HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME SEPTIÈME

 

LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.

 

 

I.

Le récit du procès et de la mort de Marie-Antoinette, que nous n'avons pas voulu interrompre, nous oblige à remonter de quelques semaines en arrière, jusqu'au 3 octobre, pour y reprendre la destinée des Girondins.

Depuis le 2 juin, date de leur chute et de la captivité de leurs principaux orateurs, les Girondins étaient le ressentiment constant du peuple de Paris plus altéré qu'assouvi de vengeances. Le comité de sûreté générale chargea Amar, un de ses membres les plus implacables, de livrer au tribunal les vingt-deux principaux chefs de ce parti, qui avaient été arrêtés au 31 mai, et de décréter d'accusation les soixante-treize députés du centre suspects de complicité morale avec la Gironde, et qui avaient protesté les 6 et 19 juin, dans un acte courageux et public, contre la violence du peuple et contre la mutilation de la représentation nationale. Un profond mystère enveloppa cette mesure du comité de sûreté générale. Il agit comme le tribunal des Dix à Venise, rassurant, par la dissimulation et le silence, les victimes qu'il craignait de laisser échapper.

 

II.

Le 3 octobre, par une de ces splendides matinées de l'automne qui semblent convier les hommes à la sérénité du ciel et à la libre contemplation des derniers beaux jours d'une saison qui va mourir, les soixante-treize députés du centre, débris toujours menacé et toujours inquiet du parti de Roland, de Vergniaud, de Brissot, se rendirent, pour la séance, à la Convention. Ils furent frappés de l'appareil inusité de force armée qui régnait autour des Tuileries. Dans l'enceinte de la salle, les tribunes fréquentées par le peuple, et d'où il assistait à ses affaires, étaient plus garnies de spectateurs qu'à l'ordinaire. Une sourde agitation, une attente impatiente se trahissaient dans les bruits, dans les mouvements, dans les physionomies. Un poids invisible d'anxiété semblait peser sur les députés, qui se rendaient lentement à leur place. On eût dit que la Montagne et le peuple avaient reçu la sinistre confidence de la scène tragique qui se préparait. Les soixante-treize regardaient sans comprendre, et se demandaient, sans pouvoir se répondre, quel acte de tyrannie nouveau avait donc transpiré la nuit du sein des comités ?

 

III.

Un député de la Montagne descendit de son banc, monta à la tribune, et annonça que le rapporteur du comité de sûreté générale, Amar, allait venir bientôt faire son rapport sur les vingt-deux Girondins arrêtés depuis le 8 juin. Ce député, pour calmer l'impatience des spectateurs, montra du geste et feuilleta rapidement de la main les pièces probantes de ce rapport déposées d'avance sur la tribune, et qui contenaient la vie ou la mort encore illisible de tant de proscrits. Bientôt Amar parut lui-même. C'était un de ces hommes modérés de caractère, quand les temps sont calmes et que la modération est sans danger, et qui rachètent, par la servilité et par la violence, leur modération passée, dans les temps extrêmes. Amar, ancien anobli du parlement de Grenoble, avait d'abord combattu la Montagne. Il s'efforçait depuis de la fléchir en lui présentant des coupables à punir, pour écarter de lui-même les soupçons et les ressentiments. Son rapport, long et calomnieux, résumé de toutes les rumeurs contradictoires semées contre les Girondins par leurs ennemis, concluait :

1° Par déclarer coupables de conspiration contre l'unité et l'indivisibilité de la république les députés Brissot, Vergniaud, Gensonné, Duperret, Carra, Mollevault, Gardien, Dufriche-Valazé, Vallée, Duprat, Sillery, Condorcet, Fauchet, Pontécoulant, Ducos, Bover-Fonfrède, Gamon, Lasource, Lesterpt-Beauvais„ Isnard, Duchâtel, Duval, Devérité, Mainvielle, Delahaye, Bonnet, Lacaze, Mazuyer, Savary, Hardy, Lehardy, Boileau, Rouyer, Antiboul, Bresson, Noël, Coustard, Andréi de la Corse, Grangeneuve, Vigée ; enfin Philippe Égalité, ci-devant duc d'Orléans, oublié un moment, demandé nominativement par Billaud-Varennes, accordé d'acclamation par tous.

2° Par déclarer traîtres à la patrie, conformément à un précédent décret du 8 juillet, les députés girondins fugitifs Buzot, Barbaroux, Gorsas, Lanjuinais, Salles, Louvet, Bergoing, Péthion, Guadet, Chasset, Chambon, Lidon, Valady, Fermon, Kervélégan, Henri Larivière, Rabaut-Saint-Étienne, Lesage, Cussy et Meillan.

Le rapporteur suspendit un moment la lecture de ces conclusions après ces deux articles. Les membres du centre, complices de la politique des députés de la Gironde emprisonnés ou proscrits, respirèrent. Ils se crurent oubliés ou amnistiés. Rien ne leur avait révélé, dans les confidences de leurs collègues des comités, que le glaive fût suspendu si près de leurs propres têtes. Ils se résignaient douloureusement à la proscription ou au supplice des chefs d'une opinion qu'ils ne pouvaient plus sauver. Ils cherchaient à se cacher et à -se confondre dans les rangs obscurs de la Convention : muets, de peur qu'en entendant parler d'eux le peuple ne se rappelât qu'ils l'avaient offensé et qu'ils vivaient ! Aux premières phrases du rapport d'Amar, quelques-uns s'étaient glissés furtivement hors de l'enceinte ; craignant, par un pressentiment vague, que l'immense filet d'accusation déroulé par l'organe du comité de sûreté générale ne s'étendit jusque sur eux, et ne les enveloppât sur leurs bancs : les autres étaient restés à leurs places, et se félicitaient déjà intérieurement de n'avoir pas provoqué le soupçon en paraissant le devancer et le fuir.

Cette illusion ne fut que de quelques minutes. Amar reprit d'une main plus impassible les feuilles de la seconde partie de son rapport ; mais, avant de lire, il demanda que les portes de la salle fussent fermées par un décret instantané, et que personne ne put sortir même des tribunes. Les suspects votèrent comme les autres ce décret inattendu, de peur de paraître le craindre. Amar reprit : « Ceux des signataires des protestations des 6 et 19 juin dernier, (contre le 31 mai, expulsion des Girondins) dit-il, qui ne sont pas envoyés au tribunal révolutionnaire, seront mis en état d'arrestation dans une maison d'arrêt et les scellés apposés sur leurs papiers. Il sera fait à leur égard un rapport particulier par le comité de sûreté générale. »

Il commença alors à lire les noms de ces soixante-treize députés. Un long silence entre chaque nom prononcé laissait flotter un moment dans l'âme de tous l'espérance d'être omis ou la terreur d'être nommés. Voici ceux qui entendirent l'arrêt nominatif de leur proscription immédiate et de leur mort prochaine sortir de la bouche d'Amar : Lauze Duperret, Cazeneuve, Laplaigne, Defermon, Rouault, Girault, Chastelin, Dugué-d'Assé, Lebreton, Dussaulx, Couppé, Saurine, Queïnnet, Salmon, Lacaze aîné, Corbel, Guiter, Ferroux, Bailleul, Ruault, Obelin, Babey, Blad, Maisse, Peyre, Bohan, Fleury, Vernier, Grenot, Amyon, Laurenceot, Jarry, Rabaut, Fayolle, Aubry, Ribereau, Derazey, Mazuyer de Saône-et-Loire, Vallée, Lefebvre, Olivier Gerente, Royer, Duprat, Garithe, Devilleville, Varlet, Dubusc, Savary, Blanqui, Massa, Debrav-Doublet, Delamarre, Faure, Hecquet, Deschamps, Lefebvre de la Seine-inférieure, Serre, Laurence, Saladin, Mercier, Daunou, Périès, Vincent, Tournier, Rouzet, Blaux, Blaviel, Marboz, Estadenz, Bresson des Vosges, Moysset, Saint-Prix, Gamon.

Le décret d'accusation fut voté sans discussion. Quelques-uns des députés désignés voulurent réclamer : l'impatience couvrit leurs voix. Ils se parquèrent en silence, comme un troupeau destiné à la boucherie, dans l'étroite enceinte de la barre, entourée d'une barrière. Quelques membres de la Montagne demandèrent avec acharnement l'adjonction des noms de leurs ennemis à la liste des proscrits. On jeta, à la fin de cette longue séance, les députés désignés, dans les prisons de Paris, et surtout à la Force.

On demandait à grands cris leur jugement avec celui des Girondins envoyés au tribunal révolutionnaire. Leur jugement c'était leur mort. Robespierre employa, avec plus de courage qu'il n'en montra à défendre tant d'autres victimes, son influence pour les préserver de l'échafaud. Il ne craignit pas de résister aux cris du peuple, et de froisser ses collègues des comités pour soustraire ses soixante-treize collègues à l'impatience de leurs ennemis. L'avenir montra qu'il les réservait peut-être comme contre-poids à l'omnipotence de la Montagne pour le moment où il aurait à dominer seul la Convention. Ce témoignage lui fut rendu plus tard par ceux-là même qui croyaient voir en lui l'inspirateur secret de leur proscription. Le député girondin Blanqui, un des soixante-treize détenus à la Force, avait eu des rapports personnels avec Robespierre dans le comité d'instruction publique. Il lui écrivit pour se plaindre des indignes traitements qu'on faisait subir à lui et à ses collègues dans les cachots, et pour lui reprocher la mutilation violente de la représentation nationale. Robespierre osa répondre à Blanqui, mais il le fit en termes vagues et obscurs, qui laissaient transpercer des sentiments humains, des espérances de liberté et des promesses de protection cachée, qui se réalisèrent dans la suite pour tous ces détenus. Blanqui et ses compagnons de captivité comprirent, à ces symptômes, que leur proscription était plutôt, une concession qu'une incitation de Robespierre, et qu'il voulait les attacher par la reconnaissance à ses destinées futures. Quant aux députés incarcérés depuis le 31 mai, leur sort venait de s'expliquer par la bouche d'Amar. Ils pouvaient le pressentir depuis longtemps. La Montagne, au commencement, satisfaite de sa victoire ; Danton et Robespierre, honteux de meurtres odieux et impolitiques, s'étaient efforcés en vain de les faire oublier. Il ne s'élevait pas un échafaud dans Paris que la multitude ne demandât pourquoi les Girondins n'y montaient pas. Le comité de salut public tremblait de laisser plus longtemps ce grief contre sa prétendue faiblesse aux Montagnards exaltés et à la commune. Les Jacobins avaient arraché aux Girondins la tête de Louis XVI ; la démagogie d'Hébert, de Pache, d'Audouin, sommait les Jacobins de donner à la république le gage des trente-deux têtes de leurs collègues. Robespierre céda à regret. Garat, encore ministre de l'intérieur, vint le conjurer de sauver les prisonniers. « Ne m'en parlez plus, dit Robespierre. Moi-même je ne pourrais pas les sauver. Il y a des jours en révolution où le crime est de vivre et où il faut savoir donner sa tête quand on vous la demande. Et la mienne aussi, on me la demandera peut-être, » ajouta-t-il en portant ses deux mains à ses cheveux comme un homme qui saisit un fardeau sur ses épaules pour le jeter à terre, « vous verrez si je la dispute ! » Garat se retira consterné.

