HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME SIXIÈME

 

LIVRE QUARANTE-DEUXIÈME.

 

 

I.

Pendant que les Girondins suivaient ainsi le cortège de leur défaite, le comité révolutionnaire de la commune envoya des hommes armés arrêter Roland dans sa maison. Le ressentiment de ce vieillard, le génie et la beauté de sa femme, la renommée populaire qui faisait de leur foyer domestique un foyer de conspirations contre la Montagne, les déclamations de Marat, les insinuations de Robespierre, les perpétuelles allusions des journaux jacobins à la puissance occulte de cette famille, enfin ce nom de Rolandistes donné aux Girondins et confondant ainsi les prétendus crimes de Roland dans les crimes qu'on attribuait à ses amis, n'avaient pas permis au peuple d'oublier ce ministre tombé. Roland n'avait pas joui du bénéfice de la chute, l'oubli. On craignait trop cet homme pour lui pardonner. On croyait arrêter, dans sa personne, une conspiration contre la république, et trouver chez lui tous les fils et toute l'âme du parti du fédéralisme. A six heures du soir, pendant que la multitude entourait la Convention, et que ses amis luttaient à la tribune, les sectionnaires se présentèrent chez lui et le sommèrent de les suivre au nom du comité révolutionnaire. Ils lui montrèrent un ordre écrit. « Je ne connais pas ce pouvoir dans la constitution, répondit Roland, et je n'obéirai pas volontairement aux ordres qui émanent d'une autorité illégale. Si vous employez la violence, je ne pourrai que vous opposer la résistance d'un homme de mon âge ; mais je protesterai jusqu'au dernier soupir. — Je n'ai pas l'ordre d'employer la violence, » dit le chef des sectionnaires porteur du mandat d'arrêt ; « je vais en référer au conseil de la commune, et je laisse ici mes collègues pour répondre de vous. »

 

II.

Madame Roland s'arme de toute l'indignation que le sentiment de la loi violée et des périls de son mari lui inspire. Elle rédige précipitamment une lettre à la Convention pour lui demander vengeance. Elle écrit de plus un billet au président et le prie de la faire admettre elle-même à la barre. Elle s'élance dans une voiture de place et se fait conduire aux Tuileries.

La foule et les troupes remplissaient les cours. Elle abaisse son voile sur son visage de peur d'être reconnue par ses ennemis. Repoussée d'abord par les sentinelles, elle parvient, à force de ruse et d'insistance, à se faire ouvrir la salle des pétitionnaires. Elle entend de là, pendant des heures d’angoisse, le sourd retentissement des bruits de la salle et les tumultes des tribunes qui invectivent ses amis ou qui applaudissent ses ennemis. Elle envoie son billet au président par un député de la Plaine nommé Roze, qui la reconnaît et qui la protège. Roze revient après une longue attente. Il lui raconte les motions meurtrières contre les Girondins, la consternation de ce parti, le danger des vingt-deux têtes proscrites, l'impossibilité où est la Convention de faire diversion à ce combat à mort, pour entendre et pour discuter la réclamation d'une femme. Elle insiste. Roze lui amène Vergniaud.

Madame Roland et Vergniaud s'entretiennent, à l'écart, pendant que leur parti s'écroule. « Faites-moi entrer, faites-moi obtenir la parole, » dit la femme courageuse à Vergniaud, « j'exprimerai avec force des vérités qui ne seront pas inutiles à la république et qui réveilleront la Convention de sa stupeur. Un exemple de courage peut faire honte à une nation. » L'éloquence qu'elle sentait en elle lui faisait illusion sur la lâcheté des assemblées. Vergniaud gémit de son illusion, la détourne de son dessein, lui presse les mains dans les siennes comme pour un suprême adieu, et rentre attendri et fortifié dans la salle pour répondre à Robespierre.

Madame Roland sort des Tuileries, court à pied chez Louvet, dont elle aimait et dont elle voulait invoquer le courage. Louvet était à la Convention. A son retour, le concierge de la maison qu'elle habite lui apprend que Roland, délivré de la surveillance des sectionnaires, s'est réfugié dans une maison voisine. Elle y court. Son mari avait déjà changé d'asile. Elle le suit de porte en porte, et finit parle découvrir ; elle tombe dans ses bras, lui raconte ses tentatives, se réjouit de sa délivrance et ressort pour forcer la porte de la Convention.

 

III.

Il était nuit depuis deux heures. Cette femme seule parcourt les rues illuminées sans comprendre de quel parti cette illumination éclaire le triomphe. Arrivée au Carrousel, où campaient tout à l'heure quarante mille hommes et où s'agitait une multitude innombrable, elle trouve la place vide et silencieuse. Quelques rares sentinelles gardent seules les portes du palais national. La séance était levée. Elle interroge un groupe de sans-culottes, qui veillaient autour d'un canon. Ils lui apprennent, avec l'accent d'une joie qu'ils croient partagée par elle, que la commission des Douze est renversée, que ce sacrifice a réconcilié les patriotes, que Paris sauve la république, que le règne des traîtres est fini, et que la municipalité victorieuse ne tardera pas à faire arrêter les vingt-deux. Elle rentre consternée dans sa demeure. Elle embrasse sa fille endormie et délibère si elle se soustraira à l'arrestation par la fuite. L'asile où son mari s'était caché ne pouvait les celer tous les deux. Le seul asile qu'elle pouvait emprunter, après celui-là, aurait accrédité contre sa vertu des calomnies que sa pureté redoutait plus que la mort. Elle se décida à attendre son sort et à le braver au foyer de sa vie d'épouse et de mère. Elle avait depuis longtemps aguerri son âme contre la persécution et même contre l'assassinat. Son cœur dévoré d'une double passion, un amour sans faiblesse et un patriotisme désespéré, ne lui présentait depuis quelque temps dans la mort qu'un asile pour sa vertu et qu'une éclatante immortalité pour son nom. Elle ne regrettait de la vie que sa fille, dans l'âme de laquelle elle voyait poindre le germe de ses talents, avec une raison plus forte et plus sereine, pour dominer ses passions. Elle avait des amis sûrs à qui elle pouvait léguer ce trésor d'une mère. Tranquille de ce côté, elle était prête à tout événement Le sang d'une autre Lucrèce n'effrayait pas son imagination, pourvu qu'il teignît le drapeau de la république. Dans cette résolution, elle s'assit pour écrire à Roland les résultats de sa journée. Accablée des fatigues et des anxiétés du jour, elle venait de s'endormir quand des membres de la section forcent sa demeure et la font réveiller en sursaut par sa femme de service. Elle se lève et, comprenant d'avance son sort, elle s'habille avec décence et fait un paquet de ses vêtements les plus nécessaires, comme pour quitter à jamais sa maison. Les sectionnaires l'attendaient dans son salon ; ils lui présentent l'ordre d'arrestation de la commune contre elle. Elle demande une minute seulement pour informer, par un billet, un ami de sa situation et pour lui recommander sa fille. On la lui accorde ; mais le chef des sectionnaires ayant insisté pour lire ce qu'elle écrivait et pour connaître le nom de l'ami auquel elle l'adressait, elle déchira avec indignation sa lettre : aimant mieux disparaître sans adieux, que de dénoncer une amitié dont on ferait un crime à celui qu'elle aimait.

