HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME SIXIÈME

 

LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.

 

 

I.

Une des premières grandes victimes de la terreur fut le général Custine. Son crime était de mettre de l'art dans la guerre. Les Montagnards voulaient une guerre au pas de course et au pas de charge. Il leur fallait des généraux plébéiens pour diriger les masses plébéiennes, et des généraux ignorants pour inventer la guerre moderne.

On a vu comment Custine, enlevé du milieu de son armée, dont il était adoré, par le commissaire de la Convention, Levasseur, était arrivé à Paris pour y rendre compte de son inaction. L'immense popularité dont il avait été couvert par ses premières invasions au cœur de l'Allemagne et par la prise de Mayence l'environnait encore. Les officiers l'admiraient, les soldats l'aimaient ; une sorte de coquetterie soldatesque cachant l'adulation sous la rudesse, une sévérité de discipline qui sévissait et qui cédait à propos, une éloquence naturelle, des mœurs à la fois libres et martiales, une grande fortune généreusement prodiguée dans les camps, l'aristocratie d'un nom dont la démocratie elle-même subissait le prestige, des opinions qu'on croyait inclinées vers les Girondins, enfin la faveur secrète des royalistes, qui aimaient à le soupçonner d'arrière-pensée pour la monarchie, tout concourait à répandre autour de Custine l'intérêt qui s'attache à la gloire, à l'espérance et à la persécution. Sa présence à Paris avait ranimé tous ces sentiments : l'enthousiasme et les applaudissements soulevés par son apparition dans les lieux publics, dans les promenades, aux théâtres, firent craindre à la Convention qu'en appelant à Paris un accusé elle n'eût appelé un maître, et que le rôle de Cromwell ne tentât le général obéissant. Elle se hâta de le faire arrêter et de le livrer aux juges. Ce n'était pas au moment où elle voulait s'emparer de la toute-puissance qu'elle eût voulu reconnaître dans l'armée une autre popularité que la sienne, et ménager un ascendant avec lequel elle aurait eu plus tard à compter. Le crime de Custine était de paraître nécessaire. On ne voulait plus d'hommes nécessaires, on voulait que la patrie fût seule et fût tout.

On entrevoyait, en ce qui concernait l'armée, deux partis dans la Convention et dans le comité de salut public : le parti de Danton et le parti de Robespierre. Danton et les siens, Fabre d'Églantine, Legendre, Chabot, Drouet, Camille Desmoulins, Bazire, Alquier, Merlin de Thionville, Merlin de Douai, Delmas, avaient toujours entretenu, avec les généraux de la république, des intelligences qui attestaient dans ces conventionnels des arrière-pensées d'intervention militaire, dont ils caressaient de loin les instruments. Ils se ménageaient la faveur des armées ; ils entretenaient des correspondances et des amitiés avec les chefs ; ils visitaient les camps ; ils partageaient, disait-on, les dépouilles ; ils étaient les patrons des généraux dans les bureaux du ministère de la guerre ; ils affichaient des amitiés avec ceux-là même dont les noms illustres et le républicanisme douteux rendaient la fréquentation suspecte aux Jacobins. Tout récemment, Camille Desmoulins venait d'exciter la colère des patriotes en se déclarant l'ami de Dillon, qu'il voulait porter au commandement de l'armée du Nord, et en lacérant d'invectives les accusateurs de ce général. Cet écrivain étourdi avait accusé le comité de salut public de désorganiser les armées en touchant aux plans des généraux avec des mains ineptes. La Montagne indignée n'avait pardonné à Camille Desmoulins que par pitié pour la légèreté de son caractère. Les Montagnards l'avaient regardé, dit-il lui-même, avec cet œil inquiet et irrité dont les chevaliers romains regardaient, au sortir du sénat, César suspecté d'avoir trempé dans la conjuration de Catilina.

Les choses s'aigrissaient depuis la fuite de Dumouriez ; tout semblait trahison. Dillon, Miranda étaient arrêtés. Les amis de Danton, et Legendre lui-même, disaient qu'il fallait abandonner quelques têtes de généraux. Robespierre ne faisait que suivre l'instinct de sa nature et qu'obéir aux ombrages de son caractère, en pressant l'accusation de Custine, et en abattant tous les chefs militaires sur lesquels l'armée porterait les yeux plus que sur la patrie. La liberté était son but ; il ne voulait d'armée que pour la défendre dans son berceau. La seule force du peuple devait être, selon lui, le peuple lui-même. L'armée, instrument de gloire, avait toujours été tournée dans l'histoire en instrument de tyrannie. L'armée, à ses yeux, était l'arme des rois. La victoire donnait aux généraux la popularité des camps ; la popularité des camps leur donnait l'impatience du joug civil. De général tout-puissant redevenir citoyen obéissant lui semblait un effort supérieur à la vertu humaine. Il ne voulait pas que l'armée prît l'habitude d'admirer un chef et que le peuple se laissât corrompre par la gloire. Dès le temps de l'Assemblée législative, on l'avait vu s'opposer seul à la guerre demandée par les Jacobins. Il avait prévu de loin les trahisons ou les dictatures, plus fatales aux révolutions que les anarchies. Il persévérait dans sa pensée. Luckner, La Fayette, Dumouriez, Custine, Dillon, Biron n'avaient jamais obtenu grâce devant lui. Les victoires l'avaient trouvé plus froid et plus amer que les défaites, car il voyait plus de danger dans la renommée d'un général heureux que dans la perte d'une bataille. Amant exclusif jusqu'à la cruauté de l'idée démocratique, il en était jaloux jusqu'à lui sacrifier le patriotisme.

 

II.

Custine parut devant le tribunal, escorté des souvenirs de ses triomphes et soutenu par la présence de sa belle-fille, dont la beauté, la grâce, l'esprit, la séduction, les larmes attendrissaient la rigueur des âmes. Cette jeune femme avait épousé le fils unique de Custine, lequel était déjà emprisonné. Elle ne quittait le cachot de son mari que pour consoler son beau-père clans sa prison et l'accompagner au tribunal. Custine n'avait été pour elle pendant son élévation qu'un censeur exigeant et chagrin. L'infortune du général avait tout fait oublier à madame de Custine. Elle s'était dévouée au salut et à la consolation de l'homme dont elle avait eu souvent à déplorer la dureté. Elle voulait prouver son amour à son mari en lui rendant un père. Elle avait assiégé de sollicitations les juges, les jurés, les membres des comités. Elle se montrait devant le tribunal, à côté de Custine, comme l'innocence qui dissipe le soupçon. Custine n'avait eu que les faiblesses et les inconséquences de son orgueil. Il avait trahi les espérances de la république, il n'avait ni trahi ni vendu sa patrie. Le sentiment de son innocence, le besoin que l'armée avait de ses talents le rendaient calme et fier devant ses accusateurs. La supériorité de ses connaissances militaires sur celles des témoins qui l'inculpaient, la sûreté de sa mémoire, la promptitude et la netteté de ses répliques, la chaleur vraie de son patriotisme, et enfin cette éloquence martiale dont les camps avaient exercé en lui le don naturel, donnaient aux séances du tribunal révolutionnaire l'attrait et la solennité d'une tragédie. C'était la première grande ingratitude de la république.

 

III.

Fouquier-Tinville, l'accusateur public, bouche de fer de la terreur, indifférente à la vérité ou à la calomnie, lut une longue et confuse accusation où tous les actes militaires de Custine, et principalement ses retraites, et l'abandon de Mayence, étaient travestis en actes de trahison. On entendit de nombreux témoins. Les uns étaient des délateurs en titre qui couraient les camps pour y enregistrer les murmures vagues et les mécontentements personnels des troupes ; les autres étaient des démagogues allemands de Mayence ou de Liège, imputant au général français d'avoir méprisé leurs conseils et modéré leurs excès. Les autres enfin étaient des représentants du peuple en mission auprès des armées, tels que Montaut, Lequinio, Léonard-Bourdon, Merlin de Thionville, Couturier, Hentz ; ceux-là furent les plus réservés dans leurs témoignages. Ils parlèrent de Custine en hommes qui avaient désapprouvé quelquefois sa conduite, mais qui avaient le sentiment de son innocence et le respect de son malheur. Aucun ne prononça le mot de trahison.

Custine discuta les différents chefs d'accusation, débattit les témoignages, rétablit les faits, les circonstances, les dates, et anéantit toutes les inculpations avec un sang-froid, une lucidité et une force qui grandirent justement la renommée de son talent sur ce champ de bataille où il disputait son honneur et sa vie. Aucune preuve ne fut produite. Il ne resta de soupçon que dans l'âme de ceux qui voulaient en avoir. Le patriotisme indigné du général eut des accents de grandeur et de sincérité qui confondaient l'ingratitude de sa patrie.

 

IV.

Levasseur de la Sarthe ayant dit au tribunal qu'il avait remarqué dans la conduite de Custine les mêmes symptômes de trahison qui avaient caractérisé la conduite de Dumouriez, pour livrer ses propres soldats à la merci de l'ennemi : « Moi ! » s'écria Custine pour toute réponse et en levant les bras au ciel, « moi ! avoir médité de faire massacrer mes braves frères d'armes ! » Quelques larmes coulèrent de ses yeux et furent sa seule réfutation.

Cependant l'impatience des Jacobins gourmandait la lenteur du tribunal. La conviction de l'innocence, l'attendrissement ou l'admiration gagnaient tous les cœurs. Les jurés flottaient entre leur conscience et leur opinion. Custine termina les débats par un discours de deux heures, où la clarté de la réfutation, la dignité des sentiments, le pathétique mâle et sobre de l'homme de guerre et l'éloquence révolutionnaire du patriote convaincu ne laissèrent aucun des innombrables spectateurs sans émotion et sans respect. On croyait et il croyait lui-même à son acquittement. Sa belle-fille versait des larmes de joie. Les jurés, à une majorité inattendue, déclarèrent la culpabilité. Le tribunal prononça la peine : c'était la mort.

