I. Les
événements se pressaient, coup sur coup, comme dans une fortune qui
s'écroule. L'influence des Girondins dans les départements, artificiellement
soutenue par les journaux à la solde de Roland, croissait chaque jour. Les
dangers de la patrie donnaient le peuple aux partis extrêmes. Les
commissaires de la Convention couraient de ville en ville, installant ou
renversant, selon leurs caprices, les autorités locales, les unes dans le
sens du jacobinisme, les autres dans l'esprit de la Gironde. Bourdon de l'Oise,
en mission à Orléans, où il prêchait les doctrines de Robespierre et
remplaçait la municipalité modérée par une municipalité jacobine, recevait
vingt coups de baïonnette dans la salle de l'hôtel de ville ; relevé et sauvé
par les démagogues, il envoyait ses assassins à Paris, au tribunal
révolutionnaire. Manuel, l'ancien procureur-syndic de Paris, retiré à
Montargis, sa patrie, était arraché de sa demeure par le peuple, traîné au
pied de l'arbre de la liberté, dépouillé de ses vêtements, criblé de blessures,
défiguré de coups, inondé de sang, et la municipalité, qui accourait pour le
délivrer, ne trouvait plus d'asile pour lui qu'un cachot. La
majorité de la Convention, décidée par la Plaine, flottait au gré de Barrère.
Robespierre s'éloignait de Danton, suspect de complicité dans les trahisons
de Dumouriez. Legendre entreprit de les réconcilier. II. Danton
et Robespierre se rencontrèrent à la table de Legendre. Danton, qui avait
clans le caractère la franchise de la force et la haine facile à fléchir des
hommes violents, s'avança le premier vers Robespierre et lui tendit la main.
Robespierre retira la sienne, et resta pendant tout le repas dans une
contrainte et dans une observation taciturne. A la fin du dîner il laissa
échapper quelques mots à double tranchant, qui, sans désigner directement
Danton, exprimaient la défiance et le mépris pour les hommes qui ne voient
dans les révolutions que des échelons sanglants de fortune, et dans la
victoire que les dépouilles. C'était une allusion trop claire aux soupçons de
concussion qui pesaient sur la conscience de Danton et aux souvenirs de
septembre. Danton y répondit par quelques sarcasmes sur les hommes qui
prenaient leur orgueil pour de la vertu et leur lâcheté pour de la
modération. Ces deux rivaux se séparèrent plus aigris et plus antipathiques
qu'avant ce rapprochement. Danton se rejeta de nouveau vers les Girondins, et
s'humilia jusqu'à implorer l'amnistie de son passé. Un député de son parti,
nommé Meilhand, supplia ses amis de profiter de ces dispositions pour
s'attacher ce colosse qui portait avec lui la popularité et la victoire. Un
jour, ayant rencontré Danton dans un des comités de la Convention, Meilhand
s'entretenait avec lui. Marat traversa la salle, dit quelques mots à
l'oreille de Danton et s'éloigna. « Le misérable ! dit Danton à Meilhand ; du
sang, du sang, toujours du sang, il ne lui faut que du sang ! Sortons d'ici.
Ces hommes me font horreur ! Et il entraîna Meilhand dans le jardin des
Tuileries. Meilhand, en voyant son ami oppressé par le remords, et son esprit
prêt à s'ouvrir à des conseils de modération, lui représenta que Marat
déshonorait sa politique, et que Robespierre, après avoir usé sa popularité,
menacerait jusqu'à sa vie ; il lui montra le besoin qu'avait la république
d'une main puissante qui saisît les affaires, qui donnât à la fois un frein à
la populace, une impulsion à la nation, une direction à la Convention, et qui
écrasât, comme de viles reptiles, Marat dans son sang et Robespierre dans son
orgueil. « Tu es cet homme ! ajouta-t-il, prononce-toi pour nous, nous
oublierons le passé et nous te suivrons ; ton ambition sera le salut de la
patrie. » Danton écoutait sans répugnance et se taisait comme un homme
qui délibère avec lui-même. Son regard interrogeait celui de Meilhand pour
voir si le Girondin avait dans l'âme ce qu'il exprimait des lèvres. « Si je
pouvais m'y fier ! » dit-il enfin avec un soupir. « Au nom de
qui me parles-tu ainsi ? — Au nom de ceux, répondit le Girondin, qui
méprisent Marat et qui détestent Robespierre autant que toi. — Et qui t'a dit
que je détestais Robespierre ? — Qui me l'a dit ! Ton intérêt. Robespierre a
déjà murmuré contre toi des paroles sinistres ; si tu ne le préviens pas, il
te préviendra. » Danton réfléchit encore un moment ; puis, avec le geste
d'une résolution désespérée et qui coûte à l'âme : « N'en parlons plus,
dit-il, c'est impossible ! Tes amis n'ont pas de confiance en moi. Je me
perdrais pour eux, et ils me livreraient ensuite à nos ennemis communs. Le
sort est jeté, que la mort décide ! » Danton
répugnait aux Girondins à cause de ses violences, et à Robespierre à cause de
son immoralité. La crainte qu'il inspirait le protégeait seule alors contre
le mépris. Il bravait effrontément sa mauvaise renommée. Il affichait la
licence à l'abri du patriotisme. Entouré d'hommes corrompus et serviles, il
avait une cour et des courtisans. Hébert, Fabre, Merlin, Chabot, Lacroix,
Westermann, Brune, Bazire, Camille Desmoulins s'asseyaient à sa table. On y
passait des conjurations aux plaisirs. On donnait à la Révolution le
caractère d'une orgie de patriotisme. Les vers, les arts, la musique, l'amour
complaisant y délassaient Danton de la tension des affaires et des fougues de
l'éloquence. L'insouciance voluptueuse et l'athéisme sans lendemain étaient
la philosophie de ces réunions. C'étaient les disciples d'Helvétius
pratiquant la morale du plaisir sur les ruines d'un empire. Danton
avait de plus acheté et meublé une maison de campagne aux bords de la Seine,
sur le coteau de Sèvres. Là, à l'exemple de Mirabeau, il se retirait souvent
avec ses confidents les plus intimes pour méditer des coups d'État. Depuis
la mort de sa femme il souffrait de son isolement. Déjà son âme, promptement
assouvie de tout, se lassait de ces voluptés sensuelles et rêvait un pur
attachement. Une jeune fille, d'une famille sans tache et d'une touchante
beauté, avait attiré ses regards et fixé son choix. Elle se nommait Louise
Gély. Elle avait seize ans. Il songeait à l'épouser. Sa première femme,
mourante, l'avait désignée elle-même à Danton comme propre à servir de mère à
ses enfants. Danton n'avait que trente-trois ans. Il voulait se retirer du
tumulte et se refaire un bonheur conjugal. L'influence de cet amour, le désir
de se purifier aux yeux de sa fiancée du contact de Robespierre et de Marat,
le besoin de fixer la Révolution pour fixer son propre sort, étaient au
nombre des motifs qui poussaient en ce moment Danton vers les Girondins ; le
parti de ces hommes éloquents, modérés, le réhabilitait à ses propres yeux.
