I. La
vertu la plus pure est toujours trompée dans ses desseins, quand elle
emprunte la main et l'arme du crime. Le sang de Marat enivra le peuple. La
Montagne, Robespierre, Danton, heureux d'être débarrassés de ce rival dont
ils redoutaient l'empire sur la multitude, jetèrent son cadavre à la populace
pour qu'elle s'en fit une idole. Ses funérailles ressemblèrent plus à une
apothéose qu'à un deuil. La Convention donna le culte de Marat en diversion à
l'anarchie. Celui dont elle rougissait comme collègue, elle permit qu'on en
fît un dieu. La nuit même qui suivit sa mort, le peuple vint suspendre des
couronnes à la porte de sa maison. La commune inaugura son buste dans la
salle de ses séances. Les sections vinrent processionnellement pleurer à la
Convention et demander le Panthéon pour cette cendre. D'autres demandèrent
que son corps embaumé fût promené dans les départements et jusqu'aux limites
du monde ; d'autres enfin qu'on lui élevât une tombe vide sous tous les
arbres de la liberté plantés dans toutes les communes de la république.
Robespierre, aux Jacobins, essaya seul de modérer cette idolâtrie. « Et à moi
aussi, dit-il, les honneurs du poignard me sont sans doute réservés. La
priorité n'a été déterminée que par le hasard, et ma chute s'avance à grands
pas. » La
Convention décréta qu'elle assisterait en masse aux obsèques. Le peintre
David les ordonna. Plagiaire de l'antiquité, il voulut imiter les funérailles
de César. Il fit placer le corps de Marat dans l'église des Cordeliers sur un
catafalque, recouvert de sa chemise sanglante. Le poignard, la baignoire, le
billot, l'encrier, les plumes, les papiers étaient étalés à côté du corps,
comme les armes du philosophe et les témoignages de sa stoïque indigence. Les
députations des sections se succédèrent avec des harangues, de l'encens, des
fleurs autour du cadavre. Elles y prononcèrent des serments terribles. II. Le
soir, le cortége funèbre sortit aux flambeaux de l'église et n'arriva qu'à
minuit au lieu de la sépulture. On avait choisi pour abriter les restes de
Marat le lieu même où il avait tant harangué et tant agité le peuple, la cour
du club des Cordeliers, comme on enterre le combattant sur le champ de
bataille. On descendit le corps dans la fosse à l'ombre de ces arbres dont
les feuilles illuminées de milliers de lampions répandaient sur sa tombe le
jour doux et serein de l'Élysée antique. Le peuple sous les bannières des
sections, les départements, les électeurs, la commune, les Cordeliers, les
Jacobins, la Convention assistèrent à cette cérémonie. Dérisoire apothéose !
Le président de l'Assemblée, Thuriot, adressa l'adieu suprême et national à
ces mânes. Il annonça que la Convention allait placer la statue de Marat à
côté de celle de Brutus. Le club des Cordeliers réclama son cœur. Renfermé
dans une urne, il fut suspendu à la voûte de la salle des séances. La société
lui vota enfin un autel. « Restes précieux d'un dieu ! s'écria un
orateur au pied de cet autel, serons-nous parjures à tes mânes ? Tu nous
demandes vengeance, et tes assassins respirent !... » Les
pèlerinages du peuple à la tombe de Marat s'organisèrent tous les dimanches ;
et confondirent dans une même adoration le cœur de cet apôtre du meurtre avec
le cœur du Christ de paix. Les théâtres se décorèrent tous de son image. Les
places et les rues changèrent leur nom pour prendre le sien. Les femmes lui
élevèrent un obélisque. Des journalistes intitulèrent leurs feuilles l'Ombre
de Marat. Ce délire se propagea dans les départements. Ce nom devint
l'enseigne du patriotisme. Le maire de Nîmes se fit appeler le Marat du Midi
; celui de Strasbourg, le Marat du Rhin. Le conventionnel Carrier appela ses
troupes l'armée de Marat. La veuve de l'ami du peuple vint demander à la
Convention vengeance pour son époux et un tombeau pour elle. Des fêtes
funèbres, des processions, des anniversaires furent institués dans un grand
nombre de communes de la république. Des jeunes filles, vêtues de blanc et
tenant à la main des couronnes de cyprès et de chêne, y chantaient, autour du
catafalque, des hymnes à Marat. Tous les refrains de ces hymnes étaient
sanguinaires. Le poignard de Charlotte Corday, au lieu d'étancher le sang,
semblait avoir ouvert les veines de la France. III. La
Convention reprenait partout son ascendant. Après la rencontre de Vernon, où
l'avant-garde des fédéralistes s'était évanouie au premier coup de canon, les
Girondins réfugiés à Caen cherchèrent à regagner Bordeaux, abandonnant la
Normandie et la Bretagne aux royalistes d'un côté, aux commissaires de la
Convention de l'autre. Péthion, Louvet, Barbaroux, Salles, Meilhan,
Kervélégan, Gorsas, Girey-Duprey, Marchenna, Espagnol enrôlé volontairement
dans les rangs de la Gironde, Riouffe enfin, jeune Marseillais qui suivait
cette cause jusque dans ses désastres, prirent l'uniforme des volontaires du
Finistère et se confondirent avec ces soldats pour atteindre la Bretagne.
Guadet était venu les rejoindre depuis peu à Caen. Il n'assista qu'à leur
ruine. Buzot, Duchâtel, Bergoing, Lesage, Valady partirent avec les
bataillons. Lanjuinais les avait devancés à Brest, semant son indignation et
son courage autour de lui. Henri Larivière et Mollevault, membres de la
fatale commission des Douze, précédèrent les fugitifs à Quimper et leur
préparèrent non des auxiliaires, mais des asiles. Réduits au nombre de
dix-neuf et séparés du bataillon du Finistère qui les avait protégés jusqu'à
Lamballe, les députés quittèrent les grandes routes et marchèrent par des
chemins détournés, demandant, de chaumière en chaumière, une hospitalité qui
pouvait à chaque instant les trahir. Reconnus
à Moncontour par quelques fédérés, et ayant entendu murmurer autour d'eux :
Voilà Péthion, voilà Buzot, ils se réfugièrent dans les bois. On soupçonnait
leur retraite. Ils y passèrent de longues heures cachés sous les feuilles. La
pluie ruisselait sur leurs corps engourdis. Un jeune citoyen de Moncontour
qui avait épié leur fuite vint les prendre et les dirigea, la nuit, vers une
maison écartée où ils se reposèrent quelques heures. Ils
entendaient de là la générale battre dans les villages. On fouillait les
champs, les bois, les maisons pour les saisir. Giroust et Lesage se
séparèrent de leurs compagnons et acceptèrent l'hospitalité dans les
environs. Les autres continuèrent leur route. Ils avaient des armes. Ils
intimidaient les paysans qu'ils ne pouvaient séduire. Ils échappaient, de
miracle en miracle, aux dangers qui les entouraient. IV. Cependant
la marche, la faim, la soif, l'inquiétude, la maladie les décimaient. Cussy,
torturé par un accès de goutte, gémissait à chaque pas. Buzot, affaibli,
jetait ses armes, fardeau trop pesant pour lui. Barbaroux, quoiqu'à peine âgé
de vingt-huit ans, avait la stature lourde et l'embonpoint d'un homme avancé
en âge. Une entorse avait fait enfler son pied. Il ne pouvait marcher qu'à
l'aide du bras de Péthion et de Louvet, qui le soutenaient tour à tour.
Riouffe, les pieds écorchés par la marche, se traînait en tachant les chemins
de son sang. Péthion, Salles et Louvet conservaient seuls leur infatigable
vigueur. Un
soir, aux approches d'une petite ville, un guide sur leur annonça que dix
gendarmes et quelques gardes nationaux les attendaient, le lendemain, au
passage pour leur fermer la route. « Il faut les prévenir, dit Barbaroux à
ses amis, forcer la marche et nous glisser cette nuit à travers la ville.
Avant que les gendarmes aient sellé leurs chevaux, nous aurons franchi le pas
dangereux. S'ils nous poursuivent, les fossés et les haies de la campagne
nous serviront de remparts. Ils tomberont sous nos balles ou ils n'auront que
nos cadavres. Marchons sur nos genoux, s'il le faut, plutôt que de tomber
vivants dans les mains des Maratistes. Demain, si nous échappons, nous serons
en sûreté dans l'asile que Kervélégan nous a préparé à Quimper. » Les
blessés et les malades aimaient mieux attendre la mort sur la place que de la
fuir. Cependant l'énergie de Barbaroux les fit rougir de leur résignation.
Ils se levèrent, ils franchirent en silence le passage, et se couchèrent à
quelques lieues plus loin dans l'herbe haute qui cachait leur corps et qui
protégea leur sommeil. Accablés de fatigue, énervés de faim, ils touchaient
enfin à Quimper, mais ils n'osaient y entrer. Ils envoyèrent un de leurs
guides avertir Kervélégan de leur approche et lui demander les indications
nécessaires pour gagner les retraites que son amitié leur avait sans doute
assurées. Ce guide, ne revenait pas. Ils attendaient depuis trente-deux
heures, sans toit et sans nourriture, battus par la pluie et couchés dans un
marais dont l'eau glacée engourdissait leurs membres. Cussy invoquait la
mort, plus clémente que la douleur. Riouffe et Girey-Duprey perdaient
l'enjouement de leur jeunesse qui les avait soutenus jusque-là. Buzot
s'enveloppait de sa mélancolie taciturne. Barbaroux même sentait s'évanouir,
non son courage, mais son espoir. Louvet pressait sur sa poitrine l'arme
chargée qui contenait sa délivrance et sa mort. L'image de la femme adorée
qui cherchait sa trace pour le rejoindre, le rattachait seule à la vie.
Péthion conservait l'indifférence stoïque d'un homme qui défie le sort de le
précipiter plus bas, après l'avoir élevé plus haut. Il touchait le fond de
l'infortune et il s'y reposait. V. Cependant
Kervélégan veillait à Quimper. Un messager à cheval, envoyé par lui,
découvrit dans le marais les fugitifs. Il les conduisit chez un paysan, où le
feu, le pain et le vin ranimèrent leur engourdissement. Un curé
constitutionnel des environs les reçut ensuite. Ils y restaurèrent leurs
forces ; puis ils se séparèrent en plusieurs groupes, dont chacun eut sa
fortune et sa fin diverses. Cinq d'entre eux, au nombre desquels étaient
Salles, Girey-Duprey, Cussy, reçurent asile chez Kervélégan ; Buzot fut confié
à la discrétion d'un généreux citoyen dans une maison du faubourg de Quimper
; Péthion et Guadet s'abritèrent dans une maison de campagne isolée ; Louvet,
Barbaroux, Riouffe, chez un patriote de la ville. L'amante de Louvet l'avait
devancé à Quimper. Elle apportait à son ami le dévouement, les espérances et
les illusions de son amour. Du fond
de leurs retraites, les proscrits concertèrent les moyens de se réfugier
ensemble à Bordeaux, sans courir les dangers de la route par terre. Duchâtel
découvrit une barque pontée, à l'ancre, sur la petite rivière qui se jette
dans la mer à Quimper. Il fit réparer cette embarcation et la nolisa pour
transporter ses amis et lui à Bordeaux. Bien que les commissaires de la
Montagne n'osassent pas encore se montrer dans le département d'où l'opinion
les repoussait, le projet de Duchâtel découvert fut déjoué. Une autre
embarcation, préparée à Brest, emporta vers l'embouchure de la Gironde
Duchâtel, Cussy, Bois-Guyon, Girey-Duprey, Salles, Meilhan, Bergoing,
Marchenna et Riouffe. Quant à Brissot, il était en ce moment arrêté à Moulins
et transporté à Paris pour languir dans la prison. Vergniaud, Péthion,
Guadet, Buzot, pour ne pas se séparer de Barbaroux mourant, refusèrent de
s'embarquer à Brest, et attendirent dans leurs asiles la guérison de leur
ami. Louvet se retira seul avec Lodoïska dans une chaumière qu'elle lui avait
préparée. Il savoura, entre deux tempêtes, ces moments de félicité d'autant
plus vive qu'elle est plus menacée : halte des infortunés sur la route de la
mort. Barbaroux, léger dans ses amours que son inconstance ne changeait
jamais en attachement durable, enviait, disait-il, ce bonheur que Louvet
proscrit devait au dévouement et à la fidélité. La
nouvelle de la prise de Toulon par les Anglais redoubla la surveillance et la
persécution des patriotes contre les fédéralistes accusés du démembrement de
la patrie. Louvet, Barbaroux, Buzot, Péthion s'embarquèrent enfin de nuit
dans une chaloupe de pêcheur qui devait les conduire à un navire mouillé sur
la côte. Couchés sous des nattes à fond de cale, ils traversèrent, sans être
découverts, la flotte de vingt-deux vaisseaux de la république. S'ils eussent
été visités ils auraient été infailliblement reconnus au signalement de
Péthion. Les soucis de la Révolution, l'ardeur de l'ambition, les orages de
la popularité conquise et perdue avaient blanchi avant quarante ans ses
cheveux et sa barbe. Ce vieillard précoce était connu de la France entière.
Les proscrits entrèrent dans le lit de la Gironde et débarquèrent au
Bec-d'Ambès, petit port aux environs de Bordeaux. Ils croyaient toucher le
sol de la liberté, il était devenu le sol de la mort. VI. Pendant
que les Girondins vaincus tombaient un à un dans les mains de leurs ennemis
ou prolongeaient si douloureusement l'agonie de leur parti par la fuite, la
république, raffermie au centre, était entamée aux extrémités. Les frontières
étaient découvertes ; les places conquises par l'armée de Custine en
Allemagne et nos propres places du Nord tombaient sous le canon de la
coalition. Nous avons vu que Custine, replié sur Landau, avait laissé une
imposante garnison à Mayence, comme un gage prochain d'une seconde invasion
de l'Allemagne. Le général Meunier, connu par les merveilleux travaux de
Cherbourg, commandait la place. Kléber, Doyré, Dubayet, officiers-généraux
aussi éclairés qu'intrépides, étaient ses lieutenants. Rewbell et Merlin de
Thionville, à la fois représentants et soldats, s'étaient, enfermés dans
Mayence pour que les troupes combattissent sous l'œil même de la Convention.