 

IV.

Ainsi qu'on l'a vu dans le cours de ce récit, Vergniaud, Gensonné, Ducos, Fonfrède, Valazé, Carra, Fauchet, Lasource, Sillery, Gorsas et leurs collègues étaient demeurés volontairement prisonniers à Paris. Condorcet s'était soustrait à temps aux recherches de la commune, et au décret d'accusation lancé contre lui.

Roland s'était réfugié et caché dans les environs de Rouen après l'emprisonnement de sa femme. Brissot, que l'opinion publique considérait comme le chef de cette faction parce qu'il en avait été le publiciste et qu'il lui avait donné son nom, avait prévenu l'ordre de l'arrestation par la fuite. Arrivé à Chartres, sa patrie, il n'y trouva plus d'amis. Il sortit de la ville seul, à pied, vêtu d'habits d'emprunt, et chercha à gagner, à travers champs et par des routes détournées, les frontières de la Suisse ou les départements du Midi. Muni d'un faux passeport, Brissot erra ainsi, sans être reconnu, dans une partie de la France, mangeant et couchant dans les chaumières, reprenant, le jour, sa route au sein des campagnes revêtues en ce moment de leur plus éclatante végétation. Il retrouvait, à l'aspect du ciel splendide, des champs en fleurs et des solitaires forêts des bords de la Loire, cette passion pour la nature, cet enivrement de la solitude que les tempêtes politiques n'avaient pu altérer dans son âme, et que la destinée semblait lui faire savourer plus délicieusement au moment où elle allait l'en sevrer pour jamais. Reconnu et arrêté à Moulins, échappé avec peine à la fureur des Jacobins de cette ville, il avait été ramené à Paris à travers mille imprécations et mille morts, et jeté dans les cachots de l'Abbaye. Il y languissait depuis cinq mois.

 

V.

La captivité des autres Girondins emprisonnés après le 31 mai, avait suivi, dans son indulgence ou dans ses rigueurs, les oscillations de l'opinion publique. D'abord douce, honteuse d'elle-même et pour ainsi dire nominale, elle s'était bornée à un confinement dans leur propre demeure, sous la surveillance d'un gendarme. Les occasions de s'évader étaient fréquentes et faciles. Réunis à leur famille, visités par leurs amis, servis par leurs domestiques, pourvus d'or et de faux passeports, on avait semblé tenter, par ces mesures de tolérance, leurs dispositions à la fuite. La Montagne était plus embarrassée que jalouse de ses victimes. Mais après les désastres de l'armée du Nord, les succès de la Vendée, les insurrections du Calvados, de Marseille, de Lyon, de Toulon, après la proclamation de la terreur, le jugement de Custine, le supplice de la reine et la loi sur les suspects, cette captivité s'était resserrée. On les avait jetés à l'Abbaye, puis au Luxembourg, puis aux Carmes, réunis par le même crime et groupés par le même sort. Longtemps confondus avec les suspects de royalisme ou de fédéralisme, les Girondins s'étaient trouvés associés par le hasard, ce vengeur aveugle des vaincus et des vainqueurs, avec les victimes de leur politique, les vaincus du 10 août, les amis de La Fayette et de Dumouriez, les serviteurs de la royauté, les modérateurs de la Révolution, les nobles, les prêtres, les magistrats, les Barnave, les Bailly, les Malesherbes. La neutralité des cachots avait amené, entre ces hommes, ces rapprochements étranges de situation qui sont quelquefois les jeux, quelquefois les vengeances, toujours les leçons des révolutions. On s'était vu et entretenu, non sans étonnement, mais sans récrimination et sans haine. La même adversité semblait innocenter tous les partis.

Toutefois les Girondins, inflexibles dans leur républicanisme, conservaient l'attitude révolutionnaire de leur première nature. Ils n'affectaient ni repentir de leurs opinions, ni humiliation de leur chute. Ils se confondaient avec la Convention dans tous ses actes d'énergie patriotique et de sévérité contre les royalistes. Ils ne s'en séparaient que pour ce qu'ils nommaient son asservissement et ses crimes. Ils formaient dans les prisons une société à part et un groupe distinct, qui n'était pas une rupture mais un schisme dans la république. Leurs noms, leur célébrité, leur jeunesse, leur éloquence inspiraient la curiosité à leurs ennemis, le respect aux détenus, les égards même à leurs geôliers. Quelque chose de leur caractère de représentants du peuple, de leur prestige et de leur puissance, les avait suivis jusque dans leurs cachots. Captifs, ils régnaient encore par la mémoire ou par l'admiration qui les environnaient.

 

VI.

Quand leur procès fut décidé, on resserra encore cette captivité. On les enferma, pour quelques jours, dans l'immense maison des Carmes de la rue de Vaugirard, monastère converti en prison et rendu sinistre par les souvenirs et par les traces du sang des massacres de septembre. Les étages inférieurs de cette prison, déjà remplis de détenus, ne laissaient aux Girondins qu'un étroit espace sous les toits de l'ancien couvent, composé d'un corridor obscur et de trois cellules basses ouvrant les unes sur les autres, et semblables aux plombs de Venise. Un escalier dérobé, dans un angle du bâtiment, montait de la cour dans ces combles. On avait pratiqué sur ces escaliers plusieurs guichets. Une seule porte massive et ferrée donnait accès dans ces cachots. Fermée depuis 1793, cette porte, qui s'est rouverte pour nous, nous a exhumé ces cellules et rendu l'image et les pensées des captifs aussi intactes que le jour où ils les quittèrent pour marcher à la mort. Aucun pas, aucune main, aucune insulte du temps n'y a effacé leurs vestiges. Les traces écrites de proscrits de tous les autres partis de la république s'y trouvent confondues avec celles des Girondins. Les noms des amis et des ennemis, des bourreaux et des victimes, y sont accolés sur le même pan de mur.

 

VII.

Au-dessus de l'entablement de la première porte, on lisait d'abord, en lettres moulées, l'inscription de tous les monuments publics du temps : La liberté, l'égalité ou la mort. On entrait ensuite dans une cellule assez vaste servant de salle commune, et dans laquelle les prisonniers se réunissaient pour s'entretenir et pour prendre leurs repas. A gauche était une petite mansarde obscure dans laquelle couchaient les plus jeunes. A droite, une porte ouvrait sur une chambre un peu moins vaste que la première et qui servait de dortoir commun. Ces deux chambres, dont l'inclinaison du toit abaisse le plafond du côté du mur extérieur, recevaient le jour chacune par deux fenêtres sans barreaux ouvrant sur l'immense jardin et sur les terrains attenants aux Carmes. Les regards s'y égaraient sur le jardin d'abord et sur un jet d'eau, qui semblait laver éternellement le sang des prêtres massacrés autour de son bassin, puis sur un immense horizon au nord et à l'ouest de Paris. Le ciel n'y était coupé que par la flèche d'un clocher du côté du Luxembourg, par le dôme des Invalides en face, et à gauche par les deux tours d'une église à demi démolie. Le jour, la lumière, le silence, la sérénité de cet horizon entraient à flots dans ces chambres hautes et donnaient aux captifs les images de la campagne, les illusions de la liberté et le calme de la rêverie. Les murailles et le plafond de ces chambres, recouverts d'un ciment grossier, offraient aux détenus, au lieu du papier dont on venait de les priver depuis leur translation, des pages lapidaires, sur lesquelles ils pouvaient graver leurs dernières pensées à la pointe de leurs couteaux, ou les écrire avec le pinceau. Ces pensées, généralement exprimées en maximes brèves et proverbiales, ou en vers latins, langue immortelle, couvrent encore aujourd'hui ce ciment, et font de ces murailles le dernier entretien et la suprême confidence des Girondins. Presque toutes écrites avec du sang, elles en conservent encore la couleur. Elles semblent imprimer ainsi dans les regards qui les déchiffrent quelque chose de l'homme lui-même qui les a écrites avec sa substance et avec sa vie. C'est le martyre des premiers républicains se rendant témoignage de sa propre main et avec son propre sang. Aucune n'atteste un regret ou une faiblesse. Le gémissement du malheur n'y amollit pas la conviction. Presque toutes sont un hymne à la constance, un défi à la mort, un appel à l'immortalité. Quelques noms de leurs persécuteurs s'y trouvent mêlés aux noms des Girondins. Ici on lit :

« Quand il n'a pu sauver la liberté de Rome,

Caton est libre encore et sait mourir en homme. »

Ailleurs :

« Justum et tenacem propositi virum

Non civium ardor prava jubentium,

Non vultus instantis tyranni

Mente quatît solidâ. »

Plus haut :

« Cui virtus non deest,

Ille

Nunquam omnino miser. »

Plus bas :

« La vraie liberté est celle de l'âme. »

A côté, une inscription religieuse, où l'on croit reconnaître la main de Fauchet :

« Souvenez-vous que vous êtes appelés non pour causer et pour être oisifs, mais pour souffrir et pour travailler. » (Imitation de Jésus-Christ.)