L'idée obstinée de se rattacher à eux le poursuivait ; même après y avoir
renoncé, il y revenait sans cesse comme à un regret ou à un pressentiment. III. Le père
de mademoiselle Gély avait été huissier-audiencier au parlement. La
protection de Danton l'avait fait nommer à une place lucrative dans les
bureaux du ministère de la marine. Cette famille conservait une vive
reconnaissance de ce bienfait ; mais si la renommée de Danton avait son
prestige, elle avait aussi son horreur. La mère de la jeune fille refusa
longtemps de consentir à ce mariage. Elle adressa à Danton des reproches
amers sur sa conduite dans les journées de septembre, et sur son vote dans le
procès du roi. Danton s'humilia devant cette femme, confessa ses torts dans
les premières crises de la Révolution, les attribua à la fougue de son
patriotisme et de sa jeunesse, témoigna un repentir sincère d'avoir voté la
mort de Louis XVI, attribua ce vote à la pression des circonstances, et à la
conviction qu'il avait eue de l'impossibilité de sauver le roi. Il affirma
que les excès de la démagogie lui inspiraient, de jour en jour, plus
d'horreur ; que l'établissement de la république au sein d'une pareille
conception lui paraissait une chimère, et que tous ses efforts secrets
tendaient depuis longtemps au rétablissement d'une monarchie
constitutionnelle. L'accent de franchise et de douleur qui éclatait dans les
aveux de Danton fléchit la famille Gély, et la jeune fille lui fut accordée. IV. L'amour
qu'inspirait à Danton sa fiancée poussa sa complaisance encore plus loin. Il
consentit à donner à son union le caractère religieux qu'exigeaient les
croyances et les habitudes pieuses de la famille dans le sein de laquelle il
allait entrer. Au moment même où les cérémonies du culte catholique étaient
le plus proscrites et ses ministres le plus persécutés, Danton fit célébrer
son mariage dans la chambre et par le ministère d'un prêtre non-assermenté,
nommé M. de Kéravenan, mort depuis curé de Saint-Germain-des-Prés. Avant la
cérémonie, Danton passa dans le cabinet du prêtre, s'agenouilla à ses pieds,
et accomplit ou simula l'acte de la confession. L'immense
fortune qu'on lui supposait et qu'on attribuait à ses concussions en
Belgique, parut également démentie par la modicité du douaire qu'il reconnut
à sa nouvelle épouse. Il n'apporta en mariage qu'une somme de trente mille
francs en assignats, qui ne représentèrent bientôt après que douze mille
francs. Il donna à sa femme pour unique présent de noce une bourse contenant
cinquante louis en or. V. C'était
le moment où Danton couvait avec le plus de mystère, dans sa pensée, le
dégoût de la république et la restauration, par l'armée, de la monarchie
constitutionnelle dans la famille d'Orléans. Quelques jours après son
mariage, il demanda à sa femme si elle avait dépensé les cinquante louis
qu'il lui avait donnés le jour de ses noces ? « Non, lui répondit la
jeune femme, je les ai conservés pour te les rendre dans un moment extrême. —
Eh bien prête-les moi, dit Danton, j'en ai besoin pour un usage que je ne
puis révéler qu'à toi seule. » Il lui confia alors qu'un complot pour
modifier la république et pour arracher le gouvernement à l'anarchie, était
mûr ; qu'un mouvement de Paris, coïncidant avec un mouvement de l'armée,
proclamerait bientôt la nécessité de la centralisation du pouvoir, et
appellerait le duc d'Orléans au trône de la Révolution ; qu'il ne manquait
plus à ce plan que le consentement et le concours du duc d'Orléans lui-même,
absent alors de Paris ; qu'il fallait envoyer un agent discret et sûr pour
sonder ce prince ; qu'il avait choisi pour cette mission son secrétaire,
nommé Miger, et que les cinquante louis étaient destinés à payer son voyage. Les
cinquante louis furent donnés par madame Danton à son mari. Miger partit. Le
duc d'Orléans refusa sa coopération et son nom à une entreprise qui lui parut
ou coupable ou prématurée. Danton ajourna le mouvement, non la pensée. Remontons
de quelques semaines pour bien comprendre la situation de Danton dans les
mouvements qui précédèrent le 31 mai. Quelques
jours après la défection de Dumouriez, Lasource, le plus ombrageux des amis
de Roland, insinua dans un discours que Lacroix et Danton étaient complices
de la trahison du général leur ami, dans le but de rétablir la royauté. «
Voilà le nuage qu'il faut déchirer, dit en terminant Lasource, la main tendue
vers le banc où siégeait Danton. « Je demande que vous nommiez une commission
pour découvrir et frapper le coupable. Il y a assez longtemps que le peuple
voit le trône et le Capitole, il veut voir maintenant la roche Tarpéienne et
l'échafaud (on applaudit). Je demande de plus l'arrestation d'Égalité et de Sillery ; je
demande enfin, pour prouver à la nation que nous ne capitulons jamais avec un
tyran, que chacun de nous prenne l'engagement de donner la mort à celui qui
tenterait de se faire roi ou dictateur. L'Assemblée, se levant tout entière,
répéta le serment de Lasource. Les tribunes, entraînées par le mouvement de
la Convention, jurèrent la mort du dictateur en regardant Danton. Le soupçon
qui couvait dans toutes les âmes sembla avoir éclaté enfin par la voix de
Lasource, et purifié l'air de la Convention. VI. L'attitude
de Danton avait révélé pendant le discours de Lasource tout ce qui s'agitait
dans son âme, l'étonnement d'abord d'un orgueil qui se croyait inattaquable,
puis la colère prête à bondir sur un insolent ennemi, puis le dédain d'une
popularité qui pouvait braver toute atteinte, puis l'énergie contenue d'une
résolution prise de combattre à mort, puis enfin l'immobilité affectée de
l'indifférence qui prend en pitié ses accusateurs, et qui retourne dans sa
pensée les armes dont il va les frapper. Jamais la figure de Danton n'avait
en si peu de minutes parcouru toutes les gammes de la physionomie humaine.
