HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME SIXIÈME

 

LIVRE QUARANTE ET UNIÈME.

 

 

I.

La nuit fut pleine d'agitations, de paniques, de conciliabules. Tandis que les Girondins, réunis chez Valazé, concertaient entre eux les moyens de ressaisir une victoire que les Montagnards ne devaient qu'à une surprise, Marat, Hébert, Dobsent, Varlet, Vincent, Fournier l'Américain, l'Espagnol Gusman, qui était à Marat ce que Saint-Just était à Robespierre, Henriot et une soixantaine de membres les plus exaltés des sections se réunirent à l'Archevêché, dans une salle interdite au public. Là, ils déplorèrent les résultats d'une victoire qui ne leur donnait ni dépouilles ni victimes, qui laissait à leurs ennemis la vie, la tribune, la parole, la presse, des partisans dans quelques sections du centre de Paris et les occasions de ressaisir leur ascendant. Qu'importaient à ces hommes de sang de vaines oscillations de majorité dans une Convention encore libre ? Ils voulaient une Convention esclave, instrument docile de leurs fureurs, et ne conservant le nom de représentation nationale que pour masquer l'asservissement des départements. Chacun de ces hommes rêvait pour lui-même le rôle des Gracques, de Clodius, de Marius, de Sylla, de Catilina, et se croyait plus grand politique à proportion qu'il rêvait de plus sinistres exécutions. Mille plans furent débattus. Un jeune homme, plus dépravé que cultivé par les lettres, Varlet, obscur encore, déroula tout un projet d'égorgements individuels évidemment inspiré par les souvenirs de septembre. Varlet avait fabriqué de fausses correspondances des Girondins avec le prince de Cobourg, pièces destinées à jeter l'infamie et l'exécration du peuple sur ces prétendus traîtres à la patrie. Dans la nuit on irait les arrêter un à un dans leurs demeures. Conduits sans appareil dans une maison isolée du faubourg Saint-Jacques, on s'en déferait à huis clos. Des fosses, creusées d'avance dans un jardin attenant à cette maison, devaient recouvrir les restes des victimes, et dérober au public les causes de leur disparition. Le lendemain, la publication des correspondances fabriquées dévouerait leurs noms à l'exécration publique. On répandrait le bruit de leur fuite en pays étrangers, et quand la vérité tardive démentirait toutes ces suppositions, la république serait sauvée, la commune règnerait, et le peuple remercierait ses vengeurs.

Tel était le plan de Varlet. Il souriait aux exécuteurs de septembre ; mais il fut repoussé par Dobsent et par Marat lui-même, d'abord comme entaché d'une supercherie indigne du peuple, et ensuite comme réduisant les victimes à un nombre trop restreint. On résolut de faire exécuter l'épuration par le peuple lui-même, et de lui désigner autant de victimes qu'il en faudrait à sa vengeance. Les uns portaient le nombre de têtes proscrites à trente, les autres jusqu'à quatre-vingts. On laissa au hasard le soin de compter. Les conjurés se séparèrent pour aller donner le mot d'ordre dans les sections et dans les faubourgs. Ce mot d'ordre, sorti de la bouche de Marat, était : « Pas de demi-mesures. » On a écrit que, dans la même nuit, un autre comité supérieur d'exécution, composé de Robespierre, de Danton, de Fabre, de Pache et de quelques autres membres principaux de la commune et de la Convention, s'était réuni à Charenton dans la maison où avaient été tramés le 20 juin et le 10 août, et que, là, les grands chefs de la Montagne s'étaient réciproquement livré leurs ennemis, comme Octave, Antoine et Lépide. Cela n'a jamais été prouvé.

 

II.

Danton, entraîné malgré lui dans la lutte, aurait désiré que la victoire se bornât à l'humiliation des Girondins. Il était loin de conspirer la mort des rivaux qu'il admirait le plus et qu'il craignait le moins dans la Convention. Il avait sur eux le pas de la popularité. Cet avantage lui suffisait. Son cœur penchait de leur côté. « Non, » disait-il la veille, en parlant d'eux, « ces beaux parleurs ne méritent pas tant de colère, ils sont enthousiastes et légers comme la femme qui les inspire. Que ne prennent-ils un homme pour chef ? Cette femme les perdra. C'est la Circé de la république. » Danton faisait allusion à madame Roland, qui avait humilié son orgueil.

Robespierre, inquiet et troublé des suites de ce grand déchirement de la Convention, se renferma, la veille de cette crise, dans la retraite la plus profonde, comme un homme qui craint de toucher à un événement, de peur de le faire dévier ou avorter. Il ne jeta dans la balance que quelques paroles commandées à sa situation par le soin de sa popularité. Marat seul souffla la colère du peuple et prit corps à corps les Girondins, ses ennemis personnels, jusqu'à ce qu'ils fussent terrassés. Était-ce vengeance, ambition, vanité d'un grand rôle, inquiétude d'un esprit qui ne s'arrêtait jamais ? Il y avait de tout cela dans le caractère de Marat. Il jouissait surtout d'être en scène, et de représenter le peuple luttant à mort contre ses prétendus ennemis.

 

III.

Les Girondins réunis chez Valazé furent informés des résolutions du comité par un hasard. Un fédéré breton de leur parti, arrivé depuis peu de jours à Paris, passait la nuit du 27 devant l'Archevêché. Quelques groupes se pressaient à la porte. On était admis en montrant une médaille de cuivre au concierge. Le Breton, poussé par la curiosité, tira de sa poche une pièce de monnaie de bronze, que le gardien prit pour le signe de reconnaissance. Le fédéré fut introduit. A peine la délibération fut-elle commencée, que l'imprudent reconnut son erreur et trembla d'être découvert. La confusion du moment et l'agitation des esprits le sauvèrent. Il sortit sans avoir été soupçonné et courut avertir un député de son département. Ce député le conduisit chez Valazé. Valazé et ses amis conjurèrent cet homme de retourner la nuit suivante au foyer de la conjuration et de leur rapporter ce qu'il aurait vu et entendu. Le Breton se dévoua de nouveau. Son visage déjà connu enleva tout ombrage aux conspirateurs. Il revint instruire Valazé ; mais il avait été suivi. Le lendemain on trouva son cadavre, percé de coups, flottant sur la Seine ; il portait encore sur lui la médaille de cuivre à l'aide de laquelle il avait surpris les conjurés.

 

IV.

Malgré le décret de la veille qui la supprimait, la commission des Douze avait encore siégé pendant la nuit. On avait délibéré sur les mesures de résistance que les Girondins se proposaient d'enlever le lendemain à la Convention. Tous les membres de ce parti et tous les membres de la Plaine se rendirent de grand matin à la séance. Isnard remonta au fauteuil du président, décidé à reprendre l'ascendant sur la majorité, ou à mourir à son poste. Les rangs de la Montagne étaient dégarnis ; les députés vainqueurs la veille se reposaient sur leur victoire et ne voulaient pas laisser supposer, par leur empressement à se rendre à la séance, que cette victoire pouvait être remise en question. Lanjuinais cependant demanda hardiment la parole.

