HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME SIXIÈME

 

LIVRE QUARANTIÈME.

 

 

I.

Ces discussions, en ouvrant à la Convention les perspectives du bonheur de l'humanité, détendirent quelques jours ces âmes irritées. Divisés sur le présent, Vergniaud, Robespierre, Condorcet, Danton, Péthion se rencontraient dans l'avenir. Les physionomies des Girondins, des Jacobins, des Cordeliers s'apaisaient et présentaient aux spectateurs, dans ces séances, le caractère de la sérénité. Danton lui-meme, le moins chimérique de ces hommes d'État, semblait, avec ivresse et sur le lointain, reposer ses regards du sang qu'il avait fait répandre : « Cela me console ! » disait-il avec un soupir en sortant de l'Assemblée. « On ne sait pas ce que » le triomphe d'une doctrine coûte au cœur des » hommes qui la lèguent à la postérité ! »

 

II.

Ces principes de l'école de Robespierre furent développés par Saint-Just dans un discours où ce jeune orateur se rendit l'oracle des théories de son maître. « L'ordre social, » dit Saint-Just dans ce discours, « est dans la nature même des choses et n'emprunte à l'esprit humain que le soin d'en combiner le mécanisme ; l'homme naît pour la paix et pour la vérité : ce sont les mauvaises lois qui le corrompent. Lui trouver des lois conformes à la nature de son cœur, c'est le rétablir dans son bonheur et dans ses droits. Mais l'art de gouverner n'a presque produit que des monstres, et les peuples ont perdu leur route. Notre œuvre est de la retrouver. L'état social est le rapport vrai des hommes entre eux. L'état politique est le rapport du peuple au peuple. Le vice des gouvernements c'est qu'ils emploient, pour opprimer les citoyens au dedans, la force dont ils sont armés et dont ils ont besoin pour défendre les nations contre leurs ennemis du dehors. Divisez donc le pouvoir, si vous voulez que la liberté subsiste. Le pouvoir exécutif empiète peu à peu dans le gouvernement le plus libre du monde ; mais si cette autorité délibère et exécute à la fois, elle devient bientôt souveraine : la royauté n'est pas dans le nom de roi, elle est dans tout pouvoir qui délibère et exécute à la fois. » Cette série de maximes incohérentes et le nuage dont Saint-Just enveloppait sa pensée laissent à peine discerner s'il voulait attaquer ou fortifier l'unité de puissance de la Convention.

 

III.

Marat, Hébert et Chaumette se servaient seuls de l'amorce de la communauté des biens pour flatter et pour fanatiser le peuple. Encore la communauté, dans leur pensée, était-elle plutôt le déplacement violent que la destruction de la propriété. La propriété et la famille étaient tellement passées en habitude et en droit dans l'esprit des hommes de toute condition, qu'une tentative de loi agraire eût paru un blasphème contre l'homme lui-même. Ce principe, purement spéculatif, pouvait servir de texte à quelques dissertateurs chimériques. Il ne pouvait rallier aucune faction. Elles le désavouaient toutes pour ne pas faire horreur à l'opinion. Les programmes des partis commençaient toujours par un acte de foi et par une profession de respect pour la propriété. Ils prodiguaient la mort sans se dépopulariser, ils ménageaient les biens. C'est que l'homme moderne tient plus à ses biens qu'à sa vie même ; car ses biens sont sa vie d'abord, puis la vie de sa femme, de ses enfants, de sa postérité. En mourant pour défendre ses biens, il meurt pour se défendre dans le présent et jusque dans l'avenir. La Révolution française était faite pour rendre la propriété plus égale et plus accessible à tous les hommes, et non pour la détruire.

 

IV.

Pendant que la Convention ajournait la lutte par ces excursions philosophiques et par ces institutions populaires, la commune, les Jacobins et les Cordeliers profitèrent du temps pour ameuter les faubourgs contre les Girondins, seul obstacle, selon leurs orateurs, au bonheur du peuple et à la sûreté de la patrie.

Réduire les départements à subir le joug des opinions de Paris ; asservir la représentation nationale par la terreur ; faire de la Convention l'instrument passif et avili de la commune ; dominer la commune elle-même par les sections, et les sections par une poignée d'agitateurs aux ordres de deux ou trois démagogues, entre lesquels le peuple choisirait un directeur implacable pour remédier à sa propre anarchie : tel était le plan confus de Marat, de Chaumette, d'Hébert et de leurs partisans.

Robespierre et Danton servaient ce plan avec répugnance. Se fiant l'un et l'autre à l'instabilité de la faveur publique et à leur profond mépris pour l'idole du jour, Marat, ils pensaient avec raison que le pouvoir tomberait de lui-même de ce front ignoble et insensé, et qu'une fois les Girondins détruits par Marat, et Marat détruit par lui-même, la nation n'aurait plus qu'à choisir entre eux deux pour la sauver d'elle-même et de ses ennemis. Chacun d'eux se croyait certain de l'emporter facilement alors sur son rival : Danton par la supériorité de courage, Robespierre par la supériorité de pensée. Ils feignaient l'un et l'autre, contre les Girondins, une haine qu'ils ne ressentaient pas, et pour la cause de l'ami du peuple proscrit un intérêt dont ils rougissaient en secret. Quant au peuple, l'expulsion de Marat de la Convention, sa mise en jugement, sa fuite, ses doctrines, le mystère qui environnait son asile, et enfin le bruit répandu des maladies qu'il avait contractées par le travail et dans les souterrains, pour servir la cause des opprimés ; tout exaltait jusqu'à l'idolâtrie la passion de la multitude pour celui qu'elle croyait son vengeur.

Marat sortit de sa retraite et comparut, le 24 avril, devant le tribunal révolutionnaire. L'audace de son attitude, le défi qu'il jeta aux juges, la foule qui l'escorta au tribunal, les acclamations du peuple qui se pressait en foule autour du Palais de justice, donnèrent d'avance aux jurés l'ordre de reconnaître son innocence. Elle fut proclamée. Un cri de triomphe, parti de l'enceinte du tribunal et prolongé par les groupes jusqu'aux portes de la Convention, apprit aux Girondins l'acquittement de leur ennemi. Les Cordeliers et les faubourgs, qui avaient commandé le jugement, avaient d'avance préparé le triomphe. Marat acquitté fut hissé dans les bras de quatre hommes qui l'élevèrent au-dessus de leurs têtes pour le montrer à la foule. Ces hommes portèrent l'ami du peuple sur une estrade surmontée d'un siège antique semblable à un trône. C'était le pavois de la sédition, où les prolétaires inauguraient le roi de l'indigence. Les femmes de la halle et du marché aux fleurs ceignirent sa tête de plusieurs couronnes de lauriers. Marat s'en laissa décorer sans résistance. « C'est le peuple, s'écria-t-il, qui se couronne sur ma tête. Puissent toutes les têtes qui dépasseront le niveau du peuple tomber bientôt à ma voix ! »

Le cortège se mit en marche vers la Convention aux cris de Vive l'ami du peuple ! L'attroupement, composé d'hommes en haillons, de femmes, d'enfants, d'indigents, s'avança lentement par les quais et par le Pont-Neuf vers la rue Saint-Honoré, grossi dans sa route par la foule innombrable des ouvriers de tous les métiers qui avaient suspendu leurs travaux pour défendre et pour honorer le représentant des prolétaires. Les porteurs se relayaient. Des députations des différents métiers attendaient Marat sur les ponts, sur les places et à l'entrée des principales rues. A chaque station, ces groupes se joignaient à la colonne de peuple qui précédait ou qui suivait le brancard. Les fenêtres des maisons étaient garnies de femmes qui laissaient tomber sur la tête du triomphateur une pluie de rubans, de couronnes et de fleurs. On battait des mains sur son passage, en sorte que toute sa marche, depuis le Palais jusqu'au Manège, ne fut qu'un long applaudissement. « Mes amis, épargnez-moi, épargnez ma sensibilité, s'écriait Marat ; j'ai trop peu fait pour le peuple, je ne puis m'acquitter qu'en lui donnant désormais ma vie ! »

 

V.

Au milieu de la rue Saint-Honoré, les femmes des marchés de Paris, réunies pour s'associer à cette fête, arrêtèrent le cortège et noyèrent sous des monceaux de bouquets le pavois, le trône et l'ami du peuple. Marat, le front surchargé de couronnes, les épaules, les bras, le corps, les jambes enchaînés de festons de feuillage, disparaissait, pour ainsi dire, sous les fleurs. A peine apercevait-on son habit noir râpé, son linge sale, sa poitrine débraillée, ses cheveux flottant sur ses épaules. Ses bras s'ouvraient sans cesse comme pour embrasser la foule. La hideuse sordidité de son costume contrastait avec la fraîcheur de ces guirlandes et de ces festons. Sa figure hâve, sa physionomie égarée, les sourires pétrifiés sur ses lèvres, le balancement de l'estrade sur laquelle il était porté, l'agitation saccadée de sa tête et la gesticulation de ses mains donnaient à toute sa personne quelque chose de machinal et de contraint qui ressemblait à la démence, et qui laissait le spectateur indécis entre un supplice et un triomphe. C'était une convulsion du peuple personnifiée dans Marat, plus propre à dégoûter de l'ivresse de la foule qu'à rendre jaloux Robespierre et Danton.

Un peu plus loin, les hommes des halles et des quais de Paris, au nombre de deux ou trois mille, haranguèrent le député et firent éclater de leur voix tonnante de longs cris de Vive l'ami du peuple ! Ces cris ébranlèrent les voûtes de la Convention. Le cortège en força les portes. Marat, descendu de son fauteuil, mais soulevé par les bras du peuple, entra dans la salle, le front encore couronné de lauriers. La foule demanda à défiler dans l'enceinte et se répandit confusément avec les députés sur les gradins de la Convention. La séance fut interrompue.

Marat, porté jusque sur la tribune par ses vengeurs aux applaudissements de l'enceinte et des galeries, tenta longtemps en vain d'apaiser par ses gestes les battements de mains qui étouffaient sa voix. A la fin, ayant obtenu le silence :

« Législateurs du peuple français, dit-il, ce jour rend au peuple un de ses représentants, dont les droits avaient été violés dans ma personne. Je vous représente en ce moment un citoyen qui avait été inculpé et qui vient d'être justifié. Il continuera à défendre, avec toute l'énergie dont il est capable, les droits de l'homme et les droits du peuple. » A ces mots, la foule agite ses chapeaux et ses bonnets en l'air. Un cri unanime de Vive la république ! part de l'enceinte et des tribunes, et va se répéter et se prolonger dans le rassemblement qui presse les murs de la Convention. Danton, feignant de partager l'enthousiasme de la foule pour l'idole qu'il méprisait, demanda que le cortège de Marat reçût les honneurs de l'Assemblée en défilant dans son enceinte. Marat, tenant sa couronne à la main, alla s'asseoir au sommet de la Montagne, à côté du féroce Armonville. « Maintenant, » dit-il à haute voix au groupe des députés qui le félicitaient, « je tiens les Girondins et les Brissotins ; ils iront en triomphe aussi, mais ce sera à la guillotine ! » Puis s'adressant aux députés qui l'avaient décrété d'accusation, il les appela par leur nom et les apostropha en termes injurieux. « Ceux que vous condamnez, s'écriait-il, le peuple les acquitte ; le jour n'est pas loin où il fera justice de ceux que vous respectez comme des hommes d'Etat. » Le scandale des apostrophes de Marat n'excita que le sourire du mépris dans la salle. Robespierre haussa les épaules en signe de dégoût. Marat lança un regard de défi à Robespierre et l'appela lâche scélérat. Robespierre feignit de n'avoir pas entendu et laissa passer cette folie du peuple. Marat, étant ressorti, fut de nouveau promené en triomphe sur son palanquin dans les principales rues de Paris. « Marat est l'ami du peuple, le peuple sera toujours pour lui ! » criait la foule en l'accompagnant. Un banquet populaire lui fut offert sous les piliers des halles. On le conduisit ensuite au club des Cordeliers.

 

VI.

