur situation
et de leur âme, sur Je terrain de la politique générale, et d'avouer le crime
glorieux d'avoir voulu modérer la Révolution pour la rendre irréprochable et
invincible, ils se bornèrent à se couvrir individuellement contre les coups
de leurs ennemis. Leur défense en fut dégradée et leur dignité s'abaissa.
Vergniaud lui-même parut s'excuser plus que se glorifier de ses opinions.
Brissot, plus ferme et plus fier devant ses ennemis, réfuta victorieusement
Chabot, et lutta jusqu'à la fin de paroles avec ses accusateurs. Sillery
avoua son vrai crime : le vote contre la mort du roi, et en décora sa
mémoire. Aucun mot digne de retentir dans l'histoire ne jaillit du cœur de
ces grands accusés. La crainte de compromettre un reste de vie scella leurs
lèvres. Le soin de sauver leurs jours nuisit au soin de venger leur mémoire.
Ils ne redevinrent grands qu'après avoir perdu toute espérance. XVII. Néanmoins,
le procès qui se prolongeait depuis sept jours, la parole demandée par
Gensonné au nom de tous les accusés pour réfuter l'accusation, lassaient le
tribunal et les jurés, et inquiétaient la Montagne. L'opinion publique, qui
se laisse si promptement amollir et retourner par la vue des victimes,
commençait à incliner à l'indulgence. On se demandait tout haut, en sortant
des séances du tribunal, quelle récompense aurait donc la république pour ses
ennemis, puisqu'elle traitait ainsi ses premiers fondateurs ? On plaignait
tant de jeunesse, de beauté, de génie, immolés à un crime d'opinion. On
parlait de la basse jalousie de Robespierre et de Danton, qui chargeaient la
mort de fermer ces bouches éloquentes, pour n'avoir plus le souci et souvent
l'humiliation de leur répondre. Ces
premiers symptômes de retour de faveur aux Girondins alarmèrent la commune.
Le gendre de Pache, Audouin, autrefois prêtre, aujourd'hui persécuteur
acharné, alla sommer le comité de salut public de clore le débat en
permettant au président de déclarer les jurés suffisamment éclairés. Le jury,
contraint par cette déclaration, ferma les débats le 30 octobre, à huit
heures du soir. Tous les accusés furent déclarés coupables d'avoir conspiré
contre l'unité et l'indivisibilité de la république, et condamnés à mort. A ce
mot de mort, un cri d'étonnement et d'horreur s'élève des bancs des accusés.
Le plus grand nombre, et surtout Boileau, Ducos, Fonfrède, Antiboul,
Mainvielle, s'attendaient à être acquittés. Leurs gestes de consternation,
leurs poings tendus vers les jurés, leurs malédictions convulsives jettent un
moment de trouble dans le prétoire. Un des accusés, qui a fait un geste
inaperçu de la main vers la poitrine comme pour déchirer ses vêtements,
glisse de son banc sur le parquet : c'était Valazé. « Eh quoi ! Valazé, tu
faiblis ? » lui dit Brissot en s'efforçant de le soutenir. – « Non, je meurs
! » répond Valazé, et il expire la main sur le poignard dont il vient de se
percer le cœur. A ce
spectacle, le silence se rétablit. L'exemple de Valazé fait rougir les jeunes
condamnés d'un moment de faiblesse. Boileau seul, protestant contre l'arrêt
qui le confond avec les Girondins, lance son chapeau en l'air et s'écrie : «
Je suis innocent ! je suis Jacobin ! je suis Montagnard ! » Les sarcasmes de
l'auditoire lui répondent. Au lieu de pitié, il ne trouve dans tous les
regards que du mépris. Brissot penche sa tête sur sa poitrine et paraît
réfléchir. Fauchet et Lasource joignent les mains et lèvent les yeux au ciel.