Deux cents bouches à feu défendaient la place. Le blocus était formé par
cinquante-sept bataillons et quarante escadrons. Les grains étaient abondants
dans la ville, mais la poudre manquait. Les prodiges d'habileté, d'audace et
de courage dont Merlin de Thionville donnait l'exemple, du cœur et des bras,
aux troupes, ne laissaient néanmoins d'autre espoir que celui crime héroïque
défense. Cette défense même paralysait vingt mille de nos meilleurs soldats
bloqués de l'autre côté du Rhin dans leur conquête. Custine envoya un
officier à l'armée prussienne. Cet officier demanda à traverser les lignes en
parlementaire, accompagné d'un officier prussien, pour aller porter à Mayence
l'ordre de capituler honorablement. Les commissaires de la Convention, Merlin
et Rewbell, et les généraux commandant la ville et les troupes, réunis en
conseil de guerre, repoussèrent énergiquement cette insinuation. Le blocus
fut resserré par les Autrichiens et les Prussiens, et converti en siège. Les
Français, reprenant à chaque instant l'offensive par des sorties terribles,
forçaient l'armée ennemie à conquérir plusieurs fois chaque pas qui la
rapprochait des murailles. Le général Meunier, atteint d'un biscaïen qui lui
fracassa le genou, expira quelques jours après. Les Prussiens, saisis
d'admiration et de respect, cessèrent leur feu pour donner aux Français le
temps d'élever la tombe de leur général dans un des bastions de la ville. «
Je perds un ennemi qui m'a fait bien du mal, s'écria Frédéric-Guillaume ;
mais la France perd un grand homme. » Le
bombardement commença par trois cents bouches à feu. Les moulins qui
fournissaient les farines à la ville et à la garnison furent incendiés. La
viande manqua comme le pain. Les chevaux, les chiens, les chats, les souris
furent dévorés par les habitants. La famine sans pitié força les généraux à
renvoyer de la ville les bouches inutiles. Les vieillards, les femmes, les
enfants, chassés de l'enceinte au nombre de deux ou trois mille, furent
également repoussés par les Prussiens et expirèrent, entre les deux armées,
sous le canon des batteries ou dans les angoisses de la faim. Les hôpitaux,
sans vivres, sans médicaments, sans toits, ne pouvaient plus abriter les
blessés. La ville capitula. Les
troupes sortirent libres avec leurs drapeaux et leurs armes, sous la
condition de ne pas combattre pendant un an contre la Prusse. La garnison
murmura contre ses chefs. L'instinct des soldats leur révélait de prochains
secours du côté du Nord par l'armée du général Houchard. Ils voulaient les
attendre. Cette première retraite des armes françaises semblait à nos
bataillons un démenti honteux au génie de la Révolution. La Convention en
jugea ainsi. Le général Doyré, gouverneur de la place, et le général Dubayet,
commandant des troupes, furent arrêtés à leur entrée en France et conduits
prisonniers à Paris. Merlin de Thionville lui-même, malgré la gloire dont il
s'était couvert, eut peine à faire excuser la reddition de ce boulevard du
Rhin, devenu le tombeau de cinq mille de ses défenseurs. La renommée de
Custine en fut atteinte. A ses premiers revers, on commença à chercher des
torts à ce général. On transporta dans la Vendée quinze mille soldats trempés
au feu par le long siège de Mayence. VII. Au même
moment Condé, une des places de nos frontières du Nord, tomba. Dampierre
était mort en tentant de la secourir. Le général Chancel, enfermé avec quatre
mille soldats dans la ville, n'avait plus ni vivres ni munitions. La ration
du soldat n'était que de deux onces de pain et ne pouvait plus fournir qu'à
quelques jours de vivres. Il fallut se rendre prisonniers le 12 juillet.
Valenciennes, écrasée de bombes, se rendit le 28 aux Anglais et aux
Autrichiens. Le général Ferrand, ce brave lieutenant de Dumouriez, âgé de
soixante-dix ans, avait défendu trois mois la ville comme s'il eût voulu se
faire un tombeau de ses ruines. Les fortifications, écroulées sous les coups
de deux cent mille boulets, de trente mille obus et de cinquante mille
bombes, laissaient des brèches assez larges pour le passage de la cavalerie.
La terreur seule du nom de nos braves soldats et du nom de Ferrand couvrait
la place. Valenciennes capitula enfin, et la garnison, après avoir tué vingt
mille ennemis et perdu elle-même sept mille combattants, obtint de rentrer en
France avec ses armes et sous ses drapeaux. La
nouvelle de ces désastres consterna Paris sans le décourager. La constance de
la Convention au milieu des revers raffermit l'esprit public. Tous
s'affligèrent, nul ne désespéra de la patrie. Les
nouvelles des départements rassuraient l'Assemblée. Bordeaux, reconquis par
les Jacobins, rouvrit ses portes aux envoyés de la Convention. Caen, après
huit jours d'agitation et d'incertitude, rendit à la liberté les commissaires
emprisonnés. L'insurrection de la Bretagne et de la Normandie s'affaissa sur
elle-même. Les patriotes continrent quelque temps à Toulon les royalistes.
Toulouse rentra dans l'obéissance. La Lozère s'apaisa. Les deux députés
girondins Chasset et Biroteau, instigateurs de l'insurrection à Lyon et dans
le Jura, virent, comme Rebecqui à Marseille, le mouvement qu'ils avaient
suscité, républicain dans l'origine, se changer en mouvement royaliste. Ils
tremblèrent eux-mêmes devant leur ouvrage. Nantes repoussa les Vendéens de
ses murailles. Ces
revers d'un côté, ces succès de l'autre rendaient les Jacobins à la fois
défiants et téméraires. Les dénonciations contre Custine se multipliaient et
s'envenimaient. On accusa d'autant plus ce général qu'on avait espéré de lui
davantage. Sa confiance et son bonheur dans ses premières campagnes avaient
fait attendre de lui l'impossible. Il était puni d'avoir trop promis. On
l'accusait de complicité avec le duc de Brunswick, de ménagements envers le roi
de Prusse, d'intelligence secrète avec les royalistes de l'intérieur,
d'entente avec le général Wimpfen et avec les Girondins de Caen. Bazire
demanda l'arrestation de Custine au milieu de son armée. La Convention
pouvait craindre qu'un général qui avait fanatisé ses troupes ne fit appel à
sa popularité dans son camp et n'aggravât la situation de la république en
marchant contre Paris. Elle ne recula pas néanmoins devant l'extrémité du
péril. Elle envoya l'ordre à Custine de venir rendre compte de sa conduite.
Levasseur de la Sarthe se chargea de cette périlleuse mission. Arrivé au
camp, le représentant demanda à passer les troupes en revue ; quarante mille
hommes étaient sous les armes. Les soldats, qui suspectent Levasseur de venir
leur enlever leur chef, lui refusent les honneurs militaires. Levasseur les
exige et fait incliner les drapeaux : « Soldats de la république, leur
dit-il, la Convention a fait arrêter le général Custine. — Qu'on nous le
rende ! » répondent d'une voix irritée les troupes. Le représentant brave ces
clameurs. Il tire son sabre et parcourt les rangs, défiant de l'œil et
menaçant de la pointe de son arme le soldat qui oserait attenter, dans sa
personne, à la patrie. Un sergent sort des rangs. « Nous voulons qu'on nous
rende notre général, dit-il. — Avance-toi, toi qui demandes Custine ! répond
Levasseur ; oses-tu répondre sur ta tête de son innocence ?... Soldats !
poursuit le représentant, si Custine est innocent il vous sera rendu. S'il
est coupable son sang expiera ses crimes. Point de grâce pour les traîtres !
Malheur aux rebelles ! » VIII. Le
silence du devoir répondit seul à ces paroles. Le général fut arrêté. Custine
n'imita pas Dumouriez. Il obéit et préféra l'échafaud au sol étranger. Arrivé
à Paris, il y retrouva un reste de popularité qu'on lui reprocha comme un
crime. Il se promena au Palais-Royal et y fut applaudi par la jeunesse et par
les femmes. Cette
obéissance passive encouragea les Jacobins à de nouvelles dénonciations. Le
ministre de l'intérieur Garat, le ministre de la marine Dalbarade y devinrent
l'objet d'odieuses insinuations. Le pouvoir exécutif, ainsi obsédé de
soupçons et d'incriminations incessantes, devenait non-seulement dangereux,
mais impossible à exercer. Robespierre, qui n'avait favorisé l'anarchie
qu'autant qu'il croyait l'anarchie nécessaire au triomphe de la Révolution,
se posa énergiquement contre les instigateurs du désordre, du moment que la
Révolution lui parut assurée. Il défendit le comité de salut public accusé de
mollesse, bien qu'il n'en fît pas partie lui-même ; il défendit Danton ; il
défendit Garat et Dalbarade contre Chabot et Rossignol ; il fulmina contre
les dénonciateurs. Les murmures des Jacobins exaltés qui couvraient sa voix
ne l'intimidèrent pas. « Il suffira donc qu'un homme soit en place pour qu'on
le calomnie ! » s'écriait-il au milieu des murmures des Jacobins. « Nous ne
cesserons donc jamais d'ajouter foi aux contes ridicules ou perfides dont on
nous accable de toutes parts ! On ose accuser même Danton. Serait-ce lui
qu'on voudrait nous rendre suspect ? On accuse Bouchotte, on accuse Pache. Il
est écrit que les meilleurs patriotes seront dénoncés. Il est temps de mettre
fin à ces indignités. » Quelques jours après, Robespierre s'opposa avec la
même fermeté aux accusations qu'on généralisait contre les nobles employés
dans les armées. « Que signifient tous ces lieux communs de noblesse qu'on
vous débite maintenant ! dit-il. Mes antagonistes ici ne sont pas plus
républicains que moi. Voulez-vous donc tenir le comité de salut public en
lisière ? Des hommes nouveaux, des patriotes d'un jour veulent perdre dans
l'esprit du peuple ses plus anciens amis. Je cite pour exemple Danton, qu'on
calomnie ; Danton, sur lequel personne n'a le droit d'élever le plus léger
reproche ; Danton, qu'on ne discréditera qu'après avoir prouvé qu'on a plus
d'énergie, de talent ou d'amour de la patrie que lui. Je ne prétends pas m'identifier
avec lui pour nous faire valoir tous deux l'un par l'autre, je le cite
seulement. Deux hommes salariés par les ennemis du peuple, deux hommes que
Marat dénonça, affectent de succéder à cet écrivain patriote. C'est par eux
que leurs ennemis distillent leur poison contre nous. L'un est un prêtre
connu par des actions infâmes, Jacques Roux ; le second est un jeune homme,
Leclerc, qui prouve que la corruption peut entrer dans de jeunes âmes ! Avec
des phrases bien patriotiques, ils parviennent à faire croire au peuple que
ses nouveaux amis sont plus zélés que nous. Ils donnent de grandes louanges à
Marat pour avoir le droit de dénigrer les patriotes actuels. Qu'importe de
louer les morts, pourvu qu'on puisse calomnier les vivants ! » IX. Pendant
que Robespierre, cherchant enfin la popularité dans la raison publique et
dans la force du gouvernement, modérait ainsi les Jacobins et se posait en
homme de gouvernement, Danton se laissait pour ainsi dire protéger par
Robespierre. La chute des Girondins avait déconcerté Danton. Les Girondins
étaient pour lui un des poids de l'équilibre qu'il avait espéré établir dans
la Convention à son profit, en se portant de sa personne, tantôt vers la
Montagne, tantôt vers la Plaine. Aucune balance n'était plus possible depuis
le triomphe de la commune. Il fallait être ou prescripteur ou proscrit.
Danton répugnait également à l'un ou à l'autre de ces deux rôles. Plongé
clans les délices de l'attachement que lui inspirait la jeune femme qu'il
venait d'épouser, cherchant le repos, humilié de sa renommée sanguinaire et
voulant la racheter par des amnisties et des générosités naturelles à l'état
présent de son cœur, Danton voulait faire halte dans son bonheur domestique,
et sinon abdiquer, du moins ajourner son ambition. Fatigué d'être terrible,
il voulait être aimé. La
Montagne l'aimait en effet. Il était, dans les crises, sa lumière ; dans les
tumultes, sa voix ; dans l'action, sa main ; mais, depuis que Marat avait
disparu de la Montagne, Danton y retrouvait Robespierre, rival plus respecté,
plus sérieux que Marat. Bien que Robespierre affichât, comme on l'a vu, la
plus haute estime pour lui et qu'il le consultât, même dans les conjonctures
difficiles, Danton ne se dissimulait pas que cette déférence n'était qu'un
hommage, et que, tant que Robespierre existerait, nul autre que l'idole des
Jacobins ne serait le premier dans la république. Or Danton aimait mieux
disparaître que d'être le second. Son ambition était moindre que son orgueil.
Il pouvait s'effacer, il ne voulait pas être chassé. Il comptait sur la
fortune et sur son génie pour le rapporter à sa vraie place, c'est-à-dire à
la tête de la Révolution. X. De
plus, Danton était arrivé, au moins pour un moment, à cet état de lassitude
morale qui saisit et qui alanguit quelquefois les ambitions les plus
fougueuses, quand elles ne sont pas soutenues par la toute-puissance d'une
idée désintéressée. Homme de passion et non de théorie, il éprouvait lès
faiblesses de la nature. Les passions personnelles se lassent et s'usent, les
passions publiques jamais. Robespierre avait cet avantage sur Danton, que sa
passion était infatigable parce qu'elle était impersonnelle. Danton était un
homme, Robespierre était une idée. Aussi
Danton étonnait-il, depuis quelque temps, ses amis par la langueur et
l'incohérence de ses résolutions. Ses propos annonçaient ce désordre et ce
découragement de l'âme qui regarde en arrière, qui a plus de force pour
regretter que pour vouloir, pour se résigner que pour agir ; symptômes
certains du déclin de l'ambition, et présages du déclin de la destinée dans
les hommes publics. « Malheureux Girondins ! » s'écriait-il
quelquefois dans ses gémissements intérieurs, « ils nous ont précipités dans
l'abîme de l'anarchie, ils en ont été submergés, nous le serons à notre tour,
et déjà je sens la vague à cent pieds au-dessus de ma tête ! » Dans
cette disposition d'esprit, Danton désertait la tribune des Jacobins, sans
cesse occupée par Robespierre, parlait rarement aux Cordeliers, se taisait à
la Convention. Il semblait abandonner la Révolution à son courant, et
s'asseoir lui-même sur le bord pour voir passer les débris et pour attendre
les retours de l'opinion. Mais Danton avait été trop grand pour être oublié.
