I. La nuit
fut pleine d'agitations, de paniques, de conciliabules. Tandis que les
Girondins, réunis chez Valazé, concertaient entre eux les moyens de ressaisir
une victoire que les Montagnards ne devaient qu'à une surprise, Marat,
Hébert, Dobsent, Varlet, Vincent, Fournier l'Américain, l'Espagnol Gusman,
qui était à Marat ce que Saint-Just était à Robespierre, Henriot et une
soixantaine de membres les plus exaltés des sections se réunirent à
l'Archevêché, dans une salle interdite au public. Là, ils déplorèrent les
résultats d'une victoire qui ne leur donnait ni dépouilles ni victimes, qui
laissait à leurs ennemis la vie, la tribune, la parole, la presse, des
partisans dans quelques sections du centre de Paris et les occasions de
ressaisir leur ascendant. Qu'importaient à ces hommes de sang de vaines
oscillations de majorité dans une Convention encore libre ? Ils voulaient une
Convention esclave, instrument docile de leurs fureurs, et ne conservant le
nom de représentation nationale que pour masquer l'asservissement des
départements. Chacun de ces hommes rêvait pour lui-même le rôle des Gracques,
de Clodius, de Marius, de Sylla, de Catilina, et se croyait plus grand
politique à proportion qu'il rêvait de plus sinistres exécutions. Mille plans
furent débattus. Un jeune homme, plus dépravé que cultivé par les lettres,
Varlet, obscur encore, déroula tout un projet d'égorgements individuels
évidemment inspiré par les souvenirs de septembre. Varlet avait fabriqué de
fausses correspondances des Girondins avec le prince de Cobourg, pièces
destinées à jeter l'infamie et l'exécration du peuple sur ces prétendus
traîtres à la patrie. Dans la nuit on irait les arrêter un à un dans leurs
demeures. Conduits sans appareil dans une maison isolée du faubourg
Saint-Jacques, on s'en déferait à huis clos. Des fosses, creusées d'avance
dans un jardin attenant à cette maison, devaient recouvrir les restes des
victimes, et dérober au public les causes de leur disparition. Le lendemain,
la publication des correspondances fabriquées dévouerait leurs noms à
l'exécration publique. On répandrait le bruit de leur fuite en pays
étrangers, et quand la vérité tardive démentirait toutes ces suppositions, la
république serait sauvée, la commune règnerait, et le peuple remercierait ses
vengeurs. Tel
était le plan de Varlet. Il souriait aux exécuteurs de septembre ; mais il
fut repoussé par Dobsent et par Marat lui-même, d'abord comme entaché d'une
supercherie indigne du peuple, et ensuite comme réduisant les victimes à un
nombre trop restreint. On résolut de faire exécuter l'épuration par le peuple
lui-même, et de lui désigner autant de victimes qu'il en faudrait à sa
vengeance. Les uns portaient le nombre de têtes proscrites à trente, les
autres jusqu'à quatre-vingts. On laissa au hasard le soin de compter. Les
conjurés se séparèrent pour aller donner le mot d'ordre dans les sections et
dans les faubourgs. Ce mot d'ordre, sorti de la bouche de Marat, était : «
Pas de demi-mesures. » On a écrit que, dans la même nuit, un autre comité
supérieur d'exécution, composé de Robespierre, de Danton, de Fabre, de Pache
et de quelques autres membres principaux de la commune et de la Convention,
s'était réuni à Charenton dans la maison où avaient été tramés le 20 juin et
le 10 août, et que, là, les grands chefs de la Montagne s'étaient
réciproquement livré leurs ennemis, comme Octave, Antoine et Lépide. Cela n'a
jamais été prouvé. II. Danton,
entraîné malgré lui dans la lutte, aurait désiré que la victoire se bornât à
l'humiliation des Girondins. Il était loin de conspirer la mort des rivaux
qu'il admirait le plus et qu'il craignait le moins dans la Convention. Il
avait sur eux le pas de la popularité. Cet avantage lui suffisait. Son cœur
penchait de leur côté. « Non, » disait-il la veille, en parlant d'eux, «
ces beaux parleurs ne méritent pas tant de colère, ils sont enthousiastes et
légers comme la femme qui les inspire. Que ne prennent-ils un homme pour chef
? Cette femme les perdra. C'est la Circé de la république. » Danton faisait
allusion à madame Roland, qui avait humilié son orgueil. Robespierre,
inquiet et troublé des suites de ce grand déchirement de la Convention, se
renferma, la veille de cette crise, dans la retraite la plus profonde, comme
un homme qui craint de toucher à un événement, de peur de le faire dévier ou
avorter. Il ne jeta dans la balance que quelques paroles commandées à sa
situation par le soin de sa popularité. Marat seul souffla la colère du
peuple et prit corps à corps les Girondins, ses ennemis personnels, jusqu'à
ce qu'ils fussent terrassés. Était-ce vengeance, ambition, vanité d'un grand
rôle, inquiétude d'un esprit qui ne s'arrêtait jamais ? Il y avait de tout
cela dans le caractère de Marat. Il jouissait surtout d'être en scène, et de
représenter le peuple luttant à mort contre ses prétendus ennemis. III. Les
Girondins réunis chez Valazé furent informés des résolutions du comité par un
hasard. Un fédéré breton de leur parti, arrivé depuis peu de jours à Paris,
passait la nuit du 27 devant l'Archevêché. Quelques groupes se pressaient à
la porte. On était admis en montrant une médaille de cuivre au concierge. Le
Breton, poussé par la curiosité, tira de sa poche une pièce de monnaie de
bronze, que le gardien prit pour le signe de reconnaissance. Le fédéré fut
introduit. A peine la délibération fut-elle commencée, que l'imprudent
reconnut son erreur et trembla d'être découvert. La confusion du moment et
l'agitation des esprits le sauvèrent. Il sortit sans avoir été soupçonné et
courut avertir un député de son département. Ce député le conduisit chez
Valazé. Valazé et ses amis conjurèrent cet homme de retourner la nuit
suivante au foyer de la conjuration et de leur rapporter ce qu'il aurait vu
et entendu. Le Breton se dévoua de nouveau. Son visage déjà connu enleva tout
ombrage aux conspirateurs. Il revint instruire Valazé ; mais il avait été
suivi. Le lendemain on trouva son cadavre, percé de coups, flottant sur la
Seine ; il portait encore sur lui la médaille de cuivre à l'aide de laquelle
il avait surpris les conjurés. IV. Malgré
le décret de la veille qui la supprimait, la commission des Douze avait
encore siégé pendant la nuit. On avait délibéré sur les mesures de résistance
que les Girondins se proposaient d'enlever le lendemain à la Convention. Tous
les membres de ce parti et tous les membres de la Plaine se rendirent de
grand matin à la séance. Isnard remonta au fauteuil du président, décidé à
reprendre l'ascendant sur la majorité, ou à mourir à son poste. Les rangs de
la Montagne étaient dégarnis ; les députés vainqueurs la veille se reposaient
sur leur victoire et ne voulaient pas laisser supposer, par leur empressement
à se rendre à la séance, que cette victoire pouvait être remise en question.