Vergniaud, placé sur le banc le plus élevé, promène impassible sur le
tribunal, sur ses collègues et sur la foule, un regard qui semble résumer la
scène et chercher dans le passé un exemple et une image d'une pareille
dérision de la destinée et d'une pareille ingratitude du peuple. Sillery jette
sa béquille et s'écrie : « C'est aujourd'hui le plus beau jour de ma vie ! »
Fonfrède se tourne vers Ducos et l'entoure de ses bras en sanglotant : « Mon
ami, lui dit-il, c'est moi qui te donne la mort ! » mais console-toi, nous
allons mourir ensemble. » XVIII. A ce
moment un cri s'élève du milieu de la foule. Un jeune homme se débat dans un
groupe de spectateurs, et s'efforce vainement de se faire place à travers des
rangs pressés pour s'enfuir vers la porte : « Laissez-moi fuir,
laissez-moi me dérober à ce spectacle ! » s'écriait-il en se voilant les yeux
de ses deux mains. « Misérable que je suis, c'est moi qui les tue !
C'est mon Brissot dévoilé qui les accuse et qui les juge ! je ne puis
supporter la vue de mon ouvrage ! je sens les gouttes de leur sang rejaillir
sur cette main qui les a dénoncés ! » Ce jeune homme était Camille
Desmoulins, inconséquent, dans sa pitié comme dans sa haine, et dont la
légèreté tour à tour perverse ou puérile cédait aux larmes comme elle agaçait
le sang. La foule indifférente ou dédaigneuse le retint, et le fit taire
comme un enfant. XIX. Il
était onze heures du soir. Après un moment donné au contre-coup du jugement,
à l'émotion des condamnés, aux cris de Vive la république ! poussés par la
foule, la séance fut levée. Les
Girondins, en descendant un à un de leurs bancs, se groupent autour du
cadavre de Valazé étendu sur une estrade, le touchent respectueusement du
doigt pour s'assurer s'il respire encore ; puis, comme saisis d'une
inspiration électrique au contact du républicain sacrifié par sa propre main,
ils s'écrient, d'une seule voix : « Nous mourons innocents, vive la
république ! ». Quelques-uns jettent au même instant des poignées
d'assignats, non, comme on l'a cru, pour faire appel à la corruption et à
l'émeute, mais pour léguer au peuple, comme les Romains, une monnaie
désormais inutile à leur propre vie. La foule se précipite sur ce legs des
mourants et paraît s'attendrir. Hermann ordonne aux gendarmes de faire leur
devoir et d'entraîner les condamnés. Ils rentrent sous la voûte de l'escalier
qui descend aux cachots. Leur présence d'esprit, un moment déconcertée,
revient tout entière avec la certitude de leur sort. « Mon ami, » dit en
affectant le rire Ducos à Fonfrède, « je ne vois plus qu'un moyen de nous sauver
: c'est de déclarer l'unité de nos deux vies et l'indivisibilité de nos deux
têtes. » Fonfrède sourit mélancoliquement. Sa pensée, plus conforme avec un
pareil moment, pleurait au foyer de la jeune famille à laquelle il était
arraché. « Ah ! mes pauvres » enfants ! » fut sa seule réponse. Cependant,
fidèles à la parole qu'ils avaient donnée aux autres détenus de la
Conciergerie de les informer de leur sort par les échos de leurs voix, ils
entonnent, en sortant du tribunal, l'hymne des Marseillais : «
Allons, enfants de la patrie, Le
jour de gloire est arrivé ! » et le
chantent en chœur avec une énergie désespérée qui fait trembler les marches
de l'escalier et les voûtes des guichets et des corridors. A ces
accents les détenus s'éveillent, et comprennent que les accusés chantent
l'hymne de leur propre mort. L'horreur et la pitié leur répondent par des
acclamations, des gémissements et des adieux, du fond de tous les cachots. On les
confina tous pour cette dernière nuit dans le grand cachot, cette salle
