HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME SIXIÈME

 

LIVRE QUARANTE-CINQUIÈME.

 

 

I.

La vertu la plus pure est toujours trompée dans ses desseins, quand elle emprunte la main et l'arme du crime. Le sang de Marat enivra le peuple. La Montagne, Robespierre, Danton, heureux d'être débarrassés de ce rival dont ils redoutaient l'empire sur la multitude, jetèrent son cadavre à la populace pour qu'elle s'en fit une idole. Ses funérailles ressemblèrent plus à une apothéose qu'à un deuil. La Convention donna le culte de Marat en diversion à l'anarchie. Celui dont elle rougissait comme collègue, elle permit qu'on en fît un dieu. La nuit même qui suivit sa mort, le peuple vint suspendre des couronnes à la porte de sa maison. La commune inaugura son buste dans la salle de ses séances. Les sections vinrent processionnellement pleurer à la Convention et demander le Panthéon pour cette cendre. D'autres demandèrent que son corps embaumé fût promené dans les départements et jusqu'aux limites du monde ; d'autres enfin qu'on lui élevât une tombe vide sous tous les arbres de la liberté plantés dans toutes les communes de la république. Robespierre, aux Jacobins, essaya seul de modérer cette idolâtrie. « Et à moi aussi, dit-il, les honneurs du poignard me sont sans doute réservés. La priorité n'a été déterminée que par le hasard, et ma chute s'avance à grands pas. »

La Convention décréta qu'elle assisterait en masse aux obsèques. Le peintre David les ordonna. Plagiaire de l'antiquité, il voulut imiter les funérailles de César. Il fit placer le corps de Marat dans l'église des Cordeliers sur un catafalque, recouvert de sa chemise sanglante. Le poignard, la baignoire, le billot, l'encrier, les plumes, les papiers étaient étalés à côté du corps, comme les armes du philosophe et les témoignages de sa stoïque indigence. Les députations des sections se succédèrent avec des harangues, de l'encens, des fleurs autour du cadavre. Elles y prononcèrent des serments terribles.

 

II.

Le soir, le cortége funèbre sortit aux flambeaux de l'église et n'arriva qu'à minuit au lieu de la sépulture. On avait choisi pour abriter les restes de Marat le lieu même où il avait tant harangué et tant agité le peuple, la cour du club des Cordeliers, comme on enterre le combattant sur le champ de bataille. On descendit le corps dans la fosse à l'ombre de ces arbres dont les feuilles illuminées de milliers de lampions répandaient sur sa tombe le jour doux et serein de l'Élysée antique. Le peuple sous les bannières des sections, les départements, les électeurs, la commune, les Cordeliers, les Jacobins, la Convention assistèrent à cette cérémonie. Dérisoire apothéose ! Le président de l'Assemblée, Thuriot, adressa l'adieu suprême et national à ces mânes. Il annonça que la Convention allait placer la statue de Marat à côté de celle de Brutus. Le club des Cordeliers réclama son cœur. Renfermé dans une urne, il fut suspendu à la voûte de la salle des séances. La société lui vota enfin un autel. « Restes précieux d'un dieu ! s'écria un orateur au pied de cet autel, serons-nous parjures à tes mânes ? Tu nous demandes vengeance, et tes assassins respirent !... »

Les pèlerinages du peuple à la tombe de Marat s'organisèrent tous les dimanches ; et confondirent dans une même adoration le cœur de cet apôtre du meurtre avec le cœur du Christ de paix. Les théâtres se décorèrent tous de son image. Les places et les rues changèrent leur nom pour prendre le sien. Les femmes lui élevèrent un obélisque. Des journalistes intitulèrent leurs feuilles l'Ombre de Marat. Ce délire se propagea dans les départements. Ce nom devint l'enseigne du patriotisme. Le maire de Nîmes se fit appeler le Marat du Midi ; celui de Strasbourg, le Marat du Rhin. Le conventionnel Carrier appela ses troupes l'armée de Marat. La veuve de l'ami du peuple vint demander à la Convention vengeance pour son époux et un tombeau pour elle. Des fêtes funèbres, des processions, des anniversaires furent institués dans un grand nombre de communes de la république. Des jeunes filles, vêtues de blanc et tenant à la main des couronnes de cyprès et de chêne, y chantaient, autour du catafalque, des hymnes à Marat. Tous les refrains de ces hymnes étaient sanguinaires. Le poignard de Charlotte Corday, au lieu d'étancher le sang, semblait avoir ouvert les veines de la France.

 

III.

La Convention reprenait partout son ascendant. Après la rencontre de Vernon, où l'avant-garde des fédéralistes s'était évanouie au premier coup de canon, les Girondins réfugiés à Caen cherchèrent à regagner Bordeaux, abandonnant la Normandie et la Bretagne aux royalistes d'un côté, aux commissaires de la Convention de l'autre. Péthion, Louvet, Barbaroux, Salles, Meilhan, Kervélégan, Gorsas, Girey-Duprey, Marchenna, Espagnol enrôlé volontairement dans les rangs de la Gironde, Riouffe enfin, jeune Marseillais qui suivait cette cause jusque dans ses désastres, prirent l'uniforme des volontaires du Finistère et se confondirent avec ces soldats pour atteindre la Bretagne. Guadet était venu les rejoindre depuis peu à Caen. Il n'assista qu'à leur ruine. Buzot, Duchâtel, Bergoing, Lesage, Valady partirent avec les bataillons. Lanjuinais les avait devancés à Brest, semant son indignation et son courage autour de lui. Henri Larivière et Mollevault, membres de la fatale commission des Douze, précédèrent les fugitifs à Quimper et leur préparèrent non des auxiliaires, mais des asiles. Réduits au nombre de dix-neuf et séparés du bataillon du Finistère qui les avait protégés jusqu'à Lamballe, les députés quittèrent les grandes routes et marchèrent par des chemins détournés, demandant, de chaumière en chaumière, une hospitalité qui pouvait à chaque instant les trahir.

Reconnus à Moncontour par quelques fédérés, et ayant entendu murmurer autour d'eux : Voilà Péthion, voilà Buzot, ils se réfugièrent dans les bois. On soupçonnait leur retraite. Ils y passèrent de longues heures cachés sous les feuilles. La pluie ruisselait sur leurs corps engourdis. Un jeune citoyen de Moncontour qui avait épié leur fuite vint les prendre et les dirigea, la nuit, vers une maison écartée où ils se reposèrent quelques heures.

Ils entendaient de là la générale battre dans les villages. On fouillait les champs, les bois, les maisons pour les saisir. Giroust et Lesage se séparèrent de leurs compagnons et acceptèrent l'hospitalité dans les environs. Les autres continuèrent leur route. Ils avaient des armes. Ils intimidaient les paysans qu'ils ne pouvaient séduire. Ils échappaient, de miracle en miracle, aux dangers qui les entouraient.

 

IV.

Cependant la marche, la faim, la soif, l'inquiétude, la maladie les décimaient. Cussy, torturé par un accès de goutte, gémissait à chaque pas. Buzot, affaibli, jetait ses armes, fardeau trop pesant pour lui. Barbaroux, quoiqu'à peine âgé de vingt-huit ans, avait la stature lourde et l'embonpoint d'un homme avancé en âge. Une entorse avait fait enfler son pied. Il ne pouvait marcher qu'à l'aide du bras de Péthion et de Louvet, qui le soutenaient tour à tour. Riouffe, les pieds écorchés par la marche, se traînait en tachant les chemins de son sang. Péthion, Salles et Louvet conservaient seuls leur infatigable vigueur.

Un soir, aux approches d'une petite ville, un guide sur leur annonça que dix gendarmes et quelques gardes nationaux les attendaient, le lendemain, au passage pour leur fermer la route. « Il faut les prévenir, dit Barbaroux à ses amis, forcer la marche et nous glisser cette nuit à travers la ville. Avant que les gendarmes aient sellé leurs chevaux, nous aurons franchi le pas dangereux. S'ils nous poursuivent, les fossés et les haies de la campagne nous serviront de remparts. Ils tomberont sous nos balles ou ils n'auront que nos cadavres. Marchons sur nos genoux, s'il le faut, plutôt que de tomber vivants dans les mains des Maratistes. Demain, si nous échappons, nous serons en sûreté dans l'asile que Kervélégan nous a préparé à Quimper. »

Les blessés et les malades aimaient mieux attendre la mort sur la place que de la fuir. Cependant l'énergie de Barbaroux les fit rougir de leur résignation. Ils se levèrent, ils franchirent en silence le passage, et se couchèrent à quelques lieues plus loin dans l'herbe haute qui cachait leur corps et qui protégea leur sommeil. Accablés de fatigue, énervés de faim, ils touchaient enfin à Quimper, mais ils n'osaient y entrer. Ils envoyèrent un de leurs guides avertir Kervélégan de leur approche et lui demander les indications nécessaires pour gagner les retraites que son amitié leur avait sans doute assurées. Ce guide, ne revenait pas. Ils attendaient depuis trente-deux heures, sans toit et sans nourriture, battus par la pluie et couchés dans un marais dont l'eau glacée engourdissait leurs membres. Cussy invoquait la mort, plus clémente que la douleur. Riouffe et Girey-Duprey perdaient l'enjouement de leur jeunesse qui les avait soutenus jusque-là. Buzot s'enveloppait de sa mélancolie taciturne. Barbaroux même sentait s'évanouir, non son courage, mais son espoir. Louvet pressait sur sa poitrine l'arme chargée qui contenait sa délivrance et sa mort. L'image de la femme adorée qui cherchait sa trace pour le rejoindre, le rattachait seule à la vie. Péthion conservait l'indifférence stoïque d'un homme qui défie le sort de le précipiter plus bas, après l'avoir élevé plus haut. Il touchait le fond de l'infortune et il s'y reposait.

 

V.

Cependant Kervélégan veillait à Quimper. Un messager à cheval, envoyé par lui, découvrit dans le marais les fugitifs. Il les conduisit chez un paysan, où le feu, le pain et le vin ranimèrent leur engourdissement. Un curé constitutionnel des environs les reçut ensuite. Ils y restaurèrent leurs forces ; puis ils se séparèrent en plusieurs groupes, dont chacun eut sa fortune et sa fin diverses. Cinq d'entre eux, au nombre desquels étaient Salles, Girey-Duprey, Cussy, reçurent asile chez Kervélégan ; Buzot fut confié à la discrétion d'un généreux citoyen dans une maison du faubourg de Quimper ; Péthion et Guadet s'abritèrent dans une maison de campagne isolée ; Louvet, Barbaroux, Riouffe, chez un patriote de la ville. L'amante de Louvet l'avait devancé à Quimper. Elle apportait à son ami le dévouement, les espérances et les illusions de son amour.

Du fond de leurs retraites, les proscrits concertèrent les moyens de se réfugier ensemble à Bordeaux, sans courir les dangers de la route par terre. Duchâtel découvrit une barque pontée, à l'ancre, sur la petite rivière qui se jette dans la mer à Quimper. Il fit réparer cette embarcation et la nolisa pour transporter ses amis et lui à Bordeaux. Bien que les commissaires de la Montagne n'osassent pas encore se montrer dans le département d'où l'opinion les repoussait, le projet de Duchâtel découvert fut déjoué. Une autre embarcation, préparée à Brest, emporta vers l'embouchure de la Gironde Duchâtel, Cussy, Bois-Guyon, Girey-Duprey, Salles, Meilhan, Bergoing, Marchenna et Riouffe. Quant à Brissot, il était en ce moment arrêté à Moulins et transporté à Paris pour languir dans la prison. Vergniaud, Péthion, Guadet, Buzot, pour ne pas se séparer de Barbaroux mourant, refusèrent de s'embarquer à Brest, et attendirent dans leurs asiles la guérison de leur ami. Louvet se retira seul avec Lodoïska dans une chaumière qu'elle lui avait préparée. Il savoura, entre deux tempêtes, ces moments de félicité d'autant plus vive qu'elle est plus menacée : halte des infortunés sur la route de la mort. Barbaroux, léger dans ses amours que son inconstance ne changeait jamais en attachement durable, enviait, disait-il, ce bonheur que Louvet proscrit devait au dévouement et à la fidélité.

La nouvelle de la prise de Toulon par les Anglais redoubla la surveillance et la persécution des patriotes contre les fédéralistes accusés du démembrement de la patrie. Louvet, Barbaroux, Buzot, Péthion s'embarquèrent enfin de nuit dans une chaloupe de pêcheur qui devait les conduire à un navire mouillé sur la côte. Couchés sous des nattes à fond de cale, ils traversèrent, sans être découverts, la flotte de vingt-deux vaisseaux de la république. S'ils eussent été visités ils auraient été infailliblement reconnus au signalement de Péthion. Les soucis de la Révolution, l'ardeur de l'ambition, les orages de la popularité conquise et perdue avaient blanchi avant quarante ans ses cheveux et sa barbe. Ce vieillard précoce était connu de la France entière. Les proscrits entrèrent dans le lit de la Gironde et débarquèrent au Bec-d'Ambès, petit port aux environs de Bordeaux. Ils croyaient toucher le sol de la liberté, il était devenu le sol de la mort.

 

VI.