L'esprit s'y troublait comme sur un abîme. L'œil y était emporté comme dans
une trombe de passions. Quand Lasource fut descendu de la tribune, Danton se
leva ; en passant devant les bancs de la Montagne, où il siégeait, il se
pencha vers les amis de Robespierre, et leur dit à demi-voix en montrant du
poing les Girondins : « Les scélérats, ils voudraient rejeter leurs
crimes sur nous ! Les Montagnards comprirent que Danton, enfin arraché à sa
longue hésitation, se décidait pour eux et allait écraser leurs ennemis. Tous
les yeux le suivirent à la tribune. Il se tourna en s'inclinant avec
l'expression d'une fière déférence vers la Montagne, et d'une voix dont la
gravité étouffait mal l'émotion : «
Citoyens », dit-il en indiquant du geste qu'il s'adressait aux
Montagnards seuls, « je dois commencer par vous rendre hommage. Vous qui
êtes assis sur cette Montagne, vous aviez mieux jugé que moi. J'ai cru
longtemps que, quelle que fût l’impétuosité de mon caractère, je devais
tempérer les moyens que la nature m'a départis pour employer, dans les
circonstances difficiles où m'a placé ma mission, la modération que les
événements me paraissaient commander. Vous m'accusiez de faiblesse, vous
aviez raison ; je le reconnais devant la France entière. C'est nous qu'on
accuse ! nous, faits pour dénoncer l'imposture et la scélératesse ! et ce
sont les hommes que nous ménageons qui prennent aujourd'hui l'attitude
insolente de dénonciateurs ! » Sa voix
tonnante résonnait comme le tocsin au-dessus des murmures des Girondins et
des applaudissements anticipés de la Montagne. Après avoir justifié, par des
démentis et par des affirmations, sa conduite dans ses rapports avec
Dumouriez, il se tut un moment, comme pour juger de l'effet de sa
justification, sonder le terrain sous ses pieds et recueillir sa colère ;
puis reprenant : « Et
aujourd'hui, dit-il, parce que j'ai été trop sage et trop circonspect ; parce
qu'on a eu l'art de répandre que j'avais un parti, que je voulais être
dictateur ; parce que je n'ai pas voulu, en répondant jusqu'ici à mes
adversaires, produire de trop rudes combats, opérer des déchirements dans
cette assemblée, on m'accuse de mépriser et d'avilir la Convention ! Avilir
la Convention ! Et qui donc plus que moi a cherché à relever sa dignité, à
fortifier son autorité ? N'ai-je pas parlé de mes ennemis mêmes avec respect
? Et pourquoi ai-je abandonné ce système de silence et de modération ? Parce
qu'il est un terme à la prudence, parce qu'attaqué par ceux-là mêmes qui
devaient s'applaudir de ma circonspection, il est permis d'attaquer à son
tour et de sortir des limites de la patience ! Nous voulons un roi ? Il n'y a
que ceux qui ont eu la lâcheté de vouloir sauver le tyran par l'appel au
peuple qui peuvent être justement soupçonnés de vouloir un roi ! il n'y a que
ceux qui ont manifestement voulu punir Paris de son héroïsme en soulevant
contre Paris les départements, il n'y a que ceux qui ont fait des soupers
clandestins avec Dumouriez quand il était à Paris, oui ! il n'y a que ceux-là
qui sont les complices de sa conjuration ! » A
chacune de ces insinuations directes contre Lasource, Vergniaud, Barbaroux,
Brissot, la Montagne répondait par des trépignements de joie
qu'entrecoupaient les apostrophes et la voie aigre de Marat. « Nommez
ceux que vous désignez, crient Gensonné et Guadet à l'orateur. — Eh bien,
écoutez ! » répond Danton en se tournant vers la Gironde. — « Écoutez,
répète Marat, les noms de ceux qui veulent égorger la patrie ! — Voulez-vous
entendre un mot qui contient tout ? reprend Danton. — Oui, oui ! » lui
crie-t-on de toutes parts. Danton alors, avec l'accent et le geste d'un homme
qui dépouille tout ménagement : « Eh bien ! dit-il, je crois qu'il n'y a
plus de trêve entre la Montagne et les patriotes qui ont voulu la mort du
tyran, et les lâches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniés par toute
la France. » La
Montagne, acceptant ce signe de séparation entre elle et les Girondins, se
lève comme un seul homme et pousse une longue exclamation. « J'ai vécu
de calomnie, reprend douloureusement Danton, elle s'est repliée de cent
façons sur mon compte, et toujours elle s'est elle-même démentie par ses
contradictions. J'ai soulevé le peuple au début de la Révolution, et j'ai été
calomnié par les aristocrates ; j'ai fait le 10 août, et j'ai été calomnié
par les modérés ; j'ai poussé la France aux frontières et Dumouriez à la
victoire, et j'ai été calomnié par de faux patriotes ; aujourd'hui les
homélies misérables d'un vieillard cauteleux, Roland, sont le texte de
nouvelles inculpations : tel est l'excès de son délire, et ce vieillard a
tellement perdu la tête, qu'il ne voit que la mort, et qu'il s'imagine que
tous les citoyens sont prêts à le frapper ! Il rêve avec ses amis
l'anéantissement de Paris. Eh bien ! quand Paris périra, il n'y aura plus de
république ! » VII. Les
tribunes à ces mots retentissent de battements de mains prolongés. On veut
leur imposer silence. Danton les justifie, et adresse un hymne au peuple de
Paris et de l'empire, qui du haut de ces tribunes mis lui-même son cœur, sa
main et sa voix dans l'œuvre de sa liberté. Il entre dans quelques détails
pour sa propre justification ; puis, se tournant encore vers la Montagne : « Je
prouverai que je suis un révolutionnaire immuable, que je résisterai à toutes
les atteintes, et je vous prie, citoyens, d'en accepter l'augure. » La
Montagne, du haut de ses bancs, ouvre ses bras à Danton comme pour embrasser
son nouveau chef. Une voix s'élève de la Plaine et prononce le nom de
Cromwell. « Quel est le scélérat qui a osé me dire que je ressemble à
Cromwell ? » s'écrie l'orateur en s'interrompant. « Oui, je
demande que ce vil calomniateur soit puni et conduit à l'Abbaye. Moi Cromwell
! mais Cromwell fut l'allié des rois ! quiconque a frappé comme moi un roi à
la tête devient à jamais l'exécration de tous les rois !... Ralliez-vous, »
reprend-il enfin d'une voix qui semble arracher la Montagne de sa base, « ralliez-vous,
vous qui avez prononcé l'arrêt du tyran, contre les lâches qui ont voulu
l'épargner ! Serrez-vous, appelez le peuple à écraser nos ennemis communs du
dedans ; confondez, par la vigueur et l'imperturbabilité de votre caractère,
tous les scélérats, tous les aristocrates, tous les modérés, tous ceux qui
vous ont calomniés dans les départements. Plus de paix, plus de trêve, plus
de transaction avec eux !... » La fureur de son âme semble avoir passé
dans la Montagne. « Vous voyez, par la situation où je me trouve en ce
moment, la nécessité où vous êtes d'être fermes, et de déclarer la guerre à
vos ennemis, quels qu'ils soient. Il faut former une phalange indomptable. Je
marche à la république, marchons-y ensemble ; nous verrons qui de nous ou de
nos lâches détracteurs atteindra le but. Je demande que la commission des
Six, que vous venez de nommer sur la proposition de Lasource, examine
non-seulement la conduite de ceux qui nous ont calomniés, qui ont conspiré
contre l'indivisibilité de la république, mais de ceux aussi qui ont cherché
à sauver le tyran ! » Danton
descendit dans les bras de ses collègues de la Montagne. Ses paroles
répondaient à l'impatience de lutte qui existait entre les Jacobins et les
Girondins, et que son attitude avait seule contenue jusque-là. Ce discours
brisait la digue entre les deux partis : la colère et le sang étaient libres
de couler. VIII. A son
tour, Marat accusa tout le monde. Santerre annonça que cent bataillons formés
par Carnot et par lui allaient sortir de Paris et combler le vide que la
trahison venait de faire sur nos frontières du Nord. Custine écrivit qu'il
commençait sa retraite. Les Cordeliers, les Jacobins, la commune, les
sections redoublèrent d'énergie et se répandirent en imprécations contre les
Girondins, qui jetaient la division entre Paris et les départements, et qui,
incapables de diriger la république, conspiraient, dans les conciliabules de
Roland, la perte des meilleurs patriotes et le rétablissement de la royauté.