Lanjuinais cependant demanda hardiment la parole. Lanjuinais
n'était pas Girondin. Il n'avait, ni l'ambition ni les torts de ce parti ; il
n'avait trempé ni dans les complots du 20 juin, ni dans ceux du 10 août, ni
dans la condamnation de Louis XVI. Né à Rennes d'une honorable famille du
barreau, avocat distingué lui-même, philosophe chrétien, ses idées
révolutionnaires n'étaient qu'une forme de sa foi évangélique. L'égalité
était un de ses dogmes : « La noblesse, » écrivait-il dans un de ses
premiers ouvrages, « n'est pas un mal nécessaire. » Il s'était exercé aux
luttes parlementaires dans les conflits du tiers état de la Bretagne contre
l'aristocratie, le clergé et le parlement de Rennes. Ce même esprit
d'opposition à l'ancien ordre de choses l'avait fait nommer député aux
états-généraux. Il y avait été un des fondateurs du club breton. Homme de
l'Ouest et non du Midi, il avait cette âpreté de conscience et cette
obstination de caractère qui ne font pas les orateurs, mais qui font les
héros d'opinion. Religieux comme un Breton, controversiste comme un parlementaire,
plus républicain de mœurs que de conviction, Lanjuinais était un de ces
hommes que la pureté de leur âme isole au milieu des partis, et que la
générosité de leur cœur dévoue aux causes abandonnées, quand ils croient y
voir la justice et la vérité. Il avait de plus un courage qui grandissait
devant le tumulte des assemblées et devant la sédition du peuple, comme celui
du soldat devant le feu. L'oppression des Girondins par la Montagne et par le
peuple l'avait indigné la veille. Pour compter Lanjuinais dans ses rangs, il
suffisait à un parti d'être opprimé. — A son aspect, la Montagne s'attendit à
une protestation et refusa de l'entendre. « J'ai
le droit d'être entendu, dit Lanjuinais, sur l'existence du prétendu décret
d'hier. Je soutiens qu'il n'y a pas eu décret ; et s'il y en a eu, je demande
qu'il soit révoqué. » Les murmures de la Montagne l'interrompent. « Tout
est perdu, citoyens, » reprend Lanjuinais avec le geste d'un homme qui
contemple la ruine de sa patrie, « tout est perdu ! et je vous dénonce, dans
le décret d'hier, une conspiration mille fois plus atroce que toutes celles
qui ont été tramées » jusqu'ici. Quoi ! depuis trois mois vos commissaires
ont commis plus d'arrestations arbitraires dans les départements qu'en trente
ans de despotisme ! Des hommes prêchent depuis six mois l'anarchie et le
meurtre, et ils resteront impunis ! — Si Lanjuinais ne se tait pas, crie
Legendre, je déclare que je monte là-haut, et que je le précipite de la
tribune ! — Me prends-tu donc pour un bœuf ! » réplique Lanjuinais (par allusion
au métier de boucher de Legendre). « Et moi, dit Barbaroux, je demande que le mot de Legendre
soit consigné au procès-verbal, pour attester la liberté dont nous jouissons
! — Tu as protégé les aristocrates de ton département, tu es un scélérat ! »
vocifèrent contre Lanjuinais les membres de la Montagne. Levasseur déclare
que la commission des Douze a été instituée non pour prévenir, mais pour
exécuter un complot contre-révolutionnaire. Les plus violentes apostrophes
sont échangées entre les Girondins et leurs ennemis ; les uns niant, les
autres affirmant que le décret a été rendu. Guadet
obtient la parole. « Vous parlez de légitimer un décret rendu au moment où
les législateurs emprisonnés dans cette enceinte, après la dispersion de leur
garde, délibéraient sous le couteau, au milieu des menaces, des outrages et
des violences ; quand plusieurs d'entre nous, notamment Péthion et Lasource,
ont été dans l'impuissance de percer la foule qui les environnait et
d'arriver jusqu'à leur poste ! quand enfin des pétitionnaires séditieux
étaient encouragés par le président lui-même (ce n'était plus Isnard) à faire plier la volonté de la
Convention sous la volonté du peuple ameuté ! » Robespierre,
affectant une voix éteinte et des forces épuisées, prononce quelques phrases
amères et larmoyantes sur la tyrannie des Douze. Le bruit de la Plaine couvre
la parole de l'orateur. On met aux voix la révocation du décret de la veille
qui abolit la commission des Douze. Une faible majorité annule ce décret.
L'étonnement pétrifie la Montagne. « Il faut voiler la statue de la
liberté ! » s'écrie Collot-d'Herbois. Danton,
qui cherche encore à éluder la rupture définitive de la représentation, se
lève et veut présenter habilement un dernier moyen de conciliation aux
Girondins vainqueurs. « Votre décret d'hier, » dit-il à la Convention, «
était un grand acte de justice, j'aime à croire qu'il sera repris avant la
fin de cette séance ; mais si la commission des Douze reprenait le pouvoir
qu'elle voulait exercer sur les membres mêmes de cette Assemblée, si le fil
de la conjuration n'était pas rompu, si les magistrats du peuple n'étaient
pas rendus à leurs fonctions, après avoir prouvé que nous passons nos ennemis
en prudence, nous leur prouverons que nous les passons en audace et en
vigueur révolutionnaires ! » Tous
les membres de la Montagne s'associent, par leurs gestes et par leurs cris, à
la déclaration de Danton. « Et nous, répliquent les Girondins, nous demandons
vengeance aux départements et non au peuple des tribunes. » Marat veut
parler. « A bas Marat ! » s'écrie la Plaine en masse. Rabaut-Saint-Étienne,
rapporteur de la commission, veut lire enfin le rapport des Douze. On refuse
obstinément de l'entendre. Il invoque la priorité pour ce rapport. « La
priorité est au canon d'alarme, » répond la Montagne. Les tribunes étouffent
par leurs trépignements la voix des Girondins. Le président se couvre.
« La contre-révolution est ici, dit Thirion. — Nous ne sommes plus
libres, allons dans nos départements, » s'écrie Chambon. Les Montagnards
demandent, conformément aux insinuations de Danton, la liberté d'Hébert ; la
Plaine, sur la proposition de Boyer-Fonfrède, se hâte de la voter. Des
pétionnaires recrutés et soufflés par les Girondins demandent à être
entendus. « Il est temps, » disent-ils, « que cette lutte finisse. Il est
temps qu'une troupe de scélérats cachés sous le masque du patriotisme
disparaisse : il est temps qu'une minorité turbulente rentre dans l'ordre.