Pendant que les Girondins vaincus tombaient un à un dans les mains de leurs ennemis ou prolongeaient si douloureusement l'agonie de leur parti par la fuite, la république, raffermie au centre, était entamée aux extrémités. Les frontières étaient découvertes ; les places conquises par l'armée de Custine en Allemagne et nos propres places du Nord tombaient sous le canon de la coalition. Nous avons vu que Custine, replié sur Landau, avait laissé une imposante garnison à Mayence, comme un gage prochain d'une seconde invasion de l'Allemagne. Le général Meunier, connu par les merveilleux travaux de Cherbourg, commandait la place. Kléber, Doyré, Dubayet, officiers-généraux aussi éclairés qu'intrépides, étaient ses lieutenants. Rewbell et Merlin de Thionville, à la fois représentants et soldats, s'étaient, enfermés dans Mayence pour que les troupes combattissent sous l'œil même de la Convention. Deux cents bouches à feu défendaient la place. Le blocus était formé par cinquante-sept bataillons et quarante escadrons. Les grains étaient abondants dans la ville, mais la poudre manquait. Les prodiges d'habileté, d'audace et de courage dont Merlin de Thionville donnait l'exemple, du cœur et des bras, aux troupes, ne laissaient néanmoins d'autre espoir que celui crime héroïque défense. Cette défense même paralysait vingt mille de nos meilleurs soldats bloqués de l'autre côté du Rhin dans leur conquête. Custine envoya un officier à l'armée prussienne. Cet officier demanda à traverser les lignes en parlementaire, accompagné d'un officier prussien, pour aller porter à Mayence l'ordre de capituler honorablement. Les commissaires de la Convention, Merlin et Rewbell, et les généraux commandant la ville et les troupes, réunis en conseil de guerre, repoussèrent énergiquement cette insinuation. Le blocus fut resserré par les Autrichiens et les Prussiens, et converti en siège. Les Français, reprenant à chaque instant l'offensive par des sorties terribles, forçaient l'armée ennemie à conquérir plusieurs fois chaque pas qui la rapprochait des murailles. Le général Meunier, atteint d'un biscaïen qui lui fracassa le genou, expira quelques jours après. Les Prussiens, saisis d'admiration et de respect, cessèrent leur feu pour donner aux Français le temps d'élever la tombe de leur général dans un des bastions de la ville. « Je perds un ennemi qui m'a fait bien du mal, s'écria Frédéric-Guillaume ; mais la France perd un grand homme. »

Le bombardement commença par trois cents bouches à feu. Les moulins qui fournissaient les farines à la ville et à la garnison furent incendiés. La viande manqua comme le pain. Les chevaux, les chiens, les chats, les souris furent dévorés par les habitants. La famine sans pitié força les généraux à renvoyer de la ville les bouches inutiles. Les vieillards, les femmes, les enfants, chassés de l'enceinte au nombre de deux ou trois mille, furent également repoussés par les Prussiens et expirèrent, entre les deux armées, sous le canon des batteries ou dans les angoisses de la faim. Les hôpitaux, sans vivres, sans médicaments, sans toits, ne pouvaient plus abriter les blessés. La ville capitula.

Les troupes sortirent libres avec leurs drapeaux et leurs armes, sous la condition de ne pas combattre pendant un an contre la Prusse. La garnison murmura contre ses chefs. L'instinct des soldats leur révélait de prochains secours du côté du Nord par l'armée du général Houchard. Ils voulaient les attendre. Cette première retraite des armes françaises semblait à nos bataillons un démenti honteux au génie de la Révolution. La Convention en jugea ainsi. Le général Doyré, gouverneur de la place, et le général Dubayet, commandant des troupes, furent arrêtés à leur entrée en France et conduits prisonniers à Paris. Merlin de Thionville lui-même, malgré la gloire dont il s'était couvert, eut peine à faire excuser la reddition de ce boulevard du Rhin, devenu le tombeau de cinq mille de ses défenseurs. La renommée de Custine en fut atteinte. A ses premiers revers, on commença à chercher des torts à ce général. On transporta dans la Vendée quinze mille soldats trempés au feu par le long siège de Mayence.

 

VII.

Au même moment Condé, une des places de nos frontières du Nord, tomba. Dampierre était mort en tentant de la secourir. Le général Chancel, enfermé avec quatre mille soldats dans la ville, n'avait plus ni vivres ni munitions. La ration du soldat n'était que de deux onces de pain et ne pouvait plus fournir qu'à quelques jours de vivres. Il fallut se rendre prisonniers le 12 juillet. Valenciennes, écrasée de bombes, se rendit le 28 aux Anglais et aux Autrichiens. Le général Ferrand, ce brave lieutenant de Dumouriez, âgé de soixante-dix ans, avait défendu trois mois la ville comme s'il eût voulu se faire un tombeau de ses ruines. Les fortifications, écroulées sous les coups de deux cent mille boulets, de trente mille obus et de cinquante mille bombes, laissaient des brèches assez larges pour le passage de la cavalerie. La terreur seule du nom de nos braves soldats et du nom de Ferrand couvrait la place. Valenciennes capitula enfin, et la garnison, après avoir tué vingt mille ennemis et perdu elle-même sept mille combattants, obtint de rentrer en France avec ses armes et sous ses drapeaux.

La nouvelle de ces désastres consterna Paris sans le décourager. La constance de la Convention au milieu des revers raffermit l'esprit public. Tous s'affligèrent, nul ne désespéra de la patrie.

Les nouvelles des départements rassuraient l'Assemblée. Bordeaux, reconquis par les Jacobins, rouvrit ses portes aux envoyés de la Convention. Caen, après huit jours d'agitation et d'incertitude, rendit à la liberté les commissaires emprisonnés. L'insurrection de la Bretagne et de la Normandie s'affaissa sur elle-même. Les patriotes continrent quelque temps à Toulon les royalistes. Toulouse rentra dans l'obéissance. La Lozère s'apaisa. Les deux députés girondins Chasset et Biroteau, instigateurs de l'insurrection à Lyon et dans le Jura, virent, comme Rebecqui à Marseille, le mouvement qu'ils avaient suscité, républicain dans l'origine, se changer en mouvement royaliste. Ils tremblèrent eux-mêmes devant leur ouvrage. Nantes repoussa les Vendéens de ses murailles.

Ces revers d'un côté, ces succès de l'autre rendaient les Jacobins à la fois défiants et téméraires. Les dénonciations contre Custine se multipliaient et s'envenimaient. On accusa d'autant plus ce général qu'on avait espéré de lui davantage. Sa confiance et son bonheur dans ses premières campagnes avaient fait attendre de lui l'impossible. Il était puni d'avoir trop promis. On l'accusait de complicité avec le duc de Brunswick, de ménagements envers le roi de Prusse, d'intelligence secrète avec les royalistes de l'intérieur, d'entente avec le général Wimpfen et avec les Girondins de Caen. Bazire demanda l'arrestation de Custine au milieu de son armée. La Convention pouvait craindre qu'un général qui avait fanatisé ses troupes ne fit appel à sa popularité dans son camp et n'aggravât la situation de la république en marchant contre Paris. Elle ne recula pas néanmoins devant l'extrémité du péril. Elle envoya l'ordre à Custine de venir rendre compte de sa conduite. Levasseur de la Sarthe se chargea de cette périlleuse mission. Arrivé au camp, le représentant demanda à passer les troupes en revue ; quarante mille hommes étaient sous les armes. Les soldats, qui suspectent Levasseur de venir leur enlever leur chef, lui refusent les honneurs militaires. Levasseur les exige et fait incliner les drapeaux : « Soldats de la république, leur dit-il, la Convention a fait arrêter le général Custine. — Qu'on nous le rende ! » répondent d'une voix irritée les troupes. Le représentant brave ces clameurs. Il tire son sabre et parcourt les rangs, défiant de l'œil et menaçant de la pointe de son arme le soldat qui oserait attenter, dans sa personne, à la patrie. Un sergent sort des rangs. « Nous voulons qu'on nous rende notre général, dit-il. — Avance-toi, toi qui demandes Custine ! répond Levasseur ; oses-tu répondre sur ta tête de son innocence ?... Soldats ! poursuit le représentant, si Custine est innocent il vous sera rendu. S'il est coupable son sang expiera ses crimes. Point de grâce pour les traîtres ! Malheur aux rebelles ! »

 

VIII.

Le silence du devoir répondit seul à ces paroles. Le général fut arrêté. Custine n'imita pas Dumouriez. Il obéit et préféra l'échafaud au sol étranger. Arrivé à Paris, il y retrouva un reste de popularité qu'on lui reprocha comme un crime. Il se promena au Palais-Royal et y fut applaudi par la jeunesse et par les femmes.

Cette obéissance passive encouragea les Jacobins à de nouvelles dénonciations. Le ministre de l'intérieur Garat, le ministre de la marine Dalbarade y devinrent l'objet d'odieuses insinuations. Le pouvoir exécutif, ainsi obsédé de soupçons et d'incriminations incessantes, devenait non-seulement dangereux, mais impossible à exercer. Robespierre, qui n'avait favorisé l'anarchie qu'autant qu'il croyait l'anarchie nécessaire au triomphe de la Révolution, se posa énergiquement contre les instigateurs du désordre, du moment que la Révolution lui parut assurée. Il défendit le comité de salut public accusé de mollesse, bien qu'il n'en fît pas partie lui-même ; il défendit Danton ; il défendit Garat et Dalbarade contre Chabot et Rossignol ; il fulmina contre les dénonciateurs. Les murmures des Jacobins exaltés qui couvraient sa voix ne l'intimidèrent pas. « Il suffira donc qu'un homme soit en place pour qu'on le calomnie ! » s'écriait-il au milieu des murmures des Jacobins. « Nous ne cesserons donc jamais d'ajouter foi aux contes ridicules ou perfides dont on nous accable de toutes parts ! On ose accuser même Danton. Serait-ce lui qu'on voudrait nous rendre suspect ? On accuse Bouchotte, on accuse Pache. Il est écrit que les meilleurs patriotes seront dénoncés. Il est temps de mettre fin à ces indignités. » Quelques jours après, Robespierre s'opposa avec la même fermeté aux accusations qu'on généralisait contre les nobles employés dans les armées. « Que signifient tous ces lieux communs de noblesse qu'on vous débite maintenant ! dit-il. Mes antagonistes ici ne sont pas plus républicains que moi. Voulez-vous donc tenir le comité de salut public en lisière ? Des hommes nouveaux, des patriotes d'un jour veulent perdre dans l'esprit du peuple ses plus anciens amis. Je cite pour exemple Danton, qu'on calomnie ; Danton, sur lequel personne n'a le droit d'élever le plus léger reproche ; Danton, qu'on ne discréditera qu'après avoir prouvé qu'on a plus d'énergie, de talent ou d'amour de la patrie que lui. Je ne prétends pas m'identifier avec lui pour nous faire valoir tous deux l'un par l'autre, je le cite seulement. Deux hommes salariés par les ennemis du peuple, deux hommes que Marat dénonça, affectent de succéder à cet écrivain patriote. C'est par eux que leurs ennemis distillent leur poison contre nous. L'un est un prêtre connu par des actions infâmes, Jacques Roux ; le second est un jeune homme, Leclerc, qui prouve que la corruption peut entrer dans de jeunes âmes ! Avec des phrases bien patriotiques, ils parviennent à faire croire au peuple que ses nouveaux amis sont plus zélés que nous. Ils donnent de grandes louanges à Marat pour avoir le droit de dénigrer les patriotes actuels. Qu'importe de louer les morts, pourvu qu'on puisse calomnier les vivants ! »

 

IX.

Pendant que Robespierre, cherchant enfin la popularité dans la raison publique et dans la force du gouvernement, modérait ainsi les Jacobins et se posait en homme de gouvernement, Danton se laissait pour ainsi dire protéger par Robespierre. La chute des Girondins avait déconcerté Danton. Les Girondins étaient pour lui un des poids de l'équilibre qu'il avait espéré établir dans la Convention à son profit, en se portant de sa personne, tantôt vers la Montagne, tantôt vers la Plaine. Aucune balance n'était plus possible depuis le triomphe de la commune. Il fallait être ou prescripteur ou proscrit. Danton répugnait également à l'un ou à l'autre de ces deux rôles. Plongé clans les délices de l'attachement que lui inspirait la jeune femme qu'il venait d'épouser, cherchant le repos, humilié de sa renommée sanguinaire et voulant la racheter par des amnisties et des générosités naturelles à l'état présent de son cœur, Danton voulait faire halte dans son bonheur domestique, et sinon abdiquer, du moins ajourner son ambition. Fatigué d'être terrible, il voulait être aimé.

La Montagne l'aimait en effet. Il était, dans les crises, sa lumière ; dans les tumultes, sa voix ; dans l'action, sa main ; mais, depuis que Marat avait disparu de la Montagne, Danton y retrouvait Robespierre, rival plus respecté, plus sérieux que Marat. Bien que Robespierre affichât, comme on l'a vu, la plus haute estime pour lui et qu'il le consultât, même dans les conjonctures difficiles, Danton ne se dissimulait pas que cette déférence n'était qu'un hommage, et que, tant que Robespierre existerait, nul autre que l'idole des Jacobins ne serait le premier dans la république. Or Danton aimait mieux disparaître que d'être le second. Son ambition était moindre que son orgueil. Il pouvait s'effacer, il ne voulait pas être chassé. Il comptait sur la fortune et sur son génie pour le rapporter à sa vraie place, c'est-à-dire à la tête de la Révolution.

 

X.

De plus, Danton était arrivé, au moins pour un moment, à cet état de lassitude morale qui saisit et qui alanguit quelquefois les ambitions les plus fougueuses, quand elles ne sont pas soutenues par la toute-puissance d'une idée désintéressée. Homme de passion et non de théorie, il éprouvait lès faiblesses de la nature. Les passions personnelles se lassent et s'usent, les passions publiques jamais. Robespierre avait cet avantage sur Danton, que sa passion était infatigable parce qu'elle était impersonnelle. Danton était un homme, Robespierre était une idée.