Sur un autre pan de mur, un souvenir à un nom chéri qu'on ne veut pas révéler même à la mort :

« Je meurs pour... » (Montalembert.)

Sur la poutre :

« Dignum certe deo spectaculum fortem virum colluctantem cum calamitate. »

Au-dessus :

« Quels solides appuis dans le malheur suprême, J'ai pour moi ma vertu, l'équité, Dieu lui-même ! »

Au-dessous :

« Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur. »

Sur l'embrasure de la fenêtre :

« Cui virtus non deest,

Ille

Nunquam omnino miser... »

« Rebus in arduis facile est contemnere vitam. »

« Dulce et décorum pro patriâ morii. »

« Non omnis moriar. »

« Summum credo nefas animam praeferre pudori ! »

En grosses lettres avec du sang, de la main de Vergniaud :

« Potius mori quàm fœdari ! »

Enfin une indéchiffrable multitude d'inscriptions, d'initiales, de strophes, de pensées non achevées, attestent toutes l'intrépidité d'hommes stoïques, nourris de la moelle de l'antiquité, et cherchant leur consolation, non dans l'espérance de la vie, mais dans la contemplation de la mort. Ces murailles, comme les victimes qu'elles ont renfermées, saignent, mais ne pleurent pas.

 

VIII.

Les Girondins furent transférés, pendant la nuit, dans leur dernière prison, à la Conciergerie. La reine y était encore. Ainsi, le même toit couvrait la reine tombée du trône et les hommes qui l'en avaient précipitée au 10 août : la victime de la royauté et les victimes de la république. Là ils se trouvèrent réunis à Brissot, longtemps relégué seul à l'Abbaye, et à ceux de leurs collègues et de leurs amis qui, comme Duperret et Riouffe, avaient été ramenés du Midi ou de la Bretagne pour être jugés avec eux.

On les plaça dans un quartier distinct du reste de la prison. Leurs cachots étaient contigus : un seul contenait dix-huit lits. Ils ne communiquaient avec les autres détenus que dans les cours, aux longues heures d'oisiveté et de promenade. L'impossibilité de s'évader de ces murs scellés de triples guichets, de barreaux de fer, de verrous et de sentinelles, avait fait adoucir le régime du secret auquel ils avaient été quelque temps soumis. On leur avait permis l'usage de l'encre et du papier. Ils lisaient les feuilles publiques ; ils communiquaient dans le guichet avec leurs femmes, leurs enfants, leurs amis. Là seulement, ils s'attendrissaient en échangeant avec eux ces demi-mots, ces serrements de main, ces regards d'intelligence et ces larmes : consolation et supplice de ces entrevues dans les prisons. Brissot y voyait de temps en temps sa femme soulevant son fils dans ses bras pour lui faire embrasser son père. Mais la plupart étaient des jeunes hommes sans femme et sans famille à Paris, attachés par des liens secrets à des femmes qui ne portaient pas leurs noms, qui ne pouvaient avouer ni leur amour ni leur douleur, et qui ne parvenaient qu'à force de ruses et de déguisements à échanger un billet, un soupir, un regard avec ceux qu'elles aimaient.

Le beau-frère de Vergniaud, M. Alluaud, arriva de Limoges pour apporter un peu d'argent au prisonnier, car Vergniaud était dans un dénuement complet ; ses vêtements même tombaient en lambeaux. M. Alluaud avait amené avec lui son fils, enfant de dix ans, dont les traits rappelaient au détenu l'image de sa sœur chérie. L'enfant, en voyant son oncle emprisonné comme un scélérat, le visage amaigri, le teint hâve, les cheveux épars, la barbe longue, les habits sales et usés tombant de ses épaules, se prit à pleurer et se rejeta avec effroi contre les genoux de son père. — « Mon enfant, » lui dit le prisonnier en le prenant dans ses bras, « rassure-toi et regarde-moi bien ; quand tu seras homme, tu diras que tu as vu Vergniaud, le fondateur de la république, dans le plus beau temps et dans le plus glorieux costume de sa vie : celui où il souffrait la persécution des scélérats, et où il se préparait à mourir pour les hommes libres. »

L'enfant s'en souvint en effet, et le redit cinquante ans après à celui qui écrit ces lignes.

 

IX.

Aux heures de réunion dans le préau, les autres détenus se pressaient autour des Girondins pour les contempler et pour les entendre. Leurs entretiens roulaient sur les événements du jour, sur les dangers de la patrie, sur les difficultés de la liberté, sur les plaies de la république. Ils en parlaient en hommes qui n'avaient plus rien à ménager avec le temps, et qui voyaient ensanglanter et déshonorer leur ouvrage. Leur éloquence, qui n'avait rien perdu de son patriotisme, contractait sous ces voûtes quelque chose de la prophétie et de l'impassibilité céleste. Leur voix impartiale semblait sortir du tombeau. Brissot lisait à ses collègues les pages qu'il léguait à l'avenir pour leur justification. Il regrettait sans cesse que cette liberté, qu'il était allé contempler chez un peuple neuf, dans les forêts de l'Amérique, où les plus pures vertus la naturalisaient, fût nourrie de sang et de poison chez un peuple vieilli et corrompu comme le nôtre, où il fallait créer jusqu'à l'homme pour régénérer les institutions humaines. Gensonné conservait sur ses lèvres l'âcreté du sarcasme, ce sel corrosif de sa parole, et se vengeait de la persécution par le mépris des persécuteurs. Lasource éclairait des feux de son ardente imagination les gouffres de l'anarchie. Il se consolait de voir crouler son parti dans un écroulement général de l'Europe. Son esprit mystique montrait partout le doigt de Dieu écrivant la ruine de la société. Carra rêvait de nouvelles combinaisons et de nouvelles distributions de territoires entre les puissances de l'Europe. Il dessinait sur le globe la carte de la liberté, et prenait les chimères de son imagination pour le génie de l'homme d'État. Fauchet se frappait la poitrine devant ses collègues. Il s'accusait, avec un repentir sincère, mais ferme, d'avoir abandonné la foi de sa jeunesse. Il démontrait que la religion seule pouvait guider les pas de la liberté. Il se réjouissait de donner à sa mort prochaine le caractère d'un double martyre : celui du prêtre qui se repent, et celui du républicain qui persévère. Sillery se taisait, trouvant dans ces moments suprêmes le silence plus digne que la plainte. Il revenait, comme Fauchet, aux croyances et aux pratiques religieuses. Tous deux se séparaient souvent de leurs collègues pour aller s'entretenir à l'écart avec un vénérable prêtre enfermé pour sa foi à la Conciergerie. C'était l'abbé Émery, ancien supérieur de la congrégation de Saint-Sulpice, de qui Fouquier-Tinville disait : « Nous le laissons vivre parce qu'il étouffe plus de plaintes et plus de tumulte dans nos prisons, par sa douceur et par ses conseils, que les gendarmes et la peur de la guillotine ne pourraient le faire. »

Ducos et Fonfrède, jeunes hommes chez qui la prison ne pouvait refroidir l'enivrement de la jeunesse et la verve du Midi, jouaient avec la mort, écrivaient des vers, affectaient la folle gaieté des jours sereins, et ne retrouvaient la gravité et les larmes que dans les confidences de leur héroïque amitié, et dans les craintes que chacun des deux amis manifestait sur le sort de l'autre. Souvent ils s'embrassaient et se tenaient par la main comme pour s'appuyer contre le sort. Ni les regrets de la fortune immense et de la longue perspective de jours heureux qu'ils allaient quitter, ni les retours de pensées vers deux jeunes femmes aimées dont ils pressentaient le prochain veuvage, ne leur donnaient en apparence un seul repentir du sacrifice qu'ils offraient de leur vie à la liberté.

Une fois cependant Fonfrède, se cachant de Ducos et s'entretenant avec le jeune Riouffe, laissa échapper un torrent contenu de douleur et de larmes, en parlant de sa femme et de ses enfants. Ducos s'en aperçut, s'approcha, et interrogeant avec vivacité Fonfrède : « Qu'as-tu donc et que me caches-tu ? » dit-il d'un ton de tendre reproche à son beau-frère !... « Ce n'est rien... c'est lui qui me parlait et qui m'attendrissait, » répondit Fonfrède en montrant Riouffe. Ducos ne s'y trompa point. Les deux amis se serrèrent dans les bras l'un de l'autre, et séchèrent leurs larmes pour se les cacher.

Valazé voyait approcher la mort comme le couronnement du sacrifice qu'il avait fait depuis longtemps de sa vie à sa patrie. Il savait que les doctrines nouvelles veulent croître dans le sang de leurs premiers apôtres. Il se félicitait intérieurement de leur donner le sien. Ii avait le fanatisme du dévouement et l'impatience du martyre. Ses traits, rayonnant d'immortalité dans ces cachots, témoignaient en lui l'avant-goût d'une mort qu'il devancerait au lieu de la fuir. « Valazé, » lui disaient ses compagnons de misère, « on vous punirait bien si on ne vous condamnait pas. » Il souriait à ces mots comme un homme dont on a deviné la pensée.

Quelques heures avant le procès, il donna au jeune Riouffe une paire de ciseaux qu'il avait cachée jusque-là. « Tiens, » lui dit-il avec un ton d'ironie que Riouffe ne comprit qu'après coup, « on dit que c'est une arme dangereuse, et on craint que nous n'attentions à nos jours ! » Il portait sur lui une arme plus sûre, et ce don n'était qu'une raillerie socratique à ses bourreaux.

 

X.

