HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME SIXIÈME

 

LIVRE QUARANTE-QUATRIÈME.

 

 

I.

Mais pendant que Paris, la France, les chefs et les armées des factions se préparaient ainsi à déchirer la république, l'ombre d'une grande pensée traversait l'âme d'une jeune fille et allait déconcerter les événements et les hommes, en jetant le bras et la vie d'une femme à travers la destinée de la Révolution. On eût dit que la Providence voulait se jouer de la grandeur de l'œuvre par la faiblesse de la main, et qu'elle se plaisait à faire contraster dans une lutte corps à corps les deux fanatismes : l'un sous les traits hideux de la vengeance du peuple dans Marat, l'autre sous la céleste beauté de l'amour de la patrie dans une Jeanne-d'Arc de la liberté ; l'un et l'autre aboutissant néanmoins, dans leur égarement, au même acte, le meurtre, et se ressemblant malheureusement ainsi devant la postérité, non par le but, mais par le moyen ; non par le visage, mais par la main ; non par l'âme, mais par le sang !

 

II.

Dans une rue large et populeuse qui traverse la ville de Caen, capitale de la Normandie, et centre alors de l'insurrection girondine, on voyait au fond d'une cour une antique maison aux murailles grises, délavées par la pluie et lézardées par le temps. Cette maison s'appelait le Grand-Manoir. Une fontaine à margelle de pierre, verdie par la mousse, occupe un angle de la cour. Une porte étroite et basse, dont les jambages cannelés allaient se renouer au sommet en cintre, laissait voir les marches usées d'un escalier en spirale qui montait à l'étage supérieur. Deux fenêtres en croisillons, dont les vitraux octogones étaient enchâssés dans des compartiments de plomb, éclairaient faiblement l'escalier et les vastes chambres nues. Ce jour pâle imprimait par cette vétusté et par cette obscurité, à cette demeure, ce caractère de délabrement, de mystère et de mélancolie, que l'imagination humaine aime à voir étendu, comme un linceul, sur les berceaux des grandes pensées et sur les séjours des grandes natures. C'est là que vivait, au commencement de 1793, une petite-fille du grand tragique français Pierre Corneille. Les poètes et les héros sont de même race. Il n'y a entre eux d'autre différence que celle de l'idée au fait. Les uns font ce que les autres conçoivent. Mais c'est une même pensée. Les femmes sont naturellement enthousiastes comme les uns, courageuses comme les autres. La poésie, l'héroïsme et l'amour sont du même sang.

 

III.

Cette maison appartenait à une pauvre femme veuve sans enfants, âgée et infirme, nommée madame de Bretteville. Auprès d'elle habitait depuis quelques années une jeune parente qu'elle avait recueillie et élevée pour étayer sa vieillesse et pour peupler son isolement. Cette jeune fille avait alors vingt-quatre ans. Sa beauté grave, sereine et recueillie, quoique éclatante, semblait avoir contracté l'empreinte de ce séjour austère et de cette vie retirée au fond du cœur. Il y avait en elle quelque chose d'une apparition. Les habitants du quartier qui la voyaient sortir le dimanche avec sa vieille tante pour aller aux églises, ou qui l'entrevoyaient à travers la porte, lisant pendant de longues heures dans la cour, assise au soleil sur la marche de la fontaine, racontent que leur admiration pour elle était mêlée de prestige et de respect. Soit rayonnement d'une pensée forte qui intimide l'œil du vulgaire, soit atmosphère de l'âme répandue sur les traits, soit pressentiment d'une destinée tragique qui éclate d'avance sur le front.

Cette jeune fille était d'une stature élevée, sans dépasser néanmoins la taille ordinaire des femmes grandes et sveltes de la Normandie. La grâce et la dignité naturelle accentuaient, comme un rythme intérieur, sa démarche et ses mouvements. L'ardeur du Midi se mêlait dans son teint à la coloration des femmes du Nord. Ses cheveux semblaient noirs quand ils étaient attachés en masse autour de sa tête ou qu'ils s'ouvraient en deux ondes sur son front. Ils paraissaient lustrés d'or à l'extrémité de leurs tresses, comme l'épi plus foncé et plus resplendissant que la tige du blé au soleil. Ses yeux, grands et fendus jusqu'aux tempes, étaient de couleur changeante comme l'eau de mer, qui emprunte sa teinte à l'ombre ou au jour ; bleus quand elle réfléchissait, presque noirs quand elle s'animait. Des cils très-longs, plus noirs que ses cheveux, donnaient du lointain à son regard. Son nez, qui s'unissait au front par une courbe insensible, était légèrement renflé vers le milieu. Sa bouche grecque dessinait nettement ses lèvres. L'expression en flottait insaisissable entre la tendresse et la sévérité, également propre à respirer l'amour ou le patriotisme. Le menton relevé, séparé en deux par un sillon très-creux, donnait à la partie inférieure de son visage un accent de résolution mâle, qui contrastait avec la grâce toute féminine des contours. Ses joues avaient la fraîcheur de la jeunesse et l'ovale ferme de la santé. Elle rougissait et pâlissait facilement. Sa peau était d'une blancheur saine et marbrée de vie. Sa poitrine large et un peu maigre présentait un buste sculptural à peine ondulé par les contours naissants de son sexe. Ses bras étaient forts de muscles, ses mains longues, ses doigts effilés. Son costume, conforme à la modicité de sa fortune et à la retraite où elle vivait, était d'une sobre simplicité. Elle se fiait à la nature et dédaignait tout artifice ou tout caprice de la mode, dans ses habits. Ceux qui l'ont vue dans son adolescence la peignent toujours uniformément vêtue d'une robe de drap sombre, coupée en amazone, et coiffée d'un chapeau de feutre gris, relevé des bords, et entouré de rubans noirs comme les femmes de son rang en portaient alors. Le son de sa voix, cet écho vivant qui résume toute une âme clans une vibration de l'air, laissait une profonde et tendre impression dans l'oreille de ceux à qui elle adressait la parole. Ils parlaient encore de ce son de voix, dix ans après l'avoir entendu, comme d'une musique étrange et ineffaçable qui s'était gravée dans leur mémoire. Elle avait dans ce clavier de l'âme des notes si sonores et si graves, que l'entendre c'était, disent-ils, plus que la voir, et qu'en elle le son faisait partie de la beauté.

Cette jeune fille se nommait Charlotte Corday-d'Armont. Quoique noble de sang, elle était née dans une chaumière nommée le Ronceray, au village de Ligneries, non loin d'Argentan. L'infortune l'avait reçue dans la vie d'où elle devait sortir par l'échafaud.

 

IV.

Son père, François de Corday-d'Armont, était un de ces gentilshommes de province que la pauvreté confondait presque avec le paysan. Cette noblesse ne conservait de son ancienne élévation qu'un certain respect pour le nom de famille et une espérance vague du retour de la fortune, qui l'empêchait à la fois de s'abaisser par les mœurs et de se relever par le travail. La terre que cette noblesse rurale cultivait, dans de petits domaines inaliénables, la nourrissait seule sans l'humilier de son indigence. La noblesse et la terre semblaient s'être épousées en France, comme l'aristocratie et la mer s'épousaient à Venise.

M. de Corday joignait à cette occupation agricole une inquiétude politique et des goûts littéraires, très-répandus alors dans cette classe lettrée de la population noble. Il aspirait de l'âme une révolution prochaine. Il se tourmentait dans son inaction et dans sa misère. Il avait écrit quelques ouvrages de circonstance contre le despotisme et le droit d'aînesse. Ces écrits étaient pleins de l'esprit qui allait éclore. Il avait en lui l'horreur de la superstition, l'ardeur d'une philosophie naissante, le pressentiment d'une révolution nécessaire. Soit insuffisance de génie, soit inquiétude de caractère, soit obstination de fortune qui engloutit les plus beaux talents, il ne put se faire jour à travers les événements.

Il languissait dans son petit fief de Ligneries, au sein d'une famille qui s'accroissait tous les ans. Cinq enfants, deux fils et trois filles, dont Charlotte était la seconde, lui faisaient sentir, de jour en jour davantage, les tristesses du besoin. Sa femme, Jacqueline-Charlotte-Marie de Gonthier-des-Autiers, mourut de ces angoisses, laissant un père à ses filles en bas âge ; mais laissant en réalité leurs âmes orphelines de cette tradition domestique et de cette inspiration quotidienne qu'avec la mère la mort enlève aux enfants.

Charlotte et ses sœurs vécurent encore quelques années à Ligneries, presque abandonnées à la nature, vêtues de grosse toile comme les filles de la Normandie, et, comme elles, sarclant le jardin, fanant le pré, glanant les gerbes et cueillant les pommes de l'étroit domaine de leur père. A la fin, la nécessité força M. de Corday à se séparer de ses filles. Elles entrèrent, sous les auspices de leur noblesse et de leur indigence, dans un monastère de Caen, dont madame de Belzunce était abbesse. On appelait ce monastère l'abbaye aux Dames. Cette abbaye, dont les vastes cloîtres et la chapelle d'architecture romane avaient été construits en 1066 par Mathilde, femme de Guillaume-le-Conquérant, après avoir été désertée, dégradée et oubliée en ruines jusqu'en 1730, a été magnifiquement restaurée depuis, et forme aujourd'hui un des plus beaux hospices du royaume et un des plus splendides monuments publics de la ville de Caen.

 

V.

Charlotte avait treize ans. Ces couvents étaient alors de véritables gynécées chrétiens où les femmes vivaient à l'écart du monde, mais en écoutant tous ses bruits et en participant à tous ses mouvements. La vie monastique, pleine de pratiques douces, d'amitiés intimes, séduisit quelque temps-là jeune fille. Son âme ardente et son imagination passionnée la jetèrent dans cette contemplation rêveuse, au fond de laquelle on croit apercevoir Dieu, état de l'âme que l'obsession affectueuse d'une supérieure et la puissance de l'imitation changent si aisément, dans l'enfance, en foi et en exercices de dévotion. Le caractère de fer de madame Roland elle-même s'était allumé et amolli à ce feu du ciel. Charlotte plus tendre y céda plus facilement encore. Elle fut, quelques années, un modèle de piété. Elle rêvait de fermer sa vie à peine ouverte, à cette première page, et de s'ensevelir dans ce sépulcre, où au lieu de la mort elle trouvait le repos, l'amitié et le bonheur.

Mais plus son âme était forte, plus elle creusait vite et arrivait à l'extrémité de ses pensées. Elle descendit promptement au fond de sa foi d'enfant. Elle entrevit au-delà de ses dogmes domestiques d'autres dogmes nouveaux, lumineux, sublimes. Elle n'abandonna ni Dieu ni la vertu, ces deux premières passions de son âme ; mais elle leur donna d'autres noms et d'autres formes. La philosophie, qui inondait alors la France de ses lueurs, franchissait avec les livres en vogue les grilles des monastères. C'est là que, plus profondément méditée dans le recueillement du cloître et en opposition avec les petitesses monastiques, la philosophie formait ses plus ardents adeptes. Ces jeunes hommes et ces jeunes femmes, dans le triomphe de la raison générale, voyaient surtout leurs chaînes brisées et adoraient leur liberté reconquise.

Charlotte noua au couvent ces tendres prédilections d'enfance semblables à des parentés de cœur. Ses amies étaient deux jeunes filles de nobles maisons et d'humble fortune comme elle : mesdemoiselles de Faudoas et de Forbin. L'abbesse, madame de Belzunce, et la coadjutrice, madame Doulcet de Pontécoulant, avaient distingué Charlotte. Elles l'admettaient dans ces sociétés un peu mondaines que l'usage permettait aux abbesses d'entretenir avec leurs parents du dehors, dans l'enceinte même de leurs couvents. Charlotte avait connu ainsi deux jeunes gens, neveux de ces deux dames : M. de Belzunce, colonel d'un régiment de cavalerie en garnison à Caen, et M. Doulcet de Pontécoulant, officier des gardes du corps du roi. L'un qui devait être massacré bientôt dans une émeute par la populace de Caen ; l'autre qui allait adopter avec une constance modérée la Révolution, entrer à l'Assemblée législative et à la Convention, et subir l'exil et la persécution pour la cause des Girondins. On a prétendu depuis que le souvenir trop tendre du jeune Belzunce, immolé à Caen par le peuple, avait fait jurer à Charlotte, veuve de son premier amour, une vengeance qui avait attendu et frappé Marat. Rien ne confirme cette supposition, et tout la réfute. Si la Révolution n'avait jeté dans le cœur de Charlotte que l'horreur et le ressentiment du meurtre d'un amant, elle aurait confondu dans la même haine tous les partis de la république ; elle n'aurait pas embrassé jusqu'au fanatisme et jusqu'à la mort une cause qui avait ensanglanté ses souvenirs et couvert son avenir de deuil.

 

VI.