d'attente de la mort. Le tribunal venait d'ordonner que le corps à peine
refroidi de Valazé serait réintégré dans la prison, conduit sur la même
charrette que ses complices au lieu du supplice, et inhumé avec eux. Seul
arrêt peut-être qui ait supplicié la mort ! Quatre
gendarmes, exécuteurs de ce jugement d'Hermann, suivant pas à pas la colonne
des condamnés sous les voûtes du corridor, portaient sur un brancard le
cadavre sanglant, et le déposèrent dans un angle du cachot. Les Girondins
vinrent un à un baiser la main héroïque de leur ami. Ils lui recouvrirent le
visage de son manteau. Si près de se rejoindre, l'adieu fut plus respectueux
que triste. « A demain ! » dirent-ils au cadavre ; et ils recueillirent leurs
forces pour ce lendemain. XX. Ils y
touchaient : il était minuit. Le député Bailleul, leur collègue de
l'Assemblée, leur complice d'opinion, proscrit comme eux, mais échappé à la
proscription et caché dans Paris, leur avait promis de leur faire apporter du
dehors, le jour de leur jugement, un dernier repas triomphal ou funèbre,
selon l'arrêt, en réjouissance de leur liberté ou en commémoration de leur
mort. Bailleul, quoique invisible, avait tenu sa promesse par l'intermédiaire
d'un ami. Le souper funéraire était dressé dans le grand cachot. Les mets
recherchés, les vins rares, les fleurs chères, les flambeaux nombreux
couvraient la table de chêne des prisons. Luxe de l'adieu suprême,
prodigalité des mourants qui n'ont rien à épargner pour le jour suivant. Les
condamnés s'assirent à ce dernier banquet, d'abord pour restaurer en silence
leurs forces épuisées, puis ils y restèrent pour attendre avec patience et
avec distraction le jour. Ce n'était pas la peine de dormir. Un prêtre, jeune
alors, destiné à leur survivre plus d'un demi-siècle, l'abbé Lambert, ami de
Brissot et d'autres Girondins, introduit à la Conciergerie pour consoler les
mourants ou pour les bénir, attendait dans le corridor la lin du souper. Les
portes étaient ouvertes. Il assistait de là à cette scène, et notait dans son
âme les gestes, les soupirs et les paroles des convives. C'est de lui que la
postérité tient la plus grande partie de ces détails véridiques comme la
conscience, et fidèles comme la mémoire d'un dernier ami. XXI. Le
repas fut prolongé jusqu'au premier crépuscule du jour. Vergniaud, placé au
milieu de la table, la présidait avec la même dignité calme qu'il avait
gardée la nuit du 10 août, en présidant la Convention. Vergniaud était de
tous celui qui avait le moins à regretter en quittant la vie, car il avait accompli
sa gloire et il ne laissait ni père, ni mère, ni épouse, ni enfants derrière
lui. Les autres se placèrent par groupes, rapprochés par le hasard ou par
l'affection. Brissot seul était à un bout de la table, mangeant peu et ne
parlant pas. Rien
n'indiqua pendant longtemps, dans les physionomies et dans les propos, que ce
repas fut le prélude d'un supplice. On eût dit une rencontre fortuite de
voyageurs dans une hôtellerie, sur la route, se hâtant de saisir à table les
délices fugitives d'un repas que le départ va interrompre. Ils mangèrent et
burent avec appétit, mais sobrement. On entendait de la porte le bruit du
service et le tintement des verres entrecoupé de peu de conversations :
silence de convives qui satisfont la première faim. Quand on eut emporté les
mets et laissé seulement sur la table les fruits, les flacons et les fleurs,
l'entretien devint tour à tour animé, bruyant et grave, comme l'entretien
d'hommes insouciants dont la chaleur du vin délie la langue et les pensées.