On l'arracha, au lever du jour, à sa fille et à ses domestiques en larmes. « Que vous êtes aimée ! » lui dit avec étonnement un des sectionnaires qui n'avait jamais vu, dans la femme belle et sensible, que le chef de parti odieux et calomnié. « C'est que j'aime, » lui répondit avec une fierté tendre madame Roland.

On la jeta dans une voiture entourée de gendarmes. Le peuple et les femmes de la rue, ameutés depuis le matin par le spectacle de cette arrestation, suivaient la voiture en criant : « A la guillotine ! » La foule aime à voir tomber toute chose. Un commissaire de la commune demanda à madame Roland si elle désirait qu'on baissât les glaces de la voiture pour la soustraire à ces regards et à ces cris. « — Non, dit-elle, l'innocence opprimée ne doit pas prendre l'attitude du crime et de la honte, je ne crains pas les regards des hommes de bien et je brave ceux de mes ennemis. — Vous avez plus de caractère que beaucoup d'hommes, » lui dit le commissaire, « vous attendez paisiblement justice. — Justice ! répondit-elle, s'il y en avait, je ne serais pas ici ! J'irai à l'échafaud comme je me rends à la prison. Je méprise la vie. » Les portes de la prison se refermèrent sur elle. Toutes les vertus, toutes les fautes, toutes les espérances, tous les repentirs et tout l'héroïsme de son parti semblèrent entrer avec elle dans ce cachot. L'histoire l'y suivra pour les contempler.

 

IV.

La séance du lendemain 1er juin, à la Convention, ne fut occupée que par la lecture de la proclamation du comité de salut public au peuple français, lue et rédigée par Barrère. Cette proclamation, empreinte du caractère de faiblesse et d'ambiguïté des événements et des hommes, excusait l'insurrection comme une heureuse illégalité du peuple de Paris, et présentait les Girondins comme des représentants d'une vertu trop rigide dont la Convention avait réparé les torts, en les couvrant néanmoins de son inviolabilité. La commune, enivrée de sa victoire, tenait un plus impérieux langage, et se réunissait pour achever ses ennemis. Le maire Pache n'affectait déjà plus de blâmer le comité insurrectionnel de l'Archevêché. « J'arrive, disait-il, du comité de salut public, où j'ai été appelé. Je l'ai trouvé dans les meilleures dispositions : Marat, qui y était, vous l'attestera. Marat demande à vous donner ses conseils dans ces graves circonstances. »

Marat en effet se présente à la tribune. « Levez-vous, peuple souverain ! dit-il. Vous n'avez de ressources que dans votre propre énergie. Vos mandataires vous trahissent. Présentez-vous à la Convention, lisez votre adresse, et ne quittez pas la barre que vous n'ayez obtenu une réponse. Après quoi vous agirez d'une manière conforme à vos droits et à vos intérêts. Voilà le conseil que j'avais à vous donner. » A la voix de Marat, la commune obéissante nomme douze commissaires, six pris dans son sein, six pris dans le comité insurrectionnel, pour porter l'adresse à la Convention. Le président remercie Marat d'être venu communiquer son énergie à la commune. Les mesures de levée en masse du peuple de Paris, la solde des sans-culottes, le tocsin, le rappel, le canon d'alarme sont votés.

 

V.

Cependant le comité de salut public, auquel le décret de la Convention avait renvoyé tous les pouvoirs et toute la responsabilité arrachés la veille à la commission des Douze, délibérait de son côté. Il était composé alors en majorité de députés de la Montagne et de quelques députés neutres de la Plaine. Le comité de salut public délibérait en secret, et ne comptait que neuf membres : Barrère, Delmas, Bréard, Cambon, Robert Lindet, Guyton de Morveau, Treilhard, Lacroix d'Eure-et-Loir, Danton. Dans ce comité, subitement investi d'une dictature inattendue, Barrère flairait comme toujours, Danton dominait comme partout. Le comité, informé par ses agents des résolutions de la commune et du projet d'arrêter les vingt-deux, passa la nuit et une partie du jour en délibération. Il appela dans son sein Pache, Garat, ministre de l'intérieur, et Bouchotte, ministre de la guerre, créature de Pache. Les renseignements étaient terribles, les avis flottants, les esprits contraints entre le danger de refuser tout à la commune, ou de lui prêter la main de la Convention pour se mutiler elle-même. Pache, Bouchotte et Garat ne dissimulaient plus au comité que l'arrestation des vingt-deux était la seule mesure qui pût calmer la fermentation de Paris. Cette cruelle nécessité d'immoler des collègues à l'ostracisme de la multitude semblait répugner même à Barrère. « Il faudra voir, » disait-il à Pache, « qui représente la nation, de la Convention nationale ou de la commune de Paris. »

Treilhard, Delmas, Bréard, Cambon ne se révoltaient pas moins contre l'idée d'attenter à l'inviolabilité du seul pouvoir souverain existant, et de jeter ainsi l'encouragement aux factions, le défi aux départements. De toutes les dictatures dont on parlait tant, c'était accepter la pire : la dictature des séditions.