Quant à Vergniaud, il n'affectait ni la gaieté à contre-sens de ses jeunes amis Ducos et Fonfrède, ni l'a solennité de Lasource, ni l'impatiente ardeur de mourir de Valazé, ni la préoccupation laborieuse de Brissot pour justifier, devant la postérité, sa mémoire. Il paraissait aussi insouciant de son souvenir qu'il l'avait été de sa vie. Serein, grave, naturel, quelquefois souriant, plus souvent pensif, il n'écrivait rien, il parlait peu, il semblait user, sans hâte comme sans regret, des jours dont l'oisiveté forcée ne messeyait pas trop à son caractère. Pilote arraché du timon pendant une tempête, il se reposait sur le pont, aux oscillations du navire dont la manœuvre ne le regardait plus. Son âme forte, et que sa force même rendait quelquefois trop immobile, son génie prophétique, mais paresseux, ne lui laissaient que peu de sensibilité sur lui-même. Il résumait, d'un coup d'œil et d'un mot, toute une situation et ne la ressentait plus dans ses détails. Seul et morne sur son lit ou dans le préau, il illuminait quelquefois l'entretien par un de ces éclairs d'éloquence que le cachot n'encadrait pas moins majestueusement que la tribune. Ses collègues émus l'applaudissaient et le suppliaient de noter ces improvisations pour l'heure du tribunal ou pour la postérité. Vergniaud ne daignait pas ramasser ces miettes de son génie. L'éloquence chez lui n'était pas un art, c'était son âme même ; il était sûr de la porter toujours avec lui, et de la retrouver dans l'occasion. Il l'estimait comme une arme pour combattre, et non pour s'en parer devant le temps et devant l'avenir. Sa pensée évaporée, il ne cherchait pas à en conserver l'inutile écho. Il retombait dans son sommeil ou dans son indifférence.

Il s'entretenait souvent avec Fauchet, et, sans partager sa foi, il goûtait les théories et les espérances du christianisme. Il considérait cette religion comme la vraie philosophie de l'humanité, revêtue de mystères et de mythes, pour la rendre accessible à la faiblesse de l'enfance éternelle du genre humain. Il respectait le christianisme comme le fondeur respecte l'or dans une monnaie altérée. Il ne voulait pas la destruction, mais l'épuration lente, libre et prudente du culte. « Dégager Dieu de son image, disait-il, c'est la dernière œuvre de la philosophie et de la Révolution. » Vergniaud estimait beaucoup plus le talent de Fauchet depuis que ce talent vague et déclamatoire s'était vivifié et comme sanctifié par la résurrection du sentiment religieux dans l'âme de l'évêque du Calvados, et par le pressentiment du martyre. Hors de ces entretiens, l'attitude extérieure de Vergniaud était l'insouciance ; non cette insouciance de l'homme léger qui ne s'élève pas jusqu'à la dignité de son sort, et qui profane les trois plus saintes choses de la vie : la conscience, l'infortune et la mort ; mais cette insouciance de l'homme grave qui juge sa propre situation, qui la domine et qui donne des distractions à sa vie jusqu'à l'heure où il la sacrifie à un devoir.

Tel était Vergniaud dans la prison. Il ne paraissait le plus impassible de ses compagnons d'infortune que parce qu'il était le plus réfléchi et le plus grand. L'amitié avait un ascendant souverain sur son âme. La veille du jour où le procès de ses co-accusés s'ouvrit, il jeta dans la cour le poison qu'il avait porté depuis cinq mois sur lui, afin de mourir de la même mort que ses amis, et pour leur tenir compagnie jusqu'à l'échafaud.

 

XI.

Le 22 octobre on leur communiqua leur acte d'accusation, et le 26 leur procès commença. Jamais, depuis le procès des Templiers, un parti tout entier n'avait comparu, dans la personne de chefs plus nombreux, plus illustres et plus éloquents, devant des juges. La renommée des accusés, leur longue puissance, leur danger présent, l'âpre vengeance qui pousse les hommes au spectacle des grands renversements de fortune, et qui leur donne une joie secrète à en contempler les débris, avaient amené et retinrent jusqu'à la fin une foule pressée dans l'enceinte et aux abords du tribunal révolutionnaire. La plupart des juges et des jurés avaient été eux-mêmes les amis et les clients des accusés. Ces juges n'en étaient que plus résolus à les trouver coupables et à se purger de tout soupçon de complicité, en jetant au peuple ce parti à dévorer. Toutefois ils n'osaient, lever les yeux sur les accusés, de peur d'y rencontrer une amitié, une supplication ou un reproche.

Une force armée imposante encombrait les postes de la Conciergerie et du Palais-de-Justice. Les canons, les uniformes, les faisceaux d'armes, les sentinelles, la gendarmerie, le sabre nu, annonçaient aux yeux un de ces procès politiques où le jugement est une bataille et la justice une exécution.

A midi, les accusés furent introduits. On en comptait vingt-deux. Ce nombre fatal, écrit dans la première pensée de la proscription, au 31 mai, avait été maintenu malgré la fuite ou la mort de plusieurs des vingt-deux premiers députés désignés pour l'épuration de la Convention. On l'avait complété, en adjoignant aux Girondins des accusés étrangers à leur faction, comme Boileau, Mainvielle, Bonneville, Antiboul, pour que le peuple, en voyant le même chiffre, crût retrouver le même complot, détester le même crime, et frapper les mêmes conspirateurs.

 

XII.

A onze heures ils entrèrent, un à un, entre deux haies de gendarmes dans la salle d'audience. Ils prirent place en silence sur le banc des accusés. La foule, en les voyant passer, se demandait leurs noms, et cherchait sur leurs visages l'empreinte imaginaire des forfaits qu'on avait personnifiés en eux. Elle s'étonnait néanmoins de ce que des fronts si jeunes et des visages si sereins cachassent, sous la beauté et sous la douceur des traits, tant de scélératesses et tant de perfidies. Le premier qui s'assit sur le banc était Ducos. A peine âgé de vingt-huit ans, sa figure d'adolescent, ses yeux noirs et perçants, la mobilité de sa physionomie révélaient une de ces natures méridionales dans lesquelles la vivacité des impressions nuit à leur profondeur ; hommes chez qui tout est léger, même l'héroïsme. Fonfrède, plus jeune encore que son beau-frère, marchait après lui. Une ombre de mélancolie plus grave était répandue sur son visage. On voyait, dans sa physionomie pensive, la lutte intérieure de l'amour qui l'attachait à la vie contre la généreuse amitié qui le dévouait volontairement à la mort. Plusieurs fois on avait offert à Fonfrède les moyens de s'évader : « Non, » avait-il répondu, « le sort de Ducos sera le mien. Me sauver seul, ce ne serait pas me sauver, ce serait le perdre. » Sorti un jour de la prison, Fonfrède y était volontairement rentré. Les regards de ces deux jeunes Girondins se portaient avec plus d'assurance sur la foule et avec plus de confiance sur les jurés. Ducos et Fonfrède n'avaient partagé, à la Convention et dans la commission des Douze, ni la sagesse de Condorcet et de Brissot, ni la modération de Vergniaud. Enthousiastes et fougueux comme la Montagne, ils avaient gourmandé souvent la mollesse révolutionnaire de leur parti. Ils ne haïssaient de Danton que les taches de septembre ; son geste et sa parole les entraînaient. Il eût été leur chef si Vergniaud n'avait pas existé. Chers à la Montagne, qui avait de l'attrait pour leur jeunesse, ils espéraient en secret que les Montagnards leur tiendraient compte au dernier moment de leurs opinions. Ils n'étaient coupables que de porter le nom de leur parti.

 

XIII.

Après eux venait Boileau, juge de paix d'Avalon. Homme faible, égaré par accident dans les rangs de la Gironde, s'apercevant de son erreur devant la mort, il proclamait, avec un repentir tardif, les opinions triomphantes et le patriotisme sans pitié de la Convention. Boileau avait quarante ans. Sa figure indécise attestait la fluctuation de ses idées. Ses regards quêtaient les regards des juges et semblaient leur dire : « Ne me confondez pas avec mes prétendus complices ; si je n'étais avec eux, je serais contre eux. »

Mainvielle suivait ; jeune député de Marseille, âgé de vingt-huit ans comme Ducos, d'une beauté aussi frappante mais plus mâle que celle de Barbaroux. Il avait trempé ses mains dans le sang d'Avignon, sa patrie, pour l'arracher par la violence au parti papal, et pour la jeter à la France et à la Révolution. Accusé par Marat de modérantisme, cette accusation l'avait fait confondre avec la Gironde.

Duprat, son compatriote et son ami, l'accompagnait, pour le même crime, dans les cachots et au tribunal. Après eux Antiboul, né à Saint-Tropez et député du Var. Coupable d'humanité courageuse dans le procès de Louis XVI, Antiboul avait consenti à le proscrire comme roi, mais non à le supplicier comme homme. Sa conscience était son crime. Il en portait le calme et la pureté sur ses traits. Plus loin, Duchâtel, député des Deux-Sèvres, âgé de vingt-sept ans, qui s'était fait porter mourant à la tribune, enveloppé d'une couverture, pour voter contre la mort du tyran, et qu'on appelait à la Convention, à cause de ce costume et de cet acte, le revenant de la tyrannie. L'élévation de sa taille, l'attitude martiale de son corps, la grâce et la noblesse de sa figure attiraient tous les yeux.

Carra, député de Saône-et-Loire à la Convention, était assis à côté de Duchâtel. L'expression commune et désordonnée de sa physionomie, son corps courbé, sa tête grosse et lourde, ses habits négligés, qui rappelaient Le costume de Marat, contrastaient avec la stature et avec la beauté de Duchâtel. Carra était un de ces hommes qui ont l'impatience de la gloire dans l'âme sans en avoir la portée dans l'esprit ; qui se jettent dans les courants des idées du temps pour flotter les premiers â la surface des événements ; mais qui, ayant dans les sentiments plus de lumières que dans l'intelligence, s'arrêtent quand ils s'aperçoivent que le courant les mène au crime, et sont submergés volontairement par les tempêtes qu'ils ont soulevées : tel était Carra. Savant, confus, fanatique, déclamatoire, fougueux dans le mouvement, fougueux dans la résistance. Il s'était réfugié dans la Gironde pour combattre les excès du peuple, sans désavouer la république. Son journal avait été l'écho de leurs doctrines et de leur éloquence. L'écho devait périr avec les voix.