Au moment de la suppression des monastères, Charlotte avait dix-neuf ans. La détresse de la maison paternelle s'était accrue avec les années. Ses deux frères, engagés au service du roi, avaient émigré. Une de ses sœurs était morte. L'autre gouvernait à Argentan le pauvre ménage de leur père. La vieille tante, madame de Bretteville, recueillit Charlotte dans sa maison de Caen. Cette tante était sans fortune, comme toute sa famille. Elle vivait dans cette obscurité et dans ce silence qui laissent à peine connaître, des plus proches voisins, le nom et l'existence d'une pauvre veuve. Son âge et ses infirmités épaississaient encore l'ombre que sa condition jetait sur sa vie. Une seule femme la servait. Charlotte assistait cette femme dans les soins domestiques. Elle recevait avec grâce les vieilles amies de la maison. Elle accompagnait, le soir, sa tante dans ces sociétés nobles de la ville, que les fureurs du peuple n'avaient pas encore toutes dispersées, et où l'on permettait à quelques vieux débris de l'ancien régime de se resserrer, pour se consoler et pour gémir. Charlotte, respectueuse envers ces regrets et ces superstitions du passé, ne les contrariait jamais par des paroles cruelles ; mais elle en souriait intérieurement et nourrissait dans son âme le foyer d'opinions bien différentes. Ce foyer devenait en elle, de jour en jour, plus ardent. Mais la tendresse de son âme, la grâce de ses traits, la puérilité enfantine de ses manières ne laissaient soupçonner aucune arrière-pensée, sous son enjouement. Sa gaieté douce rayonnait sur la vieille maison de sa tante, comme le rayon du matin d'un jour d'orage, d'autant plus éclatant que le soir sera plus ténébreux.

Ces soins domestiques remplis, sa tante accompagnée à l'église et ramenée à la maison, Charlotte était libre de toutes ses pensées et de toutes ses heures. Elle passait ses jours à folâtrer dans la cour et dans le jardin, à rêver et à lire. On ne la gênait, on ne la dirigeait en rien, dans sa liberté, dans ses opinions, dans ses lectures. Les opinions religieuses et politiques de madame de Bretteville étaient des habitudes plutôt que des convictions. Elle les, gardait comme le costume de son âge et de son temps ; mais elle ne les imposait pas. D'ailleurs la philosophie avait sapé, dans ce temps, le fond des croyances dans l'esprit même de la vieille noblesse. La Révolution remettait tout en doute. On tenait peu à des idées qu'on voyait tous les jours chanceler et crouler. Et puis les opinions républicaines du père de Charlotte s'étaient infiltrées plus ou moins dans ses proches. La famille de Corday penchait pour les idées nouvelles. Madame de Bretteville elle-même cachait, sous la décence de ses regrets pour l'ancien régime, une faveur secrète pour la Révolution. Elle laissait sa nièce se nourrir des ouvrages, des opinions, des journaux de son choix. L'âge de Charlotte la portait à la lecture des romans, qui fournissent des rêves tout faits à l'imagination des âmes oisives. Son esprit la portait à la lecture des œuvres de philosophie, qui transforment les instincts vagues de l'humanité en théories sublimes de gouvernement, et des livres d'histoire, qui changent les théories en actions et les idées en hommes.

Elle trouvait ce double besoin de son esprit et de son cœur satisfait dans Jean-Jacques Rousseau, ce philosophe de l'amour et ce poète de la politique ; dans Raynal, ce fanatique d'humanité ; dans Plutarque, enfin, ce personnificateur de l'histoire, qui peint plus qu'il ne raconte, et qui vivifie les événements et les caractères de ses héros. Ces trois livres se succédaient sans cesse dans ses mains. Les livres passionnés ou légers de l'époque, tels que l'Héloïse ou Faublas, étaient aussi feuilletés par elle. Mais, bien que son imagination y allumât ses rêves, son âme n'y perdit jamais sa pudeur, ni son adolescence sa chasteté. Dévorée du besoin d'aimer, inspirant et ressentant quelquefois les premiers symptômes de l'amour, sa réserve, sa dépendance et sa misère la retinrent toujours aux derniers aveux de ses sentiments. Elle déchirait son cœur, pour emporter violemment le premier lien qui s'y attachait. Son amour, refoulé ainsi par la volonté et par le sort changea non de nature mais d'idéal. Il se transforma en vague et sublime dévouement à un rêve de bonheur public. Ce cœur était trop vaste pour ne contenir que sa propre félicité. Elle voulut y contenir la félicité de tout un peuple. Le feu dont elle aurait brûlé pour un seul homme, elle s'en consuma pour sa patrie. Elle se concentra de plus en plus dans ces idées, cherchant sans cesse en elle quel service elle pourrait rendre à l'humanité. La soif du sacrifice de soi-même était devenue sa démence, son amour ou sa vertu. Ce sacrifice dût-il être sanglant, elle était résolue à l'accomplir. Elle était arrivée à cet état désespéré de l'âme, qui est le suicide du bonheur, non au profit de la gloire ou de l'ambition, comme madame Roland, mais au profit de la liberté et de l'humanité, comme Judith ou Épicharis. Il ne lui manquait plus qu'une occasion ; elle l'épiait ; elle crut la saisir.

 

VII.

C'était le temps où les Girondins luttaient, avec un retentissement de courage et d'éloquence prodigieux, contre leurs ennemis à la Convention. Les Jacobins ne voulaient, croyait-on, arracher la république à la Gironde que pour précipiter la France dans une sanglante anarchie. Les suprêmes dangers de la liberté, la tyrannie odieuse de la populace de Paris, substituée à la souveraineté légale de la nation, représentée par ses députés ; les emprisonnements arbitraires, les assassinats de septembre, la conjuration du 10 mars, l'insurrection des 30 et 31 mai, l'expulsion et la proscription de la partie la plus pure de l'Assemblée, leur échafaud dans le lointain, où la liberté monterait avec eux ; la vertu de Roland, la jeunesse de Fonfrède et de Barbaroux, le cri de désespoir d'Isnard, la constance de Buzot, l'intégrité de Péthion, d'idole devenu victime, le martyre de tribune de Lanjuinais, auquel il n'avait manqué, pour égaler le sort de Cicéron, que la langue de l'orateur clouée sur les rostres ; enfin l'éloquence de Vergniaud, cet espoir des bons citoyens, ce remords des pervers, devenue tout à coup muette et abandonnant les honnêtes gens à leur découragement, les méchants à leur scélératesse ; à la place de ces hommes, ou intéressants ou sublimes, qui paraissaient défendre sur la brèche les derniers remparts de la société et les foyers sacrés de chaque citoyen, un Marat, la lie et la lèpre du peuple, triomphant des lois par la sédition, couronné par l'impunité, rapporté dans les bras des faubourgs sur la tribune, prenant la dictature de l'anarchie, de la spoliation, de l'assassinat, et menaçant toute indépendance, toute propriété, toute liberté, toute vie dans les départements : toutes ces convulsions, tous ces excès, toutes ces terreurs avaient fortement ému les provinces de la Normandie.

 

VIII.

La présence dans le Calvados de ces députés proscrits et fugitifs, venant faire appel à la liberté contre l'oppression et embrasser les foyers des départements pour y susciter des vengeurs à la patrie, avait porté jusqu'à l'adoration l'attachement de la ville de Caen aux Girondins et l'exécration contre Marat. Ce nom de Marat était devenu un des noms du crime. Les opinions plus anglaises que romaines, le républicanisme attique et modéré de la Gironde contrastaient avec le cynisme des maratistes. Ce qu'on avait désiré en Normandie avant le 10 août, c'était bien moins le renversement du trône qu'une constitution égalitaire de la monarchie. La ville de Rouen, capitale de cette province, était attachée à la personne de Louis XVI, et lui avait offert un asile avant sa chute. L'échafaud de ce prince avait attristé et humilié les bons citoyens. Les autres villes de cette partie de la France étaient riches, industrielles, agricoles. La paix et la marine étaient nécessaires à leur prospérité. L'amour du roi pour l'agriculture, sa prédilection éclairée pour la navigation, les forces navales de la France qu'il s'efforçait de reconstituer, les constructions de vaisseaux qu'il ordonnait dans la rade de Brest, les travaux merveilleux du port de Cherbourg, les voyages qu'il avait faits, dans l'intérieur et sur le littoral de nos côtes, pour visiter et vivifier toutes nos rades sur l'Océan, ses études avec Turgot pour favoriser les industries et affranchir le commerce, avaient laissé, dans le cœur des Normands, de l'estime pour son nom, de l'attendrissement sur ses infortunes, de l'horreur contre ses meurtriers et une disposition secrète au rétablissement d'un régime qui unirait les garanties de la monarchie aux libertés de la république. De là l'enthousiasme pour ces Girondins, hommes de la constitution de 1791 ; de là aussi l'espérance qui s'attachait à leur réintégration et à leur vengeance. Tout patriotisme se sentait frappé, toute vertu se sentait flétrir, toute liberté se sentait mourir en eux.

Le cœur déjà blessé de Charlotte Corday sentit tous ces coups portés à la patrie se résumer en douleurs, en désespoir et en courage, dans un seul cœur. Elle vit la perte de la France, elle vit les victimes, elle crut voir le tyran. Elle se jura à elle-même de venger les unes, de punir l'autre, de sauver tout. Elle couva, quelques jours, sa résolution vague dans son âme, sans savoir quel acte la patrie demandait d'elle, et quel nœud du crime était le plus urgent à trancher. Elle étudia les choses, les hommes, les circonstances, pour que son courage ne fût pas trompé et que son sang ne fût pas vain !

 

IX.

Les Girondins Buzot, Salles, Péthion, Valady Gorsas, Kervelegan, Mollevault, Barbaroux, Louvet, Giroux, Bussy, Bergoing, Lesage (d'Eure-et-Loir), Meilhan, Henri Larivière, Duchâtel étaient, comme on l'a vu, depuis quelques semaines assemblés à Caen. Ils s'occupaient à fomenter l'insurrection générale des départements du Nord, à la combiner avec l'insurrection républicaine de la Bretagne, à recruter les bataillons de volontaires, à les diriger sur l'armée de Puisaye et de Wimpfen, qui devaient marcher sur Paris, et à entretenir dans les administrations locales le feu de l'indignation des départements qui devait consumer leurs ennemis. Ces députés, si souvent insultés par Marat, plaçaient naturellement la Montagne et la commune sous l'horreur du nom de leur ennemi. Ce nom odieux leur suscitait des vengeurs et leur valait une armée. En se soulevant contre l'omnipotence de Paris et contre la dictature de la Convention, la jeunesse des départements croyait se soulever contre le seul Marat. Danton et Robespierre, moins signalés dans les derniers mouvements du peuple contre la Gironde, n'avaient, aux yeux des insurgés, ni l'importance, ni l'autorité sur le peuple, ni le délire sanguinaire de Marat. On laissait ces noms des deux grands Montagnards dans l'ombre, pour ne pas froisser l'estime que ces deux popularités plus sérieuses conservaient chez les Jacobins des départements. La masse s'y trompait et ne voyait la tyrannie et l'affranchissement que dans un seul homme. Charlotte s'y trompa comme l'opinion. L'ombre de Marat lui offusqua toute la république.

 

X.

Les Girondins que la ville de Caen avait pris sous sa garde étaient logés tous ensemble, par la ville, au palais de l'ancienne intendance. Le siège du gouvernement fédéraliste y était transporté avec la commission insurrectionnelle ; on y tenait des assemblées du peuple, où les citoyens et les femmes même s'empressaient d'accourir pour contempler et pour entendre ces premières victimes de l'anarchie, ces derniers vengeurs de la liberté. Les noms si longtemps dominants de Péthion, de Buzot, de Louvet, de Barbaroux, parlaient plus haut que leurs discours à l'imagination du Calvados. La vicissitude des révolutions, qui montrait exilés et suppliants à une ville reculée de la république ces orateurs qui avaient renversé la monarchie, soulevé le peuple de Paris, rempli la tribune et la nation de leur voix, attendrissait les spectateurs et les rendait fiers de venger bientôt de si illustres hôtes. On s'enivrait des accents de ces hommes ; on se les nommait on se montrait du doigt ce Péthion, roi de Paris, et ce Barbaroux, héros de Marseille, dont la jeunesse et la beauté relevaient l'éloquence, le courage et les malheurs. On sortait en criant aux armes et en provoquant les fils, les époux, les frères à s'enrôler dans les bataillons. Charlotte Corday, surmontant les préjugés de son rang et la timidité de son sexe et de son âge, osa plusieurs fois assister avec quelques amies à ces séances. Elle s'y fit remarquer par un enthousiasme silencieux qui relevait sa beauté féminine et qui ne se trahissait que par des larmes. Elle voulait avoir vu ceux qu'elle voulait sauver. La situation, les paroles, les visages de ces premiers apôtres de la liberté, presque tous jeunes, se gravèrent dans son âme et donnèrent quelque chose de plus personnel et de plus passionné à son dévouement à leur cause.

 

XI.

Le général Wimpfen, sommé par la Convention de se replier sur Paris, venait de répondre qu'il n'y marcherait qu'à la tête de soixante mille hommes, non pour obéir à un pouvoir usurpateur, mais pour rétablir l'intégrité de la représentation nationale et venger les départements. Louvet adressait des proclamations brûlantes aux villes et aux villages du Morbihan, des Côtes-du-Nord, de la Mayenne, d'Ille-et-Vilaine, de la Loire-Inférieure, du Finistère, de l'Eure, de l'Orne, du Calvados. « La force départementale qui s'achemine vers Paris, disait-il, ne va pas chercher des ennemis pour les combattre, elle va fraterniser avec les Parisiens, elle va raffermir la statue chancelante de la liberté ! Citoyens ! qui verrez passer dans vas routes, dans vos villes, dans vos hameaux, ces phalanges amies, fraternisez avec elles. Ne souffrez pas que des monstres altérés de sang s'établissent parmi vous pour les arrêter dans leur marche. » Ces paroles enfantaient des milliers de volontaires. Plus de six mille étaient déjà rassemblés dans la ville de Caen. Le dimanche 7 juillet, ils furent passés en revue, par les députés girondins et par les autorités du Calvados, avec tout l'appareil propre à électriser leur courage. Ce rassemblement spontané se levant, les armes à la main, pour aller mourir et venger la liberté des insultes de l'anarchie, rappelait l'insurrection patriotique de 1792, entraînant aux frontières tout ce qui ne voulait plus vivre s'il n'y avait plus de patrie.