Aussi Danton étonnait-il, depuis quelque temps, ses amis par la langueur et l'incohérence de ses résolutions. Ses propos annonçaient ce désordre et ce découragement de l'âme qui regarde en arrière, qui a plus de force pour regretter que pour vouloir, pour se résigner que pour agir ; symptômes certains du déclin de l'ambition, et présages du déclin de la destinée dans les hommes publics. « Malheureux Girondins ! » s'écriait-il quelquefois dans ses gémissements intérieurs, « ils nous ont précipités dans l'abîme de l'anarchie, ils en ont été submergés, nous le serons à notre tour, et déjà je sens la vague à cent pieds au-dessus de ma tête ! »

Dans cette disposition d'esprit, Danton désertait la tribune des Jacobins, sans cesse occupée par Robespierre, parlait rarement aux Cordeliers, se taisait à la Convention. Il semblait abandonner la Révolution à son courant, et s'asseoir lui-même sur le bord pour voir passer les débris et pour attendre les retours de l'opinion. Mais Danton avait été trop grand pour être oublié. L'oubli ne sauve que les médiocrités. La Révolution mécontente s'aigrissait contre lui et contre ses amis. Legendre, Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine, Chabot étaient devenus comme lui suspects aux Cordeliers et aux Jacobins. On accusait sourdement ces hommes de mauvaise renommée, de s'arrêter, de faiblir, de s'engraisser des dépouilles, d'agioter avec des banquiers étrangers, de caresser les vaincus, de voiler d'une indulgence intéressée les trahisons des généraux, d'imiter les vices des aristocrates, d'amollir les mœurs du peuple, de substituer la vénalité à la probité dans les ressorts du gouvernement, de transformer les Spartiates en Sybarites, enfin de former la faction des hommes corrompus, la pire des factions dans une république qui ne pouvait être fondée que sur la liberté et sur la vertu.

 

XI.

Ces reproches faisaient sourire Danton de dédain et lui inspiraient même un secret orgueil. Il ne se targuait pas d'austérité, il n'avait pas l'hypocrisie du désintéressement ; il étalait plutôt ses faiblesses qu'il ne les cachait. Il comptait de plus sur l'inconnu. La mort naturelle l'avait délivré de la supériorité de Mirabeau ; le poignard l'avait débarrassé de Marat ; le 31 mai l'avait soulagé de l'éloquence supérieure de Vergniaud ; le hasard pouvait l'affranchir de la rivalité de Robespierre. Le temps court vite en révolution. Il suffit de se placer sur la route du temps, pour qu'il vous apporte à son heure tout ce que la fortune peut avoir à donner. Ainsi raisonnait instinctivement Danton.

C'est à cette époque que Danton, pressé par sa jeune femme et par sa nouvelle famille de séparer sa cause et son nom de la cause et du nom de la terreur qui commençait à soulever l'âme des bons citoyens, se décida à quitter la scène, à fuir Paris et à se retirer à Arcis-sur-Aube.

Danton était trop versé dans les mystères du cœur humain, pour ne pas comprendre que cette retraite, dans un pareil moment, était un acte trop humble ou trop orgueilleux pour un homme de son importance dans la république. Se séparer de la Convention dans la crise de ses périls et de ses violences, c'était déclarer qu'on se sentait inutile à la patrie, ou c'était déclarer qu'on ne voulait pas accepter la solidarité avec le gouvernement. Une telle attitude était une abdication ou une menace : Danton le savait. Aussi déguisa-t-il, sous des prétextes de lassitude et d'épuisement de ses forces, les véritables causes de son éloignement. Il allégua aussi la nécessité de présenter sa nouvelle épouse à sa mère et à son beau-père, M. Ricordin, qui vivaient encore.

Le motif principal de cette retraite, motif qu'il avoua à sa femme et à ses proches, dans l'intimité des épanchements domestiques, fut l'horreur que lui inspirait le prochain jugement de la reine Marie-Antoinette. Ce meurtre d'une femme prisonnière par un peuple répugnait à l'âme de Danton : il avait juré souvent qu'il sauverait ces têtes de femmes et d'enfants. Il avait proposé de renvoyer la reine et sa sœur en Autriche. Il avait caché, sous des paroles de mépris, l'intérêt réel que lui inspiraient ces victimes désarmées. Il voulait se laver les mains de ce sang de femme qu'on allait répandre.

Avant de partir, Danton eut un entretien secret avec Robespierre. Il s'humilia devant son rival jusqu'à lui faire confidence de son découragement des affaires publiques. Il lui demanda de le défendre, pendant son absence, contre les calomnies que les Cordeliers ne cessaient de répandre sur son patriotisme et sur sa probité. Robespierre, satisfait de la déférence et de l'éloignement du seul homme qui pût le balancer dans la république, se garda bien de retenir Danton. Les deux rivaux, en apparence amis, se jurèrent une mutuelle estime et un constant appui. Danton partit.

 

XII.

Danton, dans sa retraite rurale d'Arcis-sur-Aube, vécut uniquement occupé de son amour, du soin de ses jeunes enfants, de la surveillance de ses intérêts domestiques, du bonheur de revoir sa mère, ses amis de jeunesse, les champs paternels. Il paraissait avoir déposé entièrement le poids et même le souvenir des affaires publiques. Il n'écrivait aucune lettre. Il n'en recevait aucune de Paris. Le fil de toutes ses trames était coupé. Un seul député à la Convention le visitait quelquefois : c'était le député Courtois, son compatriote, qui possédait des moulins à Arcis-sur-Aube. Leurs entretiens roulaient sur les périls de la patrie.

Dans ses conversations intimes avec sa femme, sa mère et M. Ricordin, Danton ne déguisait pas son repentir sincère des emportements révolutionnaires dans lesquels la fougue des passions avait jeté son nom et sa main. Il cherchait à se laver de toute complicité dans les massacres de septembre. Il parlait de ces journées, non plus comme il en avait parlé le lendemain en ces mots : « J'ai regardé mon crime en face, et je l'ai commis ; » mais comme d'un excès de fureur patriotique auquel des scélérats de la commune avaient poussé le peuple, que lui ne s'était pas senti de force à prévenir et qu'il avait dû subir, tout en le détestant. Il ne dissimulait pas non plus son espérance de ressaisir l'ascendant dû à son génie politique, quand les convulsions présentes auraient usé les petits génies et les faibles caractères qui régnaient à la Convention. Il parlait de Robespierre comme d'un rêveur quelquefois cruel, quelquefois vertueux, toujours chimérique. « Robespierre se noie dans ses idées, disait-il, il ne sait pas toucher aux hommes. » — Il ne croyait pas à la durée de la république. — « Il faut, disait-il quelquefois, plusieurs générations humaines pour passer d'une forme de gouvernement à une autre forme. Avant d'avoir une cité, ayez donc des citoyens ! »

Il lisait beaucoup les historiens de Rome. Il écrivait beaucoup aussi. Mais il brûlait aussitôt ce qu'il avait écrit. Il ne voulait laisser d'autre trace de lui que son nom.

 

XIII.

Robespierre, au contraire, quoique malade et épuisé par des travaux d'esprit qui auraient consumé plusieurs hommes, s'oubliait lui-même, pour se dévouer avec plus d'ardeur que jamais à la poursuite de son idéal de gouvernement. Il grandissait son ambition en la confondant tout entière dans l'ambition de la république qu'il voulait fonder. Peu lui importait le rôle, pourvu qu'il fût l'âme des choses. Les inconséquences, les repentirs, l'aristocratie propriétaire et commerciale des Girondins lui avaient sincèrement persuadé que ces hommes voulaient rétrograder vers la monarchie, ou constituer une république où la domination de la richesse serait substituée à la domination de l'église et du trône, et où le peuple aurait quelques milliers de tyrans au lieu d'en avoir un seul. Il avait vu, dans ces hommes de la bourgeoisie, les ennemis les plus dangereux de la démocratie universelle et du nivellement philosophique. Depuis leur chute il croyait toucher à son but. Ce but, c'était la souveraineté représentative de tous les citoyens, puisée dans une élection aussi large que le peuple lui-même, et agissant par le peuple et pour le peuple dans un conseil électif qui serait tout le gouvernement. L'ambition de Robespierre, si souvent calomniée alors et depuis, n'allait pas au-delà. Il croyait ce but, celui de la nature et de Dieu. Il n'aspirait point à être le maître, mais le guide et le modérateur de ce gouvernement du peuple. Fonder ce gouvernement, éprouver ses rouages, régulariser ses oscillations, assister à ses premiers mouvements, le vivifier de ses principes et lui laisser son âme, c'était le rêve et l'aspiration de Robespierre.

 

XIV.

Aussi changea-t-il d'attitude et de langage dès que les Girondins eurent disparu. Il ne s'étudia plus qu'à trois choses : rallier l'opinion publique à la Convention par les Jacobins, dont il était l'oracle ; résister aux empiétements anarchiques de la commune, qui menaçaient d'asservir l'indépendance de la représentation ; et enfin établir l'harmonie et l'unité d'action dans l'organisation d'un comité de gouvernement. Il ne mêlait à ces idées aucune cupidité personnelle. Sa popularité même, de jour en jour plus générale et plus fanatique dans ses adeptes, était pour lui un instrument et non un but. Il la dépensait avec autant de prodigalité qu'il avait mis de soin et de patience à la conquérir. L'obscurité dans laquelle il se tenait renfermé hors de l'arène publique jetait sur sa personne le voile qui dérobe les grandes pensées à l'envie, et le mystère qui sied aux oracles. La calomnie s'arrêtait confondue sur le seuil de cette chambre, dans une maison d'honnête artisan. L'âme de la république semblait s'y cacher avec lui dans la pauvreté, dans le travail, dans l'austérité des mœurs.

 

XV.

De ce jour, Robespierre devint plus assidu que jamais aux séances du soir des Jacobins. Il tourna les méditations de cette société vers les grands problèmes de l'organisation sociale, pour les distraire des factions, dont le règne, selon lui, devait être passé. Il s'écarta avec plus de dégoût apparent de tous les hommes corrompus qui voulaient mêler la démagogie à la Révolution, comme on mêle au pur métal l'alliage impur qui le rend plus souple et plus facile à manier. Il ne voulut pas abaisser les principes républicains à la portée d'un peuple vieilli et usé. Il prétendait élever la pensée du peuple à la hauteur la plus spiritualiste des principes. Par là même, il flatta l'orgueil de ce peuple, et en lui persuadant qu'il était capable d'institutions vertueuses, il lui fit croire à sa propre vertu. Il se lia d'une amitié plus intime avec le très-petit nombre d'hommes âpres mais intègres, qui poussaient jusqu'au culte la logique rigoureuse, mais vague et implacable de la démocratie. C'étaient Couthon, Lebas, Saint-Just, hommes purs de tout jusque-là, excepté de fanatisme. Nul sang ne les tachait encore. Ils espéraient que leur système prévaudrait par la seule évidence de la raison, par le seul attrait de la vérité ; mais ils étaient malheureusement décidés à ne rien refuser à leur système, pas même des sacrifices de générations entières. Ces députés, en petit nombre, se réunissaient presque tous les soirs chez leur oracle ; ils y enflammaient leur imagination aux ravissantes perspectives de la justice, de l'égalité et de la félicité promises par la doctrine nouvelle à la terre. A la nudité de cette salle, à la sobriété de ces repas, au ton philosophique de ces entretiens, aux images sans cesse reproduites de vertu, de désintéressement, de sacrifice à la patrie, nul n'aurait cru voir une conjuration de démagogues, mais une rencontre de sages rêvant les institutions d'un âge d'or. Des images pastorales s'y mêlaient aux tragiques émotions du temps et du lieu. L'amour même échauffait, sans l'amollir, le cœur de ces hommes. La tendresse de Couthon pour la femme dévouée qui consolait sa vie infirme, le sentiment orageux et passionné de Saint-Just pour la sœur de Lebas, la prédilection grave et chaste de Robespierre pour la seconde fille de son hôte, l'amour de Lebas pour la plus jeune, les projets d'union, les plans de bonheur après les orages donnaient à ces entretiens un caractère de famille, de sécurité et quelquefois d'enjouement qui ne laissait pas soupçonner le conciliabule des maîtres et bientôt des tyrans de la république. On n'y parlait que du bonheur de l'abdication de tout rôle public aussitôt après le triomphe des principes, d'un humble métier à exercer, d'un champ à cultiver. Robespierre lui-même, plus lassé en apparence de l'agitation et plus altéré de repos, ne parlait que de chaumière isolée au fond de l'Artois, où il emmènerait sa femme et d'où il contemplerait, du sein de sa félicité privée, la félicité générale. Chose étrange et cependant témoignage sincère de l'instabilité et de la lassitude du cœur humain ! les deux hommes qui agitaient alors la république, et qui allaient se tuer l'un l'autre en s'entre-choquant dans ses mouvements, Robespierre et Danton, n'aspiraient au même moment qu'à l'abdication. Mais la popularité ne permet pas qu'on l'abdique. Elle soulève ou elle engloutit. Ces deux hommes étaient condamnés à épuiser ses faveurs et à en mourir.

 

XVI.

Quoique leurs théories fussent différentes, l'esprit de Robespierre et celui de Danton s'accordaient alors à concentrer le pouvoir dans la Convention. Ils ne présentaient la constitution aux yeux du peuple que comme un plan d'institution en perspective, sur lequel on jetterait un voile après l'avoir montré de loin à la nation. Pour le moment, gouverner c'était vaincre. Le gouvernement le plus propre à assurer la victoire sur les factions ennemies de la Révolution était, selon eux, le meilleur gouvernement. La France et la liberté étaient en péril. C'étaient des institutions de péril qu'il fallait à la France. Les lois devaient être des armes et non des lois. La Convention devait être le bras autant que la tête de la république. Tous les membres de cette assemblée avaient cet instinct. C'est celui du salut, quand les lois sont brisées. Cet instinct se manifesta à l'instant dans ses actes. La Convention ne demanda pas la dictature, elle ne la délégua point, elle la prit. Cette dictature se résuma, dès le lendemain du 31 mai, dans le comité de salut public.