Lacroix, Cordelier fanatique, dévoué à Danton comme au génie de la république, n'osait émettre un avis, avant que son maître eût parlé, de peur de se tromper de crime. Danton lui-même semblait, pour la première fois, indécis. Il écoutait tout, en concentrant ses réflexions dans son âme et en couvrant sa pensée, ordinairement si visible sur son visage, d'un masque d'impassibilité. Seulement il y avait dans son immobilité et dans son silence plus de douleur que d'emportement. Sa physionomie semblait avoir revêtu d'avance le deuil de la république.

Garat gémissait à côté de Danton de l'imminence du péril, de la gravité de l'attentat, des sinistres conséquences d'un pareil sacrifice fait à la force brutale des masses. Puis, comme illuminé tout à coup d'un de ces éclairs soudains qui laissent entrevoir dans l'obscurité : « Je ne vois qu'un moyen de salut, » s'écria-t-il ; « mais il suppose un héroïsme qu'on n'ose espérer de nos temps corrompus. — Parle, » dit Danton, « nos âmes sont à la hauteur de tous les temps, la Révolution n'a pas dégradé la nature humaine. — Eh bien ! » reprit avec timidité Garat, comme un homme qui sonde l'abîme du cœur d'un autre homme sans savoir s'il y trouvera le crime ou la vertu, « souviens-toi des querelles de Thémistocle et d'Aristide qui faillirent anéantir leur patrie en la déchirant en deux factions acharnées. Aristide trouva le salut de son pays dans sa grandeur d'âme : Athéniens, dit-il au peuple, qui se partageait entre lui et son rival, vous ne serez jamais tranquilles et heureux tant que vous n'aurez pas précipité à la fois Thémistocle et moi dans le gouffre où vous jetez vos criminels !... »

« — Tu as raison, » s'écria Danton en saisissant l'allusion avant que Garat en eût fait l'application aux circonstances, et en se levant comme un homme qui voit le salut et qui l'embrasse ; « tu as raison ! il faut que l'unité de la république triomphe sur nos cadavres s'il est nécessaire ; il faut que, nos ennemis et nous, nous nous exilions en nombre égal de la Convention pour y ramener la force et la paix. Je cours proposer ce parti à nos héroïques amis de la Montagne, et je m'offrirai le premier à me rendre en otage à Bordeaux. »

Le comité tout entier, entraîné par le généreux enthousiasme de l'acte et des paroles de Danton, adopta ce parti, qui, en laissant l'honneur du sacrifice aux Montagnards, sauvait les têtes des Girondins et ne donnait la victoire qu'au patriotisme. Garat y voyait l'apaisement d'une lutte qui intimidait sa faiblesse ; Barrère une continuation d'équilibre entre les factions ; Pache lui-même un acheminement à la suprême magistrature de la république qu'on rêvait pour lui, sous le titre de grand-juge du peuple ; enfin Danton un acte antique de dévouement personnel qui couvrirait son nom contre les reproches de septembre, une preuve de désintéressement patriotique qui le grandirait encore dans l'imagination de la multitude, et qui lui donnerait, à force d'estime, cette direction suprême de la Révolution qu'il n'avait pu conquérir encore à force de popularité.

Mais l'enthousiasme s'évapore en se refroidissant, et les résolutions improvisées dans un conseil sont rarement adoptées par la passion d'une grande assemblée. Danton entraîna quelques amis, les autres demandèrent à réfléchir. Il fit sonder Robespierre. Robespierre, plus politique et moins généreux, souffla froidement sur les illusions de Danton et les fît évanouir aux yeux de ses amis. « Sa logique ne lui permettait pas d'abdiquer, dit-il, non sa puissance, il n'en avait pas, mais le mandat du peuple, qui l'avait envoyé au poste où il voulait mourir. Il ne s'agit pas de moi, ajouta-t-il, mais de mes idées, qui sont celles du peuple et du temps. Je n'ai pas le droit d'abdiquer pour elles. Qu'on prenne ma tête, mais je ne la donne pas. D'ailleurs, ajouta-t-il, le gouffre d'Aristide n'est qu'un sublime sophisme. Ou Aristide croit qu'il nuit à sa patrie, et alors il doit s'y précipiter lui-même ; ou il croit qu'il la sauve, et alors il doit y précipiter ses ennemis. Voilà la logique. L'héroïsme de Danton n'est que l'attendrissement d'un cœur faible qui fléchit sous son devoir et qui livre la Révolution pour une larme. »

 

VI.

Danton, Barrère, Lacroix, Garat, paralysés par l'inflexibilité de Robespierre, furent contraints de renoncer à ce projet, et ne virent de salut pour la Convention que dans l'abdication prompte et volontaire des vingt-deux. Ils s'efforcèrent de convaincre les députés désignés de la nécessité de se sacrifier eux-mêmes à l'unité de la république. Le patriotisme et la peur les aidèrent à en convaincre un certain nombre. La masse et les chefs préférèrent attendre le crime et lui laisser toute son horreur que de l'affaiblir en le prévenant. Comme Robespierre, ils répondirent aux négociateurs du comité de salut public : « Qu'on prenne nos têtes, nous ne les offrons qu'à la république et non à nos assassins !

 

VII.

Le comité d'exécution siégeait désormais, en permanence à l'Hôtel-de-Ville, dans une salle voisine de la salle du conseil de la commune. Il était composé de Varlet, de Dobsent, de Dufourny, d'Hassenfratz, de Gusman, tous séides de Marat. Marat leur inspira l'idée de faire rétrograder sur Paris les bataillons de volontaires qui marchaient contre la Vendée, de cerner la Convention et de la bloquer jusqu'à ce qu'elle eût livré les vingt-deux et la commission des Douze. Pendant que les émissaires du comité insurrectionnel partaient pour ramener ces bataillons, le tocsin sonna de nouveau dans tous les clochers de Paris, et le tambour des sections battit le rappel dans tous les quartiers.