Charlotte Corday assistait du haut d'un balcon à cet enrôlement et à ce départ. L'enthousiasme de ces jeunes citoyens, abandonnant leurs foyers pour aller couvrir le foyer violé de la représentation nationale et braver les balles ou la guillotine, répondait au sien. Elle le trouvait encore trop froid. Elle s'indignait du petit nombre d'enrôlements que cette revue avait ajouté aux régiments et aux bataillons de Wimpfen. Il n'y en eut, en effet, qu'une vingtaine ce jour-là.

Cet enthousiasme était, dit-on, attendri en elle par le sentiment mystérieux mais pur que lui portait un de ces jeunes volontaires qui s'arrachaient ainsi à leur famille, à leurs amours, peut-être à la vie. Charlotte Corday n'avait pu rester insensible à ce culte caché, mais elle immolait cet attachement de pure reconnaissance à un attachement plus sublime.

Ce jeune homme se nommait Franquelin. Il adorait en silence la belle républicaine. Il entretenait avec elle une correspondance pleine de réserve et de respect. Elle y répondait avec la triste et tendre réserve d'une jeune fille qui n'a que des infortunes à apporter en dot. Elle avait donné son portrait au jeune volontaire et lui permettait de l'aimer, du moins clans son image. M. de Franquelin, emporté par l'élan général, et sûr d'obtenir un regard et une approbation en s'armant pour la liberté, s'était enrôlé dans le bataillon de Caen. Charlotte ne put s'empêcher de faiblir et de pâlir en voyant défiler ce bataillon pour partir. Des larmes roulèrent dans ses yeux. Péthion, qui passait sous le balcon et qui connaissait Charlotte, s'étonna de cette faiblesse et lui adressa la parole : « Est-ce que vous seriez contente, lui dit-il, s'ils ne partaient pas ? » La jeune fille rougit, retint sa réponse dans son cœur et se retira. Péthion n'avait pas compris ce trouble. L'avenir le révéla. Le jeune Franquelin, après l'acte et le supplice de Charlotte Corday, se retira, frappé lui-même à mort par le contre-coup de la hache qui avait tranché la tête de celle qu'il adorait, dans un village de Normandie. Là, seul avec sa mère, il languit quelques mois, et mourut en demandant que le portrait et les lettres de Charlotte fussent ensevelis avec lui. Cette image et ce secret reposent dans ce cercueil.

 

XII.

Depuis ce départ des volontaires, Charlotte n'eut qu'une pensée : prévenir leur arrivée à Paris, épargner leur généreuse vie et rendre leur patriotisme inutile, en délivrant avant eux la France de la tyrannie. Cet attachement, souffert plutôt qu'éprouvé, fut une des tristesses de son dévouement, mais n'en fut pas la cause.

La vraie cause était son patriotisme. Un pressentiment de la terreur courait déjà sur la France en ce moment. L'échafaud était dressé à Paris. On parlait de le promener bientôt dans toute la république. La puissance de la Montagne et de Marat, si elle triomphait, ne devait se défendre que par la main des bourreaux. Le monstre, disait-on, avait déjà écrit les listes de proscription et compté le nombre de têtes qu'il fallait à ses soupçons ou à sa vengeance. Deux mille cinq cents victimes étaient désignées à Lyon, trois mille à Marseille, vingt-huit mille à Paris, trois cent mille dans la Bretagne et dans le Calvados. Le nom de Marat donnait le frisson comme le nom de la mort. Contre tant de sang Charlotte voulait donner le sien. Plus elle rompait de liens sur la terre, plus la victime volontaire serait agréable à la liberté qu'elle voulait apaiser.

Telle était la secrète disposition de son esprit, mais Charlotte voulait bien voir avant de frapper.

 

XIII.

Elle ne pouvait mieux s'éclairer sur l'état de Paris, sur les choses et sur les hommes, qu'auprès des Girondins, principaux intéressés dans cette cause. Elle voulut les sonder sans se découvrir à eux. Elle les respectait assez pour ne pas leur révéler un projet qu'ils auraient pu prendre pour un crime ou prévenir comme une généreuse témérité. Elle eut la constance de cacher à ses amis la pensée qui allait la perdre elle-même pour les sauver. Elle se présenta sous des prétextes spécieux à l'hôtel de l'intendance, où les citoyens qui avaient affaire à eux pouvaient approcher les députés. Elle vit Buzot, Péthion, Louvet. Elle s'entretint deux fois avec Barbaroux. Les entretiens d'une jeune fille belle et enthousiaste avec le plus jeune et le plus beau des Girondins, sous couleur de politique, pouvaient motiver la calomnie, ou du moins exciter le sourire de l'incrédulité sur quelques lèvres. Il en fut ainsi au premier moment. Louvet, qui depuis écrivit un hymne à la pureté et à la gloire de la jeune héroïne, crut d'abord à une de ces vulgaires séductions des sens dont il avait accumulé les tableaux dans son roman de Faublas. Buzot, tout rempli d'une autre image, abaissa à peine un coup d'œil sur Charlotte. Péthion, en traversant la salle commune de l'intendance où Charlotte attendait Barbaroux, la railla gracieusement de son assiduité, et faisant ressortir le contraste de sa démarche avec sa naissance : « Voilà donc, » lui dit-il en souriant, « la belle aristocrate qui vient voir les républicains ! » La jeune fille comprit le sourire et l'insinuation blessante pour sa pureté. Elle rougit, puis s'indigna de rougir, et d'un ton de reproche sérieux et tendre : « Citoyen Péthion, » répondit-elle, « vous me jugez aujourd'hui sans me connaître ; un jour vous saurez qui je suis. »

 

XIV.

Dans ces audiences qu'elle obtint de Barbaroux et qu'elle prolongea à dessein, pour se nourrir, dans ses discours, du républicanisme, de l'enthousiasme et des projets de la Gironde, elle prit l'humble rôle de solliciteuse ; elle demanda au jeune Marseillais une lettre d'introduction auprès d'un de ses collègues de la Convention, qui pût la présenter au ministre de l'intérieur. Elle avait, disait-elle, des réclamations à présenter au gouvernement en faveur de mademoiselle de Forbin, son amie d'enfance. Mademoiselle de Forbin avait été entraînée en émigration par ses parents, et souffrait l'indigence en Suisse. Barbaroux donna une lettre pour Duperret, un des soixante-treize députés du parti de la Gironde, oublié dans la première proscription. Cette lettre de Barbaroux, qui fut plus tard pour Duperret une cédule d'échafaud, ne contenait aucun mot qui pût être imputé à crime au député qui la recevrait. Barbaroux se bornait à recommander une jeune citoyenne de Caen aux égards et à la protection de Duperret. Il lui annonçait un écrit de leur ami commun, Salles, sur la constitution. Munie de cette lettre et d'un passeport, qu'elle avait pris quelques jours avant, pour Argentan, Charlotte adressa à Barbaroux des remercîments et des adieux. Le son de sa voix frappa Barbaroux d'un pressentiment qu'il ne put comprendre alors. « Si nous avions su son dessein, dit-il plus tard, et si nous eussions été capables d'un crime par une telle main, ce n'est pas Marat que nous aurions désigné à sa vengeance. »

La gaieté que Charlotte avait constamment mêlée au sérieux des conversations patriotiques, s'évanouit. de son front, en quittant pour jamais la demeure des Girondins. Le dernier combat se livrait en elle, entre la pensée et l'exécution. Elle couvrit ce combat intérieur d'une prévoyante et minutieuse dissimulation. La gravité seule de son visage et quelques larmes mal dérobées à l'œil de ses proches révélaient l'agonie volontaire de son suicide. Interrogée par sa tante : « Je pleure, répondit-elle, sur les malheurs de mon pays, sur ceux de mes parents et sur les vôtres ; tant que Marat vivra, personne ne sera sûr d'un jour de vie. »

Madame de Bretteville se souvint, depuis, qu'en entrant dans la chambre de Charlotte pour la réveiller, elle avait trouvé sur son lit une vieille bible ouverte au livre de Judith, et qu'elle y avait lu ce verset souligné au crayon : « Judith sortit de la ville parée d'une merveilleuse beauté, dont le Seigneur lui avait fait don pour délivrer Israël. »

Le même jour, Charlotte étant sortie pour faire ses préparatifs de départ, elle rencontra, dans la rue, des bourgeois de Caen qui jouaient aux cartes devant leur porte. « Vous jouez, » leur dit-elle avec un accent d'amère ironie, « et la patrie se meurt ! »

Sa démarche et ses paroles avaient l'impatience et la précipitation d'un départ. Elle partit, en effet, le 7 juillet pour Argentan. Là elle fit ses derniers adieux à son père et à sa sœur. Elle leur dit qu'elle allait chercher contre la Révolution et contre la misère un refuge et une existence en Angleterre, et qu'elle avait voulu recevoir la bénédiction paternelle avant cette longue séparation.

Son père approuva cet éloignement.

 

XV.

La tristesse et la nudité de la maison paternelle, la tombe prématurée de sa mère, l'exil de ses frères, le découragement de toutes les espérances, le déchirement de tous les liens d'enfance confirmèrent la résolution de la jeune fille, au lieu de l'affaiblir. Elle ne laissait derrière elle aucune félicité à regretter, aucune vie à compromettre, aucune dépouille à livrer. En embrassant son père et sa sœur, elle pleura plus sur le passé que sur l'avenir. Elle revint le même jour à Caen. Elle y trompa la tendresse de sa tante par la même ruse qui avait trompé son père. Elle lui dit qu'elle partait bientôt pour l'Angleterre, où des amis émigrés lui avaient préparé un asile et un sort qu'elle ne pouvait espérer dans sa patrie. Ce prétexte couvrit l'attendrissement des adieux et les arrangements intérieurs de son départ. Elle l'avait arrêté en secret, pour le lendemain 9 juillet, par la diligence de Paris.

Charlotte combla ces dernières heures, de reconnaissance, de prévoyance et de tendresse pour cette tante, à qui elle avait dû une si longue et si douce hospitalité ; elle pourvut par une de ses amies au sort de la vieille servante qui avait eu soin de sa jeunesse. Elle commanda et paya d'avance, chez des ouvrières de Caen, de petits présents de robes et de broderies destinés à être portés après son départ, en souvenir, à quelques jeunes compagnes de son enfance. Elle distribua ses livres de prédilection entre les personnes de son intimité ; elle ne réserva pour l'emporter qu'un volume de Plutarque, comme si elle eût voulu ne pas se séparer, dans la crise de sa vie, de la société de ces grands hommes, avec lesquels elle avait vécu et voulait mourir.

Enfin, le 9 juillet, de très-bonne heure, elle prit sous son bras un petit paquet de ses vêtements les plus indispensables ; elle embrassa sa tante, elle lui dit qu'elle allait dessiner les faneuses dans les prairies voisines. Un carton de dessin à la main, elle sortit pour ne plus rentrer.

Au pied de l'escalier elle rencontra l'enfant d'un pauvre ouvrier, nommé Robert, qui logeait dans la maison, sur la rue. L'enfant jouait habituellement dans la cour. Elle lui donnait quelquefois des images. « Tiens, Robert, » lui dit-elle en lui remettant son carton de dessin, dont elle n'avait plus besoin pour lui servir de contenance, « voilà pour toi ; sois bien sage et embrasse-moi ; tu ne me reverras jamais. » Et elle embrassa l'enfant en lui laissant une larme sur la joue. Ce fut sa dernière larme sur le seuil de la maison de sa jeunesse. Elle n'avait plus à donner que son sang.

Son départ, dont on ignorait la cause, fut révélé à ses voisins de la rue Saint-Jean par une circonstance qui achève de peindre la calme sérénité de son âme jusqu'à l'extrémité de sa résolution.

En face de la maison de madame de Bretteville, de l'autre côté de la rue Saint-Jean, habitait une respectable famille de Caen, nommée Lacouture. Le fils de la maison, passionné pour la musique, consacrait régulièrement, chaque jour, quelques heures de la matinée à son instrument. Ses fenêtres ouvertes en été laissaient les notes s'évaporer et retentir jusque dans les maisons voisines. Charlotte, comme pour laisser entrer plus librement ces mélodies dans sa chambre, entr'ouvrait aussi ses abat-jours à l'heure où commençait le concert et s'accoudait quelquefois, la tête à demi cachée dans ses rideaux, sur la margelle de la croisée, écoutant et rêvant aux sons. Le jeune musicien, encouragé par cette apparition de jeune fille attentive, ne manquait pas un jour de s'asseoir devant son clavier à la même heure ; Charlotte, pas un jour d'ouvrir ses volets. Le goût du même art semblait avoir établi une muette intelligence entre ces deux âmes qui ne se connaissaient que dans ce retentissement.

La veille du jour où Charlotte, déjà affermie dans sa résolution, se préparait à partir pour l'accomplir et mourir, le piano se fit entendre à l'heure accoutumée. Charlotte, arrachée sans doute à la fixité de ses pensées par la puissance de l'habitude et par l'attrait de l'art qu'elle aimait, ouvrit sa fenêtre comme à l'ordinaire et parut écouter les notes avec une attention aussi calme et plus rêveuse encore que les autres jours. Cependant elle referma la croisée avec une sorte de précipitation inusitée avant que le musicien eût refermé son clavier, comme si elle eût voulu s'arracher violemment elle-même dans un adieu pénible au dernier plaisir qui la captivait.