De même que la nation avait rappelé à elle seule son inaliénable souveraineté en 1789, la Convention rappela à elle seule tous les pouvoirs en 1793. Les forces déléguées sont essentiellement plus faibles que les forces directes. Dans les crises extrêmes, les peuples révoquent leurs délégations, soit qu'elles s'appellent royautés, soit qu'elles s'appellent lois et magistratures. Elles ne peuvent hésiter. Les lois sont les rapports définis des citoyens entre eux et des citoyens avec l'État, en temps régulier ; mais quand ces lois sont abolies ou détruites, quand les rapports sont intervertis, faire appel à ces lois qui n'existent plus ou qui n'existent pas encore, c'est faire appel au néant pour sauver l'empire. L'État lui-même devient la seule loi vivante, et toutes ses lois sont des coups d'État. Telle était la situation de la Convention au mois de juillet 1793. Elle était condamnée, par cette situation, ou à la tyrannie, ou à la mort. Si elle eût accepté la mort, la nation et la Révolution périssaient avec elle. Elle prit la dictature, ce ne fut pas son tort. Il y a de légitimes usurpations : ce sont celles qui sauvent les idées, les peuples, les institutions. Ce n'est donc pas l'usurpation que l'histoire doit reprocher à la Convention, mais les moyens qu'elle employa pour l'exercer. Plus les lois disparaissent du gouvernement, plus l'équité doit y régner à leur place. C'est à cette condition seule que Dieu et la postérité absolvent les gouvernements. La conscience est la loi des lois.

 

XVII.

C'est une loi du pouvoir, quand il devient action, de tendre sans cesse à se resserrer et à se personnifier dans un petit nombre d'hommes. Les corps politiques peuvent avoir mille têtes et mille langues, tant qu'ils restent assemblées délibérantes. Il ne leur faut qu'une main quand ils s'emparent du pouvoir exécutif. La Convention eut d'abord faiblement, puis complétement l'intuition de cette vérité. Elle avait commencé par créer des ministres investis d'une certaine responsabilité et d'une certaine indépendance, comme sous le ministère girondin de Roland. Elle avait ensuite annulé presque entièrement l'action de ces ministres ; institué des commissions de gouvernement aussi spéciales et aussi diverses que chacun de ces ministères ; puis, elle avait créé des commissions de gouvernement dans le sein même de la représentation nationale, et distribué entre ces grandes commissions les différentes fonctions du pouvoir. Chacune de ces commissions apportait, par l'organe de son rapporteur, le résultat de ses délibérations à la sanction de la Convention tout entière. La Convention régnait bien ainsi, mais elle régnait avec incohérence et faiblesse. Un lien d'unité manquait à ces commissions éparses. C'étaient des avis, ce n'étaient pas des ordres qu'elles formulaient.

La Convention sentit le besoin de se personnifier elle-même dans un comité qui sortît d'elle, mais qui lui imposât sa propre volonté et, pour ainsi dire, sa propre terreur. Elle craignait son anarchie intérieure ; elle avait peur de sa propre instabilité. Pour mieux écraser les résistances, elle consentit à se soumettre elle-même, à obéir et à trembler. Elle réorganisa le comité de salut public et elle lui décerna tout le gouvernement. Ce fut l'abdication de la Convention, mais une abdication qui lui donnait l'empire.

 

XVIII.

Le nom de comité de salut public était déjà ancien dans la Convention. Dès le mois de mars précédent, tous les hommes de pressentiment dans l'Assemblée, Robespierre, Danton, Marat, Isnard, Albitte, Bentabole, Quinette avaient demandé l'unité de vues, la force d'action concentrées dans un comité d'un petit nombre de membres, et réunissant dans sa main tous les fils épars de la trame trop relâchée du pouvoir exécutif. On avait institué ce centre de gouvernement. Les Girondins y avaient été élus en majorité. Cet instrument de force était dans leurs mains, s'ils avaient su s'en servir. Les premiers membres du comité de salut public, au nombre de vingt-cinq, étaient Dubois-Crancé, Péthion, Gensonné, Guyton de Morveau (le collaborateur de Buffon), Robespierre, Barbaroux, Ruhl, Vergniaud, Fabre d'Églantine, Buzot, Delmas, Condorcet, Guadet, Bréard, Camus, Prieur (de la Marne), Camille Desmoulins, Barrère, Quinette, Danton, Sieyès, Lasource, Isnard, Jean Debry et Cambacérès, cet oracle futur du despotisme sorti des conseils de la liberté.

Ce comité avait l'initiative de toutes les lois ou mesures motivées par les dangers de la patrie, au dedans ou au dehors. Il appelait les ministres dans son sein, il contrôlait leurs actes ; il rendait compte tous les huit jours à la Convention. L'Assemblée, jalouse, craignait encore alors son propre despotisme dans ses délégués. L'âme des dictatures, le secret, était ainsi interdit au comité. L'antagonisme régnait dans son sein par la lutte des opinions. Ce n'était que l'anarchie concentrée sur elle-même. Robespierre, qui l'avait reconnu du premier coup d'œil et qui ne voulait pas, avec raison, entacher sa popularité de la responsabilité d'actes contraires à sa pensée, sortit dès les premières séances. Il ne voulait pas s'isoler, mais il craignait de se confondre. La sortie de Robespierre dépopularisa ce premier comité.

Des Girondins eux-mêmes, unis à Danton, proposèrent de le fortifier en le transformant et en l'épurant. Buzot seul, pressentant la mort dans le glaive que forgeaient ses amis, combattit cette pensée. Elle fut adoptée malgré ses réclamations. On restreignit le nombre des membres du comité à neuf au lieu de vingt-cinq. On lui donna le secret, la surveillance de tous les ministères, le droit de suspendre les décrets qu'il jugerait nuisibles à l'intérêt national, et le droit de prendre lui-même des décrets d'urgence. On lui alloua des fonds particuliers. On ne lui interdit alors qu'un seul acte de la souveraineté : l'emprisonnement arbitraire des citoyens.

Le comité de salut public devait être renouvelé tous les mois par l'élection de l'Assemblée. Ses membres furent Barrère, Delmas, Bréard, Cambon, Danton, Guyton de Morveau, Theilhard, Lacroix (d'Eure-et-Loir) et Robert Lindet. Danton avait été exilé dans ce comité par les Girondins, pour neutraliser son influence au milieu des hommes faibles et indécis de la Plaine. Ils furent trompés par leur tactique. Danton, ne trouvant pas d'énergie dans ses collègues, en chercha dans la commune. Danton alors s'était réservé au comité la direction des affaires extérieures, vers lesquelles son génie généralisateur, militaire et diplomatique le portait. Il y étudiait le gouvernement, comme un homme qui médite de s'en emparer un jour. Après la défaite des Girondins, Danton se démit de ces fonctions, qui pouvaient éveiller l'envie. Il se retira sur son banc et s'enveloppa d'indifférence apparente. L'envie ne s'y trompa pas. On l'accusa pour sa retraite, comme on l'avait accusé pour sa domination dans le comité. Il vit que certains noms ne peuvent échapper ni par l'éclat, ni par l'ombre, à l'attention des hommes, et qu'il y a des renommées auxquelles il n'est plus donné de s'éteindre pour se cacher. « Formez un autre comité, dit-il, formez-le sans moi, plus fort et plus nombreux ; j'en serai l'éperon au lieu d'en être le frein. » Ces mots, qui trahissaient un si haut sentiment de son importance et un si humiliant dédain pour ses collègues, sentaient l'usurpateur et dévoilaient l'ambition. Ils furent applaudis, mais notés.

 

XIX.

Après des hésitations, des nominations et des éliminations successives, le comité définitif de salut public, proclamé par Danton lui-même un gouvernement provisoire, fut investi de la toute-puissance. Cette fois Danton, qui n'avait pas de confiance dans une institution dont il était absent, refusa imprudemment d'y entrer, soit qu'il crût paraître plus grand quand on le verrait seul, soit qu'il voulût s'isoler par dégoût des affaires publiques. Il s'y fit représenter par Hérault de Séchelles, un de ses partisans, et par Thuriot, un de ses organes. Robespierre s'abstint aussi d'entrer au commencement au comité, pour ne pas offusquer Danton. Mais ses amis y avaient la majorité et y faisaient dominer son esprit. Les huit membres furent Saint-Just, Couthon, Barrère, Gasparin, Thuriot, Hérault de Séchelles, Robert Lindet, Jean-Bon-Saint-André. Gasparin s'étant retiré, le cri unanime de la Convention porta Robespierre à sa place. Carnot et Prieur de la Côte-d'Or y furent appelés, peu de jours après, par la nécessité d'y personnifier le génie militaire de la France en présence des armées de la coalition. Enfin Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois le complétèrent et y portèrent au comble l'esprit du jacobinisme, que la Montagne se plaignait d'y voir languir sous le souffle trop froid de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon.

Ainsi fut constitué ce décemvirat, qui assuma sur soi, pendant cette convulsion de quatorze mois, tous les périls, tous les pouvoirs, toutes les gloires, et toutes les malédictions de la postérité.

 

XX.

Les membres du comité de salut public se partagèrent les attributions selon les aptitudes. La capacité fit les lots et marqua les rangs. L'influence y fut aussi mobile que les services. Elle y déplaça l'importance, sans jamais y rompre l'unité. L'extrémité de la crise, le zèle inextinguible, le danger de s'affaiblir en se désunissant, le secret juré et gardé, la difficulté de la tâche relièrent ce faisceau terrible qui ne trahit ses dissensions qu'en tombant tout entier.

Billaud-Varennes et Collot d'Herbois se chargèrent d'incendier l'esprit public, dans la correspondance du comité avec les agents de la république dans les départements. Saint-Just s'arrogea l'empire des théories constituantes, aussi vague et aussi absolu que sa métaphysique impassible. Couthon prit la surveillance de la police, conforme à son esprit scrutateur et sombre. Les relations extérieures furent dévolues à Hérault de Séchelles, inspiré secrètement par le génie européen de Danton. Robert Lindet eut les subsistances, question vitale dans un moment où la disette affamait les villes et désorganisait les armées ; Jean-Bon-Saint-André la marine ; Prieur l'administration matérielle de la guerre ; Carnot la haute direction militaire, les plans de campagne, l'inspiration des généraux, la critique et le redressement de leurs fautes, la préparation des victoires, la réparation des revers. Il fut le génie armé de la patrie, couvrant les frontières pendant les convulsions du cœur et l'épuisement des veines de la France. Prieur (de la Côte-d'Or) secondait Carnot pour les détails. Quinze heures de travail par jour, et l'esprit tendu sur toutes les cartes et sur toutes les positions de nos campagnes, animaient ce génie organisateur de Carnot et ne l'accablaient pas. Il portait dans le cabinet le sang-froid et le feu du champ de bataille. Il avait le don des hommes ; sa main marquait les noms d'avenir : Pichegru, Hoche, Moreau, Jourdan, Desaix, Marceau, Brune, Bonaparte, Kléber furent, parmi tant de héros futurs, des illuminations de son discernement.

Barrère, esprit souple et prompt, mais littéraire, rédigeait les délibérations du comité, et faisait en phrases brèves et lapidaires les rapports à la Convention. Il avait la couleur de la circonstance. Il jetait du haut de la tribune des mots tout faits au peuple. Enfin Robespierre planait sur toutes les questions, excepté sur la guerre. Il était la politique du comité. Il marquait le but et la route, les autres faisaient marcher la machine. Robespierre touchait peu aux rouages. Son attribution était la pensée.

Les délibérations se prenaient à la majorité des avis. La signature de trois membres suffisait néanmoins pour rendre les mesures exécutoires. Ces signatures de confiance se prêtaient et se rendaient trop cruellement plus tard, entre collègues, souvent sans examen. La précipitation d'un comité qui résolvait jusqu'à cinq cents affaires par jour motivait ces facilités, sans les justifier. Bien des têtes tombèrent par ces fatales complaisances de plume. Le secret était profond. Nul ne savait qui avait demandé ou refusé telle vie. La responsabilité de chacun des membres se perdait dans la responsabilité générale. Tous acceptaient tout, bien qu'ils n'eussent pas tout consenti. Ces hommes s'étaient livré jusqu'à leur réputation. Chose merveilleuse, il n'y avait point de président. Dans un chef, on craignait l'apparence d'un maître. On voulait une dictature anonyme. Le comité ne souffrait pas de cette absence de tête. Tout était membre tout était tête. La république présidait.

 

XXI.