L'oubli ne sauve que les médiocrités. La Révolution mécontente s'aigrissait
contre lui et contre ses amis. Legendre, Camille Desmoulins, Fabre
d'Églantine, Chabot étaient devenus comme lui suspects aux Cordeliers et aux
Jacobins. On accusait sourdement ces hommes de mauvaise renommée, de
s'arrêter, de faiblir, de s'engraisser des dépouilles, d'agioter avec des
banquiers étrangers, de caresser les vaincus, de voiler d'une indulgence
intéressée les trahisons des généraux, d'imiter les vices des aristocrates,
d'amollir les mœurs du peuple, de substituer la vénalité à la probité dans
les ressorts du gouvernement, de transformer les Spartiates en Sybarites,
enfin de former la faction des hommes corrompus, la pire des factions dans
une république qui ne pouvait être fondée que sur la liberté et sur la vertu. XI. Ces
reproches faisaient sourire Danton de dédain et lui inspiraient même un
secret orgueil. Il ne se targuait pas d'austérité, il n'avait pas
l'hypocrisie du désintéressement ; il étalait plutôt ses faiblesses qu'il ne
les cachait. Il comptait de plus sur l'inconnu. La mort naturelle l'avait
délivré de la supériorité de Mirabeau ; le poignard l'avait débarrassé de
Marat ; le 31 mai l'avait soulagé de l'éloquence supérieure de Vergniaud ; le
hasard pouvait l'affranchir de la rivalité de Robespierre. Le temps court
vite en révolution. Il suffit de se placer sur la route du temps, pour qu'il
vous apporte à son heure tout ce que la fortune peut avoir à donner. Ainsi
raisonnait instinctivement Danton. C'est à
cette époque que Danton, pressé par sa jeune femme et par sa nouvelle famille
de séparer sa cause et son nom de la cause et du nom de la terreur qui
commençait à soulever l'âme des bons citoyens, se décida à quitter la scène,
à fuir Paris et à se retirer à Arcis-sur-Aube. Danton
était trop versé dans les mystères du cœur humain, pour ne pas comprendre que
cette retraite, dans un pareil moment, était un acte trop humble ou trop
orgueilleux pour un homme de son importance dans la république. Se séparer de
la Convention dans la crise de ses périls et de ses violences, c'était
déclarer qu'on se sentait inutile à la patrie, ou c'était déclarer qu'on ne
voulait pas accepter la solidarité avec le gouvernement. Une telle attitude
était une abdication ou une menace : Danton le savait. Aussi déguisa-t-il,
sous des prétextes de lassitude et d'épuisement de ses forces, les véritables
causes de son éloignement. Il allégua aussi la nécessité de présenter sa
nouvelle épouse à sa mère et à son beau-père, M. Ricordin, qui vivaient
encore. Le
motif principal de cette retraite, motif qu'il avoua à sa femme et à ses
proches, dans l'intimité des épanchements domestiques, fut l'horreur que lui
inspirait le prochain jugement de la reine Marie-Antoinette. Ce meurtre d'une
femme prisonnière par un peuple répugnait à l'âme de Danton : il avait juré
souvent qu'il sauverait ces têtes de femmes et d'enfants. Il avait proposé de
renvoyer la reine et sa sœur en Autriche. Il avait caché, sous des paroles de
mépris, l'intérêt réel que lui inspiraient ces victimes désarmées. Il voulait
se laver les mains de ce sang de femme qu'on allait répandre. Avant
de partir, Danton eut un entretien secret avec Robespierre. Il s'humilia
devant son rival jusqu'à lui faire confidence de son découragement des
affaires publiques. Il lui demanda de le défendre, pendant son absence,
contre les calomnies que les Cordeliers ne cessaient de répandre sur son
patriotisme et sur sa probité. Robespierre, satisfait de la déférence et de
l'éloignement du seul homme qui pût le balancer dans la république, se garda
bien de retenir Danton. Les deux rivaux, en apparence amis, se jurèrent une
mutuelle estime et un constant appui. Danton partit. XII. Danton,
dans sa retraite rurale d'Arcis-sur-Aube, vécut uniquement occupé de son
amour, du soin de ses jeunes enfants, de la surveillance de ses intérêts
domestiques, du bonheur de revoir sa mère, ses amis de jeunesse, les champs
paternels. Il paraissait avoir déposé entièrement le poids et même le
souvenir des affaires publiques. Il n'écrivait aucune lettre. Il n'en
recevait aucune de Paris. Le fil de toutes ses trames était coupé. Un seul
député à la Convention le visitait quelquefois : c'était le député Courtois,
son compatriote, qui possédait des moulins à Arcis-sur-Aube. Leurs entretiens
roulaient sur les périls de la patrie. Dans
ses conversations intimes avec sa femme, sa mère et M. Ricordin, Danton ne
déguisait pas son repentir sincère des emportements révolutionnaires dans
lesquels la fougue des passions avait jeté son nom et sa main. Il cherchait à
se laver de toute complicité dans les massacres de septembre. Il parlait de
ces journées, non plus comme il en avait parlé le lendemain en ces mots : «
J'ai regardé mon crime en face, et je l'ai commis ; » mais comme d'un excès
de fureur patriotique auquel des scélérats de la commune avaient poussé le
peuple, que lui ne s'était pas senti de force à prévenir et qu'il avait dû
subir, tout en le détestant. Il ne dissimulait pas non plus son espérance de
ressaisir l'ascendant dû à son génie politique, quand les convulsions
présentes auraient usé les petits génies et les faibles caractères qui
régnaient à la Convention. Il parlait de Robespierre comme d'un rêveur
quelquefois cruel, quelquefois vertueux, toujours chimérique. « Robespierre
se noie dans ses idées, disait-il, il ne sait pas toucher aux hommes. » — Il
ne croyait pas à la durée de la république. — « Il faut, disait-il
quelquefois, plusieurs générations humaines pour passer d'une forme de
gouvernement à une autre forme. Avant d'avoir une cité, ayez donc des
citoyens ! » Il
lisait beaucoup les historiens de Rome. Il écrivait beaucoup aussi. Mais il
brûlait aussitôt ce qu'il avait écrit. Il ne voulait laisser d'autre trace de
lui que son nom. XIII. Robespierre,
au contraire, quoique malade et épuisé par des travaux d'esprit qui auraient
consumé plusieurs hommes, s'oubliait lui-même, pour se dévouer avec plus
d'ardeur que jamais à la poursuite de son idéal de gouvernement. Il
grandissait son ambition en la confondant tout entière dans l'ambition de la
république qu'il voulait fonder. Peu lui importait le rôle, pourvu qu'il fût
l'âme des choses. Les inconséquences, les repentirs, l'aristocratie
propriétaire et commerciale des Girondins lui avaient sincèrement persuadé
que ces hommes voulaient rétrograder vers la monarchie, ou constituer une
république où la domination de la richesse serait substituée à la domination
de l'église et du trône, et où le peuple aurait quelques milliers de tyrans
au lieu d'en avoir un seul. Il avait vu, dans ces hommes de la bourgeoisie,
les ennemis les plus dangereux de la démocratie universelle et du nivellement
philosophique. Depuis leur chute il croyait toucher à son but. Ce but,
c'était la souveraineté représentative de tous les citoyens, puisée dans une
élection aussi large que le peuple lui-même, et agissant par le peuple et
pour le peuple dans un conseil électif qui serait tout le gouvernement.
L'ambition de Robespierre, si souvent calomniée alors et depuis, n'allait pas
au-delà. Il croyait ce but, celui de la nature et de Dieu. Il n'aspirait
point à être le maître, mais le guide et le modérateur de ce gouvernement du
peuple. Fonder ce gouvernement, éprouver ses rouages, régulariser ses
oscillations, assister à ses premiers mouvements, le vivifier de ses
principes et lui laisser son âme, c'était le rêve et l'aspiration de
Robespierre. XIV. Aussi
changea-t-il d'attitude et de langage dès que les Girondins eurent disparu.
Il ne s'étudia plus qu'à trois choses : rallier l'opinion publique à la
Convention par les Jacobins, dont il était l'oracle ; résister aux
empiétements anarchiques de la commune, qui menaçaient d'asservir
l'indépendance de la représentation ; et enfin établir l'harmonie et l'unité
d'action dans l'organisation d'un comité de gouvernement. Il ne mêlait à ces
idées aucune cupidité personnelle. Sa popularité même, de jour en jour plus
générale et plus fanatique dans ses adeptes, était pour lui un instrument et
non un but. Il la dépensait avec autant de prodigalité qu'il avait mis de
soin et de patience à la conquérir. L'obscurité dans laquelle il se tenait
renfermé hors de l'arène publique jetait sur sa personne le voile qui dérobe
les grandes pensées à l'envie, et le mystère qui sied aux oracles. La
calomnie s'arrêtait confondue sur le seuil de cette chambre, dans une maison
d'honnête artisan. L'âme de la république semblait s'y cacher avec lui dans
la pauvreté, dans le travail, dans l'austérité des mœurs. XV. De ce
jour, Robespierre devint plus assidu que jamais aux séances du soir des
Jacobins. Il tourna les méditations de cette société vers les grands
problèmes de l'organisation sociale, pour les distraire des factions, dont le
règne, selon lui, devait être passé. Il s'écarta avec plus de dégoût apparent
de tous les hommes corrompus qui voulaient mêler la démagogie à la
Révolution, comme on mêle au pur métal l'alliage impur qui le rend plus
souple et plus facile à manier. Il ne voulut pas abaisser les principes
républicains à la portée d'un peuple vieilli et usé. Il prétendait élever la
pensée du peuple à la hauteur la plus spiritualiste des principes. Par là
même, il flatta l'orgueil de ce peuple, et en lui persuadant qu'il était
capable d'institutions vertueuses, il lui fit croire à sa propre vertu. Il se
lia d'une amitié plus intime avec le très-petit nombre d'hommes âpres mais
intègres, qui poussaient jusqu'au culte la logique rigoureuse, mais vague et
implacable de la démocratie. C'étaient Couthon, Lebas, Saint-Just, hommes
purs de tout jusque-là, excepté de fanatisme. Nul sang ne les tachait encore.
Ils espéraient que leur système prévaudrait par la seule évidence de la
raison, par le seul attrait de la vérité ; mais ils étaient malheureusement
décidés à ne rien refuser à leur système, pas même des sacrifices de
générations entières. Ces députés, en petit nombre, se réunissaient presque
tous les soirs chez leur oracle ; ils y enflammaient leur imagination aux
ravissantes perspectives de la justice, de l'égalité et de la félicité
promises par la doctrine nouvelle à la terre. A la nudité de cette salle, à
la sobriété de ces repas, au ton philosophique de ces entretiens, aux images
sans cesse reproduites de vertu, de désintéressement, de sacrifice à la
patrie, nul n'aurait cru voir une conjuration de démagogues, mais une
rencontre de sages rêvant les institutions d'un âge d'or. Des images
pastorales s'y mêlaient aux tragiques émotions du temps et du lieu. L'amour
même échauffait, sans l'amollir, le cœur de ces hommes. La tendresse de
Couthon pour la femme dévouée qui consolait sa vie infirme, le sentiment
orageux et passionné de Saint-Just pour la sœur de Lebas, la prédilection
grave et chaste de Robespierre pour la seconde fille de son hôte, l'amour de
Lebas pour la plus jeune, les projets d'union, les plans de bonheur après les
orages donnaient à ces entretiens un caractère de famille, de sécurité et
quelquefois d'enjouement qui ne laissait pas soupçonner le conciliabule des
maîtres et bientôt des tyrans de la république. On n'y parlait que du bonheur
de l'abdication de tout rôle public aussitôt après le triomphe des principes,
d'un humble métier à exercer, d'un champ à cultiver. Robespierre lui-même,
plus lassé en apparence de l'agitation et plus altéré de repos, ne parlait
que de chaumière isolée au fond de l'Artois, où il emmènerait sa femme et
d'où il contemplerait, du sein de sa félicité privée, la félicité générale.
Chose étrange et cependant témoignage sincère de l'instabilité et de la
lassitude du cœur humain ! les deux hommes qui agitaient alors la république,
et qui allaient se tuer l'un l'autre en s'entre-choquant dans ses mouvements,
Robespierre et Danton, n'aspiraient au même moment qu'à l'abdication. Mais la
popularité ne permet pas qu'on l'abdique. Elle soulève ou elle engloutit. Ces
deux hommes étaient condamnés à épuiser ses faveurs et à en mourir. XVI. Quoique
leurs théories fussent différentes, l'esprit de Robespierre et celui de
Danton s'accordaient alors à concentrer le pouvoir dans la Convention. Ils ne
présentaient la constitution aux yeux du peuple que comme un plan
d'institution en perspective, sur lequel on jetterait un voile après l'avoir
montré de loin à la nation. Pour le moment, gouverner c'était vaincre. Le
gouvernement le plus propre à assurer la victoire sur les factions ennemies
de la Révolution était, selon eux, le meilleur gouvernement. La France et la
liberté étaient en péril. C'étaient des institutions de péril qu'il fallait à
la France. Les lois devaient être des armes et non des lois. La Convention
devait être le bras autant que la tête de la république. Tous les membres de
cette assemblée avaient cet instinct. C'est celui du salut, quand les lois
sont brisées. Cet instinct se manifesta à l'instant dans ses actes. La
Convention ne demanda pas la dictature, elle ne la délégua point, elle la
prit. Cette dictature se résuma, dès le lendemain du 31 mai, dans le comité
de salut public. De même
que la nation avait rappelé à elle seule son inaliénable souveraineté en
1789, la Convention rappela à elle seule tous les pouvoirs en 1793. Les
forces déléguées sont essentiellement plus faibles que les forces directes.