Le tribunal révolutionnaire lui-même, récemment nommé par la Convention, vint
se plaindre à la barre de n'avoir encore ni conspirateurs, ni traîtres à
juger. On ne tarda pas à lui envoyer en masse les aristocrates, les émigrés,
les généraux de l'armée de Dumouriez, coupables, non de sa trahison, mais de
sa défaite. Carnot, envoyé à la frontière du Nord, y porta avec lui le génie
de l'organisation militaire dont il était doué ; les places fortes furent
armées, les garnisons réparties, les approvisionnements préparés, les
ateliers d'armes et de canons mis en activité, les généraux nommés à
l'acclamation, et l'armée reforma ses lignes en face d'un ennemi qui s'étonnait
de retrouver une autre muraille de baïonnettes derrière celle qu'il avait
détruite. IX. Ces
nécessités du salut public confondirent en apparence, quelques jours, les
actes, les votes, les discours dans la Convention ; les cœurs paraissaient
unanimes, mais ils s'étaient refermés sur des ambitions et sur des haines qui
n'attendaient qu'une occasion pour éclater. Depuis le discours de Danton, le
parti de Marat, sûr d'un appui si redoutable, devenait de jour en jour plus
audacieux. Cet
homme, qui n'était plus rien par lui-même s'était fait le drapeau de la
Montagne ; la Montagne ne pouvait l'abandonner sans paraître faiblir ou
transiger devant les Girondins. Marat sentait sa force, il en abusait pour
engager sur son nom des luttes nouvelles où il grandissait, aux yeux du
peuple, de toute l'importance du combat. Idole du bas peuple, agitateur des
sections, sur de la commune, orateur des Cordeliers, il était soutenu de plus
par ce club central d'insurrection dont il avait fait le pouvoir exécutif de
l'anarchie, et qui siégeait dans la salle de l'Archevêché. Là se
réunissaient, à un signe de Marat, pour rédiger des pétitions incendiaires,
ou pour attrouper les faubourgs, ces hommes dont la sédition était devenue le
métier ; les pétitionnaires des sections ne cessaient de demander à la
Convention la mise en accusation des Guadet, des Vergniaud, des Gensonné, des
Brissot, des Barbaroux, des Louvet, des Roland. Péthion
dénonça à la Convention une de ces adresses qui provoquait au meurtre d'une
partie de la représentation nationale : « Qui mérite mieux l'échafaud
que ce Roland ? disait cette adresse ; et cependant, il respire. Partout où
nous portons nos regards nous ne voyons que des conspirateurs. Législateurs,
effrayez par le supplice ! Montagne de la Convention, sauvez la république !
ou si vous ne vous sentez pas assez forts pour le faire, osez nous le dire
avec franchise, nous nous chargerons de le faire. » Danton, dépassant
toutes les bornes, proposa une mention honorable à cette adresse. Il s'élança
à la tribune, avec Fabre d'Églantine et plusieurs membres de la Montagne,
pour en précipiter Péthion. « Reste, Péthion ! lui crie Duperret, nous
avons des enfants, ils nous vengeront. — Vous êtes des scélérats ! »
répondit Danton. Des cris A bas le dictateur ! s'élèvent de la Plaine.
Les députés descendent de leurs bancs, se précipitent en deux torrents
contraires autour de la tribune. Un Girondin tire un poignard de son
fourreau. Un Montagnard met le canon d'un pistolet sur la poitrine de
Duperret. Le président se couvre. Péthion continue à commenter l'adresse et à
demander vengeance des outrages dirigés contre les membres de la
représentation nationale. Des murmures, des éclats de rire l'interrompent à
chaque mot. David, l'ami de Robespierre et de Marat, s'avance au milieu de la
salle, et défie Péthion du geste et de la voix. Péthion persiste. Il fait
rougir la Convention de garder clans son sein un homme auprès duquel personne
ne voulait s'asseoir peu de mois avant, et qui, aujourd'hui, obtenait plus de
faveur et de silence que les meilleurs citoyens, un homme qui prêche
ouvertement le despotisme, qui provoque au pillage, qui demande des têtes,
Marat enfin ! Danton
succède à Péthion. « Avons-nous le droit, dit-il, d'exiger du peuple
plus de sagesse que nous n'en montrons nous-mêmes ? Le peuple n'a-t-il pas le
droit de sentir les bouillonnements qui le conduisent au délire patriotique,
quand cette tribune semble une arène de gladiateurs ? N'ai-je pas été tout à
l'heure moi-même assiégé à cette place ? Ne m'a-t-on pas dit que je voulais
être dictateur ? Je vais examiner froidement la proposition de Péthion. Moi,
je n'y mettrai aucune passion, j'y conserverai mon impassibilité, quels que
soient les flots d'indignation qui se pressent dans mon sein. Je sais quel
sera le dénouement de ce grand drame. Le peuple sera le but : je veux la
république ; je prouverai que je marche constamment à ce but. Péthion se
plaint qu'on ait demande sa tête ! et n'a-ton pas demandé la mienne clans
quelques départements ? J'en appelle à Péthion lui-même, ce n'est pas
d'aujourd'hui qu'il se trouve dans les orages populaires ; il sait bien que
lorsqu'un peuple brise la monarchie pour arriver à la république, il dépasse
son but par la force de projection qu'il s'est donnée. Que devez-vous
répondre au peuple quand il vous dit des vérités sévères ? Vous devez lui
répondre en sauvant la république. La constitution sera d'autant plus belle
qu'elle sera née dans les orages de la liberté. Ainsi un peuple de
l'antiquité construisait les murs en tenant d'une main la truelle et de
l'autre l'épée qui devait le défendre. Que l'on ne vienne donc plus nous
apporter des dénonciations exagérées comme si l'on craignait la mort ! Il
vous sied bien de vous élever contre le peuple parce qu'il vous dit des
vérités énergiques ! je demande qu'on néglige la motion de Péthion. Si Paris
montre de l'indignation, il a bien le droit de reporter la guerre à ceux qui
l'ont tant de fois calomnié après les services qu'il a rendus à la patrie. » Fonfrède,
indigné, se lève et appuie la motion de Péthion. « Je ne prends pas,
dit-il, quelques hommes pour le peuple. On accuse la majorité de cette
assemblée de complicité. Et qui l'accuse ? C'est Dumouriez. Qui veut la
dissoudre ? C'est d'Orléans, quand il passe à l'ennemi. Qui l'accuse ? Les
royalistes qui vous redemandent le tyran dont vous avez abattu la tête. Qui
l'accuse enfin ? Tous les nobles, tous les prêtres, tous les rois. Ils nous
accusent, de complicité, parce qu'ils n'osent pas nous accuser d'avoir fondé
la république, d'avoir déclaré la guerre à la royauté, d'avoir enfin banni
ces Bourbons dont le chef méprisable nous fait ainsi ses adieux : et sans
doute il faut marcher droit au but, il faut d'une main repousser l'ennemi et
de l'autre fonder une constitution. Citoyens ! ne laissez pas avilir la
nation en vous ! « —
Citoyens ! dit à son tour Guadet, la république est perdue si vous souffrez
que ces scélérats viennent vous dire impunément que la Convention est
corrompue. » — Robespierre se lève : « Ceux qui prétendent, dit-il,
que la majorité de la Convention est corrompue sont des insensés, mais ceux
qui nieraient que la Convention puisse être quelquefois égarée par une
coalition composée de quelques hommes profondément corrompus seraient des