Lanjuinais n'était pas Girondin. Il n'avait, ni l'ambition ni les torts de ce parti ; il n'avait trempé ni dans les complots du 20 juin, ni dans ceux du 10 août, ni dans la condamnation de Louis XVI. Né à Rennes d'une honorable famille du barreau, avocat distingué lui-même, philosophe chrétien, ses idées révolutionnaires n'étaient qu'une forme de sa foi évangélique. L'égalité était un de ses dogmes : « La noblesse, » écrivait-il dans un de ses premiers ouvrages, « n'est pas un mal nécessaire. » Il s'était exercé aux luttes parlementaires dans les conflits du tiers état de la Bretagne contre l'aristocratie, le clergé et le parlement de Rennes. Ce même esprit d'opposition à l'ancien ordre de choses l'avait fait nommer député aux états-généraux. Il y avait été un des fondateurs du club breton. Homme de l'Ouest et non du Midi, il avait cette âpreté de conscience et cette obstination de caractère qui ne font pas les orateurs, mais qui font les héros d'opinion. Religieux comme un Breton, controversiste comme un parlementaire, plus républicain de mœurs que de conviction, Lanjuinais était un de ces hommes que la pureté de leur âme isole au milieu des partis, et que la générosité de leur cœur dévoue aux causes abandonnées, quand ils croient y voir la justice et la vérité. Il avait de plus un courage qui grandissait devant le tumulte des assemblées et devant la sédition du peuple, comme celui du soldat devant le feu. L'oppression des Girondins par la Montagne et par le peuple l'avait indigné la veille. Pour compter Lanjuinais dans ses rangs, il suffisait à un parti d'être opprimé. — A son aspect, la Montagne s'attendit à une protestation et refusa de l'entendre.

« J'ai le droit d'être entendu, dit Lanjuinais, sur l'existence du prétendu décret d'hier. Je soutiens qu'il n'y a pas eu décret ; et s'il y en a eu, je demande qu'il soit révoqué. » Les murmures de la Montagne l'interrompent.

« Tout est perdu, citoyens, » reprend Lanjuinais avec le geste d'un homme qui contemple la ruine de sa patrie, « tout est perdu ! et je vous dénonce, dans le décret d'hier, une conspiration mille fois plus atroce que toutes celles qui ont été tramées » jusqu'ici. Quoi ! depuis trois mois vos commissaires ont commis plus d'arrestations arbitraires dans les départements qu'en trente ans de despotisme ! Des hommes prêchent depuis six mois l'anarchie et le meurtre, et ils resteront impunis ! — Si Lanjuinais ne se tait pas, crie Legendre, je déclare que je monte là-haut, et que je le précipite de la tribune ! — Me prends-tu donc pour un bœuf ! » réplique Lanjuinais (par allusion au métier de boucher de Legendre). « Et moi, dit Barbaroux, je demande que le mot de Legendre soit consigné au procès-verbal, pour attester la liberté dont nous jouissons ! — Tu as protégé les aristocrates de ton département, tu es un scélérat ! » vocifèrent contre Lanjuinais les membres de la Montagne. Levasseur déclare que la commission des Douze a été instituée non pour prévenir, mais pour exécuter un complot contre-révolutionnaire. Les plus violentes apostrophes sont échangées entre les Girondins et leurs ennemis ; les uns niant, les autres affirmant que le décret a été rendu.

Guadet obtient la parole. « Vous parlez de légitimer un décret rendu au moment où les législateurs emprisonnés dans cette enceinte, après la dispersion de leur garde, délibéraient sous le couteau, au milieu des menaces, des outrages et des violences ; quand plusieurs d'entre nous, notamment Péthion et Lasource, ont été dans l'impuissance de percer la foule qui les environnait et d'arriver jusqu'à leur poste ! quand enfin des pétitionnaires séditieux étaient encouragés par le président lui-même (ce n'était plus Isnard) à faire plier la volonté de la Convention sous la volonté du peuple ameuté ! »

Robespierre, affectant une voix éteinte et des forces épuisées, prononce quelques phrases amères et larmoyantes sur la tyrannie des Douze. Le bruit de la Plaine couvre la parole de l'orateur. On met aux voix la révocation du décret de la veille qui abolit la commission des Douze. Une faible majorité annule ce décret. L'étonnement pétrifie la Montagne. « Il faut voiler la statue de la liberté ! » s'écrie Collot-d'Herbois.

Danton, qui cherche encore à éluder la rupture définitive de la représentation, se lève et veut présenter habilement un dernier moyen de conciliation aux Girondins vainqueurs. « Votre décret d'hier, » dit-il à la Convention, « était un grand acte de justice, j'aime à croire qu'il sera repris avant la fin de cette séance ; mais si la commission des Douze reprenait le pouvoir qu'elle voulait exercer sur les membres mêmes de cette Assemblée, si le fil de la conjuration n'était pas rompu, si les magistrats du peuple n'étaient pas rendus à leurs fonctions, après avoir prouvé que nous passons nos ennemis en prudence, nous leur prouverons que nous les passons en audace et en vigueur révolutionnaires ! »

Tous les membres de la Montagne s'associent, par leurs gestes et par leurs cris, à la déclaration de Danton. « Et nous, répliquent les Girondins, nous demandons vengeance aux départements et non au peuple des tribunes. » Marat veut parler. « A bas Marat ! » s'écrie la Plaine en masse. Rabaut-Saint-Étienne, rapporteur de la commission, veut lire enfin le rapport des Douze. On refuse obstinément de l'entendre. Il invoque la priorité pour ce rapport.

« La priorité est au canon d'alarme, » répond la Montagne. Les tribunes étouffent par leurs trépignements la voix des Girondins. Le président se couvre. « La contre-révolution est ici, dit Thirion. — Nous ne sommes plus libres, allons dans nos départements, » s'écrie Chambon. Les Montagnards demandent, conformément aux insinuations de Danton, la liberté d'Hébert ; la Plaine, sur la proposition de Boyer-Fonfrède, se hâte de la voter.

Des pétionnaires recrutés et soufflés par les Girondins demandent à être entendus. « Il est temps, » disent-ils, « que cette lutte finisse. Il est temps qu'une troupe de scélérats cachés sous le masque du patriotisme disparaisse : il est temps qu'une minorité turbulente rentre dans l'ordre. Dites un mot, et vous serez entourés de défenseurs dignes de la cause qui vous est confiée. On verra d'un côté les bons citoyens, de l'autre une poignée de brigands ! » Interrompus par le mugissement de la Montagne et des tribunes, les pétitionnaires reçoivent les félicitations d'Isnard et les honneurs de la séance.

« Ordonnerez-vous, dit Danton, l'impression d'une telle adresse ? Le peuple français est prêt à tourner ses armes contre ses ennemis. Il fera, quand il le voudra, rentrer en un seul jour dans le néant des hommes assez stupides pour croire qu'il y a distinction entre le peuple et les citoyens. Songez que, si on se vante d'avoir contre vous la majorité ici, vous avez une immense majorité pour vous dans la république et dans Paris. — Oui, oui ! répondent les tribunes. — Il est temps, » reprend Danton, « que le peuple ne se borne plus à la guerre défensive ! qu'il attaque les fauteurs du modérantisme ! Il est temps que nous marchions fièrement dans la carrière ! Il est temps que nous raffermissions les destinées de la France ! Il est temps que nous nous coalisions contre les complots de tous ceux qui voudraient détruire la république ! Nous avons montré de l'énergie un jour, et nous avons vaincu. Non, Paris ne périra pas ! Aux brillantes destinées de la république viendront se joindre celles de cette cité fameuse que les tyrans voulaient anéantir ! Paris sera toujours la terreur des ennemis de la liberté ; et ses sections, dans les grands jours, lorsque le peuple se réunira en masse, feront toujours disparaître ces misérables Feuillants, ces lâches modérés dont le triomphe n'est que d'un moment ! »

Cette éloquente diversion de Danton, couverte d'unanimes acclamations, termina la séance et laissa la journée indécise. « Que me font vos querelles ! » dit Danton, en sortant des Tuileries, aux groupes qui l'entouraient. « Je ne vois que les ennemis. Marchons ensemble aux ennemis de la patrie ! »

 

V.