Là, Marat harangua longtemps la foule et lui promit du sang. La joie même était sanguinaire dans cet esprit exterminateur. Les cris de Mort aux Girondins ! étaient l'assaisonnement de son triomphe. Après la séance, les Cordeliers et le peuple, qui l'attendaient à la porte du club, le reconduisirent aux flambeaux jusqu'à sa maison. Les fenêtres et les toits de la rue des Cordeliers et des rues voisines avaient été illuminés comme pour l'entrée d'un sauveur du peuple. « Voici mon palais ! » dit Marat à son ami Gusman, en montant l'escalier obscur de son logement ; « et voici mon sceptre ! » ajouta-t-il en souriant et en montrant sa plume qui trempait dans une écritoire de plomb : « Rousseau, mon compatriote, n'en eut jamais d'autre. C'est avec cela pourtant que j'ai transporté la souveraineté des Tuileries dans ce bouge ! Ce peuple est à moi parce que je suis à lui. Je n'abdiquerai que lorsque je l'aurai vengé. »

Telle fut l'ovation de Marat. Mais déjà l'incendie de son âme consumait sa vie. Ce jour de gloire et de règne pour lui, en faisant bouillonner son sang, alluma la fièvre qui minait son corps. La maladie ne ralentit pas ses travaux, mais le retint souvent sur son lit. L'approche de la mort et la concentration de ses pensées n'apaisèrent point ses provocations au meurtre. Ce Tibère moderne envoyait ses ordres à la multitude du fond de son indigente Caprée. Ses insomnies coûtaient du sang au lendemain. Il ne semblait regretter dans la vie que le temps d'immoler les trois cent mille têtes qu'il ne cessait de demander à la vengeance de la nation. Sa porte, nuit et jour assiégée de délateurs, recevait, comme la bouche de fer de Venise, les indices du soupçon. Sa main, déjà glacée par la mort, ajoutait toujours de nouveaux noms à la liste de ses proscriptions, toujours ouverte sur son lit.

 

VII.

Cette journée, en montrant au peuple sa force, à la Convention son asservissement, aux Girondins leur impuissance, encouragea aux dernières entreprises contre eux. Les progrès des Vendéens, qui avaient repoussé les républicains de toute la rive gauche de la Loire ; le partage de la France, que les généraux et les plénipotentiaires des puissances délibéraient ouvertement dans un conseil de guerre tenu à Anvers ; Custine qui se repliait sous Landau devant cent mille confédérés allemands ; Mayence bloquée et paralysant dans ses murs vingt mille soldats d'élite de notre armée du Rhin ; les premiers chocs de l'armée des Pyrénées et de l'armée espagnole ; Servan, qui commandait là nos troupes, attaqué à la fois dans ses trois camps ; Lyon, où les sections, toutes royalistes, résistaient à l'installation d'un régime révolutionnaire et menaçaient d'une imminente insurrection ; Marseille, indignée des outrages du peuple de Paris à ses fédérés et à Barbaroux, levant de nouveaux bataillons pour venger ses fils ; Arles, Nîmes, Toulon, Montpellier, Bordeaux, se déclarant ennemies de la Montagne et jurant, dans leurs adresses, d'envoyer leur jeunesse contre Paris ; les accusations réciproques de fédéralisme et d'anarchie, sans cesse renvoyées des Montagnards aux Girondins et des Girondins aux Montagnards ; la disette aux portes des boulangers ; le peuple sans autre travail que celui de sa perpétuelle agitation dans les rues ; les clubs en ébullition ; les feuilles publiques écrites avec du fiel ; les factions en permanence ; les prisons déjà remplies ; la guillotine donnant à la multitude le goût du sang, au lieu de l'assouvir : tout imprimait à la population de Paris ce frissonnement de terreur, prélude des derniers excès. Le désespoir est le conseiller du crime. Le peuple, qui se sentait périr, avait besoin de s'en prendre à quelqu'un de sa perte. Les Jacobins tournaient toute sa haine contre les Girondins. Le vol du Garde-Meuble, dont les millions et les diamants, disait-on, avaient passé dans les mains de Roland et dans les écrins de sa femme, imprimaient de plus à l'irritation populaire un caractère de personnalité, d'insulte et de meurtre.

Brissot, Girey-Duprey, Gorsas, Condorcet, les principaux journalistes girondins, appuyés sur les riches, soutenus par le commerce et la bourgeoisie, n'épargnaient de leur côté ni les calomnies, ni les ironies sanglantes à Marat, à Robespierre, à Danton, aux Jacobins. Ces feuilles, lues aux séances des clubs, y étaient déchirées, brûlées, foulées aux pieds. On jurait de laver ces lignes dans le sang de leurs auteurs. Marat osa demander insolemment, en face de Robespierre, qu'on lui renvoyât toutes ces pièces et toutes les délations des citoyens contre les ministres, pour en faire justice. Il personnifiait hardiment le peuple en lui seul. Robespierre, présent, osa à peine murmurer. Marat se constituait ainsi lui-même, depuis son triomphe, le plénipotentiaire de la multitude. Il prenait cette dictature qu'il avait vingt fois conjuré le peuple de donner au plus déterminé de ses défenseurs. Sa politique avait, pour toute théorie, la mort. Il était l'homme de la circonstance, car il était l'apôtre de l'assassinat en masse. Chaque fois qu'il sortait de sa demeure, dans le costume d'un malade et la tête enveloppée d'un mouchoir sale, pour paraître aux Jacobins ou à la Convention, Danton et Robespierre lui cédaient la tribune. Il y parlait en maître et non en conseiller de la nation. Un mot de lui tranchait les discussions comme le poignard tranche le nœud. Les applaudissements des tribunes le prenaient sous la protection du peuple. Les murmures et les huées interrompaient ceux qui tentaient de discuter avec lui. C'était le plébiscite sans réplique de la multitude.

 

VIII.

Déjà même à la Convention les discussions étaient changées en pugilat de paroles. A l'occasion des honneurs funèbres rendus par la commune à Lajouski, un des conspirateurs du club de l'Archevêché, Guadet ayant osé dire que la postérité s'étonnerait un jour de ce qu'on eût décerné une apothéose nationale à un homme convaincu d'avoir été à la tête des pillards et d'avoir voulu marcher, dans la nuit du 10 mars, pour dissoudre la Convention, Legendre s'élança pour répondre à Guadet. Les murmures du centre lui contestèrent la tribune. « Je céderai la tribune à ceux qui parlent mieux que moi, s'écria Legendre ; mais, dussé-je occuper le poste du fourneau qui doit rougir le fer qui vous marquera tous d'ignominie, je l'occuperai ! Dussé-je être votre victime, je fais la motion que le premier patriote qui mourra sous vos coups soit porté dans les places publiques, comme Brutus porta le corps de Lucrèce, et qu'on dise au peuple : Voilà l'ouvrage de tes ennemis ! «

 

IX.

Le lendemain, le jeune Ducos essaya de faire comprendre à la Convention les dangers de fixer un maximum au prix des grains ; les trépignements, les gestes, les vociférations des assistants étouffèrent sa voix et le forcèrent à descendre de la tribune.

« Citoyens, s'écria Guadet, une représentation nationale avilie n'existe déjà plus ! Tout palliatif pour assurer sa dignité est une lâcheté. Les autorités de Paris ne veulent pas que vous soyez respectés. Il est temps de faire cesser cette lutte entre une nation entière et une poignée de factieux déguisés sous le nom de patriotes. Je demande que la Convention nationale décrète que lundi sa séance sera tenue à Versailles. »

A cette proposition de Guadet, tous les Girondins et une partie de la Plaine se lèvent et crient : « Marchons ! enlevons ce qui reste de dignité et de liberté dans la représentation nationale aux outrages et aux poignards de Paris. » Vigée, jeune homme intrépide, qui puisait, comme André Chénier, l'héroïsme dans le péril, s'expose seul à la tribune aux vociférations, aux gestes, aux invectives de la Montagne et des spectateurs. « Ajourner à lundi, dit-il, ce serait donner aux factieux le temps de prévenir notre déplacement par une émeute ou par des assassinats. Je demande qu'au premier murmure des tribunes, nous sortions de cette enceinte où nous sommes captifs, et que nous nous retirions à Versailles !... »

Marat, présent ce jour-là au sommet de la Montagne, en descend avec le geste souverain d'un pacificateur. Il craint que la proposition des Girondins ne dérobe la Convention à la pression directe et impérative de la multitude dont il est le roi. Il veut faire une diversion à l'émotion qui entraine les Girondins hors de la salle. « Je propose une grande mesure, dit-il, propre à lever tous les soupçons. Mettons à prix la tête des Bourbons fugitifs et traîtres avec Dumouriez. J'ai demandé déjà la mort des d'Orléans ; je renouvelle ma proposition, afin que les hommes d'État se mettent la corde au cou à l'égard des Capets fugitifs, comme les patriotes se la sont mise en votant la mort du tyran !

 

X.

Ainsi les victimes mutuellement sacrifiées entre les deux partis étaient les seuls gages de réconciliation aux yeux de Marat. « Je n'appuie ni ne combats cette motion de Marat, répond Buzot. On veut nous distraire de la proposition de Guadet. Examinons, citoyens, comment la postérité jugera notre situation. Il n'y a pas une autorité de Paris, pas un club qui ne règne plus que nous. Les Jacobins sont maîtres partout. Armées, ministères, départements, municipalités, où ne dominent-ils pas ? Dans les lieux publics qui touchent à notre enceinte, dans nos avenues, à nos portes, dans nos tribunaux, qu'entend-on ? Des cris forcenés ! Que voit-on ? Des figures hideuses, des hommes couverts de sang et de crimes ! Ainsi l'a voulu la nature : celui qui a une fois trempé ses mains dans le sang de son semblable est un monstre qui ne peut plus vivre dans une société régulière. Il lui faut du sang, toujours du sang, pour enivrer ses remords. Vous déplorez tous la situation où nous sommes, j'en suis convaincu ; j'en appelle à vos cœurs, je somme l'histoire de le dire : si vous n'avez pas puni ces grands forfaits, c'est que vous ne l'avez pas pu. Aussi, voyez les résultats de l'impunité. Demandez-vous les causes de ces désordres ? On se rit de vous. Rappelez-vous à l'exécution des lois ? On se rit de vous et de vos lois. Punissez-vous l'un de vous ? On vous le rapporte en triomphe pour se jouer de vous. Voyez cette société à jamais célèbre (les Jacobins), il n'y reste pas trente de ses vrais fondateurs. On n'y voit que des hommes perdus de dettes et de crimes ! Lisez les journaux, et voyez si tant qu'existeront ces abominables repaires, vous pourrez rester ici ? »

A cette écrasante apostrophe en face de Robespierre, de Marat, de Danton, de Collot-d'Herbois, de Billaud-Varennes, de Bazire, la Montagne se soulève tout entière contre Buzot. « Nous, sommes tous Jacobins, » s'écrient d'une seule voix deux cents membres. Durand-Maillane brave cet orage. Il annonce à la Convention qu'à l'arrivée du dernier courrier des Jacobins de Paris au club de Marseille, ce club mit à prix la tête de cinq députés de Marseille qui ont demandé l'appel au peuple sur le jugement du roi : dix mille francs au fer du premier assassin. « Ce département, ajoute Durand-Maillane, est dans l'anarchie et dans la confusion. » Le tumulte de l'Assemblée redouble. Les uns demandent que l'on vote sur la proposition de se retirer à Versailles ; les autres que l'on passe avec mépris à l'ordre du jour sur la lâche terreur des Girondins.

Danton, qui, depuis quelque temps, semblait écarter les mesures extrêmes, comme s'il eût vu de loin l'abîme et redouté son propre emportement, monte à la tribune et veut éteindre l'émotion sous quelques mots de paix. « Nous sommes tous d'accord, dit-il, que la dignité nationale veut qu'aucun citoyen ne puisse manquer de respect à un député qui émet son opinion. Nous sommes tous d'accord qu'il y a eu manque de respect, et que justice doit être faite ; mais elle ne doit peser que sur les coupables. Vous voulez être sévères et justes à la fois ? eh bien... » L'impatience de la Montagne, l'indignation de la Gironde ne laissent pas Danton achever sa pensée. Des murmures unanimes lui coupent la parole et le forcent à descendre de la tribune. Mais Danton fait, en descendant, un geste d'intelligence aux spectateurs. A ce geste les tribunes publiques sont évacuées. L'absence volontaire des coupables enlève tout prétexte à la discussion et toute occasion au châtiment.