Les Girondins, au son du tocsin et de la générale, se réunirent une dernière fois, non plus pour délibérer, mais pour se serrer et se fortifier contre la mort. L'extrémité du péril, l'impossibilité de l'ajourner, la colère du peuple, qui ne distinguait plus de nuances entre eux, et qui les confondait tous dans les mêmes imprécations, les confondaient tous aussi, à ce moment suprême, dans la même solidarité et dans le même sort. Ils soupèrent ensemble dans une maison isolée de la rue de Clichy, au bruit des cloches, des tambours, aux roulements sourds des canons et des caissons qu'Henriot faisait rouler vers la Convention. Ces bruits sinistres ne leur enlevèrent ni la liberté d'esprit, ni la sérénité de cœur, ni même ces saillies de gaieté que ces âmes intrépides se plaisaient à jeter sur leurs derniers entretiens, comme des défis à la fortune ou comme des agaceries à la mort. Ils acceptèrent leur destinée et discutèrent seulement, à la fin du repas, sur l'attitude dans laquelle il convenait le mieux de la subir, non pour leur propre salut, mais pour l'exemple à laisser à la république. De sublimes paroles furent entendues et ensevelies dans cette nuit. Tous pouvaient fuir, presque aucun ne le voulut. Péthion, si faible contre la popularité, fut intrépide contre la mort. Gensonné, accoutumé au spectacle des camps, Buzot, dont le cœur battait des impressions héroïques de sa malheureuse amie madame Roland, voulaient attendre la mort sur leurs bancs à la Convention, et s'y laisser égorger en criant vengeance aux départements. Barbaroux, avec l'ardeur de la jeunesse du Midi, montrait ses armes sous ses habits conjurait ses collègues de s'armer, et voulait se venger lui-même en immolant les plus dangereux de leurs assassins. Louvet, blâmant cet héroïsme sans espoir et sans résultat, suppliait ses amis de s'évader pendant cette nuit de tumulte, et de courir exciter l'indignation et le soulèvement de leurs départements. Vergniaud se fiait comme toujours an hasard et à son génie, et ne voulait rien résoudre avant l'événement. Son courage même nuisait à l'énergie de ses résolutions. Il acceptait trop la mort pour chercher à l'éviter. La mort semblait tellement placée sur toutes les routes de la Révolution, pour lui, qu'il était complétement indifférent sur le choix de celle qui devait l'y conduire. La force qui naît du désespoir ne produit que de la résignation. Il a de l'espérance dans l'héroïsme. Vergniaud était le plus éloquent des citoyens, il n'était pas un combattant. « Trinquons à la vie ou à la mort ! » dit-il en se levant de table à Péthion, qui était assis en face de lui. « Cette nuit cache l'une ou l'autre pour nous dans son ombre. Ne nous occupons pas de nous, mais de la patrie. Ce verre de vin serait mon sang que je le boirais au salut de la république. » Des cris étouffés de Vive la république ! répondirent aux sublimes paroles de Vergniaud. Les malheureux Girondins étaient obligés de baisser leurs voix en adressant leurs derniers vœux à leur patrie, de peur d'être entendus de ce peuple pour qui ils allaient mourir.

 

VIII.

Le tocsin, la générale et le canon d'alarme tiré coup sur coup sur le terre-plein du Pont-Neuf, les pas des sectionnaires armés, courant à leurs postes dans la rue, leur annoncèrent que l'heure ne donnait plus de temps à l'irrésolution. Ils se séparèrent sans s'être arrêtés à aucun parti unanime. Chacun prenant conseil de ses illusions ou de son désespoir, de son courage ou de sa faiblesse ; les uns cherchant leur salut dans une évasion nocturne hors des barrières de Paris, les autres allant attendre le sort de la séance chez des amis non suspects de fédéralisme ; les plus généreux et les plus imprudents se rendant à la séance de la Convention pour mourir à leur poste. Leurs bancs se trouvèrent longtemps vides à la séance du soir, qui s'ouvrit à dix heures. Déjà le bruit de leur fuite et de leur trahison se répandait sur la Montagne, quand la présence des plus courageux d'entre les vingt-deux vint braver leurs assassins.

Le plan de blocus de Marat avait été suivi. Toute la nuit Henriot avait dirigé, autour de la Convention, les bataillons de volontaires parisiens rappelés de la banlieue dans la ville. Cent soixante bouches à feu, les bataillons des sections de Paris dont la commune était moins sûre formaient une seconde ligne derrière le Carrousel. Un profond silence régnait dans les rangs de cette armée de citoyens. Ce n'était plus une sédition, c'était un camp. On sentait, dans l'attitude de ces troupes, la résolution d'avoir raison de la représentation nationale même par les baïonnettes. Le crime contre la constitution était consommé dans leur cœur.

Au point du jour, la séance s'ouvrit. Mallarmé présidait comme la veille. Plus modéré qu'Hérault de Séchelles, il savait donner à la violence l'apparence de la légalité. La Montagne lui avait confié le soin de conserver à la proscription toute la dignité de la loi. Lanjuinais, regardant les bancs presque déserts des Girondins et d'autant plus animé à les défendre qu'ils s'abandonnaient davantage, demanda la parole. « A bas Lanjuinais ! » lui crient les tribunes. « Il veut allumer la guerre civile. — Tant qu'il sera permis de faire entendre ici une voix libre, dit Lanjuinais, je ne laisserai pas avilir, dans ma personne, le caractère de représentant du peuple. Je dirai la vérité. Il n'est que trop vrai que depuis trois jours vous délibérez sous le couteau. Une puissance rivale vous domine. Elle vous environne. Au dedans des stipendiés, au dehors des canons. Des crimes que la loi punit de mort ont été commis. Une autorité usurpatrice a fait tirer le canon d'alarme. » Geoffroy, Drouet, Legendre, Billaud-Varennes, Julien se lèvent et se précipitent vers la tribune pour en arracher Lanjuinais. Le président se couvre : « C'en est fait de la liberté, dit-il avec une triste solennité, si de tels désordres continuent. — Qu'avez-vous fait cependant ? reprend Lanjuinais avec assurance. Rien pour la dignité de la Convention, rien pour l'inviolabilité de ses membres attaqués, depuis deux jours, jusque dans leur vie ! — Scélérat, » lui crie Thuriot, « tu as donc juré de perdre la république par tes éternelles déclamations et par tes calomnies ! — Une Assemblée usurpatrice existe, délibère, conspire, agit, » reprend l'impassible orateur. « Un comité directionnel sonne la guerre civile, et cette commune révoltée existe encore ! Avant-hier, quand cette autorité rivale et usurpatrice vous faisait entourer d'armes et de canons, on venait vous apporter cette pétition, cette liste de proscription de vos collègues trouvée dans la boue des rues de Paris. » A ces mots, la Montagne, les tribunes semblent s'abîmer sur Lanjuinais. La foule qui se presse aux portes et dans les couloirs pousse des cris de mort et refoule, jusqu'aux marches de la tribune, les huissiers et les gardes de la Convention. Ces cris, ces poings levés, ces gestes homicides, ces armes qui résonnent à quelques pas de lui ne donnent pas même un tremblement à l'accent de Lanjuinais. Il conclut à la répression de la commune, sous le fer des séides de la commune.