Dans la soirée, Hébert fut ramené en triomphe de la prison à l'Hôtel-de-Ville. Il y reçut une couronne de laurier des mains de Chaumette. On demanda qu'en expiation de la captivité d'Hébert, la commission des Douze fût traduite au tribunal révolutionnaire. Hébert, détachant la couronne de son front, alla la déposer sur le buste de Jean-Jacques Rousseau, le premier apôtre de la liberté. Les ouvriers de la Révolution rendaient toujours hommage à la pensée première de leur œuvre, dans l'auteur du contrat social qui aurait si souvent désavoué de tels disciples. A la Convention la séance du lendemain fut calme : fausse sérénité qui précède souvent de près les tempêtes, dans les mouvements du peuple comme dans les phénomènes de l'atmosphère.

La séance du club des Jacobins du 30 préluda aux orages du lendemain. Pendant que le comité insurrectionnel de l'Archevêché concertait le mouvement, Legendre et Robespierre aux Jacobins, Marat et Danton aux Cordeliers entretenaient le feu de l'opinion. « Je me sens incapable, dit Robespierre, de prescrire au peuple les moyens de se sauver. Cela n'est pas donné à un seul homme ! Cela n'est pas donné à moi qui suis épuisé par quatre ans de révolution et par le spectacle déchirant du triomphe de la tyrannie ! Ce n'est pas à moi d'indiquer ces mesures, à moi qui suis consumé par une fièvre lente et surtout par la fièvre du patriotisme ! » Cette apparente résignation du patriotisme impuissant qui s'abandonne lui-même, était la plus habile incitation à l'énergie désespérée du peuple. « Non, non, » lui répondit un des Jacobins les plus exaltés, « jamais la postérité ne pourra croire que vingt-cinq millions d'hommes aient pu se laisser subjuguer par une poignée d'intrigants, ou elle ne verrait en nous que vingt-cinq millions de lâches ! Je dis que demain il faut que l'airain frémisse ! que le canon tonne ! que tous ceux qui ne se lèveront pas contre l'ennemi commun soient déclarés traîtres à la patrie ! Quand l'airain tonnera, cette harmonie encouragera les lâches, ils se lèveront avec nous, et nous exterminerons nos ennemis. »

 

VI.

Les mesures insurrectionnelles du comité central de l'Archevêché transpiraient dans tout Paris. Le conseil de la commune, rassemblé, eh séance permanente, à l'Hôtel-de-Ville, commençait à parler en maître et à menacer la Convention. Les sections, tumultueusement réunies, se déchiraient en délibérations contradictoires, suivant que l'absence ou la présence des sectionnaires enlevait ou rendait la majorité à l'un ou à l'autre des deux partis. Les nouvelles sinistres qui arrivaient, coup sur coup, de la Vendée, des frontières et du Midi, jetaient la terreur dans l'âme du peuple, et le disposaient aux partis désespérés. Des désastres à l'armée des Pyrénées ; la retraite, plus semblable à une déroute, de l'armée du Nord ; Valenciennes et Cambrai bloqués sans pouvoir être secourus, et comptant, jour par jour, la durée d'une résistance qu'on croyait impossible ; les troupes républicaines défaites à Fontenay par les paysans royalistes de Lescure ; Marseille en feu ; Bordeaux irrité ; Lyon laissant échapper les premières étincelles de l'insurrection qui couvait dans ses murs ; toutes ces calamités à la fois fondant sur la république, déchirée au même moment, dans son foyer, à la Convention, exaspéraient les âmes contre les hommes, ou faibles ou perfides, qui gouvernaient si malheureusement la patrie.

Le peuple, ne sachant à qui s'en prendre, rejetait sur les Girondins toutes les calamités du moment. Pour résister à ce torrent d'impopularité dirigé contre eux, les Girondins n'avaient que la force abstraite de la loi. Les baïonnettes et les piques de la garde nationale flottaient au hasard, au gré de la versatilité des sections. D'un côté, quelques orateurs intrépides, faisant appel à des départements trop éloignés pour les entendre ; de l'autre, tout un peuple armé, soulevé par des moteurs cachés, et dirigé par les Jacobins organisés : le triomphe ne pouvait être douteux. Les Girondins, rassurés d'abord par la légalité de leur cause et par la faveur dont la bourgeoisie de Paris les environnait, commençaient enfin à pressentir leur ruine, et y préparaient leurs âmes, moins en politiques qu'en martyrs. Cependant ils aimaient à se flatter encore que la fortune leur reviendrait au dernier moment. Ils provoquaient adresses sur adresses de leurs départements pour mettre leurs têtes sous la responsabilité de Paris. Ils pensaient que si les modérés de la Convention étaient trop timides pour affronter avec eux la puissance de la commune et pour écraser l'anarchie, ces mêmes hommes avaient trop de soin de leur propre sûreté pour s'abandonner eux-mêmes en livrant les têtes de vingt-deux de leurs collègues à l'ostracisme ou à l'échafaud de Marat. Ils se refusaient à croire que les honnêtes gens armés des sections employassent jamais, contre la représentation nationale, les baïonnettes qu'ils portaient pour la défendre.

Une telle violation leur paraissait si monstrueuse qu'ils la regardaient comme impossible. La vengeance des départements était à leurs yeux si sûre et si imminente, qu'elle intimiderait même leurs assassins. Liés par une solidarité de pensées et de périls avec ces nombreux membres de la Plaine qui siégeaient entre eux et la Montagne, ils comptaient, avec une sécurité secrète, ces trois cents voix qui leur avaient donné la majorité dans toutes les occasions décisives. Ils croyaient au droit, au bon sens, à l'intérêt bien compris, au courage des assemblées. Ils oubliaient l'envie, la peur, l'entraînement, les timides prétextes dont les hommes faibles colorent leur lâcheté en face d'un péril qu'ils croient conjurer en livrant des victimes. Ils portaient ces pensées flottantes, tantôt confiantes, tantôt découragées, dans les différentes réunions nocturnes où ils se rendaient après les séances de nuit. Buzot, Louvet, Barbaroux, Péthion, Isnard, Rebecqui montaient un à un, se dérobant déjà aux regards du peuple, l'escalier de Roland, caché au fond d'une cour de la rue de La harpe. Là, ces intrépides jeunes gens accusaient la lenteur et l'hésitation de la commission des Douze, qui aurait dû prévenir, selon eux, les coups de la commune, entraîner et compromettre la Convention dès la première nuit, livrer Marat, Pache, Danton, Robespierre au tribunal révolutionnaire, appeler les forces des départements à Paris, réorganiser les sections et fermer les clubs d'où sortaient l'anarchie, le crime et la peur.

Roland, humilié de sa chute, convoitant la gloire de raffermir la république chancelante, déployait cette énergie sombre de paroles qui ne coûte rien aux bras désarmés. Madame Roland, partagée entre l'intérêt passionné que son cœur ressentait pour ses amis et la mâle trempe de son caractère, animait et attendrissait tour à tour ces entretiens. Buzot adorait en elle l'image et la voix de la patrie. Barbaroux l'écoutait avec le respect et l'enthousiasme de son âge. Ils étaient préparés à mourir, mais ils voulaient mourir en combattant.

 

VII.