Le lendemain, le jeune voisin s'étant assis de nouveau devant son instrument, regarda au fond de la cour du Grand-Manoir en face, si les premiers préludes feraient ouvrir les volets de la nièce de madame de Bretteville. La fenêtre fermée ne s'ouvrit plus ! Ce fut ainsi qu'il apprit le départ de Charlotte. L'instrument résonnait encore, l'âme de la jeune fille n'écoutait plus que l'orageuse obsession de son idée, l'appel de la mort et les éloges de la postérité.

 

XVI.

La liberté et la sécurité de sa conversation, dans la voiture qui l'emportait vers Paris, n'inspirèrent à ses compagnons de voyage d'autre sentiment que celui de l'admiration, de la bienveillance et de cette curiosité naturelle qui s'attache au nom et au sort d'une inconnue éblouissante de jeunesse et de beauté. Elle ne cessa de jouer, pendant la première journée avec une petite fille que le hasard avait placée à côté d'elle dans la voiture. Soit que son amour pour les enfants l'emportât sur sa préoccupation, soit qu'elle eût déposé déjà le fardeau de ses peines, et qu'elle voulût jouir de ces dernières heures d'enjouement avec l'innocence et avec la vie.

Les autres voyageurs étaient des Montagnards exaltés, qui fuyaient le soupçon de fédéralisme à Paris et qui se répandaient en imprécations contre la Gironde et en adorations pour Marat. Éblouis des grâces de la jeune fille, ils s'efforcèrent de lui arracher son nom, l'objet de son voyage, son adresse à Paris. Son isolement à cet âge les encourageait à des familiarités qu'elle réprima par la décence de ses manières, par la brièveté évasive de ses réponses, et auxquelles elle parvint à se soustraire tout à fait, en feignant le sommeil. Un jeune homme plus réservé, séduit par tant de pudeur et de charmes, osa lui déclarer une respectueuse admiration. Il la supplia de l'autoriser à demander sa main à ses parents. Elle tourna en raillerie douce et en enjouement cet amour soudain. Elle promit à ce jeune homme de lui faire connaître plus tard son nom et ses dispositions à son égard. Elle charma jusqu'à la fin du voyage ses compagnons de route par cette apparition ravissante, dont tous regrettèrent de se séparer.

 

XVII.

Elle entra dans Paris, le jeudi 11 juillet, à midi. Elle se fit conduire dans une hôtellerie qu'on lui avait indiquée à Caen, rue des Vieux-Augustins, n° 17, à l'hôtel de la Providence. Elle se coucha à cinq heures du soir et s'endormit d'un profond sommeil jusqu'au lendemain. Sans confidente et sans témoin, pendant ces longues heures de solitude et d'agitation, dans une maison publique et au bruit de cette capitale dont l'immensité et le tumulte engloutissent les idées et troublent les sens, nul ne sait ce qui se passa dans cette âme, à son réveil, en retrouvant devant soi une résolution qui la sommait de l'accomplir. Qui peut mesurer la force de la pensée et la résistance de la nature ? La pensée l'emporta.

 

XVIII.

Elle se leva, s'habilla d'une robe simple mais décente, et se rendit chez Duperret. L'ami de Barbaroux était à la Convention. Ses filles, en l'absence de leur père, reçurent de la jeune étrangère la lettre d'introduction de Barbaroux. Duperret ne devait revenir que le soir. Charlotte rentra et passa la journée entière dans sa chambre, à lire, à réfléchir et à prier. A six heures elle retourna de nouveau chez Duperret. Le député était à table et soupait avec sa famille et ses amis. Il se leva et la reçut dans son salon sans témoin. Charlotte lui expliqua le service qu'elle attendait de son obligeance, et le pria de la conduire chez le ministre de l'intérieur, Garat, pour appuyer de sa présence et de son crédit les réclamations qu'elle avait à faire valoir. Cette requête n'était dans l'esprit de mademoiselle de Corday qu'un prétexte pour aborder un de ces Girondins à la cause desquels elle venait se sacrifier, et pour tirer de son entretien avec lui des renseignements et des indices propres à mieux assurer ses pas et sa main.

Duperret, pressé par l'heure et rappelé par ses convives, lui dit qu'il ne pouvait la conduire ce jour-là chez Garat, mais qu'il irait la prendre chez elle, le lendemain matin, pour l'accompagner dans les bureaux. Elle laissa à Duperret son nom et son adresse et fit quelques pas pour se retirer ; puis, comme vaincue par l'intérêt que la figure honnête de cet homme de bien et l'enfance de ses filles lui avaient inspiré : « Permettez-moi un conseil, citoyen Duperret, » lui dit-elle d'une voix pleine de mystère et d'intimité : « quittez la Convention, vous ne pouvez plus y faire de bien ; allez à Caen rejoindre vos collègues et vos frères. — Mon poste est à Paris, » répondit le représentant, « je ne le quitterai pas. — Vous faites une faute, » répliqua Charlotte avec une insistance significative et presque suppliante. « Croyez-moi, » ajouta-t-elle d'une voix plus basse et d'un accent plus rapide, « fuyez, fuyez avant demain soir ! » et elle sortit sans attendre la réponse.

 

XIX.

Ces mots dont le sens n'était connu que de l'étrangère furent interprétés par Duperret comme une simple allusion à l'urgence des périls qui menaçaient les hommes de son opinion à Paris. Il vint se rasseoir avec ses amis. Il leur dit que la jeune fille qu'il venait d'entretenir avait, dans l'attitude et dans les paroles, je ne sais quoi d'étrange et de mystérieux dont il était frappé et qui lui commandait la réserve et la circonspection. Dans la soirée un décret de la Convention ordonna de mettre les scellés sur les meubles des députés suspects d'attachement aux vingt-deux. Duperret était du nombre. Il alla cependant le lendemain 12, de très-grand matin, prendre Charlotte à son logement et la conduisit chez Garat. Garat ne les reçut pas. Le ministre ne pouvait donner audience avant huit heures du soir. Ce contre-temps sembla décourager Duperret. Il représenta à la jeune fille que sa qualité de suspect et la mesure prise contre lui, cette nuit même, par la Convention, rendaient désormais son patronage plus nuisible qu'utile à ses clients ; que d'ailleurs elle ne s'était pas munie d'une procuration de mademoiselle de Forbin pour agir en son nom, et qu'à défaut de cette formalité ses démarches seraient vaines.

L'étrangère insista peu, comme une personne qui n'a plus besoin du prétexte dont elle a coloré une action et qui se contente du premier raisonnement pour abandonner sa pensée. Duperret la quitta à la porte de l'hôtel de la Providence. Elle feignit d'y rentrer. Elle en sortit aussitôt, et se fit indiquer, de rue en rue, le chemin du Palais-Royal.

Elle entra dans le jardin, non comme une étrangère qui veut satisfaire sa curiosité par la contemplation des monuments et des jardins publics, mais comme une voyageuse qui n'a qu'une affaire dans une ville, et qui ne veut perdre ni un pas ni un jour. Elle chercha de l'œil, sous les galeries, le magasin d'un coutelier. Elle y entra, choisit un couteau poignard à manche d'ébène, le paya trois francs, le cacha sous son fichu, et rentra à pas lents dans le jardin. Elle s'assit un moment sur un des bancs de pierre adossés aux arcades.

Là, quoique plongée dans ses réflexions, elle s'en laissa distraire par les jeux des enfants, dont quelques-uns folâtraient à ses pieds et s'appuyaient avec confiance sur ses genoux. Elle eut un dernier sourire de femme pour ces visages et pour ces jeux. Ses indécisions l'oppressaient, non pas sur l'acte lui-même, pour lequel elle était déjà armée, mais sur la manière dont elle l'accomplirait. Elle voulait faire du meurtre une immolation solennelle qui jetât la terreur dans l'âme des imitateurs du tyran. Sa première pensée avait été d'aborder Marat et de le sacrifier au Champ-de-Mars, à la grande cérémonie de la fédération qui devait avoir lieu le 14 juillet, en commémoration de la liberté conquise. L'ajournement de cette solennité jusqu'au triomphe de la république sur les Vendéens et les insurgés lui enlevait le théâtre et la victime. Sa seconde pensée avait été jusqu'à ce dernier moment de frapper Marat au sommet de la Montagne, au milieu de la Convention, sous les yeux de ses adorateurs et de ses complices. Son espoir, en ce cas, était d'être immolée elle-même aussitôt après, et mise en pièces par la fureur du peuple, sans laisser d'autres traces et d'autre mémoire que deux cadavres et la tyrannie renversée dans son sang. Ensevelir son nom dans l'oubli, et ne chercher sa récompense que dans son acte même, en ne demandant sa honte ou sa renommée qu'à sa conscience, à Dieu et au bien qu'elle aurait accompli : telle était jusqu'à la fin la seule ambition de son âme. La honte ? elle n'en voulait pas pour sa famille. La renommée ? elle n'en voulait pas pour elle-même. La gloire lui semblait un salaire humain, indigne du désintéressement de son action ou propre seulement à ravaler sa vertu.

Mais les entretiens qu'elle avait eus, depuis son arrivée à Paris, avec Duperret et avec ses hôtes, lui avaient appris que Marat ne paraissait plus à la Convention. Il fallait donc trouver sa victime ailleurs, et pour l'aborder il fallait la tromper.

 

XX.

Elle s'y résolut. Cette dissimulation, qui froissait la loyauté naturelle de son âme, qui changeait le poignard en piège, le courage en ruse et l'immolation en assassinat, fut le premier remords de sa conscience et sa première punition. On distingue un acte criminel d'un acte héroïque, avant même que ces actes soient accomplis, et par les moyens dont il faut se servir pour leur accomplissement. Le crime est toujours obligé de mentir ; la vertu jamais. C'est que l'un est le mensonge, l'autre la vérité dans l'action. L'un a besoin des ténèbres, l'autre ne veut que la lumière. Charlotte se décida à tromper. Il lui en coûta plus que de frapper. Elle l'avoua elle-même, La conscience est juste avant la postérité.

Elle rentra dans sa chambre, écrivit à Marat un billet qu'elle remit à la porte de l'ami du peuple. « J'arrive de Caen, lui disait-elle ; votre amour pour la patrie me fait présumer que vous connaîtrez avec plaisir les malheureux événements de cette partie de la république. Je me présenterai chez vous vers une heure, ayez la bonté de me recevoir et de m'accorder un moment d'entretien. Je vous mettrai dans le cas de rendre un grand service à la France. »

Charlotte, comptant sur l'effet de ce billet, se rendit, à l'heure qu'elle avait indiquée, à la porte de Marat ; mais elle ne put être introduite auprès de ni. Elle laissa alors à sa portière un second billet plus pressant et plus insidieux que le premier. Elle y faisait appel, non plus seulement au patriotisme, mais à la pitié de l'ami du peuple, et lui tendait un piège par la générosité même qu'elle lui supposait. « Je vous ai écrit ce matin, Marat, lui disait-elle, avez-vous reçu ma lettre ? Je ne puis le croire puisqu'on me refuse votre porte. J'espère que demain vous m'accorderez une entrevue. Je vous le répète, j'arrive de Caen ; j'ai à vous révéler les secrets les plus importants pour le salut de la république. D'ailleurs je suis persécutée pour la cause de la liberté. Je suis malheureuse, il suffit que je le sois pour avoir droit à votre patriotisme. »

 

XXI.

Sans attendre la réponse, Charlotte sortit de sa chambre à sept heures du soir, vêtue avec plus de recherche qu'à l'ordinaire, pour séduire par une apparence plus décente les yeux des personnes qui surveillaient Marat. Sa robe blanche était recouverte aux épaules, par un fichu de soie. Ce fichu voilait sa poitrine, se repliait au-dessous du sein en ceinture et se renouait derrière la taille. Ses cheveux étaient renfermés dans une coiffe normande dont les dentelles flottantes battaient les deux joues. Un large ruban de soie verte pressait cette coiffe autour des tempes. Ses cheveux s'en échappaient sur la nuque, quelques boucles seulement se répandaient sur le cou. Aucune pâleur du teint, aucun égarement du regard, aucune émotion de la voix ne révélaient en elle la mort qu'elle portait. Elle frappa sous ces traits séduisants à la porte de Marat.

 

XXII.

Marat habitait le premier étage d'une maison délabrée de la rue des Cordeliers, aujourd'hui rue de l'École-de-Médecine, numéro 20. Son logement se composait d'une antichambre et d'un cabinet de travail prenant jour sur une cour étroite, d'une petite pièce adjacente où était sa baignoire, d'une chambre à coucher et d'un salon dont les fenêtres recevaient le jour de la rue. Ce logement était presque nu. Les nombreux ouvrages de Marat entassés sur le plancher, les feuilles publiques encore humides d'encre, éparses sur les chaises et sur les tables, des protes d'imprimerie entrant et sortant sans cesse, des femmes employées à plier et à adresser les brochures et les journaux, les marches usées de l'escalier, le seuil mal balayé des portes, tout attestait ce mouvement et ce désordre habituels autour d'un homme affairé, et la perpétuelle affluence des citoyens dans la maison d'un journaliste et d'un coryphée du peuple.