Dans les crises extrêmes, les peuples révoquent leurs délégations, soit
qu'elles s'appellent royautés, soit qu'elles s'appellent lois et
magistratures. Elles ne peuvent hésiter. Les lois sont les rapports définis
des citoyens entre eux et des citoyens avec l'État, en temps régulier ; mais
quand ces lois sont abolies ou détruites, quand les rapports sont
intervertis, faire appel à ces lois qui n'existent plus ou qui n'existent pas
encore, c'est faire appel au néant pour sauver l'empire. L'État lui-même
devient la seule loi vivante, et toutes ses lois sont des coups d'État. Telle
était la situation de la Convention au mois de juillet 1793. Elle était
condamnée, par cette situation, ou à la tyrannie, ou à la mort. Si elle eût
accepté la mort, la nation et la Révolution périssaient avec elle. Elle prit
la dictature, ce ne fut pas son tort. Il y a de légitimes usurpations : ce
sont celles qui sauvent les idées, les peuples, les institutions. Ce n'est
donc pas l'usurpation que l'histoire doit reprocher à la Convention, mais les
moyens qu'elle employa pour l'exercer. Plus les lois disparaissent du
gouvernement, plus l'équité doit y régner à leur place. C'est à cette
condition seule que Dieu et la postérité absolvent les gouvernements. La
conscience est la loi des lois. XVII. C'est
une loi du pouvoir, quand il devient action, de tendre sans cesse à se
resserrer et à se personnifier dans un petit nombre d'hommes. Les corps
politiques peuvent avoir mille têtes et mille langues, tant qu'ils restent
assemblées délibérantes. Il ne leur faut qu'une main quand ils s'emparent du
pouvoir exécutif. La Convention eut d'abord faiblement, puis complétement
l'intuition de cette vérité. Elle avait commencé par créer des ministres
investis d'une certaine responsabilité et d'une certaine indépendance, comme
sous le ministère girondin de Roland. Elle avait ensuite annulé presque
entièrement l'action de ces ministres ; institué des commissions de
gouvernement aussi spéciales et aussi diverses que chacun de ces ministères ;
puis, elle avait créé des commissions de gouvernement dans le sein même de la
représentation nationale, et distribué entre ces grandes commissions les
différentes fonctions du pouvoir. Chacune de ces commissions apportait, par
l'organe de son rapporteur, le résultat de ses délibérations à la sanction de
la Convention tout entière. La Convention régnait bien ainsi, mais elle
régnait avec incohérence et faiblesse. Un lien d'unité manquait à ces
commissions éparses. C'étaient des avis, ce n'étaient pas des ordres qu'elles
formulaient. La
Convention sentit le besoin de se personnifier elle-même dans un comité qui
sortît d'elle, mais qui lui imposât sa propre volonté et, pour ainsi dire, sa
propre terreur. Elle craignait son anarchie intérieure ; elle avait peur de
sa propre instabilité. Pour mieux écraser les résistances, elle consentit à
se soumettre elle-même, à obéir et à trembler. Elle réorganisa le comité de
salut public et elle lui décerna tout le gouvernement. Ce fut l'abdication de
la Convention, mais une abdication qui lui donnait l'empire. XVIII. Le nom
de comité de salut public était déjà ancien dans la Convention. Dès le mois
de mars précédent, tous les hommes de pressentiment dans l'Assemblée,
Robespierre, Danton, Marat, Isnard, Albitte, Bentabole, Quinette avaient
demandé l'unité de vues, la force d'action concentrées dans un comité d'un
petit nombre de membres, et réunissant dans sa main tous les fils épars de la
trame trop relâchée du pouvoir exécutif. On avait institué ce centre de
gouvernement. Les Girondins y avaient été élus en majorité. Cet instrument de
force était dans leurs mains, s'ils avaient su s'en servir. Les premiers
membres du comité de salut public, au nombre de vingt-cinq, étaient
Dubois-Crancé, Péthion, Gensonné, Guyton de Morveau (le collaborateur de
Buffon), Robespierre, Barbaroux, Ruhl, Vergniaud, Fabre d'Églantine, Buzot,
Delmas, Condorcet, Guadet, Bréard, Camus, Prieur (de la Marne), Camille
Desmoulins, Barrère, Quinette, Danton, Sieyès, Lasource, Isnard, Jean Debry
et Cambacérès, cet oracle futur du despotisme sorti des conseils de la
liberté. Ce
comité avait l'initiative de toutes les lois ou mesures motivées par les
dangers de la patrie, au dedans ou au dehors. Il appelait les ministres dans
son sein, il contrôlait leurs actes ; il rendait compte tous les huit jours à
la Convention. L'Assemblée, jalouse, craignait encore alors son propre
despotisme dans ses délégués. L'âme des dictatures, le secret, était ainsi
interdit au comité. L'antagonisme régnait dans son sein par la lutte des
opinions. Ce n'était que l'anarchie concentrée sur elle-même. Robespierre,
qui l'avait reconnu du premier coup d'œil et qui ne voulait pas, avec raison,
entacher sa popularité de la responsabilité d'actes contraires à sa pensée,
sortit dès les premières séances. Il ne voulait pas s'isoler, mais il
craignait de se confondre. La sortie de Robespierre dépopularisa ce premier
comité. Des
Girondins eux-mêmes, unis à Danton, proposèrent de le fortifier en le
transformant et en l'épurant. Buzot seul, pressentant la mort dans le glaive
que forgeaient ses amis, combattit cette pensée. Elle fut adoptée malgré ses
réclamations. On restreignit le nombre des membres du comité à neuf au lieu
de vingt-cinq. On lui donna le secret, la surveillance de tous les
ministères, le droit de suspendre les décrets qu'il jugerait nuisibles à
l'intérêt national, et le droit de prendre lui-même des décrets d'urgence. On
lui alloua des fonds particuliers. On ne lui interdit alors qu'un seul acte
de la souveraineté : l'emprisonnement arbitraire des citoyens. Le
comité de salut public devait être renouvelé tous les mois par l'élection de
l'Assemblée. Ses membres furent Barrère, Delmas, Bréard, Cambon, Danton,
Guyton de Morveau, Theilhard, Lacroix (d'Eure-et-Loir) et Robert Lindet. Danton avait
été exilé dans ce comité par les Girondins, pour neutraliser son influence au
milieu des hommes faibles et indécis de la Plaine. Ils furent trompés par
leur tactique. Danton, ne trouvant pas d'énergie dans ses collègues, en
chercha dans la commune. Danton alors s'était réservé au comité la direction
des affaires extérieures, vers lesquelles son génie généralisateur, militaire
et diplomatique le portait. Il y étudiait le gouvernement, comme un homme qui
médite de s'en emparer un jour. Après la défaite des Girondins, Danton se
démit de ces fonctions, qui pouvaient éveiller l'envie. Il se retira sur son
banc et s'enveloppa d'indifférence apparente. L'envie ne s'y trompa pas. On
l'accusa pour sa retraite, comme on l'avait accusé pour sa domination dans le
comité. Il vit que certains noms ne peuvent échapper ni par l'éclat, ni par
l'ombre, à l'attention des hommes, et qu'il y a des renommées auxquelles il
n'est plus donné de s'éteindre pour se cacher. « Formez un autre comité,
dit-il, formez-le sans moi, plus fort et plus nombreux ; j'en serai l'éperon
au lieu d'en être le frein. » Ces mots, qui trahissaient un si haut sentiment
de son importance et un si humiliant dédain pour ses collègues, sentaient
l'usurpateur et dévoilaient l'ambition. Ils furent applaudis, mais notés. XIX. Après
des hésitations, des nominations et des éliminations successives, le comité
définitif de salut public, proclamé par Danton lui-même un gouvernement
provisoire, fut investi de la toute-puissance. Cette fois Danton, qui n'avait
pas de confiance dans une institution dont il était absent, refusa
imprudemment d'y entrer, soit qu'il crût paraître plus grand quand on le
verrait seul, soit qu'il voulût s'isoler par dégoût des affaires publiques.
Il s'y fit représenter par Hérault de Séchelles, un de ses partisans, et par
Thuriot, un de ses organes. Robespierre s'abstint aussi d'entrer au
commencement au comité, pour ne pas offusquer Danton. Mais ses amis y avaient
la majorité et y faisaient dominer son esprit. Les huit membres furent
Saint-Just, Couthon, Barrère, Gasparin, Thuriot, Hérault de Séchelles, Robert
Lindet, Jean-Bon-Saint-André. Gasparin s'étant retiré, le cri unanime de la
Convention porta Robespierre à sa place. Carnot et Prieur de la Côte-d'Or y
furent appelés, peu de jours après, par la nécessité d'y personnifier le
génie militaire de la France en présence des armées de la coalition. Enfin
Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois le complétèrent et y portèrent au comble
l'esprit du jacobinisme, que la Montagne se plaignait d'y voir languir sous
le souffle trop froid de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon. Ainsi
fut constitué ce décemvirat, qui assuma sur soi, pendant cette convulsion de
quatorze mois, tous les périls, tous les pouvoirs, toutes les gloires, et
toutes les malédictions de la postérité. XX. Les
membres du comité de salut public se partagèrent les attributions selon les
aptitudes. La capacité fit les lots et marqua les rangs. L'influence y fut
aussi mobile que les services. Elle y déplaça l'importance, sans jamais y
rompre l'unité. L'extrémité de la crise, le zèle inextinguible, le danger de
s'affaiblir en se désunissant, le secret juré et gardé, la difficulté de la
tâche relièrent ce faisceau terrible qui ne trahit ses dissensions qu'en
tombant tout entier. Billaud-Varennes
et Collot d'Herbois se chargèrent d'incendier l'esprit public, dans la
correspondance du comité avec les agents de la république dans les
départements. Saint-Just s'arrogea l'empire des théories constituantes, aussi
vague et aussi absolu que sa métaphysique impassible. Couthon prit la
surveillance de la police, conforme à son esprit scrutateur et sombre. Les
relations extérieures furent dévolues à Hérault de Séchelles, inspiré
secrètement par le génie européen de Danton. Robert Lindet eut les
subsistances, question vitale dans un moment où la disette affamait les
villes et désorganisait les armées ; Jean-Bon-Saint-André la marine ; Prieur
l'administration matérielle de la guerre ; Carnot la haute direction
militaire, les plans de campagne, l'inspiration des généraux, la critique et
le redressement de leurs fautes, la préparation des victoires, la réparation
des revers. Il fut le génie armé de la patrie, couvrant les frontières
pendant les convulsions du cœur et l'épuisement des veines de la France.
Prieur (de
la Côte-d'Or)
secondait Carnot pour les détails. Quinze heures de travail par jour, et
l'esprit tendu sur toutes les cartes et sur toutes les positions de nos
campagnes, animaient ce génie organisateur de Carnot et ne l'accablaient pas.
Il portait dans le cabinet le sang-froid et le feu du champ de bataille. Il
avait le don des hommes ; sa main marquait les noms d'avenir : Pichegru,
Hoche, Moreau, Jourdan, Desaix, Marceau, Brune, Bonaparte, Kléber furent,
parmi tant de héros futurs, des illuminations de son discernement. Barrère,
esprit souple et prompt, mais littéraire, rédigeait les délibérations du
comité, et faisait en phrases brèves et lapidaires les rapports à la
Convention. Il avait la couleur de la circonstance. Il jetait du haut de la
tribune des mots tout faits au peuple. Enfin Robespierre planait sur toutes
les questions, excepté sur la guerre. Il était la politique du comité. Il
marquait le but et la route, les autres faisaient marcher la machine.
Robespierre touchait peu aux rouages. Son attribution était la pensée. Les
délibérations se prenaient à la majorité des avis. La signature de trois
membres suffisait néanmoins pour rendre les mesures exécutoires. Ces
signatures de confiance se prêtaient et se rendaient trop cruellement plus
tard, entre collègues, souvent sans examen. La précipitation d'un comité qui
résolvait jusqu'à cinq cents affaires par jour motivait ces facilités, sans
les justifier. Bien des têtes tombèrent par ces fatales complaisances de
plume. Le secret était profond. Nul ne savait qui avait demandé ou refusé
telle vie. La responsabilité de chacun des membres se perdait dans la
responsabilité générale. Tous acceptaient tout, bien qu'ils n'eussent pas
tout consenti. Ces hommes s'étaient livré jusqu'à leur réputation. Chose
merveilleuse, il n'y avait point de président. Dans un chef, on craignait
l'apparence d'un maître. On voulait une dictature anonyme. Le comité ne
souffrait pas de cette absence de tête. Tout était membre tout était tête. La
république présidait. XXI. Pendant
que le comité de salut public, transformé ainsi en conseil exécutif, se
saisissait du gouvernement, la Convention appela à Paris les envoyés des assemblées
primaires, porteurs des votes du peuple tout entier, qui sanctionnaient la
nouvelle constitution. Ces envoyés y arrivèrent au nombre de huit mille. Le
peintre David conçut la fête qui devait confondre dans une même solennité
populaire, au Champ-de-Mars, l'anniversaire du 10 août et l'acceptation de la
constitution. David s'était inspiré de Robespierre. La Nature, la Raison, la
Patrie étaient les seules divinités qui présidassent à cette régénération du
monde social. Le peuple y était la seule Majesté. Des symboles et des
allégories en étaient le seul culte. L'âme y manquait parce que Dieu en était
absent. Robespierre n'osait pas encore en dévoiler l'image. Le lieu de
réunion et le point de départ du cortége, comme dans toutes les fêtes de la
Révolution, fut le sol de la Bastille, marqué du premier pas de la
république. Les autorités de Paris, les membres de la commune, les envoyés
des assemblées primaires, les Cordeliers, les Jacobins, les sociétés
fraternelles de femmes, le peuple en masse, la Convention enfin s'y
rassemblèrent au lever du soleil. Sur le terrain de la Bastille, une
fontaine, appelée la fontaine de la Régénération, lavait les traces de
l'ancienne servitude. Une statue colossale de la Nature dominait la fontaine
; ses mamelles versaient de l'eau. Hérault de Séchelles, président de la
Convention, reçut l'eau dans une coupe d'or, la porta à ses lèvres, la
transmit au plus âgé des citoyens. « Je touche aux bords du tombeau, s'écria
ce vieillard ; mais je crois renaître avec le genre humain régénéré. » La
coupe circula, de mains en mains, entre tous les assistants. Le cortège
défila, au son du canon, sur les boulevards. Chaque société élevait son
drapeau, chaque section son symbole. Les membres de la Convention
s'avancèrent les derniers, tenant chacun à la main un bouquet de fleurs, de
fruits et d'épis nouveaux. Les tables où sont écrits les droits de l'homme,
et l'arche où est renfermée la constitution étaient portées comme des choses
saintes, au milieu de la Convention, par huit de ses membres.