Vergniaud, Condorcet, Sieyès, Fonfrède, Ducos, Guadet, Gensonné se réunissaient plus fréquemment dans la rue Saint-Lazare ou à Clichy, tantôt chez une femme attachée à l'un d'eux par le cœur, tantôt chez le jeune Fonfrède. C'étaient les politiques du parti. Sieyès leur conseillait des actes de vigueur dont il ne voulait pas prendre seul la responsabilité sous son nom. Homme d'énergie, mais non d'exécution, Condorcet s'indignait de l'avortement de ses théories idéales, et se vouait à la mort pour n'abandonner ses idées qu'avec son sang. Fonfrède et Ducos, Montagnards de pensée, étaient retenus dans leur parti par la haine contre Robespierre. Ils l'étaient surtout par ces liens d'amitié entre collègues, plus forts que les liens d'opinion entre des hommes de cœur qui se sont juré fidélité. Ducos et Fonfrède penchaient à désavouer la commission des Douze, dont ils avaient blâmé les provocations imprudentes.

Guadet, bouillonnant d'ardeur, d'éloquence et d'intrépidité, entraîné lui-même par le torrent de son enthousiasme, croyant à la puissance de cet entraînement sûr la Convention, ne voulait d'autre plan que l'imprévu, d'autre tactique que l'improvisation, d'autres armes que sa parole ; également prêt a vaincre ou à mourir, pourvu que ce fut dans un beau mouvement de tribune.

Gensonné, plus réfléchi et plus exercé aux moyens de gouvernement, voulait demander aux baïonnettes des sections une protection et un triomphe qu'il ne trouvait plus pour la constitution dans les oscillations d'une majorité flottante.

Vergniaud, la force, la gloire et la dernière popularité de son parti, était vivement provoqué par tous de prendre la direction suprême de cette lutte, de préparer ses pensées, ses sentiments, ses paroles, seules égales à la grandeur du péril, de monter à la tribune, de laisser éclater son âme indignée devant sa patrie, d'écraser la conspiration sous la loi, et de rendre aux bons citoyens le courage que son silence laissait éteindre dans tous les cœurs.

Vergniaud écoutait irrésolu, sans répondre, les interpellations de ses amis. Trop clairvoyant pour se dissimuler l'extrémité du danger, trop courageux pour craindre la mort, il était trop politique aussi et trop profondément versé dans l'histoire pour se faire illusion sur les différents plans qu'on lui proposait. Vergniaud répugnait à prendre la responsabilité de la défaite et de la ruine de son parti, qui lui paraissait déjà consommée. En regardant autour de lui, il ne voyait aucune force réelle sur laquelle la république, telle qu'il l'avait rêvée, put s'appuyer pour résister à l'anarchie. La portée lointaine de son regard ne lui laissait apercevoir que des abîmes là où les autres croyaient voir des issues. Son génie même le décourageait, car il ne lui servait qu'à mieux distinguer l'impossible. Affreuse situation pour un esprit supérieur ! Dans les crises désespérées, les bornes de l'intelligence sont un bonheur pour les hommes médiocres. Elles leur laissent l'ardeur en leur laissant l'illusion. Vergniaud n'avait plus ni l'illusion, ni l'ardeur ; mais il gardait cette impassibilité stoïque qui se passe d'ardeur et d'illusion, qui voit approcher sans pâlir le moment suprême, et qui, en combattant sans espoir, accepte la défaite comme les hommes acceptent le martyre, avec tout le sang-froid et tout l'héroïsme de la volonté.

 

VIII.

Les égarements de son parti avaient rarement entraîné Vergniaud. Les yeux attachés sur l'Europe, le grand orateur sentait, aussi profondément que Danton, la nécessité de fortifier l'unité de la république pour résister au démembrement de la patrie. Le fédéralisme désespéré de Barbaroux, de Louvet, de madame Roland lui faisait pitié. Il ne s'était jamais servi du fédéralisme dans ses discours que comme d'un argument désespéré propre à faire frémir l'anarchie elle-même. Il sentait que les ennemis les plus acharnés de la France ne pouvaient pas accomplir contre elle quelque chose de plus funeste que ce démembrement volontaire, rêvé par quelques insensés. Ce qu'il redoutait pour sa patrie de la lutte dans laquelle il était engagé contre la commune, ce n'était pas tant la proscription et la mort de ses amis, sa propre proscription et sa propre mort, que l'insurrection et la dislocation des départements qui suivraient ce déchirement de la représentation. Le patriotisme étouffait entièrement l'esprit de parti dans l'âme de Vergniaud. Sa parole n'était si ardente que du feu de ce patriotisme.

Dans cette perplexité de son âme, Vergniaud, comme tous les hommes placés en face de l'impossible, ne demandait à la destinée, à ses amis et à ses ennemis, que du temps. Il avait sacrifié au temps en acceptant la république le lendemain du 10 août, quand il croyait encore, la veille, à la nécessité transitoire de la monarchie constitutionnelle. Il avait sacrifié au temps lorsqu'il avait, contre sa conscience, voté la mort de Louis XVI. Ces deux concessions avaient ajourné le péril, mais comme la digue ajourne les flots, en accumulant et en aggravant leur poids. Vergniaud voulait ajourner encore, et, en cédant le gouvernement à la Montagne, disputer l'anarchie au peuple et prévenir la rupture de Paris et des départements. Sans ambition pour lui-même, sans vanité même pour son nom, il ne lui en coûtait rien de livrer la puissance à ses rivaux. Il se sentait par la nature au-dessus de ceux qui le domineraient par la politique. Sa puissance était son génie ; on ne pouvait le lui dérober. En cédant le pouvoir il ne croyait rien céder, pas même la gloire ; car la gloire du sacrifice était plus grande à ses yeux que celle de la domination.

 

IX.

Vergniaud inclinait donc aux mesures de transaction. Danton, qui avait les mêmes vues, entretenait de bonne foi ces dispositions conciliatrices de Vergniaud par des amis communs.

Robespierre et Pache, sûrs désormais de vaincre, s'appliquaient d'avance, depuis quelques jours, à réduire l'insurrection au caractère d'une démonstration irrésistible de la volonté du peuple. Ils voulaient peser sur la Convention, non la briser. Point de sang, point de victimes, tel était le nouveau mot d'ordre que Pache et ses complices faisaient circuler.

Supprimer la commission des Douze, expulser vingt-deux membres de la Convention, porter la majorité à la Montagne, livrer le gouvernement révolutionnaire à la commune de Paris, établir une terreur légale sous le nom d'une représentation nationale intimidée et asservie ; là se bornaient les résultats de la journée préparée par les conspirateurs. Une violence matérielle, du sang répandu, des têtes livrées au peuple auraient donné aux départements trop de prétextes d'insurrection et trop de motifs de vengeance. On redoutait en ce moment l'extrême fermentation du Midi, la guerre de l'Ouest, les agitations de Lyon. Le déchirement de la Convention pouvait être le signal du déchirement soudain de la France. Il fallait masquer la tyrannie de modération et de respect pour les départements. Il fallait cacher, même aux citoyens armés des sections, le caractère de l'attentat qu'on allait leur faire commettre. Robespierre, Danton, Pache, Marat lui-même s'accordèrent, à la fin, dans cette pensée de prudence. Henriot reçut l'injonction de discipliner l'insurrection et de confondre tellement, dans ses démarches, les ordres de la Convention et ceux de la commune, que la révolte eût le caractère de la légalité, et que les attroupements dirigés sur les Tuileries ne pussent savoir s'ils allaient délivrer ou contraindre la représentation. Ce caractère hypocrite et équivoque des journées du 31 mai et du 2 juin est dû tout entier au génie astucieux de Pache. Il inspira sa politique à la commune, et soutint, mieux que Péthion ne l'avait fait au 10 août, le double rôle de provocateur et de modérateur du mouvement.