Dites un mot, et vous serez entourés de défenseurs dignes de la cause qui
vous est confiée. On verra d'un côté les bons citoyens, de l'autre une
poignée de brigands ! » Interrompus par le mugissement de la Montagne et des
tribunes, les pétitionnaires reçoivent les félicitations d'Isnard et les
honneurs de la séance. « Ordonnerez-vous,
dit Danton, l'impression d'une telle adresse ? Le peuple français est prêt à
tourner ses armes contre ses ennemis. Il fera, quand il le voudra, rentrer en
un seul jour dans le néant des hommes assez stupides pour croire qu'il y a distinction
entre le peuple et les citoyens. Songez que, si on se vante d'avoir contre
vous la majorité ici, vous avez une immense majorité pour vous dans la
république et dans Paris. — Oui, oui ! répondent les tribunes. — Il est
temps, » reprend Danton, « que le peuple ne se borne plus à la guerre
défensive ! qu'il attaque les fauteurs du modérantisme ! Il est temps que
nous marchions fièrement dans la carrière ! Il est temps que nous
raffermissions les destinées de la France ! Il est temps que nous nous coalisions
contre les complots de tous ceux qui voudraient détruire la république ! Nous
avons montré de l'énergie un jour, et nous avons vaincu. Non, Paris ne périra
pas ! Aux brillantes destinées de la république viendront se joindre celles
de cette cité fameuse que les tyrans voulaient anéantir ! Paris sera toujours
la terreur des ennemis de la liberté ; et ses sections, dans les grands
jours, lorsque le peuple se réunira en masse, feront toujours disparaître ces
misérables Feuillants, ces lâches modérés dont le triomphe n'est que d'un
moment ! » Cette
éloquente diversion de Danton, couverte d'unanimes acclamations, termina la
séance et laissa la journée indécise. « Que me font vos querelles ! » dit
Danton, en sortant des Tuileries, aux groupes qui l'entouraient. « Je ne vois
que les ennemis. Marchons ensemble aux ennemis de la patrie ! » V. Dans la
soirée, Hébert fut ramené en triomphe de la prison à l'Hôtel-de-Ville. Il y
reçut une couronne de laurier des mains de Chaumette. On demanda qu'en
expiation de la captivité d'Hébert, la commission des Douze fût traduite au
tribunal révolutionnaire. Hébert, détachant la couronne de son front, alla la
déposer sur le buste de Jean-Jacques Rousseau, le premier apôtre de la
liberté. Les ouvriers de la Révolution rendaient toujours hommage à la pensée
première de leur œuvre, dans l'auteur du contrat social qui aurait si souvent
désavoué de tels disciples. A la Convention la séance du lendemain fut calme
: fausse sérénité qui précède souvent de près les tempêtes, dans les
mouvements du peuple comme dans les phénomènes de l'atmosphère. La
séance du club des Jacobins du 30 préluda aux orages du lendemain. Pendant
que le comité insurrectionnel de l'Archevêché concertait le mouvement,
Legendre et Robespierre aux Jacobins, Marat et Danton aux Cordeliers
entretenaient le feu de l'opinion. « Je me sens incapable, dit Robespierre,
de prescrire au peuple les moyens de se sauver. Cela n'est pas donné à un
seul homme ! Cela n'est pas donné à moi qui suis épuisé par quatre ans de
révolution et par le spectacle déchirant du triomphe de la tyrannie ! Ce
n'est pas à moi d'indiquer ces mesures, à moi qui suis consumé par une fièvre
lente et surtout par la fièvre du patriotisme ! » Cette apparente résignation
du patriotisme impuissant qui s'abandonne lui-même, était la plus habile
incitation à l'énergie désespérée du peuple. « Non, non, » lui répondit un
des Jacobins les plus exaltés, « jamais la postérité ne pourra croire que
vingt-cinq millions d'hommes aient pu se laisser subjuguer par une poignée
d'intrigants, ou elle ne verrait en nous que vingt-cinq millions de lâches !
Je dis que demain il faut que l'airain frémisse ! que le canon tonne ! que
tous ceux qui ne se lèveront pas contre l'ennemi commun soient déclarés
traîtres à la patrie ! Quand l'airain tonnera, cette harmonie encouragera les
lâches, ils se lèveront avec nous, et nous exterminerons nos ennemis. » VI. Les
mesures insurrectionnelles du comité central de l'Archevêché transpiraient
dans tout Paris. Le conseil de la commune, rassemblé, eh séance permanente, à
l'Hôtel-de-Ville, commençait à parler en maître et à menacer la Convention.
Les sections, tumultueusement réunies, se déchiraient en délibérations
contradictoires, suivant que l'absence ou la présence des sectionnaires
enlevait ou rendait la majorité à l'un ou à l'autre des deux partis. Les
nouvelles sinistres qui arrivaient, coup sur coup, de la Vendée, des
frontières et du Midi, jetaient la terreur dans l'âme du peuple, et le
disposaient aux partis désespérés. Des désastres à l'armée des Pyrénées ; la
retraite, plus semblable à une déroute, de l'armée du Nord ; Valenciennes et
Cambrai bloqués sans pouvoir être secourus, et comptant, jour par jour, la
durée d'une résistance qu'on croyait impossible ; les troupes républicaines
défaites à Fontenay par les paysans royalistes de Lescure ; Marseille en feu
; Bordeaux irrité ; Lyon laissant échapper les premières étincelles de
l'insurrection qui couvait dans ses murs ; toutes ces calamités à la fois
fondant sur la république, déchirée au même moment, dans son foyer, à la
Convention, exaspéraient les âmes contre les hommes, ou faibles ou perfides,
qui gouvernaient si malheureusement la patrie. Le
peuple, ne sachant à qui s'en prendre, rejetait sur les Girondins toutes les
calamités du moment. Pour résister à ce torrent d'impopularité dirigé contre
eux, les Girondins n'avaient que la force abstraite de la loi. Les
baïonnettes et les piques de la garde nationale flottaient au hasard, au gré
de la versatilité des sections. D'un côté, quelques orateurs intrépides,
faisant appel à des départements trop éloignés pour les entendre ; de
l'autre, tout un peuple armé, soulevé par des moteurs cachés, et dirigé par
les Jacobins organisés : le triomphe ne pouvait être douteux. Les Girondins,
rassurés d'abord par la légalité de leur cause et par la faveur dont la
bourgeoisie de Paris les environnait, commençaient enfin à pressentir leur
ruine, et y préparaient leurs âmes, moins en politiques qu'en martyrs.
Cependant ils aimaient à se flatter encore que la fortune leur reviendrait au
dernier moment. Ils provoquaient adresses sur adresses de leurs départements
pour mettre leurs têtes sous la responsabilité de Paris. Ils pensaient que si
les modérés de la Convention étaient trop timides pour affronter avec eux la
puissance de la commune et pour écraser l'anarchie, ces mêmes hommes avaient
trop de soin de leur propre sûreté pour s'abandonner eux-mêmes en livrant les
têtes de vingt-deux de leurs collègues à l'ostracisme ou à l'échafaud de
Marat. Ils se refusaient à croire que les honnêtes gens armés des sections
employassent jamais, contre la représentation nationale, les baïonnettes
qu'ils portaient pour la défendre. Une
telle violation leur paraissait si monstrueuse qu'ils la regardaient comme
impossible. La vengeance des départements était à leurs yeux si sûre et si
imminente, qu'elle intimiderait même leurs assassins. Liés par une solidarité
de pensées et de périls avec ces nombreux membres de la Plaine qui siégeaient
entre eux et la Montagne, ils comptaient, avec une sécurité secrète, ces
trois cents voix qui leur avaient donné la majorité dans toutes les occasions
décisives. Ils croyaient au droit, au bon sens, à l'intérêt bien compris, au
courage des assemblées. Ils oubliaient l'envie, la peur, l'entraînement, les
timides prétextes dont les hommes faibles colorent leur lâcheté en face d'un
péril qu'ils croient conjurer en livrant des victimes. Ils portaient ces pensées
flottantes, tantôt confiantes, tantôt découragées, dans les différentes
réunions nocturnes où ils se rendaient après les séances de nuit. Buzot,
Louvet, Barbaroux, Péthion, Isnard, Rebecqui montaient un à un, se dérobant
déjà aux regards du peuple, l'escalier de Roland, caché au fond d'une cour de
la rue de La harpe. Là, ces intrépides jeunes gens accusaient la lenteur et
l'hésitation de la commission des Douze, qui aurait dû prévenir, selon eux,
les coups de la commune, entraîner et compromettre la Convention dès la
première nuit, livrer Marat, Pache, Danton, Robespierre au tribunal
révolutionnaire, appeler les forces des départements à Paris, réorganiser les
sections et fermer les clubs d'où sortaient l'anarchie, le crime et la peur. Roland,
humilié de sa chute, convoitant la gloire de raffermir la république
chancelante, déployait cette énergie sombre de paroles qui ne coûte rien aux
bras désarmés. Madame Roland, partagée entre l'intérêt passionné que son cœur
ressentait pour ses amis et la mâle trempe de son caractère, animait et
attendrissait tour à tour ces entretiens. Buzot adorait en elle l'image et la
voix de la patrie. Barbaroux l'écoutait avec le respect et l'enthousiasme de
son âge. Ils étaient préparés à mourir, mais ils voulaient mourir en
combattant. VII. Vergniaud,
Condorcet, Sieyès, Fonfrède, Ducos, Guadet, Gensonné se réunissaient plus
fréquemment dans la rue Saint-Lazare ou à Clichy, tantôt chez une femme
attachée à l'un d'eux par le cœur, tantôt chez le jeune Fonfrède. C'étaient
les politiques du parti. Sieyès leur conseillait des actes de vigueur dont il
ne voulait pas prendre seul la responsabilité sous son nom. Homme d'énergie,
mais non d'exécution, Condorcet s'indignait de l'avortement de ses théories
idéales, et se vouait à la mort pour n'abandonner ses idées qu'avec son sang.