Mainvielle, Antiboul, Duchâtel, Fonfrède, Ducos, toute cette jeunesse qui ne
pouvait se croire assez vieillie en une heure pour mourir demain, s'évapora
en paroles légères et en saillies joyeuses. Ces paroles contrastaient avec la
mort si voisine, profanaient la sainteté de la dernière heure, et glaçaient
de froid le faux sourire que ces jeunes gens s'efforçaient cle répandre
autour d'eux. Cette affectation de gaieté devant Dieu et devant la dernière
heure était également irrespectueuse pour la vie ou pour l'immortalité. Ils
ne pouvaient ni quitter l'une ni aborder l'autre si légèrement. Ces
plaisanteries posthumes tombaient de leurs lèvres comme tombent sur un
cercueil ces fleurs que personne ne respire, qui contractent l'odeur du
sépulcre, et qui, lorsqu'elles ne sont pas des reliques, ressemblent à des
dérisions. Brissot,
Fauchet, Sillery, Lasource, Lehardy, Carra essayaient quelquefois de répondre
à ces provocations bruyantes d'une gaieté feinte et d'une fausse
indifférence. Mais cette gaieté déplacée de leurs jeunes collègues effleurait
à peine les lèvres de ces hommes mûrs. Vergniaud, plus grave et plus
réellement intrépide dans sa gravité, regardait Ducos et Fonfrède avec un
sourire où l'indulgence se mêlait à la compassion. Ces
éclats de bruit et de joie funèbres apaisés, l'entretien prit vers le matin
un tour plus sérieux et un accent plus solennel. Brissot parla en prophète
des malheurs de la république, décapitée de ses plus vertueux et de ses plus
éloquents citoyens, « Que de sang ne faudrait-il pas pour laver le nôtre ! »
s'écria-t-il en finissant. Ils se turent tous un moment et parurent
consternés devant le fantôme de l'avenir évoqué par Brissot. « Mes amis, »
reprit Vergniaud, « en greffant l'arbre nous l'avons tué ; il était trop
vieux ; Robespierre le coupe. Sera-t-il plus heureux que nous ? Non. Ce sol
est trop léger pour nourrir les racines de la liberté civique, ce peuple est
trop enfant pour manier ses lois sans se blesser ; il reviendra à ses rois,
comme l'enfant revient à ses hochets !... Nous nous sommes trompés de temps
en naissant et en mourant pour la liberté du monde, poursuivit-il ; nous nous
sommes crus à Rome, et nous étions à Paris ! Mais les révolutions sont comme
ces crises qui blanchissent en une nuit la tête d'un homme : elles mûrissent
vite les peuples. Le sang de nos veines est assez chaud pour féconder le sol
de la république. N'emportons pas avec nous l'avenir, et laissons l'espérance
au peuple en échange de la mort qu'il va nous donner ! » XXII. Il y
eut un long silence après ces paroles de Vergniaud, et l'entretien s'élança
de la terre au ciel avec les pensées. « Que ferons-nous demain à pareille
heure ? » dit Ducos, qui mêlait toujours les formes de la plaisanterie aux
sujets les plus sérieux. Chacun répondit selon sa nature. « Nous dormirons
après la journée, » dirent quelques-uns. Le scepticisme du siècle corrompait
jusqu'aux dernières pensées et ne promettait que l'anéantissement de l'âme à
des hommes qui allaient mourir pour l'immortalité d'une pensée humaine. L’immortalité
de l'âme et les sublimes conjectures de la vie future à laquelle ils
touchaient occupèrent plus convenablement les instants qui restaient à la
conversation. Les voix baissèrent ; l'accent se solennisa ; les sourires
s'effacèrent ; le son de la parole devint grave et sourd comme le bruit du
marteau qui sonde une tombe. Fonfrède, Gensonné, Carra, Fauchet, Brissot
tinrent des discours où respirait toute la divinité de la raison humaine, et
toute la certitude de la conscience sur les mystérieux problèmes de la
destinée immatérielle de l'esprit humain. Vergniaud,