Il était nuit. Le général, entouré d'une haie de gendarmes, rentra dans la salle pour entendre son jugement. L'anxiété du doute pâlissait son visage. Il promenait des regards incertains sur la foule, comme pour interroger les visages sur son sort. Mais la foule elle-même ne savait rien. Les flambeaux qui éclairaient pour la première fois le prétoire, depuis l'ouverture du procès, annonçaient à Custine que la délibération des jurés avait été longue, et que sa tête avait été disputée à peu de voix. L'auditoire palpitant, l'attitude consternée des juges lui donnèrent pour la première fois le pressentiment du supplice. Il s'assit les yeux fixés sur le président. Coffinhal lut la déclaration du jury et lui demanda, selon l'usage, s'il avait à réclamer contre la peine de mort que l'accusateur public sommait les juges de prononcer contre lui.

L'âme de Custine parut bouleversée, moins par la terreur de la mort que par l'étonnement de l'injustice. Il promena ses regards autour de lui pour y chercher ses défenseurs et pour implorer une dernière voix. Ses défenseurs s'étaient retirés. Ne les apercevant pas, Custine se retourna vers le tribunal avec un geste d'abandon de soi-même. « Je n'ai plus un seul défenseur, s'écria-t-il ; ils se sont tous évanouis. Ma conscience ne me reproche rien. Je meurs calme et innocent. »

 

V.

On emporta sa belle-fille évanouie. La salle se taisait ou sanglotait. Des applaudissements éclataient au dehors parmi le peuple. Custine rentra dans le greffe de la Conciergerie, salle d'attente entre la mort et la vie. Il y tomba à genoux, le front dans ses mains, et resta ainsi prosterné deux heures, abîmé dans ses réflexions et sans proférer une parole. Peut-être pesait-il en lui-même ce qu'il avait sacrifié de son rang, de son sang, de son devoir envers le trône et de sa foi de chrétien à la Révolution, contre la récompense qu'il recevait en ce moment d'elle. En se relevant, il demanda un prêtre et passa la nuit tout entière avec le ministre de Dieu. Sa fin démentit sa vie. Il demanda la force de mourir à cette religion contre laquelle il avait combattu à la tête des soldats de la république. Il s'avoua ainsi le vaincu des doctrines dont il s'était déclaré l'ennemi. Il ne garda rien, dans ces derniers moments, de ce décorum de la mort du soldat, qu'il avait si souvent bravée sur le champ de bataille. L'homme et le père se montrèrent seuls ; le guerrier disparut. Il écrivit une lettre touchante à son fils pour lui recommander le soin de sa mémoire dans les beaux jours de la république, et la réhabilitation de son innocence dans le cœur du peuple, quand le temps détromperait le soupçon. Il monta sur la charrette, les mains liées. Une redingote de drap bleu, qui conservait quelques couleurs et quelques galons d'uniforme, révélait seule la dignité du général dans le costume du condamné. Il baisait avec ardeur un crucifix que son confesseur, assis à côté de lui, pressait sur ses lèvres. Ses yeux, mouillés de larmes, se portaient alternativement de la foule au ciel, comme s'il eût reproché son inconstance à ce peuple, et demandé justice à Dieu. Descendu de la charrette au pied de l'échafaud, il tomba de nouveau à genoux sur le premier degré de l'échelle. Sa prière, que l'on n'osait interrompre, parut redoubler de ferveur et se prolongea longtemps. Il monta enfin d'un pas ferme ; et regardant un moment le couteau comme si c'eût été la baïonnette de la patrie, il se remit aux mains du bourreau et mourut. Cette mort fit rentrer toutes les pensées de trahison dans les cœurs des généraux, toutes les insubordinations dans le devoir ; elle fit tomber devant l'armée étonnée la tête de son chef le plus populaire. Elle lui montra qu'elle n'avait d'autre chef que la Convention. Elle donna aux représentants du peuple sur les frontières un caractère d'inflexibilité qui commanda l'obéissance et l'héroïsme par la terreur. Le parti militaire émigré avec La Fayette, transfuge avec Dumouriez, décapité avec Custine, honteux et silencieux avec Danton, fut complétement anéanti par ce supplice et n'essaya plus de lutter contre Robespierre, devenu le symbole du peuple et la seule tête dominante de la république.

 

VI.

Quatre-vingt-dix-huit exécutions venaient d'ensanglanter l'échafaud en soixante jours. La hache de la terreur une fois remise dans les mains du peuple, on ne pouvait plus la lui retirer. L'implacable et lâche vengeance demandait sans cesse la tête de Marie-Antoinette. L'impopularité aveugle de cette infortunée princesse avait survécu même à sa chute et à sa disparition. Elle était, dans les propos du peuple endurci, la contre-révolution enchaînée, mais la contre-révolution encore vivante. En immolant Louis XVI, le peuple savait bien qu'il n'avait immolé que la main. L'âme des cours était, pour les ennemis de la royauté, dans Marie-Antoinette. A ses yeux, Louis XVI était la personne de la royauté, sa femme en était le crime. Déjà, depuis quelques jours, le conseil de la commune retentissait d'accusations significatives contre ceux des commissaires de la commune qui témoignaient aux prisonniers du Temple quelques égards ou quelque pitié. L'insolence et l'outrage leur étaient commandés comme une vertu de leur opinion. Les exhumations des sépulcres de Saint-Denis, ordonnées par la Convention sur les injonctions de la commune, allaient disperser jusqu'aux cendres des rois. Comment épargner les personnes royales qui respiraient encore au milieu de Paris ? Il semblait aux Jacobins impitoyables que l'atmosphère de la république serait calmée et purifiée par ce sang qui leur était odieux. Le comité de salut public ordonna à Fouquier-Tinville de presser le jugement.

 

VII.

Aucun membre du comité ne regardait la reine comme innocente de haine contre la république, aucun ne la croyait dangereuse à la Révolution ; quelques-uns rougissaient de la nécessité de livrer cette victime. Robespierre lui-même, si acharné contre le roi, aurait voulu préserver la reine. « Les révolutions sont bien cruelles, » disait-il à cette époque. « Il n'y a point de sexe ni d'âge devant elles. Les idées sont impitoyables ; mais le peuple devrait savoir aussi pardonner. Si ma tête n'était pas nécessaire à la Révolution, il y a des moments où j'offrirais ma tête au peuple en échange d'une de celles qu'il nous demande. »

Saint-Just seul ne laissait dévier, par aucun sentiment, l'inflexibilité de la ligne qu'il traçait dans le comité à la marche de la république. Quant au reste de la Montagne, Collot, Legendre, Camille Desmoulins, Billaud-Varennes, Barrère, emportés par la colère et entraînés par la faiblesse dans le mouvement général du moment, ils cherchaient à deviner les instincts de la multitude afin de lui plaire en les servant. Restait la compassion de l'opinion, qui pouvait s'émouvoir pour une reine, pour une veuve, pour une mère, pour une captive, immolée de sang-froid par tout un peuple. Mais l'opinion, asphyxiée par la terreur, était dominée par l'échafaud. La peur rend égoïste comme la prospérité. Chacun avait trop pitié de soi-même pour garder de la pitié aux malheurs d'autrui.

 

VIII.

Nous avons laissé la famille royale au Temple, au moment où le roi s'arrachait aux derniers embrassements pour marcher à l'échafaud. La reine, couchée tout habillée sur son lit, était restée, pendant les longues heures d'agonie du 21 janvier, abîmée dans de longs évanouissements interrompus par des sanglots et des prières. Elle avait cherché à deviner le moment précis où le couteau fatal trancherait la vie de son mari, pour attacher son âme à la sienne et invoquer comme protecteur au ciel celui qu'elle perdait comme époux sur la terre. Les cris de Vive la république, qui s'étaient reproduits de proche en proche, du pied de la guillotine jusqu'au pied de la Bastille, et le roulement des pièces de canon qui rentraient des boulevards dans les sections, avaient indiqué à la reine ce moment. Elle désirait ardemment connaître les funèbres détails des dernières pensées et des dernières paroles de son mari. Elle savait qu'il mourrait en homme et en sage, elle avait besoin de savoir s'il était mort en roi. Une faiblesse devant son peuple et devant la postérité l'aurait plus humiliée que l'échafaud. Le conseil de la commune refusa à Marie-Antoinette cette consolation. Cléry, devenu plus précieux pour elle depuis ses dernières communications avec son maître, et emprisonné encore pendant plus d'un mois dans la tour, n'eut plus d'entrevue avec les captives. Il ne put remettre ni les boucles de cheveux, ni l'anneau de mariage. Ces reliques, presque teintes du sang du supplicié, furent scellées et déposées dans la salle de la tour où se tenaient les commissaires de la commune. Dérobées quelques jours après par le pieux larcin d'un municipal nommé Toulan, qui cachait sous l'apparence de ses fonctions un dévouement passionné à la reine, elles furent envoyées au comte de Provence.

 

IX.

La reine demanda à ses geôliers la permission de donner la dernière marque de respect à la mémoire de son mari, en portant son deuil. Cette demande fut accordée, mais à des conditions de simplicité et de parcimonie qui ressemblaient à une loi somptuaire sur la douleur. Par une autre délibération spéciale, le conseil de la commune accorda aussi quinze chemises au fils du roi.

Quelques relâchements de rigueur dans la captivité intérieure des princesses suivirent la mort du roi. Pendant les premiers moments, les commissaires du Temple crurent eux-mêmes que la république satisfaite ne tarderait pas à remettre en liberté les enfants et les femmes. Des municipaux indulgents laissaient entreluire cette possibilité dans leurs paroles. Madame Elisabeth et la jeune princesse cherchaient à la faire pénétrer dans l'âme de la reine, sinon comme une espérance, du moins comme une diversion à ses larmes ; mais la reine y restait insensible ; soit qu'elle ne crût pas aux retours d'humanité d'un peuple qui avait poussé le ressentiment jusqu'à l'échafaud pour un roi jadis aimé, soit que la liberté sans le trône et sans son mari lui parût moins désirable que la mort.