Cette demeure étalait, pour ainsi dire, l'orgueil de son indigence. Il semblait que son maître, tout-puissant alors sur la nation, voulût faire dire aux visiteurs à l'aspect de sa misère et de son travail : « Regardez l'ami et le modèle du peuple ! il n'en a dépouillé ni le logement, ni les mœurs, ni l'habit. »

Cette misère était l'enseigne du tribun. Mais quoique affectée elle était réelle. Le ménage de Marat était celui d'un humble artisan. On connaît la femme qui gouvernait sa maison. Elle se nommait naguère Catherine Évrard ; elle se nommait alors Albertine Marat depuis que l'ami du peuple lui avait donné son nom, en la prenant pour épouse, un jour de beau temps, à la face du soleil, à l'exemple de Jean-Jacques Rousseau. Une seule servante assistait cette femme dans les soins de la domesticité. Un commissionnaire, nommé Laurent Basse, faisait les messages et les travaux du dehors. Dans ses moments de liberté, cet homme de peine s'occupait dans l'antichambre aux travaux manuels nécessités par l'envoi des feuilles et des affiches de l'ami du peuple.

L'activité dévorante de l'écrivain n'avait pas été ralentie par la maladie lente qui le dévorait. L'inflammation de son sang semblait allumer son âme Tantôt de son lit, tantôt de son bain, il ne cessait d'écrire, d'apostropher, d'invectiver ses ennemis d'inciter la Convention et les Cordeliers. Offensé du silence de l'Assemblée à la réception de ses messages, il venait de lui adresser une nouvelle lettre dans laquelle il menaçait la Convention de se faire porter mourant à la tribune, pour faire honte aux représentants de leur mollesse, et pour leur dicter les meurtres nécessaires. Il ne laissait aucun repos, ni aux autres ni à lui-même. Plein du pressentiment de la mort, il semblait craindre seulement que l'heure suprême trop rapide ne lui laissât pas le temps d'immoler assez de coupables. Plus pressé de tuer que de vivre, il se hâtait d'envoyer devant lui le plus de victimes possible, comme autant d'otages donnés par le glaive à la Révolution complète qu'il voulait laisser sans ennemis après lui. La terreur qui sortait de la maison de Marat y rentrait sous une autre forme : la crainte perpétuelle de l'assassinat. Sa compagne et ses affidés croyaient voir autant de poignards levés sur lui qu'il en levait lui-même sur les têtes de trois cent mille citoyens. L'accès de sa demeure était interdit comme l'accès du palais de la tyrannie. On ne laissait approcher de sa personne que des amis sûrs, ou des dénonciateurs recommandés d'avance, et soumis à des interrogatoires et à de sévères confrontations. L'amour, la défiance et le fanatisme veillaient à la fois sur ses jours.

 

XXIII.

Charlotte ignorait ces obstacles, mais elle les soupçonnait. Elle descendit de voiture, du côté opposé de la rue, en face de la demeure de Marat. Le jour commençait à baisser, surtout dans ce quartier assombri par des maisons hautes et par des rues étroites. La portière refusa d'abord de laisser pénétrer la jeune inconnue dans la cour. Celle-ci insista néanmoins et franchit quelques degrés de l'escalier, rappelée en vain par la voix de la concierge. A ce bruit, la maîtresse de Marat entr'ouvrit la porte, et refusa l'entrée de l'appartement à l'étrangère. La sourde altercation entre ces femmes, dont l'une suppliait qu'on la laissât parler à l'ami du peuple, dont l'autre s'obstinait à barrer la porte, arriva jusqu'aux oreilles de Marat. Il comprit, à ces explications entrecoupées, que la visiteuse était l'étrangère dont il avait reçu deux lettres dans la journée. D'une voix impérative et forte, il ordonna qu'on la laissât pénétrer.

Soit jalousie, soit défiance, Albertine obéit avec répugnance et en grondant. Elle introduisit la jeune fille dans la petite pièce où se tenait Marat, et laissa, en se retirant, la porte du corridor entr'ouverte pour entendre le moindre mot ou le moindre mouvement du malade.

Cette pièce était faiblement éclairée. Marat était dans son bain. Dans ce repos forcé de son corps il ne laissait pas reposer son âme. Une planche mal rabotée, posée sur la baignoire, était couverte de papiers, de lettres ouvertes et de feuilles commencées. Il tenait de la main droite la plume que l'arrivée de l'étrangère avait suspendue sur la page. Cette feuille de papier était une lettre à la Convention, pour lui demander le jugement et la proscription des derniers Bourbons tolérés en France. A côté de la baignoire un énorme billot de chêne, semblable à une bûche posée debout, portait une écritoire de plomb du plus grossier travail ; source impure d'où avaient coulé depuis trois ans tant de délires, tant de dénonciations, tant de sang. Marat, recouvert dans sa baignoire d'un drap sale et taché d'encre, n'avait hors de l'eau que la tête, les épaules, le haut du buste et le bras droit. Rien dans les traits de cet homme n'était de nature à attendrir le regard d'une femme et à faire hésiter le coup. Les cheveux gras entourés d'un mouchoir sale, le front fuyant, les yeux effrontés, les pommettes saillantes, la bouche immense et ricaneuse, la poitrine velue, les membres grêles, la peau livide : tel était Marat,

 

XXIV.

Charlotte évita d'arrêter son regard sur lui, de peur de trahir l'horreur de son âme à cet aspect. Debout, les yeux baissés, les mains pendantes auprès de la baignoire, elle attend que Marat l'interroge sur la situation de la Normandie. Elle répond brièvement, en donnant à ses réponses le sens et la couleur propres à flatter les dispositions présumées du démagogue. Il lui demande ensuite les noms des députés réfugiés à Caen. Elle les lui dicte. Il les note ; puis, quand il a fini d'écrire ces noms : « C'est bien ! » dit-il de l'accent d'un homme sûr de sa vengeance ; « avant huit jours ils iront tous à la guillotine ! »

A ces mots, comme si l'âme de Charlotte eût attendu un dernier forfait pour se résoudre à frapper le coup, elle tire de son sein le couteau et le plonge, avec une force surnaturelle, jusqu'au manche dans le cœur de Marat. Charlotte retire du même mouvement le couteau ensanglanté du corps de la victime et le laisse glisser à ses pieds. — « A moi ! ma chère amie ! à moi ! » s'écrie Marat, et il expire sous le coup.

Au cri de détresse de la victime, Albertine, la servante et Laurent Basse se précipitent dans la chambre ; ils reçoivent dans leurs bras la tête évanouie de Marat. Charlotte, immobile et comme pétrifiée de son crime, était debout derrière le rideau de la fenêtre. La transparence de l'étoffe, aux derniers rayons du jour, laissait apercevoir l'ombre de son corps. Le commissionnaire Laurent s'arme d'une chaise, lui assène un coup mal assuré sur la tête et la précipite sur le carreau. La maîtresse de Marat la foule, en trépignant de rage, sous ses pieds. Au tumulte de la scène, aux cris des deux femmes, les habitants de la maison accourent, les voisins et les passants s'arrêtent dans la rue, montent l'escalier, inondent l'appartement, la cour et bientôt le quartier, demandent avec des vociférations forcenées qu'on leur jette l'assassin, pour venger sur son cadavre encore chaud la mort de l'idole du peuple. Les soldats des postes voisins et les gardes nationaux accourent. L'ordre se rétablit dans le tumulte. Les chirurgiens arrivent, s'efforcent d'étancher la blessure. L'eau rougie donne à l'homme sanguinaire l'apparence d'expirer dans un bain de sang. Ils ne transportent qu'un mort sur son lit.

 

XXV.

Charlotte s'était relevée d'elle-même. Deux soldats lui tenaient les bras fixés en croix l'un sur l'autre, comme dans des menottes, en attendant qu’on apportât des cordes pour lier ses mains. La haie de baïonnettes qui l'entourait avait peine à contenir la foule, qui se précipitait sans cesse sur elle pour la déchirer. Les gestes, les poings levés, les bâtons, les sabres brandissaient mille morts sur sa tête. La concubine de Marat, échappant aux femmes qui la consolaient, se lançait par intervalles sur Charlotte et retombait dans les larmes et dans les évanouissements. Un Cordelier fanatique nommé Langlois, perruquier de la rue Dauphine, avait ramassé le couteau ensanglanté. Il faisait le discours funèbre sur le cadavre de la victime. Il entrecoupait ses lamentations et ses éloges de gestes vengeurs, par lesquels il semblait enfoncer autant de fois le fer dans le cœur de l'assassin. Charlotte, qui avait accepté d'avance toutes ces morts, contemplait d'un regard fixe et pétrifié ce mouvement, ces gestes, ces mains, ces armes dirigées de si près contre elle. Elle ne paraissait émue que des cris déchirants de la concubine de Marat. Sa physionomie semblait exprimer devant cette femme l'étonnement de n'avoir pas pensé qu'un tel homme pût être aimé, et le regret d'avoir été forcée de percer deux cœurs pour en atteindre un. Excepté l'impression de pitié que les reproches d'Albertine donnaient par moment à sa bouche, on n'apercevait aucune altération ni dans ses traits ni dans sa couleur. Seulement, aux invectives de l'orateur et aux gémissements du peuple sur la perte de son idole, on voyait se dessiner sur ses lèvres le sourire amer du mépris. — « Pauvres gens, » dit-elle une fois, « vous voulez ma mort et vous me devriez un autel pour vous avoir délivrés d'un monstre ? Jetez-moi à ces forcenés, » dit-elle une autre fois aux soldats qui la protégeaient ; « puisqu'ils le regrettent ils sont dignes d'être mes bourreaux ! »

Ce sourire, comme un défi au fanatisme de la multitude, soulevait de plus furieuses imprécations et des gestes plus menaçants. Le commissaire de la section du Théâtre-Français, Guillard, entra escorté d'un renfort de baïonnettes. Il dressa le procès-verbal du meurtre et fit conduire Charlotte dans le salon de Marat pour commencer à l'interroger. Il écrivait ses réponses. Elle les faisait calmes, lucides, réfléchies, d'une voix ferme et sonore, où l'on ne sentait d'autre accent que celui d'une satisfaction fière de l'acte qu'elle avait commis. Elle dictait ses aveux comme des éloges. Les administrateurs de la police départementale, Louvet et Marino, ceints de l'écharpe tricolore, assistaient à l'interrogatoire. Ils avaient envoyé prévenir le conseil de la commune, le comité de saint public et le comité de sûreté générale. Le bruit de la mort de l'ami du peuple s'était semé, avec la rapidité d'une commotion électrique, par des hommes qui couraient éperdus de quartier en quartier. Tout Paris s'arrêta comme frappé de stupeur au récit de cet attentat. Il sembla que la république eut tremblé ou que des événements inconnus dussent éclore du meurtre de Marat. Des députés pâles et frémissants, entrant à la Convention et interrompant la séance, jetèrent les premières rumeurs de l'événement dans la salle. On se refusa à les croire comme on se refuse à croire à un sacrilège. Le commandant-général de la garde nationale, Henriot, vint bientôt confirmer la nouvelle. — « Oui, tremblez tous, dit-il, Marat est mort assassiné par une jeune fille qui se glorifie du coup qu'elle a porté. Redoublez de vigilance sur vos propres vies. Les mêmes dangers nous environnent tous. Méfiez-vous des rubans verts, et jurons de venger la mort de ce grand homme ! »

 

XXVI.

Les députés Maure, Chabot, Drouet et Legendre, membres des comités de gouvernement, sortirent à l'instant de la salle et coururent sur le théâtre du crime. Ils y trouvèrent la foule grossissante et Charlotte répondant aux premières interrogations. Ils restèrent confondus et muets à l'aspect de tant de jeunesse, de tant de beauté sur le visage, de tant de calme et de résolution dans les paroles. Jamais le crime n'avait apparu sous de pareils traits à l'esprit des hommes. Elle semblait le transfigurer tellement à leurs yeux, que même à côté du cadavre ils furent attendris sur l'assassin.

Le procès-verbal terminé et les premières réponses de Charlotte écrites, les députés Chabot, Drouet Legendre et Maure ordonnèrent qu'elle fut transportée à l'Abbaye, prison la plus voisine de la maison de Marat. On fit approcher la même voiture de place qui l'avait amenée. La foule remplissait la rue des Cordeliers. Sa rumeur sourde, interrompue de vociférations et d'excès de rage, annonçait la vengeance et rendait la translation difficile. Les détachements de fusiliers successivement accourus, l'écharpe des commissaires, le respect pour les membres de la Convention refoulèrent et continrent mal la multitude. Le cortège se fraya avec peine un passage. Au moment où Charlotte, les bras liés de cordes, et soutenue par les mains des deux gardes nationaux qui lui tenaient les coudes, franchit le seuil de la maison pour monter le marchepied de la voiture, le peuple afflua autour des roues, avec de tels gestes et de tels hurlements, qu'elle crut sentir ses membres déchirés par ces milliers de mains et qu'elle s'évanouit.

En revenant à elle, elle s'étonna et elle s'affligea de respirer encore. Cette mort était celle qu'elle avait rêvée. La nature avait jeté le voile de l'évanouissement sur son supplice. Elle regretta de n'avoir pas disparu tout entière ainsi, dans la tempête qu'elle avait soulevée, et d'avoir à livrer son nom à la terre avant son autre mort ; et cependant elle remercia avec émotion ceux qui l'avaient protégée contre les mutilations de la foule.

 

XXVII.