qui se taisait jusque-là, interpellé par ses amis, résuma le débat. Jamais,
dit le témoin que nous citons et qui l'avait souvent admiré à la tribune,
jamais son front, son geste, sa parole, l'accent souterrain de sa voix
n'avaient remué de si profondes fibres dans le cœur de ses auditoires. Il
semblait parler du haut de la tribune de Dieu. Les
paroles de Vergniaud furent perdues. L'impression seule en resta dans l'âme
du prêtre. Après
avoir relié, en un seul et invincible faisceau, toutes les preuves morales de
l'existence d'un premier être, qu'il appelait, comme son temps,
l'Être-Suprême ; après avoir démontré la nécessité d'une providence,
conséquence de l'excellence de cet Être-Suprême sur les créations émanées de
lui, et la nécessité de la justice, dette divine du Créateur envers ses
œuvres ; après avoir cité, de Socrate à Cicéron et de Cicéron à tous les
justes immolés, la croyance universelle des peuples et des sages, preuve au-dessus
de toutes les preuves puisqu'elle est dans la nature un instinct de seconde
vie aussi irréfutable que l'instinct de la vie présente ; après avoir poussé
jusqu'à l'évidence et jusqu'à l'enthousiasme la certitude d'une continuation
de l'être après cet être mortel non détruit, métamorphosé par la mort : «
Mais, » dit-il en termes plus éloquents et en s'exaltant jusqu'au lyrisme du
prophète politique et en ramenant le sujet à la situation de ses co-accusés,
pour prendre sa dernière preuve en eux-mêmes ; « la meilleure démonstration
de l'immortalité, n'est-ce pas nous ? Nous ici ? Nous calmes, sereins j
impassibles à côté du cadavre de notre ami, en face de notre propre cadavre,
discutant comme une paisible assemblée de philosophes sur l'éclair ou sur la
nuit qui suivra immédiatement notre dernier soupir, et mourant plus heureux
que Danton, qui va vivre, et que Robespierre, qui va triompher ? « Or,
pourquoi ce calme dans nos discours et cette sérénité dans nos âmes ?
N'est-ce pas, en nous, le sentiment d'avoir accompli un grand devoir envers
l'humanité ? Eh bien ! qu'est-ce donc que la patrie, qu'est-ce donc que
l'humanité ? Est-ce cet amas de poussière animée qui est un homme
aujourd'hui, qui sera de la boue et du sang demain ? Non, ce n'est pas pour
cette fange vivante, c'est pour l'âme de l'humanité et de la patrie que nous
mourons ! Mais qui sommes-nous donc nous-mêmes sinon une parcelle de cette
âme collective du genre humain ? Chaque homme aussi dont se compose notre
espèce a un esprit immortel, impérissable et confondu avec cette âme de la
patrie et du genre humain, pour laquelle il est si beau et si doux de se
dévouer, de souffrir et de mourir ! Voilà pourquoi nous ne sommes pas de
sublimes dupes, continua-t-il, mais des êtres conséquents à leur instinct
moral, et qui vont, après ce devoir accompli, vivre encore, souffrir ou jouir
dans l'immortalité des destinées de l'humanité. Mourons donc, non avec
confiance, mais avec certitude. Notre témoin dans ce grand procès avec la
mort, c'est notre conscience ! notre juge, c'est ce grand Être dont les
siècles cherchent le nom et dont nous servons les desseins comme des outils
qu'il brise dans l'ouvrage, mais dont les débris tombent à ses pieds. La mort
n'est que le plus puissant acte de la vie, car elle enfante une vie
supérieure. S'il n'en était pas ainsi, » ajouta-t-il avec plus de
recueillement, « il y aurait donc quelque chose de plus grand que Dieu. Ce
serait l'homme juste tel que nous, s'immolant sans récompense et sans avenir
à sa patrie ! Cette supposition est une ineptie ou un blasphème. Je la
repousse avec mépris ou avec horreur... Non, Vergniaud n'est pas plus grand