Une députation des autorités révolutionnaires de Paris lui succède. « Délégués du peuple, disent-ils Paris n'a pas déposé les armes depuis quatre jours, et depuis quatre jours on se joue de ses réclamations. Le flambeau de la liberté a pâli, les colonnes de l'égalité sont ébranlées. Les contre-révolutionnaires lèvent leurs têtes insolentes. Qu'ils tremblent enfin ! La foudre gronde et va les pulvériser. Représentants, les crimes des factieux de la Convention nous sont connus. Sauvez-nous ou nous allons nous sauver nous-mêmes !

Billaud-Varennes demande que cette pétition, renvoyée à l'instant au comité de salut public, soit discutée séance tenante. La Plaine demande l'ordre du jour. « L'ordre du jour, » s'écrie l'impatient Legendre, « est de sauver la patrie ! » A ces hésitations de la Convention, à ces mots de Legendre, qui semblent un signal convenu entre la Montagne et le peuple, des femmes et des spectateurs s'échappent tumultueusement des tribunes et crient aux armes ! Les portes cèdent avec fracas à la pression de la foule. La Convention se croit un moment forcée dans son enceinte. « Sauvez le peuple de lui-même ! » s'écrie un député de la droite nommé Richon. « Sauvez la tête de vos collègues en décrétant leur arrestation provisoire ! — Non, non, » répond avec une intrépidité antique le généreux Lareveillère-Lépeaux, homme en qui le sentiment religieux fortifie le sentiment du devoir, « non, non, pas de faiblesse ! Nous partagerons tous le sort de nos collègues !!! »

Mais quelques-uns de ces hommes qui sèment la panique dans les cœurs, et qui confondent la lâcheté avec la prudence, continuent à demander à grands cris le décret d'arrestation contre eux-mêmes. Levasseur, ami de Danton, s'élance à la tribune. Ennemi de la Gironde, mais ennemi loyal, il veut l'épuration de la Convention sans vouloir le sang de ses collègues. « On nous demande, dit-il, l'arrestation provisoire des vingt-deux pour les couvrir contre la fureur du peuple. Je soutiens, moi, qu'on doit les arrêter définitivement s'ils l'ont mérité. Or ils le méritent, et je vais le prouver. » A ces mots, de longs applaudissements votent d'avance les conclusions de Levasseur, et apprennent aux Girondins qu'ils sont déjà livrés. Levasseur poursuit, et, dans un long discours, il énumère les crimes attribués aux Girondins et soutient que, fussent-ils innocents de ces crimes, ils en sont au moins suspects ; qu'à ce titre de suspects, ils doivent être arrêtés et jugés légalement par la Convention.

Le silence avec lequel on écoute Levasseur atteste le combat intérieur qui se livre dans la conscience de l'Assemblée. Barrère, impatiemment attendu arrive enfin du comité de salut public et monte à la tribune pour y lire le rapport de ce comité. Sa physionomie, contrainte quand il regarde la droite souriante quand il regarde la Montagne, trahit d'avance les résolutions dont il est l'organe et l'inspirateur. « Le comité, dit-il brièvement, n'a pas cru devoir, par respect pour la situation morale et politique de la Convention, décréter l'arrestation, mais il a pensé qu'il devait s'adresser au patriotisme, à la générosité, et leur demander la suspension volontaire de leur pouvoir, seule mesure qui puisse faire cesser les divisions qui assiègent la république et y ramener la paix. Le comité a pris du reste toutes les mesures, pour placer les membres dont il s'agit sous la sauvegarde du peuple et de la force armée de Paris. »

 

IX.

Le silence glacial de la Montagne et le murmure de mécontentement des tribunes prouvent à l'instant aux Girondins que ce parti même ne satisfait qu'à demi l'impatience de leurs ennemis. Quelques-uns se hâtent de le saisir comme un salut, qui va leur échapper s'ils délibèrent. Isnard, le plus fougueux d'entre eux naguère, maintenant le plus découragé et le plus humble, monte, le front baissé, les marches de la tribune comme pour y expier le premier son blasphème contre Paris. « Quand on met dans la même balance un homme et la patrie, » dit Isnard d'un accent résigné, « je penche toujours pour la patrie ! Je le déclare, si mon sang était nécessaire pour sauver ma patrie, sans autre bourreau que moi-même, je porterais ma tête sur l'échafaud, et moi-même je détacherais le fer fatal qui devrait trancher ma vie. On nous demande notre suspension comme la seule mesure qui puisse prévenir les maux extrêmes dont nous sommes menacés, eh bien ! je me suspends moi-même et je ne veux d'autre sauvegarde que celle du peuple ! » Isnard descend au milieu des félicitations des uns, du mépris des autres. Lanthenas, le faible ami de Roland, imite Isnard. « Nos passions, nos divisions, dit-il, ont creusé sous nos pas un abîme. Les vingt-deux membres dénoncés doivent s'y précipiter ! » Fauchet, brûlant de chercher un asile dans l'indulgence du peuple, s'empresse de faire son sacrifice à la patrie ou à la peur. Le vieux Dussaulx, amolli par l'âge et par l'étude, fléchit aussi. Des battements de mains couvrent et décorent chacune de ces abdications. La Convention satisfaite croit échapper à la nécessité d'une épuration qui lui coûte, par l'épuration patriotique de ces abdications volontaires.

 

X.