Quatre-vingt-six envoyés des assemblées primaires, représentant les
quatre-vingt-six départements, marchaient autour des membres de la Convention
et déroulaient d'une main à l'autre, autour de la représentation nationale,
un long ruban tricolore qui semblait enchaîner les députés dans les liens de
la patrie. Un faisceau national couronné de rameaux d'olivier figurait la
réconciliation et l'unité des membres de la république. Les enfants trouvés
portés dans leurs berceaux ; les sourds-muets se parlant entre eux par la
langue des signes que la science leur avait rendue ; les cendres des héros
morts pour la patrie, renfermées dans des urnes où se lisaient leurs noms ;
une charrue triomphale qu'entouraient le laboureur, sa femme et ses fils ;
des tombereaux enfin chargés comme de vils dépouilles de débris de tiares, de
sceptres, de couronnes, d'armoiries brisées ; tous ces symboles de
l'esclavage, de la superstition, de l'orgueil, de la bienfaisance, du
travail, de la gloire, de l'innocence de la vie rurale, des vertus
guerrières, marchaient derrière les représentants. Après une station devant
les Invalides, où la multitude salua sa propre image dans une statue
colossale du peuple terrassant le fédéralisme, la foule se répandit dans le
Champ-de-Mars. Les représentants et les corps constitués se rangèrent sur les
marches de l'autel de la patrie. Un million de têtes hérissaient les gradins
en talus de cet immense amphithéâtre. Un million de voix jurèrent de défendre
les principes du code social, présenté par Hérault de Séchelles à
l'acceptation de la république. Le canon, par ses salves, sembla jurer
lui-même d'exterminer les ennemis de la patrie. XXII. Cependant
l'instinct public n'acceptait la constitution que dans l'avenir. Tout le
monde sentait que son exécution serait ajournée jusqu'à la pacification de
l'empire. La liberté, selon la Montagne, était une arme que la Révolution
aurait remise à ses ennemis et qui aurait servi en ce moment à saper la
liberté elle-même. Aucune constitution régulière ne pouvait fonctionner dans
les mains des ennemis mêmes de toute constitution démocratique. Une pétition
des envoyés des départements demanda à la Convention de continuer seule le
gouvernement. Les dangers motivaient l'arbitraire. Pache rassembla la
commune, fit battre le rappel dans les sections. Une adresse rédigée par
Robespierre fut portée par des milliers de citoyens à la Convention pour la
conjurer de garder le pouvoir suprême. Ce dialogue à mille voix, du peuple et
de ses représentants, était accompagné des sons du tambour et du bruit du
tocsin. On voyait que les Jacobins exerçaient la pression du peuple sur la
Convention pour lui faire enfanter la terreur. « Législateurs, » disaient-ils
dans l'adresse, « élevez-vous à la hauteur des grandes destinées de la
France. Le peuple français est lui-même au-dessus de ses périls. Nous vous
avons indiqué les mesures sublimes d'un appel général au peuple ; vous avez
seulement requis la première classe. Les demi-mesures sont toujours mortelles
dans les dangers extrêmes. La nation entière est plus facile à ébranler
qu'une partie de la nation. Si vous demandez cent mille hommes, peut-être ne
les trouverez-vous pas ; si vous demandez des millions de républicains, vous
les verrez s'élever pour écraser les ennemis de la liberté ! Le peuple ne
veut plus d'une guerre de tactique, où des généraux, traîtres et perfides,
vendent le sang des citoyens. Décrétez que le tocsin de la liberté sonnera à
heure fixe dans toute la république ! qu'il n'y ait d'exception pour personne
! que l'agriculture seule conserve les bras nécessaires à l'ensemencement de
la terre et aux récoltes ! que le cours des affaires soit interrompu ! que la
grande et unique affaire des Français soit de sauver la république ! que les
moyens d'exécution ne vous inquiètent pas ; décrétez seulement le principe.
Nous présenterons au comité de salut public les moyens de faire éclater la
foudre nationale sur tous les tyrans et sur tous les esclaves ! » XXIII. Cette
réticence des Jacobins était transparente. Le sous-entendu était la terreur,
le tribunal révolutionnaire et la mort. Le comité de salut public rougit de
l'insuffisance de ses mesures de défense des frontières. Il se retira dans
son bureau et rapporta, séance tenante, le projet d'un nouveau décret qui
levait la France entière. « Les généraux, disait Barrère dans son rapport,
ont méconnu jusqu'ici le véritable tempérament national. L'irruption,
l'attaque soudaine, l'inondation d'un peuple soulevé, qui couvre de ses flots
bouillonnants les hordes ennemies et renverse les digues du despotisme :
telle est la nature, telle est l'image des guerres de liberté ! Les Romains
étaient tacticiens, ils conquirent le monde esclave ; les Gaulois libres,
sans autre tactique que leur impétuosité, détruisirent l'empire romain. C'est
ainsi que l'impétuosité française fera écrouler ce colosse de la coalition.
Quand un grand peuple veut être libre, il l'est, pourvu que son territoire
lui fournisse les métaux avec lesquels on forge les armes. » La Convention se
leva d'enthousiasme, comme en exemple des représentants aux citoyens, et vota
le décret suivant. XXIV. « De ce
moment et jusqu'au jour où les ennemis auront été chassés du territoire de la
république, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service
des armées. Les jeunes hommes iront au combat ; les hommes mariés forgeront
des armes et transporteront des subsistances ; les femmes feront des tentes,
des habits et serviront dans les hôpitaux ; les enfants effileront les vieux
linges pour les pansements des blessés ; les vieillards se feront porter sur
les places publiques pour exciter le courage des guerriers, la haine des rois
et l'amour de la république. Les maisons nationales seront converties en
casernes ; les places publiques en ateliers d'armes. Le sol des caves sera
lessivé pour en extraire le salpêtre. Les armes de calibre seront exclusivement
confiées à ceux qui marcheront à l'ennemi. Les fusils de chasse et les armes
blanches seront consacrés à la force publique dans l'intérieur. Les chevaux
de selle seront requis pour compléter les corps de cavalerie. Tous les
chevaux de trait qui ne sont pas nécessaires à l'agriculture conduiront
l'artillerie et les vivres. Le comité de salut public est chargé de tout
créer, de tout organiser, de tout requérir dans toute la république, hommes
et choses, pour l'exécution de ces mesures. Les représentants du peuple,
envoyés dans leurs arrondissements respectifs, sont investis de pouvoirs
absolus pour cet objet. La levée sera générale. Les citoyens non mariés ou
veufs sans enfants, de dix-huit à vingt-cinq ans, marcheront les premiers.
Ils se rendront immédiatement au chef-lieu de leur district, et y seront
exercés au maniement des armes jusqu'au jour de leur départ pour les armées.
La bannière de chaque bataillon organisé portera pour inscription : Le peuple
français debout contre les tyrans ! » Ces
mesures, bien loin de consterner l'universalité de la France, furent reçues
par les patriotes avec l'enthousiasme qui les avait inspirées. Les bataillons
se formèrent avec plus d'élan et plus de régularité qu’en 1792. En compulsant
les listes des premiers officiers qu'ils se nommèrent, on y trouve tous les
noms héroïques de la France militaire de l'empire. Ils étaient éclos de la
république. La gloire dont le despotisme s'arma plus tard contre la liberté
appartenait toute entière à la Révolution. XXV. Ces
décrets furent complétés, pendant deux mois, par des décrets empreints de la
même énergie défensive. C'était, l'organisation de l'enthousiasme et du
désespoir d'un peuple qui sait mourir et d'une cause qui veut triompher. La
France était aux Thermopyles de la Révolution ; mais ces Thermopyles étaient
aussi étendus que les frontières de la république, et les combattants étaient
vingt-huit millions d'hommes. La
commission des finances, par l'organe de Cambon, son rapporteur et son
oracle, porta une main probe et réparatrice sur le désordre du trésor public
obéré, et sur le chaos où la masse et le discrédit des assignats jetaient les
transactions privées ou publiques. Il y avait en circulation environ quatre
milliards d'assignats déconsidérés. D'un côté, l'emprunt forcé sur les
riches, équivalant à peu près à une année de leur revenu, légère taxe pour
sauver le capital en sauvant la patrie, fit rentrer un milliard d'assignats
dans les mains du gouvernement. Cambon les brûla en les recevant. D'un autre
côté, la masse des impôts arriérés représentait presque un milliard. Cambon
les absorba au cours nominal dans les caisses de l'État. La masse du
papier-monnaie se trouva donc ainsi réduite à deux milliards. Pour relever
ces assignats dans l'opinion publique, Cambon abolit toutes les compagnies
qui émettaient des actions, afin que l'assignat devînt la seule action
nationale en cours. Il fut défendu aux capitalistes de placer leurs capitaux
ailleurs que dans des banques françaises. Le commerce de l'or et de l'argent
fut interdit sous peine de mort. On réserva ces métaux, par un accaparement
d'urgence, à la monétisation. Pour accroître la masse du numéraire servant
aux petites transactions quotidiennes du peuple, on fit fondre les cloches
des églises et on en jeta au peuple le métal sacré, frappé au coin de la
république. Cambon,
de plus, sonda le gouffre de la dette de l'État envers les particuliers. Le
mot de banqueroute pouvait combler ce gouffre, mais il l'aurait comblé de
spoliations, de dettes et de larmes. Cambon voulut que la probité, vertu des
citoyens entre eux, fût surtout la vertu de la république envers ses
créanciers. Il prit une mesure d'équité. Il s'empara de tous les titres, il
les apprécia, il les confondit dans un titre commun et uniforme qu'il appela
le Grand-Livre de la dette nationale. Chaque créancier fut inscrit sur ce
Grand-Livre pour une somme égale à celle que l'État reconnaissait lui devoir.
L'État servait la rente de cette somme reconnue, à cinq pour cent. Cette
inscription de rente, s'achetant et se vendant librement, redevint ainsi un
capital réel entre les mains des créanciers de l'État. L'État pouvait la
racheter lui-même si la rente tombait dans le commerce au-dessous du pair,
c'est-à-dire du rapport de l'intérêt au capital à cinq pour cent. Cette
opération libérerait l'État sans violence et sans injustice. Quant au
capital, il n'était jamais remboursable. Le gouvernement se reconnaissait
débiteur d'une rente perpétuelle et non d'un capital. La rente perpétuelle
avait de plus cet avantage politique de coïntéresser des masses de citoyens à
la fortune de l'État et de républicaniser les créanciers par leur intérêt.
Enfin elle créait un germe fécond de crédit public, dans la ruine même des
fortunes privées. Si, dans la première partie de son plan, Cambon, dominé par
l'urgence des circonstances, s'écartait des vrais principes de l'économie
publique, en attentant à la liberté des échanges, en créant un maximum de
l'argent et en proscrivant sa circulation hors de l'empire ; dans la seconde,
il créait la moralité du trésor et restaurait la confiance, ce capital
illimité des nations. La fortune publique de la France repose encore tout
entière aujourd'hui sur les bases jetées par Cambon. XXVI. L'unité
des poids et mesures ; l'application de la découverte des aérostats aux
opérations militaires ; l'établissement des lignes télégraphiques pour porter
la main du gouvernement, aussi promptement que sa pensée, aux extrémités de
la république ; la formation de musées nationaux pour exciter par l'exemple
le goût et l'imitation des arts ; la création d'un code civil uniforme pour
toutes les parties de la France, afin que la justice y fût une comme la
patrie ; l'éducation publique enfin, cette seconde nature des peuples
civilisés, furent l'objet d'autant de discussions et d'autant de décrets qui
attestaient au monde que la république avait foi en elle-même et fondait un
avenir, en disputant le lendemain à ses ennemis. L'égalité
d'éducation fut proclamée comme un principe découlant des droits de l'homme.