Chabot, Drouet, Legendre la suivirent à l'Abbaye et lui firent subir une seconde enquête. Elle se prolongea longtemps dans la nuit. Quelques membres des comités et entre autres Harmand (de la Meuse), attirés par la curiosité, s'étaient introduits avec leurs collègues et assistaient à l'interrogatoire, souvent interrompu par des repos et des conversations. Legendre, fier de son importance révolutionnaire et jaloux d'avoir été réputé digne aussi du martyre des patriotes, crut ou feignit de croire qu'il reconnaissait dans Charlotte une jeune fille qui était venue chez lui la veille, sous le costume d'une religieuse, et qu'il avait repoussée. « Le citoyen Legendre se trompe, » dit Charlotte avec un sourire qui déconcertait l'orgueil du député, « je ne l'ai jamais vu. Je n'estimais pas la vie ou la mort d'un tel homme si importante au salut de la république. »

On la fouilla. On ne trouva, en ce moment, dans ses poches que la clef de sa malle, son dé en argent, instruments de travaux d'aiguille, tout à l'heure si près du poignard de Brutus ; un peloton de fil, deux cents francs en assignats et en monnaie, une montre d'or faite par un horloger de Caen, et son passeport. Sous son fichu elle cachait encore l'étui du couteau avec lequel elle avait frappé Marat. « Reconnaissez-vous ce couteau ? lui demanda-t-on. — Oui. — Qui vous a porté à ce crime ? — J'ai vu, » répondit-elle, « la guerre civile prête à déchirer la France ; persuadée que Marat était la cause principale des périls et des calamités de la patrie, j'ai fait le sacrifice de ma vie contre la sienne pour sauver mon pays. — Nommez-nous les personnes qui vous ont conseillé cet exécrable forfait, que vous n'auriez pas conçu de vous-même. — Personne n'a connu mon dessein. J'ai trompé sur l'objet de mon voyage la tante chez qui j'habitais. J'ai trompé mon père. Peu de personnes fréquentent la maison de cette parente. Aucun n'a pu seulement soupçonner, en moi, ma pensée. — N'avez-vous pas quitté la ville de Caen avec le projet formé d'assassiner Marat ? — Je ne suis partie que pour cela. — Où vous êtes-vous procuré l'arme ? Quelles personnes avez-vous vues à Paris ? Qu'avez-vous fait depuis jeudi, jour où vous y êtes arrivée ? » A ces questions, elle raconta, avec une sincérité littérale, toutes les circonstances déjà connues de son séjour à Paris et de son action. « N'avez-vous pas cherché à fuir après le meurtre ? — Je me serais évadée par la porte si on ne s'y était pas opposé. — Êtes-vous fille, et n'avez-vous jamais aimé d'homme ? — Jamais ! »

 

XXVIII.

Ces réponses précises, fières, dédaigneuses tour à tour, faites d'une voix dont le timbre rappelait l'enfance en annonçant des pensées viriles, firent réfléchir plusieurs fois les interrogateurs sur la puissance d'un fanatisme qui empruntait et qui affermissait une si faible main. Ils espéraient toujours découvrir un instigateur derrière cette candeur et cette beauté. Ils ne trouvèrent que l'inspiration d'un cœur intrépide.

L'interrogatoire terminé, Chabot, mécontent du résultat, dévorait de l'œil les cheveux, le visage, la taille, toute la personne de la jeune fille garrottée devant lui. Il crut apercevoir un papier plié et attaché par une épingle sur son sein ; il lendit la main pour le saisir. Charlotte avait oublié le papier qu'entrevoyait Chabot, et qui contenait une adresse aux Français, rédigée par elle, pour inviter les citoyens à la punition des tyrans et à la concorde. Elle crut voir, dans le geste et dans les yeux de Chabot, un outrage à sa pudeur. Désarmée de ses deux mains par ses liens, elle ne pouvait les opposer à l'insulte. L'horreur et l'indignation qu'elle éprouva lui firent faire un mouvement en arrière si brusque et si convulsif du corps et des épaules, que le cordon de sa robe éclata et que sa robe elle-même, se détachant laissa à découvert sa poitrine. Confuse, elle se baissa aussi prompte que la pensée et se replia en deux pour dérober sa nudité à ses juges. Il était trop tard, sa chasteté avait eu à rougir des regards des hommes.

Le patriotisme ne rendait ces hommes ni cyniques ni insensibles. Ils parurent souffrir autant que Charlotte Corday de ce supplice involontaire de son innocence. Elle supplia qu'on lui déliât les mains pour rattacher sa robe. L'un d'eux détacha les cordes. Le respect pour la nature ferma les yeux de ces hommes. Les mains déliées, Charlotte Corday se tourna du côté du mur et rajusta son fichu. On profita du moment où elle avait les mains libres pour lui faire signer ses réponses. Ses cordes avaient laissé leur empreinte et leurs sillons bleus sur la peau de ses bras. Quand on dut les lui lier de nouveau, elle pria les geôliers de lui permettre de rabattre ses manches et de mettre des gants sous ses chaînes, pour lui épargner un supplice inutile avant le dernier supplice. L'accent et le geste de la pauvre fille furent tels, en adressant cette prière à ses juges et en montrant ses mains meurtries, qu'Harmand ne put retenir ses larmes et s'éloigna pour les cacher.

Voici les principaux passages textuels de cette adresse aux Français, dérobée jusqu'ici aux recherches curieuses de l'histoire, et qui nous a été communiquée, depuis le commencement de la publication de ce livre, par le zèle obligeant pour la vérité de la personne qui la possède, M. Paillet. Elle est écrite de la main de Charlotte Corday, d'une écriture à grands traits, mâle, ferme, fortement tracée, et comme destinée à frapper de loin les regards. La feuille de papier est pliée en huit pour occuper moins de place sous le vêtement ; elle est percée de huit piqûres encore visibles par l'épingle qui l'attachait sur le sein de Charlotte :

Adresse aux Français amis des lois et de la paix.

« Jusqu'à quand, ô malheureux Français, vous plairez-vous dans le trouble et dans les divisions ? Assez et trop longtemps des factieux, des scélérats ont mis l'intérêt de leur ambition à la place de l'intérêt général, pourquoi, victimes de leur fureur, vous anéantir vous-mêmes, pour établir le désir de leur tyrannie sur les ruines de la France ?

« Les factions éclatent de toutes parts, la Montagne triomphe par le crime et l'oppression, quelques monstres abreuvés de notre sang conduisent ses détestables complots... Nous travaillons à notre propre perte, avec plus de zèle et d'énergie que l'on en mit jamais à conquérir la liberté ! Ô Français, encore un peu de temps et il ne restera de vous que le souvenir de votre existence !

« Déjà les départements indignés marchent sur Paris ; déjà le feu de la discorde et de la guerre civile embrase la moitié de ce vaste empire ; il est encore un moyen de l'éteindre, mais ce moyen doit être prompt. Déjà le plus vil des scélérats, Marat, dont le nom seul présente l'image de tous les crimes, en tombant sous le fer vengeur ébranle la Montagne et fait pâlir Danton, Robespierre, ces autres brigands assis sur ce trône sanglant, environnés de la foudre, que les dieux vengeurs de l'humanité ne suspendent sans doute que pour rendre leur chute plus éclatante, et pour effrayer tous ceux qui seraient tentés d'établir leur fortune sur les ruines des peuples abusés !

« Français ! vous connaissez vos ennemis, levez-vous ! marchez ! que la Montagne anéantie ne laisse plus que des frères, des amis ! J'ignore si le ciel nous réserve un gouvernement républicain, mais il ne peut nous donner un Montagnard pour maître que dans l'excès de ses vengeances... Ô France ! ton repos dépend de l'exécution des lois ; je n'y porte pas atteinte en tuant Marat : condamné par l'univers, il est hors la loi. Quel tribunal me jugera ? Si je suis coupable, Alcide l'était donc lorsqu'il détruisait les monstres ?...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Ô ma patrie ! tes infortunes déchirent mon cœur ; je ne puis t'offrir que ma vie ! et je rends grâce au ciel de la liberté que j'ai d'en disposer ; personne ne perdra par ma mort ; je n'imiterai point Paris — le meurtrier de Lepelletier de Saint-Fargeau — en me tuant. Je veux que mon dernier soupir soit utile à mes concitoyens, que ma tête portée dans Paris soit un signe de ralliement pour tous les amis des lois ! que la Montagne chancelante voie sa perte écrite avec mon sang ! que je sois leur dernière victime, et que l'univers vengé déclare que j'ai bien mérité de l'humanité ! Au reste, si l'on voyait ma conduite d'un autre œil, je m'en inquiète peu.

Qu'à l'univers surpris cette grande action

Soit un objet d'horreur ou d'admiration,

Mon esprit, peu jaloux de vivre en la mémoire,

Ne considère point le reproche ou la gloire :

Toujours indépendant et toujours citoyen,

Mon devoir me suffit, tout le reste n'est rien.

Allez, ne songez plus qu'à sortir d'esclavage !...

« Mes parents et amis ne doivent point être inquiétés, personne ne savait mes projets. Je joins mon extrait de baptême à cette adresse pour montrer ce que peut la plus faible main conduite par un entier dévouement. Si je ne réussis pas dans mon entreprise, Français ! je vous ai montré le chemin, vous connaissez vos ennemis, levez-vous ! marchez ! frappez ! »

En lisant ces vers, insérés par la main de la petite fille de Corneille à la fin de cette adresse, comme un cachet antique sur une page du temps, on croit au premier regard que ces vers sont de son aïeul et qu'elle a ainsi invoqué le patriotisme romain du grand tragique de sa race. On se trompe ; les vers sont de Voltaire dans la tragédie la Mort de César.

L'authenticité de cette adresse est attestée par une lettre de Fouquier-Tinville annexée au même dossier. Cette lettre de l'accusateur public est adressée au comité de sûreté générale de la Convention ; la voici :

« Citoyens, je vous fais passer ci-inclus l'interrogatoire subi par la fille Charlotte Corday et les deux lettres par elle écrites dans la maison d'arrêt, dont l'une est destinée à Barbaroux. Ces lettres courent les rues d'une manière tellement tronquée qu'il serait peut-être nécessaire de les faire imprimer telles qu'elles sont. Au surplus, citoyens, quand vous en aurez pris lecture, si vous jugez qu'il n'y ait pas d'inconvénient à les imprimer, vous m'obligerez de m'en donner avis.

« Je vous observe que je viens d'être informé que cet assassin femelle était l'amie de Belzunce, colonel tué à Caen dans une insurrection, et que depuis cette époque elle a conçu une haine implacable contre Marat, et que cette haine paraît s'être ranimée chez elle, au moment où Marat a dénoncé Biron qui était parent de Belzunce, et que Barbaroux paraît avoir profité des dispositions criminelles où était cette fille contre Marat pour l'amener à exécuter cet horrible assassinat.

« FOUQUIER-TINVILLE. »

On voit à ces hésitations et à ces conjectures que l'opinion s'égarait d'hypothèse en hypothèse, au premier moment, cherchant le motif du crime tantôt dans l'amour, tantôt dans le ressentiment, et se refusant à le voir où il était, dans l'égarement du patriotisme.

On consigna Charlotte Corday au cachot Gardée à vue, même pendant la nuit, par deux gendarmes, elle réclama en vain contre cette profanation de son sexe. Le comité de sûreté générale pressait son jugement et son supplice. Elle entendait, de son grabat, les crieurs publics qui colportaient le récit du meurtre dans les rues, et les hurlements de la foule qui souhaitait mille morts à l'assassin. Charlotte ne prenait pas cette voix du peuple pour l'arrêt de la postérité. A travers l'horreur qu'elle inspirait, elle pressentait l'apothéose. Dans cette pensée, elle écrivit au comité de sûreté générale : « Puisque j'ai encore quelques instants à vivre, pourrais-je espérer, citoyens, que vous me permettrez de me faire peindre ? Je voudrais laisser ce souvenir de moi à mes amis. D'ailleurs, comme on chérit l'image des bons citoyens, la curiosité fait quelquefois rechercher celle des grands criminels, pour perpétuer l'horreur de leur crime. Si vous daignez, acquiescer à ma demande, je vous prie de m'envoyer demain un peintre en miniature. Je vous renouvelle la prière de me laisser dormir seule. J'entends sans cesse crier dans la rue, ajoutait-elle, l'arrestation de Fauchet, mon complice. Je ne l'ai jamais vu que par la fenêtre, il y a deux ans. Je ne l'aime ni ne l'estime. C'est l'homme du monde à qui j'aurais le moins volontiers confié mon projet. Si cette déclaration peut lui servir, j'en certifie la vérité. »

 

XXIX.

Le président du tribunal révolutionnaire, Montané, vint, le lendemain 16, interroger l'accusée. Touché de tant de beauté, de jeunesse, et convaincu de la sincérité d'un fanatisme qui innocentait presque l'assassin aux yeux de la justice humaine, il voulut sauver la vie de l'accusée. Il dirigeait les questions et insinua tacitement les réponses de manière à faire conclure plutôt la démence que le crime aux juges. Charlotte trompa obstinément cette miséricordieuse intention du président. Elle revendiqua son acte comme sa gloire. On la transporta à la Conciergerie. Madame Richard, femme du concierge de cette prison, l'y reçut avec la compassion qu'inspirait ce rapprochement de la jeunesse et de l'échafaud.