imposteurs… Je vais lever une partie du voile !... » A ces
mots, Vergniaud s'indigne et demande lui-même que Robespierre soit entendu. « Quoique
nous n'ayons pas, dit-il, de discours artificieusement préparés, nous saurons
répondre et confondre les scélérats. » X. Robespierre
accusa Vergniaud et son parti, avec la dernière véhémence. Il conclut en
demandant leur jugement. La Montagne applaudit les conclusions de ce
discours. Vergniaud monte après Robespierre à la tribune, et parvient
difficilement à se faire entendre. XI. « J'oserai
répondre, dit-il, à Robespierre, qui, par un roman perfide, artificieusement
écrit dans le silence du cabinet, et par de froides ironies, vient prodiguer
de nouvelles discordes dans le sein de la Convention ; j'oserai lui répondre
sans méditation. Je n'ai pas comme lui besoin d'art, il suffit de mon âme. Ma
voix, qui de cette tribune a porté plus d'une fois la terreur dans ce palais,
d'où elle a concouru a précipiter le tyran, la portera aussi dans l'âme des
scélérats qui voudraient substituer leur tyrannie à celle de la royauté. En
vain on cherche à m'aigrir, je veillerai sur moi. Je ne seconderai pas les
projets infâmes de ceux qui s'efforcent de nous faire entr'égorger comme les
soldats de Cadmus, pour livrer notre place vacante aux despotes qu'ils nous
préparent. Robespierre nous accuse de nous être opposés dans le mois de
juillet à la déchéance de Louis Capet ? Je réponds que c'est moi qui, le
premier à cette tribune, ai parlé de déchéance le 3 juillet, et j'ajouterai
que peut-être l'énergie de ce discours ne contribua pas peu au renversement
du trône. Dans la commission du 21, dont j'étais membre, nous ne voulions ni
d'un nouveau roi, ni d'un nouveau régent, nous voulions la république, et ce
fut moi qui, après avoir présidé toute la nuit du 9 au 10 août au bruit du
tocsin, vins, pendant que Guadet présidait le matin au bruit du canon,
proposer la république au nom de l'Assemblée législative. Je le demande,
citoyens, est-ce là avoir composé avec la cour ? est-ce à nous qu'elle doit
de la reconnaissance, ou bien à ceux qui, par les persécutions qu'ils nous
font éprouver, la vendent si bien du mal que nous lui avons fait ? « Robespierre
nous accuse d'avoir inséré dans le décret de suspension un article portant
qu'il serait nommé un gouverneur au prince royal ? Le 17 août je quittai le
fauteuil du président, vers les neuf heures du matin, pour rédiger en dix
minutes le décret de déchéance. Je suppose que les motifs sur lesquels je me
fondais pour y insérer l'article qu'on me reproche m'aient trompé, peut-être
dans les circonstances graves où nous nous trouvions, peut-être au milieu des
inquiétudes qui devaient m'agiter pendant le combat, peut-être serais-je
excusable de n'avoir pas été infaillible. Au moins ne conviendrait-il pas à
Robespierre, qui alors s'était prudemment enseveli clans une cave, de me
témoigner tant de rigueur pour un moment de faiblesse. Mais quand je rédigeais
à la hâte le projet de décret, la victoire flottait incertaine entre le
peuple et le château. Cette nomination d'un gouverneur au prince royal, dans
le cas de la victoire du tyran, isolait constitutionnellement le fils du
père, et livrait ainsi un otage au peuple contre les vengeances de la cour. « Robespierre
nous accuse d'avoir loué La Fayette et Narbonne ? C'est Guadet et moi qui,
malgré les murmures de l'Assemblée législative, avons attaqué La Fayette à
cette barre quand il a tenté de faire le petit César. « Robespierre
nous accuse d'avoir fait déclarer la guerre à l'Autriche ? La question
n'était pas de savoir alors si nous aurions la guerre : la guerre nous était
déclarée par le fait. Il s'agissait de savoir si nous attendrions
paisiblement que nos ennemis eussent consommé les préparatifs qu'ils
faisaient à notre porte pour nous écraser, si nous leur laisserions
transporter le théâtre de la guerre sur notre territoire, ou si nous le
transporterions sur le leur. Le courage des Français a répondu pour nous à cette
accusation. « Nous
avons, dit-on, calomnié Paris ? Robespierre seul et ses amis calomnient cette
ville célèbre. Ma pensée s'est toujours arrêtée avec effroi sur les scènes
déplorables qui ont souillé la Révolution ; mais j'ai constamment soutenu
qu'elles étaient l'ouvrage non du peuple, mais de quelques scélérats accourus
de toutes les parties de la république pour vivre de pillage et de meurtre
dans une ville dont l'immensité et les agitations ouvraient la plus grande
carrière à leurs crimes. Pour la gloire même du peuple, j'ai demandé qu'ils
fussent livrés au glaive des lois. D'autres, au contraire, pour assurer
l'impunité des brigands, et leur ménager sans doute de nouveaux massacres et
de nouveaux pillages, ont fait l'apologie de leurs excès, et les ont
attribués au peuple. Or, qui est-ce qui calomnie le peuple, ou de l'homme qui
le soutient innocent des crimes de quelques brigands étrangers, ou de celui
qui s'obstine à imputer au peuple entier l'odieux de ces scènes de sang ? —
Ce sont des vengeances nationales, » s'écrie Marat. Vergniaud
continue sans le regarder. « Nous avons voulu fuir Paris ! nous dit
Robespierre, lui qui avait voulu fuir à Marseille. Quant à moi, je déclare
que si l'Assemblée législative sortait de Paris, ce ne pourrait être que
comme Thémistocle sortit d'Athènes, c'est-à-dire avec tous les citoyens, en
ne laissant à nos ennemis pour conquête que des cendres et des décombres, et
en ne fuyant un moment devant eux que pour mieux creuser leur tombeau. « Robespierre
nous accuse d'avoir voté l'appel au peuple ? Lui devais-je le sacrifice d'une
opinion que je croyais bonne et qui pouvait éviter à la nation une nouvelle
guerre, dont je redoutais les calamités ! « Et
nous sommes des intrigants et des meneurs, poursuit Vergniaud ; mais nous
a-t-on vus le 10 août proposer de prendre les ministres dans le sein de
l'Assemblée législative ? L'occasion était belle pourtant, nous pouvions
croire, sans présomption, que les choix tomberaient sur quelques-uns d'entre
nous ; où sont donc les preuves de cette passion de fortune, de cette soif de
pouvoir qu'on nous attribue ? Danton s'est glorifié d'avoir sollicité et
obtenu des places pour des hommes qu'il croyait de bons citoyens : si, ce que
j'ignore, quelqu'un de nous a suivi la même règle de conduite, comment
pourrait-on lui faire un crime de ce qui n'a pas paru blâmable en Danton ? « Mais
nous sommes des modérés, des Feuillants ? Nous, modérés ! je ne l'étais pas
le 10 août, Robespierre, quand tu étais caché dans ta cave ! Des modérés !
Non, je ne le suis pas dans ce sens que je veuille éteindre l'énergie
nationale : je sais que la liberté est toujours active comme la flamme ;
qu'elle est inconciliable avec un calme parfait, qui ne convient qu'à des
esclaves. Je sais aussi que, dans les temps révolutionnaires, il y aurait
autant de folie à prétendre calmer à volonté l'effervescence du peuple qu'à
commander aux flots d'être tranquilles quand ils sont battus par les vents.