Un homme obscur, au costume et au maintien q rustiques, Duperret, victime involontaire de Charlotte Corday, s'asseyait auprès de Carra. Il était noble cependant ; mais il cultivait de ses propres mains le domaine rural de ses pères. Sans ambition et sans vanité, la Révolution était venue le prendre, comme Cincinnatus, à la charrue. On l'avait élu malgré lui comme le plus honnête homme. Il payait le prix de sa bonne renommée. Il avait quarante-sept ans. Ensuite venait Gardien, député de la Vienne, du même âge et d'un extérieur aussi recueilli. Gardien avait voté contre la mort du roi. Il avait fait partie de la commission des Douze. Il y avait déployé l'énergie calme du bon citoyen contre les factieux. Il avait demandé l'arrestation d'Hébert, de Chaumette, des conspirateurs de la commune. Il méritait sa place au premier rang des vaincus du 31 mai, et il l'acceptait. Puis Lacaze, député de Libourne ; et Lesterpt-Beauvais, député de la Haute-Vienne : tous deux amis de Gensonné, admirateurs passionnés de son éloquence et de son courage, et fiers d'être accusés des mêmes vertus que lui. Leurs figures montraient ce sentiment dans leur expression. Ils s'enveloppaient dans l'accusation de Gensonné comme dans leur gloire.

Gensonné lui-même était à côté d'eux. C'était un homme de trente-cinq ans ; mais la maturité de la pensée, l'importance du rôle, la fixité réfléchie des opinions avaient accentué ses traits, et leur donnaient une sorte d'empreinte lapidaire ferme, dure et arrêtée comme dans la vieillesse. Son front haut était renversé en arrière. Ses cheveux touffus, hérissés par le peigne et poudrés à blanc, en relevaient encore la hauteur. Il portait sa tête avec une fierté qui ressemblait au défi. Un sourire légèrement sardonique relevait les coins de sa bouche. On sentait que le sarcasme intérieur prenait en dérision dans sa pensée les juges, les accusateurs et le peuple. C'était la figure de l'impopularité ; l'aristocratie intellectuelle, dédaigneuse comme l'aristocratie du sang. Son costume, soigné, élégant, affectant les formes et les étoffes proscrites, ajoutait encore à ce caractère impopulaire de la physionomie de Gensonné.

Un médecin de Dinan, Lehardy, député du Morbihan, homme sans autre ambition que l'amour des hommes et sans autre éclat que sa mort, s'abritait modestement sous le bras de Gensonné. Il avait pris la minorité des Girondins pour la vertu, et s'était rejeté vers eux par horreur de leurs ennemis. Sa pensée sensible et souffrante paraissait plus occupée de leur sort que du sien.

Ensuite, l'auditoire se montrait Lasource : homme de bien, à la parole exaltée et à l'imagination tragique. Ses cheveux ronds et sans poudre, son habit noir, son maintien austère, sa physionomie ascétique et concentrée rappelaient en lui le ministre du saint Évangile et ces puritains de Cromwell qui cherchaient Dieu dans la liberté, et dans leur procès le martyre. Vigée, homme sans nom, à peine arrivé à la Convention, et pris an piège de ses premiers votes, passait inaperçu après Lasource.

Lasource et Vigée précédaient Sillery, l'ancien confident du duc d'Orléans, accusé de lui inspirer, par sa femme, les pensées ambitieuses et les convoitises du trône. Sillery s'était séparé de son maître depuis la mort du roi. Il avait senti son cœur honnête soulevé devant le régicide. Il s'était arrêté, non en homme timide qui se repent en silence et qui fuit dans l'ombre, mais en homme résolu qui se retourne et qui fait face au danger. Une république grande et pure lui avait paru une plus noble ambition qu'une royauté ramassée dans le sang. Il s'était rallié aux Girondins. Aimant toujours le duc d'Orléans, respectueux envers une liaison brisée ; mais conseillant à ce prince en secret le retour, et lui prédisant ta catastrophe. L'attitude militaire de Sillery, son costume patricien, sa physionomie hautaine révélaient en lui le gentilhomme qui méprise la foule. Atteint des premières infirmités de l'âge, envenimées par l'humidité des cachots, Sillery marchait, appuyé d'une main sur une béquille, comme un blessé de la Révolution. Mais ce signe de souffrance physique donnait plus d'intérêt à sa démarche qu'elle ne lui enlevait de légèreté et de grâce. L'expression de sa figure était le bonheur. Il semblait jouir d'échapper aux difficultés de sa situation et aux reproches de son passé, par une noble mort au milieu de ses amis, et avec l'élite de la république.

Valazé avait la contenance d'un soldat au feu. La consigne de sa conscience lui disait de mourir, et il mourait. Son costume conservait, dans la manière dont il le portait, une habitude d'uniforme. Ses membres grêles, ses traits pâles et macérés, le feu sombre de ses yeux révélaient un de ces hommes obstinés que la conviction dévore, et chez lesquels la pensée est la perpétuelle maladie du corps.

L'abbé Fauchet venait immédiatement après Valazé. Il touchait à cinquante ans. Mais la beauté de ses traits, l'élévation de sa stature, la coloration de son teint le faisaient paraître plus jeune que ses années. Son costume rappelait le sacerdoce par la couleur et par la coupe de son habit. Ses cheveux dessinaient sur sa tête la tonsure du prêtre chrétien, longtemps couverte du bonnet rouge du révolutionnaire. Son visage n'avait d'autre expression que celle de son âme : l'enthousiasme. On sentait que cette poitrine n'était qu'un foyer. Fauchet y avait nourri tour à tour ou tout à la fois le triple feu de l'amour, de la liberté et de Dieu. Le moment de Dieu était venu. Il lui jetait sa vie en expiation. La splendeur de l'inspiré, de l'apôtre et de l'orateur rayonnait autour de son front. Le tribunal était pour Fauchet un sanctuaire où il venait confesser ses fautes et offrir le sacrifice de son propre sang.

 

XIV.

Brissot était l'avant-dernier. C'était un homme de moyen âge, de petite taille, de visage macéré, éclairé seulement d'une intelligence lumineuse, et ennobli par une intrépide obstination d'idée. Vêtu avec une simplicité affectée de philosophe ou d'homme de la nature, son habit noir râpé n'était qu'un morceau de drap taillé mathématiquement pour recouvrir les membres d'un homme. Ses cheveux ronds, courts, sans poudre et tombant sur la nuque, carrément coupés par le ciseau, retraçaient le quaker américain, son modèle. Brissot tenait à la main un crayon et un papier. Il y jetait à chaque instant quelques notes. Il était le seul agité. On voyait que, poursuivi par la mauvaise et injuste renommée de libelliste et d'aventurier politique dont sa jeunesse avait été tachée, par ses malheurs plus que par ses fautes, il sentait plus que ses collègues le besoin de se défendre, et qu'il accepterait plus résolument le supplice que la calomnie. Il jouissait de la confondre par la mort d'un sage et d'un martyr.

 

XV.

Enfin s'avançait le dernier et le plus regardé de tous, Vergniaud. Tout Paris le connaissait et l'avait vu, dans sa majestueuse perspective, sur le piédestal de la tribune. On était curieux de contempler non-seulement l'orateur de plain-pied avec ses ennemis, mais l'homme descendu jusqu'à la sellette de l'accusé. On attendait de lui des efforts et des éclats d'éloquence, qui donneraient au drame du procès des péripéties et des retours d'opinion dignes des jours de Démosthène ou de Cicéron. Le prestige de Vergniaud l'environnait tout entier. Il était de ces hommes dont on attend tout, même l'impossible.

Un murmure d'intérêt et de compassion s'éleva à son aspect. Ce n'était plus le Vergniaud de la Convention, c'était le prisonnier du peuple. Ses muscles, détendus par l'oisiveté et par le découragement de l'âme, n'accentuaient plus la charpente un peu massive et un peu molle de son corps. Il y avait dans son attitude un abandon de lui-même qui ressemblait à l'affaissement. Sa taille était lourde, sa démarche pesante, son œil ébloui ou éteint, ses joues étaient gonflées et flasques. Son teint livide et délavé avait contracté la pâleur des prisons. Son front suintait de moiteur. Les boucles de ses cheveux semblaient collées à sa peau par cette sueur perpétuelle. Il était couvert du même habit bleu, à longues basques pendantes et à large collet renversé, dont on l'avait vu toujours revêtu à la Convention ; mais cet habit, devenu trop étroit pour ses membres grossis, éclatait sur les épaules, s'écartait sur la poitrine et gênait ses mouvements comme un vêtement d'emprunt. Toute sa personne respirait la décadence des grandes choses. On s'attendrissait involontairement en le voyant : on ne frémissait plus. C'était l'athlète renversé et couché à terre. Bien que Vergniaud fût entré le dernier, ses collègues lui firent place au milieu du banc, comme à un chef autour duquel ils se faisaient gloire de se grouper. Les gendarmes lui permirent de s'asseoir.

 

XVI.

L'acte d'accusation de Fouquier-Tinville, concerté, dit-on, avec Robespierre et Saint-Just, n'était qu'une longue et amère reproduction du pamphlet de Camille Desmoulins intitulé : Histoire de la faction de la Gironde. C'était l'histoire de la calomnie écrite par le calomniateur, et reçue en témoignage par le bourreau. On n'y ajouta rien. La haine n'avait pas besoin d'être convaincue ; elle avait condamné d'avance.