Camille Desmoulins publia, quelques jours après, un de ses pamphlets les plus acérés. Roland, Péthion, Condorcet, Brissot y étaient défigurés par la haine. Madame Roland elle-même, déjà errante et persécutée, travestie en courtisane sanguinaire, était livrée aux sarcasmes de la multitude. Ambition, concussion, conspiration sourde et permanente contre la liberté, intrigues, trahisons, complicité avec les étrangers, aspirations au rétablissement d'une royauté dont ils seraient les ministres, tels étaient les crimes dont Camille Desmoulins cherchait les preuves dans des anecdotes controuvées, dans des confidences trahies, dans des secrets surpris, dans des réunions chimériques et dans des orgies imaginaires, dont la causticité de sa plume envenimait le récit. Cette histoire des Brissotins, lue par Camille Desmoulins aux Jacobins, y fut adoptée comme le manifeste de la Montagne contre les dominateurs de la Convention. Imprimée aux frais de la société à plus de cent mille exemplaires, elle fut répandue à profusion dans les rues de Paris, et adressée à toutes les sociétés affiliées des départements. Elle donnait des noms propres aux soupçons du peuple.

Ce pamphlet, en désignant des victimes, désignait aussi des idoles à l'opinion. Robespierre, Marat et Danton y étaient offerts en exemple aux patriotes. Camille Desmoulins, assez intelligent pour admirer les Girondins, assez envieux pour les haïr, trop timide pour les imiter, se fit l'organe de ces basses passions qui harcellent les hommes supérieurs. Le caractère de cet écrivain, inférieur à son esprit, avait besoin, comme le reptile, de ramper et de mordre à la fois. Il rampait devant Danton, devant Robespierre, devant Marat. Il déchirait Roland et Vergniaud. C'est ainsi qu'en adulant et en abandonnant tour à tour les puissants du jour, il avait passé du cabinet de Mirabeau et de l'intimité de Péthion, aux soupers de Danton et à la domesticité de Robespierre. Haïr et flatter, c'était cet homme. Muet à la Convention sous la grande voix de Vergniaud, il élevait la voix de la calomnie dans la rue, et provoquait la mort à le venger du génie.

 

XI.

L'accusation d'orléanisme était, dans ce moment, l'insulte mortelle qu'échangeaient entre eux les partis. Camille Desmoulins accumulait toutes les circonstances vraies ou controuvées qui pouvaient présenter les Girondins comme les complices des d'Orléans. Il faisait remonter cette conspiration imaginaire jusqu'à La Fayette, le plus incorruptible ennemi de cette faction. Il donnait un corps à ces soupçons, par des anecdotes propres à jeter sur cette prétendue conjuration le demi-jour que les historiens antiques répandent sur les complots ténébreux des grands conjurés, comme pour faire deviner à la curiosité publique plus de mystères et de crimes qu'on n'ose lui en dénoncer.

« Un trait, dit-il, acheva de me convaincre que, malgré la haine apparente entre La Fayette et d'Orléans, la grande famille des usurpateurs se ralliait contre la république. Nous étions seuls, un jour, dans le salon de madame de Sillery ; le vieux Sillery avait frotté lui-même le parquet du salon, de peur que le pied ne glissât aux charmantes danseuses. Madame de Sillery venait de chanter sur la harpe des vers où elle invitait à l'inconstance. Sa fille et son élève, la belle Paméla et mademoiselle de S. dansaient une danse russe, dont je n'ai oublié que le nom, mais si voluptueuse, et exécutée avec tant de séduction, que je ne crois pas que la jeune Hérodiade en ail dansé devant son oncle une plus propre à l'enivrer, quand elle voulut obtenir la tête de Jean le Baptiseur. Quelle fut ma surprise, au moment où la gouvernante-magicienne opérait avec plus de force sur mon imagination, et où la porte était fermée aux profanes, de voir entrer... qui ? un aide-de-camp de La Fayette, venu là tout exprès, et qu'on fit asseoir auprès de moi pour me convaincre que La Fayette était redevenu l'ami de la maison ! Et n'est-ce pas aussi le comble de l'art des Girondins, ajoutait Camille, tandis qu'ils travaillaient sourdement pour la faction d'Orléans, de nous avoir envoyé sur la Montagne le buste inanimé de Philippe, automate dont ils étaient les fils, pour le faire mouvoir, par assis et levé, au milieu de nous, et faire croire ainsi au peuple que s'il y avait une faction d'Orléans, elle était parmi nous ?... N'est-ce pas par un coup de la même tactique que les Girondins demandèrent les premiers le bannissement de Philippe ? Quant à d'Orléans, depuis quatre ans que je l'ai suivi de l'œil, je ne crois pas qu'il lui soit arrivé une seule fois d'opiner autrement qu'avec le sommet de la Montagne : en sorte que je l'appelais un Robespierre par assis et levé. Il n'avait pas moins d'imprécations que nous contre Sillery, son ancien confident, actuellement rallié aux Girondins, au point que je me suis dit quelquefois à moi-même : Il serait fort singulier que Philippe d'Orléans rie fût pas de la faction d'Orléans ! Mais la chose n'est pas impossible ; la faction cependant existe, et elle siège dans le côté droit avec les Girondins. »

 

XII.

Le peuple, qui croit le mal sur parole, qui soupçonne d'autant plus qu'il ignore davantage, se félicitait de trouver enfin, dans les Girondins, les coupables de tous ses maux. Le duc d'Orléans, poursuivi par eux, partageait leur impopularité.

L'heure de l'ingratitude avait déjà sonné pour ce prince. Offert par les Girondins au soupçon du peuple, livré par les Montagnards, qui craignaient que sa présence sur la Montagne ne fit planer sur eux le même soupçon, on le proscrivit unanimement sans même lui chercher un crime. Le prétexte de son ostracisme fut la fuite de son fils, entraîné par Dumouriez dans sa tentative et dans sa défection. A la voix de Barbaroux et de Boyer-Fonfrède, la Convention avait décrété que Sillery, beau-père du général Valence, lieutenant de Dumouriez, et Philippe-Égalité, père du jeune général, seraient gardés à vue, avec liberté d'aller où ils voudraient dans Paris seulement. Sillery, sacrifié par ses amis les Girondins, ne leur adressa aucun reproche. « Quand il s'agira de punir des traîtres, » dit-il en se tournant vers le buste du premier des Brutus qui décorait la salle, « si mon gendre est coupable, je suis ici devant l'image de Brutus. » Et il inclina la tête comme un homme qui accepte l'exemple et qui connaît le devoir. « — Et moi aussi, » s'écria le prince en étendant la main vers l'image du Romain juge et meurtrier de son fils, « si je suis coupable, je dois être puni ; si mon fils est coupable, je vois Brutus !... » Il obéit sans murmure au décret. Soit qu'il eût prévu d'avance le prix de ses services, soit qu'il eût compris sa fausse situation dans une république qu'il inquiétait en la servant, soit que son esprit lassé d'agitations fût arrivé à cette impassibilité des caractères sans ressort, le duc d'Orléans ne montra ni étonnement ni faiblesse devant l'ingratitude de la Montagne. Il tendit la main à ses collègues ; ceux-ci refusèrent de la toucher, comme s'ils eussent craint le soupçon de familiarité avec ce grand proscrit. Il se rendit, escorté de deux gendarmes, dans son palais devenu sa prison.

Innocent ou coupable, le duc d'Orléans embarrassait les deux partis. Il fut bientôt après transféré à la prison de l'Abbaye, et de là à Marseille, au fort de Notre-Dame-de-la-Garde, avec le jeune comte de Beaujolais, son fils ; la duchesse de Bourbon, sa sœur ; le prince de Conti, son oncle. Une seule exception fut faite à ce décret, en faveur de la duchesse d'Orléans, depuis longtemps séparée de son mari. La pitié et la vénération publique la protégèrent contre son nom : on lui permit de résider au château de Vernon, en Normandie, auprès du duc de Penthièvre son père, dont elle consolait les derniers jours.

 

XIII.

Le duc d'Orléans trouva, en arrivant au fort de Notre-Dame-de-la-Garde, le second de ses fils, le jeune duc de Montpensier, qui venait d'être arrêté sous les drapeaux de la république, à l'armée d'Italie, le même jour que son père. Le père et les deux fils s'embrassèrent dans une prison, un an après le jour où ils s'étaient trouvés réunis dans le camp de Dumouriez, après la victoire de Jemmapes. Le duc de Chartres seul manquait à ce spectacle des vicissitudes de la fortune ; mais il errait déjà lui-même, sous un nom d'emprunt, dans les pays étrangers. La fille unique du duc d'Orléans, séparée de sa mère et sans autre protectrice que madame de Sillery-Genlis, femme suspecte à toutes les opinions, errait sur les bords du Rhin, atteignait la Suisse allemande et se réfugiait aussi, sous un nom supposé, dans un couvent.

Le duc d'Orléans, au fort La Garde, contemplait la dispersion des siens et sa propre chute comme un spectacle auquel il aurait été étranger. Soit qu'il eût le sentiment que les grandes révolutions dévorent leurs apôtres, soit qu'une sorte de philosophie sans espérance et sans regrets lui fit accepter, comme à un être inerte, les secousses de la destinée, sa sensibilité ne se ranimait que par le sentiment paternel, qui semblait survivre le dernier dans son cœur. Il habita d'abord le même appartement que ses deux fils ; il avait la liberté de se promener avec eux sur la terrasse du fort, d'où les regards, libres du moins, plongeaient, du haut du rocher, sur le vaste horizon de la Méditerranée et sur le mouvement et le bruit de Marseille. Le quatrième jour de sa détention, des administrateurs et des officiers de gardes nationaux entrèrent dans sa chambre au moment où il déjeunait avec ses deux enfants. Ils lui signifièrent l'ordre de se séparer du duc de Montpensier, qu'on relégua seul à un autre étage de la forteresse. « Quant au plus jeune de vos enfants, » lui dit l'officier chargé de l'exécution de cet ordre, « on lui permet, à cause de son âge tendre, de rester avec vous ; mais il ne pourra plus voir son frère. » Le prince protesta en vain contre la barbarie de cet ordre. Le duc de Montpensier fut arraché, baigné de larmes, des bras de son père et de son frère, et entraîné dans un autre étage de la forteresse.

Transférés, après un premier interrogatoire, au fort Saint-Jean, prison plus sinistre, à l'extrémité du port de Marseille, leur captivité plus étroite fut privée de l'air, de la vue et de l'exercice. Trois cachots, superposés les uns aux autres dans les murs épais de la même tour, renfermèrent le prince et ses deux fils. On permit au plus jeune, le comte de Beaujolais, de respirer quelques heures par jour l'air extérieur, sous la surveillance de deux gardiens. En descendant pour sa promenade, l'enfant passait devant la chambre de son frère placée au-dessous de la sienne. Le duc de Montpensier collait alors son visage contre la porte, et les deux frères échangeaient quelques mots rapides à travers les serrures et les verrous. Le son de leurs voix leur donnait une joie d'un moment. Un jour, le comte de Beaujolais en remontant trouva la porte du duc de Montpensier ouverte. L'enfant échappa d'un bond à ses gardes et s'élança dans les bras de son frère. Les sentinelles eurent peine à l'en arracher. Il y avait deux mois que les frères ne s'étaient vus. On prit des mesures contre ces surprises de leur tendresse comme contre un complot de malfaiteurs. L'un avait treize ans, l'autre dix-huit.

Leur père, logé sur le même escalier, ne pouvait ni les voir ni les entendre. Le désir de contempler de près un prince du sang, auteur et victime de la Révolution, et portant les chaînes du peuple qu'il avait servi, attirait continuellement de nouveaux visiteurs sur le palier de son cachot. Le prince, à qui la solitude pesait plus que la captivité, et qui ne trouvait point de société pire que celle de ses pensées, ne cherchait pas à se soustraire aux regards ni aux interrogations des curieux. Chacun d'eux semblait lui enlever une partie du poids des heures.