Mais Lanjuinais se lève et monte pour la dernière fois à la tribune. « Je crois, » dit-il d'une voix ferme comme une conscience, « je crois avoir montré jusqu'à ce moment assez d'énergie pour que vous n'attendiez de moi ni démission ni suspension. » A la fierté de cette déclaration, la Montagne, les tribunes, le peuple qui inonde la salle répondent par des imprécations et des menaces de mort. Lanjuinais promène un regard de dédain sur cette multitude dont les gestes le frappent de loin, et dont les invectives couvrent sa voix. Un moment de silence permet enfin à l'indignation de son âme de se faire entendre dans un reproche immortel à la lâcheté de ses ennemis. « Quand les sacrificateurs antiques, » dit-il, « traînaient jadis les victimes à l'autel pour les immoler, ils les couronnaient de fleurs et de bandelettes !... lâches ! ils ne les insultaient pas !... » A cette majestueuse image, relevée par la sinistre analogie de l'orateur avec la victime, du sacrificateur avec le peuple, le tumulte, honteux de lui-meme, cesse, et le peuple baisse à son tour son front. Quand le sublime du langage se trouve mêlé au sublime de l'action, l'homme est subjugué malgré lui, l'éloquence devient héroïsme et le génie se confond avec la vertu. « C'en est fait, » poursuit Lanjuinais, « on ne peut sortir d'ici ni même se mettre aux fenêtres pour demander justice à la nation. Les canons sont braqués contre nous. Aucun vœu légal ne peut être émis dans cette enceinte. Je me tais... » et il descend.

Barbaroux, moins éloquent, aussi inflexible, succède à Lanjuinais. « Si mon sang était nécessaire à l'affermissement de la liberté, je le verserais, » dit-il. « Si le sacrifice de mon honneur était nécessaire à la même cause, je vous dirais : Enlevez-le moi ; la postérité sera mon juge. Enfin, si la Convention croyait la suspension de mes pouvoirs nécessaire, j'obéirais à son décret. Mais je ne déposerai jamais moi-même les pouvoirs dont j'ai été investi par le peuple... Non, n'attendez de moi aucune démission. J'ai juré de mourir à mon poste, je tiendrai mon serment ! » On admire. On se tait.

« Des sacrifices à la patrie ! s'écrie Marat. Oublient-ils qu'il faut être purs pour offrir de tels sacrifices ! C'est à moi, vrai martyr de la liberté, à me dévouer pour tous ! J'offre donc ma suspension du moment ou vous aurez ordonné l'arrestation des vingt-deux ; et je demande qu'en rayant de la liste Ducos, Lanthenas et Dussaulx, qui ne méritent pas l'honneur de la proscription, vous y ajoutiez les têtes de Fermont et de Valazé, qui n'y sont pas ! »

 

XI.

Billaud-Varennes combattait, comme Marat, la mollesse des conclusions de Barrère, quand un nouveau tumulte éclate aux portes de l'Assemblée et suspend un moment toute délibération. Lacroix, l'ami et le confident de Danton, lancé secrètement par lui dans cette circonstance, se précipite dans l'enceinte, les bras tendus comme un homme qui implore asile et vengeance contre des assassins. Il simule l'attitude, la voix, les gestes de l'effroi. « Des armes ont été dirigées contre ma poitrine, dit-il. La Convention est sous la mitraille. Nous avons juré de vivre libres ou de mourir ; eh bien ! il faut savoir mourir, mais mourir libres ! »

La Gironde et la Plaine confirment les paroles de Lacroix. Ils attestent que plusieurs d'entre eux ont été repoussés dans la salle et ont subi des outrages. Danton se montre également indigné. Barrère s'écrie que la Convention asservie ne peut faire des lois ; que de nouveaux tyrans la surveillent ; que cette tyrannie siège dans le comité révolutionnaire de la commune ; que ce conseil renferme des scélérats dans son sein : il désigne l'Espagnol Gusman, l'ami et l'agent de Marat ; qu'en ce moment et sous les yeux de la Convention, on distribue aux troupes qui la cernent la solde de l'insurrection. Danton soutient Barrère et demande qu'on charge le comité de salut public de venger la représentation opprimée. Un décret ordonne à la force armée de s'éloigner de l'enceinte. Mallarmé, épuisé de voix, cède la présidence à Hérault de Séchelles, le président de parade des jours de faiblesse !

Peut-être si tous les Girondins absents eussent été présents, si Vergniaud, dont la modération avait capté la Plaine et assoupi la Montagne, avait prononcé en ce moment une de ses magnifiques harangues, apaisé le peuple par des promesses, fait rougir la Convention par le spectacle de son oppression ; cette tentative de Lacroix et de Danton pour sauver les vingt-deux têtes n'eut pas été perdue. Mais tous les orateurs de la Gironde étaient éloignés ou muets. Barrère provoqua seul une seconde fois l'Assemblée. « Citoyens, dit-il, je vous le répète, sachons si nous sommes libres ! Je demande que la Convention aille délibérer au milieu de la force armée, qui sans doute la protégera. »

A ces mots, Hérault de Séchelles descend du fauteuil et se place à la tète d'une colonne de députés disposés à le suivre. Les Girondins et la Plaine se précipitent sur ses pas. La Montagne, indécise, reste immobile. « Ne sortez pas, » lui crient les Jacobins des tribunes. » C'est un piège où les traîtres veulent conduire les patriotes. Vous serez égorgés ! — Quoi ! vous abandonnerez vos collègues qui vont se jeter dans le sein du peuple et vous les livrerez ainsi à une mort certaine en faisant croire à ce peuple qu'il y a deux Conventions, une dedans, une dehors de cette enceinte ? » répondent avec des gestes suppliants les députés de la Plaine. Danton s'élance généreusement au milieu d'eux. Robespierre délibère un moment avec Couthon, Saint-Just et un groupe de Jacobins. Ils se décident enfin à descendre de leurs bancs et à s'unir au cortége.

Les portes s'ouvrent à l'aspect du président ceint de l'écharpe tricolore. Les sentinelles présentent les armes. La foule livre passage aux représentants. Ils s'avancent vers le Carrousel. La multitude qui couvre cette place salue les députés. Des cris de vive la Convention, livrez les vingt-deux, à bas les Girondins mêlent la sédition au respect. La Convention, impassible à ces cris, marche processionnellement jusqu'aux pièces de canon, près desquelles le commandant-général Henriot semblait l'attendre au milieu de son état-major. Hérault de Séchelles ordonne à Henriot de faire retirer cet appareil de force et de livrer passage à la représentation nationale. Henriot, qui sent en lui la toute-puissance de l'insurrection armée, fait cabrer son cheval en reculant de quelques pas, et avec un geste impératif : « Vous ne sortirez pas, dit-il à la Convention, que vous n'ayez livré les vingt-deux. — Saisissez ce rebelle ! » dit Hérault de Séchelles aux soldats en montrant de la main Henriot. Les soldats restent immobiles. « Canonniers, à vos pièces ! soldats aux armes ! » crie Henriot à ses bataillons.