Les juges firent comparaître comme témoins tous les ennemis les plus avérés des accusés. Pache, Chabot, Hébert, Chaumette, Montaut, Fabre d'Églantine, Léonard Bourdon, le Jacobin Deffieux lurent, au lieu de témoignage, de longues invectives contre les accusés. Ceux-ci discutèrent en quelques mots avec les témoins. Au lieu de porter la défense à la hauteur de leur situation et de leur âme, sur Je terrain de la politique générale, et d'avouer le crime glorieux d'avoir voulu modérer la Révolution pour la rendre irréprochable et invincible, ils se bornèrent à se couvrir individuellement contre les coups de leurs ennemis. Leur défense en fut dégradée et leur dignité s'abaissa. Vergniaud lui-même parut s'excuser plus que se glorifier de ses opinions. Brissot, plus ferme et plus fier devant ses ennemis, réfuta victorieusement Chabot, et lutta jusqu'à la fin de paroles avec ses accusateurs. Sillery avoua son vrai crime : le vote contre la mort du roi, et en décora sa mémoire. Aucun mot digne de retentir dans l'histoire ne jaillit du cœur de ces grands accusés. La crainte de compromettre un reste de vie scella leurs lèvres. Le soin de sauver leurs jours nuisit au soin de venger leur mémoire. Ils ne redevinrent grands qu'après avoir perdu toute espérance.

 

XVII.

Néanmoins, le procès qui se prolongeait depuis sept jours, la parole demandée par Gensonné au nom de tous les accusés pour réfuter l'accusation, lassaient le tribunal et les jurés, et inquiétaient la Montagne. L'opinion publique, qui se laisse si promptement amollir et retourner par la vue des victimes, commençait à incliner à l'indulgence. On se demandait tout haut, en sortant des séances du tribunal, quelle récompense aurait donc la république pour ses ennemis, puisqu'elle traitait ainsi ses premiers fondateurs ? On plaignait tant de jeunesse, de beauté, de génie, immolés à un crime d'opinion. On parlait de la basse jalousie de Robespierre et de Danton, qui chargeaient la mort de fermer ces bouches éloquentes, pour n'avoir plus le souci et souvent l'humiliation de leur répondre.

Ces premiers symptômes de retour de faveur aux Girondins alarmèrent la commune. Le gendre de Pache, Audouin, autrefois prêtre, aujourd'hui persécuteur acharné, alla sommer le comité de salut public de clore le débat en permettant au président de déclarer les jurés suffisamment éclairés. Le jury, contraint par cette déclaration, ferma les débats le 30 octobre, à huit heures du soir. Tous les accusés furent déclarés coupables d'avoir conspiré contre l'unité et l'indivisibilité de la république, et condamnés à mort.

A ce mot de mort, un cri d'étonnement et d'horreur s'élève des bancs des accusés. Le plus grand nombre, et surtout Boileau, Ducos, Fonfrède, Antiboul, Mainvielle, s'attendaient à être acquittés. Leurs gestes de consternation, leurs poings tendus vers les jurés, leurs malédictions convulsives jettent un moment de trouble dans le prétoire. Un des accusés, qui a fait un geste inaperçu de la main vers la poitrine comme pour déchirer ses vêtements, glisse de son banc sur le parquet : c'était Valazé. « Eh quoi ! Valazé, tu faiblis ? » lui dit Brissot en s'efforçant de le soutenir. – « Non, je meurs ! » répond Valazé, et il expire la main sur le poignard dont il vient de se percer le cœur.

A ce spectacle, le silence se rétablit. L'exemple de Valazé fait rougir les jeunes condamnés d'un moment de faiblesse. Boileau seul, protestant contre l'arrêt qui le confond avec les Girondins, lance son chapeau en l'air et s'écrie : « Je suis innocent ! je suis Jacobin ! je suis Montagnard ! » Les sarcasmes de l'auditoire lui répondent. Au lieu de pitié, il ne trouve dans tous les regards que du mépris. Brissot penche sa tête sur sa poitrine et paraît réfléchir. Fauchet et Lasource joignent les mains et lèvent les yeux au ciel. Vergniaud, placé sur le banc le plus élevé, promène impassible sur le tribunal, sur ses collègues et sur la foule, un regard qui semble résumer la scène et chercher dans le passé un exemple et une image d'une pareille dérision de la destinée et d'une pareille ingratitude du peuple. Sillery jette sa béquille et s'écrie : « C'est aujourd'hui le plus beau jour de ma vie ! » Fonfrède se tourne vers Ducos et l'entoure de ses bras en sanglotant : « Mon ami, lui dit-il, c'est moi qui te donne la mort ! » mais console-toi, nous allons mourir ensemble. »

 

XVIII.

A ce moment un cri s'élève du milieu de la foule. Un jeune homme se débat dans un groupe de spectateurs, et s'efforce vainement de se faire place à travers des rangs pressés pour s'enfuir vers la porte : « Laissez-moi fuir, laissez-moi me dérober à ce spectacle ! » s'écriait-il en se voilant les yeux de ses deux mains. « Misérable que je suis, c'est moi qui les tue ! C'est mon Brissot dévoilé qui les accuse et qui les juge ! je ne puis supporter la vue de mon ouvrage ! je sens les gouttes de leur sang rejaillir sur cette main qui les a dénoncés ! » Ce jeune homme était Camille Desmoulins, inconséquent, dans sa pitié comme dans sa haine, et dont la légèreté tour à tour perverse ou puérile cédait aux larmes comme elle agaçait le sang. La foule indifférente ou dédaigneuse le retint, et le fit taire comme un enfant.

 

XIX.

Il était onze heures du soir. Après un moment donné au contre-coup du jugement, à l'émotion des condamnés, aux cris de Vive la république ! poussés par la foule, la séance fut levée.

Les Girondins, en descendant un à un de leurs bancs, se groupent autour du cadavre de Valazé étendu sur une estrade, le touchent respectueusement du doigt pour s'assurer s'il respire encore ; puis, comme saisis d'une inspiration électrique au contact du républicain sacrifié par sa propre main, ils s'écrient, d'une seule voix : « Nous mourons innocents, vive la république ! ». Quelques-uns jettent au même instant des poignées d'assignats, non, comme on l'a cru, pour faire appel à la corruption et à l'émeute, mais pour léguer au peuple, comme les Romains, une monnaie désormais inutile à leur propre vie. La foule se précipite sur ce legs des mourants et paraît s'attendrir. Hermann ordonne aux gendarmes de faire leur devoir et d'entraîner les condamnés. Ils rentrent sous la voûte de l'escalier qui descend aux cachots. Leur présence d'esprit, un moment déconcertée, revient tout entière avec la certitude de leur sort. « Mon ami, » dit en affectant le rire Ducos à Fonfrède, « je ne vois plus qu'un moyen de nous sauver : c'est de déclarer l'unité de nos deux vies et l'indivisibilité de nos deux têtes. » Fonfrède sourit mélancoliquement. Sa pensée, plus conforme avec un pareil moment, pleurait au foyer de la jeune famille à laquelle il était arraché. « Ah ! mes pauvres » enfants ! » fut sa seule réponse.

Cependant, fidèles à la parole qu'ils avaient donnée aux autres détenus de la Conciergerie de les informer de leur sort par les échos de leurs voix, ils entonnent, en sortant du tribunal, l'hymne des Marseillais :

« Allons, enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé ! »

et le chantent en chœur avec une énergie désespérée qui fait trembler les marches de l'escalier et les voûtes des guichets et des corridors.

A ces accents les détenus s'éveillent, et comprennent que les accusés chantent l'hymne de leur propre mort. L'horreur et la pitié leur répondent par des acclamations, des gémissements et des adieux, du fond de tous les cachots.

On les confina tous pour cette dernière nuit dans le grand cachot, cette salle d'attente de la mort. Le tribunal venait d'ordonner que le corps à peine refroidi de Valazé serait réintégré dans la prison, conduit sur la même charrette que ses complices au lieu du supplice, et inhumé avec eux. Seul arrêt peut-être qui ait supplicié la mort !

Quatre gendarmes, exécuteurs de ce jugement d'Hermann, suivant pas à pas la colonne des condamnés sous les voûtes du corridor, portaient sur un brancard le cadavre sanglant, et le déposèrent dans un angle du cachot. Les Girondins vinrent un à un baiser la main héroïque de leur ami. Ils lui recouvrirent le visage de son manteau. Si près de se rejoindre, l'adieu fut plus respectueux que triste. « A demain ! » dirent-ils au cadavre ; et ils recueillirent leurs forces pour ce lendemain.

 

XX.

Ils y touchaient : il était minuit. Le député Bailleul, leur collègue de l'Assemblée, leur complice d'opinion, proscrit comme eux, mais échappé à la proscription et caché dans Paris, leur avait promis de leur faire apporter du dehors, le jour de leur jugement, un dernier repas triomphal ou funèbre, selon l'arrêt, en réjouissance de leur liberté ou en commémoration de leur mort. Bailleul, quoique invisible, avait tenu sa promesse par l'intermédiaire d'un ami. Le souper funéraire était dressé dans le grand cachot. Les mets recherchés, les vins rares, les fleurs chères, les flambeaux nombreux couvraient la table de chêne des prisons. Luxe de l'adieu suprême, prodigalité des mourants qui n'ont rien à épargner pour le jour suivant. Les condamnés s'assirent à ce dernier banquet, d'abord pour restaurer en silence leurs forces épuisées, puis ils y restèrent pour attendre avec patience et avec distraction le jour. Ce n'était pas la peine de dormir. Un prêtre, jeune alors, destiné à leur survivre plus d'un demi-siècle, l'abbé Lambert, ami de Brissot et d'autres Girondins, introduit à la Conciergerie pour consoler les mourants ou pour les bénir, attendait dans le corridor la lin du souper. Les portes étaient ouvertes. Il assistait de là à cette scène, et notait dans son âme les gestes, les soupirs et les paroles des convives. C'est de lui que la postérité tient la plus grande partie de ces détails véridiques comme la conscience, et fidèles comme la mémoire d'un dernier ami.

 

XXI.

Le repas fut prolongé jusqu'au premier crépuscule du jour. Vergniaud, placé au milieu de la table, la présidait avec la même dignité calme qu'il avait gardée la nuit du 10 août, en présidant la Convention. Vergniaud était de tous celui qui avait le moins à regretter en quittant la vie, car il avait accompli sa gloire et il ne laissait ni père, ni mère, ni épouse, ni enfants derrière lui. Les autres se placèrent par groupes, rapprochés par le hasard ou par l'affection. Brissot seul était à un bout de la table, mangeant peu et ne parlant pas.