Mais c'est au législateur à prévenir, autant qu'il peut, les désastres de la
tempête par de sages conseils ; et s'il faut, pour être patriote, se déclarer
le protecteur du brigandage et du meurtre, oui ! je suis modéré. « Depuis
l'abolition de la royauté, j'ai beaucoup entendu parler de révolutions ; je
me suis dit : Il n'y en a plus que deux possibles, celle des propriétés, ou
la loi agraire, et celle qui nous ramènerait à la royauté. J'ai pris la ferme
résolution de combattre l'une et l'autre ; si c'est là être modéré, oui ! je
suis modéré. « J'ai
aussi beaucoup entendu parler d'insurrection, et, je l'avoue, j'en ai gémi.
Ou l'insurrection a un objet, ou elle n'en a pas. Dans le dernier cas, c'est
une convulsion pour le corps politique, qui, ne pouvant lui faire aucun bien,
doit nécessairement lui faire beaucoup de mal. Si l'insurrection a un objet
déterminé, quel peut-il être, si ce n'est d'arracher le pouvoir à la
représentation nationale pour le transporter sur la tête d'un seul citoyen ?
Dans les deux cas, les hommes qui prêchent l'insurrection conspirent contre
la république et la liberté ; et s'il faut, ou les approuver pour être
patriote, ou être modéré en les combattant, je suis modéré ! Quand la statue
de la liberté est sur le trône, l'insurrection ne peut être provoquée que par
les amis de la royauté. « J'ai
voulu aussi des mesures terribles, mais contre les seuls ennemis de la patrie
; des punitions et non des proscriptions. Quelques hommes ont paru faire
consister leur patriotisme à tourmenter, à faire verser des larmes ; j'aurais
voulu que le patriotisme ne fit que des heureux. On cherche à consommer la
Révolution par la terreur, j'aurais voulu la consommer par l'amour. Enfin je
n'ai pas pensé que, semblables aux prêtres et aux farouches ministres de
l'inquisition, qui ne parlent de leur Dieu de miséricorde qu'à la lueur des
bûchers, nous dussions parler de la liberté au milieu des poignards et des
bourreaux. Ah ! qu'on nous rende grâce de notre modération ! si nous avions
accepté le combat qu'on ne cesse de nous présenter ici, je le déclare à mes
accusateurs, de quelques soupçons dont on nous environne, de quelques
calomnies dont on veuille nous flétrir, nos noms sont encore plus estimés que
les leurs, et l'on aurait vu accourir de tous les départements des hommes
également redoutables à l'anarchie et aux tyrans. Nos accusateurs et nous,
nous serions déjà consumés par le feu de la guerre civile ! » Après
avoir ainsi répondu à tous les chefs d'accusation de Robespierre, Vergniaud,
examinant la pétition de Péthion, poursuit ainsi : « Vous
avez ordonné par votre décret que les coupables du 10 mars seraient renvoyés
devant le tribunal révolutionnaire : le crime est avéré. Quelles têtes sont
tombées ? Aucune. Quel complice a été arrêté ? Aucun. Vous avez ordonné qu'un
des coupables serait remis en liberté pour être entendu comme témoin : c'est
à peu près comme si à Rome le sénat eût décrété que Lentulus pourrait servir
de témoin dans la conspiration de Catilina. Vous avez mandé à votre barre des
membres du comité central d'insurrection ? Ont-ils obéi ? sont-ils venus ?
Qui êtes-vous donc ? Dans la pétition de la Halle aux blés, on verse à
pleines coupes l'opprobre sur la Convention nationale ; ce n'est pas une
pétition que l'on vient vous soumettre, ce sont des ordres qu'on vient vous dicter
: l'on vous propose insolemment l'ordre du jour. Citoyens, si vous n'étiez
que de simples individus, je vous dirais : Êtes-vous des lâches ! eh bien !
abandonnez-vous au hasard des événements, attendez avec stupeur que l'on vous
chasse ou que l'on vous égorge, et déclarez que vous serez les esclaves du
premier brigand qui voudra vous enchaîner ! Vous cherchez des complices de
Dumouriez, les voilà ! les voilà ! ce sont eux qui ont formé le comité
central d'insurrection, ce sont eux qui ont provoqué la criminelle adresse
signée par quelques scélérats intrigants au nom de la section de la Halle aux
blés : tous ces hommes veulent, comme Dumouriez, l'anéantissement de la
Convention ; tous ces hommes, comme Dumouriez, veulent un roi, et c'est nous
qu'on appelle les complices de Dumouriez ! On a donc oublié que nous avons
sans cesse dénoncé la faction d'Orléans ! Nous, les complices de Dumouriez !
On a donc oublié qu'au milieu des orages d'une séance de huit heures nous
fîmes rendre le décret qui bannissait tous les Bourbons de la république !
Nous, les complices de Dumouriez ! On a donc oublié quels furent ceux (en montrant du
geste Robespierre)
qui firent rapporter ce décret ! Quoi ! Dumouriez conspire pour un Bourbon,
nous luttons pour obtenir le bannissement des Bourbons, et c'est nous qu'on
accuse ! « J'ai
répondu à tout, j'ai confondu Robespierre, j'attendrai, tranquillement, que
la nation prononce entre moi et mes ennemis ! Citoyens, je termine cette
discussion aussi douloureuse pour mon âme que fatale pour la chose publique ;
je pensais que la trahison de Dumouriez produirait une crise heureuse en nous
ralliant tous par le sentiment d'un danger commun ; je pensais qu'au lieu de
nous acharner à nous perdre les uns les autres, nous ne nous occuperions que
de sauver la patrie. Par quelle fatalité des représentants du peuple ne
cessent-ils de faire de cette enceinte le foyer de leurs calomnies et de
leurs passions ! Vous savez si j'ai dévoré en silence les amertumes dont on
m'abreuve depuis six mois, si j'ai su sacrifier à ma patrie les plus justes
ressentiments ! Vous savez si, sous peine de lâcheté, sous peine de m'avouer
coupable, sous peine de compromettre le peu de bien qu'il m'est encore permis
d’espérer de faire, j'ai pu me dispenser de mettre dans tout leur jour la
perfidie et les impostures de Robespierre ! Puisse cette journée être la
dernière que nous perdions en scandaleux débats ! » XII. Ce
discours, en soulageant l'âme de Vergniaud, rallia à lui le nombreux parti
des modérés ; Paris et la France entière retentirent pendant quelques jours
de cette éloquence. Les Girondins résolurent de profiter de ce retour de la
faveur publique pour écraser leurs ennemis ; mais ils n'avaient que des
discours. Danton et Robespierre avaient le peuple de Paris dans leurs mains.