A ces mots, répétés sur toute la ligne par les officiers, un mouvement de concentration s'opère autour des pièces de canon. La Convention rétrograde. Hérault de Séchelles passe avec les députés par la voûte du palais dans le jardin. Là, des bataillons fidèles, postés à l'extrémité de la grande allée sur la place de la Révolution, appelaient par leurs acclamations les membres de l'Assemblée, jurant de les couvrir de leurs baïonnettes. Hérault de Séchelles s'y dirige. Un bataillon des sections insurgées lui barre le passage avant d'atteindre le Pont-Tournant. La Convention, groupée autour de son président, hésite et s'arrête.

Marat, sortant alors d'une contre-allée, escorté d'une colonne de jeunes Cordeliers qui crient Vive l'Ami du peuple ! somme les députés qui ont abandonné leur poste d'y retourner. La Convention captive, mais affectant d'être satisfaite du peu de pas qu'on lui a laissé faire, rentre dans la salle. Couthon joint la dérision au dedans à la violence au dehors. « Citoyens, dit-il, tous les membres de la Convention doivent être maintenant rassurés sur leur liberté. Vous avez marché vers le peuple. Partout vous l'avez trouvé respectueux pour ses représentants, implacable contre les conspirateurs. Maintenant donc que vous vous sentez libres dans vos délibérations, je demande non pas quant à présent un décret d'accusation contre les vingt-deux dénoncés, mais un décret qui les mette en arrestation chez eux, ainsi que les membres de la commission des Douze et les ministres Clavière et Lebrun ! »

 

XII.

Un applaudissement simulé, mais unanime, atteste qu'il ne reste plus même à la Convention la pudeur de sa situation. Legendre, Couthon et Marat font entendre cependant un accent de pitié en faveur des membres de la commission des Douze qui ont protesté contre l'arrestation d'Hébert et de Varlet. On efface de la liste des proscrits Fonfrède, Saint-Martin et quelques autres.

Des pétitionnaires s'offrent à servir d'otages aux départements dont les députés vont être emprisonnés. « Je n'ai pas eu besoin de baïonnettes pour défendre la liberté de mes opinions, » répond Barbaroux. « Je n'ai pas besoin d'otages pour protéger ma vie. Mes otages sont la pureté de ma conscience et la loyauté du peuple de Paris, entre les mains de qui je me remets. — Et moi, dit Lanjuinais, je demande des otages, non pour moi qui ai fait depuis longtemps le sacrifice de ma vie, mais pour empêcher la guerre civile d'éclater et pour maintenir l'unité de la république ! » Aucun murmure insultant ne répondit à ces dernières paroles des vingt-deux. La Convention, en les frappant, sentit qu'elle s'était frappée elle-même. En les plaignant elle se plaignait. La Montagne descendit silencieusement de ses bancs en évitant de regarder les hommes qu'elle venait de proscrire. Plusieurs s'étaient évadés. D'autres s'étaient tenus renfermés chez Meilhan, un de leurs collègues, et se dispersèrent quand le résultat de la journée fut connu. Barbaroux, Lanjuinais, Vergniaud, Mollevault, Gardien restèrent sur leurs bancs, attendant vainement les hommes armés qui devaient s'assurer de leur personne ; ne les voyant pas venir, ils se rendirent d'eux-mêmes à leur demeure. Des gendarmes furent envoyés par le comité révolutionnaire pour les garder à vue dans leurs maisons.

 

XIII.

Telle fut la catastrophe politique de ce parti. Il mourut comme il était né, d'une sédition légalisée par la victoire. La journée du 2 juin, qu'on appelle encore le 31 mai, parce que la lutte dura trois jours, fut le 10 août de la Gironde. Ce parti tomba de faiblesse et d'indécision, comme le roi qu'il avait renversé. La république qu'il avait fondée s'écroula sur lui après huit mois seulement d'existence. On honora ce groupe de républicains pour ses intentions, on l'admira pour ses talents, on le plaignit pour ses malheurs, on le regretta à cause de ses successeurs, et parce que ses chefs en tombant ouvrirent cette longue marche à l'échafaud. On se demande après la disparition de ce parti quelle était son idée et s'il en avait une ? L'histoire se demande à son tour si le triomphe de la Gironde au 31 mai aurait sauvé la république ? S'il y avait dans ces hommes de paroles, dans leurs conceptions, dans leur union, dans leurs caractères et dans leur génie politique les éléments d'un gouvernement à la fois dictatorial et populaire, capable de comprimer les convulsions de la France au dedans, de faire triompher la nation au dehors, et de procurer l'avènement d'une république régulière en la préservant des rois et des démagogues ? L'histoire n'hésite pas à répondre : Non ; les Girondins n'avaient en eux aucune de ces conditions. La pensée, l'unité, la politique, la résolution, tout leur manquait. Ils avaient fait la Révolution sans la vouloir ; ils la gouvernaient sans la comprendre. La Révolution devait se révolter contre eux et leur échapper.

Il faut deux choses à des hommes d'État pour diriger les grands mouvements d'opinion auxquels ils participent : l'intelligence complète de ces mouvements, et la passion dont ces mouvements sont l'expression dans un peuple. Les Girondins n'avaient complétement ni l'une ni l'autre. A l'Assemblée législative ils avaient pactisé longtemps avec la monarchie, mal acceptée par eux, et n'avaient pas compris qu'un peuple ne se transforme et ne se régénère presque jamais sous la main et sous le nom du pouvoir auquel il échappe. La république, timidement tramée par quelques-uns d'entre eux, avait été plutôt accueillie comme une nécessité fatale, qu'embrassée comme un système par les autres. Dès le lendemain de sa proclamation, ils avaient redouté le fruit de leur enfantement, comme une mère qui serait accouchée d'un monstre. Au lieu de travailler à fortifier la république naissante, ils n'avaient montré de sollicitude que pour l'affaiblir. La constitution qu'ils lui proposaient ressemblait à un regret plutôt qu'à une espérance. Ils lui contestaient un à un tous ses organes de vie et de force. L'aristocratie se révélait, sous une autre forme, dans toutes leurs institutions bourgeoises. Le principe populaire s'y sentait d'avance étouffé. Ils se défiaient du peuple. Le peuple à son tour se défiait d'eux. La tète craignait le bras, le bras craignait la tête. Le corps social ne pouvait que s'agiter ou languir.