Un jour ayant entendu la voix d'un de ses fils : « Ah ! Montpensier, » lui cria-t-il du fond de sa cellule, « c'est toi, mon pauvre enfant ! Que ta voix m'a fait de bien ! » Le fils entendit son père qui s'élançait de son grabat vers la grille et qui suppliait le geôlier de lui laisser voir au moins ses enfants ; mais on lui refusa cette grâce, et la porte par où le père et le fils avaient échangé un soupir se referma pour toujours.

 

XIV.

Ce sacrifice à la concorde ou au soupçon, fait par la Gironde et par la Montagne, n'avait été qu'une diversion à la haine qui animait les deux partis l'un contre l'autre. Ce fantôme de roi ou de dictateur enlevé du milieu de la Convention, l'accusation mutuelle de trahison ne cessa pas de retentir dans les discours et dans les journaux. Saint-Just, Robespierre, Guadet, Vergniaud, Isnard discutèrent quelques théories constitutionnelles. « Achevons la constitution, » dit Vergniaud dans la séance du 8 mai, « c'est par elle que disparaîtra ce code draconien et ce gouvernement de circonstance commandés sans doute par la nécessité et justifiés par de trop mémorables trahisons, mais qui pèsent sur les bons citoyens comme sur les mauvais, et qui, s'ils se perpétuaient, fonderaient bientôt, sous prétexte de liberté, la tyrannie. Hâtons-nous, citoyens, de rassurer les cultivateurs, les négociants, les propriétaires, alarmés des dogmes qu'ils entendent retentir ici. Les anciens législateurs, pour faire respecter leurs ouvrages, faisaient intervenir quelque dieu entre eux et le peuple. Nous qui n'avons ni le pigeon de Mahomet, ni la nymphe de Numa, ni le démon familier de Socrate, nous ne devons interposer entre le peuple et nous que la raison. Quelle république voulez-vous donner à la France ? Voulez-vous en proscrire la richesse et le luxe qui en détruisent, selon Rousseau et Montesquieu, l'égalité ? voulez-vous lui créer un gouvernement austère, pauvre et guerrier comme celui de Sparte ? dans ce cas, soyez conséquents comme Lycurgue, partagez les terres entre les citoyens, proscrivez les métaux que la cupidité arracha aux entrailles de la terre, brûlez même les assignats, flétrissez par l'infamie l'exercice de tous les arts utiles, ne laissez que la scie et la hache aux Français ; que les hommes auxquels vous aurez accordé le titre de citoyens ne payent plus d'impôts ; que d'autres hommes, auxquels vous aurez refusé ce titre, soient tributaires et fournissent seuls, par leur travail forcé, à vos besoins ; ayez des étrangers pour faire le commerce, ayez des ilotes pour cultiver vos terres, et faites dépendre votre subsistance de vos esclaves ! Il est vrai que de pareilles fois sont cruelles, inhumaines, absurdes ; il est vrai que le plus terrible des niveleurs, la mort, planerait bientôt seul sur vos campagnes, et je conçois que la ligue des rois vous fasse souffler des systèmes qui réduiraient tous les Français à l'égalité du désespoir et des tombeaux.

« Voulez-vous foncier comme à Rome une république conquérante ? Je vous dirai comme l'histoire que les conquêtes furent toujours fatales à la liberté, et avec Montesquieu que la victoire de Salamine perdit Athènes, comme la défaite des Athéniens perdit Syracuse. Pourquoi d'ailleurs des conquêtes ? Voulez-vous vous faire les oppresseurs du genre humain ?

« Enfin, voulez-vous faire du peuple français un peuple qui ne soit qu'agriculteur et négociant et lui appliquer les institutions pastorales de Guillaume Penn ? Mais comment un pareil peuple existerait-il au milieu de nations presque toujours en guerre, et gouvernées par des tyrans qui ne connaissent d'autre droit que celui de la force ! »

Vergniaud conclut contre toutes ces théories de constitutions ultra-démocratiques pour la France, et demanda d'approprier les institutions à la situation géographique, au caractère national, à l'activité industrieuse, à l'état de virilité et de civilisation du peuple auquel la Convention voulait donner des lois. Il effaça les utopies antiques et n'invoqua que l'inspiration du bon sens. Mais la république de raison des Girondins ne répondait ni à l'imagination allumée du peuple, ni aux rêves surnaturels des Jacobins, pour la transformation complète de la société.

Isnard, prévoyant la lenteur que la Convention apporterait dans l'établissement de la constitution, et voulant placer la vie des législateurs eux-mêmes sous la garantie d'un droit inviolable, proposa de décréter, en quelques articles, un pacte social avant de discuter les détails de la constitution. La Montagne, qui ne voulait d'autre constitution que la volonté du peuple et la dictature des circonstances, accueillit par des murmures la proposition d'Isnard. Danton, l'homme des expédients, la repoussa. Il affectait un superbe dédain des idées et des paroles, et poussait sans cesse au fait : le salut de la patrie.

 

XV.

Robespierre, l'homme des idées générales, se fit entendre le lendemain sur la constitution. Son discours, profondément médité, et rédigé dans le style de Montesquieu, était l'acte d'accusation d'un philosophe contre les tyrannies et les vices de tous les gouvernements antérieurs. Pactiser avec ces tyrannies, transiger avec ces vices, lui semblait une faiblesse indigne de la vérité et de la raison. L'austérité de ses principes de gouvernement contrastait avec la mollesse des Girondins.

« Jusqu'ici, dit Robespierre, l'art de gouverner n'a été que l'art de dépouiller et d'asservir le grand nombre au profit du petit nombre. La société a pour but la conservation des droits de l'homme et le perfectionnement de son être, et partout la société dégrade et opprime l'homme. Le temps est arrivé de la rappeler à sa véritable fonction. L'inégalité des conditions et des droits. ce préjugé fruit de notre éducation dépravée par le despotisme, a survécu même à notre imparfaite révolution. Le sang de trois cent mille Français a déjà coulé, le sang de trois cent mille autres va couler peut-être encore, pour empêcher que le simple laboureur ne vienne siéger au sénat à côté du riche marchand ; que l'artisan ne puisse voter dans les assemblées du peuple à côté du négociant et de l'avocat, et que le pauvre intelligent et vertueux ne puisse jouir des droits de l'homme en présence du riche imbécile et corrompu. Croyez-vous que le peuple, qui a conquis la liberté, qui versait son sang pour la patrie pendant que vous dormiez dans la mollesse ou que vous conspiriez dans les ténèbres, se laissera ainsi avilir, enchaîner, affamer, dégrader, égorger par vous ! Non, tremblez ! mais la voix de la vérité qui tonne dans les cœurs corrompus ressemble aux sons qui retentissent dans les tombeaux et qui ne réveillent point les cadavres !

« Ne cherchez pas le salut de la liberté dans une prétendue balance des pouvoirs. Cette balance est une chimère métaphysique. Que nous importent ces contre-poids qui balancent l'autorité de la tyrannie ! C'est la tyrannie elle-même qu'il faut extirper ; c'est le peuple qu'il faut mettre à la place de ses maîtres et de ses tyrans ! Je n'aime point que le peuple romain se retire sur le mont Sacré ; je veux qu'il reste dans Rome et qu'il en chasse ses oppresseurs ! Le peuple ne doit avoir qu'un seul tribun, c'est lui-même ! »

Robespierre fit allusion dans ce discours à la nouvelle salle de l'ancien palais des Tuileries où la Convention avait la veille transporté ses séances. La république semblait prendre possession définitive du pouvoir suprême, en entrant avec la Convention dans ce palais d'où la journée du 10 août avait expulsé la royauté. L'édifice tout entier avait été approprié à la nouvelle destination qu'il recevait. Depuis la salle de la Convention jusqu'aux salons du conseil des ministres et jusqu'aux bureaux des grands services publics, les Tuileries contenaient tout le gouvernement, et devenaient véritablement le palais du peuple. On avait donné des noms populaires aux jardins, aux cours, aux pavillons, aux corps de bâtiments qu'il enserrait dans sa vaste enceinte. Partout la république avait substitué les attributs du peuple à ceux du roi, les symboles de la liberté à ceux de la tyrannie. Le pavillon du Nord s'appelait le pavillon de la Liberté ; celui du Midi, le pavillon de l'Égalité ; le pavillon du Centre, le pavillon de l'Unité. La salle de la Convention occupait tout l'espace compris entre le pavillon de l'Unité et le pavillon de la Liberté ! On y montait par le grand escalier. Les salles inférieures étaient consacrées aux différents postes des troupes qui gardaient les députés. Cette salle de la Convention, plus vaste et mieux appropriée aux fonctions d'une assemblée souveraine, avait été décorée par le peintre républicain David. Les souvenirs du forum romain y revivaient dans les formes, dans la tribune, dans les statues. L'aspect était majestueux et austère, mais elle inspirait au peuple moins de respect que les salles improvisées des états-généraux et de l'Assemblée nationale ; elle n'était pas la salle du premier mouvement du peuple ; elle n'avait pas, comme le Jeu de paume de Versailles, retenti du serment des trois ordres ; elle n'avait pas, comme le Manège, entendu la voix de Mirabeau.

 

XVI.

Cependant les dangers de la république s'aggravaient d'heure en heure. La Vendée était debout sous le drapeau contre-révolutionnaire. Santerre prenait le commandement des bataillons parisiens qui allaient partir pour y étouffer la guerre civile. Custine, replié à Landau, couvrait à peine la ligne du Rhin. Wurmser et le prince de Condé investissaient Mayence. Marseille, Bordeaux, Toulon, Lyon, la Normandie fermentaient.

La bourgeoisie, la banque, le haut commerce, les hommes de lettres, les artistes, les propriétaires étaient presque tous du parti qui voulait modérer et contenir l'anarchie. Ils promettaient aux orateurs de la Gironde une armée contre les faubourgs. Les deux partis, presque également sûrs d'un triomphe, désiraient une journée décisive qui les délivrât de leurs ennemis. Bordeaux, par une adresse menaçante, donna à la Montagne et à la Gironde l'occasion de se mesurer et de se compter dans la séance du 14 mai. « Législateurs, » dit l'orateur de Bordeaux, « la Gironde a les yeux sur les périls de ses députés. Elle sait que vingt-deux têtes de représentants sont vouées à la mort. Convention nationale, et vous, Parisiens, sauvez les députés du peuple, ou nous allons fondre sur Paris ! La Révolution n'est pas pour nous l'anarchie, la désorganisation, le crime, l'assassinat. Nous périrons tous plutôt que de subir le règne des brigands et des égorgeurs ! »

L'Assemblée écouta en frémissant ces menaces. La Montagne y reconnut l'inspiration de Guadet et de Vergniaud. Le président osa répondre aux pétitionnaires dans un langage qui semblait invoquer des vengeurs aux Girondins proscrits. « Allez, » leur dit-il, « rassurer vos compatriotes ; dites-leur que Paris renferme encore un grand nombre de citoyens qui veillent sur les scélérats soudoyés par Pitt pour opprimer l'Assemblée nationale ! Si de nouveaux tyrans voulaient aujourd'hui s'élever sur les débris de la république, vous vous saisiriez à votre tour de l'initiative de l'insurrection, et la France indignée se lèverait avec vous. »

Legendre s'indigna « contre une pétition soufflée et mendiée par des députés perfides qui se plaignaient qu'on voulût les égorger, sans avoir une égratignure à montrer. » — « Citoyens, dit Guadet, je ne monte pas à la tribune pour défendre les Bordelais ; les Bordelais n'ont pas besoin d'être défendus ! Si vous n'envoyez pas à l'échafaud cette poignée d'assassins qui trament de nouveaux crimes contre la représentation nationale, oui ! les départements fondront sur Paris ! — Tant mieux ! » murmurent quelques voix sur la Montagne, « nous ne demandons que cela ! — Hier, continua Guadet, on a fait la motion aux Jacobins de nous exterminer tous avant de partir pour la Vendée, et cette motion d'assassins a été couverte d'applaudissements. On parle de scission de la république ! Ah ! certes, Paris le reconnaîtra bientôt lui-même, il est impossible que cela dure longtemps ainsi. Ceux qui veulent la scission sont ceux qui veulent dissoudre la Convention et qui désignent une partie de ses membres aux poignards. Croyez-vous que les départements voient impunément tomber leurs représentants sous le poignard ? Et on nous demande de montrer d'avance nos blessures ! Mais c'est justement ainsi que Catilina répondit à Cicéron. On en veut à votre vie ? disait-il aux sénateurs. Mais vous respirez tous ! Eh bien ! Cicéron et les sénateurs devaient tomber sous le fer des assassins, la nuit même où ce traître leur tenait ce langage. »

La Convention oscillait à tous les discours. Isnard fut nommé président à une forte majorité. Sa nomination redoubla la confiance de la Gironde dans ses forces, et fut considérée par la Montagne comme une déclaration de guerre, et par les modérés mêmes comme un défi.