Rien n'indiqua pendant longtemps, dans les physionomies et dans les propos, que ce repas fut le prélude d'un supplice. On eût dit une rencontre fortuite de voyageurs dans une hôtellerie, sur la route, se hâtant de saisir à table les délices fugitives d'un repas que le départ va interrompre. Ils mangèrent et burent avec appétit, mais sobrement. On entendait de la porte le bruit du service et le tintement des verres entrecoupé de peu de conversations : silence de convives qui satisfont la première faim. Quand on eut emporté les mets et laissé seulement sur la table les fruits, les flacons et les fleurs, l'entretien devint tour à tour animé, bruyant et grave, comme l'entretien d'hommes insouciants dont la chaleur du vin délie la langue et les pensées. Mainvielle, Antiboul, Duchâtel, Fonfrède, Ducos, toute cette jeunesse qui ne pouvait se croire assez vieillie en une heure pour mourir demain, s'évapora en paroles légères et en saillies joyeuses. Ces paroles contrastaient avec la mort si voisine, profanaient la sainteté de la dernière heure, et glaçaient de froid le faux sourire que ces jeunes gens s'efforçaient cle répandre autour d'eux. Cette affectation de gaieté devant Dieu et devant la dernière heure était également irrespectueuse pour la vie ou pour l'immortalité. Ils ne pouvaient ni quitter l'une ni aborder l'autre si légèrement. Ces plaisanteries posthumes tombaient de leurs lèvres comme tombent sur un cercueil ces fleurs que personne ne respire, qui contractent l'odeur du sépulcre, et qui, lorsqu'elles ne sont pas des reliques, ressemblent à des dérisions.

Brissot, Fauchet, Sillery, Lasource, Lehardy, Carra essayaient quelquefois de répondre à ces provocations bruyantes d'une gaieté feinte et d'une fausse indifférence. Mais cette gaieté déplacée de leurs jeunes collègues effleurait à peine les lèvres de ces hommes mûrs. Vergniaud, plus grave et plus réellement intrépide dans sa gravité, regardait Ducos et Fonfrède avec un sourire où l'indulgence se mêlait à la compassion.

Ces éclats de bruit et de joie funèbres apaisés, l'entretien prit vers le matin un tour plus sérieux et un accent plus solennel. Brissot parla en prophète des malheurs de la république, décapitée de ses plus vertueux et de ses plus éloquents citoyens, « Que de sang ne faudrait-il pas pour laver le nôtre ! » s'écria-t-il en finissant. Ils se turent tous un moment et parurent consternés devant le fantôme de l'avenir évoqué par Brissot. « Mes amis, » reprit Vergniaud, « en greffant l'arbre nous l'avons tué ; il était trop vieux ; Robespierre le coupe. Sera-t-il plus heureux que nous ? Non. Ce sol est trop léger pour nourrir les racines de la liberté civique, ce peuple est trop enfant pour manier ses lois sans se blesser ; il reviendra à ses rois, comme l'enfant revient à ses hochets !... Nous nous sommes trompés de temps en naissant et en mourant pour la liberté du monde, poursuivit-il ; nous nous sommes crus à Rome, et nous étions à Paris ! Mais les révolutions sont comme ces crises qui blanchissent en une nuit la tête d'un homme : elles mûrissent vite les peuples. Le sang de nos veines est assez chaud pour féconder le sol de la république. N'emportons pas avec nous l'avenir, et laissons l'espérance au peuple en échange de la mort qu'il va nous donner ! »

 

XXII.

Il y eut un long silence après ces paroles de Vergniaud, et l'entretien s'élança de la terre au ciel avec les pensées. « Que ferons-nous demain à pareille heure ? » dit Ducos, qui mêlait toujours les formes de la plaisanterie aux sujets les plus sérieux. Chacun répondit selon sa nature. « Nous dormirons après la journée, » dirent quelques-uns. Le scepticisme du siècle corrompait jusqu'aux dernières pensées et ne promettait que l'anéantissement de l'âme à des hommes qui allaient mourir pour l'immortalité d'une pensée humaine. L’immortalité de l'âme et les sublimes conjectures de la vie future à laquelle ils touchaient occupèrent plus convenablement les instants qui restaient à la conversation. Les voix baissèrent ; l'accent se solennisa ; les sourires s'effacèrent ; le son de la parole devint grave et sourd comme le bruit du marteau qui sonde une tombe. Fonfrède, Gensonné, Carra, Fauchet, Brissot tinrent des discours où respirait toute la divinité de la raison humaine, et toute la certitude de la conscience sur les mystérieux problèmes de la destinée immatérielle de l'esprit humain.

Vergniaud, qui se taisait jusque-là, interpellé par ses amis, résuma le débat. Jamais, dit le témoin que nous citons et qui l'avait souvent admiré à la tribune, jamais son front, son geste, sa parole, l'accent souterrain de sa voix n'avaient remué de si profondes fibres dans le cœur de ses auditoires. Il semblait parler du haut de la tribune de Dieu.

Les paroles de Vergniaud furent perdues. L'impression seule en resta dans l'âme du prêtre.

Après avoir relié, en un seul et invincible faisceau, toutes les preuves morales de l'existence d'un premier être, qu'il appelait, comme son temps, l'Être-Suprême ; après avoir démontré la nécessité d'une providence, conséquence de l'excellence de cet Être-Suprême sur les créations émanées de lui, et la nécessité de la justice, dette divine du Créateur envers ses œuvres ; après avoir cité, de Socrate à Cicéron et de Cicéron à tous les justes immolés, la croyance universelle des peuples et des sages, preuve au-dessus de toutes les preuves puisqu'elle est dans la nature un instinct de seconde vie aussi irréfutable que l'instinct de la vie présente ; après avoir poussé jusqu'à l'évidence et jusqu'à l'enthousiasme la certitude d'une continuation de l'être après cet être mortel non détruit, métamorphosé par la mort : « Mais, » dit-il en termes plus éloquents et en s'exaltant jusqu'au lyrisme du prophète politique et en ramenant le sujet à la situation de ses co-accusés, pour prendre sa dernière preuve en eux-mêmes ; « la meilleure démonstration de l'immortalité, n'est-ce pas nous ? Nous ici ? Nous calmes, sereins j impassibles à côté du cadavre de notre ami, en face de notre propre cadavre, discutant comme une paisible assemblée de philosophes sur l'éclair ou sur la nuit qui suivra immédiatement notre dernier soupir, et mourant plus heureux que Danton, qui va vivre, et que Robespierre, qui va triompher ?

« Or, pourquoi ce calme dans nos discours et cette sérénité dans nos âmes ? N'est-ce pas, en nous, le sentiment d'avoir accompli un grand devoir envers l'humanité ? Eh bien ! qu'est-ce donc que la patrie, qu'est-ce donc que l'humanité ? Est-ce cet amas de poussière animée qui est un homme aujourd'hui, qui sera de la boue et du sang demain ? Non, ce n'est pas pour cette fange vivante, c'est pour l'âme de l'humanité et de la patrie que nous mourons ! Mais qui sommes-nous donc nous-mêmes sinon une parcelle de cette âme collective du genre humain ? Chaque homme aussi dont se compose notre espèce a un esprit immortel, impérissable et confondu avec cette âme de la patrie et du genre humain, pour laquelle il est si beau et si doux de se dévouer, de souffrir et de mourir ! Voilà pourquoi nous ne sommes pas de sublimes dupes, continua-t-il, mais des êtres conséquents à leur instinct moral, et qui vont, après ce devoir accompli, vivre encore, souffrir ou jouir dans l'immortalité des destinées de l'humanité. Mourons donc, non avec confiance, mais avec certitude. Notre témoin dans ce grand procès avec la mort, c'est notre conscience ! notre juge, c'est ce grand Être dont les siècles cherchent le nom et dont nous servons les desseins comme des outils qu'il brise dans l'ouvrage, mais dont les débris tombent à ses pieds. La mort n'est que le plus puissant acte de la vie, car elle enfante une vie supérieure. S'il n'en était pas ainsi, » ajouta-t-il avec plus de recueillement, « il y aurait donc quelque chose de plus grand que Dieu. Ce serait l'homme juste tel que nous, s'immolant sans récompense et sans avenir à sa patrie ! Cette supposition est une ineptie ou un blasphème. Je la repousse avec mépris ou avec horreur... Non, Vergniaud n'est pas plus grand que Dieu ; mais Dieu est plus juste que Vergniaud, et ne l'élèvera demain sur un échafaud que pour le justifier et le venger dans l'avenir ! »

Telles furent à peu près ses paroles, dont le sens seul fut sommairement noté. « C'est bien dit, » s'écria Lasource ; « mais j'ai dans mon cœur une preuve plus certaine que l'éloquence du génie expirant, c'est la parole d'un Dieu mort pour les hommes. — A bas ! » dit en souriant ironiquement un des jeunes convives. « Lasource, pas de songes avant le sommeil ! Gardons notre bon sens jusqu'à demain. La raison pense, les religions rêvent. Je ne crois qu'au raisonnement. — Et moi, dit Sillery, je crois aux deux. Le Christ mourant sur un échafaud comme nous n'est qu'un témoin divin de la raison humaine. Non, sa religion, que nous avons trop confondue avec la tyrannie, n'est pas oppression mais délivrance. Le Christ était le Girondin de l'immortalité ! »

Fauchet fit un discours pathétique sur la Passion, comparant leur supplice à celui du Calvaire. Ils s'attendrirent et plusieurs pleuraient.

Vergniaud concilia tout, à la fin, dans quelques phrases recueillies à mesure qu'elles tombaient de ses lèvres. « Croyons ce que nous voudrons, dit-il, mais mourons certains de notre vie et du prix de notre mort ! Donnons chacun en sacrifice ce que nous avons, l'un son doute, l'autre sa foi, tous notre sang, pour la liberté ! Quand l'homme s'est donné lui-même en victime à Dieu, que doit-il de plus ?... »

 

XXIII.