 

X.

Ces tempéraments, connus des Girondins, leur laissèrent croire que la séance du 31 se bornerait à une violente lutte de majorité : lutte à laquelle le peuple ne prendrait part que par sa curiosité et par ses cris en faveur de la Montagne, mais que la moindre concession de leur part apaiserait comme dans les journées précédentes. Les rapports qu'on leur faisait étaient divers, selon les quartiers et les clubs d'où leur arrivaient les renseignements.

La séance du 30, courte et sans discussion, ne fut signalée que par une députation de vingt-sept sections de Paris demandant la cassation de la commission des Douze et l'arrestation de ses membres. Un jeune patriote, exalté par l'âge et par le moment, orateur de la députation, intima en paroles violentes les volontés du peuple. « Je ne vous ferai point un long discours, dit-il. Les Spartiates s'exprimaient en peu de mots, mais ils savaient mourir. Nous, Parisiens, placés aux Thermopyles de la république, nous saurons y mourir et nous aurons des vengeurs ! » La Convention, peu nombreuse et où les bancs du centre étaient vides, vota l'impression de cette pétition. Cette résignation accoutumait, d'heure en heure, la commune à plus d'audace, et la représentation nationale à plus de patience.

Dans la soirée, le conseil général de la commune s'assembla et devint le centre actif de l'insurrection. Paris fut dès ce moment divisé en deux camps : l'un qui embrassait dans son enceinte les Tuileries, le Carrousel, le Palais-Royal, tous les quartiers opulents ou commerçants de la ville dont les bataillons, composés de citoyens amis de l'ordre, tenaient encore pour les Girondins ; l'autre s'étendant de l'Hôtel-de-Ville à l'extrémité des deux grands faubourgs Saint-Marceau et Saint-Antoine, et dévoué aux Jacobins. Toutes les grandes journées avaient eu leur foyer dans cette région populaire et touffue de la capitale. On pouvait classer géographiquement les opinions du peuple. Des Champs-Élysées à la hauteur du Pont-Neuf s'étendait la ville constitutionnelle ; du Pont-Neuf à la Bastille s'agitait la ville révolutionnaire. Les Tuileries étaient le centre de l'une ; l'Hôtel-de-Ville le centre de l'autre. C'étaient deux peuples et quelquefois deux armées : l'un voulant toujours avancer, fût-ce dans l'anarchie ; l'autre toujours s'arrêter, fût-ce dans le provisoire et dans l'inconséquence. L'indigence, inquiète, séditieuse mais désintéressée de sa nature, est l'armée offensive des révolutions. La richesse, égoïste et stationnaire, est l'armée défensive des institutions. Les opinions du commun des hommes se calculent sur la moyenne du chiffre de leur fortune. Le peuple est l'armée des idées nouvelles ; les riches sont l'armée des gouvernements. L'une se recrute par l'espérance, l'autre se rallie par la peur. Tels étaient les deux Paris en présence : l'un soulevé par les Montagnards, l'autre tremblant avec les modérés.

 

XI.

Pache, Chaumette, Hébert, Sergent, Panis affectèrent de conserver pendant cette nuit, dans leurs paroles et dans leurs actes au conseil de la commune, les apparences de la légalité. Informé que le club de l'Archevêché prenait des résolutions excessives, Pache s'y transporta ; il engagea les séditieux à se modérer et à attendre. Il revint au conseil annoncer à ses collègues que ses recommandations avaient été impuissantes contre l'irritation du peuple, que le comité venait de se déclarer en insurrection et d'ordonner la fermeture des barrières et l'arrestation des suspects. A peine Pache avait-il fini de parler que le tocsin se fit entendre dans les tours de la cathédrale.

Il était trois heures du matin. Ces sons sinistres, se propageant, bientôt de clocher en clocher, réveillent en sursaut les citoyens de Paris et portent la fièvre dans l'âme des uns, la terreur dans l'âme des autres. Le tocsin, depuis le 14 juillet, avait été le pas de charge des grandes séditions du peuple. Au milieu du tumulte que ce bruit soulève à l'Hôtel-de-Ville et sur la place de Grève, un jeune homme nommé Dobsent, orateur du comité de l'Archevêché, entre dans la salle du conseil de la commune, à la tête d'une députation de la majorité des sections. Dobsent déclare, au nom du peuple souverain représenté par les sections, que le peuple, blessé dans ses droits, vient de prendre des mesures extrêmes pour se sauver lui-même, et que la municipalité et toutes les autorités départementales sont cassées. A ces mots, Chaumette somme ses collègues de la commune d'abdiquer leur pouvoir entre les mains du peuple. Tous les membres du conseil se lèvent, résignent leur mandat et jurent de ne pas se séparer de la nation. Ils se retirent aux cris de vive la république.

Dobsent crée à l'instant un nouveau conseil composé en majorité des anciens membres. Ce conseil rappelle dans son sein Pache, Chaumette, Hébert, et les réintègre, au nom de l'insurrection, dans leurs fonctions. Le conseil cependant change son titre contre un titre plus significatif et se déclare conseil général révolutionnaire de la commune de Paris. Il ordonne à Henriot de faire tirer le canon d'alarme, de sonner le tocsin à l'Hôtel-de-Ville, d'envoyer des renforts aux postes des prisons pour prévenir l'évasion ou le massacre des détenus. Les gendarmes et les gardes nationaux du poste de la place de Grève défilent de nouveau, et prêtent serment au pouvoir insurrectionnel. De quart d'heure en quart d'heure, des députations nouvelles des sections et des bataillons viennent adhérer au mouvement et fraterniser avec l'insurrection.

Le jour paraît, la ville entière est debout ; le maire Pache, dictateur d'une nuit, arrive à la Convention, pour lui rendre compte de la situation de Paris. Des membres du conseil l'accompagnent pour se placer, au besoin, entre le poignard et le maire. Une immense colonne de peuple suit Pache jusque sur le Carrousel et lui forme une garde populaire. Henriot, à cheval, parcourt les sections, fait marcher les bataillons, masse les troupes autour des Tuileries, sur le Pont-Neuf, au Carrousel. Henriot associe, comme Pache, la force publique à l'insurrection, qu'elle semble destinée à la fois à grossir et à contenir. Pour frapper l'imagination du peuple, et pour intimider les sections voisines des Tuileries, il fait transporter au Carrousel, en face de la porte de la Convention, des grilles de fer, sur lesquelles les canonniers font rougir des boulets comme si la tyrannie et les Suisses étaient encore retranchés dans ce palais. De minute en minute le canon d'alarme tonne sur le Pont-Neuf. Les bataillons, incertains s'ils viennent assiéger ou défendre la Convention, se rangent aux postes qu'on leur assigne, déjà accoutumés à suivre plutôt qu'à comprimer les caprices de la multitude.

 

XII.

Tel était l'aspect de Paris au lever du jour le 31 mai. Le ciel était sombre, le vent glacial irritait la libre des hommes et les prédisposait à la colère. Les gardes nationaux grelottaient sous leurs armes. L'insomnie, le froid, le brait du tocsin, les mugissements du canon d'alarme, l'impatience de l'événement, le doute, l'étonnement, l'incertitude, donnaient aux physionomies du peuple et des soldats quelque chose d'hébété et de sinistre que le visage de la foule contracte, comme le visage d'un criminel, la veille ou le lendemain des grands attentats.