Pendant que le comité de salut public, transformé ainsi en conseil exécutif, se saisissait du gouvernement, la Convention appela à Paris les envoyés des assemblées primaires, porteurs des votes du peuple tout entier, qui sanctionnaient la nouvelle constitution. Ces envoyés y arrivèrent au nombre de huit mille. Le peintre David conçut la fête qui devait confondre dans une même solennité populaire, au Champ-de-Mars, l'anniversaire du 10 août et l'acceptation de la constitution. David s'était inspiré de Robespierre. La Nature, la Raison, la Patrie étaient les seules divinités qui présidassent à cette régénération du monde social. Le peuple y était la seule Majesté. Des symboles et des allégories en étaient le seul culte. L'âme y manquait parce que Dieu en était absent. Robespierre n'osait pas encore en dévoiler l'image. Le lieu de réunion et le point de départ du cortége, comme dans toutes les fêtes de la Révolution, fut le sol de la Bastille, marqué du premier pas de la république. Les autorités de Paris, les membres de la commune, les envoyés des assemblées primaires, les Cordeliers, les Jacobins, les sociétés fraternelles de femmes, le peuple en masse, la Convention enfin s'y rassemblèrent au lever du soleil. Sur le terrain de la Bastille, une fontaine, appelée la fontaine de la Régénération, lavait les traces de l'ancienne servitude. Une statue colossale de la Nature dominait la fontaine ; ses mamelles versaient de l'eau. Hérault de Séchelles, président de la Convention, reçut l'eau dans une coupe d'or, la porta à ses lèvres, la transmit au plus âgé des citoyens. « Je touche aux bords du tombeau, s'écria ce vieillard ; mais je crois renaître avec le genre humain régénéré. » La coupe circula, de mains en mains, entre tous les assistants. Le cortège défila, au son du canon, sur les boulevards. Chaque société élevait son drapeau, chaque section son symbole. Les membres de la Convention s'avancèrent les derniers, tenant chacun à la main un bouquet de fleurs, de fruits et d'épis nouveaux. Les tables où sont écrits les droits de l'homme, et l'arche où est renfermée la constitution étaient portées comme des choses saintes, au milieu de la Convention, par huit de ses membres. Quatre-vingt-six envoyés des assemblées primaires, représentant les quatre-vingt-six départements, marchaient autour des membres de la Convention et déroulaient d'une main à l'autre, autour de la représentation nationale, un long ruban tricolore qui semblait enchaîner les députés dans les liens de la patrie. Un faisceau national couronné de rameaux d'olivier figurait la réconciliation et l'unité des membres de la république. Les enfants trouvés portés dans leurs berceaux ; les sourds-muets se parlant entre eux par la langue des signes que la science leur avait rendue ; les cendres des héros morts pour la patrie, renfermées dans des urnes où se lisaient leurs noms ; une charrue triomphale qu'entouraient le laboureur, sa femme et ses fils ; des tombereaux enfin chargés comme de vils dépouilles de débris de tiares, de sceptres, de couronnes, d'armoiries brisées ; tous ces symboles de l'esclavage, de la superstition, de l'orgueil, de la bienfaisance, du travail, de la gloire, de l'innocence de la vie rurale, des vertus guerrières, marchaient derrière les représentants. Après une station devant les Invalides, où la multitude salua sa propre image dans une statue colossale du peuple terrassant le fédéralisme, la foule se répandit dans le Champ-de-Mars. Les représentants et les corps constitués se rangèrent sur les marches de l'autel de la patrie. Un million de têtes hérissaient les gradins en talus de cet immense amphithéâtre. Un million de voix jurèrent de défendre les principes du code social, présenté par Hérault de Séchelles à l'acceptation de la république. Le canon, par ses salves, sembla jurer lui-même d'exterminer les ennemis de la patrie.

 

XXII.

Cependant l'instinct public n'acceptait la constitution que dans l'avenir. Tout le monde sentait que son exécution serait ajournée jusqu'à la pacification de l'empire. La liberté, selon la Montagne, était une arme que la Révolution aurait remise à ses ennemis et qui aurait servi en ce moment à saper la liberté elle-même. Aucune constitution régulière ne pouvait fonctionner dans les mains des ennemis mêmes de toute constitution démocratique. Une pétition des envoyés des départements demanda à la Convention de continuer seule le gouvernement. Les dangers motivaient l'arbitraire. Pache rassembla la commune, fit battre le rappel dans les sections. Une adresse rédigée par Robespierre fut portée par des milliers de citoyens à la Convention pour la conjurer de garder le pouvoir suprême. Ce dialogue à mille voix, du peuple et de ses représentants, était accompagné des sons du tambour et du bruit du tocsin. On voyait que les Jacobins exerçaient la pression du peuple sur la Convention pour lui faire enfanter la terreur. « Législateurs, » disaient-ils dans l'adresse, « élevez-vous à la hauteur des grandes destinées de la France. Le peuple français est lui-même au-dessus de ses périls. Nous vous avons indiqué les mesures sublimes d'un appel général au peuple ; vous avez seulement requis la première classe. Les demi-mesures sont toujours mortelles dans les dangers extrêmes. La nation entière est plus facile à ébranler qu'une partie de la nation. Si vous demandez cent mille hommes, peut-être ne les trouverez-vous pas ; si vous demandez des millions de républicains, vous les verrez s'élever pour écraser les ennemis de la liberté ! Le peuple ne veut plus d'une guerre de tactique, où des généraux, traîtres et perfides, vendent le sang des citoyens. Décrétez que le tocsin de la liberté sonnera à heure fixe dans toute la république ! qu'il n'y ait d'exception pour personne ! que l'agriculture seule conserve les bras nécessaires à l'ensemencement de la terre et aux récoltes ! que le cours des affaires soit interrompu ! que la grande et unique affaire des Français soit de sauver la république ! que les moyens d'exécution ne vous inquiètent pas ; décrétez seulement le principe. Nous présenterons au comité de salut public les moyens de faire éclater la foudre nationale sur tous les tyrans et sur tous les esclaves ! »

 

XXIII.

Cette réticence des Jacobins était transparente. Le sous-entendu était la terreur, le tribunal révolutionnaire et la mort. Le comité de salut public rougit de l'insuffisance de ses mesures de défense des frontières. Il se retira dans son bureau et rapporta, séance tenante, le projet d'un nouveau décret qui levait la France entière. « Les généraux, disait Barrère dans son rapport, ont méconnu jusqu'ici le véritable tempérament national. L'irruption, l'attaque soudaine, l'inondation d'un peuple soulevé, qui couvre de ses flots bouillonnants les hordes ennemies et renverse les digues du despotisme : telle est la nature, telle est l'image des guerres de liberté ! Les Romains étaient tacticiens, ils conquirent le monde esclave ; les Gaulois libres, sans autre tactique que leur impétuosité, détruisirent l'empire romain. C'est ainsi que l'impétuosité française fera écrouler ce colosse de la coalition. Quand un grand peuple veut être libre, il l'est, pourvu que son territoire lui fournisse les métaux avec lesquels on forge les armes. » La Convention se leva d'enthousiasme, comme en exemple des représentants aux citoyens, et vota le décret suivant.

 

XXIV.

« De ce moment et jusqu'au jour où les ennemis auront été chassés du territoire de la république, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées. Les jeunes hommes iront au combat ; les hommes mariés forgeront des armes et transporteront des subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits et serviront dans les hôpitaux ; les enfants effileront les vieux linges pour les pansements des blessés ; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, la haine des rois et l'amour de la république. Les maisons nationales seront converties en casernes ; les places publiques en ateliers d'armes. Le sol des caves sera lessivé pour en extraire le salpêtre. Les armes de calibre seront exclusivement confiées à ceux qui marcheront à l'ennemi. Les fusils de chasse et les armes blanches seront consacrés à la force publique dans l'intérieur. Les chevaux de selle seront requis pour compléter les corps de cavalerie. Tous les chevaux de trait qui ne sont pas nécessaires à l'agriculture conduiront l'artillerie et les vivres. Le comité de salut public est chargé de tout créer, de tout organiser, de tout requérir dans toute la république, hommes et choses, pour l'exécution de ces mesures. Les représentants du peuple, envoyés dans leurs arrondissements respectifs, sont investis de pouvoirs absolus pour cet objet. La levée sera générale. Les citoyens non mariés ou veufs sans enfants, de dix-huit à vingt-cinq ans, marcheront les premiers. Ils se rendront immédiatement au chef-lieu de leur district, et y seront exercés au maniement des armes jusqu'au jour de leur départ pour les armées. La bannière de chaque bataillon organisé portera pour inscription : Le peuple français debout contre les tyrans ! »

Ces mesures, bien loin de consterner l'universalité de la France, furent reçues par les patriotes avec l'enthousiasme qui les avait inspirées. Les bataillons se formèrent avec plus d'élan et plus de régularité qu’en 1792. En compulsant les listes des premiers officiers qu'ils se nommèrent, on y trouve tous les noms héroïques de la France militaire de l'empire. Ils étaient éclos de la république. La gloire dont le despotisme s'arma plus tard contre la liberté appartenait toute entière à la Révolution.

 

XXV.

Ces décrets furent complétés, pendant deux mois, par des décrets empreints de la même énergie défensive. C'était, l'organisation de l'enthousiasme et du désespoir d'un peuple qui sait mourir et d'une cause qui veut triompher. La France était aux Thermopyles de la Révolution ; mais ces Thermopyles étaient aussi étendus que les frontières de la république, et les combattants étaient vingt-huit millions d'hommes.

La commission des finances, par l'organe de Cambon, son rapporteur et son oracle, porta une main probe et réparatrice sur le désordre du trésor public obéré, et sur le chaos où la masse et le discrédit des assignats jetaient les transactions privées ou publiques. Il y avait en circulation environ quatre milliards d'assignats déconsidérés. D'un côté, l'emprunt forcé sur les riches, équivalant à peu près à une année de leur revenu, légère taxe pour sauver le capital en sauvant la patrie, fit rentrer un milliard d'assignats dans les mains du gouvernement. Cambon les brûla en les recevant. D'un autre côté, la masse des impôts arriérés représentait presque un milliard. Cambon les absorba au cours nominal dans les caisses de l'État. La masse du papier-monnaie se trouva donc ainsi réduite à deux milliards. Pour relever ces assignats dans l'opinion publique, Cambon abolit toutes les compagnies qui émettaient des actions, afin que l'assignat devînt la seule action nationale en cours. Il fut défendu aux capitalistes de placer leurs capitaux ailleurs que dans des banques françaises. Le commerce de l'or et de l'argent fut interdit sous peine de mort. On réserva ces métaux, par un accaparement d'urgence, à la monétisation. Pour accroître la masse du numéraire servant aux petites transactions quotidiennes du peuple, on fit fondre les cloches des églises et on en jeta au peuple le métal sacré, frappé au coin de la république.

Cambon, de plus, sonda le gouffre de la dette de l'État envers les particuliers. Le mot de banqueroute pouvait combler ce gouffre, mais il l'aurait comblé de spoliations, de dettes et de larmes. Cambon voulut que la probité, vertu des citoyens entre eux, fût surtout la vertu de la république envers ses créanciers. Il prit une mesure d'équité. Il s'empara de tous les titres, il les apprécia, il les confondit dans un titre commun et uniforme qu'il appela le Grand-Livre de la dette nationale. Chaque créancier fut inscrit sur ce Grand-Livre pour une somme égale à celle que l'État reconnaissait lui devoir. L'État servait la rente de cette somme reconnue, à cinq pour cent. Cette inscription de rente, s'achetant et se vendant librement, redevint ainsi un capital réel entre les mains des créanciers de l'État. L'État pouvait la racheter lui-même si la rente tombait dans le commerce au-dessous du pair, c'est-à-dire du rapport de l'intérêt au capital à cinq pour cent. Cette opération libérerait l'État sans violence et sans injustice. Quant au capital, il n'était jamais remboursable. Le gouvernement se reconnaissait débiteur d'une rente perpétuelle et non d'un capital. La rente perpétuelle avait de plus cet avantage politique de coïntéresser des masses de citoyens à la fortune de l'État et de républicaniser les créanciers par leur intérêt. Enfin elle créait un germe fécond de crédit public, dans la ruine même des fortunes privées. Si, dans la première partie de son plan, Cambon, dominé par l'urgence des circonstances, s'écartait des vrais principes de l'économie publique, en attentant à la liberté des échanges, en créant un maximum de l'argent et en proscrivant sa circulation hors de l'empire ; dans la seconde, il créait la moralité du trésor et restaurait la confiance, ce capital illimité des nations. La fortune publique de la France repose encore tout entière aujourd'hui sur les bases jetées par Cambon.

 

XXVI.

L'unité des poids et mesures ; l'application de la découverte des aérostats aux opérations militaires ; l'établissement des lignes télégraphiques pour porter la main du gouvernement, aussi promptement que sa pensée, aux extrémités de la république ; la formation de musées nationaux pour exciter par l'exemple le goût et l'imitation des arts ; la création d'un code civil uniforme pour toutes les parties de la France, afin que la justice y fût une comme la patrie ; l'éducation publique enfin, cette seconde nature des peuples civilisés, furent l'objet d'autant de discussions et d'autant de décrets qui attestaient au monde que la république avait foi en elle-même et fondait un avenir, en disputant le lendemain à ses ennemis.

L'égalité d'éducation fut proclamée comme un principe découlant des droits de l'homme. Donner deux âmes au peuple, c'était créer deux peuples dans un, faire des ilotes et des aristocrates de l'intelligence. D'un autre côté, contraindre tous les enfants de fortunes, de conditions et de religions diverses à recevoir la même éducation dans des maisons nationales, c'était fausser toutes les situations sociales, confondre toutes les professions, violer toutes les libertés de la famille.

Robespierre voulait et devait vouloir cette éducation forcée, dans la logique radicalement égalitaire de ses idées, où la famille, la condition, la profession, la fortune disparaissaient pour ne laisser place qu'à deux unités : la patrie et l'homme. L'uniforme tyrannie de la pensée de l'État devait, dans ses principes, précéder l'uniforme justice et l'uniforme égalité entre tous les enfants. Robespierre s'indignait aussi de voir l'État subordonner sa raison et son enseignement général aux préjugés, aux superstitions et à la raison viciée de la famille et de l'individu. Il n'admettait pas que l'État, ayant tous les droits sur les actes des citoyens, n'eût pas aussi tous les droits sur leurs âmes et ne leur enseignât pas son symbole religieux, philosophique et social, première dette de ceux qui pensent à ceux qui ne pensent pas encore. Le système de Robespierre, vrai dans une société neuve, tombait devant une société vieillie, où les dogmes anciens ne pouvaient s'effacer tous à la fois devant les dogmes nouveaux, à moins d'effacer toutes les générations vivantes devant les générations futures. Grégoire, Romme et Danton le combattirent. Ils transigèrent en hommes d'État entre les nécessités et les libertés de la famille et la rigueur de la philosophie de Robespierre. La Convention décréta les maisons nationales d'éducation publique dont la fréquentation serait obligatoire pour tous les enfants de la patrie ; mais elle laissa aux familles le droit de conserver leurs enfants sous le toit paternel ; donnant ainsi l'instruction à l'État, l'éducation aux pères, le cœur à la famille, l'âme à la patrie.