Elle se refusa obstinément à descendre au jardin, dont la promenade lui avait été rouverte. — « Il lui serait impossible, » disait-elle en se rejetant dans les bras de sa sœur, « de passer devant la porte de la chambre du roi, au premier étage de la tour. Elle y verrait sans cesse la trace de son dernier pas sur les marches de l'escalier. » Il n'y avait ni air ni ciel qui pussent compenser pour elle un tel supplice de l'âme. Seulement, alarmée des suites de cette réclusion complète sur la santé de ses enfants, elle consentit, à la fin de février, à prendre un peu d'air et d'exercice sur la plate-forme de la tour.

Le conseil de la commune, informé de la curiosité que ces promenades, aperçues du dehors, excitaient dans les maisons voisines, et suspectant des intelligences par le regard, disputa la vue de l'horizon aux captives. Il ordonna, par une délibération du 26 mars, que le vide des créneaux de la tour serait rempli par des jalousies qui, en laissant pénétrer l'air, intercepteraient le regard.

Ces précautions, cruelles pour les enfants, étaient un bienfait pour la reine. Elles lui dérobaient l'aspect d'une ville odieuse, les bruits de la terre, et ne lui laissaient voir que le ciel où elle aspirait. Sa santé s'altérait, sans que son âme s'aperçût de la décadence de son corps. Elle passait les nuits dans des insomnies que ses traits révélaient le matin. Sa sœur et sa fille la supplièrent de demander l'ouverture d'une porte de communication entre sa chambre et la chambre contiguë dans laquelle on les enfermait elles-mêmes tous les soirs. La reine y consentit par déférence pour leur tendresse. Chaumette, procureur général de la commune, attendri par les larmes des princesses et par le spectacle du dépérissement de la reine, promit d'appuyer cette demande. Le lendemain il revint, accompagné de Pache et de Santerre, annoncer à la reine que le conseil avait rejeté cette supplique.

Pache et Santerre ne purent contempler sans stupeur la victime abattue de tant de persécutions. Ils se retirèrent effrayés de leur toute-puissance et enchaînés dans les exigences d'une opinion qui, en les élevant au-dessus du peuple, leur défendait même d'être hommes.

 

X.

La captivité se resserra. Cependant la sensibilité, qui domine même l'opinion, avait introduit des hommes dévoués à travers les guichets du Temple. Un complot était ourdi par quelques-uns des municipaux pour adoucir la captivité des princesses et pour leur ménager des intelligences avec le dehors. Toulan, Lepitre, Beugneau, Vincent, Bruno, Merle et Michonis trompaient la surveillance des autres commissaires et les précautions de la commune.

M. Hue, valet de chambre du roi, resté libre et oublié dans Paris, était en communication avec ces commissaires et transmettait ainsi aux princesses les faits, les bruits, les espérances et les trames du dehors qui intéressaient leur situation. Ces communications, verbales ou écrites, ne pouvaient parvenir aux captives qu'avec des précautions et des ruses qui déconcertassent les yeux des autres commissaires. Les municipaux se surveillaient mutuellement. Un regard ou un geste d'intelligence surpris par l'un aurait conduit l'autre à l'échafaud. Toulan et Lepitre empruntaient la main de Turgy et l'intermédiaire des objets inanimés. Un poêle percé de bouches de chaleur était destiné à échauffer une salle du troisième étage qui servait d'antichambre commune à la reine et à madame Elisabeth ; c'est dans les tuyaux de ce poêle que Turgy déposait les billets, les avis, ou les fragments de papiers publics qui devaient informer les princesses de ce qu'on voulait leur faire connaître. Les princesses y cachaient à leur tour les billets écrits avec ces encres sympathiques dont la couleur ne revit qu'au feu. Les événements intérieurs et extérieurs, la disposition des esprits, les progrès de la Vendée, les succès des armées étrangères, les éclairs de fausse espérance que faisaient luire des conspirations chimériques pour leur délivrance, et enfin quelques billets trempés des larmes d'une véritable amitié entraient ainsi dans la prison de Marie-Antoinette. Mais l'espérance n'entrait pas jusque dans son cœur. L'horreur de sa situation était précisément de ne plus craindre et de ne plus espérer. Elle n'avait plus même l'agitation de la souffrance qui lutte, elle avait la paix du désespoir et l'immobilité du sépulcre avec la sensibilité de la vie.

L'absence éternelle du roi laissait retomber sur elle seule tout le sentiment de ses infortunes. Plus occupée de lui que d'elle-même pendant qu'il était là, le soin d'adoucir la captivité de son mari avait enlevé à la reine la moitié du poids de ses peines. Rien ne la relevait plus du sol où elle était abattue. Ses enfants n'étaient pour elle que des parties douloureuses et mutilées de son âme. C'était l'hérédité de son supplice placée devant elle, pour lui rappeler qu'après elle quelque chose d'elle saignerait, gémirait, expirerait encore. La sérénité de sa sœur l'environnait, sans se communiquer à ses sens. Elle regardait madame Elisabeth comme une créature impassible, placée, par la sublimité de sa foi et par la résignation de sa nature, dans une sphère inaccessible aux passions et aux angoisses de l'humanité. Elle la respectait, elle lui portait envie ; mais la nature impressionnable et passionnée de Marie-Antoinette n'avait avec madame Elisabeth d'autre similitude que la chute, d'autre contact que le malheur commun. L'une était un ange, l'autre était une femme. Elles se touchaient sur la terre, mais il y avait le ciel entre elles deux.

 

XI.

Le 31 mai, les princesses entendirent, sans le comprendre, le murmure lointain des soulèvements qui emportaient les Girondins. Elles ne connurent que plusieurs jours après la chute de ces hommes qui, au lieu de les délivrer, allaient les entraîner plus rapidement dans leur mort. Hébert et Chaumette vinrent de temps en temps se repaître du spectacle de leur misère, tantôt injurieux, tantôt apitoyés, selon la colère ou radoucissement du peuple. Toulan, Lepitre et leurs complices avaient été dénoncés par la femme de Tison, qui servait la reine. Ils furent suppliciés. Cette femme, troublée par le remords, perdit la raison, se jeta aux pieds de la reine, implora son pardon, et agita plusieurs jours la prison du spectacle et des cris de sa démence. Les princesses, oubliant les dénonciations de cette malheureuse, devant ses repentirs et sa folie, la veillèrent tour à tour et se privèrent de leur propre nourriture pour la soulager.

Après le 31 mai, la terreur qui régnait dans Paris pénétra jusque dans le donjon et donna aux hommes, aux propos, aux mesures un caractère de rigueur et de persécution plus odieux. Chaque municipal prouvait son patriotisme en enchérissant sur les rudesses de son prédécesseur.

La Convention, après avoir décrété que la reine serait jugée, ordonna quelle fût séparée de son fils. On voulut lire cet ordre à la famille royale. L'enfant se précipita dans les bras de sa mère en la suppliant de ne pas l'abandonner à ses bourreaux. La reine porta son fils sur son lit, et, se plaçant entre lui et les municipaux, leur déclara qu'ils la tueraient sur la place avant d'arriver jusqu'à lui. Menacée en vain de la violence si elle continuait de résister au décret, elle lutta deux heures, jusqu'à l'épuisement de ses forces, contre les injonctions, les menaces, les injures et les gestes des commissaires. Tombée enfin de lassitude au pied du lit et persuadée par madame Elisabeth et par sa fille, elle habilla le Dauphin et le remit baigné de ses larmes aux geôliers. Le cordonnier Simon, choisi, à la brutalité de ses mœurs, pour remplacer le cœur d'une mère, emporta le Dauphin dans la chambre où ce jeune roi devait mourir. L'enfant resta deux jours couché sur le plancher sans vouloir prendre de nourriture. Aucune supplication de la reine ne put obtenir de la commune la grâce d'entrevoir une seule fois son fils. Le fanatisme avait tué la nature. Les verrous se refermèrent jour et nuit sur l'appartement des princesses. Les municipaux mêmes n'y parurent plus. Les porte-clefs seuls y montaient trois fois par jour pour apporter les aliments et visiter les grilles des fenêtres. Aucune femme de service n'avait remplacé la femme de Tison enfermée dans un hospice de fous. Madame Elisabeth et la jeune princesse faisaient les lits, balayaient la chambre et servaient la reine. La seule consolation des princesses était de monter chaque jour sur la plate-forme de leur tour à l'heure où le jeune Dauphin se promenait de son côté sur la sienne, et d'épier l'occasion d'échanger un regard avec lui. La reine passait tout le temps de ces promenades, les yeux collés contre une fente des abat-jours, entre les créneaux, pour chercher à entrevoir l'ombre du corps de son enfant et à entendre sa voix.

Tison, que les remords de sa femme et sa démence avaient adouci, venait de temps en temps informer furtivement madame Elisabeth de la situation et de la santé du Dauphin. Cette princesse ne rapportait qu'à moitié à la reine les cruelles informations qu'elle recevait ainsi. Le cynisme et la brutalité de Simon dépravaient à la fois le corps et l'âme de son pupille. Il l'appelait le louveteau du Temple. Il le traitait comme on traite les petits des animaux féroces surpris à la mère et réduits en captivité, à la fois intimidés par les coups et énervés par l'apprivoisement de leurs gardiens. Il punissait en lui la sensibilité. Il récompensait la bassesse. Il encourageait le vice. Il enseignait à l'enfant à injurier la mémoire de son père, les larmes de sa mère, la piété de sa tante, l'innocence de sa sœur, la fidélité de ses partisans. Il lui faisait chanter des chansons obscènes en l'honneur de la république, de la lanterne et de l'échafaud. Souvent ivre, Simon se plaisait à ces dérisions de la fortune qui réjouissaient sa bassesse. Il se faisait servir à table, lui assis, par l'enfant debout. Un jour, dans ce jeu cruel, il faillit arracher un œil au Dauphin d'un coup de serviette sanglé au visage. Une autre fois, il saisit un chenet dans le foyer et le leva sur la tête de l'enfant en le menaçant de l'assommer. Plus fréquemment il s'adoucissait avec lui et feignait de compatir à son âge et à son malheur, pour s'attirer sa confiance et rapporter ses propos à Hébert et à Chaumette. — « Capet, » lui dit-il un jour au moment où l'armée vendéenne passait la Loire, « si les Vendéens te délivraient, que ferais-tu ? — Je vous pardonnerais, » lui répondit l'enfant. Simon lui-même fut attendri de cette réponse et reconnut le sang de Louis XVI. Mais cet homme, égaré par l'orgueil de son importance, par le fanatisme et par le vin, n'était susceptible ni d'une constante férocité ni d'un adoucissement durable. C'était la crapule et la brutalité chargées par le sort d'avilir et de dénaturer le dernier germe de la royauté.