Le jour, descendant de la lucarne dans le grand cachot, commençait à faire pâlir les bougies. « Allons nous coucher, dit Ducos ; la vie est chose si légère qu'elle ne vaut pas l'heure de sommeil que nous perdons à la regretter. — Veillons, » dit Lasource à Sillery et à Fauchet, « l'éternité est si certaine et si redoutable que mille vies ne suffiraient pas pour s'y préparer. » Ils se levèrent de table à ces mots, se séparèrent pour rentrer dans leurs chambres, et se jetèrent presque tous sur leur matelas.

Treize restèrent dans le grand cachot. Les uns se parlaient à voix basse, les autres étouffaient des sanglots, quelques-uns dormaient. A huit heures on les laissa se répandre par groupes dans le corridor. L'abbé Lambert, ce pieux ami de Brissot, qui avait passé la nuit à la porte de leur cachot, y était encore attendant la permission de communiquer avec eux. Brissot, en l'apercevant, s'élança vers lui et l'embrassa d'une étreinte convulsive. Le prêtre lui offrit timidement l'assistance de son culte pour lui adoucir ou lui sanctifier la mort. Brissot refusa avec reconnaissance mais avec fermeté : « Connais-tu quelque chose de plus saint que la mort d'un honnête homme qui meurt pour avoir refusé le sang de ses semblables aux scélérats ! » dit-il à l'abbé Lambert. Le prêtre n'insista pas.

Lasource, témoin de l'entretien, s'approcha de Brissot : « Crois-tu, lui demanda-t-il, à l'immortalité de ton âme et à la providence de Dieu ? — Oui, » répondit Brissot, « j'y crois, et c'est parce que j'y crois que je vais mourir. — Eh bien ! » reprit Lasource, « il n'y a qu'un pas de là à la religion. Moi, ministre d'un autre culte que le tien, je n'ai jamais tant admiré les ministres de ta religion que dans ces cachots où ils viennent apporter le pardon, l'espérance et Dieu même à des condamnés. A ta place je me confesserais. » Brissot se retira sans répondre. Il alla s'entretenir avec Vergniaud, Gensonné et les jeunes gens. Le plus grand nombre de ceux-ci refusa les secours de la religion. Les uns assis sur le parapet de pierre du préau, d'autres se promenant les bras entrelacés, quelques-uns à genoux aux pieds du prêtre et recevant sa bénédiction après un court aveu de leurs fautes, tous attendant avec sérénité le signal du départ ; leurs groupes rappelaient une halte avant le combat.

L'abbé Émery, quoique prêtre insermenté, avait obtenu d'entretenir Fauchet à travers la grille qui séparait la cour du corridor. Il écoutait et absolvait l'évêque du Calvados, à l'écart. Fauchet, absous et pénitent, écouta la confession de Sillery, et rendit à son ami le pardon divin qu'il venait de recevoir.

A dix heures, les exécuteurs entrèrent pour préparer les têtes des condamnés au couteau, et pour lier leurs mains. Tous vinrent d'eux-mêmes incliner leurs fronts sous les ciseaux et tendre leurs bras aux cordes. Gensonné, ramassant une boucle de ses cheveux noirs, les tendit à l'abbé Lambert, en suppliant le prêtre de remettre ces cheveux à sa femme, dont il lui indiqua la retraite : « Dis-lui que c'est tout ce que je peux lui envoyer de mes restes, mais que je meurs en lui adressant toutes mes pensées. » Vergniaud tira sa montre, écrivit, avec la pointe d'une épingle, quelques initiales et la date du 30 octobre dans l'intérieur de la boîte d'or ; il glissa la montre dans la main d'un des assistants pour qu'on la remît à une jeune fille qu'il aimait d'un amour de frère, et qu'il se proposait, dit-on, d'épouser plus tard. Tous eurent un nom, une amitié, un amour, un regret qu'ils laissèrent échapper pendant ces apprêts ; presque tous, quelques reliques d'eux-mêmes à envoyer à ceux qu'ils laissaient sur la terre. L'espérance d'une mémoire ici-bas est le dernier lien que le mourant retient en quittant la vie. Ces legs mystérieux furent acquittés.

 

XXIV.

Quand tous les cheveux furent tombés sur les dalles du cachot, les exécuteurs et les gendarmes rassemblèrent les condamnés et les firent marcher en colonne vers la cour du Palais. Cinq charrettes attendaient leur charge. Une foule immense les environnait. Au premier pas hors de la Conciergerie, les Girondins entonnèrent d'une seule voix et comme une marche funèbre la première strophe de la Marseillaise, en appuyant avec une énergie significative sur ces vers à double sens :

Contre nous de la tyrannie

L'étendard sanglant est levé.

De ce moment ils cessèrent de s'occuper d'eux-mêmes pour ne penser qu'à l'exemple de mort républicaine qu'ils voulaient laisser au peuple. Leurs voix ne retombaient un moment à la fin de chaque strophe que pour se relever plus énergique et plus retentissante au premier vers de la strophe suivante. Leur marche et leur agonie ne furent qu'un chant. Ils étaient quatre sur chaque charrette. Une seule en portait cinq. Le cadavre de Valazé était couché sur la dernière banquette. Sa tête découverte, cahotée par les secousses du pavé, ballottait sous les regards et sur les genoux de ses amis, obligés de fermer les yeux pour ne pas voir ce livide visage. Ceux-là chantaient cependant comme les autres. Arrivés au pied de l'échafaud, ils s'embrassèrent tous en signe de communion dans la liberté, dans la vie et dans la mort. Puis ils reprirent le chant funèbre pour s'animer mutuellement au supplice et pour envoyer, jusqu'au moment suprême, à celui qu'on exécutait, la voix de ses compagnons de mort. Tous moururent sans faiblesse, Sillery avec ironie ; arrivé sur la plate-forme, il en fit le tour en saluant à droite et à gauche le peuple, comme pour le remercier de la gloire et de l'échafaud. Le chant baissait d'une voix à chaque coup de hache. Les rangs s'éclaircissaient au pied de la guillotine. Une seule voix continua la Marseillaise : c'était celle de Vergniaud, supplicié le dernier. Ces notes suprêmes furent ses dernières paroles. Comme ses compagnons il ne mourait pas : il s'évanouissait dans l'enthousiasme, et sa vie commencée par des discours immortels finissait par un hymne à l'éternité de la Révolution.

Un même tombereau emporta les corps décapités, une même fosse les recouvrit à côté de celle de Louis XVI.

Quelques années après, en fouillant dans les archives de la paroisse de la Madeleine pour y retrouver les traces des sépultures du temps, les curieux lisaient, sur une feuille de papier timbré, le mémoire de frais du fossoyeur de ce cimetière, paraphé par le président qui en autorise le payement à la trésorerie nationale, ces simples mots : Pour vingt-deux députés de la Gironde : les bières, 147 francs ; frais d'inhumation, 63 francs ; total, 210.

Tel fut le prix des pelletées de terre qui recouvrirent tout le parti des fondateurs de la république. Eschyle ou Shakespeare n'inventèrent jamais une plus amère dérision du sort, que ce mémoire du fossoyeur demandant et recevant son salaire pour avoir enseveli tour à tour toute la monarchie et toute la république d'une grande nation.

 

XXV.

Telle fut la dernière heure de ces hommes. Ils eurent, pendant leur courte vie, toutes les illusions de l'espérance ; ils eurent en mourant le plus grand bonheur que Dieu réserve aux grandes âmes : le martyre qui jouit de lui-même et qui élève jusqu'à la sainteté de victime l'homme immolé pour sa conviction et pour sa patrie. Les juger serait superflu. Ils ont été jugés par leur vie et par leur mort. Us eurent trois torts. Le premier, de n'avoir pas eu I audace de leur opinion, en hésitant à proclamer la république avant le 10 août, à l'ouverture de l'Assemblée législative. Le second, d'avoir conspiré contre la constitution de 1791, qu'ils avaient faite et jurée ; d'avoir ainsi réduit la souveraineté nationale à agir comme faction, prêté leur main au supplice du roi, et forcé la Révolution à employer des moyens cruels. Le troisième, d'avoir, sous la Convention, voulu gouverner quand il fallait combattre.

Ils eurent trois vertus qui rachètent bien des fautes aux yeux de la postérité. Ils adorèrent la liberté. Ils fondèrent la république, cette vérité précoce des gouvernements futurs. Enfin ils moururent pour refuser du sang au peuple. Leur temps les a jugés à mort. L'avenir les a jugés à gloire et à pardon. Ils sont morts pour n'avoir pas voulu permettre à la liberté de se souiller, et l'on gravera sur leur mémoire cette inscription que Vergniaud, leur voix, avait gravée de sa main sur la muraille de son cachot : Plutôt la mort que le crime ! Potius mori quam fœdari !

A peine leurs têtes eurent-elles roulé aux pieds du peuple, qu'un caractère morne, sanguinaire, sinistre, se répandit, au lieu de l'éclat de leur parti, sur la Convention et sur la France. Jeunesse, beauté, illusions, génie, éloquence antique, tout sembla disparaître avec eux de la patrie. Paris put se dire ce que s'était dit jadis Lacédémone après le massacre de sa jeunesse sur le champ de bataille : « La patrie a perdu sa fleur ; la liberté a perdu son prestige ; la Révolution a perdu son printemps. »

Pendant que les vingt-deux Girondins périssaient ainsi à Paris, Péthion, Buzot, Barbaroux, Guadet erraient, comme des bêtes fauves traquées, dans les forêts et dans les cavernes de la Gironde ; madame Roland attendait sa dernière heure dans une cellule de la prison de l'Abbaye ; Dumouriez s'agitait dans l'exil pour échapper à ses remords, et La Fayette, fidèle du moins à la liberté, expiait, dans les souterrains de la citadelle d'Olmutz, le crime d'avoir été son apôtre et de la confesser encore dans les fers.