que Dieu ; mais Dieu est plus juste que Vergniaud, et ne l'élèvera demain sur
un échafaud que pour le justifier et le venger dans l'avenir ! » Telles
furent à peu près ses paroles, dont le sens seul fut sommairement noté. «
C'est bien dit, » s'écria Lasource ; « mais j'ai dans mon cœur une preuve
plus certaine que l'éloquence du génie expirant, c'est la parole d'un Dieu
mort pour les hommes. — A bas ! » dit en souriant ironiquement un des jeunes
convives. « Lasource, pas de songes avant le sommeil ! Gardons notre bon sens
jusqu'à demain. La raison pense, les religions rêvent. Je ne crois qu'au
raisonnement. — Et moi, dit Sillery, je crois aux deux. Le Christ mourant sur
un échafaud comme nous n'est qu'un témoin divin de la raison humaine. Non, sa
religion, que nous avons trop confondue avec la tyrannie, n'est pas
oppression mais délivrance. Le Christ était le Girondin de l'immortalité ! » Fauchet
fit un discours pathétique sur la Passion, comparant leur supplice à celui du
Calvaire. Ils s'attendrirent et plusieurs pleuraient. Vergniaud
concilia tout, à la fin, dans quelques phrases recueillies à mesure qu'elles
tombaient de ses lèvres. « Croyons ce que nous voudrons, dit-il, mais mourons
certains de notre vie et du prix de notre mort ! Donnons chacun en sacrifice
ce que nous avons, l'un son doute, l'autre sa foi, tous notre sang, pour la
liberté ! Quand l'homme s'est donné lui-même en victime à Dieu, que doit-il
de plus ?... » XXIII. Le
jour, descendant de la lucarne dans le grand cachot, commençait à faire pâlir
les bougies. « Allons nous coucher, dit Ducos ; la vie est chose si légère
qu'elle ne vaut pas l'heure de sommeil que nous perdons à la regretter. —
Veillons, » dit Lasource à Sillery et à Fauchet, « l'éternité est si certaine
et si redoutable que mille vies ne suffiraient pas pour s'y préparer. » Ils
se levèrent de table à ces mots, se séparèrent pour rentrer dans leurs
chambres, et se jetèrent presque tous sur leur matelas. Treize
restèrent dans le grand cachot. Les uns se parlaient à voix basse, les autres
étouffaient des sanglots, quelques-uns dormaient. A huit heures on les laissa
se répandre par groupes dans le corridor. L'abbé Lambert, ce pieux ami de
Brissot, qui avait passé la nuit à la porte de leur cachot, y était encore
attendant la permission de communiquer avec eux. Brissot, en l'apercevant,
s'élança vers lui et l'embrassa d'une étreinte convulsive. Le prêtre lui
offrit timidement l'assistance de son culte pour lui adoucir ou lui
sanctifier la mort. Brissot refusa avec reconnaissance mais avec fermeté : «
Connais-tu quelque chose de plus saint que la mort d'un honnête homme qui
meurt pour avoir refusé le sang de ses semblables aux scélérats ! » dit-il à
l'abbé Lambert. Le prêtre n'insista pas. Lasource,
témoin de l'entretien, s'approcha de Brissot : « Crois-tu, lui demanda-t-il,
à l'immortalité de ton âme et à la providence de Dieu ? — Oui, » répondit
Brissot, « j'y crois, et c'est parce que j'y crois que je vais mourir. — Eh
bien ! » reprit Lasource, « il n'y a qu'un pas de là à la religion. Moi,
ministre d'un autre culte que le tien, je n'ai jamais tant admiré les
ministres de ta religion que dans ces cachots où ils viennent apporter le
pardon, l'espérance et Dieu même à des condamnés. A ta place je me
confesserais. » Brissot se retira sans répondre. Il alla s'entretenir avec
Vergniaud, Gensonné et les jeunes gens. Le plus grand nombre de ceux-ci
refusa les secours de la religion. Les uns assis sur le parapet de pierre du
préau, d'autres se promenant les bras entrelacés, quelques-uns à genoux aux