 

XII.

Le 2 août, à deux heures du matin, on vint réveiller la reine pour lui lire le décret qui ordonnait sa translation à la Conciergerie, en attendant qu'on lui fit son procès. Elle écouta la lecture de l'ordre sans montrer ni étonnement ni douleur. C'était un pas de plus vers le but qu'elle voyait inévitable et qu'elle désirait prochain. En vain madame Elisabeth et sa fille se jetèrent-elles aux pieds des membres de la commune, pour les supplier de ne pas les séparer, l'une de sa sœur, l'autre de sa mère. Aucune parole, aucun geste ne leur répondit. La reine, muette aussi et encore à demi nue, fut contrainte de s'habiller devant le groupe d'hommes qui remplissait sa chambre. Ils la fouillèrent. Ils scellèrent les petits objets et les bijoux qu'elle portait sur elle : c'étaient un portefeuille, un miroir de poche, une bague en or enlacée de cheveux, un papier sur lequel étaient gravés deux cœurs en or avec des lettres initiales, un portrait de la princesse de Lamballe son amie, deux autres portraits de femmes qui lui rappelaient deux amies d'enfance à Vienne, et quelques signes symboliques de dévotion à la Vierge que madame Elisabeth lui avait donnés à porter comme un préservatif à ses infortunes et un souvenir du ciel dans les cachots. Ils ne lui laissèrent qu'un mouchoir et un flacon de vinaigre, pour la rappeler de l'évanouissement, si elle venait à succomber à l'émotion du départ. La reine, enveloppant sa fille de ses bras, l'entraîna dans un angle de la chambre, et, la couvrant de ses bénédictions et de ses larmes, lui fit ses derniers adieux. Elle lui recommanda le même pardon de leurs ennemis et le même oubli des persécutions que lui avait recommandés Louis XVI mourant ; elle mit les mains de la jeune fille dans les mains de madame Elisabeth : « Voilà, lui dit-elle celle qui va être désormais votre père et votre mère, obéissez-lui et aimez-la comme si c'était moi. — Et vous, ma sœur, » dit-elle à madame Elisabeth en se jetant dans ses bras, « je laisse en vous une autre mère à mes pauvres enfants, aimez-les comme vous nous avez aimés jusqu'au cachot et jusqu'à la mort ! »

Madame Elisabeth répondit quelques mots si bas à la reine que personne ne les entendit. C'était sans doute une recommandation de sa piété qui dominait et sanctifiait jusqu'à sa douleur. La reine fit un signe de tête de déférence, puis sortit de l'appartement, à pas lents, les yeux baissés et sans oser jeter un dernier regard sur sa fille et sur sa sœur, de peur d'épuiser son âme dans une suprême émotion. En sortant du guichet, elle se heurta le front contre la solive de la porte basse. On lui demanda si elle s'était fait mal. — « Oh non ! » dit-elle avec un accent qui contenait toute sa destinée, « rien ne peut plus à présent me faire de mal. » Une voiture, où montèrent avec elle deux municipaux, et qu'escortaient des gendarmes, la conduisit à la Conciergerie.

 

XIII.

La prison de la Conciergerie est enfouie sous les vastes constructions du Palais-de-Justice, dont elle occupe l'étage souterrain. Elle est, pour ainsi dire, creusée clans ses fondements. Ces sombres voûtes du palais de saint Louis sont profondément encaissées aujourd'hui par l'élévation du sol ; la terre submerge graduellement les monuments des hommes dans les grandes villes. Ces souterrains forment les guichets, les geôles, les antichambres, les postes de gendarmerie, de porte-clefs. Les longs corridors, surbaissés comme des cloîtres, s'ouvrent d'un côté sur des arcades qui reçoivent le jour des préaux, d'un autre côté sur des cachots où l'on descend par quelques marches. Les cours étroites, disséminées dans ce vaste encadrement de pierre, sont obscurcies par les hautes murailles du Palais-de-Justice. Le jour y descend perpendiculaire et lointain comme au fond de larges puits carrés. La haute chaussée du quai sépare la Conciergerie de la Seine. L'élévation de cette chaussée au-dessus du niveau des cachots et des cours, et le suintement de la terre imbibée par les grandes eaux, répandent sur les pavés, sur les murs et même dans les cours une humidité sépulcrale, qui ébrèche constamment le ciment et qui tache de plaques de mousse verdâtre les pierres de l'édifice. Le clapotement du fleuve sous les ponts, le bruit continu des voitures sur le quai, et le retentissement sourd des pas de la foule qui inonde, à l'heure des tribunaux, les prétoires et les étages supérieurs du palais, ébranlent perpétuellement les voûtes. Ces bruits roulent comme un tonnerre lointain dans l'oreille des prisonniers et semblent leur rendre présents à toute heure les éternels gémissements de ces demeures. Les piliers massifs, les voûtes surbaissées, les ogives étroites, les sculptures bizarres dont les ciseaux gothiques ont décoré les cordons et les chapiteaux, rappellent l'antique destination de ce palais des rois des premières races, changé en égout du vice et du crime et en portique de la mort. Ces substructions gigantesques servent de fondation à la haute tour quadrangulaire de qui relevaient jadis tous les fiefs du royaume. Cette tour était le centre de la monarchie. Ainsi, c'est sous ce palais même de la féodalité que la vengeance ou la dérision du sort renfermait l'agonie de la monarchie et le supplice de la féodalité. Qui eût dit aux rois des premières races que dans ce palais ils bâtissaient la prison et le tombeau de leurs successeurs ? Le temps est le grand expiateur des choses humaines. Mais, hélas ! il se venge en aveugle, et il lave, avec les larmes et le sang d'une femme victime du trône, les torts et les oppressions de vingt rois !

 

XIV.

Quand on a descendu les marches d'un large escalier et qu'on a traversé deux grands guichets, on entre dans un cloître dont les arcades ouvrent sur une cour, promenade des prisonniers. Une série de portes en bois de chêne grossièrement raboté, reliées par des bandes, des serrures et des verrous massifs, règne à gauche sous ce corridor. La seconde de ces portes, en sortant des guichets, donnait entrée dans une petite chambre souterraine ; le sol était de trois marches plus bas que le seuil du corridor. Une fenêtre grillée empruntait la lumière d'une cour étroite et profonde comme une citerne vide. A gauche de cette première cellule, une porte plus basse encore que la première, mais sans ferrements et sans verrous, donnait accès à une espèce de sépulcre voûté, pavé et muré en pierres de taille noircies par la fumée des torches et éraillées par l'humidité. Une lucarne prenant jour sur le même préau que celle de l'antichambre, et garnie d'un treillage de barreaux de fer entrelacés, y laissait filtrer une lumière toujours semblable au crépuscule. Au fond de ce caveau, du côté opposé à la fenêtre, un misérable grabat sans ciel de lit et sans rideaux, des couvertures de laine grossière telles que celles qui passent d'un lit à l'autre dans les hôpitaux et dans les casernes, une petite table en sapin, un coffre de bois et deux chaises de paille formaient tout l'ameublement. C'est là qu'au milieu de la nuit et à la lueur d'une chandelle de suif, on jeta la reine de France, descendue de degré en degré et d'infortune en infortune, de Versailles et de Trianon, jusque dans ce cachot. Deux gendarmes, le sabre nu à la main, furent placés en faction dans la première chambre, la porte ouverte et l'œil fixé sur l'intérieur du cachot de la reine, ayant pour consigne de ne la perdre jamais de vue, même dans son sommeil.

 

XV.

Cependant il n'est pas donné à la férocité des hommes de trouver des instruments toujours implacables. Les cachots mêmes ont leur attendrissement. Un geste respectueux, un regard d'intelligence, un son de voix sympathique, un mot furtif font comprendre à la victime qu'elle n'est pas encore totalement séquestrée de l'humanité. Cette communion avec ce qui respire et avec ce qui sent sur la terre, donne au malheureux, jusqu'à sa dernière heure, la force de respirer. La reine trouva dans la contenance, dans les yeux et dans l'âme de madame Richard, femme du concierge, cette sensibilité cachée sous la rigueur de ses fonctions. La main condamnée à la froisser fut celle qui s'amollit pour la soulager. Tout ce que l'arbitraire d'une prison permet d'apporter d'adoucissements à la règle, à la consigne, à la nourriture, à la solitude, fut tenté par madame Richard, pour prouver à sa prisonnière que, même au fond de son infortune, elle régnait encore par la pitié et par le dévouement sur un cœur.