 

XXVII.

Des décrets de violence, de vengeance et de sacrilège suivirent ces décrets de force, de sagesse et de magnanimité. Les mouvements menaçants du peuple de Paris, obsédé par la réalité de la famine et par le fantôme des accapareurs ; les délires de Chaumette et d'Hébert à la commune, contraignirent la Convention à des concessions déplorables qui ressemblaient à des fureurs et qui n'étaient que de la faiblesse.

En demandant au peuple toute son énergie, la Convention se crut obligée d'accepter aussi ses emportements. Elle n'était pas assez forte encore pour dominer sa propre force. Elle feignit de partager les démences dont elle rougissait en les décrétant. Les pétitions des sections, les délibérations des Jacobins, les tumultes, les vociférations, les émeutes des marchés publics, les attroupements aux portes des boulangers, des bouchers, des épiciers, les pillages des boutiques par des femmes et des enfants affamés lui demandaient de tarifer le commerce des denrées, première nécessité pour le peuple ; c'était détruire le commerce lui-même. La Convention obéit et décréta le maximum, c'est-à-dire un prix arbitraire au-dessus duquel on ne pourrait vendre le pain, la viande, le poisson, le sel, le vin, le charbon, le bois, le savon, l'huile, le sucre, le fer, les cuirs, le tabac, les étoffes. Elle fixa aussi le maximum des salaires. C'était s'emparer de toutes les libertés des transactions de commerce, de spéculation et de travail qui ne vivent que de liberté. C'était mettre la main de l'État entre tous les vendeurs, tous les acheteurs, tous les travailleurs et tous les propriétaires de la république. Une telle loi ne pouvait amener que l'enfouissement des capitaux, la cessation du travail, la langueur de toute circulation, la ruine de tous. C'est la nature des choses qui fait le prix des denrées de première nécessité, ce n'est pas la loi. Ordonner au laboureur de donner son blé, et au boulanger de donner son pain, au-dessous du prix que ces denrées leur coûtent, c'était ordonner à l'un de ne plus semer, à l'autre de ne plus pétrir.

 

XXVIII.

Le maximum porta ses fruits en resserrant partout le numéraire, le travail et les subsistances. Le peuple s'en prit aux riches, aux commerçants et aux contre-révolutionnaires des calamités de la nature. Il poursuivit de ses pétitions la contre-révolution jusque dans ses plus impuissantes victimes ensevelies dans les cachots du Temple, et jusque dans les restes de ses rois ensevelis dans les caveaux de Saint-Denis.

La Convention décréta « que le procès serait fait à la reine Marie-Antoinette, que les tombes royales de Saint-Denis seraient détruites et les cendres des rois balayées du temple que la superstition de la royauté leur avait consacré. » Ces concessions n'assouvissaient déjà plus le peuple. Il voulut rejeter sur d'autres ennemis la terreur dont il était assiégé lui-même. Le trône, l'église et la noblesse ne lui furent plus ni des victimes ni des dépouilles suffisantes. L'aristocratie à ses yeux ne fut plus seulement dans la naissance ou dans le privilége, elle lui apparut dans la richesse, dans le commerce, dans la propriété, dans le plus humble négoce. Tout ce qui possédait une de ces denrées enviées par l'indigence et par la faim lui devint suspect d'accaparement, d'égoïsme, de crime. Nul ne possédait impunément ce dont le peuple manquait. Il demanda hautement une chambre ardente de la propriété ou le pillage. — « Si vous ne nous faites pas justice des riches, » s'écrie un orateur aux Jacobins, « nous nous la ferons nous-mêmes. »

Les adresses des sociétés des départements réclamaient aussi une institution qui résumât la force du peuple et qui régularisât sa fureur, dans une armée ambulante, chargée d'exécuter partout sa volonté. C'était l'armée révolutionnaire, c'est-à-dire un corps de prétoriens populaires, composé de vétérans de l'insurrection, aguerris aux larmes, au sang, aux supplices, et promenant dans toute la république l'instrument de mort et la terreur.

« Nous voulons, » écrivait la société des Jacobins de Mâcon à la société-mère de Paris, « qu'une armée révolutionnaire se répande sur le territoire de la république et en arrache tous les germes de fédéralisme, de royalisme et de fanatisme qui le couvrent encore. Vous avez placé la terreur à l'ordre du jour ; qui pourra mieux imprimer cette terreur qu'une armée de trente mille hommes divisée en plusieurs corps, accompagnés d'un tribunal révolutionnaire et d'une guillotine, et faisant partout sur son passage justice des traîtres et des conspirateurs ! »

Des masses d'ouvriers, d'indigents, de femmes, vociférant la mort ou du pain, s'attroupaient autour de l'Hôtel-de-Ville et menaçaient d'un nouveau 31 mai la Convention alarmée. Hébert et Chaumette encourageaient ces attroupements.

Robespierre tantôt s'indignait de ces excès d'anarchie, qui allaient anéantir la Révolution sous la Révolution même ; tantôt feignait de les comprendre, de les pardonner et de les susciter lui-même afin de les dominer encore. — « On alarme le peuple en lui persuadant que ses subsistances vont lui manquer, disait-il aux Jacobins. On veut l'armer contre lui-même. On veut le porter sur les prisons pour y égorger les prisonniers, bien sûr qu'on y trouverait le moyen de faire échapper les scélérats qui y sont détenus et d'y faire périr l'innocent ou le patriote que l'erreur a pu y conduire. Au moment où je vous parle, on m'assure que Pache est assiégé lui-même par quelques misérables qui l'injurient, l'insultent, le menacent ! »

On voit dans ces paroles l'embarras de Robespierre, cédant d'une main pour contenir de l'autre l'égarement du peuple qui l'entraînait. Un second massacre des prisons lui faisait la même horreur que le premier. Il partageait tous les préjugés des masses contre les accapareurs et les riches. Il croyait à la possibilité de niveler la fortune publique par des lois qui donneraient elles-mêmes, avec l'égalité de la justice divine, le pain et l'aisance proportionnels à chaque citoyen. Il croyait qu'un déploiement de force implacable était nécessaire pour vaincre le riche, modérer le pauvre, abattre toutes les résistances, refréner tous les excès. Il n'avait pas compté complaisamment, comme Marat, le nombre des têtes à supprimer par le fer pour arriver à ce résultat. Il aurait voulu pouvoir se passer de la mort dans l'accomplissement de son œuvre de régénération ; mais il l'acceptait comme une dernière nécessité.

 

XXIX.

Robespierre essaya en vain plusieurs fois de refréner ces pétitionnaires altérés de sang et de pillage. Sa popularité eut peine à survivre à sa résistance aux excès. Il rentra souvent seul et abandonné dans sa demeure. Pache vint une nuit se concerter secrètement avec lui sur les moyens de calmer ces bouillonnements. « C'en est fait, » dit Robespierre à Pache, « c'en est fait de la Révolution si on l'abandonne à ces insensés. Il faut que le peuple se sente défendu par des institutions terribles, ou qu'il se déchire lui-même, avec l'arme dont il croit se défendre. La Convention n'a qu'un moyen de lui arracher son glaive ; c'est de le prendre elle-même et d'en frapper impitoyablement ses ennemis. » Il s'indigna contre Chaumette, Hébert, Varlet, Vincent, qui fomentaient ces fureurs de la multitude. « Ne laissons pas, dit-il à Pache, ces enfants de la Révolution jouer avec la foudre du peuple, dirigeons-la nous-mêmes ou elle nous dévorera. » Pache se rendit cependant à la séance du 5 septembre pour y présenter le prétendu vœu de Paris. Il chargea Chaumette de lire la pétition pour laisser au procureur de la commune la responsabilité d'un acte auquel il était lui-même visiblement opposé. « Citoyens, dit Chaumette, on veut nous affamer. On veut contraindre le peuple à échanger honteusement sa souveraineté contre un morceau de pain. De nouveaux aristocrates, non moins cruels, non moins avides, non moins insolents que les anciens, se sont élevés sur les ruines de la féodalité. Ils calculent avec un sang-froid atroce combien leur rapportera une disette, une émeute, un massacre. Où est le bras qui tournera vos armes contre la poitrine de ces traîtres ? Où est la main qui frappera les têtes criminelles ? Il faut que vous détruisiez vos ennemis ou qu'ils vous détruisent. Ils ont défié le peuple : le peuple aujourd'hui accepte le défi. La masse du peuple veut enfin les écraser ! Et vous, Montagne à jamais célèbre dans les pages de l'histoire, soyez le Sinaï des Français ! Lancez au milieu des foudres les décrets de la justice et de la volonté du peuple ! Montagne sainte, devenez un volcan dont les laves dévorent nos ennemis ! Plus de quartier, plus de miséricorde aux traîtres ! Jetons entre eux et nous la barrière de l'éternité ! Nous vous demandons, au nom du peuple de Paris rassemblé hier sur la place communale, la formation de l'armée révolutionnaire. Qu'elle soit suivie d'un tribunal incorruptible et de l'instrument de mort qui tranche d'un seul coup les complots avec la vie des conspirateurs ! — Nous nous sommes aperçu, » ajoute Chaumette après sa harangue, « que ceux qui font croître des légumes se sont ligués pour affamer Paris. Nous avons jeté les yeux sur les environs de la capitale, nous avons vu des terrains immenses, des parcs, des jardins qui servent au luxe et qui ne produisent rien à la consommation du peuple. Nous demandons que tous les jardins des biens nationaux soient mis en culture. Jetez les yeux sur l'immense jardin des Tuileries. Les regards des républicains se reposeront avec plus de complaisance sur ce domaine de la couronne quand il produira des aliments pour les citoyens. Ne vaut-il pas mieux y faire croître des plantes dont manquent les hôpitaux que d'y laisser ces statues et ce buis stérile, objets du luxe et de l'orgueil des rois ? »

 

XXX.

Chacune des apostrophes de Chaumette fut interrompue par les applaudissements de la Montagne et des tribunes. Les propositions de l'orateur, résumées en projets de décrets par Moïse Bayle, furent votées unanimement. La députation des Jacobins, provoquée la veille par Royer, prit ensuite la parole. « L'impunité enhardit nos ennemis, dit-elle. Le peuple se décourage en voyant échapper à sa vengeance les grands coupables. Brissot respire encore, ce monstre vomi par l'Angleterre pour troubler et entraver la Révolution. Qu'il soit jugé, lui et ses complices ! Le peuple s'indigne aussi de voir des privilégiés au milieu de la république. Quoi ! les Vergniaud, les Gensonné et autres scélérats dégradés par leur trahison de la dignité de représentants auraient pour prison un palais, tandis que les pauvres sans-culottes gémissent dans les cachots, sous les poignards des fédéralistes !... Il est temps que l'égalité promène sa faux sur toutes les têtes, il est temps d'épouvanter tous les conspirateurs ! Eh bien ! législateurs ! placez la terreur à l'ordre du jour ! »

A ce mot, comme à une révélation de la fureur publique, les applaudissements ébranlent la salle. « Soyons en révolution, puisque la contre-révolution est partout tramée par nos ennemis — (Oui, oui ! s'écrient les tribunes. — Oui, oui ! répond en se levant la Montagne) ; que le fer plane sur toutes les têtes coupables ! Instituez une armée révolutionnaire, instituez un tribunal terrible à sa suite ; que l'instrument de la vengeance des lois l'accompagne ! Bannissez tous les nobles, emprisonnez-les jusqu'à la paix ; cette race altérée de sang ne verra désormais couler que le sien ! »

Le président annonça, dans sa réponse, que la Convention avait déjà prévenu les vœux du peuple et des Jacobins ou qu'elle allait les accomplir. Drouet s'écria que le jour était venu d'être inflexibles. « Puisque notre vertu, dit-il, notre modération, notre philosophie ne nous ont servi de rien, soyons brigands pour le bonheur du peuple ! — La France, lui répondit sévèrement Thuriot, « n'est pas altérée de sang, elle n'est altérée que de justice. »

 

XXXI.

Barrère, averti par Robespierre et préparé de la veille, monta à la tribune, au nom du comité de salut public, pour revendiquer l'initiative de la terreur et pour la régulariser en la décrétant. « Depuis plusieurs jours, dit-il, les aristocrates de l'intérieur méditent un mouvement. Eh bien ! ils l'auront, ce mouvement, mais ils l'auront contre eux ! Ils l'auront organisé, régularisé par une armée révolutionnaire qui exécutera enfin ce grand mot qu'on doit à la commune de Paris : Plaçons la terreur à l'ordre du jour. Les royalistes veulent du sang, eh bien ! ils auront celui des conspirateurs, des Brissot, des Marie-Antoinette ! Ce ne sont plus des vengeances illégales, ce sont des tribunaux extraordinaires qui vont l'opérer. Vous ne serez pas étonnés des moyens que nous vous présenterons, quand vous saurez que du fond de leurs prisons ces scélérats conspirent encore et qu'ils sont le point de ralliement de nos ennemis. Vous voulez anéantir la Montagne, eh bien ! la Montagne vous écrasera. »

Le décret qui résumait ces paroles fut voté d'acclamation en ces termes : « Il y aura à Paris une force armée de six mille hommes et de douze cents canonniers, destinée à comprimer les contre-révolutionnaires, à exécuter partout les lois révolutionnaires et les mesures dé salut public décrétées par la Convention nationale. Cette armée sera organisée dans la journée. »

Un second décret exila à vingt lieues de Paris tous ceux qui avaient appartenu à la maison militaire du roi ou de ses frères.