 

XIII.

Les députés menacés, redoutant les embûches de cette nuit, n'avaient pas couché dans leurs demeures. Vergniaud seul, toujours impassible et résigné à la fatalité, avait obstinément refusé de prendre aucune mesure de sûreté. — « Que m'importe ma vie ? » avait-il répondu la veille en sortant de chez Valazé. « Mon sang serait peut-être plus éloquent que mes paroles pour réveiller et pour sauver ma patrie. Qu'ils le versent s'il doit retomber sur eux ! »

Les autres s'étaient dispersés pour prendre quelques heures de repos dans des maisons amies. Buzot, Barbaroux, Louvet, Bergoing, Rabaut Saint-Étienne et Guadet s'étaient réunis dans une seule chambre au fond d'un quartier reculé. Trois lits, quelques chaises, des armes sûres, des portes barricadées, la résolution de ne pas mourir sans vengeance leur avaient permis de goûter quelques instants de sommeil. A trois heures du matin, le canon d'alarme et le bruit du tocsin les réveillèrent. — Illa suprema dies ! s'écria Rabaut Saint-Étienne en prêtant l'oreille à ces bruits. Homme pieux, Rabaut s'agenouilla au pied du lit où il venait de dormir libre pour la dernière fois ; et il invoqua tout haut la miséricorde divine sur ses compagnons, sur sa patrie et sur lui-même. Le sceptique Louvet et le jeune Barbaroux racontèrent depuis, que cette prière de Rabaut, autrefois ministre de l'Évangile, avait profondément remué leurs cœurs. Il y a des moments où la pensée de Dieu force les âmes des hommes et y entre violemment avec le sentiment de leur propre impuissance ; mais ce n'est jamais pour les affaiblir. Rabaut se leva tranquille et raffermi.

Ses amis et lui descendirent à six heures dans la rue, avec des pistolets et des poignards cachés sous leurs habits. Ils se rendirent, sans avoir été reconnus, à leur poste à la Convention.

La salle était vide encore. Danton, seul, agité par les événements de la nuit et impatient de ceux du jour, s'y promenait dans une anxiété visible. Il causait avec deux membres de la Montagne. A l'aspect des Girondins, dans lesquels il voyait à regret des victimes, Danton fit un geste de chagrin, et un mouvement convulsif de pitié contracta sa bouche. Louvet crut y voir un sourire de joie. — « Vois-tu, » dit-il à Guadet, « quel horrible espoir brille sur cette figure hideuse ? — Sans doute, » s'écria Guadet assez haut pour être entendu de Danton, « c'est aujourd'hui que Clodius exile Cicéron ! »

 

XIV.

Pendant que la salle se remplissait et que les groupes des députés s'interrogeaient sur les événements de la nuit, la section armée de la Butte-des-Moulins, soutenue par cinq sections environnantes du centre de Paris, apprenant que le faubourg Saint-Antoine marchait pour la désarmer, se retranchait dans le jardin du Palais-Royal, y braquait ses canons, les chargeait à mitraille, et présentait un dernier point d'appui aux modérés de la Convention contre l'oppression de la commune. Les quarante mille fédérés des faubourgs, arrivés à la hauteur des grilles du Palais-Royal, voulurent forcer les portes de ce jardin. Les sections du centre se disposèrent à les défendre. Le sang allait couler. On parlementa. Les fédérés se contentèrent de demander l'entrée du jardin pour des députations de leurs bataillons, afin de s'assurer s'il était vrai que les sectionnaires du Palais-Royal eussent arboré la cocarde blanche. Les députations introduites reconnurent l'absurdité de cette calomnie et serrèrent la main à leurs frères d'armes. Cet épisode apaisa la colère du peuple et contint les bataillons des deux partis dans une passive immobilité.

La séance de la Convention s'ouvrit à six heures. Le ministre de l'intérieur, Garat, et après lui Pache rendent compte de la fermentation de Paris, ils l'attribuent à la réintégration de la commission des Douze.

Valazé, impatient de décider la journée, monte un des premiers à la tribune. Vergniaud, qui redoute la témérité de ses amis, fait un signe de mécontentement et se recueille. « Depuis la levée de la séance d'hier, dit Valazé, le tocsin sonne, la générale bat, par l'ordre de qui ? Osez voir où sont les coupables ! Henriot, commandant provisoire, a envoyé au poste du Pont-Neuf l'ordre de tirer le canon d'alarme. C'est une prévarication manifeste punie par la peine de mort »(les tribunes se soulèvent à ces mots). « Si le tumulte continue, » reprend Valazé avec intrépidité, « je déclare que je ferai respecter mon caractère. Je suis ici le représentant de vingt-cinq millions d'hommes ! Je demande que Henriot soit mandé à la barre et mis en arrestation. Je demande que la commission des Douze, tant calomniée, soit appelée pour communiquer les renseignements qu'elle a recueillis. »

Thuriot succède à Valazé. Il demande que cette commission soit au contraire cassée de nouveau à l'instant, les scellés mis sur ses papiers et l'examen de ses actes déféré au comité de salut public. Ces paroles de Thuriot sont entrecoupées et enfin interrompues par le bruit du tocsin. Des cris confus s'élèvent, les uns pour les conclusions de Valazé, les autres pour celles de Thuriot. Le canon d'alarme couvre tout. Vergniaud, à la tribune, fait un geste de pacification et obtient enfin le silence.

« Je suis si persuadé des vérités qu'on vous a dites sur les funestes conséquences du combat qu'on semble préparer dans Paris ; je suis si convaincu que ce combat compromettrait éminemment la liberté et la république, qu'à mon avis celui-là est complice de nos ennemis extérieurs qui désire le voir s'engager, quel qu'en fût le succès. Et l'on vous peint la commission comme le fléau de la France, au moment même où vous entendez le canon d'alarme ! On demande qu'elle » soit cassée si elle a commis des actes arbitraires ? Sans doute, si cela est, elle doit être cassée. Mais il faut l'entendre. Cependant ce n'est pas le moment, à mon avis, d'entendre son rapport. Ce rapport heurterait nécessairement les passions, ce qu'il faut éviter un jour de fermentation. Ce qu'il faut, c'est que la Convention prouve à la France qu'elle est libre. Eh bien ! pour le prouver, il ne faut pas qu'elle casse aujourd'hui la commission. Je demande donc l'ajournement à demain. En attendant, sachons qui a ordonné de tirer le canon d'alarme, et mandons à notre barre le commandant-général. »

Des cris unanimes d'approbation s'élèvent pour sanctionner cet ajournement de Vergniaud. Il ne sauvait ni la liberté ni l'honneur, mais il sauvait l'attitude de la Convention. Il apaisait le peuple en lui promettant la victoire. Il satisfaisait la Montagne en lui enlevant l'odieux de la violence. Il préservait la tête des Girondins en promettant leur abdication. Il était une vaine protestation de respect à la loi. Il convenait à tous et surtout aux faibles. Les Girondins se sentirent à la fois perdus et sauvés dans la concession de leur orateur. Ceux qui pensaient à leur propre vie l'applaudirent, ceux qui songeaient à leur honneur restèrent consternés et muets.

 

XV.