Madame Richard, royaliste de souvenir, sentait bien moins d'orgueil de tenir la fille, la femme et la mère des rois à sa merci, que de bonheur de pouvoir sécher une larme. Elle introduisit dans le cachot quelques meubles nécessaires ou agréables à la reine. Elle envoya chercher au Temple les ouvrages de tapisserie, les pelotons de laine et les aiguilles que Marie-Antoinette y avait laissés. Ces ouvrages de main, en occupant les doigts, distrayaient les chagrins de la reine. Madame Richard préparait elle-même les aliments de la prisonnière. Elle venait à chaque instant, sous prétexte de sa charge, recommander les égards aux gendarmes de service, s'informer des besoins de la captive, lui glisser quelques mots d'intelligence et d'espoir, et distraire la solitude du jour et les insomnies de la nuit. Elle lui apportait des nouvelles de sa sœur, de sa fille, de son fils, qu'elle se procurait par ses correspondances avec le Temple. Elle transmettait, par l'intermédiaire de commissaires complices, des nouvelles de la reine à sa sœur et à ses enfants. Le concierge Richard, quoique plus rude en apparence, pour mieux dérober sa complicité, partageait tous les sentiments de sa femme et trempait dans tous ces adoucissements.

 

XVI.

On ignorait au dehors l'époque à laquelle on devait juger Marie-Antoinette. Cet ajournement du comité de salut public faisait espérer qu'il voulait tromper l'impatience féroce de la populace ou l'user par le temps. Plusieurs des municipaux trempaient, en secret, dans des complots d'évasion. Madame Richard favorisait l'introduction de ces hommes dévoués dans le cachot. Elle occupait adroitement, pendant ces rapides entretiens, l'attention des gendarmes de garde dans l'antichambre. Michonis, membre de la municipalité et administrateur de police, qui s'était déjà dévoué à la famille royale au Temple, au péril de sa vie, continuait le môme dévouement à la Conciergerie. Il y a des natures généreuses que l'infortune séduit et que le danger attire. Michonis était de ce nombre, comme Lepitre et Toulan.

Grâce à Michonis, un gentilhomme royaliste, nommé Rougeville, s'introduisit dans la prison, vit la reine, lui offrit une fleur qui contenait un billet. Ce billet parlait de délivrance et fut surpris dans les mains de la reine par un des gendarmes. Michonis fut arrêté. Madame Richard et son mari, arrachés à leurs fonctions, furent jetés dans les cachots où ils avaient laissé entrer l'indulgence. La reine trembla.

Mais cette fois encore un cœur généreux para les outrages qu'Hébert et Chaumette commandaient d'infliger à leur victime. Il ne se trouva pas une main de femme qui se prêtât à être un instrument de torture contre une autre femme née si haut et tombée si bas.

On avait songé à donner au féroce Simon la place de concierge de la prison. M. et madame Bault, anciens concierges de la Force, sollicitèrent et obtinrent ce poste, dans l'intention d'adoucir la captivité et de consoler les dernières heures de leur ancienne maîtresse. La princesse, qui les avait protégés dans le temps de sa toute-puissance, se réjouit de retrouver en eux des visages connus et des cœurs amis.

Madame Bault, malgré les ordres de la commune, qui enjoignait de ne donner à la reine que le pain et l'eau des prisonniers, prépara elle-même les aliments. A la place de l'eau fétide de la Seine, elle fit apporter tous les jours l'eau pure d'Arcueil, que la reine avait l'habitude de boire à Trianon. Des marchandes de fleurs et de fruits de la Halle, qui servaient autrefois les maisons royales, apportaient furtivement au guichet des melons, des pêches, des bouquets que la concierge faisait parvenir à sa prisonnière, comme un témoignage de la fidélité du cœur, dans les plus humbles conditions. L'intérieur du cachot rendait ainsi à la captive quelque image et quelque odeur de ces jardins qu'elle avait tant aimés. Madame Bault, pour affecter plus de rigueur et d'incorruptibilité dans sa surveillance, n'entrait jamais chez la princesse. Son mari seul s'y présentait accompagné des administrateurs de police. Ces administrateurs de police s'aperçurent un jour qu'on avait tendu une vieille tapisserie entre le lit et la muraille pour assainir le cachot. Ils gourmandèrent Bault de cette tolérance, qui sentait, selon eux, le courtisan. Bault feignit d'avoir tapissé le mur pour assourdir le caveau et pour empêcher que la plainte ne fût entendue des autres détenus.

L'humidité du sol avait fait tomber en lambeaux les deux seules robes, l'une blanche, l'autre noire, que la reine eût en sa possession et qu'elle portait alternativement. Ses trois chemises, ses bas, ses souliers, constamment imbibés d'eau, étaient dans le même délabrement. La fille de madame Bault raccommoda ces vêtements et ces chaussures, et distribua secrètement, comme des reliques, les pièces et les débris qui s'en détachaient. Cette jeune fille, introduite tous les matins dans le cachot, et attendrissant, par sa grâce et sa gaieté, la rudesse des gendarmes, aidait la reine à s'habiller et à retourner les matelas de son lit. Elle coiffait la prisonnière. Ses cheveux, jadis si touffus et si blonds, blanchissaient et tombaient d'une tête de trente-sept ans, comme si la nature avait eu la prescience de la brièveté de sa vie.

 

XVII.

La reine écrivait, à l'aide d'une pointe d'aiguille, les pensées qu'elle voulait retenir, sur l'enduit de la muraille. Un des commissaires, qui visita sa chambre après son jugement, releva quelques-unes de ces inscriptions. La plupart étaient des vers allemands ou italiens, allusions à son sort. Glorieuse et touchante destinée des poètes, de prêter leur voix à tous les bonheurs et à toutes les infortunes de la vie ! comme si aucune félicité ou aucune misère n'était complète, à moins d'avoir été exprimée dans cette langue de l'immortalité !

Les autres inscriptions étaient des versets de l'Imitation, des Psaumes, et de l'Évangile. La muraille du côté opposé à la fenêtre en était couverte. C'étaient les pages de pierre du livre de sa passion. Le commissaire voulut un jour les copier ; l'inflexibilité de ses collègues les fit couvrir à l'instant d'une couche de chaux, pour que ce gémissement d'une reine n'eût pas même d'écho dans la république.

Les légers adoucissements de la captivité ne pouvaient jamais s'étendre jusqu'à modifier la nudité, les ténèbres, l'immobilité de la prison. La reine ayant désiré une couverture de coton plus légère que les lourds tapis de laine grossière qui l'oppressaient dans son sommeil, Bault transmit cette requête au procureur-général de la commune : « Qu'oses-tu demander, lui répondit brutalement Hébert, tu mériterais d'être envoyé à la guillotine ! »

La sensibilité de la reine pour ces soins ne pouvait s'exprimer librement, en présence des gendarmes. Elle essaya de glisser une fois une boucle de ses cheveux et une paire de gants dans la main de M. Bault. Les gendarmes s'en saisirent. Ils portèrent ce présent suspect à Fouquier-Tinville, qui le donna lui-même à Robespierre.

La reine cherchait tous les moyens de faire parvenir après elle, à ses enfants ou à ses amis, quelques signes matériels du souvenir qu'elle nourrissait d'eux jusqu'à la mort. Elle arracha un à un des fils de laine du vieux tapis tendu au bord de son lit. A l'aide de deux cure-dents d'ivoire transformés en aiguille de tapisserie, elle en tressa une jarretière ; quand elle fut achevée, elle fit signe à Bault et la laissa glisser à ses pieds. Bault, feignant de laisser tomber son mouchoir, se baissa pour la ramasser, la déroba ainsi à la vue des gendarmes. Ce dernier et touchant ouvrage de la reine, trempé de ses larmes, fut remis après sa mort à sa fille.

Dans les derniers jours de la détention, le concierge avait obtenu, sous prétexte de mieux garantir sa responsabilité, que les gendarmes seraient retirés de l'intérieur et placés en dehors de la porte dans le corridor. La reine n'eut plus à subir les regards, les propos et les outrages continuels de ses surveillants. Elle n'avait plus que la société de ses pensées. Elle passait ses heures à lire, à méditer et à prier. Quelques distractions lui venaient aussi du dehors. Malgré la présence de deux gendarmes en faction devant sa lucarne grillée, des prisonniers compatissants, passant et repassant dans le préau, s'entretenaient à haute voix des nouvelles publiques et faisaient indirectement pénétrer quelques demi-mots jusqu'aux oreilles de la reine. Ce fut ainsi qu'elle apprit d'avance le jour où elle monterait au tribunal.

 

XVIII.

Le 13 octobre, Fouquier-Tinville vint lui signifier son acte d'accusation. Elle l'écouta comme une formalité de la mort, qui ne valait pas l'honneur d'être discutée. Son crime était d'être reine, épouse et mère de roi, et d'avoir abhorré une révolution qui lui arrachait la couronne, son époux, ses enfants et la vie. Pour aimer la Révolution, il lui aurait fallu haïr la nature et renverser en elle tous les sentiments humains. Entre elle et la république, il n'y avait pas procès ; il y avait haine à mort. La plus forte des deux l'infligeait à l'autre. Ce n'était pas justice, c'était vengeance. La reine le savait, la femme l'acceptait ; elle ne pouvait pas se repentir et elle ne voulait pas supplier.

Elle choisit, pour la forme, deux défenseurs, Chauveau-Lagarde et Tronson-Ducoudray. Ces avocats, jeunes, illustres, généreux, avaient fait secrètement briguer cet honneur. Ils cherchaient, dans les causes solennelles du tribunal révolutionnaire, non un vil salaire de leurs paroles, mais les applaudissements de la postérité. Néanmoins un reste d'instinct de la vie, qui fait chercher aux mourants une éventualité de salut jusque dans l'impossible, occupa la reine le reste du jour et la nuit suivante. Elle nota quelques réponses aux interrogatoires qu'elle allait avoir à subir.

Le lendemain, 14 octobre, à midi, elle se vêtit et se coiffa avec toute la décence que comportaient la simplicité et l'indigence de ses habits. Elle n'affecta point d'étaler des haillons qui eussent fait rougir la république. Elle ne songea point à apitoyer les regards du peuple. Sa dignité de femme et de reine lui défendait de se draper dans sa misère.