pieds du prêtre et recevant sa bénédiction après un court aveu de leurs
fautes, tous attendant avec sérénité le signal du départ ; leurs groupes
rappelaient une halte avant le combat. L'abbé
Émery, quoique prêtre insermenté, avait obtenu d'entretenir Fauchet à travers
la grille qui séparait la cour du corridor. Il écoutait et absolvait l'évêque
du Calvados, à l'écart. Fauchet, absous et pénitent, écouta la confession de
Sillery, et rendit à son ami le pardon divin qu'il venait de recevoir. A dix
heures, les exécuteurs entrèrent pour préparer les têtes des condamnés au
couteau, et pour lier leurs mains. Tous vinrent d'eux-mêmes incliner leurs
fronts sous les ciseaux et tendre leurs bras aux cordes. Gensonné, ramassant
une boucle de ses cheveux noirs, les tendit à l'abbé Lambert, en suppliant le
prêtre de remettre ces cheveux à sa femme, dont il lui indiqua la retraite :
« Dis-lui que c'est tout ce que je peux lui envoyer de mes restes, mais que
je meurs en lui adressant toutes mes pensées. » Vergniaud tira sa montre,
écrivit, avec la pointe d'une épingle, quelques initiales et la date du 30
octobre dans l'intérieur de la boîte d'or ; il glissa la montre dans la main
d'un des assistants pour qu'on la remît à une jeune fille qu'il aimait d'un amour
de frère, et qu'il se proposait, dit-on, d'épouser plus tard. Tous eurent un
nom, une amitié, un amour, un regret qu'ils laissèrent échapper pendant ces
apprêts ; presque tous, quelques reliques d'eux-mêmes à envoyer à ceux qu'ils
laissaient sur la terre. L'espérance d'une mémoire ici-bas est le dernier
lien que le mourant retient en quittant la vie. Ces legs mystérieux furent
acquittés. XXIV. Quand
tous les cheveux furent tombés sur les dalles du cachot, les exécuteurs et
les gendarmes rassemblèrent les condamnés et les firent marcher en colonne
vers la cour du Palais. Cinq charrettes attendaient leur charge. Une foule
immense les environnait. Au premier pas hors de la Conciergerie, les
Girondins entonnèrent d'une seule voix et comme une marche funèbre la
première strophe de la Marseillaise, en appuyant avec une énergie
significative sur ces vers à double sens : Contre
nous de la tyrannie L'étendard
sanglant est levé. De ce
moment ils cessèrent de s'occuper d'eux-mêmes pour ne penser qu'à l'exemple
de mort républicaine qu'ils voulaient laisser au peuple. Leurs voix ne
retombaient un moment à la fin de chaque strophe que pour se relever plus
énergique et plus retentissante au premier vers de la strophe suivante. Leur
marche et leur agonie ne furent qu'un chant. Ils étaient quatre sur chaque
charrette. Une seule en portait cinq. Le cadavre de Valazé était couché sur
la dernière banquette. Sa tête découverte, cahotée par les secousses du pavé,
ballottait sous les regards et sur les genoux de ses amis, obligés de fermer
les yeux pour ne pas voir ce livide visage. Ceux-là chantaient cependant
comme les autres. Arrivés au pied de l'échafaud, ils s'embrassèrent tous en
signe de communion dans la liberté, dans la vie et dans la mort. Puis ils
reprirent le chant funèbre pour s'animer mutuellement au supplice et pour
envoyer, jusqu'au moment suprême, à celui qu'on exécutait, la voix de ses
compagnons de mort. Tous moururent sans faiblesse, Sillery avec ironie ;
arrivé sur la plate-forme, il en fit le tour en saluant à droite et à gauche
le peuple, comme pour le remercier de la gloire et de l'échafaud. Le chant
baissait d'une voix à chaque coup de hache. Les rangs s'éclaircissaient au
pied de la guillotine. Une seule voix continua la Marseillaise : c'était
celle de Vergniaud, supplicié le dernier. Ces notes suprêmes furent ses