Danton voulut arracher à l'Assemblée une victoire déjà à demi cédée par Vergniaud. « Justice avant tout de la commission ! » dit-il de sa voix la plus retentissante. « Elle a mérité l'indignation populaire. Rappelez-vous mon discours contre elle, ce discours trop modéré. Un homme que la nature a créé doux, sa n passions, le ministre de l'intérieur, vous a lui-même engagé à relâcher ses victimes. Vous l'avez créée, cette commission, non pour elle, mais pour vous. Examinez ses actes. Si elle est coupable, faites-en un exemple terrible qui effraie tous ceux qui ne respectent pas le peuple, même dans son exagération révolutionnaire. Le canon a tonné. Mais si Paris n'a voulu que donner un grand signal pour provoquer les représentations qu'il vous apporte ; si Paris, par une convocation trop solennelle, trop retentissante, n'a voulu qu'avertir tous les citoyens à venir vous demander justice, Paris a encore bien mérité de la patrie ! Loin de blâmer cette explosion, tournez-la au profit de la chose publique en cassant votre commission. »

Les uns murmurent, les autres battent des mains. Danton jette un regard de dédain sur la Plaine, qui s'agite à ses pieds. « Je ne m'adresse, » dit-il en faisant un signe à Vergniaud, « je ne m'adresse qu'a ceux qui ont reçu quelques talents politiques, et non à ces hommes stupides qui ne savent faire parler que leurs passions. » Le geste de sa tête et la direction de son coup d'œil adressent à Guadet, à Buzot et à Louvet cette insolente apostrophe. « Je dis aux premiers, continue Danton : Considérez la grandeur de votre but, c'est de sauver le peuple de ses ennemis, des aristocrates, de sa propre colère. La commission a été assez dépourvue de sens pour prendre des arrêtés téméraires et pour les notifier au maire de Paris. Je demande le jugement de ses membres. Vous les croyez irréprochables, dites-vous ? Moi je crois qu'ils ont servi leurs ressentiments. Il faut que ce chaos s'éclaircisse, il faut justice au peuple ! — Quel peuple ? » lui crie-t-on de la Plaine. — « Quel peuple ? reprend Danton. Ce peuple est immense. » Il montre de la main les têtes innombrables qui se penchent du haut des tribunes publiques. « Ce peuple est la sentinelle avancée de la république. Tous les départements exècrent la tyrannie. Tous avoueront ce grand mouvement qui exterminera les ennemis de la liberté. Je serai le premier à rendre une justice éclatante à ces hommes courageux qui ont fait retentir les airs du tocsin et du canon d'alarme... » Les bravos des tribunes ne lui laissent pas achever cette glorification d'Henriot et du comité révolutionnaire de la commune. Danton, entraîné lui-même bien loin de la modération qu'il méditait en commençant de parler, sent qu'il s'enivre du délire de son auditoire et qu'il irrite la fureur qu'il voulait tempérer. Il se reprend en terminant : « Si quelques hommes, dit-il, de quelque parti qu'ils soient, voulaient prolonger un mouvement devenu inutile quand vous aurez fait justice, Paris lui-même les ferait rentrer dans le néant ! » Il conclut à demander que l'Assemblée soit consultée sur la suppression de la commission des Douze.

Rabaut demande en vain, au milieu des murmures, que cette commission soit du moins entendue. Il dénonce Santerre, qui devait, dit-il, marcher dans la nuit sur Paris avec les volontaires partis pour la Vendée, et qu'on a fait séjourner pour cet acte de tyrannie aux portes de la capitale. Des interruptions étouffent toutes les paroles de Rabaut. On veut entendre avant tout une députation de la commune.

Vergniaud, apostrophé par les tribunes, demande qu'elles soient évacuées. « Vous nous accusez, » crie Rabaud à Bourdon de l'Oise, « parce que vous savez que nous devons vous accuser ! » La députation de la section de l'Observatoire est admise. Elle veut, dit-elle, au nom du conseil général, communiquer les mesures qu'elle a prises. Elle a placé, dit-elle, les propriétés sous la garde des sans-culottes ; et comme cette classe ne peut se passer de son travail, elle leur a affecté une somme de 40 sous par jour. « Le peuple qui s'est levé, dit l'orateur, une première fois au 10 août pour renverser le tyran du trône, se lève une seconde fois pour arrêter les complots liberticides des contre-révolutionnaires ! — Dénoncez ces complots ! » lui crient les Girondins. Guadet, irrité de tant d'audace, s'élance à la tribune. « Les pétitionnaires, dit-il, parlent d'un grand complot ; ils ne se trompent que d'un mot : c'est qu'au lieu de dire qu'ils l'ont découvert, ils devraient dire qu'ils l'ont exécuté. » Les tribunes, à ces mots, semblent s'écrouler sur la tête de Guadet. « Laissez parler ce Dumouriez, dit Bourdon de l'Oise. — Pensez-vous, poursuit Guadet, que les lois appartiennent aux sections de Paris ou à la république entière ? C'est violer la république que d'établir une autorité au-dessus des lois. Or ceux-là ne sont-ils pas au-dessus des lois qui font sonner le tocsin, fermer les portes de la ville, tonner le canon d'alarme ? Ce ne sont pas les sections de Paris, ce sont quelques scélérats ! — Vous voulez perdre Paris, vous le calomniez ! lui crie la Montagne. — L'ami de Paris c'est moi, l'ennemi de Paris c'est vous ! » reprend l'orateur. Il veut continuer, les cris, les invectives lui coupent la parole.

 

XVI.

Le président menace les tribunes de faire évacuer la salle. « Une autorité rivale s'élève à côté de vous, » poursuit Guadet, « si vous laissez subsister ce comité révolutionnaire... » Sa voix expire de nouveau dans le tumulte. On entend à peine ses conclusions, qui sont d'annuler toutes les mesures prises par la municipalité, et de charger la commission des Douze de découvrir et de punir ceux qui ont fait fermer les barrières, sonner le tocsin, tirer le canon. Vergniaud succède à Guadet pour atténuer l'irritation produite par les paroles de son ami. « Est-ce que les Girondins seuls auront le droit de parler ! » lui crie Legendre. La parole est à Couthon.

Robespierre parle à voix basse à son confident et le suit de l'œil à la tribune. « Sans doute il y a un mouvement dans Paris, dit Couthon. La commune a fait sonner le tocsin ; mais nous sommes dans un moment de crise où elle peut prendre, sous sa responsabilité, des mesures nécessitées par les circonstances. Guadet l'accuse d'avoir préparé l'insurrection. Où est l'insurrection ? C'est insulter le peuple de Paris que de le dire en insurrection. S'il y a un mouvement, c'est votre commission qui l'a fait. C'est cette faction criminelle, qui, pour couvrir un grand complot, veut un grand mouvement. C'est cette faction qui veut, en répandant ces calomnies, allumer la guerre civile, donner à nos ennemis le moyen d'entrer en France et d'y proclamer un tyran. Rappelez-vous, citoyens, que la cour, cherchant toujours de nouveaux moyens de perdre la liberté, inventa d'établir un comité central. Ainsi la faction des hommes d'État a fait créer une commission. La commission de la cour fit arrêter Hébert, la commission des Douze l'a fait arrêter aussi. La commission de la cour lança un mandat d'arrêt contre trois députés ; quand elle vit que l'opinion l'abandonnait, elle se hasarda à recourir à la force armée. N'est-ce pas la précisément ce que fait la commission des Douze ? » Ce parallèle astucieux de Couthon, entre les actes des deux tyrannies, excita le frémissement des tribunes, qu'une semblable assimilation reportait au 10 août. L'orateur, interrompu par des battements de mains, semblait jouir de la haine qu'il avait excitée, et manquer de voix pour reprendre son discours.