Fonfrède et Ducos, Montagnards de pensée, étaient retenus dans leur parti par
la haine contre Robespierre. Ils l'étaient surtout par ces liens d'amitié
entre collègues, plus forts que les liens d'opinion entre des hommes de cœur
qui se sont juré fidélité. Ducos et Fonfrède penchaient à désavouer la
commission des Douze, dont ils avaient blâmé les provocations imprudentes. Guadet,
bouillonnant d'ardeur, d'éloquence et d'intrépidité, entraîné lui-même par le
torrent de son enthousiasme, croyant à la puissance de cet entraînement sûr
la Convention, ne voulait d'autre plan que l'imprévu, d'autre tactique que
l'improvisation, d'autres armes que sa parole ; également prêt a vaincre ou à
mourir, pourvu que ce fut dans un beau mouvement de tribune. Gensonné,
plus réfléchi et plus exercé aux moyens de gouvernement, voulait demander aux
baïonnettes des sections une protection et un triomphe qu'il ne trouvait plus
pour la constitution dans les oscillations d'une majorité flottante. Vergniaud,
la force, la gloire et la dernière popularité de son parti, était vivement
provoqué par tous de prendre la direction suprême de cette lutte, de préparer
ses pensées, ses sentiments, ses paroles, seules égales à la grandeur du
péril, de monter à la tribune, de laisser éclater son âme indignée devant sa
patrie, d'écraser la conspiration sous la loi, et de rendre aux bons citoyens
le courage que son silence laissait éteindre dans tous les cœurs. Vergniaud
écoutait irrésolu, sans répondre, les interpellations de ses amis. Trop
clairvoyant pour se dissimuler l'extrémité du danger, trop courageux pour
craindre la mort, il était trop politique aussi et trop profondément versé
dans l'histoire pour se faire illusion sur les différents plans qu'on lui
proposait. Vergniaud répugnait à prendre la responsabilité de la défaite et
de la ruine de son parti, qui lui paraissait déjà consommée. En regardant
autour de lui, il ne voyait aucune force réelle sur laquelle la république,
telle qu'il l'avait rêvée, put s'appuyer pour résister à l'anarchie. La
portée lointaine de son regard ne lui laissait apercevoir que des abîmes là
où les autres croyaient voir des issues. Son génie même le décourageait, car
il ne lui servait qu'à mieux distinguer l'impossible. Affreuse situation pour
un esprit supérieur ! Dans les crises désespérées, les bornes de
l'intelligence sont un bonheur pour les hommes médiocres. Elles leur laissent
l'ardeur en leur laissant l'illusion. Vergniaud n'avait plus ni l'illusion,
ni l'ardeur ; mais il gardait cette impassibilité stoïque qui se passe
d'ardeur et d'illusion, qui voit approcher sans pâlir le moment suprême, et
qui, en combattant sans espoir, accepte la défaite comme les hommes acceptent
le martyre, avec tout le sang-froid et tout l'héroïsme de la volonté. VIII. Les
égarements de son parti avaient rarement entraîné Vergniaud. Les yeux
attachés sur l'Europe, le grand orateur sentait, aussi profondément que
Danton, la nécessité de fortifier l'unité de la république pour résister au
démembrement de la patrie. Le fédéralisme désespéré de Barbaroux, de Louvet,
de madame Roland lui faisait pitié. Il ne s'était jamais servi du fédéralisme
dans ses discours que comme d'un argument désespéré propre à faire frémir
l'anarchie elle-même. Il sentait que les ennemis les plus acharnés de la
France ne pouvaient pas accomplir contre elle quelque chose de plus funeste
que ce démembrement volontaire, rêvé par quelques insensés. Ce qu'il
redoutait pour sa patrie de la lutte dans laquelle il était engagé contre la
commune, ce n'était pas tant la proscription et la mort de ses amis, sa
propre proscription et sa propre mort, que l'insurrection et la dislocation
des départements qui suivraient ce déchirement de la représentation. Le
patriotisme étouffait entièrement l'esprit de parti dans l'âme de Vergniaud.
Sa parole n'était si ardente que du feu de ce patriotisme. Dans
cette perplexité de son âme, Vergniaud, comme tous les hommes placés en face
de l'impossible, ne demandait à la destinée, à ses amis et à ses ennemis, que
du temps. Il avait sacrifié au temps en acceptant la république le lendemain
du 10 août, quand il croyait encore, la veille, à la nécessité transitoire de
la monarchie constitutionnelle. Il avait sacrifié au temps lorsqu'il avait,
contre sa conscience, voté la mort de Louis XVI. Ces deux concessions avaient
ajourné le péril, mais comme la digue ajourne les flots, en accumulant et en
aggravant leur poids. Vergniaud voulait ajourner encore, et, en cédant le
gouvernement à la Montagne, disputer l'anarchie au peuple et prévenir la
rupture de Paris et des départements. Sans ambition pour lui-même, sans vanité
même pour son nom, il ne lui en coûtait rien de livrer la puissance à ses
rivaux. Il se sentait par la nature au-dessus de ceux qui le domineraient par
la politique. Sa puissance était son génie ; on ne pouvait le lui dérober. En
cédant le pouvoir il ne croyait rien céder, pas même la gloire ; car la
gloire du sacrifice était plus grande à ses yeux que celle de la domination. IX. Vergniaud
inclinait donc aux mesures de transaction. Danton, qui avait les mêmes vues,
entretenait de bonne foi ces dispositions conciliatrices de Vergniaud par des
amis communs. Robespierre
et Pache, sûrs désormais de vaincre, s'appliquaient d'avance, depuis quelques
jours, à réduire l'insurrection au caractère d'une démonstration irrésistible
de la volonté du peuple. Ils voulaient peser sur la Convention, non la
briser. Point de sang, point de victimes, tel était le nouveau mot d'ordre
que Pache et ses complices faisaient circuler. Supprimer
la commission des Douze, expulser vingt-deux membres de la Convention, porter
la majorité à la Montagne, livrer le gouvernement révolutionnaire à la
commune de Paris, établir une terreur légale sous le nom d'une représentation
nationale intimidée et asservie ; là se bornaient les résultats de la journée
préparée par les conspirateurs. Une violence matérielle, du sang répandu, des
têtes livrées au peuple auraient donné aux départements trop de prétextes
d'insurrection et trop de motifs de vengeance. On redoutait en ce moment
l'extrême fermentation du Midi, la guerre de l'Ouest, les agitations de Lyon.