dernières paroles. Comme ses compagnons il ne mourait pas : il s'évanouissait
dans l'enthousiasme, et sa vie commencée par des discours immortels finissait
par un hymne à l'éternité de la Révolution. Un même
tombereau emporta les corps décapités, une même fosse les recouvrit à côté de
celle de Louis XVI. Quelques
années après, en fouillant dans les archives de la paroisse de la Madeleine
pour y retrouver les traces des sépultures du temps, les curieux lisaient,
sur une feuille de papier timbré, le mémoire de frais du fossoyeur de ce
cimetière, paraphé par le président qui en autorise le payement à la
trésorerie nationale, ces simples mots : Pour vingt-deux députés de la
Gironde : les bières, 147 francs ; frais d'inhumation, 63 francs ; total,
210. Tel fut
le prix des pelletées de terre qui recouvrirent tout le parti des fondateurs
de la république. Eschyle ou Shakespeare n'inventèrent jamais une plus amère
dérision du sort, que ce mémoire du fossoyeur demandant et recevant son
salaire pour avoir enseveli tour à tour toute la monarchie et toute la
république d'une grande nation. XXV. Telle
fut la dernière heure de ces hommes. Ils eurent, pendant leur courte vie,
toutes les illusions de l'espérance ; ils eurent en mourant le plus grand
bonheur que Dieu réserve aux grandes âmes : le martyre qui jouit de lui-même
et qui élève jusqu'à la sainteté de victime l'homme immolé pour sa conviction
et pour sa patrie. Les juger serait superflu. Ils ont été jugés par leur vie
et par leur mort. Us eurent trois torts. Le premier, de n'avoir pas eu I
audace de leur opinion, en hésitant à proclamer la république avant le 10
août, à l'ouverture de l'Assemblée législative. Le second, d'avoir conspiré contre
la constitution de 1791, qu'ils avaient faite et jurée ; d'avoir ainsi réduit
la souveraineté nationale à agir comme faction, prêté leur main au supplice
du roi, et forcé la Révolution à employer des moyens cruels. Le troisième,
d'avoir, sous la Convention, voulu gouverner quand il fallait combattre. Ils
eurent trois vertus qui rachètent bien des fautes aux yeux de la postérité.
Ils adorèrent la liberté. Ils fondèrent la république, cette vérité précoce
des gouvernements futurs. Enfin ils moururent pour refuser du sang au peuple.
Leur temps les a jugés à mort. L'avenir les a jugés à gloire et à pardon. Ils
sont morts pour n'avoir pas voulu permettre à la liberté de se souiller, et
l'on gravera sur leur mémoire cette inscription que Vergniaud, leur voix,
avait gravée de sa main sur la muraille de son cachot : Plutôt la mort que le
crime ! Potius mori quam fœdari ! A peine
leurs têtes eurent-elles roulé aux pieds du peuple, qu'un caractère morne,
sanguinaire, sinistre, se répandit, au lieu de l'éclat de leur parti, sur la
Convention et sur la France. Jeunesse, beauté, illusions, génie, éloquence
antique, tout sembla disparaître avec eux de la patrie. Paris put se dire ce
que s'était dit jadis Lacédémone après le massacre de sa jeunesse sur le
champ de bataille : « La patrie a perdu sa fleur ; la liberté a perdu son
prestige ; la Révolution a perdu son printemps. » Pendant que les vingt-deux Girondins périssaient ainsi à Paris, Péthion, Buzot, Barbaroux, Guadet erraient, comme des bêtes fauves traquées, dans les forêts et dans les cavernes de la Gironde ; madame Roland attendait sa dernière heure dans une cellule de la prison de l'Abbaye ; Dumouriez s'agitait dans l'exil pour échapper à ses remords, et La Fayette, fidèle du moins à la liberté, expiait, dans les souterrains de la citadelle d'Olmutz, le crime d'avoir été son apôtre et de la confesser encore dans les fers. |