Grâce à cette indulgence de ses geôliers, Charlotte obtint de l'encre, du papier, de la solitude. Elle en profita pour écrire à Barbaroux une lettre tronquée. Cette lettre racontait toutes les circonstances de son séjour à Paris, dans un style où le patriotisme, la mort et l'enjouement se mêlaient, comme l'amertume et la douceur dans la dernière coupe d'un banquet d'adieu. Après avoir décrit les détails presque facétieux de son voyage en compagnie de Montagnards, et l'amour dont un jeune voyageur s'était soudainement épris à son aspect : « J'ignorais, » poursuivait-elle, « que le comité de salut public avait interrogé les voyageurs. Je soutins d'abord que je ne les connaissais pas, afin de leur éviter le désagrément de s'expliquer. Je suivais en cela mon oracle Raynal, qui dit qu'on ne doit pas la vérité à ses tyrans. C'est par la voyageuse qui était avec moi qu'ils ont appris que je vous connais et que j'avais vu Duperret. Vous connaissez l'âme ferme de Duperret. Il leur a répondu l'exacte vérité. Il n'y a rien contre lui, mais sa fermeté est un crime. Je me repentis trop tard de lui avoir parlé. Je voulus réparer mon tort, en le suppliant de fuir et d'aller vous rejoindre. Il est trop résolu pour se laisser influencer... Le croiriez-vous : Fauchet est emprisonné comme mon complice, lui qui ignorait mon existence ! Mais on n'est guère content de n'avoir qu'une femme sans conséquence à offrir aux mânes de ce grand homme ! Pardon ! ô hommes ! ce nom de Marat déshonore votre espèce. C'était une bête féroce qui allait dévorer le reste de la France par le feu de la guerre civile. Grâce au ciel, il n'est pas né Français... A mon premier interrogatoire, Chabot avait l'air d'un fou. Legendre a voulu m'avoir vue le matin chez lui, moi qui n'ai jamais songé à cet homme. Je ne le crois pas de taille à être le tyran de son pays, et je ne prétends pas punir tout le monde... Je crois qu'on a imprimé les dernières paroles de Marat. Je doute qu'il en ait proféré. Mais voici les dernières qu'il m'avait, dites à moi : après avoir reçu vos noms à tous et ceux des administrateurs du département du Calvados, qui sont à Évreux, il me dit pour me consoler que dans peu de jours il les ferait tous guillotiner à Paris. Ces derniers mots décidèrent de son sort. J'avoue que ce qui m'a décidé tout à fait, c'est le courage avec lequel nos volontaires se sont enrôlés le dimanche 7 juillet. Vous vous souvenez que je me promettais de faire repentir Péthion des soupçons qu'il manifestait sur mes sentiments. J'ai considéré que tant, de braves gens marchant pour avoir la tête d'un seul homme, qu'ils auraient manqué ou qui aurait entraîné dans sa perte beaucoup de bons citoyens, cet homme ne méritait pas tant d'honneur, et qu'il lui suffisait de la main d'une femme. J'avoue que j'ai employé un artifice perfide pour l'engager à me recevoir... Je comptais en partant le sacrifier sur la cime de la Montagne, mais il n'allait plus à la Convention. On est si bon citoyen à Paris que l'on n'y conçoit pas comment une femme inutile, dont la plus longue vie ne serait bonne à rien, peut se sacrifier de sang-froid pour son pays !... Comme j'étais vraiment de sang-froid, en sortant de chez Marat pour être conduite à l'Abbaye, je souffris des cris de quelques femmes. Mais qui sauve la patrie ne s'aperçoit point de ce qu'il en coûte. Puisse la paix s'établir aussitôt que je la désire ! Voici un grand préliminaire. Je jouis délicieusement de la paix depuis deux jours. Le bonheur de mon pays fait le mien. Il n'est point de dévouement dont on ne tire plus de jouissance qu'il n'en coûte à s'y décider. Une imagination vive, un cœur sensible promettaient une vie bien orageuse. Je prie ceux qui me regretteraient de le considérer et de se réjouir. Chez les modernes il y a peu de patriotes qui sachent s'immoler pour leur pays. Presque tout est égoïsme. Quel triste peuple pour former une république !... »

 

XXX.

Cette lettre fut interrompue à ces mots par la translation de la captive à la Conciergerie. Elle la continua en ces termes dans sa nouvelle prison : « Je continue. J'avais eu hier l'idée de faire hommage de mon portrait au département du Calvados. Le comité de salut public ne m'a pas répondu, et maintenant il est trop tard ! Il faut un défenseur, c'est la règle. J'ai pris le mien sur la Montagne. J'ai pensé demander Robespierre ou Chabot... C'est demain à huit heures que l'on me juge. Probablement à midi j'aurai vécu, pour parler le langage romain. J'ignore comment se passeront les derniers moments. C'est la fin qui couronne l'œuvre. Je n'ai pas besoin d'affecter l'insensibilité, car jusqu'à ce moment je n'ai pas la moindre crainte de la mort. Je n'ai jamais estimé la vie que par l'utilité dont elle pouvait être. Marat n'ira point au Panthéon. Il le méritait pourtant bien... Souvenez-vous de l'affaire de mademoiselle de Forbin. Voici son adresse en Suisse. Dites-lui que je l'aime de tout mon cœur. Je vais écrire à mon père. Je ne dis rien à mes autres amis. Je ne leur demande qu'un prompt oubli : leur affliction déshonorerait ma mémoire. Dites au général Wimpfen que je crois lui avoir aidé à gagner plus qu'une bataille en facilitant la paix. Adieu, citoyen. Les prisonniers de la Conciergerie, loin de m'injurier comme le peuple dans les rues, ont l'air de me plaindre. Le malheur rend compatissant. C'est ma dernière réflexion. »

 

XXXI.

Sa lettre à son père, écrite la dernière, était courte et d'un accent où la nature s'attendrissait, au lieu de sourire comme avec Barbaroux. « Pardonnez-moi d'avoir disposé de mon existence sans votre permission, disait-elle. J'ai vengé bien d'innocentes victimes. J'ai prévenu bien d'autres désastres. Le peuple, un jour désabusé, se réjouira d'être délivré d'un tyran. Si j'ai cherché à vous persuader que je passais en Angleterre, c'est que j'espérais rester inconnue. J'en ai reconnu l'impossibilité. J'espère que vous ne serez pas tourmenté ; en tout cas, vous avez des défenseurs à Caen. J'ai pris pour défenseur Gustave Doulcet de Pontécoulant. Un tel attentat ne permet nulle défense. C'est pour la forme. Adieu, mon cher papa, je vous prie de m'oublier ou plutôt de vous réjouir de mon sort. La cause en est belle. J'embrasse ma sœur, que j'aime de tout mon cœur. N'oubliez pas ce vers de Corneille :

« Le crime fait la honte, et non pas l'échafaud ! »

C'est demain à huit heures que l'on me jugé... »

Cette allusion à un vers de son aïeul, en rappelant à son père l'orgueil du nom et l'héroïsme du sang, semblait placer son action sous la sauvegarde du génie de sa famille. Elle défendait la faiblesse ou le reproche au cœur de son père, en lui montrant le peintre des sentiments romains, applaudissant d'avance à son dévouement.

 

XXXII.

Le lendemain, à huit heures du matin, les gendarmes vinrent la prendre pour la conduire au tribunal révolutionnaire. La salle était située au-dessus des voûtes de la Conciergerie. Un escalier sombre, étroit, funèbre, rampant, dans le creux des épaisses murailles du soubassement du Palais-de-Justice, conduisait les accusés au tribunal et ramenait les condamnés dans leur cachot. Avant de monter, elle arrangea ses cheveux et son costume pour paraître avec décence devant la mort ; puis elle dit en souriant au concierge, qui assistait à ces préparatifs : « Monsieur Richard, ayez soin, je vous prie, que mon déjeuner soit préparé lorsque je descendrai de là-haut : mes juges sont sans doute pressés. Je veux faire mon dernier repas avec madame Richard et avec vous. »

L'heure du jugement de Charlotte Corday était connue la veille dans Paris. La curiosité, l'horreur, l'intérêt, la pitié avaient attiré une foule immense dans l'enceinte du tribunal et dans les salles qui la précèdent. Quand l'accusée approcha, un bruit sourd s'éleva comme une malédiction sur son nom, du sein de cette multitude. Mais à peine eut-elle fendu la foule et fait rayonner sa beauté surnaturelle dans tous les regards, que ce murmure de colère se changea en frémissement d'intérêt et d'admiration. Toutes les physionomies passèrent de l'horreur à l'attendrissement ; ses traits exaltés par la solennité du moment, colorés par l'émotion, troublés par la confusion de la jeune fille sous tant de regards, raffermis et ennoblis par la grandeur même d'un crime qu'elle portait dans l'âme et sur le front comme une vertu ; enfin la fierté et la modestie rassemblées et confondues dans son attitude, donnaient à sa figure un charme mêlé d'effroi qui troublait toutes les âmes et tous les yeux : ses juges mêmes paraissaient des accusés devant elle. On croyait voir la justice divine ou la Némésis antique, substituant la conscience aux lois, et venant demander à la justice humaine, non de l'absoudre, mais de la reconnaître et de trembler !

 

XXXIII.

Quand elle fut assise au banc des accusés, on lui demanda si elle avait un défenseur. Elle répondit qu'elle avait chargé un ami de ce rôle ; mais que ne le voyant pas dans l'enceinte, elle présumait qu'il avait manqué de courage. Le président lui désigna alors un défenseur d'office : c'était le jeune Chauveau-Lagarde, illustré depuis par sa défense de la reine, et déjà connu par son éloquence et par son courage, dans les causes et dans les temps où l'avocat partageait les périls de l'accusé. Ce choix du président indiquait une arrière-pensée de salut. Chauveau-Lagarde vint se placer au barreau. Charlotte le regarda d'un œil scrutateur et inquiet, comme si elle eût craint que, pour sauver sa vie, son défenseur n'abandonnât quelque chose de son honneur.

La veuve de Marat déposa en sanglotant. Charlotte, émue de la douleur de cette femme, abrégea sa déposition en s'écriant : « Oui, oui, c'est moi qui l'ai tué ! » Elle raconta ensuite la préméditation d'un acte conçu depuis trois mois, le projet de frapper le tyran au milieu de la Convention, la ruse employée pour l'approcher. « Je conviens, » dit-elle avec humilité, « que ce moyen était peu digne de moi ; mais il fallait paraître estimer cet homme pour arriver jusqu'à lui. — Qui vous a inspiré tant de haine contre Marat ? lui demanda-t-on. — Je n'avais pas besoin de la haine des autres, » répondit-elle, « j'avais assez de la mienne ; d'ailleurs on exécute mal ce qu'on n'a pas conçu soi-même. — Que haïssiez-vous en lui ? — Ses crimes ! — En lui donnant la mort, qu'espériez-vous ? — Rendre la paix à mon pays. — Croyez-vous donc avoir assassiné tous les Marats ? — Celui-là mort, les autres trembleront peut-être. » On lui représenta le couteau pour qu'elle le reconnût. Elle le repoussa d'un geste de dégoût. — « Oui, » dit-elle, « je le reconnais. » Le crime refroidi lui faisait horreur dans l'instrument qui l'avait consommé. — « Quelles personnes fréquentiez-vous à Caen ? — Très-peu de monde ; je voyais Larue, officier municipal, et le curé de Saint-Jean. — Était-ce à un prêtre assermenté ou non assermenté que vous vous confessiez à Caen. — Je n'allais ni aux uns ni aux autres. — Depuis quand aviez-vous formé ce dessein ? — Depuis la journée du 31 mai, où l'on arrêta ici les députés du peuple. J'ai tué un homme pour en sauver cent mille. J'étais républicaine bien avant la Révolution. »

On confronte Fauchet avec elle. — « Je ne connais Fauchet que de vue, dit-elle avec dédain ; je le regarde comme un homme sans mœurs et sans principes, et je le méprise. » L'accusateur lui reprochant d'avoir porté le coup de haut en bas pour qu'il fût plus sûr, lui dit qu'il fallait sans doute qu'elle fût bien exercée au crime ! A cette supposition qui bouleversait toutes ses pensées en l'assimilant aux meurtriers de profession, elle poussa une exclamation de honte. « Oh, le monstre ! » s'écria-t-elle, « il me prend pour un assassin ! »

Fouquier-Tinville résuma les débats et conclut à la mort.

Le défenseur se leva. « L'accusée, dit-il, avoue le crime, elle avoue la longue préméditation, elle en avoue les circonstances les plus accablantes. Citoyens, voilà sa défense tout entière. Ce calme imperturbable et cette complète abnégation de soi-même, qui ne révèlent aucun remords en présence de la mort, ce calme et cette abnégation, sublimes sous un aspect, ne sont pas dans la nature ; ils ne peuvent s'expliquer que par l'exaltation du fanatisme politique qui lui a mis le poignard à la main. C'est à vous de juger de quel poids un fanatisme si inébranlable doit peser dans la balance de la justice. Je m'en rapporte à vos consciences. »

Les jurés portèrent à l'unanimité la peine de mort. Elle entendit l'arrêt sans pâlir. Le président lui ayant demandé si elle avait à parler sur la nature de la peine qui lui était infligée, elle dédaigna de répondre ; et s'approchant de son défenseur : « Monsieur, » lui dit-elle d'une voix pénétrante et douce, « vous m'avez défendue comme je voulais l'être, je vous en remercie ; je vous dois un témoignage de ma reconnaissance et de mon estime, je vous l'offre digne de vous. Ces messieurs (en montrant les juges) viennent de déclarer mes biens confisqués ; je dois quelque chose à la prison, je vous lègue cette dette à acquitter pour moi. »

Pendant qu'on l'interrogeait et que les jurés recueillaient ses réponses, elle avait aperçu dans l'auditoire un peintre qui dessinait ses traits. Sans s'interrompre, elle s'était tournée avec complaisance, et en souriant, du côté de l'artiste pour qu'il put mieux retracer son image. Elle pensait à l'immortalité. Elle posait déjà devant l'avenir.

 

XXXIV.