Donner deux âmes au peuple, c'était créer deux peuples dans un, faire des
ilotes et des aristocrates de l'intelligence. D'un autre côté, contraindre
tous les enfants de fortunes, de conditions et de religions diverses à
recevoir la même éducation dans des maisons nationales, c'était fausser
toutes les situations sociales, confondre toutes les professions, violer
toutes les libertés de la famille. Robespierre
voulait et devait vouloir cette éducation forcée, dans la logique
radicalement égalitaire de ses idées, où la famille, la condition, la
profession, la fortune disparaissaient pour ne laisser place qu'à deux unités
: la patrie et l'homme. L'uniforme tyrannie de la pensée de l'État devait,
dans ses principes, précéder l'uniforme justice et l'uniforme égalité entre
tous les enfants. Robespierre s'indignait aussi de voir l'État subordonner sa
raison et son enseignement général aux préjugés, aux superstitions et à la
raison viciée de la famille et de l'individu. Il n'admettait pas que l'État,
ayant tous les droits sur les actes des citoyens, n'eût pas aussi tous les
droits sur leurs âmes et ne leur enseignât pas son symbole religieux,
philosophique et social, première dette de ceux qui pensent à ceux qui ne
pensent pas encore. Le système de Robespierre, vrai dans une société neuve,
tombait devant une société vieillie, où les dogmes anciens ne pouvaient
s'effacer tous à la fois devant les dogmes nouveaux, à moins d'effacer toutes
les générations vivantes devant les générations futures. Grégoire, Romme et
Danton le combattirent. Ils transigèrent en hommes d'État entre les
nécessités et les libertés de la famille et la rigueur de la philosophie de
Robespierre. La Convention décréta les maisons nationales d'éducation
publique dont la fréquentation serait obligatoire pour tous les enfants de la
patrie ; mais elle laissa aux familles le droit de conserver leurs enfants
sous le toit paternel ; donnant ainsi l'instruction à l'État, l'éducation aux
pères, le cœur à la famille, l'âme à la patrie. XXVII. Des
décrets de violence, de vengeance et de sacrilège suivirent ces décrets de
force, de sagesse et de magnanimité. Les mouvements menaçants du peuple de
Paris, obsédé par la réalité de la famine et par le fantôme des accapareurs ;
les délires de Chaumette et d'Hébert à la commune, contraignirent la
Convention à des concessions déplorables qui ressemblaient à des fureurs et
qui n'étaient que de la faiblesse. En
demandant au peuple toute son énergie, la Convention se crut obligée
d'accepter aussi ses emportements. Elle n'était pas assez forte encore pour
dominer sa propre force. Elle feignit de partager les démences dont elle
rougissait en les décrétant. Les pétitions des sections, les délibérations
des Jacobins, les tumultes, les vociférations, les émeutes des marchés
publics, les attroupements aux portes des boulangers, des bouchers, des
épiciers, les pillages des boutiques par des femmes et des enfants affamés
lui demandaient de tarifer le commerce des denrées, première nécessité pour
le peuple ; c'était détruire le commerce lui-même. La Convention obéit et
décréta le maximum, c'est-à-dire un prix arbitraire au-dessus duquel on ne
pourrait vendre le pain, la viande, le poisson, le sel, le vin, le charbon,
le bois, le savon, l'huile, le sucre, le fer, les cuirs, le tabac, les
étoffes. Elle fixa aussi le maximum des salaires. C'était s'emparer de toutes
les libertés des transactions de commerce, de spéculation et de travail qui
ne vivent que de liberté. C'était mettre la main de l'État entre tous les
vendeurs, tous les acheteurs, tous les travailleurs et tous les propriétaires
de la république. Une telle loi ne pouvait amener que l'enfouissement des
capitaux, la cessation du travail, la langueur de toute circulation, la ruine
de tous. C'est la nature des choses qui fait le prix des denrées de première
nécessité, ce n'est pas la loi. Ordonner au laboureur de donner son blé, et
au boulanger de donner son pain, au-dessous du prix que ces denrées leur
coûtent, c'était ordonner à l'un de ne plus semer, à l'autre de ne plus
pétrir. XXVIII. Le
maximum porta ses fruits en resserrant partout le numéraire, le travail et
les subsistances. Le peuple s'en prit aux riches, aux commerçants et aux
contre-révolutionnaires des calamités de la nature. Il poursuivit de ses
pétitions la contre-révolution jusque dans ses plus impuissantes victimes
ensevelies dans les cachots du Temple, et jusque dans les restes de ses rois
ensevelis dans les caveaux de Saint-Denis. La
Convention décréta « que le procès serait fait à la reine Marie-Antoinette,
que les tombes royales de Saint-Denis seraient détruites et les cendres des
rois balayées du temple que la superstition de la royauté leur avait
consacré. » Ces concessions n'assouvissaient déjà plus le peuple. Il voulut
rejeter sur d'autres ennemis la terreur dont il était assiégé lui-même. Le
trône, l'église et la noblesse ne lui furent plus ni des victimes ni des
dépouilles suffisantes. L'aristocratie à ses yeux ne fut plus seulement dans
la naissance ou dans le privilége, elle lui apparut dans la richesse, dans le
commerce, dans la propriété, dans le plus humble négoce. Tout ce qui
possédait une de ces denrées enviées par l'indigence et par la faim lui
devint suspect d'accaparement, d'égoïsme, de crime. Nul ne possédait
impunément ce dont le peuple manquait. Il demanda hautement une chambre
ardente de la propriété ou le pillage. — « Si vous ne nous faites pas justice
des riches, » s'écrie un orateur aux Jacobins, « nous nous la ferons
nous-mêmes. » Les
adresses des sociétés des départements réclamaient aussi une institution qui
résumât la force du peuple et qui régularisât sa fureur, dans une armée
ambulante, chargée d'exécuter partout sa volonté. C'était l'armée
révolutionnaire, c'est-à-dire un corps de prétoriens populaires, composé de
vétérans de l'insurrection, aguerris aux larmes, au sang, aux supplices, et
promenant dans toute la république l'instrument de mort et la terreur. « Nous
voulons, » écrivait la société des Jacobins de Mâcon à la société-mère de
Paris, « qu'une armée révolutionnaire se répande sur le territoire de la
république et en arrache tous les germes de fédéralisme, de royalisme et de
fanatisme qui le couvrent encore. Vous avez placé la terreur à l'ordre du
jour ; qui pourra mieux imprimer cette terreur qu'une armée de trente mille
hommes divisée en plusieurs corps, accompagnés d'un tribunal révolutionnaire
et d'une guillotine, et faisant partout sur son passage justice des traîtres
et des conspirateurs ! » Des
masses d'ouvriers, d'indigents, de femmes, vociférant la mort ou du pain,
s'attroupaient autour de l'Hôtel-de-Ville et menaçaient d'un nouveau 31 mai
la Convention alarmée. Hébert et Chaumette encourageaient ces attroupements. Robespierre
tantôt s'indignait de ces excès d'anarchie, qui allaient anéantir la
Révolution sous la Révolution même ; tantôt feignait de les comprendre, de
les pardonner et de les susciter lui-même afin de les dominer encore. — « On
alarme le peuple en lui persuadant que ses subsistances vont lui manquer,
disait-il aux Jacobins. On veut l'armer contre lui-même. On veut le porter
sur les prisons pour y égorger les prisonniers, bien sûr qu'on y trouverait
le moyen de faire échapper les scélérats qui y sont détenus et d'y faire
périr l'innocent ou le patriote que l'erreur a pu y conduire. Au moment où je
vous parle, on m'assure que Pache est assiégé lui-même par quelques
misérables qui l'injurient, l'insultent, le menacent ! » On voit
dans ces paroles l'embarras de Robespierre, cédant d'une main pour contenir
de l'autre l'égarement du peuple qui l'entraînait. Un second massacre des
prisons lui faisait la même horreur que le premier. Il partageait tous les
préjugés des masses contre les accapareurs et les riches. Il croyait à la
possibilité de niveler la fortune publique par des lois qui donneraient
elles-mêmes, avec l'égalité de la justice divine, le pain et l'aisance
proportionnels à chaque citoyen. Il croyait qu'un déploiement de force
implacable était nécessaire pour vaincre le riche, modérer le pauvre, abattre
toutes les résistances, refréner tous les excès. Il n'avait pas compté
complaisamment, comme Marat, le nombre des têtes à supprimer par le fer pour
arriver à ce résultat. Il aurait voulu pouvoir se passer de la mort dans
l'accomplissement de son œuvre de régénération ; mais il l'acceptait comme
une dernière nécessité. XXIX. Robespierre
essaya en vain plusieurs fois de refréner ces pétitionnaires altérés de sang
et de pillage. Sa popularité eut peine à survivre à sa résistance aux excès.
Il rentra souvent seul et abandonné dans sa demeure. Pache vint une nuit se
concerter secrètement avec lui sur les moyens de calmer ces bouillonnements.
« C'en est fait, » dit Robespierre à Pache, « c'en est fait de la Révolution
si on l'abandonne à ces insensés. Il faut que le peuple se sente défendu par
des institutions terribles, ou qu'il se déchire lui-même, avec l'arme dont il
croit se défendre. La Convention n'a qu'un moyen de lui arracher son glaive ;
c'est de le prendre elle-même et d'en frapper impitoyablement ses ennemis. »
Il s'indigna contre Chaumette, Hébert, Varlet, Vincent, qui fomentaient ces
fureurs de la multitude. « Ne laissons pas, dit-il à Pache, ces enfants de la
Révolution jouer avec la foudre du peuple, dirigeons-la nous-mêmes ou elle
nous dévorera. » Pache se rendit cependant à la séance du 5 septembre pour y
présenter le prétendu vœu de Paris. Il chargea Chaumette de lire la pétition
pour laisser au procureur de la commune la responsabilité d'un acte auquel il
était lui-même visiblement opposé. « Citoyens, dit Chaumette, on veut nous
affamer. On veut contraindre le peuple à échanger honteusement sa
souveraineté contre un morceau de pain. De nouveaux aristocrates, non moins
cruels, non moins avides, non moins insolents que les anciens, se sont élevés
sur les ruines de la féodalité. Ils calculent avec un sang-froid atroce combien
leur rapportera une disette, une émeute, un massacre. Où est le bras qui
tournera vos armes contre la poitrine de ces traîtres ? Où est la main qui
frappera les têtes criminelles ? Il faut que vous détruisiez vos ennemis ou
qu'ils vous détruisent. Ils ont défié le peuple : le peuple aujourd'hui
accepte le défi. La masse du peuple veut enfin les écraser ! Et vous,
Montagne à jamais célèbre dans les pages de l'histoire, soyez le Sinaï des
Français ! Lancez au milieu des foudres les décrets de la justice et de la
volonté du peuple ! Montagne sainte, devenez un volcan dont les laves
dévorent nos ennemis ! Plus de quartier, plus de miséricorde aux traîtres !
Jetons entre eux et nous la barrière de l'éternité ! Nous vous demandons, au
nom du peuple de Paris rassemblé hier sur la place communale, la formation de
l'armée révolutionnaire. Qu'elle soit suivie d'un tribunal incorruptible et
de l'instrument de mort qui tranche d'un seul coup les complots avec la vie
des conspirateurs ! — Nous nous sommes aperçu, » ajoute Chaumette après sa
harangue, « que ceux qui font croître des légumes se sont ligués pour affamer
Paris. Nous avons jeté les yeux sur les environs de la capitale, nous avons
vu des terrains immenses, des parcs, des jardins qui servent au luxe et qui
ne produisent rien à la consommation du peuple. Nous demandons que tous les
jardins des biens nationaux soient mis en culture. Jetez les yeux sur
l'immense jardin des Tuileries. Les regards des républicains se reposeront
avec plus de complaisance sur ce domaine de la couronne quand il produira des
aliments pour les citoyens. Ne vaut-il pas mieux y faire croître des plantes
dont manquent les hôpitaux que d'y laisser ces statues et ce buis stérile,
objets du luxe et de l'orgueil des rois ? » XXX. Chacune
des apostrophes de Chaumette fut interrompue par les applaudissements de la
Montagne et des tribunes. Les propositions de l'orateur, résumées en projets
de décrets par Moïse Bayle, furent votées unanimement. La députation des
Jacobins, provoquée la veille par Royer, prit ensuite la parole. « L'impunité
enhardit nos ennemis, dit-elle. Le peuple se décourage en voyant échapper à
sa vengeance les grands coupables. Brissot respire encore, ce monstre vomi
par l'Angleterre pour troubler et entraver la Révolution. Qu'il soit jugé,
lui et ses complices ! Le peuple s'indigne aussi de voir des privilégiés au
milieu de la république. Quoi ! les Vergniaud, les Gensonné et autres
scélérats dégradés par leur trahison de la dignité de représentants auraient
pour prison un palais, tandis que les pauvres sans-culottes gémissent dans
les cachots, sous les poignards des fédéralistes !... Il est temps que
l'égalité promène sa faux sur toutes les têtes, il est temps d'épouvanter
tous les conspirateurs ! Eh bien ! législateurs ! placez la terreur à l'ordre
du jour ! » A ce
mot, comme à une révélation de la fureur publique, les applaudissements
ébranlent la salle. « Soyons en révolution, puisque la contre-révolution est
partout tramée par nos ennemis — (Oui, oui ! s'écrient les
tribunes. — Oui, oui ! répond en se levant la Montagne) ; que le fer plane sur toutes
les têtes coupables ! Instituez une armée révolutionnaire, instituez un
tribunal terrible à sa suite ; que l'instrument de la vengeance des lois
l'accompagne ! Bannissez tous les nobles, emprisonnez-les jusqu'à la paix ;
cette race altérée de sang ne verra désormais couler que le sien ! » Le
président annonça, dans sa réponse, que la Convention avait déjà prévenu les
vœux du peuple et des Jacobins ou qu'elle allait les accomplir. Drouet
s'écria que le jour était venu d'être inflexibles. « Puisque notre vertu,
dit-il, notre modération, notre philosophie ne nous ont servi de rien, soyons
brigands pour le bonheur du peuple ! — La France, lui répondit sévèrement
Thuriot, « n'est pas altérée de sang, elle n'est altérée que de justice. » XXXI. Barrère,
averti par Robespierre et préparé de la veille, monta à la tribune, au nom du
comité de salut public, pour revendiquer l'initiative de la terreur et pour
la régulariser en la décrétant. « Depuis plusieurs jours, dit-il, les
aristocrates de l'intérieur méditent un mouvement. Eh bien ! ils l'auront, ce
mouvement, mais ils l'auront contre eux ! Ils l'auront organisé, régularisé
par une armée révolutionnaire qui exécutera enfin ce grand mot qu'on doit à
la commune de Paris : Plaçons la terreur à l'ordre du jour. Les royalistes
veulent du sang, eh bien ! ils auront celui des conspirateurs, des Brissot,
des Marie-Antoinette ! Ce ne sont plus des vengeances illégales, ce sont des
tribunaux extraordinaires qui vont l'opérer. Vous ne serez pas étonnés des moyens
que nous vous présenterons, quand vous saurez que du fond de leurs prisons
ces scélérats conspirent encore et qu'ils sont le point de ralliement de nos
ennemis. Vous voulez anéantir la Montagne, eh bien ! la Montagne vous
écrasera. » Le
décret qui résumait ces paroles fut voté d'acclamation en ces termes : « Il y
aura à Paris une force armée de six mille hommes et de douze cents
canonniers, destinée à comprimer les contre-révolutionnaires, à exécuter
partout les lois révolutionnaires et les mesures dé salut public décrétées
par la Convention nationale. Cette armée sera organisée dans la journée. » Un
second décret exila à vingt lieues de Paris tous ceux qui avaient appartenu à
la maison militaire du roi ou de ses frères. Un
troisième ordonna que Brissot, Vergniaud, Gensonné, Clavière, Lebrun, Baudry,
secrétaire de Lebrun, seraient immédiatement traduits devant le tribunal
révolutionnaire. Un
quatrième rétablit les visites nocturnes dans le domicile des citoyens. Un
cinquième ordonna la déportation au-delà des mers des femmes publiques, qui
corrompaient les mœurs et qui énervaient le républicanisme des jeunes
citoyens. Un
sixième vota une solde de 2 francs par jour aux ouvriers qui quitteraient
leurs ateliers pour assister aux assemblées de leur section, et de 3 francs
par jour aux hommes du peuple qui seraient membres des comités
révolutionnaires. Il fixa deux séances par semaine, le dimanche et le jeudi,
à ces rassemblements patriotiques. Les séances devaient commencer à cinq
heures et finir à dix. Enfin
un septième réorganisait le tribunal révolutionnaire. C'était la justice de
la terreur. Ce
tribunal, institué par la vengeance le lendemain du 10 août, avait été
jusque-là tempéré par les formes et par l'humanité des Girondins. En deux
ans, il n'avait jugé qu'une centaine d'accusés et il en avait acquitté le
plus grand nombre. L'installation de ce tribunal d'État rappela par ses
formes que le peuple retirait à lui tous les pouvoirs, même la justice, et
qu'il allait siéger lui-même et juger ses ennemis par l'organe des jurés,
simples citoyens choisis dans la foule et élus par lui. Avant de monter à
leur tribunal, ces jurés se présentèrent au peuple sur une estrade dressée au
milieu de la place publique. De là ils adressèrent chacun ces mots à la
multitude : « Peuple ! je suis un citoyen de tel nom, de telle section, de
tel quartier ; ma maison est dans telle rue, j'exerce telle profession. Je
somme tous les citoyens ici présents de déclarer s'ils ont quelque reproche à
me faire. Avant que je juge les autres, jugez-moi. » XXXII. A peine
ce décret de réorganisation du tribunal révolutionnaire était-il porté, que
la Convention nomma les juges et les jurés. Les juges étaient des hommes
choisis par les Jacobins à l'exaltation des principes et à l'inflexibilité de
cœur ; les jurés, des hommes d'un patriotisme aveugle et d'une complaisance
volontaire à la passion qui les employait. L'esprit de parti était toute leur
justice. Ils se croyaient probes en ne refusant aucune tête, et
incorruptibles en s'interdisant toute pitié. Séides d'un principe, la
grandeur de la cause et l'intérêt du peuple leur dérobaient le crime et ne
leur montraient que le résultat. Hommes incapables en général de servir plus
noblement la cause à laquelle ils voulaient coopérer, ne pouvant pas prêter
leur intelligence à la Révolution, ils lui prêtaient leur conscience. Ils s'y
donnaient le dernier des rôles pour en avoir un ; rôle brutal et matériel.