Les jours suivants, les esprits étaient si animés que Duperret mit l'épée à
la main et fondit sur les membres de la Montagne. Revenu à lui aux cris
d'horreur de la Convention, il s'excusa et déclara que, s'il avait eu le
malheur de porter la main sur un représentant du peuple, il lui restait une
autre arme pour se tuer lui-même. L'Assemblée attribua son emportement à la
démence et lui pardonna. Péthion
fit entendre ensuite un discours qui ressemblait aux cris de désespoir de sa
popularité perdue. Guadet lui succéda et se défendit comme Vergniaud de toute
complicité avec d'Orléans et Dumouriez. « Il est vrai, dit-il, Dumouriez
est venu à Paris, il était précédé de la réputation de grand général, il
était entouré de l'éclat de ses victoires, je ne l'ai point recherché, je
l'ai vu quelquefois au comité dont j'étais membre. Je l'ai vu une autre fois
dans une maison tierce, où on lui offrit une fête à laquelle je fus invité et
à laquelle je me rendis par amitié pour celui qui la donnait, Talma. J'y
restai une demi-heure seulement. Il a demeuré plusieurs jours à Paris, je
n'ai pas su où il logeait ; mais qui a-t-on vu assidûment à côté de Dumouriez
dans tous les spectacles de Paris ? qui était sans cesse à ses côtés ? Votre
Danton !... » A ces
mots, Danton se réveillant comme en sursaut. « Ah ! tu m'accuses, moi !
tu ne connais pas ma force. Je te répondrai, je prouverai tes crimes. A
l'Opéra j'étais dans une loge à côté de Dumouriez et non dans la sienne ; tu
y étais aussi, toi. » Guadet reprend : « Oui, Danton, Fabre
d'Églantine, le général Santerre formaient la cour du général Dumouriez ; et
toi, Robespierre, tu nous accuses d'intelligence avec La Fayette. Mais où
étais-tu donc caché le jour où on le vit, dans tout l'éclat de sa puissance,
porté du château des Tuileries jusqu'à cette barre, au bruit des acclamations
qui se faisaient entendre sur cette terrasse, comme pour en imposer aux
représentants du peuple ? Moi, tout seul, je me présentai à la tribune, et je
l'accusai, non pas ténébreusement comme toi, mais publiquement ; il était là,
et cependant, éternel calomniateur que tu es, tu m'accuses de corruption, tu
dis que la conspiration dont nous faisons partie est une chaîne dont le
premier anneau est à Londres et le dernier à Paris, et que cet anneau est
d'or. Eh bien ! où sont-ils donc, ces trésors ? Venez, vous qui m'accusez,
venez dans ma maison, venez-y voir ma femme et mes enfants se nourrissant du
pain du pauvre ; venez-y voir l'honorable médiocrité au milieu de laquelle
nous vivons. Allez dans mon département, voyez-y si mes minces domaines sont
accrus ; voyez-moi arriver à l'Assemblée, y suis-je traîné par des coursiers
superbes ? « A
qui donc devait profiter la trahison de Dumouriez ? A d'Orléans. Eh bien ! ce
n'est pas d'aujourd'hui, ce n'est pas en confidence que j'ai dit à d'Orléans
ce que je pensais de lui. Je l'ai accusé ici, un soir, d'aspirer à la royauté
; le lendemain, à 7 heures du matin, je vis entrer chez moi d'Orléans. Ma
surprise fut grande. Il protesta que sa renonciation à la royauté était
sincère. Il me demanda si j'avais entendu le désigner, il me pria de
m'expliquer franchement. — Vous me priez de m'expliquer franchement, lui
dis-je, vous n'aviez pas besoin de m'en prier, je connais votre nullité, et,
s'il n'y avait que vous, je ne vous redouterais pas ; mais je vois derrière
vous des hommes qui ont besoin de vous, et je les crains. J'ajoutai : Vous
avez un moyen bien simple de faire cesser ces soupçons, demandez vous-même à
la Convention nationale le décret qui vous bannisse de la république, vous et
votre famille. D'Orléans me répondit que déjà Rabaut-Saint-Étienne tienne lui
avait donné ce conseil. Le surlendemain je dis à Sillery que d'Orléans
n'avait que ce parti à prendre. Sillery me répondit : Oui, je le sens comme
vous ; et je vais lui préparer un discours par lequel il demandera son
expulsion, car il ne sait rien faire de lui-même. Quelle ne fut pas ma surprise
quand, dans la séance où l'on proposait le décret de bannissement, j'entendis
Sillery demander la parole pour combattre ce décret ! Cette contradiction
augmenta les soupçons que j'avais sur d'Orléans. Ainsi, citoyens, cela est
démontré, la conjuration du 10 mars se lie à la conjuration d'Orléans. Eh
bien ! qui a ourdi la conjuration du 10 mars ? Qui l'a ourdie ? citoyens !
j'aurai le courage de dire la vérité tout entière : c'est Robespierre. Tandis
que ce nouveau Mahomet enveloppait ainsi dans une mystérieuse désignation les
victimes qu'il fallait frapper, son Omar les nommait dans ses feuilles et
d'autres se chargeaient de les égorger. Mais, citoyens, ce danger auquel vous
avez échappé, croyez-vous qu'on ne vous le prépare pas encore ? Détrompez-vous
et écoutez. » Guadet
lit à la Convention une adresse des Jacobins à leurs frères des départements.
« Aux armes ! disent-ils, aux armes ! nous sommes trahis ! vos plus
grands ennemis sont au milieu de vous, ils dirigent vos opérations, ils
disposent de vos moyens de défense ; oui, frères et amis, c'est dans le sénat
que des mains parricides déchirent vos entrailles, oui, la contre-révolution
est dans le gouvernement, dans la Convention nationale, c'est là, c'est au
centre de votre sûreté et de votre confiance que de criminels représentants
tiennent les fils de la trame qu'ils ont ourdie avec la horde de despotes qui
vient nous égorger ; mais déjà l'indignation vous enflamme, allons,
républicains, armons-nous ! XIII. — C'est
vrai ! » s'écrie Marat. A ces mots le côté droit et le centre se lèvent
saisis d'une indignation électrique, et demandent à grands cris que Marat
soit mis eh accusation. Marat, appuyé par l'immobilité de la Montagne et par
les encouragements des tribunes, affronte la colère de la majorité et
s'élance à la tribune : « Pourquoi ce vain batelage, dit-il insolemment,
et à quoi bon ? On cherche à jeter parmi vous le soupçon d'une conjuration
chimérique pour étouffer une conspiration trop réelle. — Le décret
d'accusation contre Marat ! » crient d'une seule voix trois cents
membres. Marat s'efforce d'être entendu. Ces mêmes cris étouffent sa voix. Danton
descend alors de la Montagne et vient couvrir Marat de son dédain mais de sa
protection. « Marat, reprend-il, n'est-il pas représentant du peuple ?
Devez-vous entamer la Convention avant d'avoir contre un de ses membres des
preuves évidentes ? Quel est le coupable, de Marat ou des hommes d'État
? Le temps le dira. Mais le vrai coupable c'est d'Orléans. Envoyez-le d'abord
au tribunal révolutionnaire, mettez à prix la tête de tous les Bourbons
émigrés. — Et nos commissaires arrêtés par Dumouriez, quel sera leur sort ?