Le déchirement de la Convention pouvait être le signal du déchirement soudain
de la France. Il fallait masquer la tyrannie de modération et de respect pour
les départements. Il fallait cacher, même aux citoyens armés des sections, le
caractère de l'attentat qu'on allait leur faire commettre. Robespierre,
Danton, Pache, Marat lui-même s'accordèrent, à la fin, dans cette pensée de
prudence. Henriot reçut l'injonction de discipliner l'insurrection et de
confondre tellement, dans ses démarches, les ordres de la Convention et ceux
de la commune, que la révolte eût le caractère de la légalité, et que les
attroupements dirigés sur les Tuileries ne pussent savoir s'ils allaient
délivrer ou contraindre la représentation. Ce caractère hypocrite et
équivoque des journées du 31 mai et du 2 juin est dû tout entier au génie
astucieux de Pache. Il inspira sa politique à la commune, et soutint, mieux
que Péthion ne l'avait fait au 10 août, le double rôle de provocateur et de
modérateur du mouvement. X. Ces
tempéraments, connus des Girondins, leur laissèrent croire que la séance du
31 se bornerait à une violente lutte de majorité : lutte à laquelle le peuple
ne prendrait part que par sa curiosité et par ses cris en faveur de la
Montagne, mais que la moindre concession de leur part apaiserait comme dans
les journées précédentes. Les rapports qu'on leur faisait étaient divers,
selon les quartiers et les clubs d'où leur arrivaient les renseignements. La
séance du 30, courte et sans discussion, ne fut signalée que par une
députation de vingt-sept sections de Paris demandant la cassation de la
commission des Douze et l'arrestation de ses membres. Un jeune patriote,
exalté par l'âge et par le moment, orateur de la députation, intima en
paroles violentes les volontés du peuple. « Je ne vous ferai point un long
discours, dit-il. Les Spartiates s'exprimaient en peu de mots, mais ils
savaient mourir. Nous, Parisiens, placés aux Thermopyles de la république, nous
saurons y mourir et nous aurons des vengeurs ! » La Convention, peu nombreuse
et où les bancs du centre étaient vides, vota l'impression de cette pétition.
Cette résignation accoutumait, d'heure en heure, la commune à plus d'audace,
et la représentation nationale à plus de patience. Dans la
soirée, le conseil général de la commune s'assembla et devint le centre actif
de l'insurrection. Paris fut dès ce moment divisé en deux camps : l'un qui
embrassait dans son enceinte les Tuileries, le Carrousel, le Palais-Royal,
tous les quartiers opulents ou commerçants de la ville dont les bataillons, composés
de citoyens amis de l'ordre, tenaient encore pour les Girondins ; l'autre
s'étendant de l'Hôtel-de-Ville à l'extrémité des deux grands faubourgs
Saint-Marceau et Saint-Antoine, et dévoué aux Jacobins. Toutes les grandes
journées avaient eu leur foyer dans cette région populaire et touffue de la
capitale. On pouvait classer géographiquement les opinions du peuple. Des
Champs-Élysées à la hauteur du Pont-Neuf s'étendait la ville constitutionnelle
; du Pont-Neuf à la Bastille s'agitait la ville révolutionnaire. Les
Tuileries étaient le centre de l'une ; l'Hôtel-de-Ville le centre de l'autre.
C'étaient deux peuples et quelquefois deux armées : l'un voulant toujours
avancer, fût-ce dans l'anarchie ; l'autre toujours s'arrêter, fût-ce dans le
provisoire et dans l'inconséquence. L'indigence, inquiète, séditieuse mais
désintéressée de sa nature, est l'armée offensive des révolutions. La
richesse, égoïste et stationnaire, est l'armée défensive des institutions.
Les opinions du commun des hommes se calculent sur la moyenne du chiffre de
leur fortune. Le peuple est l'armée des idées nouvelles ; les riches sont
l'armée des gouvernements. L'une se recrute par l'espérance, l'autre se
rallie par la peur. Tels étaient les deux Paris en présence : l'un soulevé
par les Montagnards, l'autre tremblant avec les modérés. XI. Pache,
Chaumette, Hébert, Sergent, Panis affectèrent de conserver pendant cette
nuit, dans leurs paroles et dans leurs actes au conseil de la commune, les
apparences de la légalité. Informé que le club de l'Archevêché prenait des
résolutions excessives, Pache s'y transporta ; il engagea les séditieux à se
modérer et à attendre. Il revint au conseil annoncer à ses collègues que ses
recommandations avaient été impuissantes contre l'irritation du peuple, que
le comité venait de se déclarer en insurrection et d'ordonner la fermeture
des barrières et l'arrestation des suspects. A peine Pache avait-il fini de
parler que le tocsin se fit entendre dans les tours de la cathédrale. Il
était trois heures du matin. Ces sons sinistres, se propageant, bientôt de
clocher en clocher, réveillent en sursaut les citoyens de Paris et portent la
fièvre dans l'âme des uns, la terreur dans l'âme des autres. Le tocsin,
depuis le 14 juillet, avait été le pas de charge des grandes séditions du
peuple. Au milieu du tumulte que ce bruit soulève à l'Hôtel-de-Ville et sur
la place de Grève, un jeune homme nommé Dobsent, orateur du comité de
l'Archevêché, entre dans la salle du conseil de la commune, à la tête d'une
députation de la majorité des sections. Dobsent déclare, au nom du peuple
souverain représenté par les sections, que le peuple, blessé dans ses droits,
vient de prendre des mesures extrêmes pour se sauver lui-même, et que la
municipalité et toutes les autorités départementales sont cassées. A ces
mots, Chaumette somme ses collègues de la commune d'abdiquer leur pouvoir
entre les mains du peuple. Tous les membres du conseil se lèvent, résignent
leur mandat et jurent de ne pas se séparer de la nation. Ils se retirent aux
cris de vive la république. Dobsent
crée à l'instant un nouveau conseil composé en majorité des anciens membres.
Ce conseil rappelle dans son sein Pache, Chaumette, Hébert, et les réintègre,
au nom de l'insurrection, dans leurs fonctions. Le conseil cependant change
son titre contre un titre plus significatif et se déclare conseil général
révolutionnaire de la commune de Paris. Il ordonne à Henriot de faire tirer
le canon d'alarme, de sonner le tocsin à l'Hôtel-de-Ville, d'envoyer des
renforts aux postes des prisons pour prévenir l'évasion ou le massacre des
détenus. Les gendarmes et les gardes nationaux du poste de la place de Grève
défilent de nouveau, et prêtent serment au pouvoir insurrectionnel. De quart
d'heure en quart d'heure, des députations nouvelles des sections et des bataillons
viennent adhérer au mouvement et fraterniser avec l'insurrection. Le jour
paraît, la ville entière est debout ; le maire Pache, dictateur d'une nuit,
arrive à la Convention, pour lui rendre compte de la situation de Paris. Des
membres du conseil l'accompagnent pour se placer, au besoin, entre le
poignard et le maire. Une immense colonne de peuple suit Pache jusque sur le
Carrousel et lui forme une garde populaire. Henriot, à cheval, parcourt les
sections, fait marcher les bataillons, masse les troupes autour des
Tuileries, sur le Pont-Neuf, au Carrousel. Henriot associe, comme Pache, la
force publique à l'insurrection, qu'elle semble destinée à la fois à grossir
et à contenir. Pour frapper l'imagination du peuple, et pour intimider les
sections voisines des Tuileries, il fait transporter au Carrousel, en face de
la porte de la Convention, des grilles de fer, sur lesquelles les canonniers
font rougir des boulets comme si la tyrannie et les Suisses étaient encore
retranchés dans ce palais. De minute en minute le canon d'alarme tonne sur le
Pont-Neuf. Les bataillons, incertains s'ils viennent assiéger ou défendre la
Convention, se rangent aux postes qu'on leur assigne, déjà accoutumés à
suivre plutôt qu'à comprimer les caprices de la multitude. XII. Tel
était l'aspect de Paris au lever du jour le 31 mai. Le ciel était sombre, le
vent glacial irritait la libre des hommes et les prédisposait à la colère.