Aussi les Girondins, depuis leur avènement, avaient-ils marché de défis en concessions et de résistances en défaites. Le 10 août leur avait arraché le trône, dont ils rêvaient encore la conservation dans le décret même où Vergniaud proclamait la déchéance du roi. Danton leur avait arraché les proscriptions de septembre, qu'ils n'avaient su ni prévenir par un déploiement de force, ni punir en couvrant les victimes de leur corps. Robespierre leur avait arraché la tête de Louis XVI, cédée lâchement en échange de leurs propres têtes. Marat leur avait arraché son impunité et son triomphe après son accusation au 10 mars. Les Jacobins leur avaient arraché le ministère dans la personne de Roland. Enfin Pache, Hébert, Chaumette et la commune leur arrachaient maintenant leur abdication et ne leur laissaient que la vie. Faibles au dedans, ils avaient été malheureux au dehors. Dumouriez, leur homme de guerre, avait trahi la république, et jeté sur eux, par cette trahison, le soupçon de complicité. Les armées sans chefs, sans discipline, sans recrutement reculaient de défaites en défaites. Les places fortes du Nord tombaient ou ne se défendaient qu'avec leurs murailles. Le royalisme conquérait l'Ouest ; le fédéralisme disloquait le Midi ; l'anarchie paralysait le centre ; les factions tyrannisaient la capitale. La Convention, riche d'orateurs, mais sans chefs politiques, flottait entre leurs mains en admirant leurs discours, mais en se jouant de leurs actes. Ils détestaient les Jacobins, et ils les laissaient régner. Ils abhorraient le tribunal révolutionnaire, et ils le laissaient frapper au hasard, en attendant qu'il les frappât eux-mêmes. Ils redoutaient le déchirement de la république, et leurs correspondances désespérées ne cessaient de pousser leurs départements au suicide par le fédéralisme.

 

XIV.

Encore quelques mois d'un pareil gouvernement, et la France, à demi conquise par l'étranger, reconquise par la contre-révolution, dévorée par l'anarchie, déchirée de ses propres mains, aurait cessé d'exister et comme république et comme nation. Tout périssait entre les mains de ces hommes de paroles. Il fallait, ou se résigner à périr avec eux, ou fortifier le gouvernement. La violence s'en empara. Elle prit, comme elle avait fait au 10 août, cette dictature que personne n'osait prendre encore dans la Convention. L'insurrection de la commune, quoique fomentée et dirigée par des passions perverses, fut présentée aux yeux des patriotes comme l'insurrection du salut public. Le peuple, voyant clairement qu'il allait périr, porta illégalement sa propre main au gouvernail, et l'arracha aux mains impuissantes qui le laissaient dériver. Le peuple crut user en cela de son droit suprême, du droit d'exister. On l'accusa de s'être arrogé l'initiative sur les départements et d'avoir substitué la volonté de Paris à la volonté de la France. Que pouvaient, disent les patriotes du 31 mai, les départements à la distance où ils étaient des événements ? Avant qu'on les eût consultés, avant qu'ils eussent répondu, avant que leur force d'opinion et leur force armée fussent arrivées à Paris, les coalisés pouvaient être à ses portes, les Vendéens aux portes d'Orléans, la république étouffée dans son berceau. Dans les périls extrêmes la proximité est un droit. C'est à la partie du peuple la plus rapprochée du danger public d'y pourvoir la première. En pareil cas, la mesure du pouvoir est la portée du bras. Une ville exerce alors la dictature de sa situation, sauf à la faire ratifier ensuite. Paris l'avait exercée maintes fois avant et depuis 1789. La France ne lui reprochait ni le 14 juillet, ni le Jeu de Paume, ni même le 10 août, où Paris avait conquis pour elle, sans la consulter et sans l'attendre, la Révolution et la république.

D'ailleurs, quelles que soient les théories d'égalité abstraite entre les villes d'un empire, ces théories cèdent malheureusement la place au fait dans des circonstances d'exception ; et ce fait a son droit, car il a sa justice quand il a sa nécessité. Sans doute, les villes où siègent les gouvernements ne sont que des membres du corps national ; mais ce membre, c'est la tête ! La capitale d'une nation exerce sur les membres une puissance d'initiative, d'entraînement et de résolution, en rapport avec les sens plus énergiques dont la tête est le siège dans la nation comme dans l'individu. La polémique rigoureuse peut contester avec raison ce droit, l'histoire ne peut le nier. Dans les temps réguliers, le gouvernement est partout en proportion égale. Dans les temps extrêmes, le gouvernement est, non de droit, mais de fait, partout où on le saisit. L'initiative est la maîtresse des choses quand elle est dans le sens des choses. Le 31 mai était illégal, qui le justifie ? Mais le 10 août était-il légal ? C'était le titre des Girondins cependant. Quel parti pouvait légitimement alors invoquer la loi ? Aucun. Tous l'avaient violée. La loi n'était, dans cette usurpation réciproque et continue, ni dans la Montagne, ni dans la Gironde, ni clans la commune, ni à Paris, ni à Bordeaux. La loi n'était plus, ou plutôt la loi était l'instinct, de conservation d'un grand peuple. La loi, c'était la Révolution elle-même ! Un peuple égaré par son patriotisme crut la promulguer au milieu du tumulte et de la sédition de ces trois journées. C'était le désordre, mais à ses yeux c'était la loi pourtant ; car cette violence lui paraissait la mesure qui pouvait seule sauver la patrie et la Révolution. Le 10 août, lui disait-on, pouvait seul sauver la liberté, le 31 mai sauver la nation.