Isnard, homme excessif en tout, avait dans le caractère la fougue de sa déclamation. C'était l'exagération de la Gironde : un de ces hommes que les opinions poussent à leur tête, quand l'enivrement du succès ou de la peur les pousse elles-mêmes aux témérités, et quand elles renoncent à la prudence, ce salut des partis. Vergniaud, dont la modération égalait la force, vit avec peine ce choix. Il sentait que le nom d'Isnard repousserait beaucoup d'hommes flottants, vers la Montagne. Le sang-froid de Vergniaud dominait toujours ses plus éloquentes improvisations. Il connaissait la puissance de la raison sur les masses, et son enthousiasme même était toujours habile et réfléchi. Il aurait voulu former, entre les deux extrémités de la Convention, une majorité de bon sens et de patriotisme qui amortît les coups que les deux grandes factions allaient se porter.

Chaque jour de la présidence d'Isnard fut marqué par un orage et aboutit à une catastrophe.

Le premier jour, à la séance du 9 mai, les sections de Paris réclamèrent la mise en liberté d'un nommé Roux arbitrairement emprisonné par ordre du comité révolutionnaire de la section du Bon-Conseil. « C'est la faction des hommes d'État, » s'écria Marat, « qui veut protéger dans cet homme les contre-révolutionnaires. — Sommes-nous donc, » lui répondit Mazuyer, « une république libre ou un despotisme populaire ? Quoi ! on pourra venir arracher sans jugement et sans mandat un citoyen de ses foyers, au milieu de la nuit, et nous le souffririons ! » On ordonne la mise en liberté. Legendre se lève et demande que le décret soit rendu par appel nominal, afin que le peuple connaisse les noms de ceux qui protègent les conspirateurs. L'appel nominal est demandé par cinquante membres de la Montagne. Le président s'y oppose et interrompt la séance en se couvrant. Deux heures s'écoulent dans une agitation tumultueuse, sans apaiser les cris de la Montagne et des tribunes. Vergniaud demande que la séance soit levée et le procès-verbal envoyé aux départements. Couthon, second de Robespierre, veut parler de sa place. Les Girondins s'y opposent. Couthon représente que la maladie qui paralyse ses jambes l'empêche de monter au bureau. Les Girondins ne compatissent pas même à son infirmité. Alors le député Maure, homme athlétique, prend Couthon dans ses bras et le porte à la tribune. Les spectateurs applaudissent. « On me crie que je suis un anarchiste et que j'ai mis mon département en combustion, s'écrie Couthon. Ah ! si ceux qui sont ici les seuls auteurs des troubles qui vous déchirent étaient aussi purs et aussi sincères que moi, ils viendraient à l'instant à cette tribune et provoqueraient le jugement de leur département en donnant avec moi leur démission. » Couthon est rapporté à son banc, au milieu des applaudissements.

Vergniaud, longtemps muet et immobile, se lève. Il rétablit les faits et démontre que l'individu arrêté a été emprisonné contre toutes les lois. « Quant à la doctrine de Couthon, ajoute Vergniaud, sur les majorités et les minorités, il se trompe. Au reste, je ne reconnais pas de majorité permanente : elle est partout pour moi où est la raison et la vérité ; elle n'a de place marquée ni à droite ni à gauche ; mais partout où elle est, c'est un crime de se révolter contre elle. Couthon dit : Supposons une majorité perverse ; et moi, je dis : Supposons une minorité perverse : cette supposition est au moins aussi vraisemblable que l'autre ; supposons une minorité ambitieuse de pouvoir, de domination, de dépouilles ; supposons qu'elle veuille fonder sa puissance sur le désordre de l'anarchie, n'est-il pas évident que si la majorité n'a pas un moyen de sauver la liberté de l'oppression, on pourra, de minorité en minorité, arriver des décemvirs aux triumvirs et même à un roi ? Couthon demande que ceux qui sont soupçonnés d'être les causes de nos dissensions donnent leur démission. Citoyens, nous sommes tous enchaînés à notre poste par nos serments et par les dangers de la patrie. Ceux qui se retireraient pour échapper aux soupçons des calomniateurs seraient des lâches ! — » La nuit interrompit l'orage.

Dans la séance suivante, il recommença. La Montagne persista, par ses clameurs, à réclamer le droit de faire demander l'appel nominal, par la minorité, sur toutes les questions. « Quand on voulut dissoudre, en Angleterre, le long parlement, dit Guadet, on prit les mêmes moyens : on exalta la minorité au-dessus de la majorité afin de faire régner le petit nombre sur le grand nombre. Savez-vous ce qui arriva ? C'est qu'en effet la minorité trouva le moyen de mettre la majorité sous l'oppression. Elle appela à son secours les patriotes par excellence (c'est ainsi qu'ils se qualifiaient), une multitude égarée à laquelle ils promettaient le pillage et le partage des terres. Le boucher Pride (allusion à Legendre) exécuta en leur nom cette épuration du parlement. Cent cinquante membres furent, chassés, et la minorité, composée de soixante patriotes, resta maîtresse du gouvernement. Ces patriotes par excellence, instruments de Cromwell, furent chassés par lui à leur tour. Leurs propres crimes servirent de prétexte à l'usurpateur. Il entra un jour au parlement, et, s'adressant à ces prétendus sauveurs de la patrie : Toi, dit-il à l'un, tu es un voleur ! Toi, dit-il à l'autre, tu es un ivrogne ! Toi, tu t'es gorgé des deniers publics ! Toi, tu es un coureur de mauvais lieux. Allez ! cédez la place à des hommes de bien. Ils sortirent et Cromwell régna ! Citoyens ! réfléchissez : n'est-ce pas le dernier acte de l'histoire d'Angleterre qu'on veut nous faire jouer en ce moment ? »

 

XVII.

Un tumulte de femmes, dans les tribunes, interrompit Guadet. Marat désigna du geste un écrivain du parti modéré, nommé Bonneville, qui assistait à la séance. « C'est un aristocrate infâme, c'est l'entremetteur de Fauchet ! » s'écriait-il. — « Cette dénonciation de Marat est un assassinat, » répond Lanthenas, l'ami de madame Roland. « C'est toi, » ajouta-t-il en montrant le poing à Marat, « qui es un aristocrate, car tu ne cesses de pousser à la contre-révolution en prêchant le meurtre et le pillage ! — Citoyens, » dit d'une voix émue et solennelle le président Isnard, « ce qui se passe m'ouvre les yeux ! Peuple ! législateurs ! écoutez ! Ces tumultes soudoyés sont un plan de l'aristocratie, de l'Angleterre, de l'Autriche, de Pitt ! » (Des murmures s'élèvent.) « Il n'y a que des ennemis de la patrie qui puissent m'interrompre. Ah ! si vous pouviez ouvrir mon cœur, voua y verriez mon amour pour ma patrie ! Et dussé-je être immolé sur ce fauteuil, mon dernier soupir ne serait que pour elle, et mes dernières paroles : Dieu, pardonne à mes assassins, mais sauve la liberté de mon pays ! Nos ennemis, ne pouvant nous vaincre que par nous-mêmes, projettent l'insurrection du peuple. L'insurrection doit commencer par les femmes. On veut dissoudre la Convention. Les Anglais profiteront de ce moment pour dissoudre la Convention, et la contre-révolution sera faite. Voilà le projet, il m'a été révélé ce matin. Ces agitations le confirment. J'en devais la déclaration à mon pays, je l'ai faite ; j'attends les événements. J'ai acquitté ma conscience. »

L'Assemblée, en grande masse, applaudit à cette insinuation contre les fauteurs de troubles. Vergniaud demande que la déclaration d'Isnard soit imprimée et affichée dans Paris. « Déclarons-nous, » s'écrie Meaulde, « que nous ne nous quitterons pas et que nous mourrons ensemble ! — Oui, oui, » répond la Convention d'une seule voix. Gamon, un des inspecteurs de la salle, déclare que le comité chargé de la surveillance des tribunes, averti des désordres que des femmes y excitaient, en a fait saisir plusieurs et les a interrogées.

Guadet profite de l'émotion et de l'indignation : « Pendant que les hommes vertueux gémissent sur les dangers de la patrie, les scélérats s'agitent pour la perdre. — Laissez parler, disait César, et moi j'agis. » Guadet raconte à l'Assemblée les plans de dissolution de la Convention, les réunions des conspirateurs à la Mairie, à l'Archevêché, aux Jacobins, les menaces d'assassinat proférées contre les Brissotins, les Rolandistes et les modérés ; enfin le tumulte élevé par des femmes dans les tribunes, pour donner le prétexte et le signal de l'égorgement : « Jusqu'à quand dormirez-vous ainsi, citoyens, sur le bord de l'abîme ? Hâtez-vous de déjouer les complots qui vous environnent de toutes parts ! Jusqu'à présent les conjurés du 10 mars sont restés impunis. Le mal est dans l'anarchie, dans cette sorte d'insurrection des autorités de Paris contre la Convention, autorités anarchiques qu'il faut... » La fureur des tribunes, pleines d'agents de la commune, ne laisse pas entendre le dernier mot de Guadet. La Montagne éclate en apostrophes et en gestes de rage. L'impassible Guadet lit, au milieu d'un profond silence, les trois projets de décrets prémédités par les Girondins pour attaquer de front la commune et pour reconquérir l'empire à la loi : « Les autorités de Paris sont cassées ; la municipalité sera remplacée dans les vingt-quatre heures par les présidents des sections ; enfin les suppléants de l'Assemblée se réuniront à Bourges pour y former une assemblée nationale à l'abri des violences de Paris, et pour y concentrer le pouvoir de la république aussitôt qu'ils apprendraient un attentat sur la liberté de la Convention. »

 

XVIII.

A la lecture de ces décrets : « Voilà donc la conspiration découverte par ses auteurs ! » s'écrie Collot-d'Herbois. Barrère, l'homme des doubles rôles, prend la parole, comme rapporteur du comité de salut public. « Il est vrai, dit-il, qu'il existe un plan de mouvement dans les départements pour perdre la république, mais il est l'ouvrage de la seule aristocratie. Il est vrai que Chaumette et Hébert ont applaudi à la commune à des projets de dissolution de la Convention. Il est vrai que des électeurs, réunis au nombre de quatre-vingts à l'Archevêché, y traitent des moyens d'épurer l'Assemblée nationale. Nous en avons averti le maire de Paris, Pache. Il est vrai encore que des hommes rassemblés dans un certain lieu délibèrent sur les moyens de retrancher vingt-deux têtes de la Convention et de se servir pour cela de la main des « femmes. Tout cela mérite sans doute votre attention et provoque votre vigilance. » Le côté droit applaudit. Mais Barrère, se tournant aussitôt vers la Montagne, guérit d'une main les coups qu'il vient de porter de l'autre. « Mais que vous propose Guadet ? ajoute-t-il, de casser les autorités de Paris ! Si je voulais l'anarchie j'appuierais cette proposition » (la Montagne applaudit à son tour). « Vous m'avez mis en situation de voir de près ces autorités. Qu'ai-je vu ? Un département faible et pusillanime ; des sections indépendantes se régissant elles-mêmes comme autant de petites municipalités ; un conseil général de la commune dans lequel se trouve un homme, nommé Chaumette, dont je ne connais pas le civisme, mais qui naguère a été moine ; j'ai vu une commune interprétant et exécutant les lois selon son caprice, organisant une armée révolutionnaire. Quel remède à cet état de choses ? Le comité de salut public n'en voit d'autre que la création d'une commission de douze membres choisis parmi vous, et chargés de prendre les mesures nécessaires à la tranquillité publique et d'examiner les actes de la commune. »

 

XIX.