Ils s'y faisaient volontairement la machine organisée des supplices. Ils
s'honoraient de cette abjection. La mort était nécessaire, selon eux, dans le
drame de la Révolution. Ils consentaient à y jouer le rôle de la mort. Il y a
de tels hommes partout dans l'histoire. Comme on trouve du bois, du feu, du
fer pour construire l'instrument du supplice, on trouve des juges pour condamner
les vaincus, des satellites pour poursuivre les victimes, et des bourreaux
pour les frapper. XXXIII. Ces
juges étaient : Hermann, président du tribunal du Pas-de-Calais ; Sellier,
juge à Paris ; Dumas (de Lons-le-Saulnier), Brulé, Coffinhal, Foucault, Bravetz (des
Hautes-Alpes),
Deliége, Subleyras (du Midi), Lefetz (d'Arras), Verteuil, Lanne (de Saint-Pol
en Picardie),
Ragmey (du
Jura), Masson,
Denizot, Harny, homme de lettres ; David (de Lille), Maire, Trinchard, Leclerc,
presque tous avocats, juristes, hommes de loi subalternes, exercés par
l'habitude des tribunaux aux chicanes qui endurcissent le cœur et aux formes
qui suppriment la conscience. Les jurés étaient des citoyens de Paris ou des
départements, pris dans les conditions inférieures et dans les métiers
manuels de la population ; hommes n'ayant pour lumières que leur instinct et
pour titres que leur dévouement. On les avait choisis aveugles, pour les
avoir obéissants. A l'exception d'Antonelle, ancien nom de l'aristocratie du
Midi et que ses liaisons avec Mirabeau avaient illustré, on ne trouve, en
parcourant la liste de ces soixante jurés, aucun nom qui échappe par son
propre éclat à l'oubli. La vertu et la gloire dans les révolutions brillent
souvent sur l'échafaud, jamais à côté. La
Convention nomma ensuite Ronsin général de l'armée révolutionnaire. Depuis
les massacres de Meaux, auxquels Ronsin avait assisté, son nom avait un
prestige de terreur et une teinte de sang. Ronsin, protégé de Danton et ami
de Chaumette et d'Hébert, avait pris tous ses grades dans les insurrections
de Paris. Passionné pour la gloire qu'il avait d'abord rêvée dans les
lettres, il l'avait cherchée ensuite au plus profond de la démagogie. Il
avait jeté la plume et pris le sabre. Sous l'uniforme de général populaire et
sous l'extérieur d'un chef d'attroupement, il couvait des rêves et des
calculs d'ambitieux ; il lisait l'histoire, il se trompait de temps. Il
croyait que la Révolution aurait un Cromwell : il voulait l'être. Le rôle
d'Henriot au 31 mai le tentait. Il espérait asservir un jour la Convention
avec l'arme qu'elle lui remettait alors dans la main. Il recruta l'armée
révolutionnaire de tout ce que Paris avait d'hommes de désordre, de pillage
et de sang. « Que voulez-vous, » répondit-il à ceux qui lui reprochaient d'y
incorporer ainsi toutes les indisciplines, tous les vices et tous les crimes
de la capitale ; « je sais comme vous que c'est un ramas de brigands, mais
trouvez-moi d'honnêtes, gens qui veuillent faire le métier auquel je les
destine. » L'armée
organisée, le tribunal composé, il restait à leur désigner et à leur livrer
légalement les coupables. Une grande loi d'accusation, universelle comme la
république, arbitraire comme la dictature, vague comme le soupçon, était,
selon la Montagne, nécessaire à l'omnipotence de la Convention. Il fallait
donner une arme aux délateurs. Les ombrages et les colères du peuple
n'avaient pas attendu cette loi. Depuis plusieurs mois, les comités
révolutionnaires de Paris et des municipalités des départements avaient
arrêté, sous le nom de suspects, les hommes présumés ennemis de la
Révolution. Ceux à qui on ne pouvait imputer aucun crime, avaient pour crime
le soupçon qui les préjugeait coupables. C'était le droit de proscrire, remis
à l'arbitraire. Les
Jacobins réclamaient à grands cris une mesure générale contre ces hommes
douteux qui, sans être convaincus d'aucun délit, inquiétaient néanmoins la
république. Entre les innocents et les coupables, ils voulaient créer une
catégorie de citoyens qui seraient, jusqu'à la paix et jusqu'au triomphe, les
ilotes et les otages de la Révolution. La loi les gênait pendant le combat.
Ils voulaient mettre, par une loi supérieure, une partie de la France hors la
loi. Le comité de salut public le voulait aussi, non-seulement pour tenir le
glaive suspendu sur toutes les têtes, mais aussi pour soustraire au peuple
lui-même le droit d'emprisonner et de frapper au hasard, et pour se charger
lui seul de servir les soupçons et les vengeances de tous. Danton et
Robespierre voulaient que les fureurs et les injustices même du peuple
fussent gouvernées. XXXIV. Merlin
de Douai présenta dans cette intention, le 17 septembre, un projet de décret,
dont les mailles, tressées et serrées par un légiste habile, embrassaient la
France entière dans un réseau de suspicion légale, et ne laissaient rien de
sûr à l'innocence, rien d'inviolable à la délation. Merlin de Douai était un
de ces légistes érudits, qui, sans partager au fond ni les égarements ni les
fureurs des passions dans les temps d'orages, mettent le sang-froid et la
science au service de l'homme de loi, de l'idée régnante. Aujourd'hui
jurisconsultes impassibles de la république, demain jurisconsultes modérés de
la monarchie. Bien que ces hommes prêtent la forme légale aux excès des
partis qu'ils servent involontairement ainsi de leur autorité et de leur nom,
il serait injuste d'accuser leur mémoire seule de l'usage que le crime a fait
de leur législation. Ils ont même cela pour excuse à leur fatale
complaisance, qu'ils trompent, même en leur obéissant, les passions extrêmes
de ceux qui les emploient, et qu'ils réservent quelque humanité dans les
révolutions, quelque liberté dans les contre-révolutions. Les intentions
secrètes de Merlin, en présentant la loi des suspects, étaient, dit-on,
autant d'abriter des victimes contre les égorgements du peuple que de livrer
des coupables au tribunal révolutionnaire. Le temps était tel, que les
prisons ouvertes en masse aux suspects lui semblaient le seul asile contre
les assassinats. Le
décret de Merlin, composé de soixante-quatorze incriminations nouvelles et
successivement accru de tous les soupçons rêvés par l'ombrageuse imagination
des délateurs, devint l'arsenal le plus complet d'arbitraire que jamais la
complaisance d'un légiste eut remis aux mains d'un pouvoir. L'article
premier portait : « Immédiatement après la publication du présent décret,
tous les gens suspects qui se trouvent sur le territoire de la république, et
qui sont encore en liberté, seront mis en arrestation : « Sont
réputés suspects, ceux qui, par leur conduite, leurs écrits ou leurs propos,
se sont montrés partisans de la tyrannie et du fédéralisme, et ennemis de la
liberté ; « Ceux
qui ne pourront pas justifier de leurs moyens d'existence et de
l'accomplissement de leurs devoirs civiques ; « Ceux
à qui on aura refusé des certificats de civisme ; « Ceux
des ci-devant nobles, pères, mères, fils, filles, frères, sœurs, maris,
femmes, agents d'émigrés, qui n'ont pas constamment manifesté leur
attachement à la Révolution... — Suspects, » ajoutait Barrère en commentant
les catégories, « les nobles ! Suspects, les hommes de cour, les hommes de
loi ! Suspects, les prêtres ! Suspects, les banquiers, les étrangers, les
agioteurs ! Suspects, les hommes plaintifs de tout ce qui se fait en
révolution ! Suspects, les hommes affligés de nos succès ! » Un
dernier article enfin, suppléant à toutes les omissions qui pouvaient avoir
échappé au législateur, étendait la peine jusqu'à ceux qui seraient déclarés
purs, et autorisait les tribunaux criminels à faire emprisonner les accusés
dont ils auraient reconnu l'innocence et prononcé l'acquittement. XXXV. Les
prisons ne suffisant pas à contenir l'immense population des captifs que
cette loi arrachait à leurs demeures, les maisons nationales, les hôtels
confisqués, les églises et les couvents furent convertis partout en maisons
de détention. La peine de mort, multipliée à proportion de cette
multiplication des crimes, vint, d'heure en heure et de décret en décret,
armer les juges du droit de décimer les suspects. Refusait-on de marcher en
personne à la frontière ou de livrer ses armes à ceux qui marchaient ? la mort
! Donnait-on asile à un émigré ou à un fugitif ? la mort ! Faisait-on passer
de l'argent à un fils ou à un ami hors des frontières ? la mort !
Entretenait-on une correspondance même innocente avec un exilé ou en
recevait-on une lettre ? la mort ! Manquait-on à dénoncer les conspirateurs,
les individus hors la loi ou ceux qu'on savait les avoir recélés ? la mort !