Vergniaud sentit le coup : son cœur éclata. Il se tourna vers l'huissier qui renouvelait le verre d'eau des orateurs à la tribune : « Donnez, dit-il, un verre de sang à Couthon, il en a soif ! » Puis, reprenant son sang-froid et sentant qu'il fallait un demi-sacrifice à la circonstance pour désarmer le peuple, il monta à la tribune. « Et moi aussi, dit-il, je demande que vous décrétiez que les sections de Paris ont bien mérité de la patrie en maintenant la tranquillité dans ce jour de crise, et que vous les invitiez à continuer d'exercer la même surveillance jusqu'à ce que tous les complots soient déjoués. » Cette proposition à double sens fut décrétée de lassitude par les deux partis : chacun des deux croyant la voter contre l'autre.

Mais de nouveaux pétitionnaires surviennent. Ils demandent plus impérieusement que les députés traîtres à la patrie soient livrés au glaive de la justice ; ils demandent une armée révolutionnaire de Paris, levée et soldée à 40 sous par jour ; l'arrestation des vingt-deux Girondins ; le prix du pain fixé à trois sous la livre aux frais de la république ; l'armement général des sans-culottes. Après ces pétitionnaires, les membres composant l'administration de Paris viennent lire une adresse foudroyante contre les Girondins. « Ils ont voulu détruire Paris ! » dit Lhuillier leur président. « Si Paris disparait de la surface du globe, ce sera pour avoir défendu contre eux l'unité de la république ! La postérité nous vengera ! Il est temps, législateurs ! de terminer cette lutte. La raison du peuple s'irrite de tant de lenteurs. Que ses ennemis tremblent ! Sa colère majestueuse est près d'éclater. Qu'ils tremblent ! L'univers frémira de sa vengeance. Isnard a provoqué la guerre civile et l'anéantissement de la capitale ! Nous vous demandons le décret d'accusation contre lui et ses complices, les Brissot, les Guadet, les Vergniaud, les Gensonné, les Buzot, les Barbaroux, les Roland, les Lebrun, les Clavière. Vengez-nous d'Isnard, de Roland, et donnez un grand exemple ! »

 

XVII.

A peine cette adresse est-elle entendue que la foule qui suivait la députation se répand sur les bancs de la Montagne. Vergniaud et Doulcet réclament contre une confusion qui étouffe la discussion et annule la loi. « Eh bien ! dit Levasseur de la Sarthe, que les députés de la Montagne passent en masse de ce côté (en montrant les bancs vides de la droite). Nos places seront bien gardées par les pétitionnaires ! » La Montagne obéit et se précipite à côté des Girondins, dans la partie droite de la salle. Vergniaud demande que le commandant de la force armée soit mandé pour recevoir les ordres du président. Valazé proteste, au nom des quatre cent mille âmes qu'il représente, contre toute délibération prise sous le coup de l'insurrection. Robespierre veut parler. Vergniaud se lève : « La Convention nationale, dit-il, ne peut pas délibérer dans l'état où elle est, allons nous joindre à la force armée et nous mettre sous la protection du peuple. »

Vergniaud sort, à ces mots, avec quelques amis ; mais il rentre bientôt, ou refoulé par la multitude, ou regrettant de laisser la tribune à ses ennemis. Robespierre l'occupait déjà et reprochait à l'Assemblée l'hésitation de son attitude et l'insignifiance de ses résolutions. Vergniaud, qui entend ces derniers mots de l'orateur, demande la parole. Robespierre regardant avec dédain Vergniaud du haut de la tribune :

« Je n'occuperai point l'Assemblée, dit-il, de la fuite et du retour de ceux qui ont déserté ses séances. Ce n'est pas par des mesures insignifiantes qu'on sauve la patrie. Votre comité de salut public, par l'organe de Barrère, vous a fait plusieurs propositions. Il en est une que j'adopte : c'est celle de la suppression de la commission des Douze. Mais croyez-vous qu'elle suffise pour satisfaire les amis inquiets du salut de la patrie ? Non. Déjà cette commission a été supprimée et le cours des trahisons n'a pas été interrompu. Prenez contre ses membres les mesures vigoureuses que les pétitionnaires viennent de vous indiquer. Il y a ici des hommes qui voudraient punir cette insurrection comme un crime ! Vous remettrez donc la force armée entre les mains de ceux qui veulent la diriger contre le peuple ! » Ici Robespierre semble vouloir débattre, sans s'expliquer clairement, les différentes mesures proposées pour la circonstance. Vergniaud, lassé d'attendre le coup que Robespierre balance ainsi sur sa tête : « Concluez donc ! » lui crie-t-il d'un ton d'impatience. De violents murmures éclatent contre Vergniaud à cette apostrophe. Robespierre regarde avec un dédaigneux sourire son interrupteur : « Oui, je vais conclure, dit-il, et contre vous ! contre vous qui, après la révolution du 10 août, avez voulu conduire à l'échafaud ceux qui l'ont faite ! contre vous qui n'avez cessé de provoquer la destruction de Paris ! contre vous qui avez voulu sauver le tyran ! contre vous qui avez conspiré avec Dumouriez ! contre vous qui avez poursuivi avec acharnement ces mêmes patriotes dont Dumouriez demandait la tête ! contre vous dont les criminelles vengeances ont provoqué cette insurrection dont vous voulez faire un crime à vos victimes ! Ma conclusion c'est le décret d'accusation contre les complices de Dumouriez et contre tous ceux qui ont été désignés par les pétitionnaires ! »

Chacune des conclusions de Robespierre, applaudie par la Montagne, les pétitionnaires et les tribunes, enleva à Vergniaud la pensée même de répliquer. Tout le poids de la Convention et du peuple sembla écraser les Girondins. Ils se turent On mit aux voix le décret proposé par Barrère. Ce décret contenait, avec la suppression de la commission des Douze, quelques mesures d'hypocrite indépendance qui devaient sauver les apparences aux yeux des départements. Il fut voté sans débats par la Plaine comme par la Montagne. Une joie feinte d'un côté, cruelle de l'autre, éclata dans l'enceinte, et se communiqua des tribunes aux rassemblements extérieurs qui cernaient la salle. Bazire proposa à la Convention d'aller fraterniser avec le peuple et confondre sa concorde dans la concorde de tous les citoyens. Cette proposition fut adoptée d'enthousiasme. La peur a aussi ses attendrissements. La commune fit à l'instant illuminer Paris. La Convention, précédée et entourée de porteurs de torches, parcourut longtemps dans la nuit les principaux quartiers de la capitale, suivie par les sectionnaires, et répondant par ses cris aux cris de vive la république. Les Girondins, tremblant de se signaler par leur absence, suivaient le cortège et assistaient, avec les signes d'une joie de commande, au triomphe remporté sur eux-mêmes. On y voyait Condorcet, Péthion, Gensonné, Vergniaud, Fonfrède. Louis XVI était vengé : les conspirateurs du 10 août avaient leur 20 juin. Cet humiliant triomphe, auquel le peuple les traînait déjà enchaînés, était le prochain présage de leur chute, et la première dérision de leur long supplice. « Qu'aimes-tu mieux de cette ovation ou de l'échafaud ? » dit assez haut pour être entendu Fonfrède, à Vergniaud, qui marchait le front baissé à côté de lui. « Tout m'est égal, » répondit Vergniaud avec une stoïque indifférence : « il n'y a pas de choix à faire entre cette promenade et l'échafaud ; elle nous y mène ! »