Derrière le peintre, un jeune homme, dont les cheveux blonds, l'œil bleu, le teint pâle révélaient un homme du Nord, s'élevait sur la pointe des pieds pour mieux apercevoir l'accusée. Il tenait les yeux attachés sur elle, comme un fantôme dont le regard aurait contracté l'immobilité de la mort. A chaque réponse de la jeune fille, le sens viril et le son féminin de cette voix le faisaient frissonner et changer de couleur. Il semblait boire des yeux ses paroles et s'associer par le geste, par l'attitude et par l'enthousiasme, aux sentiments que l'accusée exprimait. Plusieurs fois ne pouvant contenir son émotion, il provoqua par des exclamations involontaires les murmures de l'auditoire et l'attention de Charlotte Corday. Au moment où le président prononça l'arrêt de mort, ce jeune homme se leva à demi avec le geste d'un homme qui proteste dans son cœur, et se rassit aussitôt comme si les forces lui manquaient. Charlotte, insensible à son propre sort vit ce mouvement. Elle comprit qu'au moment où tout l'abandonnait sur la terre une âme s'attachait à la sienne, et qu'au milieu de cette foule indifférente ou ennemie elle avait un ami inconnu. Son regard le remercia. Ce fut leur seul entretien ici-bas.

Ce jeune étranger était Adam Lux, républicain allemand, envoyé à Paris par les révolutionnaires de Mayence pour concerter les mouvements de l'Allemagne avec ceux de la France dans la cause commune de la raison humaine et de la liberté des peuples. Ses yeux suivirent l'accusée jusqu'au moment où elle disparut, entre les sabres des gendarmes, sous la voûte de l'escalier. Sa pensée ne la quitta plus.

 

XXXV.

Rentrée à la Conciergerie, qui allait la rendre clans peu d'instants à l'échafaud, Charlotte Corday sourit à ses compagnons de prison, rangés dans les corridors et dans les cours pour la voir passer. Elle dit au concierge : « J'avais espéré que nous déjeunerions encore ensemble ; mais les juges m'ont retenue là-haut si longtemps qu'il faut me pardonner de vous avoir manqué de parole. » Le bourreau entra. Elle lui demanda une minute pour achever une lettre commencée. Cette lettre n'était ni une faiblesse ni un attendrissement de son âme : c'était le cri de l'amitié indignée qui veut laisser un reproche immortel à la lâcheté d'un abandon. Elle était adressée à Doulcet de Pontécoulant, qu'elle avait connu chez sa tante et qu'elle croyait avoir invoqué en vain pour défenseur. Voici ce billet : « Doulcet de Pontécoulant est un lâche d'avoir refusé de me défendre lorsque la chose était si facile. Celui qui l'a fait s'en est acquitté avec toute la dignité possible. Je lui en conserverai ma reconnaissance jusqu'au dernier moment. » Cette vengeance frappait à faux sur celui qu'elle accusait du bord de la tombe. Le jeune Pontécoulant, absent de Paris, n'avait pas reçu la lettre : sa générosité et son courage répondaient de son acceptation. Charlotte emportait une erreur et une injustice à l'échafaud.

L'artiste qui avait ébauché les traits de Charlotte Corday devant le tribunal, était M. Hauer, peintre et officier de garde nationale de la section du Théâtre-Français. Rentrée dans le cachot, elle pria le concierge de le laisser entrer pour achever son ouvrage. M. Hauer fut introduit. Charlotte le remercia de l'intérêt qu'il paraissait prendre à son sort et posa avec sérénité devant lui. On eût dit qu'en lui permettant de transmettre ses traits et sa physionomie à la postérité, elle le chargeait de transmettre son âme et son patriotisme visibles aux générations à venir. Elle s'entretint avec M. Hauer de son art, de l'événement du jour, de la paix que lui laissait l'acte qu'elle venait de consommer. Elle parla de ses jeunes amies d'enfance à Caen, et pria l'artiste de copier en petit le portrait en grand qu'il exécutait, et d'envoyer cette miniature à sa famille.

Au milieu de cet entretien, entrecoupé de silences, on entendit frapper doucement à la porte du cachot placée derrière l'accusée. On ouvrit, c'était le bourreau. Charlotte, se retournant au bruit, aperçut les ciseaux et la chemise rouge que l'exécuteur portait sur le bras. On vit sa peau pâlir et frissonner à cet appareil. « Quoi, déjà ! » s'écria-t-elle involontairement. Elle se raffermit bientôt, et, jetant un regard sur le portrait inachevé, « Monsieur, » dit-elle à l'artiste avec un sourire triste et bienveillant, « je ne sais comment vous remercier du soin que vous avez pris ; je n'ai que cela à vous offrir, conservez-le en mémoire de votre bonté et de ma reconnaissance. » En disant ces mots, elle prit les ciseaux de la main du bourreau, et coupant une mèche de ses longs cheveux blond-cendré qui s'échappaient de son bonnet, elle la présenta à M. Hauer. Les gendarmes et le bourreau, à ces paroles et à ce geste, sentirent des larmes monter dans leurs yeux.

La famille de M. Hauer possède encore ce portrait Interrompu par la mort. La tête seule était peinte, le buste était à peine esquissé. Mais le peintre, qui suivit de l'œil les préparatifs de l'échafaud, fut si frappé de l'effet de la splendeur sinistre que la chemise rouge ajoutait à la beauté du modèle, qu'après le supplice de Charlotte il la peignit sous ce costume.

Un prêtre autorisé par l'accusateur public se présenta, selon l'usage, pour lui offrir les consolations de la religion. « Remerciez, » lui dit-elle avec une grâce affectueuse, « ceux qui ont eu l'attention de vous envoyer ; mais je n'ai pas besoin de votre ministère : le sang que j'ai versé et mon sang que je vais répandre sont les seuls sacrifices que je puisse offrir à l'Éternel. » L'exécuteur lui coupa les cheveux, lui lia les mains et la revêtit de la chemise des suppliciés. « Voilà, dit-elle en souriant, la toilette de la mort faite par des mains un peu rudes ; mais elle conduit à l'immortalité. »

Elle ramassa ses longs cheveux, les regarda une dernière fois et les donna à madame Richard. Au moment où elle monta sur la charrette pour aller au supplice, un orage éclatait sur Paris. Les éclairs et la pluie ne dispersèrent pas la foule qui encombrait les places, les ponts, les rues sur la route du cortége. Des hordes de femmes forcenées la poursuivaient de leur malédiction. Insensible à ces outrages, elle promenait un regard rayonnant de sérénité et de pitié sur ce peuple.

 

XXXVI.

Le ciel s'était éclairci. La pluie, qui collait ses vêtements sur ses membres, dessinait sous la laine humide les gracieux contours de son corps comme ceux d'une femme sortant du bain. Ses mains, liées derrière le dos, la forçaient à relever la tête ; cette contrainte des muscles donnait plus de fixité à son attitude et faisait ressortir les courbes de sa stature. Le soleil couchant éclairait son front de rayons semblables à une auréole. Les couleurs de ses joues, relevées par les reflets de sa chemise rouge, donnaient à son visage une splendeur dont les yeux étaient éblouis. On ne savait si c'était l'apothéose ou le supplice de la beauté que suivait ce tumultueux cortége. Robespierre, Danton, Camille Desmoulins s'étaient placés sur le passage pour l'entrevoir. Tous ceux qui avaient le pressentiment de l'assassinat étaient curieux d'étudier sur ses traits l'expression du fanatisme qui pouvait les menacer demain. Elle ressemblait à la vengeance céleste satisfaite et transfigurée. Elle paraissait par moments chercher dans ces milliers de visages un regard d'intelligence sur lequel son regard pût se reposer. Adam Lux attendait la charrette à l'entrée de la rue Saint-Honoré. Il suivit pieusement les roues jusqu'au pied de l'échafaud. « Il gravait dans son cœur, » dit-il lui-même, « cette inaltérable douceur au milieu des hurlements barbares de la foule, ce regard si doux et si pénétrant, ces étincelles vives et humides qui s'échappaient comme des pensées enflammées de ces beaux yeux dans lesquels parlait une âme aussi intrépide que tendre : yeux charmants qui auraient dû émouvoir un rocher ! s'écrie-t-il... Souvenirs uniques et immortels, ajoutait-il, qui brisèrent mon cœur et qui le remplirent d'émotions jusqu'alors inconnues ! émotions dont la douceur égale l'amertume et qui ne mourront qu'avec moi. Qu'on sanctifie le lieu de son supplice et qu'on y élève sa statue avec ces mots : Plus grande que Brutus ! Mourir pour elle, être souffleté comme elle par la main du bourreau, sentir en mourant le froid du même couteau qui trancha la tête angélique de Charlotte, être uni à elle dans l'héroïsme, dans la liberté, dans l'amour, dans ; mort, voilà désormais mes seuls vœux ! Je n'atteindrai jamais cette vertu sublime ; mais n'est-il pas juste que l'objet adoré soit toujours au-dessus de l'adorateur ? »

 

XXXVII.

Ainsi un amour enthousiaste et immatériel, éclos du dernier regard de la victime, l'accompagnait à son insu pas à pas jusqu'à l'échafaud, et se disposait à la suivre pour mériter avec son modèle et son idéal l'éternelle union des âmes. La charrette s'arrêta. Charlotte pâlit en voyant l'instrument du supplice. Elle reprit promptement ses couleurs naturelles et monta les marches glissantes de l'échafaud d'un pas aussi ferme et aussi léger que le permettaient sa chemise traînante et ses mains liées. Quand l'exécuteur, pour lui découvrir le cou, arracha le fichu qui couvrait sa gorge, la pudeur humiliée lui donna plus d'émotion que la mort prochaine ; mais, reprenant sa sérénité et son élan presque joyeux vers l'éternité, elle plaça d'elle-même son cou sous la hache. Sa tête roula et rebondit. Un des valets du bourreau, nommé Legros, prit la tête d'une main et la souffleta de l'autre par une vile adulation au peuple. Les joues de Charlotte rougirent, dit-on, de l'outrage, comme si la dignité et la pudeur avaient survécu un moment au sentiment de la vie. La foule irritée n'accepta pas l'hommage. Un frisson d'horreur parcourut la multitude et demanda vengeance de cette indignité. Cependant la violation de l'humanité ne s'arrêta pas là. L'infâme curiosité des maratistes chercha jusque sur les restes inanimés de la jeune fille les preuves du vice dont ses calomniateurs voulaient la flétrir. Sa vertu trouva son témoignage où ses ennemis cherchaient sa honte. Cette profanation de la beauté et de la mort attesta l'innocence de ses mœurs et de la virginité de son corps.

 

XXXVIII.

Telle fut la fin de Marat. Telles furent la vie et la mort de Charlotte Corday. En présence du meurtre, l'histoire n'ose glorifier ; en présence de l'héroïsme, l'histoire n'ose flétrir. L'appréciation d'un tel acte place l'âme dans cette redoutable alternative de méconnaître la vertu ou de louer l'assassinat. Comme ce peintre qui, désespérant de rendre l'expression complexe d'un sentiment mixte, jeta un voile sur la figure de son modèle et laissa un problème au spectateur, il faut jeter ce mystère à débattre éternellement dans l'abîme de la conscience humaine. Il y a des choses que l'homme ne doit pas juger, et qui montent, sans intermédiaire et sans appel, au tribunal direct de Dieu. Il y a des actes humains tellement mêlés de faiblesse et de force, d'intention pure et de moyens coupables, d'erreur et de vérité, de meurtre et de martyre, qu'on ne peut les qualifier d'un seul mot, et qu'on ne sait s'il faut les appeler crime ou vertu. Le dévouement coupable de Charlotte Corday est du nombre de ces actes que l'admiration et l'horreur laisseraient éternellement dans le doute, si la morale ne les réprouvait pas. Quant à nous, si nous avions à trouver, pour cette sublime libératrice de son pays et pour cette généreuse meurtrière de la tyrannie, un nom qui renfermât à la fois l'enthousiasme de notre émotion pour elle et la sévérité de notre jugement sur son acte, nous créerions un mot qui réunît les deux extrêmes de l'admiration et de l'horreur dans la langue des hommes, et nous l'appellerions l'ange de l'assassinat.

Peu de jours après le supplice, Adam Lux publiait l'apologie de Charlotte Corday, et s'associait à son attentat pour être associé à son martyre. Arrêté pour cette audacieuse provocation, il était jeté à l'Abbaye. Il s'écriait en passant le seuil de la prison : « Je vais donc mourir pour elle ! » Et il mourait en effet bientôt, en saluant comme l'autel de la liberté et de l'amour l'échafaud que le sang de son modèle avait consacré.

L'héroïsme de Charlotte fut chanté par André Chénier, qui devait bientôt mourir lui-même pour la patrie commune des grandes âmes la pure liberté. La poésie de tous les peuples s'empara du nom de Charlotte Corday pour en faire l'effroi des tyrans. « Quelle est cette tombe ? » chante le poète allemand Klopstock. « C'est la tombe de Charlotte. Allons cueillir des fleurs et les effeuiller sur sa cendre, car elle est morte pour la patrie. — Non, non, ne cueillez rien. — Allons chercher un saule pleureur et plantons-le sur son gazon, car elle est morte pour la patrie. — Non, non, ne plantez rien, mais pleurez, et que vos larmes soient de sang, car elle est morte en vain pour la patrie. »

En apprenant dans sa prison le crime, le jugement et la mort de Charlotte Corday, Vergniaud s'écria : « Elle nous tue, mais elle nous apprend à mourir ! »