Un troisième ordonna que Brissot, Vergniaud, Gensonné, Clavière, Lebrun, Baudry, secrétaire de Lebrun, seraient immédiatement traduits devant le tribunal révolutionnaire.

Un quatrième rétablit les visites nocturnes dans le domicile des citoyens.

Un cinquième ordonna la déportation au-delà des mers des femmes publiques, qui corrompaient les mœurs et qui énervaient le républicanisme des jeunes citoyens.

Un sixième vota une solde de 2 francs par jour aux ouvriers qui quitteraient leurs ateliers pour assister aux assemblées de leur section, et de 3 francs par jour aux hommes du peuple qui seraient membres des comités révolutionnaires. Il fixa deux séances par semaine, le dimanche et le jeudi, à ces rassemblements patriotiques. Les séances devaient commencer à cinq heures et finir à dix.

Enfin un septième réorganisait le tribunal révolutionnaire. C'était la justice de la terreur.

Ce tribunal, institué par la vengeance le lendemain du 10 août, avait été jusque-là tempéré par les formes et par l'humanité des Girondins. En deux ans, il n'avait jugé qu'une centaine d'accusés et il en avait acquitté le plus grand nombre. L'installation de ce tribunal d'État rappela par ses formes que le peuple retirait à lui tous les pouvoirs, même la justice, et qu'il allait siéger lui-même et juger ses ennemis par l'organe des jurés, simples citoyens choisis dans la foule et élus par lui. Avant de monter à leur tribunal, ces jurés se présentèrent au peuple sur une estrade dressée au milieu de la place publique. De là ils adressèrent chacun ces mots à la multitude : « Peuple ! je suis un citoyen de tel nom, de telle section, de tel quartier ; ma maison est dans telle rue, j'exerce telle profession. Je somme tous les citoyens ici présents de déclarer s'ils ont quelque reproche à me faire. Avant que je juge les autres, jugez-moi. »

 

XXXII.

A peine ce décret de réorganisation du tribunal révolutionnaire était-il porté, que la Convention nomma les juges et les jurés. Les juges étaient des hommes choisis par les Jacobins à l'exaltation des principes et à l'inflexibilité de cœur ; les jurés, des hommes d'un patriotisme aveugle et d'une complaisance volontaire à la passion qui les employait. L'esprit de parti était toute leur justice. Ils se croyaient probes en ne refusant aucune tête, et incorruptibles en s'interdisant toute pitié. Séides d'un principe, la grandeur de la cause et l'intérêt du peuple leur dérobaient le crime et ne leur montraient que le résultat. Hommes incapables en général de servir plus noblement la cause à laquelle ils voulaient coopérer, ne pouvant pas prêter leur intelligence à la Révolution, ils lui prêtaient leur conscience. Ils s'y donnaient le dernier des rôles pour en avoir un ; rôle brutal et matériel. Ils s'y faisaient volontairement la machine organisée des supplices. Ils s'honoraient de cette abjection. La mort était nécessaire, selon eux, dans le drame de la Révolution. Ils consentaient à y jouer le rôle de la mort. Il y a de tels hommes partout dans l'histoire. Comme on trouve du bois, du feu, du fer pour construire l'instrument du supplice, on trouve des juges pour condamner les vaincus, des satellites pour poursuivre les victimes, et des bourreaux pour les frapper.

 

XXXIII.

Ces juges étaient : Hermann, président du tribunal du Pas-de-Calais ; Sellier, juge à Paris ; Dumas (de Lons-le-Saulnier), Brulé, Coffinhal, Foucault, Bravetz (des Hautes-Alpes), Deliége, Subleyras (du Midi), Lefetz (d'Arras), Verteuil, Lanne (de Saint-Pol en Picardie), Ragmey (du Jura), Masson, Denizot, Harny, homme de lettres ; David (de Lille), Maire, Trinchard, Leclerc, presque tous avocats, juristes, hommes de loi subalternes, exercés par l'habitude des tribunaux aux chicanes qui endurcissent le cœur et aux formes qui suppriment la conscience. Les jurés étaient des citoyens de Paris ou des départements, pris dans les conditions inférieures et dans les métiers manuels de la population ; hommes n'ayant pour lumières que leur instinct et pour titres que leur dévouement. On les avait choisis aveugles, pour les avoir obéissants. A l'exception d'Antonelle, ancien nom de l'aristocratie du Midi et que ses liaisons avec Mirabeau avaient illustré, on ne trouve, en parcourant la liste de ces soixante jurés, aucun nom qui échappe par son propre éclat à l'oubli. La vertu et la gloire dans les révolutions brillent souvent sur l'échafaud, jamais à côté.

La Convention nomma ensuite Ronsin général de l'armée révolutionnaire. Depuis les massacres de Meaux, auxquels Ronsin avait assisté, son nom avait un prestige de terreur et une teinte de sang. Ronsin, protégé de Danton et ami de Chaumette et d'Hébert, avait pris tous ses grades dans les insurrections de Paris. Passionné pour la gloire qu'il avait d'abord rêvée dans les lettres, il l'avait cherchée ensuite au plus profond de la démagogie. Il avait jeté la plume et pris le sabre. Sous l'uniforme de général populaire et sous l'extérieur d'un chef d'attroupement, il couvait des rêves et des calculs d'ambitieux ; il lisait l'histoire, il se trompait de temps. Il croyait que la Révolution aurait un Cromwell : il voulait l'être. Le rôle d'Henriot au 31 mai le tentait. Il espérait asservir un jour la Convention avec l'arme qu'elle lui remettait alors dans la main. Il recruta l'armée révolutionnaire de tout ce que Paris avait d'hommes de désordre, de pillage et de sang. « Que voulez-vous, » répondit-il à ceux qui lui reprochaient d'y incorporer ainsi toutes les indisciplines, tous les vices et tous les crimes de la capitale ; « je sais comme vous que c'est un ramas de brigands, mais trouvez-moi d'honnêtes, gens qui veuillent faire le métier auquel je les destine. »

L'armée organisée, le tribunal composé, il restait à leur désigner et à leur livrer légalement les coupables. Une grande loi d'accusation, universelle comme la république, arbitraire comme la dictature, vague comme le soupçon, était, selon la Montagne, nécessaire à l'omnipotence de la Convention. Il fallait donner une arme aux délateurs. Les ombrages et les colères du peuple n'avaient pas attendu cette loi. Depuis plusieurs mois, les comités révolutionnaires de Paris et des municipalités des départements avaient arrêté, sous le nom de suspects, les hommes présumés ennemis de la Révolution. Ceux à qui on ne pouvait imputer aucun crime, avaient pour crime le soupçon qui les préjugeait coupables. C'était le droit de proscrire, remis à l'arbitraire.

Les Jacobins réclamaient à grands cris une mesure générale contre ces hommes douteux qui, sans être convaincus d'aucun délit, inquiétaient néanmoins la république. Entre les innocents et les coupables, ils voulaient créer une catégorie de citoyens qui seraient, jusqu'à la paix et jusqu'au triomphe, les ilotes et les otages de la Révolution. La loi les gênait pendant le combat. Ils voulaient mettre, par une loi supérieure, une partie de la France hors la loi. Le comité de salut public le voulait aussi, non-seulement pour tenir le glaive suspendu sur toutes les têtes, mais aussi pour soustraire au peuple lui-même le droit d'emprisonner et de frapper au hasard, et pour se charger lui seul de servir les soupçons et les vengeances de tous. Danton et Robespierre voulaient que les fureurs et les injustices même du peuple fussent gouvernées.

 

XXXIV.

Merlin de Douai présenta dans cette intention, le 17 septembre, un projet de décret, dont les mailles, tressées et serrées par un légiste habile, embrassaient la France entière dans un réseau de suspicion légale, et ne laissaient rien de sûr à l'innocence, rien d'inviolable à la délation. Merlin de Douai était un de ces légistes érudits, qui, sans partager au fond ni les égarements ni les fureurs des passions dans les temps d'orages, mettent le sang-froid et la science au service de l'homme de loi, de l'idée régnante. Aujourd'hui jurisconsultes impassibles de la république, demain jurisconsultes modérés de la monarchie. Bien que ces hommes prêtent la forme légale aux excès des partis qu'ils servent involontairement ainsi de leur autorité et de leur nom, il serait injuste d'accuser leur mémoire seule de l'usage que le crime a fait de leur législation. Ils ont même cela pour excuse à leur fatale complaisance, qu'ils trompent, même en leur obéissant, les passions extrêmes de ceux qui les emploient, et qu'ils réservent quelque humanité dans les révolutions, quelque liberté dans les contre-révolutions. Les intentions secrètes de Merlin, en présentant la loi des suspects, étaient, dit-on, autant d'abriter des victimes contre les égorgements du peuple que de livrer des coupables au tribunal révolutionnaire. Le temps était tel, que les prisons ouvertes en masse aux suspects lui semblaient le seul asile contre les assassinats.

Le décret de Merlin, composé de soixante-quatorze incriminations nouvelles et successivement accru de tous les soupçons rêvés par l'ombrageuse imagination des délateurs, devint l'arsenal le plus complet d'arbitraire que jamais la complaisance d'un légiste eut remis aux mains d'un pouvoir.

L'article premier portait : « Immédiatement après la publication du présent décret, tous les gens suspects qui se trouvent sur le territoire de la république, et qui sont encore en liberté, seront mis en arrestation :

« Sont réputés suspects, ceux qui, par leur conduite, leurs écrits ou leurs propos, se sont montrés partisans de la tyrannie et du fédéralisme, et ennemis de la liberté ;

« Ceux qui ne pourront pas justifier de leurs moyens d'existence et de l'accomplissement de leurs devoirs civiques ;

« Ceux à qui on aura refusé des certificats de civisme ;

« Ceux des ci-devant nobles, pères, mères, fils, filles, frères, sœurs, maris, femmes, agents d'émigrés, qui n'ont pas constamment manifesté leur attachement à la Révolution... — Suspects, » ajoutait Barrère en commentant les catégories, « les nobles ! Suspects, les hommes de cour, les hommes de loi ! Suspects, les prêtres ! Suspects, les banquiers, les étrangers, les agioteurs ! Suspects, les hommes plaintifs de tout ce qui se fait en révolution ! Suspects, les hommes affligés de nos succès ! »

Un dernier article enfin, suppléant à toutes les omissions qui pouvaient avoir échappé au législateur, étendait la peine jusqu'à ceux qui seraient déclarés purs, et autorisait les tribunaux criminels à faire emprisonner les accusés dont ils auraient reconnu l'innocence et prononcé l'acquittement.

 

XXXV.

Les prisons ne suffisant pas à contenir l'immense population des captifs que cette loi arrachait à leurs demeures, les maisons nationales, les hôtels confisqués, les églises et les couvents furent convertis partout en maisons de détention. La peine de mort, multipliée à proportion de cette multiplication des crimes, vint, d'heure en heure et de décret en décret, armer les juges du droit de décimer les suspects. Refusait-on de marcher en personne à la frontière ou de livrer ses armes à ceux qui marchaient ? la mort ! Donnait-on asile à un émigré ou à un fugitif ? la mort ! Faisait-on passer de l'argent à un fils ou à un ami hors des frontières ? la mort ! Entretenait-on une correspondance même innocente avec un exilé ou en recevait-on une lettre ? la mort ! Manquait-on à dénoncer les conspirateurs, les individus hors la loi ou ceux qu'on savait les avoir recélés ? la mort ! Aidait-on les détenus à communiquer par écrit ou verbalement avec leurs proches ? la mort ! Avilissait-on la valeur des assignats ? la mort ! En achetait-on à prix d'argent ? la mort ! Deux témoins attestaient-ils qu'un prêtre, un noble, un prolétaire avaient pris part à un attroupement contre-révolutionnaire ? la mort ! Enfin brisait-on ses fers et cherchait-on à éviter la mort par la fuite ? encore la mort pour punir jusqu'à l'instinct de la vie ! La mort même fut bientôt suspendue sur les juges. Un décret, rendu quelques jours plus tard, ordonnait la destitution, l'emprisonnement et le jugement des comités révolutionnaires qui auraient laissé en liberté un seul suspect !

 

XXXVI.