Ces paroles ambiguës calmèrent l'orage, en ajournant en apparence les propositions de Guadet, mais en laissant néanmoins aux Girondins la certitude de triompher en choisissant les douze commissaires parmi les membres de leur parti. Comme cela arrive toujours dans les circonstances extrêmes, le choix des Girondins écarta les hommes modérés tels que Vergniaud, Ducos, Condorcet. Les membres de la commission des Douze furent Boileau, Lahosdinière, Vigée, Boyer-Fonfrède, Rabaut-Saint-Étienne, Kervélégan, Saint-Martin-Valogne, Gomaire, Henri Larivière, Bergoing, Gardien, Mollevault. Le soupçon de royalisme était écrit sur la plupart de ces noms aux yeux de la Montagne et du peuple. C'était, le personnel d'un coup d'État. La commission des Douze en avait la tentation sans en avoir la force.

A peine cette victoire des Girondins à la Convention fut-elle connue dans Paris, qu'un cri d'alarme s'éleva de toutes les sections et de tous les clubs. La commune se réunit le 19. Les mesures les plus extrêmes y furent hautement délibérées. On y déclara la Convention asservie et incapable de sauver la patrie ; on y proposa l'arrestation des suspects ; on y demanda les vingt-deux têtes des Girondins dominateurs de la Convention ; on osa y présenter l'assassinat nocturne et le meurtre individuel des vingt-deux tyrans comme un acte légal d'urgence et de salut public. La Saint-Barthélemy fut citée en exemple par un orateur. « A minuit, dit-il, Coligny était à la cour, à une heure du matin il n'existait plus ! » On se sépara sans rien décider, si ce n'est la résolution de la vengeance.

 

XX.

Le maire Pache, placé entre la loi et le peuple pour tromper l'une et flatter l'autre, s'acquittait avec duplicité de ce double rôle de magistrat et de factieux. Il combattait tout haut les mesures excessives qu'il encourageait tout bas. Interposé par ses fonctions redoutables entre la Convention et Paris, il était à la fois l'agent de l'une et l'instigateur de l'autre. Guadet, en demandant la destitution de Pache, avait frappé l'anarchie au cœur. La commission des Douze ne pouvait que surveiller ses trames sans les déjouer.

Pache blâma tout haut, encouragea tout bas. Robespierre se contenta de gémir aux Jacobins. Aux Cordeliers, Marat, Varlet, des femmes même demandèrent la mort des vingt-deux tyrans. La foule, qui se pressait tous les soirs dans l'enceinte et aux abords du club, semblait prête à s'ébranler.

La commission des Douze, instruite, heure par heure, des motions des clubs et de la situation des esprits, cherchait des moyens de force pour abattre d'un seul coup l'esprit d'insurrection. Ces moyens s'évanouissaient sous sa main. Elle demandait rapport sur rapport au maire Pache, et préparait elle-même un rapport à la Convention pour la contraindre au courage par la terreur. Mais dans des circonstances semblables, les corps délibérants, timides et indécis par leur nature, veulent qu'on leur apporte de la force et non pas qu'on leur en demande. Il faut se présenter à eux après le succès. Ils le sanctionnent toujours. Avant ou pendant le combat ils ne sont propres qu'à déconcerter la victoire.

 

XXI.

Vigée, au nom de la commission des Douze, lut ce rapport le 24 à l'Assemblée. Chaque mot était un coup de tocsin pour appeler la Convention au secours de ses membres.

« Vous avez institué une commission extraordinaire, dit le rapporteur, et vous l'avez investie de grands pouvoirs. Vous avez senti qu'elle était la dernière planche jetée au milieu de la tempête pour sauver la patrie » (les ricanements de la Montagne commencent à ces mots). « Nous avons en conséquence, poursuit Vigée, juré de sauver la liberté ou de nous ensevelir avec elle. Dès le premier pas nous avons découvert une trame horrible contre la république, contre votre vie. Quelques jours plus tard, la république était perdue, vous n'étiez plus » (les rires d'incrédulité redoublent sur la Montagne). « Si nous ne prouvons pas ce que je dis, nous dévouons nos têtes à l'échafaud... » Le centre et la droite applaudissent. Le rapporteur lit une série de mesures de police plutôt que de politique, rigoureuses en apparence, impuissantes en réalité. « La Convention prend sous sa sauvegarde les bons citoyens, la représentation nationale et la ville de Paris. Les citoyens seront tenus de se rendre exactement au rendez-vous de leur compagnie. Le poste de la Convention sera renforcé de quelques hommes. Les assemblées des sections seront fermées à dix heures du soir. La Convention enfin charge la commission des Douze de lui présenter incessamment de grandes mesures propres à assurer la tranquillité publique. »

 

XXII.

Telles étaient ces dispositions : puériles, si le danger était extrême ; oppressives et vexatoires, si le danger n'existait pas. C'était provoquer sans combattre, menacer sans frapper. Les Girondins savaient très-bien qu'il n'y avait, à l'exception de Marat, ni Cromwell, ni complot d'assassinat dans la Convention ; que Danton et Robespierre se tenaient à l'écart des complots subalternes de Pache, de Chaumette, d'Hébert à la commune, et des trames du club de l'Archevêché ; mais ils voulaient, comme tous les partis, transformer leurs soupçons en crimes, et jeter, sur leurs ennemis de la Convention, l'horreur publique inspirée aux bons citoyens par les projets des scélérats. A peine Vigée eut-il fini de parler que Marat demanda qu'on motivât ces mesures, fondées, dit-il, sur des craintes chimériques et sur une fable en l'air ; il déclara qu'il ne connaissait d'autre conspiration en France que celle qui se tramait dans les conciliabules des hommes d'État réunis tous les jours chez Valazé. — « Je veux qu'on nous éclaire, moi ! dit Thirion. Les uns nous disent qu'il existe une faction d'anarchistes. Marat accuse une faction d'hommes d'État. Je crains que ces hommes d'État ne veuillent se venger sur nous et faire le procès à la révolution du 10 août, comme on a voulu faire, avant le 10 août, le procès à la première révolution. Où sont les crimes ? Quels sont les coupables ? »

L'Assemblée flottait en suspens. Un membre de la Montagne déclara qu'un citoyen était venu lui révéler qu'un membre de la commission des Douze avait dit qu'avant quinze jours tous les Jacobins seraient exterminés. « Et moi, répliqua Vergniaud, on m'écrit de différentes parties de la république que des émissaires répandent partout que mes amis et moi aurons cessé de vivre avant peu d'instants. » L'assertion de Vergniaud étant contestée par la Montagne, Boyer-Fonfrède, désigné d'avance par ses amis de la commission des Douze pour soutenir le rapport et presser le décret, s'élance à la tribune :

 

XXIII.

« Où sommes-nous donc, citoyens ? dit-il. Avez-vous perdu depuis hier la mémoire ? N'avez-vous pas décrété tout à l'heure encore que les sections de Paris qui sont venues vous dénoncer le péril avaient bien mérité de la patrie ? Le maire de Paris ne vous a-t-il pas dénoncé lui-même ces individus qui n'ont de l'homme que la figure et qui ont voulu nous égorger ? N'avez-vous pas le bureau couvert, les mains pleines de ces dénonciations ? Et l'on ne veut pas nous permettre de pourvoir à la sûreté des citoyens de Paris et à la vôtre ? Ah ! ceux qui s'y opposent ne craignent-ils pas d'être bientôt offerts à la France indignée couverts du sang de leurs collègues ? Notre décret calomnie Paris ? Mais n'est-ce pas des citoyens de Paris que nous vous demandons de vous entourer ? N'est-ce pas les citoyens de Paris que nous voulons armer contre les brigands ? Nos conspirations ne sont qu'une chimère ! disent Marat et Thirion. Citoyens ! ceux qu'on a dévoués à la mort se dévouent d'eux-mêmes à la calomnie. Ils veilleront sur vous comme vous devez veiller vous-mêmes sur la liberté. Ils respirent encore et c'est pour elle. Ah ! sauvez Paris ! sauvez la république ! Voyez nos départements ! Ils sont debout ! Ils sont en armes ! La république est dissoute, si seuls en France vous êtes sans courage ! Oui, si des collègues que j'ai chéris périssent, je ne veux plus de la vie après eux ! Si je ne partage pas leur honorable proscription, j'aurai mérité du moins de périr avec eux ! Le jour même de cet attentat, je proclamerai de cette tribune une scission funeste, abhorrée encore aujourd'hui, fatale à tous peut-être, mais que la violation de tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terre aura rendue nécessaire. Oui, je la proclamerai ; les départements ne seront pas sourds à ma voix, et la liberté trouvera encore des asiles. » Cette allusion désespérée à la fédération des départements contre Paris emporte les applaudissements des trois quarts de la salle. « Citoyens ! » continue Fonfrède, que son attachement à ses amis semble élever au-dessus du sol de la tribune, « ils s'envoleront bien accompagnés, les mânes de nos collègues proscrits ! Les listes de proscription étaient dressées ! Dix mille citoyens de Paris devaient être arrêtés, égorgés ! Citoyens de Paris ! la cause de vos représentants proscrits est la vôtre ! Réveillez-vous ! Protégez-vous vous-mêmes ! »

 

XXIV.

L'Assemblée, entraînée par ce torrent d'éloquence et de courage, était prête à voter le premier article. Danton monte, à pas lents, les marches de la tribune, et cache, sous une feinte impartialité, l'indécision qui l'agite. Nier les dangers de la représentation, c'est impossible. Soutenir les Girondins, c'est se dépopulariser ; les perdre, c'est jeter la dictature à Robespierre, qu'il redoute, ou à Marat, qu'il méprise.

« Cet article, dit-il, n'a rien de mauvais en soi. Sans doute la représentation nationale a besoin d'être sous la sauvegarde de la nation ; mais cela est écrit dans toutes les lois. Décréter ce qu'on vous propose ce serait décréter la peur ! La Convention nationale peut-elle annoncer à la république qu'elle se laisse dominer par la peur ? On a calomnié Paris. Pache, que vous accusez de ne vous avoir pas rendu compte, est venu informer le comité de salut public. Les lois suffisent. Prenez garde de céder à la crainte. Ne nous laissons pas emporter aux passions. Tremblons qu'après avoir créé une commission pour rechercher les complots qui se trament dans Paris, on ne vous demande d'en créer une pour rechercher les crimes de ceux qui égarent l'esprit des départements ! »

 

XXV.

Danton se tait. Vergniaud se lève. « Je ne parlerai pas, dit-il, avec moins de sang-froid que Danton, car je suis personnellement intéressé dans la conspiration, et je veux bien convaincre les hommes qui ont le projet de m'assassiner que je ne les crains pas ! Danton vous dit qu'il faut craindre de calomnier Paris en ajoutant foi à ces complots Si cette imputation de calomnier Paris s'adresse à la Convention en masse, c'est une imposture ! Si elle s'adresse seulement à ceux qui, comme nous, n'ont cessé de répéter qu'il faut distinguer entre les citoyens de Paris et une horde de brigands qui s'agitent dans le sein de cette vaste cité, que cette horde seule est coupable des crimes qui ont souillé la Révolution et que les citoyens en ont gémi, on a calomnié Paris, oui ! mais qui ? Les hommes pervers qui, pour s'assurer l'impunité de leurs forfaits, ont l'audace de se confondre avec le peuple !