Elle monta, au milieu d'une forte escouade de gendarmerie, l'escalier du prétoire, traversa les flots du peuple qu'une si solennelle vengeance avait attiré dans les couloirs, et s'assit sur le banc des accusés. Son front, foudroyé par la Révolution et flétri par la douleur, n'était ni humilié ni abattu. Ses yeux, entourés de ce cercle noir que les insomnies et les larmes creusent, comme le lit du chagrin, au-dessous des paupières, lançaient encore des éclairs de leur ancien éclat sur les fronts de ses ennemis. On ne voyait plus la beauté qui avait enivré la cour et ébloui l'Europe, mais on en distinguait encore les traces. Sa bouche attristée gardait les plis de la fierté royale mal effacés par les plis des longues douleurs. La fraîcheur naturelle de son teint du Nord luttait encore avec la livide pâleur des prisons. Ses cheveux, blanchis par les angoisses, contrastaient avec cette jeunesse du visage et de la taille, et se déroulaient sur son cou comme une dérision amère et précoce du sort à la jeunesse et à la beauté. Sa contenance était naturelle ; non celle d'une reine irritée insultant du fond de son mépris au peuple qui triomphe d'elle, ni celle d'une suppliante qui intercède par son abaissement et qui cherche l'indulgence dans la compassion, mais celle d'une victime que de longues infortunes ont habituée à sa condition, qui a oublié qu'elle fut reine, qui se rappelle seulement qu'elle est femme, qui ne veut rien revendiquer de son rang évanoui, rien abdiquer de la dignité de son sexe et de son malheur.

 

XIX.

La foule, muette de curiosité plus que d'émotion, la contemplait d'un regard avide. La populace semblait jouir de tenir enfin cette femme superbe sous ses pieds et mesurait sa grandeur et sa force à l'abaissement de sa plus redoutable ennemie. Cette foule se composait surtout de ces femmes qui avaient pris pour mission d'accompagner de leurs insultes les condamnés à l'échafaud. Les juges étaient : Hermann, Foucault, Sellier, Coffinhal, Deliége, Ragmey, Maire, Denizot et Masson. Hermann présidait.

« Quel est votre nom ? » demanda Hermann à l'accusée. « Je m'appelle Marie-Antoinette de Lorraine d'Autriche, » répondit la reine. Sa voix basse et émue semblait demander pardon à l'auditoire de la grandeur de ces noms. « Votre état ? — Veuve de Louis, ci-devant roi des Français. — Votre âge ? — Trente-sept ans. »

Fouquier-Tinville lut au tribunal l'acte d'accusation. C'était le résumé de tous les crimes supposés de naissance, de rang et de situation d'une reine jeune, étrangère, adorée de sa cour, toute-puissante sur le cœur d'un roi faible, prévenue contre des idées qu'elle ne comprenait pas et contre des institutions qui la détrônaient. Cette partie de l'acte d'accusation n'était que l'acte d'accusation de la destinée. Ces crimes étaient vrais pour ses ennemis, mais c'étaient les crimes de son rang. La reine ne pouvait pas plus s'en absoudre, que le peuple ne pouvait l'en accuser. Le reste de l'acte d'accusation n'était qu'un odieux écho de tous les bruits, de tous les murmures qui avaient rampé pendant dix ans dans l'opinion publique : les prodigalités, les débordements supposés et les trahisons prétendues de la reine. C'était son impopularité traduite en incrimination. Elle entendit tout cela, sans donner aucun signe d'émotion ou d'étonnement, en femme accoutumée à la haine et sur qui la calomnie avait perdu son amertume et l'outrage son âpreté. Ses doigts distraits se promenaient sur la barre du fauteuil, comme ceux d'une femme qui cherche des réminiscences sur un clavier. Elle subissait la voix de Fouquier-Tinville, elle ne l'écoutait pas.

Les témoins furent appelés et interrogés. Après chaque témoignage, Hermann interpellait l'accusée. Elle répondit avec présence d'esprit et discuta brièvement les témoignages, en les réfutant. Le seul tort de cette défense était la défense elle-même.

 

XX.

Plusieurs de ces témoins, arrachés aux prisons où ils étaient déjà détenus, lui rappelèrent d'autres jours, et s'attendrirent eux-mêmes en revoyant la reine de France dans cette ignominie. De ce nombre fut Manuel, accusé d'humanité au Temple, et qui s'honora de l'accusation ; Bailly, qui s'inclina avec plus de respect devant l'abaissement de la reine qu’il ne l'avait fait devant sa puissance. Les réponses de Marie-Antoinette ne compromirent personne. Elle s'offrit seule à la haine de ses ennemis et couvrit généreusement tous ses amis. Chaque fois que les débats du procès ramenaient les noms de la princesse de Lamballe ou de la duchesse de Polignac, ses plus tendres attachements, elle eut un accent de sensibilité, de tristesse et de respect à ces noms. Elle montra qu'elle n'abandonnait pas ses sentiments devant la mort, et que, si elle livrait sa tête au peuple, elle ne lui livrait pas son cœur à profaner.

L'ignominie de certaines accusations voulut déshonorer en elle jusqu'au sentiment maternel. Le cynique Hébert, entendu comme témoin sur ce qui se passait au Temple, imputa à la reine des actes de dépravation et de débauche allant jusqu'à la corruption de son propre fils, « dans l'intention, disait-il, d'énerver l'âme et le corps de cet enfant et de régner en son nom, sur les ruines de son intelligence. » La pieuse madame Elisabeth était présentée comme témoin et comme complice de ces turpitudes. L'indignation de l'auditoire déborda à ces mots, non contre l'accusée, mais contre l'accusateur. La nature outragée se soulevait. La reine fit un geste d'horreur, embarrassée de répondre sans souiller ses lèvres. Un juré reprit le témoignage d'Hébert et demanda à l'accusée pourquoi elle n'avait pas répondu à cette accusation : « Je n'ai pas répondu, » dit-elle avec la majesté de l'innocence et avec l'indignation de la pudeur, « parce qu'il y a des accusations auxquelles la nature se refuse de répondre. » Puis se tournant vers les femmes de l'auditoire les plus acharnées contre elle, et les interpellant par le témoignage de leur cœur et par la communauté de leur sexe : « J'en appelle à toutes les mères ici présentes ! » s'écria-t-elle. Un murmure d'horreur contre Hébert parcourut la foule.

La reine ne répondit pas avec moins de dignité aux imputations qu'on lui faisait d'avoir abusé de son ascendant sur la faiblesse de son mari. « Je ne lui ai jamais connu ce caractère, dit-elle ; je n'étais que sa femme, et mon devoir comme mon bonheur était de me conformer à sa volonté. » Elle ne sacrifia pas, par un seul mot, la mémoire et l'honneur du roi au soin de sa propre justification ou à l'orgueil d'avoir régné sous son nom. Elle voulait lui reporter sa mémoire honorée ou vengée au ciel.

 

XXI.

Après la clôture de ces longs débats, Hermann résuma l'accusation et déclara que le peuple français tout entier déposait contre Marie Antoinette. Il invoqua la peine au nom de l'égalité dans les crimes et de l'égalité dans les supplices, et posa les questions de culpabilité au jury. Chauveau-Lagarde, et Tronson-Ducoudray, dans leur défense, émurent la postérité, sans émouvoir les auditeurs ni les juges. Le jury délibéra pour la forme et rentra dans la salle après une heure d'interruption. On appela la reine pour entendre son arrêt. Elle l'avait entendu d'avance, dans les trépignements de joie de la foule qui remplissait le palais. Elle l'écouta sans prononcer un seul mot et sans faire un seul geste. Hermann lui demanda si elle avait quelque observation à faire sur la peine de mort portée contre elle. Elle secoua la tête et se leva comme pour marcher d'elle-même à l'exécution. Elle dédaigna de reprocher sa rigueur à la destinée et sa cruauté au peuple. Supplier, c'eût été reconnaître. Se plaindre, c'eût été s'abaisser. Pleurer, c'eût été s'avilir. Elle s'enveloppa dans le silence qui était sa dernière inviolabilité. Des applaudissements féroces la suivirent jusque dans les profondeurs de l'escalier qui descend du tribunal à la prison.

Les premières lueurs du jour commençaient à lutter sous ces voûtes, avec les flambeaux dont les gendarmes éclairaient ses pas. Il était quatre heures du matin. Son dernier jour était commencé. On la déposa, en attendant l'heure du supplice, dans la salle sinistre où les condamnés à mort attendent le bourreau. Elle demanda au concierge de l'encre, du papier et une plume, et elle écrivit à sa sœur la lettre suivante, retrouvée depuis dans les papiers de Couthon, à qui Fouquier-Tinville faisait hommage de ces curiosités de la mort et de ces reliques de la royauté.

« Ce 15 octobre, à quatre heures et demie du matin.

« C'est à vous, ma sœur, que j'écris pour la dernière fois. Je viens d'être condamnée non pas à une mort honteuse : elle ne l'est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère. Comme lui innocente, j'espère montrer la même fermeté que lui, dans ces derniers moments. J'ai un profond regret d'abandonner mes pauvres enfants ; vous savez que je n'existais que pour eux et vous : vous qui avez par votre amitié tout sacrifié pour être avec nous. Dans quelle position je vous laisse ! J'ai appris, par le plaidoyer même du procès, que ma fille était séparée de vous. Hélas ! la pauvre enfant, je n'ose pas lui écrire ; elle ne recevrait pas ma lettre, je ne sais même pas si celle-ci vous parviendra. Recevez pour eux deux ma bénédiction. J'espère qu'un jour, lorsqu'ils seront plus grands, ils pourront se réunir avec vous et jouir en liberté de vos tendres soins. Qu’ils pensent tous deux à ce que je n'ai cessé de leur inspirer. Que leur amitié et leur confiance mutuelle fassent leur bonheur. Que ma fille sente qu'à l'âge qu'elle a elle doit toujours aider son frère par ses conseils, que l'expérience qu'elle aura de plus que lui et son amitié pourront lui inspirer. Que mon fils à son tour rende à sa sœur tous les soins, les services que l'amitié peut inspirer. Qu'ils sentent enfin tous deux que, dans quelque position où ils pourront se trouver, ils ne seront vraiment heureux que par leur union. Qu'ils prennent exemple de nous. Combien dans nos malheurs notre amitié nous a donné de consolations ! et, dans le bonheur, on jouit doublement quand on peut le partager avec un ami ; où en trouver de plus tendre, de plus cher que dans sa propre famille ? Que mon fils n'oublie jamais les derniers mots de son père, que je lui répète expressément : Qu'il ne cherche jamais à venger notre mort.