Ainsi : une loi qui ne reconnaissait aucun innocent de ceux qu'on voudrait considérer comme coupables ; l'opinion imputée à crime ; le soupçon converti en preuve ; la délation érigée en devoir ; un tribunal révolutionnaire pour appliquer ce code au signe du comité de salut public ; une armée révolutionnaire pour contenir Paris et pour conduire en masse les suspects aux prisons et les accusés au tribunal ; l'instrument du supplice dressé dans toutes les villes principales et promené dans les villes secondaires ; enfin des commissaires de la Convention, désignés par le comité de salut public, se partageant les provinces et les armées et allant partout surveiller, accélérer ou modérer le jeu terrible de la dictature ; la Convention délibérant et agissant au centre, présente partout par ses représentants en mission, entretenant avec eux une correspondance incessante, les inspirant, les stimulant, les châtiant, les rappelant, les renvoyant retrempés dans l'énergie révolutionnaire dont elle était elle-même incendiée ; tel fut le mécanisme terrible de la dictature qui succéda aux hésitations et aux tiraillements du gouvernement, après la chute des Girondins, et qu'on appela la terreur. Irrésistible et atroce comme le désespoir d'une révolution qui se sent avorter et d'une nation qui se sent périr, cette dictature fait à la fois trembler d'étonnement et frémir d'horreur. On ne peut juger ce gouvernement d'extrémité d'après les règles ordinaires des gouvernements. Il s'appela lui-même gouvernement révolutionnaire : c'est-à-dire subversion, combat, tyrannie. La Convention se considéra comme la garnison de la France, renfermée dans une nation en état de siège. Résolue de sauver la Révolution et la patrie ou de s'ensevelir la première sous leurs ruines, elle suspendit toute loi devant la seule loi du danger commun. Elle créa la domination du salut public contre elle-même et contre ses ennemis, ou plutôt elle créa un mécanisme révolutionnaire sorti d'elle, au-dessus d'elle, plus fort qu'elle ; se dévouant ainsi volontairement elle-même à être dominée, asservie et décimée par la tyrannie qu'elle avait construite.

La Convention ne fit pas cela seulement par cet entraînement brutal qui porte les hommes à ne reconnaître de juste et de légal que la passion qui les fanatise pour une idée, ou la fureur qui les transporte contre leurs ennemis ; elle le fit aussi par politique. Elle était en présence d'un double danger qu'elle ne se dissimulait pas : l'anarchie, la guerre civile et la guerre étrangère. Elle sentait qu'elle serait bientôt le jouet des caprices de la commune et des mouvements séditieux de la populace de Paris agitée par la turbulence de démagogues subalternes, si elle ne prenait pas des mains de ces démagogues eux-mêmes l'arme de la terreur qu'ils lui offraient aujourd'hui et qu'elle suspendrait demain sur leurs propres têtes. Ni Danton, ni Robespierre, ni leurs collègues éclairés ne voulaient livrer la Convention à la merci et à la dérision du premier factieux de la commune qui viendrait lui dicter des ordres comme au 10 mars ou au 31 mai. Plus ces hommes avaient touché de près à la sédition pendant qu'elle servait leurs principes ou leur fortune, plus ils connaissaient sa démence, et plus ils redoutaient ses secousses, maintenant qu'ils voulaient asseoir la république. Ce n'était pas une populace turbulente et débordée dans la rue, que rêvait Robespierre ; c'était le règne calme et régulier du peuple personnifié par ses représentants. Ce n'était pas l'agitation permanente d'une capitale que voulait Danton, c'était le gouvernement fort et irrésistible d'une république nationale. Ni l'un ni l'autre ne voyaient la nation dans la commune. Ils sentaient tous deux que la Révolution, concentrée dans Paris et déchirée par les factions de la place publique, expirerait bientôt étouffée dans son propre foyer. Ils voulaient faire respecter la représentation nationale. Ils voulaient dominer, à l'aide d'une terreur légale, la terreur populaire qui avait fait si souvent trembler la représentation. Il leur fallait la terreur révolutionnaire pour intimider et pour refréner la Révolution. Il la leur fallait pour pousser les masses aux frontières contre Lyon, contre Marseille, contre Toulon, contre la Vendée ; pour imposer aux armées la discipline, aux généraux la victoire, à l'Europe la stupeur, à tous le prestige sinistre de la Convention, et pour arracher par la peur à la nation ces efforts surnaturels d'impôts, d'armements, de levées en masse qu'on ne pouvait plus attendre du patriotisme découragé. La terreur fut donc bien moins inventée, par Robespierre et par Danton, contre les ennemis intérieurs de la république que contre les excès et les anarchies de la Révolution elle-même.

Au moment où la Convention l'organisa, le royalisme et l'aristocratie, émigrés ou anéantis, n'inquiétaient plus personne. La terreur ne pouvait atteindre ni les émigrés ni les Vendéens en armes ; elle ne pouvait, au contraire, que les animer davantage et les rendre plus irréconciliables avec une république qui ne leur promettait que l'échafaud. Les émigrés et les Vendéens furent le prétexte ; les anarchistes furent le but. L'échafaud qu'ils demandaient à grands cris fut élevé surtout contre eux.

 

XXXVII.

De plus, la terreur ne fut pas, comme on le pense, un libre et cruel calcul de quelques hommes délibérant de sang-froid un système de gouvernement. Elle ne naquit pas d'une seule fureur ni d'un seul jour. Elle naquit, peu à peu, des circonstances, de la tension des choses et des hommes placés les uns vis-à-vis les autres, dans des impossibilités de situation auxquelles, leur génie insuffisant ne trouvant pas d'issue, ils ne pouvaient échapper, pensaient-ils, que par le glaive et par la mort. Elle naquit surtout de cette rivalité fatale d'ambition, de popularité, de cette enchère de gages patriotiques, que chaque homme et chaque parti reprochaient à l'homme et au parti rivaux de ne pas donner assez à la Révolution : Barnave à Mirabeau ; Brissot à Barnave ; Robespierre à Brissot ; Danton à Robespierre ; Marat à Danton ; Hébert à Marat ; tous aux Girondins. En sorte que, pour justifier son patriotisme, chaque homme ou chaque parti dut en exagérer les preuves, en exagérant les mesures, les soupçons, les excès, les crimes ; jusqu'à ce que de cette pression commune que tous ces hommes et tous ces partis exerçaient les uns sur les autres, il résultât une émulation générale, moitié feinte, moitié sincère, qui les saisît et qui les enveloppât tous dans la terreur mutuelle qu'ils se communiquaient et qu'ils rejetaient sur leurs ennemis pour l'écarter d'eux.

 

XXXVIII.

Ajoutez-y, dans le peuple lui-même, l'agitation convulsive d'une révolution de trois ans ; la crainte de perdre une conquête dont il sentait d'autant plus le prix qu'elle était plus récente et plus disputée ; la fièvre incessante que les tribunes, les journaux, les clubs soufflaient chaque jour sur la multitude ; la cessation de travail par les ouvriers ; les perspectives de loi agraire et de pillage général du sol par les classes affamées de propriété ; le patriotisme désespéré ; la trahison des généraux ; les frontières envahies ; les Vendéens relevant le drapeau de la royauté et de la religion détruites ; la disparition du numéraire ; la disette des subsistances ; la faim ; la panique ; l'habitude du meurtre donnée à la populace de Paris par les journées du 14 juillet, du 6 octobre, du 10 août, du 2 septembre ; le spectacle de l'échafaud qui avait aguerri les yeux aux supplices ; enfin cette rage brûlante d'extermination qui se cache, comme un goût dépravé, dans les instincts de la multitude, qui se révèle dans les commotions, et qui demande à s'assouvir de sang quand on lui en a laissé respirer l'odeur : tels étaient les éléments qui concoururent à enfanter la terreur. Calcul chez quelques-uns, entraînement chez d'autres, faiblesse chez ceux-ci, concession chez ceux-là, peur et fureur dans le plus grand nombre ; épidémie morale répandue dans un air depuis longtemps vicié, et à laquelle les âmes prédisposées n'échappent pas plus que les corps morbides à la maladie régnante ; accès de fièvre qui saisit à la fois tout un peuple et qui surexcite, jusqu'au transport, la tête et le bras d'une population délirante ; contagion à laquelle tout le monde apporte son miasme et sa complicité, bien que nul n'en soit exclusivement coupable, la terreur naquit d'elle-même et finit comme elle était née, quand la tension générale des choses se relâcha, sans avoir la conscience de sa fin comme elle n'avait pas eu la conscience de son commencement. Ainsi procèdent les choses humaines auxquelles notre infirmité se plaît à chercher une seule cause quand elles sont le résultat de mille causes complexes et opposées, et auxquelles on donne le nom d'un seul homme quand elles ne doivent porter que le nom du temps !

 

XXXIX.

La Convention pouvait-elle écarter d'elle la nécessité d'un gouvernement arbitraire, dictatorial, armé d'une intimidation puissante, dans les circonstances où se trouvaient la république et la France, et où elle se trouvait elle-même ? Quelle que soit la réponse que se fasse à soi-même le philosophe ou l'homme de loi, l'homme d'État ne peut hésiter. Sans un gouvernement concentré et exceptionnel, la Révolution périssait inévitablement, sous l'anarchie au dedans et sous la contre-révolution au dehors.

La coalition des rois cernait la France et l'étouffait dans l'étreinte de sept cent mille hommes. Les émigrés marchaient à la tête des étrangers, et fraternisaient déjà, dans Valenciennes et dans Condé conquis, avec le royalisme. La Vendée soulevait le sol entier de l'Ouest et nouait d'une main son insurrection religieuse avec l'insurrection de la Normandie, de l'autre avec l'insurrection du Midi. Marseille arborait le drapeau du fédéralisme à peine abattu à Paris. Toulon et la flotte tramaient leur défection et ouvraient leur rade et leurs arsenaux aux Anglais. Lyon, se déclarant municipalité souveraine, emprisonnait les représentants du peuple et dressait la guillotine contre les partisans de la Convention.

La commune de Paris, fière de son dernier triomphe, affectait vis-à-vis de la représentation nationale la modération de la force, mais conservait une attitude qui tenait plus de la menace que du respect. Pache, Hébert, Chaumette, Ronsin, Vincent, Leclerc, Jacques Roux, les amis et continuateurs de Marat, les Cordeliers n'avaient pas licencié les attroupements du 31 mai et déclamaient audacieusement contre la somnolence de Danton, contre la faiblesse de Robespierre, contre les lenteurs du comité de salut public. Orgueilleux d'avoir décimé déjà la Convention, ils annonçaient tout haut le projet de la décimer encore. Ils lui demandaient impérieusement contre les mœurs, contre le culte, contre la propriété, contre le commerce, des mesures que la Convention ne pouvait leur concéder sans bouleverser de fond en comble tous les éléments de l'ordre social. Les clubs, les comités révolutionnaires, les assemblées des sections, la place publique, les faubourgs, les journalistes faisaient écho à ces doctrines et offraient leurs bras pour y plier la représentation asservie. Le peuple ne parlait que de se faire justice à lui-même et de renouveler, en les surpassant les assassinats de septembre. Comment un corps politique jeté au milieu de cette tempête, ne pouvant ni négocier avec l'Europe, ni pacifier les insurrections de l'intérieur, ni se défendre lui-même dans Paris par la force des lois brisées dans sa main, pouvait-il se maintenir et sauver avec lui la république et la patrie par la seule force abstraite d'une constitution qui n'existait plus, et sans s'environner de prestige, de l'omnipotence et d'un appareil intimidant de force et de répression contre ses amis et contre ses ennemis ?

 

XL.

La dictature de la Convention n'était point toute une usurpation, car la Convention c'était la Révolution même concentrée à Paris, et la Révolution c'était la France. La France et la Révolution n'avaient donc en ce moment d'autre gouvernement national que dans la Convention. La Convention avait donc, selon elle, tous les droits de la Révolution et de la France. Le premier de ces droits c'était de se sauver et de survivre. La seule loi, dans un tel moment, c'était un hors la loi universel qui intimidât tous les complots, qui abattît toutes les résistances, qui écrasât toutes les factions, et qui saisît, à force de promptitude et de stupeur, un pouvoir qui manquait à tout et à tous, et sans lequel tout périssait à la fois. Ce pouvoir, Robespierre, Danton, la Montagne eurent l'audace de le chercher et de le trouver dans le fond même de l'anarchie. La Convention eut l'énergie et le malheur de s'associer à leur entreprise et d'assumer sur elle une éternelle responsabilité. En forgeant la dictature, elle crut forger une arme défensive indispensable, dans sa pensée, au salut de la liberté ; mais l'arme de la tyrannie est trop lourde pour le bras des hommes. Au lieu de menacer avec choix et mesure, elle frappa au hasard, sans justice et sans pitié. L'arme emporta la main. Là fut le crime, et c'est ce crime qu'expie encore aujourd'hui la liberté.

Elle raisonnait ainsi : « Les idées ont le droit d'éclore, les vérités ont le droit de combattre, les révolutions qui résument ces idées et ces vérités ont le droit de se défendre et de triompher. La Convention représente-t-elle la Révolution ? Oui. — A-t-elle le droit de la sauver ? Oui. — Le salut de l'idée et de la vérité révolutionnaires exige-t-il une dictature de l'Assemblée nationale aussi légitime et aussi omnipotente que la nation elle-même ? Oui. — La volonté nationale, souveraine est-elle la loi du moment ? Oui. — Les circonstances exigent-elles sous peine de mort que cette loi soit efficace contre toutes les factions, intimidante, irrésistible et par conséquent exceptionnelle ? Oui encore. » Le gouvernement fortement unitaire de la Convention était donc inévitable dans le moment où il fut créé. Faire des lois temporaires, sévères, impartiales, appliquer des pénalités, est le droit de toute dictature ; proscrire et tuer contre toutes les lois et contre toute justice, inonder de sang les échafauds, livrer non des accusés aux tribunaux mais des victimes aux bourreaux, commander des jugements au lieu de les attendre, donner aux citoyens leurs ennemis pour juges, encourager les délateurs, jeter aux assassins les dépouilles des suppliciés, emprisonner et immoler sur simples soupçons, traduire en crime les sentiments de la nature, confondre les âges, les sexes, les vieillards, les enfants, les femmes, les mères, les filles dans les crimes des pères, des maris, des frères, ce n'est plus dictature, c'est proscription. Or tel fut le double caractère de la terreur. Par l'un, la Convention restera monumentale sur la brèche de la patrie sauvée et de la Révolution défendue ; par l'autre, sa mémoire sera souillée du sang que l'histoire remuera éternellement sans pouvoir l'effacer jamais sur son nom.