Les gardes nationaux grelottaient sous leurs armes. L'insomnie, le froid, le
brait du tocsin, les mugissements du canon d'alarme, l'impatience de
l'événement, le doute, l'étonnement, l'incertitude, donnaient aux
physionomies du peuple et des soldats quelque chose d'hébété et de sinistre
que le visage de la foule contracte, comme le visage d'un criminel, la veille
ou le lendemain des grands attentats. XIII. Les
députés menacés, redoutant les embûches de cette nuit, n'avaient pas couché
dans leurs demeures. Vergniaud seul, toujours impassible et résigné à la
fatalité, avait obstinément refusé de prendre aucune mesure de sûreté. — «
Que m'importe ma vie ? » avait-il répondu la veille en sortant de chez
Valazé. « Mon sang serait peut-être plus éloquent que mes paroles pour
réveiller et pour sauver ma patrie. Qu'ils le versent s'il doit retomber sur
eux ! » Les
autres s'étaient dispersés pour prendre quelques heures de repos dans des
maisons amies. Buzot, Barbaroux, Louvet, Bergoing, Rabaut Saint-Étienne et
Guadet s'étaient réunis dans une seule chambre au fond d'un quartier reculé.
Trois lits, quelques chaises, des armes sûres, des portes barricadées, la
résolution de ne pas mourir sans vengeance leur avaient permis de goûter
quelques instants de sommeil. A trois heures du matin, le canon d'alarme et
le bruit du tocsin les réveillèrent. — Illa suprema dies ! s'écria
Rabaut Saint-Étienne en prêtant l'oreille à ces bruits. Homme pieux, Rabaut
s'agenouilla au pied du lit où il venait de dormir libre pour la dernière
fois ; et il invoqua tout haut la miséricorde divine sur ses compagnons, sur
sa patrie et sur lui-même. Le sceptique Louvet et le jeune Barbaroux
racontèrent depuis, que cette prière de Rabaut, autrefois ministre de
l'Évangile, avait profondément remué leurs cœurs. Il y a des moments où la
pensée de Dieu force les âmes des hommes et y entre violemment avec le
sentiment de leur propre impuissance ; mais ce n'est jamais pour les
affaiblir. Rabaut se leva tranquille et raffermi. Ses
amis et lui descendirent à six heures dans la rue, avec des pistolets et des
poignards cachés sous leurs habits. Ils se rendirent, sans avoir été
reconnus, à leur poste à la Convention. La
salle était vide encore. Danton, seul, agité par les événements de la nuit et
impatient de ceux du jour, s'y promenait dans une anxiété visible. Il causait
avec deux membres de la Montagne. A l'aspect des Girondins, dans lesquels il
voyait à regret des victimes, Danton fit un geste de chagrin, et un mouvement
convulsif de pitié contracta sa bouche. Louvet crut y voir un sourire de
joie. — « Vois-tu, » dit-il à Guadet, « quel horrible espoir brille sur cette
figure hideuse ? — Sans doute, » s'écria Guadet assez haut pour être entendu
de Danton, « c'est aujourd'hui que Clodius exile Cicéron ! » XIV. Pendant
que la salle se remplissait et que les groupes des députés s'interrogeaient
sur les événements de la nuit, la section armée de la Butte-des-Moulins,
soutenue par cinq sections environnantes du centre de Paris, apprenant que le
faubourg Saint-Antoine marchait pour la désarmer, se retranchait dans le
jardin du Palais-Royal, y braquait ses canons, les chargeait à mitraille, et
présentait un dernier point d'appui aux modérés de la Convention contre
l'oppression de la commune. Les quarante mille fédérés des faubourgs, arrivés
à la hauteur des grilles du Palais-Royal, voulurent forcer les portes de ce
jardin. Les sections du centre se disposèrent à les défendre. Le sang allait
couler. On parlementa. Les fédérés se contentèrent de demander l'entrée du
jardin pour des députations de leurs bataillons, afin de s'assurer s'il était
vrai que les sectionnaires du Palais-Royal eussent arboré la cocarde blanche.
Les députations introduites reconnurent l'absurdité de cette calomnie et
serrèrent la main à leurs frères d'armes. Cet épisode apaisa la colère du
peuple et contint les bataillons des deux partis dans une passive immobilité. La
séance de la Convention s'ouvrit à six heures. Le ministre de l'intérieur,
Garat, et après lui Pache rendent compte de la fermentation de Paris, ils
l'attribuent à la réintégration de la commission des Douze. Valazé,
impatient de décider la journée, monte un des premiers à la tribune.
Vergniaud, qui redoute la témérité de ses amis, fait un signe de
mécontentement et se recueille. « Depuis la levée de la séance d'hier, dit
Valazé, le tocsin sonne, la générale bat, par l'ordre de qui ? Osez voir où
sont les coupables ! Henriot, commandant provisoire, a envoyé au poste du
Pont-Neuf l'ordre de tirer le canon d'alarme. C'est une prévarication
manifeste punie par la peine de mort »(les tribunes se soulèvent à ces mots).
« Si le tumulte continue, » reprend Valazé avec intrépidité, « je déclare que
je ferai respecter mon caractère. Je suis ici le représentant de vingt-cinq
millions d'hommes ! Je demande que Henriot soit mandé à la barre et mis en
arrestation. Je demande que la commission des Douze, tant calomniée, soit
appelée pour communiquer les renseignements qu'elle a recueillis. » Thuriot
succède à Valazé. Il demande que cette commission soit au contraire cassée de
nouveau à l'instant, les scellés mis sur ses papiers et l'examen de ses actes
déféré au comité de salut public. Ces paroles de Thuriot sont entrecoupées et
enfin interrompues par le bruit du tocsin. Des cris confus s'élèvent, les uns
pour les conclusions de Valazé, les autres pour celles de Thuriot. Le canon
d'alarme couvre tout. Vergniaud, à la tribune, fait un geste de pacification
et obtient enfin le silence. « Je
suis si persuadé des vérités qu'on vous a dites sur les funestes conséquences
du combat qu'on semble préparer dans Paris ; je suis si convaincu que ce
combat compromettrait éminemment la liberté et la république, qu'à mon avis
celui-là est complice de nos ennemis extérieurs qui désire le voir s'engager,
quel qu'en fût le succès. Et l'on vous peint la commission comme le fléau de
la France, au moment même où vous entendez le canon d'alarme ! On demande
qu'elle » soit cassée si elle a commis des actes arbitraires ? Sans doute, si
cela est, elle doit être cassée. Mais il faut l'entendre. Cependant ce n'est
pas le moment, à mon avis, d'entendre son rapport. Ce rapport heurterait
nécessairement les passions, ce qu'il faut éviter un jour de fermentation. Ce
qu'il faut, c'est que la Convention prouve à la France qu'elle est libre. Eh
bien ! pour le prouver, il ne faut pas qu'elle casse aujourd'hui la
commission. Je demande donc l'ajournement à demain. En attendant, sachons qui
a ordonné de tirer le canon d'alarme, et mandons à notre barre le
commandant-général. » Des
cris unanimes d'approbation s'élèvent pour sanctionner cet ajournement de
Vergniaud. Il ne sauvait ni la liberté ni l'honneur, mais il sauvait
l'attitude de la Convention. Il apaisait le peuple en lui promettant la
victoire. Il satisfaisait la Montagne en lui enlevant l'odieux de la
violence. Il préservait la tête des Girondins en promettant leur abdication.