« Danton vous dit : Ne montrez pas de frayeur indigne de vous. Distinguons, citoyens ! Comme hommes, nous ne devons pas penser à notre vie, mais comme représentants vous devez à la patrie menacée en vous des précautions extraordinaires. On vous propose d'agir avec modération, parce qu'il s'agit de votre sûreté personnelle ; et moi je réponds : C'est parce qu'il s'agit de votre sûreté personnelle, qu'il faut agir avec promptitude et vigueur. Si vous ne dissipez pas par votre courage les dangers qui vous environnent, si vous n'assurez pas non-seulement votre vie, mais encore votre indépendance, vous trahissez la patrie, vous livrez le peuple, vous perdez l'unité de la république ! Ce n'est pas celui qui se défend contre un assassin qui a peur, ce n'est pas l'homme qui punit le crime qui a peur, c'est celui qui le laisse triompher et régner ! » Vergniaud justifie ensuite, article par article, le projet de décret, puis il reprend : « Citoyens, rappelez-vous ce qu'une des sections fidèles vous a dit à votre barre : Osez être terribles, ou vous êtes perdus ! Osez attaquer de front vos ennemis, et vous les verrez rentrer dans la poussière ! Voulez-vous attendre lâchement qu'ils viennent vous plonger le couteau dans le sein ? Proclamez-le bien haut ! Aucun de vous ne mourra sans vengeance. Nos départements sont debout. Sans doute la liberté survivrait à de nouveaux orages, mais il pourrait arriver que sanglante elle allât chercher un asile dans les départements méridionaux. Sauvez par votre fermeté l'unité de la république. N'en avez-vous pas le courage ? Abdiquez vos fonctions et demandez à la France des successeurs plus dignes de sa confiance. »

 

XXVI.

L'Assemblée, électrisée par ces paroles, vote le décret proposé par la commission des Douze.

Les Girondins se hâtèrent de se servir des armes qu'ils venaient d'arracher. A neuf heures du soir, Hébert, un des substituts du conseil de la commune, reçut l'ordre de comparaître devant la commission. Le conseil de la commune était assemblé en permanence ; Hébert y vole avant de se rendre aux ordres de la Convention. Il essaie de soulever l'indignation de la commune contre la nouvelle tyrannie. Il rappelle à ses complices le serment qu'ils ont prêté de confondre leur cause et de se considérer tous comme frappés dans un seul d'entre eux ; il déclare que ce n'est pas pour lui-même qu'il adjure leur souvenir, qu'il est prêt à porter sa tête sur l'échafaud. Il sort, il rentre, il embrasse Chaumette comme un homme qui marche à la mort. Le président et les membres du conseil pressent Hébert dans leurs bras. Chaumette annonce un moment après que Michel et Marino, deux administrateurs de police, viennent d'être arrêtés par ordre de la commission des Douze. Le conseil intimidé flotte entre la consternation et la révolte. Les députations des sections se succèdent à l'Hôtel-de-Ville, et viennent fraterniser avec la commune et jurer vengeance à ses ennemis. D'heure en heure le conseil envoie des députations à la commission des Douze pour s'informer du sort d'Hébert et de ses collègues arrêtés. A minuit, on annonce qu'Hébert est interrogé ; à deux heures, qu'il a subi son interrogatoire ; à trois heures, on apprend l'arrestation de Varlet, un des plus fougueux orateurs des Cordeliers ; à quatre heures, un cri d'indignation général s'élève à la nouvelle de l'arrestation définitive d'Hébert, que la commission des Douze fait conduire à l'Abbaye.

Les journaux du lendemain prolongèrent, dans tout Paris, le cri de vengeance parti du conseil de la commune. Ils publièrent une lettre de Vergniaud à ses concitoyens de la Gironde, datée de Paris, sous le couteau. « Je vous écrivis hier, disait Vergniaud, le cœur flétri non par les dangers que je brave, mais par votre silence. J'attends mes ennemis, et je suis encore sûr de les faire pâlir. On dit que c'est aujourd'hui ou demain qu'ils doivent venir demander à s'abreuver du sang de la Convention nationale ; je doute qu'ils l'osent, quoique la terreur ait livré les sections à une poignée de scélérats. Tenez-vous prêts : si l'on m'y force, je vous appelle de la tribune ou pour venir nous défendre, s'il en est temps encore, ou pour venger la liberté en exterminant les tyrans. Hommes de la Gironde, il n'y a pas un moment à perdre !... »

 

XXVII.

La publication de cette lettre, les délibérations des sections, les nouvelles sinistres arrivées la nuit de la Vendée et des frontières, les manœuvres de Pache, l'exaspération des Jacobins, des Cordeliers, de la commune, portèrent à ses dernières pulsations la fièvre du peuple. La commune décida qu'une pétition serait présentée à la Convention pour demander le jugement immédiat d'Hébert. Cette pétition, colportée de sections en sections, y devint la cause des débats les plus acharnés ; les unes la signent, les autres la déchirent : la grande majorité y adhère et jure de faire cortège aux citoyens qui oseront la porter à la barre. Le cortège se grossit, dans sa marche, de cette foule qu'entraîne toujours le courant d'une émotion publique. Les pétitionnaires, en petit nombre, sont introduits à la barre. Isnard présidait. Toute la résolution de son parti éclatait dans sa contenance. La dignité de son rôle de président semblait seule contenir la fougue de son caractère. Il fixait sur les pétitionnaires le regard de Cicéron sur Catilina au moment où il méditait ses immortelles apostrophes contre le conspirateur romain ; il semblait attendre la sédition dans les paroles pour la foudroyer au nom de la loi.

Aux premiers mots prononcés par l'orateur de la députation, le côté droit murmure. Danton, en réclamant avec énergie le silence, affecte de couvrir les pétitionnaires de sa protection. « Nous venons, » dit l'orateur de la commune, « vous dénoncer l'attentat commis sur la personne d'Hébert. »

Les Girondins s'indignent à ce mot d'attentat.

« Oui, poursuit l'orateur, Hébert a été arraché du sein de l'Hôtel-de-Ville et conduit dans les cachots de l'Abbaye. Le conseil général défendra l'innocence jusqu'à la mort. Nous demandons qu'il nous soit rendu. Les arrestations arbitraires sont, pour les hommes de bien, des couronnes civiques. » Les tribunes et la Montagne éclatent en applaudissements. Isnard se lève et les comprime d'un geste impérieux. « Magistrats du peuple, » dit-il aux pétitionnaires, « la Convention, qui a fait une déclaration des droits de l'homme, ne souffrira pas qu'un citoyen reste clans les fers s'il n'est pas coupable. Croyez que vous obtiendrez une prompte justice ; mais écoutez à votre tour les vérités que je veux vous dire : La France a mis dans Paris le dépôt de la représentation nationale ; il faut que Paris le respecte. Si jamais la Convention était avilie, si jamais une de ces insurrections qui depuis le 10 mars se renouvellent sans cesse et dont vos magistrats, » ajoute-t-il en faisant allusion à Pache, « n'ont jamais averti la Convention... » De violents murmures courent sur la Montagne. La Plaine applaudit.

Isnard impassible continue : « Si, par ces insurrections toujours renaissantes, il arrivait qu'on portât atteinte à la représentation nationale, je vous le déclare au nom de la France entière.... — Non, non, non, » s'écrie la Montagne... Le reste de l'assemblée se lève pour soutenir le président, et trois cents membres s'écrient à la fois : « Oui, oui, oui, dites au nom de la France entière. — Oui, je vous le déclare au nom de la France entière, reprend Isnard, Paris serait anéanti... » Ces derniers mots sont couverts à l'instant des imprécations de la Montagne, des huées et des trépignements des tribunes.

Les Girondins et leurs amis appuient, en les répétant, la main tendue comme pour un serment, les menaces du président. « Descendez du fauteuil ! » vocifère Marat, « vous déshonorez l'Assemblée, vous protégez les hommes d'État. » Le président, sans regarder Marat, achève sa phrase : « Et l'on chercherait bientôt sur les rives de la Seine si Paris a existé ! » Danton se lève comme à un blasphème et demande à parler. Isnard continue : « Le glaive de la loi, qui dégoutte encore du sang du tyran, est prêt à frapper la tête de quiconque oserait s'élever au-dessus de la représentation nationale ! »

 

XXVIII.

Isnard se rassied. Danton lui succède. « Assez et trop longtemps on a calomnié Paris en masse. Quelle est cette imprécation du président contre Paris ? Il est assez étrange qu'on vienne présenter la dévastation de Paris par les départements, si cette ville se rendait coupable... — Oui, oui, » lui disent les Girondins, « ils le feraient. — Je me connais aussi, moi, en figures oratoires, » reprend Danton. « Il entre dans la réponse du président un sentiment d'amertume. Pourquoi supposer qu'on cherchera un jour sur les rives de la Seine si Paris a existé ? Loin de la bouche d'un président de la Convention de pareils sentiments ! Il ne lui appartient de présenter que des images consolantes. Il est bon que la république sache que Paris ne déviera jamais de ses principes ; qu'après avoir détruit le trône d'un tyran, il ne le relèvera pas pour y asseoir un nouveau despote ! Si dans le parti qui sert « le peuple il se trouve des coupables, le peuple saura les punir. Mais faites attention à cette grande vérité, c'est que, s'il fallait choisir entre deux excès, il vaudrait mieux se jeter du côté de la liberté que de rebrousser vers l'esclavage. Depuis quelque temps les patriotes sont opprimés dans les sections. Je connais l'insolence des ennemis du peuple. Ils ne jouiront pas longtemps de leur avantage. Le peuple détrompé les fera rentrer dans le néant. Parmi les bons citoyens il y en a de trop impétueux : pourquoi leur faire un crime d'une énergie qu'ils emploient à servir le peuple ? S'il n'y avait pas eu des hommes ardents, il n'y aurait pas eu de révolution. Je ne veux exaspérer personne, parce que j'ai le sentiment de ma force en défendant la raison. Je défie qu'on trouve un crime dans ma vie » (un sourd murmure parcourt les rangs de la Gironde). « Je demande à être envoyé le premier devant le tribunal révolutionnaire, si je suis trouvé coupable. J'ai rendu mes comptes ! — Ce n'est pas la question ! » lui crie-t-on du côté droit. Danton revient au texte de ses idées : « Il faut rallier les départements ; il faut se garder de les aigrir contre Paris : quoi ! Paris, qui a brisé le sceptre de fer, violerait l'arche sainte de la représentation nationale qui lui est confiée ! Non, Paris aime la Révolution ; Paris mérite l'embrassement de la France entière ! Le peuple français se sauvera lui-même. Le masque une fois arraché à ceux qui jouent le patriotisme et qui servent de rempart aux aristocrates, la France se lèvera et terrassera ses ennemis. » Cette allusion menaçante aux Girondins, dans la bouche de Danton, fit entrevoir dans un avenir plus ou moins rapproché un nouveau septembre.

 

XXIX.

Ni Danton ni Robespierre cependant ne méditaient le meurtre de leurs adversaires dans la Convention. Danton flottait sans parti pris. Robespierre, muet, observait, comme avant le 10 août, les événements sans pousser ni retenir le peuple. Les séances des Jacobins, presque désertes depuis que la lutte des partis se concentrait à la Convention, entendaient rarement sa voix.

Ce fut seulement la veille de l'insurrection et quand la victoire était certaine, que Robespierre éclata en menaces contre la commission des Douze.

Sa parole confirma les sections dans leur pensée encore indécise. Les meneurs de la commune se réunirent et prirent le nom de club Central ou de l'Union républicaine. Ils décidèrent qu'ils sommeraient la commune de s'insurger, d'appeler à elle la force armée, et de fermer les barrières de Paris jusqu'à ce que la Convention eût fait justice au peuple. Henriot, nommé commandant-général en remplacement de Santerre, leur répondait des baïonnettes. Henriot était un de ces hommes qui s'élèvent sur la lie des sociétés quand on la remue. Né dans la banlieue de Paris, mêlé, au commencement de sa vie, à toutes les professions suspectes d'une capitale, d'abord valet improbe, puis charlatan, puis espion de police, la révolution de 1792 lui ouvrit les portes de Bicêtre où il était enfermé pour quelques délits. Il en sortit, comme les immondices sortent de l'égout, pour salir et infecter la ville. Audacieux de front, mais sans courage au cœur, il parada dans les rangs des assaillants à la journée du 10 août, pilla après la victoire et égorgea dans les prisons. A défaut d'exploits, ses crimes le signalèrent à la multitude. Il fut l'entraîneur plutôt que le chef de l'armée des sections. Il les disciplina pour l'anarchie.