« J'ai à vous parler d'une chose bien pénible à mon cœur. Je sais combien cet enfant doit vous avoir fait de la peine. Pardonnez-lui, ma chère sœur ; pensez à l'âge qu'il a et combien il est facile de faire dire à un enfant ce qu'on veut et même ce qu'il ne comprend pas. Un jour viendra, j'espère, où il ne sentira que mieux tout le prix de vos bontés et de votre tendresse pour tous deux. Il me reste à vous confier encore mes dernières pensées. J'aurais voulu les écrire dès le commencement du procès ; mais outre qu'on ne me laissait pas écrire, la marche en a été si rapide que je n'en aurais réellement pas eu le temps. Je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans celle de mes pères, dans celle où j'ai été élevée et que j'ai toujours professée, n'ayant aucune consolation spirituelle à attendre, ne sachant pas s'il existe encore ici des prêtres de cette religion, et même le lieu où je suis les exposerait trop s'ils y entraient une fois. Je demande sincèrement pardon à Dieu de toutes les fautes que j'ai pu commettre depuis que j'existe. J'espère que, dans sa bonté, il voudra bien recevoir mes derniers vœux, ainsi que ceux que je fais depuis longtemps, pour qu'il veuille bien recevoir mon âme dans sa miséricorde et dans sa bonté. Je demande pardon à tous ceux que je connais et à vous, ma sœur, en particulier, de toutes les peines que, sans le vouloir, j'aurais pu vous causer. Je pardonne à tous mes ennemis le mal qu’ils m'ont fait. Je dis ici adieu à mes tantes et à tous mes frères et sœurs. J'avais des amis, l'idée d'en être séparée pour jamais et leurs peines sont un des plus grands regrets que j'emporte en mourant ; qu'ils sachent du moins que jusqu'à mon dernier moment j'ai pensé à eux. Adieu, ma bonne et tendre sœur ! Puisse cette lettre vous arriver ! Pensez toujours à moi ! Je vous embrasse de tout mon cœur ainsi que ces pauvres et chers enfants... Mon Dieu ! qu'il est déchirant de les quitter pour toujours ! Adieu !... adieu !... je ne dois plus m'occuper que de mes devoirs spirituels. Comme je ne suis pas libre dans mes actions, on m'amènera peut-être un prêtre. Mais je proteste ici que je ne lui dirai pas un mot et que je le traiterai comme un être absolument étranger. »

 

XXII.

Cette lettre achevée, elle en baisa, à plusieurs reprises, toutes les pages, comme si elles eussent dû rendre la chaleur de ses lèvres et l'humidité de ses larmes à ses enfants. Elle la plia sans la cacheter et la donna au concierge Bault. Celui-ci la remit à Fouquier-Tinville.

On a écrit qu'elle avait reçu, dans ces suprêmes moments, la visite d'un prêtre non assermenté et les sacrements de la religion catholique. Sa mort n'eut aucune de ces consolations, pour se détendre ou se fortifier dans la dernière lutte. Voici, par la bouche d'un témoin oculaire, le récit véridique des circonstances religieuses qui précédèrent le supplice de la reine.

La république, même dans ses accès les plus terribles, n'avait pas entièrement rompu, comme on le croit, avec Dieu, ni tranché tous les liens de l'homme avec la religion et de l'âme avec l'immortalité. Elle avait nationalisé son culte, mais elle n'avait aboli ni l'exercice ni le salaire de ce culte nationalisé. Elle avait conservé, des pratiques anciennes de la justice criminelle, l'usage d'envoyer des ministres de la religion aux condamnés, avant le supplice. C'étaient des prêtres constitutionnels. L'évêque de Paris Gobel surveillait avec scrupule ce service charitable de son clergé dans les prisons. La multiplicité des supplices l'avait contraint à multiplier le nombre des ecclésiastiques qui se consacraient à ces devoirs. Il y avait toujours à l'évêché cinq ou six prêtres désignés, sentinelles pieuses qui se relevaient, dans cette espèce de faction funèbre. Chaque fois que le tribunal révolutionnaire avait jugé à mort, le président du tribunal remettait la liste des condamnés à Fouquier-Tinville. Fouquier la transmettait à l'évêque. Celui-ci avertissait ses prêtres, qui se distribuaient entre eux les prisons.

La même formalité s'accomplit à l'égard de la reine. Seulement, la grandeur de la victime, l'horreur de la mission, la répugnance d'attacher son nom dans l'histoire à une des circonstances de ce meurtre qui retentirait si loin dans la postérité, la peur enfin que la colère du peuple ne laissât pas arriver le cortège jusqu'à l'échafaud, et n'immolât avec la reine le ministre du culte qui l'assisterait sur la charrette, la certitude de se voir repoussés par une femme qui rejetait tout de la Révolution jusqu'à ses prières, rendirent les prêtres de Gobel timides et lents dans l'accomplissement de ce devoir auprès de Marie-Antoinette. Ils se renvoyèrent l'un à l'autre le fardeau.

Trois d'entre eux cependant se présentèrent dans la nuit à la Conciergerie et offrirent timidement leur ministère à la reine. L'un était le curé constitutionnel de Saint-Landry, nommé Girard ; l'autre un des vicaires de l'évêque de Paris ; le troisième un prêtre alsacien nommé Lothringer. La reine les reçut plutôt comme des précurseurs du bourreau que comme des précurseurs du Christ. Le schisme dont ils étaient entachés était, à ses yeux, une des souillures de la république. Cependant la convenance de leur attitude et de leurs paroles toucha la reine. Elle donna à ses refus une expression de reconnaissance et de regret. « Je vous remercie, dit-elle à l'abbé Girard ; mais ma religion me défend de recevoir le pardon de Dieu par la voix d'un prêtre d'une autre communion que la communion romaine... J'en aurais bien besoin pourtant, ajouta-t-elle avec une humilité triste et douce qui se confessait dans son cœur devant l'homme et non devant le prêtre, « car je suis une grande pécheresse. Mais je vais recevoir un grand sacrement. — Oui, le martyre ! » acheva à voix basse le curé de Saint-Landry, et il se retira en s'inclinant.

L'abbé Lambert, jeune homme d'une figure noble, d'une stature plutôt militaire que sacerdotale, d'un républicanisme pur, et d'une foi sincère quoique troublée par l'orage du temps, se tint respectueusement à distance, derrière ses deux confrères. Il contempla en silence cette déchirante expiation de la royauté par une femme, et sortit étonné des larmes qui inondaient ses yeux.

L'abbé Lothringer s'obstina dans sa charité plus semblable à une obsession qu'à une œuvre sainte. C'était un homme pieux de conviction, serviable de cœur, borné d'intelligence, regardant le sacerdoce comme un métier. Il l'exerçait avec un zèle inquiet et vaniteux, administrant le plus de condamnés possible dans les cachots, et épiant le retour d'une pensée à Dieu jusqu'au pied de tous les échafauds. Tel fut le seul consolateur que la Providence donna, dans ses dernières heures, à la femme de toute la terre qui avait le plus besoin d'être consolée.

Aucune des sollicitations importunes de l'abbé Lothringer ne put fléchir la reine et l'agenouiller à ses pieds. Elle pria seule, et ne se confessa qu’à Dieu. Elle n'avait pas la foi calme et vive de son mari, pour s'appuyer à sa dernière heure. Son âme était plus passionnée que pieuse. L'atmosphère du dix-huitième siècle qu'elle avait respirée, les distractions mondaines de ses habitudes, et plus tard les soucis du trône et les intrigues politiques avaient fait évaporer souvent sa religion de son âme trop ouverte aux vents du monde pour qu'elle y conservât toujours présentes les pensées de Dieu. La religion n'avait été longtemps pour elle qu'une décence publique, une étiquette de la royauté, dont la dégradation humiliait la cour et affaiblissait le trône. Elle ne l’avait retrouvée qu'au fond de l'abîme de ses disgrâces. L'exemple de la foi de Louis XVI et de sa sœur avait agi, comme une pieuse contagion, sur son âme. Mais cette foi d'imitation et de désir n'était jamais arrivée, peut-être, à cet état de sécurité et de béatitude qui change les ténèbres en lumière et la mort en apothéose. Seulement Marie-Antoinette était résolue à mourir en chrétienne, comme son mari était mort et comme vivait la sœur angélique qu'elle laissait pour mère à ses enfants. Cette sœur lui avait procuré secrètement une consolation que sa piété considérait comme une nécessité du salut. C'était le numéro et l'étage d'une maison de la rue Saint-Honoré, devant laquelle passaient les condamnés et dans laquelle un prêtre catholique se trouverait, le jour du supplice, à l'heure de l'exécution, pour lui donner d'en haut, et à l'insu du peuple, l'absolution et la bénédiction de Dieu. La reine se fiait à ce sacrement invisible, pour mourir dans la foi de sa race et dans la réconciliation avec le ciel.

 

XXIII.

La reine, après avoir écrit et prié, dormit d'un sommeil calme, quelques heures. A son réveil la fille de madame Bault rhabilla et la coiffa, avec plus de décence et plus de respect pour son extérieur que les autres jours. Marie-Antoinette dépouilla la robe noire qu'elle avait portée depuis la mort de son mari, elle revêtit une robe blanche en signe d'innocence pour la terre et de joie pour le ciel. Un fichu blanc recouvrait ses épaules, un bonnet blanc ses cheveux. Seulement un ruban noir qui pressait ce bonnet sur les tempes rappelait au monde son deuil, à elle-même son veuvage, au peuple son immolation.