Il était une vaine protestation de respect à la loi. Il convenait à tous et
surtout aux faibles. Les Girondins se sentirent à la fois perdus et sauvés
dans la concession de leur orateur. Ceux qui pensaient à leur propre vie
l'applaudirent, ceux qui songeaient à leur honneur restèrent consternés et
muets. XV. Danton
voulut arracher à l'Assemblée une victoire déjà à demi cédée par Vergniaud. «
Justice avant tout de la commission ! » dit-il de sa voix la plus
retentissante. « Elle a mérité l'indignation populaire. Rappelez-vous mon
discours contre elle, ce discours trop modéré. Un homme que la nature a créé
doux, sa n passions, le ministre de l'intérieur, vous a lui-même engagé à
relâcher ses victimes. Vous l'avez créée, cette commission, non pour elle,
mais pour vous. Examinez ses actes. Si elle est coupable, faites-en un
exemple terrible qui effraie tous ceux qui ne respectent pas le peuple, même
dans son exagération révolutionnaire. Le canon a tonné. Mais si Paris n'a
voulu que donner un grand signal pour provoquer les représentations qu'il
vous apporte ; si Paris, par une convocation trop solennelle, trop
retentissante, n'a voulu qu'avertir tous les citoyens à venir vous demander
justice, Paris a encore bien mérité de la patrie ! Loin de blâmer cette
explosion, tournez-la au profit de la chose publique en cassant votre
commission. » Les uns
murmurent, les autres battent des mains. Danton jette un regard de dédain sur
la Plaine, qui s'agite à ses pieds. « Je ne m'adresse, » dit-il en faisant un
signe à Vergniaud, « je ne m'adresse qu'a ceux qui ont reçu quelques talents
politiques, et non à ces hommes stupides qui ne savent faire parler que leurs
passions. » Le geste de sa tête et la direction de son coup d'œil adressent à
Guadet, à Buzot et à Louvet cette insolente apostrophe. « Je dis aux
premiers, continue Danton : Considérez la grandeur de votre but, c'est de
sauver le peuple de ses ennemis, des aristocrates, de sa propre colère. La
commission a été assez dépourvue de sens pour prendre des arrêtés téméraires
et pour les notifier au maire de Paris. Je demande le jugement de ses
membres. Vous les croyez irréprochables, dites-vous ? Moi je crois qu'ils ont
servi leurs ressentiments. Il faut que ce chaos s'éclaircisse, il faut
justice au peuple ! — Quel peuple ? » lui crie-t-on de la Plaine. — « Quel
peuple ? reprend Danton. Ce peuple est immense. » Il montre de la main les
têtes innombrables qui se penchent du haut des tribunes publiques. « Ce
peuple est la sentinelle avancée de la république. Tous les départements
exècrent la tyrannie. Tous avoueront ce grand mouvement qui exterminera les
ennemis de la liberté. Je serai le premier à rendre une justice éclatante à
ces hommes courageux qui ont fait retentir les airs du tocsin et du canon
d'alarme... » Les bravos des tribunes ne lui laissent pas achever cette
glorification d'Henriot et du comité révolutionnaire de la commune. Danton,
entraîné lui-même bien loin de la modération qu'il méditait en commençant de
parler, sent qu'il s'enivre du délire de son auditoire et qu'il irrite la
fureur qu'il voulait tempérer. Il se reprend en terminant : « Si quelques
hommes, dit-il, de quelque parti qu'ils soient, voulaient prolonger un
mouvement devenu inutile quand vous aurez fait justice, Paris lui-même les
ferait rentrer dans le néant ! » Il conclut à demander que l'Assemblée soit
consultée sur la suppression de la commission des Douze. Rabaut
demande en vain, au milieu des murmures, que cette commission soit du moins
entendue. Il dénonce Santerre, qui devait, dit-il, marcher dans la nuit sur
Paris avec les volontaires partis pour la Vendée, et qu'on a fait séjourner
pour cet acte de tyrannie aux portes de la capitale. Des interruptions
étouffent toutes les paroles de Rabaut. On veut entendre avant tout une
députation de la commune. Vergniaud,
apostrophé par les tribunes, demande qu'elles soient évacuées. « Vous
nous accusez, » crie Rabaud à Bourdon de l'Oise, « parce que vous savez que
nous devons vous accuser ! » La députation de la section de l'Observatoire
est admise. Elle veut, dit-elle, au nom du conseil général, communiquer les
mesures qu'elle a prises. Elle a placé, dit-elle, les propriétés sous la
garde des sans-culottes ; et comme cette classe ne peut se passer de son
travail, elle leur a affecté une somme de 40 sous par jour. « Le peuple qui
s'est levé, dit l'orateur, une première fois au 10 août pour renverser le
tyran du trône, se lève une seconde fois pour arrêter les complots
liberticides des contre-révolutionnaires ! — Dénoncez ces complots ! » lui
crient les Girondins. Guadet, irrité de tant d'audace, s'élance à la tribune.
« Les pétitionnaires, dit-il, parlent d'un grand complot ; ils ne se trompent
que d'un mot : c'est qu'au lieu de dire qu'ils l'ont découvert, ils devraient
dire qu'ils l'ont exécuté. » Les tribunes, à ces mots, semblent s'écrouler
sur la tête de Guadet. « Laissez parler ce Dumouriez, dit Bourdon de l'Oise.
— Pensez-vous, poursuit Guadet, que les lois appartiennent aux sections de
Paris ou à la république entière ? C'est violer la république que d'établir
une autorité au-dessus des lois. Or ceux-là ne sont-ils pas au-dessus des
lois qui font sonner le tocsin, fermer les portes de la ville, tonner le
canon d'alarme ? Ce ne sont pas les sections de Paris, ce sont quelques
scélérats ! — Vous voulez perdre Paris, vous le calomniez ! lui crie la
Montagne. — L'ami de Paris c'est moi, l'ennemi de Paris c'est vous ! »
reprend l'orateur. Il veut continuer, les cris, les invectives lui coupent la
parole. XVI. Le
président menace les tribunes de faire évacuer la salle. « Une autorité
rivale s'élève à côté de vous, » poursuit Guadet, « si vous laissez subsister
ce comité révolutionnaire... » Sa voix expire de nouveau dans le tumulte. On
entend à peine ses conclusions, qui sont d'annuler toutes les mesures prises
par la municipalité, et de charger la commission des Douze de découvrir et de
punir ceux qui ont fait fermer les barrières, sonner le tocsin, tirer le
canon. Vergniaud succède à Guadet pour atténuer l'irritation produite par les
paroles de son ami. « Est-ce que les Girondins seuls auront le droit de
parler ! » lui crie Legendre. La parole est à Couthon. Robespierre
parle à voix basse à son confident et le suit de l'œil à la tribune. « Sans
doute il y a un mouvement dans Paris, dit Couthon. La commune a fait sonner
le tocsin ; mais nous sommes dans un moment de crise où elle peut prendre,
sous sa responsabilité, des mesures nécessitées par les circonstances. Guadet
l'accuse d'avoir préparé l'insurrection. Où est l'insurrection ? C'est
insulter le peuple de Paris que de le dire en insurrection. S'il y a un
mouvement, c'est votre commission qui l'a fait. C'est cette faction
criminelle, qui, pour couvrir un grand complot, veut un grand mouvement.