 

XXX.

Cette anarchie qui travaillait les sections n'énervait pas moins le gouvernement. La commission des Douze n'avait, pour se faire obéir, ni la loi ni les armes. La commune, véritable gouvernement de Paris, était en révolte, tantôt ouverte, tantôt masquée, contre la Convention. Quant aux ministres, ils se renfermaient dans leurs attributions administratives : esclaves et complaisants des comités dont ils recevaient les ordres. Le ministre de l'intérieur, Garat, était seul chargé de la surveillance de Paris et de la sûreté de la Convention. Mais Garat, déplacé dans les jours de crise, était de ces hommes qui plient sous l'événement. Ami des Girondins dans le fond de son âme, mais se ménageant aussi la faveur éventuelle de Danton, de Robespierre et de la Montagne, ses actes et ses paroles étaient toujours empreints de cette mollesse qui laisse des espérances aux deux partis, et qui, au moment suprême, trahit le plus juste pour le plus heureux. Il se trouve toujours un de ces hommes néfastes à la tête des partis qui vont périr : armes de mauvaise trempe qui se brisent dans la main qui veut s'en servir.

 

XXXI.

Dans la séance du 27, Pache répondit de la tranquillité de la capitale et de la sûreté de la Convention.

A la suite de ce rapport, qui consterna les Girondins, Marat demanda la suppression de la commission des Douze, comme inutile et provoquant à l'insurrection. « Et ce n'est pas seulement à la commission des Douze que je fais la guerre. Si la nation tout entière était témoin de vos complots liberticides, » dit-il en s'adressant à Vergniaud et à Guadet, « elle vous ferait conduire à l'échafaud. » Des députations de sections étant venues réclamer des citoyens arrêtés et demander insolemment que les membres de la commission des Douze fussent envoyés au tribunal révolutionnaire : « Citoyens, » leur répondit le président Isnard, « l'Assemblée pardonne à votre jeunesse. » La Montagne indignée se soulève à ces paroles. Robespierre se précipite à la tribune, où les cris de la majorité étouffent sa voix. « Vous êtes un tyran ! un infâme tyran ! » crie Marat à Isnard. — « On veut égorger en détail tous les patriotes, » ajoute Charlier. — « Les tyrans à l'Abbaye ! » entend-on de toutes parts. La Convention, divisée en deux camps, ne parle plus que par gestes, et tous ces gestes semblent porter le défi et la mort, d'homme à homme, de parti à parti.

La voix de Vergniaud domine un moment le tumulte. « Plus de discours, s'écrie-t-il, des actes ! Allons aux voix pour savoir si les assemblées primaires seront convoquées, c'est le seul remède à l'état où nous sommes. La France seule peut sauver la France ! »

Les Girondins, à la voix de Vergniaud, se lèvent et se groupent, témoignant par leur attitude et leurs cris qu'ils adhèrent à cette proposition désespérée. Legendre et les jeunes Montagnards acceptent le défi du peuple et crient aussi : « L'appel nominal ! » Le président se dispose à le mettre aux voix.

Tremblants que l'appel nominal ne donne la victoire aux Girondins, la Montagne et les patriotes des tribunes éclatent en imprécations contre Vergniaud. « Levons la séance ! » crient les modérés. Isnard se couvre. Les voix enrouées de clameurs se taisent. Danton, en apparence impassible jusque-là, se tourne vers les Girondins : « Je vous le déclare, » dit-il d'une voix qui rappelle le mugissement du canon du 10 août, « je vous le déclare, tant d'impudence commence à nous peser. » Ces mots significatifs dans la bouche de l'homme de septembre sont couverts de battements de mains des tribunes. On demande sur la Montagne qu'ils soient insérés dans le procès-verbal, non comme l'acclamation d'un membre isolé, mais comme la pensée de tout un parti. Danton le demande lui-même, et monte à la tribune poussé par l'impatience de son âme et par les mains de ses amis. Le silence que Robespierre n'a pu obtenir se rétablit à l'aspect de Danton. Robespierre n'est que la parole du peuple, Danton est son bras levé. Chacun regarde quel coup il va frapper.

« Je déclare, dit Danton, à la Convention et à tout le peuple français que si l'on persiste à retenir dans les fers des citoyens dont tout le crime est un excès de patriotisme, que si on refuse la parole à ceux qui veulent les défendre, je déclare, dis-je, que s'il y a ici seulement cent bons citoyens nous résisterons. — Oui, oui ! » lui répond d'une seule voix la Montagne. — « Je déclare, ajoute-t-il, que le refus de la parole à Robespierre est une lâche tyrannie ! La commission des Douze tourne les armes que vous avez mises dans ses mains contre les meilleurs citoyens ! Le peuple français jugera !

Danton descend ; Thuriot lui succède et couvre de ses invectives l'acte et les paroles du président. « C'est lui, dit-il, qui, par ses réponses incendiaires, cherche à allumer le feu de la guerre civile dans Paris, c'est lui qui menace cette capitale d'anéantissement ! — Président, crie Lanjuinais à Isnard, ne vous abaissez pas jusqu'à répondre. » On réclame de nouveau, des deux côtés, l'appel nominal ou le jugement du peuple. Bazire s'élance et monte les marches de l'escalier qui conduisent au fauteuil du président. Quelques Girondins l'arrêtent et couvrent de leur corps Isnard. « Je veux arracher de sa main, dit Bazire, le signal de la guerre civile écrit dans sa réponse aux pétitionnaires. — Et moi, dit Bourdon de l'Oise, si le président est assez audacieux pour proclamer la guerre civile, je l'assassine ! » On commence l'appel nominal. Il est interrompu par la pression et par le bruit de la foule immense que la gravité de la mesure fait affluer dans les couloirs de la Convention. « J'ai voulu en vain sortir, déclare le député Lidon ; on m'a mis la pointe d'un sabre sur la poitrine. »

La Montagne accuse les Girondins d'avoir appelé autour de la salle des compagnies dévouées à leur faction. On interroge le commandant Raffet. Il déclare qu'il a marché par l'ordre de ses chefs, et qu'au moment où il s'efforçait de rétablir l'ordre dans les couloirs, Marat, un pistolet à la main, s'est avancé vers lui et, lui posant le canon de son arme sur la tempe, l'a menacé de faire feu s'il ne se retirait pas. « J'ai détourné l'arme et j'ai fait mon devoir, » ajoute l'officier. Marat dément le fait. Le tumulte redouble. Les applaudissements de la Plaine vengent le commandant Raffet des outrages de Marat. On l'admet aux honneurs de la séance. L'opinion indignée penche évidemment pour la Gironde.

 

XXXII.

L'Assemblée est dans un de ces moments d'oscillation où un mot peut entraîner les grands auditoires aux mesures les plus décisives. Le ministre de l'intérieur, Garat, entre dans la salle avec Pache. Tous les regards se tournent sur eux. Garat obtient la parole. Il excuse les sections et les conspirateurs.

Ces excuses et ces apologies de Garat soulèvent le côté droit, qui lui reproche de discuter au lieu de se borner à rendre compte. La Montagne prend parti pour le ministre. Legendre s'élance sur Guadet, le bras levé. Les amis de Guadet l'entourent et le couvrent. Des cris à l'assassin s'élèvent de la Plaine. Le président interrompt, une troisième fois, la délibération, par le signe de détresse. Ce signe rétablit le silence. Garat aggrave ses insinuations contre la commission des Douze. « J'atteste à la Convention, » dit-il, « qu'elle n'a aucun danger à courir et que chacun de vous rentrera en paix dans sa maison. J'en prends la responsabilité sur ma tête ! »

Le silence de la consternation succède sur les bancs des Girondins à ces paroles du ministre qui les livre à leurs ennemis. Garat descend de la tribune, couvert des applaudissements de la Montagne, et va se rasseoir au milieu des Girondins. Par cette attitude de fausse générosité, Garat affecte de partager les périls de ses amis au moment même où il les trahit.

Danton lui succède. « Je me flatte, » dit-il avec un visage rayonnant, « que de cette grande lutte sortira la vérité, comme des éclats de la foudre sort la sérénité de l'air ! Il est des hommes, » ajoute-t-il avec un accent de fière amertume en regardant Vergniaud et Guadet, « il est des hommes qui ne peuvent se dépouiller d'un ressentiment ! Pour moi, la nature m'a fait impétueux, mais exempt de haine. » Il semble ainsi offrir, pour la dernière fois, sa neutralité aux Girondins. Ils la refusent.

Pache, encouragé par la faveur que les tribunes montrent à Garat, développe avec plus d'astuce les accusations contre la commission des Douze. « Je dois déclarer, dit-il en finissant, que la commission des Douze a donné ordre à trois sections affidées, celle de la Butte des Moulins, celle du Mail et celle de 92, de tenir prêts trois cents hommes armés ! »

 

XXXIII.

Un cri d'indignation générale éclate à ces mots dans les tribunes. Des députations des sections se pressent en tumulte aux portes de la salle. Pache demande à la Convention de les entendre. Les Girondins veulent lever la séance. Fonfrède descend du fauteuil. Hérault de Séchelles le remplace. Agréable au peuple des tribunes par la grâce de son visage et par sa jeunesse, agréable à la Montagne par le républicanisme exagéré qu'il affecte, vendu d'avance à toute popularité par son ambition, Hérault de Séchelles est accueilli au fauteuil par les battements de mains de la salle entière. Sa présence seule est le signe d'une concession. Beaucoup se retirent pour ne pas être témoins des outrages à la représentation nationale. Les Montagnards se répandent sur les bancs désertés.

L'orateur, au nom de vingt-huit sections de Paris, redemande Hébert à la Convention. « Nous gémissons, dit-il, sous le joug d'un comité despotique, comme nous gémissions naguère sous un tyran. Rendez-nous les vrais républicains ! Délivrez-nous d'une commission tyrannique, et que séance tenante... — Oui ! oui ! » s'écrient les membres de la Montagne. Hérault de Séchelles laisse à peine l'orateur des sections achever sa phrase.

« Citoyens, répond-il aux pétitionnaires, la force de la raison et la force du peuple sont la même chose. Comptez sur l'énergie nationale, dont vous voyez l'explosion de toutes parts. La résistance à l'oppression est aussi sacrée que la haine des tyrans dans le cœur humain. Représentants du peuple, nous vous promettons justice, et nous vous la ferons ! »

Ces paroles du président, répétées de bouche en bouche, du pied de la tribune jusque dans les jardins et dans les cours, apprennent au peuple son triomphe. En quelques heures la majorité, personnifiée dans les trois présidents de la séance, a changé trois fois sous la pression que le mouvement extérieur a exercée sur la salle : résolue d'abord et implacable dans Isnard, modérée et conciliatrice dans Fonfrède, complice enfin et séditieuse dans Hérault de Séchelles. Encouragés par cet accueil, d'autres orateurs des sections redoublent d'audace et d'invectives contre les Douze : « Les patriotes sont dans les fers. Les scènes du 17 juillet se préparent. — La république est anéantie. — Nous n'aurons pas fait en vain le serment de vivre libres ou de mourir. — Le foyer de la contre-révolution est dans votre sein. Ce palais serait-il encore le château des Tuileries ? — Députés de la Montagne, vous ne pouvez aborder cette salle sans marcher sur des milliers de cadavres, sans voir le sang des patriotes qui vous ont conquis ce palais ! Cent mille bras armés ici sont à vous ! Nous vous demandons la liberté d'Hébert, le procès de l'infâme Roland et la suppression de la commission des Douze !

« — Quand les droits de l'homme sont violés, » répond de nouveau Hérault de Séchelles, « il faut dire : la réparation ou la mort ! »

Cette provocation du haut de la tribune à l'insurrection, par la bouche du président, au nom de la majorité, devient un ordre. Les demandes des pétitionnaires, converties en décrets par Lacroix, sont votées par la Convention. Les pétitionnaires se mêlent aux députés pour combler les vides laissés par la Gironde, et votent avec eux. Hébert, Varlet et leurs complices sont rendus à la liberté. La commission des Douze est supprimée. A minuit la Convention lève la séance, et le peuple satisfait se retire aux cris de vive la Montagne et de mort aux vingt-deux.