Les fenêtres et les parapets, les toits et les arbres étaient surchargés de spectateurs. Une nuée de femmes, ameutées contre l'Autrichienne, se pressait autour des grilles et jusque dans les cours. Un brouillard blafard et froid d'automne flottait sur la Seine, et laissait, çà et là, glisser quelques rayons de soleil sur les toits du Louvre et sur la tour du Palais. A onze heures, les gendarmes et les exécuteurs entrèrent dans la salle des condamnés. La reine embrassa la fille du concierge, se coupa elle-même les cheveux, se laissa lier les mains sans murmure et sortit d'un pas ferme de la Conciergerie. Aucune faiblesse féminine, aucune défaillance du cœur, aucun frisson du corps, aucune pâleur des traits. La nature obéissait à la volonté et lui prêtait toute sa vie pour mourir en reine.

En débouchant de l'escalier sur la cour, elle aperçut la charrette des condamnés, vers laquelle les gendarmes dirigeaient sa marche. Elle s'arrêta comme pour rebrousser chemin, et fit un geste d'étonnement et d'horreur. Elle avait cru que le peuple donnerait au moins de la décence à sa haine, et qu'elle serait conduite à l'échafaud, comme le roi, dans une voiture fermée. Ce mouvement comprimé, elle baissa la tête en signe d'acceptation et monta sur la charrette. L'abbé Lothringer s'y plaça derrière elle, malgré son refus.

Le cortège sortit de la Conciergerie au milieu des cris de Vive la république ! Place à l'Autrichienne ! Place à la veuve Capet ! A bas la tyrannie ! Le comédien Grammont, aide-de-camp de Ronsin, donnait l'exemple et le signal de ces cris au peuple, en brandissant son sabre nu, et en fendant la foule du poitrail de son cheval. Les mains liées de la reine la privaient d'appui contre les cahots des pavés. Elle cherchait péniblement à reprendre l'équilibre et à garder la dignité de son attitude. « Ce ne sont pas là tes coussins de Trianon ! » lui criaient d'infâmes créatures. Les voix, les yeux, les rires, les gestes du peuple la submergèrent d'humiliation. Ses joues passaient continuellement du pourpre à la pâleur, et révélaient les bouillonnements et les reflux de son sang. Malgré le soin qu'elle avait pris de sa toilette, le délabrement de sa robe, le linge grossier, l'étoffe commune, les plis froissés déshonoraient sou rang. Les boucles de ses cheveux s'échappaient de son bonnet et fouettaient ses tempes au souffle du vent. Ses yeux rouges et gonflés, quoique secs, révélaient les longues inondations d'une douleur épuisée de larmes. Elle se mordait par moments la lèvre inférieure avec les dents, comme quelqu'un qui comprime le cri d'une souffrance aiguë.

Quand elle eut traversé le Pont-au-Change et les quartiers tumultueux de Paris, le silence et la contenance sérieuse de la foule indiquèrent une autre région du peuple. Si ce n'était pas la pitié, c'était au moins la consternation. Son visage reprit le calme et l'uniformité d'expression que les outrages de la multitude avaient troublés au premier moment. Elle parcourut ainsi lentement toute la longueur de la rue Saint-Honoré. Le prêtre placé à côté d'elle sur la banquette s'efforçait vainement d’appeler son attention, par des paroles qu'elle semblait repousser de son oreille. Ses regards se promenaient, avec toute leur intelligence, sur les façades des maisons, sur les inscriptions républicaines, sur les costumes et sur la physionomie de cette capitale, si transformée pour elle depuis seize mois de captivité. Elle regardait surtout les fenêtres des étages supérieurs où flottaient des banderoles aux trois couleurs, enseigne de patriotisme.

Le peuple croyait, et des témoins ont écrit que son attention légère et puérile était attachée à cette décoration extérieure de républicanisme. Sa pensée était ailleurs. Ses yeux cherchaient un signe de salut parmi ces signes de sa perte. Elle approchait de la maison qui lui avait été désignée dans son cachot. Elle interrogeait du regard la fenêtre d'où devait descendre sur sa tête l'absolution d'un prêtre déguisé. Un geste inexplicable à la multitude le lui lit reconnaître. Elle ferma les yeux, baissa le front, se recueillit sous la main invisible qui la bénissait, et, ne pouvant pas se servir de ses mains liées, elle fit le signe de la croix sur sa poitrine, par trois mouvements de sa tête. Les spectateurs crurent qu'elle priait seule et respectèrent son recueillement. Une joie intérieure et une consolation secrète brillèrent, depuis ce moment, sur son visage.

 

XXIV.

En débouchant sur la place de la Révolution, les chefs du cortège firent approcher la charrette le plus près possible du Pont-Tournant et la firent arrêter un moment devant l'entrée du jardin des Tuileries. Marie-Antoinette tourna la tête du côté de son ancien palais et regarda, quelques instants, ce théâtre odieux et cher de sa grandeur et de sa chute. Quelques larmes tombèrent sur ses genoux. Tout son passé lui apparaissait à l'heure de la mort. En quelques tours de roues, elle fut au pied de la guillotine. Le prêtre et l'exécuteur l'aidèrent à descendre en la soutenant par les coudes. Elle monta avec majesté les degrés de l'estrade. En arrivant sur l'échafaud elle marcha par inadvertance sur le pied de l'exécuteur. Cet homme jeta un cri de douleur. « Pardonnez-moi, » dit-elle au bourreau du son de voix dont elle eût parlé à un de ses courtisans. Elle s'agenouilla un instant et lit une prière à demi-voix ; puis, se relevant : « Adieu encore une fois, mes enfants, » dit-elle en regardant les tours du Temple, « je vais rejoindre votre père. » Elle n'essaya pas, comme Louis XVI, de se justifier devant le peuple ni de l'attendrir sur sa mémoire. Ses traits ne portaient pas, comme ceux de son mari, l'empreinte de la béatitude anticipée du juste et du martyr, mais celle du dédain des hommes et de la juste impatience de sortir de la vie. Elle ne s'élançait pas au ciel, elle fuyait du pied la terre et elle lui laissait en partant son indignation et le remords.

Le bourreau, plus tremblant qu'elle, fut saisi d'un frisson qui fit hésiter sa main en détachant la hache. La tête de la reine tomba. Le valet du supplice la prit par les cheveux et fit le tour de l'échafaud, en l'élevant dans sa main droite et en la montrant au peuple. Un long cri de : Vive la république ! salua ce visage décapité et déjà endormi.

La Révolution se crut vengée, elle n'était que flétrie. Ce sang de femme retombait sur sa gloire sans cimenter sa liberté. Paris eut cependant moins d'émotion de ce meurtre que du meurtre du roi. L'opinion affecta l'indifférence sur une des plus odieuses exécutions qui consternât la république. Ce supplice d'une reine et d'une étrangère, au milieu du peuple qui l'avait adoptée, n'eut pas même la compensation des fins tragiques : le remords et l'attendrissement d'une nation.

 

XXV.

Ainsi mourut cette reine, légère dans la prospérité, sublime dans l'infortune, intrépide sur l'échafaud ; idole de cour mutilée par le peuple, longtemps l'amour, puis l'aveugle conseil de la royauté, puis l'ennemie personnelle de la Révolution. Cette révolution, la reine ne sut ni la prévoir, ni la comprendre, ni l'accepter ; elle ne sut que l'irriter et la craindre. Elle se réfugia dans une cour, au lieu de se précipiter dans le sein du peuple. Le peuple lui voua injustement toute la haine dont il poursuivait l'ancien régime. Il appela de son nom tous les scandales et toutes les trahisons des cours. Toute-puissante, par sa beauté et par son esprit, sur son mari, elle l'enveloppa de son impopularité et l'entraîna, par son amour, à sa perte. Sa politique vacillante suivant les impressions du moment, tour à tour timide comme la défaite, téméraire comme le succès, ne sut ni reculer ni avancer à propos, et finit par se convertir en intrigues avec l'émigration et avec l'étranger, Favorite charmante et dangereuse d'une monarchie vieillie, plutôt que reine d'une monarchie nouvelle, elle n'eut ni le prestige de l'ancienne royauté : le respect ; ni le prestige du nouveau règne : la popularité. Elle ne sut que charmer, égarer et mourir. Le peu de solidité de son esprit l'excuse, l'enivrement de sa jeunesse et de sa beauté l'innocente, la grandeur de son courage l'ennoblit. On ne peut la juger sur un échafaud, ou plutôt la plaindre cest la juger. Elle est du nombre de ces mémoires qui désarment la sévérité politique de l'historien, qu'on évoque avec pitié, et qu'on ne juge, comme on doit juger les femmes, qu'avec des larmes.

L'histoire, à quelque opinion qu'elle appartienne, en versera d'éternelles sur cet échafaud. Seule contre tous, innocente par son sexe, sacrée par son titre de mère, une femme désormais inoffensive est immolée sur une terre étrangère par un peuple qui ne sait rien pardonner à la jeunesse, à la beauté, au vertige de l'adoration ! Appelée par ce peuple pour occuper un trône, ce peuple ne lui donne pas même un tombeau. Car nous lisons sur le registre des inhumations banales de la Madeleine : Pour la bière de la veuve Capet, 7 francs.

Voilà le total d'une vie de reine et de ces sommes énormes dépensées pendant un règne prodigue pour la splendeur, les plaisirs et les générosités d'une femme qui avait possédé Versailles, Saint-Cloud et Trianon. Quand la Providence veut parler aux hommes avec la rude éloquence des vicissitudes royales, elle dit en un signe plus que Sénèque ou Bossuet dans d'éloquents discours, et elle écrit un vil chiffre sur le registre d'un fossoyeur.

 

FIN DU TOME SIXIÈME