C'est cette faction qui veut, en répandant ces calomnies, allumer la guerre
civile, donner à nos ennemis le moyen d'entrer en France et d'y proclamer un
tyran. Rappelez-vous, citoyens, que la cour, cherchant toujours de nouveaux
moyens de perdre la liberté, inventa d'établir un comité central. Ainsi la
faction des hommes d'État a fait créer une commission. La commission de la
cour fit arrêter Hébert, la commission des Douze l'a fait arrêter aussi. La
commission de la cour lança un mandat d'arrêt contre trois députés ; quand
elle vit que l'opinion l'abandonnait, elle se hasarda à recourir à la force
armée. N'est-ce pas la précisément ce que fait la commission des Douze ? » Ce
parallèle astucieux de Couthon, entre les actes des deux tyrannies, excita le
frémissement des tribunes, qu'une semblable assimilation reportait au 10
août. L'orateur, interrompu par des battements de mains, semblait jouir de la
haine qu'il avait excitée, et manquer de voix pour reprendre son discours. Vergniaud
sentit le coup : son cœur éclata. Il se tourna vers l'huissier qui
renouvelait le verre d'eau des orateurs à la tribune : « Donnez, dit-il, un
verre de sang à Couthon, il en a soif ! » Puis, reprenant son sang-froid et
sentant qu'il fallait un demi-sacrifice à la circonstance pour désarmer le
peuple, il monta à la tribune. « Et moi aussi, dit-il, je demande que vous
décrétiez que les sections de Paris ont bien mérité de la patrie en
maintenant la tranquillité dans ce jour de crise, et que vous les invitiez à
continuer d'exercer la même surveillance jusqu'à ce que tous les complots
soient déjoués. » Cette proposition à double sens fut décrétée de lassitude
par les deux partis : chacun des deux croyant la voter contre l'autre. Mais de
nouveaux pétitionnaires surviennent. Ils demandent plus impérieusement que
les députés traîtres à la patrie soient livrés au glaive de la justice ; ils
demandent une armée révolutionnaire de Paris, levée et soldée à 40 sous par
jour ; l'arrestation des vingt-deux Girondins ; le prix du pain fixé à trois
sous la livre aux frais de la république ; l'armement général des
sans-culottes. Après ces pétitionnaires, les membres composant l'administration
de Paris viennent lire une adresse foudroyante contre les Girondins. « Ils
ont voulu détruire Paris ! » dit Lhuillier leur président. « Si Paris
disparait de la surface du globe, ce sera pour avoir défendu contre eux
l'unité de la république ! La postérité nous vengera ! Il est temps,
législateurs ! de terminer cette lutte. La raison du peuple s'irrite de tant
de lenteurs. Que ses ennemis tremblent ! Sa colère majestueuse est près
d'éclater. Qu'ils tremblent ! L'univers frémira de sa vengeance. Isnard a
provoqué la guerre civile et l'anéantissement de la capitale ! Nous vous
demandons le décret d'accusation contre lui et ses complices, les Brissot,
les Guadet, les Vergniaud, les Gensonné, les Buzot, les Barbaroux, les
Roland, les Lebrun, les Clavière. Vengez-nous d'Isnard, de Roland, et donnez
un grand exemple ! » XVII. A peine
cette adresse est-elle entendue que la foule qui suivait la députation se
répand sur les bancs de la Montagne. Vergniaud et Doulcet réclament contre une
confusion qui étouffe la discussion et annule la loi. « Eh bien ! dit
Levasseur de la Sarthe, que les députés de la Montagne passent en masse de ce
côté (en montrant les bancs vides de la droite). Nos places seront bien
gardées par les pétitionnaires ! » La Montagne obéit et se précipite à côté
des Girondins, dans la partie droite de la salle. Vergniaud demande que le
commandant de la force armée soit mandé pour recevoir les ordres du
président. Valazé proteste, au nom des quatre cent mille âmes qu'il
représente, contre toute délibération prise sous le coup de l'insurrection.
Robespierre veut parler. Vergniaud se lève : « La Convention nationale,
dit-il, ne peut pas délibérer dans l'état où elle est, allons nous joindre à
la force armée et nous mettre sous la protection du peuple. » Vergniaud
sort, à ces mots, avec quelques amis ; mais il rentre bientôt, ou refoulé par
la multitude, ou regrettant de laisser la tribune à ses ennemis. Robespierre
l'occupait déjà et reprochait à l'Assemblée l'hésitation de son attitude et
l'insignifiance de ses résolutions. Vergniaud, qui entend ces derniers mots
de l'orateur, demande la parole. Robespierre regardant avec dédain Vergniaud
du haut de la tribune : « Je
n'occuperai point l'Assemblée, dit-il, de la fuite et du retour de ceux qui
ont déserté ses séances. Ce n'est pas par des mesures insignifiantes qu'on
sauve la patrie. Votre comité de salut public, par l'organe de Barrère, vous
a fait plusieurs propositions. Il en est une que j'adopte : c'est celle de la
suppression de la commission des Douze. Mais croyez-vous qu'elle suffise pour
satisfaire les amis inquiets du salut de la patrie ? Non. Déjà cette
commission a été supprimée et le cours des trahisons n'a pas été interrompu.
Prenez contre ses membres les mesures vigoureuses que les pétitionnaires
viennent de vous indiquer. Il y a ici des hommes qui voudraient punir cette
insurrection comme un crime ! Vous remettrez donc la force armée entre les
mains de ceux qui veulent la diriger contre le peuple ! » Ici Robespierre
semble vouloir débattre, sans s'expliquer clairement, les différentes mesures
proposées pour la circonstance. Vergniaud, lassé d'attendre le coup que
Robespierre balance ainsi sur sa tête : « Concluez donc ! » lui crie-t-il
d'un ton d'impatience. De violents murmures éclatent contre Vergniaud à cette
apostrophe. Robespierre regarde avec un dédaigneux sourire son interrupteur :
« Oui, je vais conclure, dit-il, et contre vous ! contre vous qui, après la
révolution du 10 août, avez voulu conduire à l'échafaud ceux qui l'ont faite
! contre vous qui n'avez cessé de provoquer la destruction de Paris ! contre
vous qui avez voulu sauver le tyran ! contre vous qui avez conspiré avec
Dumouriez ! contre vous qui avez poursuivi avec acharnement ces mêmes
patriotes dont Dumouriez demandait la tête ! contre vous dont les criminelles
vengeances ont provoqué cette insurrection dont vous voulez faire un crime à
vos victimes ! Ma conclusion c'est le décret d'accusation contre les
complices de Dumouriez et contre tous ceux qui ont été désignés par les
pétitionnaires ! » Chacune des conclusions de Robespierre, applaudie par la Montagne, les pétitionnaires et les tribunes, enleva à Vergniaud la pensée même de répliquer. Tout le poids de la Convention et du peuple sembla écraser les Girondins. Ils se turent On mit aux voix le décret proposé par Barrère. Ce décret contenait, avec la suppression de la commission des Douze, quelques mesures d'hypocrite indépendance qui devaient sauver les apparences aux yeux des départements. Il fut voté sans débats par la Plaine comme par la Montagne. Une joie feinte d'un côté, cruelle de l'autre, éclata dans l'enceinte, et se communiqua des tribunes aux rassemblements extérieurs qui cernaient la salle. Bazire proposa à la Convention d'aller fraterniser avec le peuple et confondre sa concorde dans la concorde de tous les citoyens. Cette proposition fut adoptée d'enthousiasme. La peur a aussi ses attendrissements. La commune fit à l'instant illuminer Paris. La Convention, précédée et entourée de porteurs de torches, parcourut longtemps dans la nuit les principaux quartiers de la capitale, suivie par les sectionnaires, et répondant par ses cris aux cris de vive la république. Les Girondins, tremblant de se signaler par leur absence, suivaient le cortège et assistaient, avec les signes d'une joie de commande, au triomphe remporté sur eux-mêmes. On y voyait Condorcet, Péthion, Gensonné, Vergniaud, Fonfrède. Louis XVI était vengé : les conspirateurs du 10 août avaient leur 20 juin. Cet humiliant triomphe, auquel le peuple les traînait déjà enchaînés, était le prochain présage de leur chute, et la première dérision de leur long supplice. « Qu'aimes-tu mieux de cette ovation ou de l'échafaud ? » dit assez haut pour être entendu Fonfrède, à Vergniaud, qui marchait le front baissé à côté de lui. « Tout m'est égal, » répondit Vergniaud avec une stoïque indifférence : « il n'y a pas de choix à faire entre cette promenade et l'échafaud ; elle nous y mène ! » |