Aidait-on les détenus à communiquer par écrit ou verbalement avec leurs
proches ? la mort ! Avilissait-on la valeur des assignats ? la mort ! En
achetait-on à prix d'argent ? la mort ! Deux témoins attestaient-ils qu'un
prêtre, un noble, un prolétaire avaient pris part à un attroupement
contre-révolutionnaire ? la mort ! Enfin brisait-on ses fers et cherchait-on
à éviter la mort par la fuite ? encore la mort pour punir jusqu'à l'instinct
de la vie ! La mort même fut bientôt suspendue sur les juges. Un décret,
rendu quelques jours plus tard, ordonnait la destitution, l'emprisonnement et
le jugement des comités révolutionnaires qui auraient laissé en liberté un
seul suspect ! XXXVI. Ainsi :
une loi qui ne reconnaissait aucun innocent de ceux qu'on voudrait considérer
comme coupables ; l'opinion imputée à crime ; le soupçon converti en preuve ;
la délation érigée en devoir ; un tribunal révolutionnaire pour appliquer ce
code au signe du comité de salut public ; une armée révolutionnaire pour
contenir Paris et pour conduire en masse les suspects aux prisons et les
accusés au tribunal ; l'instrument du supplice dressé dans toutes les villes
principales et promené dans les villes secondaires ; enfin des commissaires
de la Convention, désignés par le comité de salut public, se partageant les
provinces et les armées et allant partout surveiller, accélérer ou modérer le
jeu terrible de la dictature ; la Convention délibérant et agissant au centre,
présente partout par ses représentants en mission, entretenant avec eux une
correspondance incessante, les inspirant, les stimulant, les châtiant, les
rappelant, les renvoyant retrempés dans l'énergie révolutionnaire dont elle
était elle-même incendiée ; tel fut le mécanisme terrible de la dictature qui
succéda aux hésitations et aux tiraillements du gouvernement, après la chute
des Girondins, et qu'on appela la terreur. Irrésistible et atroce comme le
désespoir d'une révolution qui se sent avorter et d'une nation qui se sent
périr, cette dictature fait à la fois trembler d'étonnement et frémir
d'horreur. On ne peut juger ce gouvernement d'extrémité d'après les règles
ordinaires des gouvernements. Il s'appela lui-même gouvernement
révolutionnaire : c'est-à-dire subversion, combat, tyrannie. La Convention se
considéra comme la garnison de la France, renfermée dans une nation en état
de siège. Résolue de sauver la Révolution et la patrie ou de s'ensevelir la
première sous leurs ruines, elle suspendit toute loi devant la seule loi du
danger commun. Elle créa la domination du salut public contre elle-même et
contre ses ennemis, ou plutôt elle créa un mécanisme révolutionnaire sorti
d'elle, au-dessus d'elle, plus fort qu'elle ; se dévouant ainsi
volontairement elle-même à être dominée, asservie et décimée par la tyrannie
qu'elle avait construite. La
Convention ne fit pas cela seulement par cet entraînement brutal qui porte
les hommes à ne reconnaître de juste et de légal que la passion qui les
fanatise pour une idée, ou la fureur qui les transporte contre leurs ennemis
; elle le fit aussi par politique. Elle était en présence d'un double danger
qu'elle ne se dissimulait pas : l'anarchie, la guerre civile et la guerre
étrangère. Elle sentait qu'elle serait bientôt le jouet des caprices de la
commune et des mouvements séditieux de la populace de Paris agitée par la
turbulence de démagogues subalternes, si elle ne prenait pas des mains de ces
démagogues eux-mêmes l'arme de la terreur qu'ils lui offraient aujourd'hui et
qu'elle suspendrait demain sur leurs propres têtes. Ni Danton, ni
Robespierre, ni leurs collègues éclairés ne voulaient livrer la Convention à
la merci et à la dérision du premier factieux de la commune qui viendrait lui
dicter des ordres comme au 10 mars ou au 31 mai. Plus ces hommes avaient
touché de près à la sédition pendant qu'elle servait leurs principes ou leur
fortune, plus ils connaissaient sa démence, et plus ils redoutaient ses
secousses, maintenant qu'ils voulaient asseoir la république. Ce n'était pas
une populace turbulente et débordée dans la rue, que rêvait Robespierre ; c'était
le règne calme et régulier du peuple personnifié par ses représentants. Ce
n'était pas l'agitation permanente d'une capitale que voulait Danton, c'était
le gouvernement fort et irrésistible d'une république nationale. Ni l'un ni
l'autre ne voyaient la nation dans la commune. Ils sentaient tous deux que la
Révolution, concentrée dans Paris et déchirée par les factions de la place
publique, expirerait bientôt étouffée dans son propre foyer. Ils voulaient
faire respecter la représentation nationale. Ils voulaient dominer, à l'aide
d'une terreur légale, la terreur populaire qui avait fait si souvent trembler
la représentation. Il leur fallait la terreur révolutionnaire pour intimider
et pour refréner la Révolution. Il la leur fallait pour pousser les masses
aux frontières contre Lyon, contre Marseille, contre Toulon, contre la Vendée
; pour imposer aux armées la discipline, aux généraux la victoire, à l'Europe
la stupeur, à tous le prestige sinistre de la Convention, et pour arracher
par la peur à la nation ces efforts surnaturels d'impôts, d'armements, de
levées en masse qu'on ne pouvait plus attendre du patriotisme découragé. La
terreur fut donc bien moins inventée, par Robespierre et par Danton, contre
les ennemis intérieurs de la république que contre les excès et les anarchies
de la Révolution elle-même. Au
moment où la Convention l'organisa, le royalisme et l'aristocratie, émigrés
ou anéantis, n'inquiétaient plus personne. La terreur ne pouvait atteindre ni
les émigrés ni les Vendéens en armes ; elle ne pouvait, au contraire, que les
animer davantage et les rendre plus irréconciliables avec une république qui
ne leur promettait que l'échafaud. Les émigrés et les Vendéens furent le
prétexte ; les anarchistes furent le but. L'échafaud qu'ils demandaient à
grands cris fut élevé surtout contre eux. XXXVII. De
plus, la terreur ne fut pas, comme on le pense, un libre et cruel calcul de
quelques hommes délibérant de sang-froid un système de gouvernement. Elle ne
naquit pas d'une seule fureur ni d'un seul jour. Elle naquit, peu à peu, des
circonstances, de la tension des choses et des hommes placés les uns
vis-à-vis les autres, dans des impossibilités de situation auxquelles, leur
génie insuffisant ne trouvant pas d'issue, ils ne pouvaient échapper,
pensaient-ils, que par le glaive et par la mort. Elle naquit surtout de cette
rivalité fatale d'ambition, de popularité, de cette enchère de gages
patriotiques, que chaque homme et chaque parti reprochaient à l'homme et au
parti rivaux de ne pas donner assez à la Révolution : Barnave à Mirabeau ;
Brissot à Barnave ; Robespierre à Brissot ; Danton à Robespierre ; Marat à
Danton ; Hébert à Marat ; tous aux Girondins. En sorte que, pour justifier
son patriotisme, chaque homme ou chaque parti dut en exagérer les preuves, en
exagérant les mesures, les soupçons, les excès, les crimes ; jusqu'à ce que
de cette pression commune que tous ces hommes et tous ces partis exerçaient
les uns sur les autres, il résultât une émulation générale, moitié feinte,
moitié sincère, qui les saisît et qui les enveloppât tous dans la terreur mutuelle
qu'ils se communiquaient et qu'ils rejetaient sur leurs ennemis pour
l'écarter d'eux. XXXVIII. Ajoutez-y,
dans le peuple lui-même, l'agitation convulsive d'une révolution de trois ans
; la crainte de perdre une conquête dont il sentait d'autant plus le prix
qu'elle était plus récente et plus disputée ; la fièvre incessante que les
tribunes, les journaux, les clubs soufflaient chaque jour sur la multitude ;
la cessation de travail par les ouvriers ; les perspectives de loi agraire et
de pillage général du sol par les classes affamées de propriété ; le
patriotisme désespéré ; la trahison des généraux ; les frontières envahies ;
les Vendéens relevant le drapeau de la royauté et de la religion détruites ;
la disparition du numéraire ; la disette des subsistances ; la faim ; la
panique ; l'habitude du meurtre donnée à la populace de Paris par les journées
du 14 juillet, du 6 octobre, du 10 août, du 2 septembre ; le spectacle de
l'échafaud qui avait aguerri les yeux aux supplices ; enfin cette rage
brûlante d'extermination qui se cache, comme un goût dépravé, dans les
instincts de la multitude, qui se révèle dans les commotions, et qui demande
à s'assouvir de sang quand on lui en a laissé respirer l'odeur : tels étaient
les éléments qui concoururent à enfanter la terreur. Calcul chez
quelques-uns, entraînement chez d'autres, faiblesse chez ceux-ci, concession
chez ceux-là, peur et fureur dans le plus grand nombre ; épidémie morale
répandue dans un air depuis longtemps vicié, et à laquelle les âmes
prédisposées n'échappent pas plus que les corps morbides à la maladie
régnante ; accès de fièvre qui saisit à la fois tout un peuple et qui
surexcite, jusqu'au transport, la tête et le bras d'une population délirante
; contagion à laquelle tout le monde apporte son miasme et sa complicité,
bien que nul n'en soit exclusivement coupable, la terreur naquit d'elle-même et
finit comme elle était née, quand la tension générale des choses se relâcha,
sans avoir la conscience de sa fin comme elle n'avait pas eu la conscience de
son commencement. Ainsi procèdent les choses humaines auxquelles notre
infirmité se plaît à chercher une seule cause quand elles sont le résultat de
mille causes complexes et opposées, et auxquelles on donne le nom d'un seul
homme quand elles ne doivent porter que le nom du temps ! XXXIX. La
Convention pouvait-elle écarter d'elle la nécessité d'un gouvernement
arbitraire, dictatorial, armé d'une intimidation puissante, dans les
circonstances où se trouvaient la république et la France, et où elle se
trouvait elle-même ? Quelle que soit la réponse que se fasse à soi-même le
philosophe ou l'homme de loi, l'homme d'État ne peut hésiter. Sans un
gouvernement concentré et exceptionnel, la Révolution périssait
inévitablement, sous l'anarchie au dedans et sous la contre-révolution au
dehors. La
coalition des rois cernait la France et l'étouffait dans l'étreinte de sept
cent mille hommes. Les émigrés marchaient à la tête des étrangers, et
fraternisaient déjà, dans Valenciennes et dans Condé conquis, avec le
royalisme. La Vendée soulevait le sol entier de l'Ouest et nouait d'une main
son insurrection religieuse avec l'insurrection de la Normandie, de l'autre
avec l'insurrection du Midi. Marseille arborait le drapeau du fédéralisme à
peine abattu à Paris. Toulon et la flotte tramaient leur défection et
ouvraient leur rade et leurs arsenaux aux Anglais. Lyon, se déclarant
municipalité souveraine, emprisonnait les représentants du peuple et dressait
la guillotine contre les partisans de la Convention. La
commune de Paris, fière de son dernier triomphe, affectait vis-à-vis de la
représentation nationale la modération de la force, mais conservait une
attitude qui tenait plus de la menace que du respect. Pache, Hébert,
Chaumette, Ronsin, Vincent, Leclerc, Jacques Roux, les amis et continuateurs
de Marat, les Cordeliers n'avaient pas licencié les attroupements du 31 mai
et déclamaient audacieusement contre la somnolence de Danton, contre la
faiblesse de Robespierre, contre les lenteurs du comité de salut public.
Orgueilleux d'avoir décimé déjà la Convention, ils annonçaient tout haut le
projet de la décimer encore. Ils lui demandaient impérieusement contre les
mœurs, contre le culte, contre la propriété, contre le commerce, des mesures
que la Convention ne pouvait leur concéder sans bouleverser de fond en comble
tous les éléments de l'ordre social. Les clubs, les comités révolutionnaires,
les assemblées des sections, la place publique, les faubourgs, les
journalistes faisaient écho à ces doctrines et offraient leurs bras pour y
plier la représentation asservie. Le peuple ne parlait que de se faire
justice à lui-même et de renouveler, en les surpassant les assassinats de
septembre. Comment un corps politique jeté au milieu de cette tempête, ne
pouvant ni négocier avec l'Europe, ni pacifier les insurrections de
l'intérieur, ni se défendre lui-même dans Paris par la force des lois brisées
dans sa main, pouvait-il se maintenir et sauver avec lui la république et la
patrie par la seule force abstraite d'une constitution qui n'existait plus,
et sans s'environner de prestige, de l'omnipotence et d'un appareil
intimidant de force et de répression contre ses amis et contre ses ennemis ? XL. La
dictature de la Convention n'était point toute une usurpation, car la
Convention c'était la Révolution même concentrée à Paris, et la Révolution
c'était la France. La France et la Révolution n'avaient donc en ce moment
d'autre gouvernement national que dans la Convention. La Convention avait
donc, selon elle, tous les droits de la Révolution et de la France. Le
premier de ces droits c'était de se sauver et de survivre. La seule loi, dans
un tel moment, c'était un hors la loi universel qui intimidât tous les
complots, qui abattît toutes les résistances, qui écrasât toutes les
factions, et qui saisît, à force de promptitude et de stupeur, un pouvoir qui
manquait à tout et à tous, et sans lequel tout périssait à la fois. Ce
pouvoir, Robespierre, Danton, la Montagne eurent l'audace de le chercher et
de le trouver dans le fond même de l'anarchie. La Convention eut l'énergie et
le malheur de s'associer à leur entreprise et d'assumer sur elle une
éternelle responsabilité. En forgeant la dictature, elle crut forger une arme
défensive indispensable, dans sa pensée, au salut de la liberté ; mais l'arme
de la tyrannie est trop lourde pour le bras des hommes. Au lieu de menacer
avec choix et mesure, elle frappa au hasard, sans justice et sans pitié.
L'arme emporta la main. Là fut le crime, et c'est ce crime qu'expie encore
aujourd'hui la liberté. Elle raisonnait ainsi : « Les idées ont le droit d'éclore, les vérités ont le droit de combattre, les révolutions qui résument ces idées et ces vérités ont le droit de se défendre et de triompher. La Convention représente-t-elle la Révolution ? Oui. — A-t-elle le droit de la sauver ? Oui. — Le salut de l'idée et de la vérité révolutionnaires exige-t-il une dictature de l'Assemblée nationale aussi légitime et aussi omnipotente que la nation elle-même ? Oui. — La volonté nationale, souveraine est-elle la loi du moment ? Oui. — Les circonstances exigent-elles sous peine de mort que cette loi soit efficace contre toutes les factions, intimidante, irrésistible et par conséquent exceptionnelle ? Oui encore. » Le gouvernement fortement unitaire de la Convention était donc inévitable dans le moment où il fut créé. Faire des lois temporaires, sévères, impartiales, appliquer des pénalités, est le droit de toute dictature ; proscrire et tuer contre toutes les lois et contre toute justice, inonder de sang les échafauds, livrer non des accusés aux tribunaux mais des victimes aux bourreaux, commander des jugements au lieu de les attendre, donner aux citoyens leurs ennemis pour juges, encourager les délateurs, jeter aux assassins les dépouilles des suppliciés, emprisonner et immoler sur simples soupçons, traduire en crime les sentiments de la nature, confondre les âges, les sexes, les vieillards, les enfants, les femmes, les mères, les filles dans les crimes des pères, des maris, des frères, ce n'est plus dictature, c'est proscription. Or tel fut le double caractère de la terreur. Par l'un, la Convention restera monumentale sur la brèche de la patrie sauvée et de la Révolution défendue ; par l'autre, sa mémoire sera souillée du sang que l'histoire remuera éternellement sans pouvoir l'effacer jamais sur son nom. |