lui demande une voix de la Montagne. — Vos commissaires, reprend Danton, sont
dignes de la nation et de la Convention nationale ; ils ne doivent pas
craindre le sort de Régulus. » Boyer-Fonfrède
insiste sur la mise en accusation de Marat. XIV. La
Convention mit aux voix le lendemain l'accusation de Marat. Elle fut décrétée
par deux cent vingt voix contre quatre-vingt-douze. Les Jacobins poussèrent
un cri d'indignation. L'ostracisme de Marat commença son triomphe. XV. Marat,
entouré de nombreux Cordeliers en sortant de la salle, ne fut ni arrêté, ni
conduit à l'Abbaye. Nul n'osa porter la main sur l'idole du peuple. Il
s'évada sans obstacle, et une foule immense le porta le lendemain à la barre
de la Convention. L'orateur des sections était un jeune homme inspiré par
Danton. « Nous venons vous demander vengeance des traîtres qui souillent la
représentation nationale. Le peuple a poursuivi les traîtres sur le trône,
pourquoi les laisserait-il impunis dans la Convention ? Le temple de la
liberté serait-il comme ces asiles d'Italie où les scélérats trouvent
l'impunité ? La république aurait-elle renoncé au droit de purifier la
représentation nationale ? Nous demandons l'expulsion de Brissot, de Guadet,
de Vergniaud, de Gensonné, de Grangeneuve, de Buzot, de Barbaroux, de Salles,
de Biroteau, de Pontécoulant, de Péthion, de Lanjuinais, de Valazé, de Hardy,
de Lehardy, de Louvet, de Gorsas, de Fauchet, de Lanthenas, de Lasource, de
Valady et de Chambon. » L'Assemblée écoutait en silence sa propre
proscription. Quand l'organe de Danton eut achevé de la lire, un jeune homme
se leva du milieu des membres proscrits : c'était Fonfrède. « Citoyens,
dit-il, vous m'avez oublié ! j'ai le droit de m'offenser de ne pas entendre
mon nom sur la liste glorieuse qu'on vient de vous présenter. — Et nous
aussi, et nous tous ! » s'écrièrent, dans un courageux défi au
peuple, les membres de la Gironde. La
Convention, oubliant ses dissensions pour faire face à l'Europe, adressa à
tous les peuples une adresse rédigée par Condorcet. C'était un appel à
l'insurrection générale. On reprit la discussion des articles de la
constitution. Robespierre
continuait à développer chaque soir, aux Jacobins, les théories de la
philosophie sociale dont il demandait le lendemain l'introduction dans la
constitution. Les Jacobins devenaient ainsi, par lui, les inspirateurs de la
Convention. La déclaration des droits, qui avait servi de base à la
constitution de 91, devait, en s'élargissant sous la main de Robespierre,
servir de base à la nouvelle constitution. C'était le décalogue populaire qui
devait contenir toutes les vérités sociales dont les conséquences
découleraient en institutions. Le peuple avait ainsi le moyen de comparer les
principes de sa philosophie avec les dispositions de ses lois et la pratique
de son gouvernement. Ces axiomes sociaux, rédigés par Robespierre,
confondaient, comme ceux de Jean-Jacques Rousseau, les instincts naturels de
l'homme avec les droits légaux créés et garantis par la société. Robespierre
oubliait que l'état de nature était l'absence ou l'anarchie de tous les
droits ; que la société seule, en triomphant, de siècle en siècle, de la
force brutale de chaque individu, créait lentement, et en retranchant quelque
chose au droit de chaque être isolé, ce vaste système de rapports, de droits,
de facultés, de garanties et de devoirs dont se compose ce droit social que
la société distribue et garantit ensuite à ses membres. Mais si
la science manquait à la déclaration des droits de Jean-Jacques Rousseau et
de Robespierre, l'esprit social, philosophique et chrétien respirait dans
chacune de ces formules. C'était l'idéal de l'égalité et de la fraternité
entre les hommes. C'était la vérité des rapports entre l'État et les
citoyens. C'était la société intellectuelle et morale, au lieu de. la société
égoïste et tyrannique ; l'État devenait famille humaine, la patrie mère, au
lieu de marâtre, de tous ses enfants. Un instinct sûr avertissait Robespierre
et ses disciples de s'arrêter, dans ce projet d'organisation de la société, à
ce qui pouvait se réaliser immédiatement. Ils respectent la famille et la
propriété. Semblable aux architectes de l'antiquité, qui, en bâtissant aux
dieux un temple, conservaient toujours dans l'édifice nouveau quelques pans
de murs ou quelques piliers du vieil édifice, Robespierre conservait les
traditions de l'ancienne société dans la nouvelle. Il allait aussi loin que
la réforme pouvait aller. Il s'arrêtait à l'utopie. Il donnait Dieu pour source
et pour garant de tous les droits. On sentait, dès les premiers mots, qu'il
était remonté à la vérité suprême, pour en faire découler les vérités
secondaires. Pour réfuter ses doctrines il fallait ainsi commencer par
réfuter Dieu. « La Convention nationale, disait-il, proclame, à la face de
l'univers, et sous les yeux du législateur immortel, la déclaration suivante
des droits de l'homme et du citoyen : — Art.
1er. Le but de toute association politique est le maintien des droits
naturels et imprescriptibles de l'homme, et le développement de toutes ses
facultés. Art. 2.
Les principaux droits de l'homme sont de pourvoir à la conservation de son
existence et de sa liberté. Art. 3.
Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la
différence de leurs forces physiques et morales. L'égalité des droits est
établie par la nature. La société, loin d'y porter atteinte, ne fait que la
garantir contre l'abus de la force, qui la rend illusoire. Art. 4.
La liberté est le pouvoir qui appartient à chaque homme d'exercer à son gré
toutes ses facultés ; elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour
bornes, la nature pour principe, et la loi pour sauvegarde. Art. 5.
La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société, elle ne peut
ordonner que ce qui lui est utile. Art. 7.
La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir de la portion de bien
qui lui est garantie par la loi. Art. 8.
Le droit de propriété est borné comme tous les autres par l'obligation de
respecter la propriété d'autrui. Art.
11. La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres,
soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à
ceux qui sont hors d'état de travailler. Art.
12. Les secours nécessaires à l'indigence sont une dette du riche envers le
pauvre ; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette
doit être acquittée. Art.
13. Les citoyens dont le revenu n'excède pas ce qui est nécessaire à leur
subsistance, sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres
doivent les supporter progressivement selon l'étendue de leur fortune. Art.
14. La société doit favoriser de tout son pouvoir le progrès de la raison
publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens. Art.
16. Le peuple est souverain, le gouvernement est son ouvrage et sa propriété,
les fonctionnaires publics sont ses commis. Le peuple peut, quand il lui
plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires. Art.
18. La loi est égale pour tous. Art.
19. Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions, sans aucune
autre distinction que celles des vertus et des talents. Art.
20. Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des
mandataires du peuple et à la formation de la loi. Art.
21. Pour que ces droits ne soient pas illusoires et l'égalité chimérique, la
société doit salarier les fonctionnaires publics, et pourvoir à ce que tous
les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées
publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence et celle de
leurs familles. Art.
25. La résistance à l'oppression est la conséquence des autres droits de
l'homme et du citoyen : il y a oppression contre le corps social quand un
seul de ses membres est opprimé. Art.
34. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples
doivent s'entr'aider selon leur pouvoir comme les citoyens du même État. Art.
35. Celui qui opprime une seule nation est l'ennemi de toutes. Art.
37. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont des
esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain,
et contre le législateur de l'univers, qui est la nature. » XVI. Cette
déclaration était plutôt un recueil de maximes qu'un code de gouvernement ;
elle révélait cependant la pensée du mouvement qui s'accomplissait. Ce qui
rend la Révolution si grande au milieu même de ses orages, de ses anarchies
et de ses crimes, c'est qu'elle était une doctrine. Ses auteurs étaient en
même temps ses apôtres. Ses dogmes étaient si saints que si l'on avait effacé
de ce code l'impression de la main sanglante qui les avait signés, on aurait
pu les croire rédigés par le génie de Socrate ou par la charité de Fénelon.
C'est par cette raison que les théories révolutionnaires, un moment
dépopularisées par les douleurs dont leur enfantement a travaillé la France,
revivent et revivront de plus en plus dans les aspirations des hommes. Elles
ont été souillées, mais elles sont divines. Effacez le sang, il reste la
vérité. XVII. Les
vérités fondamentales de la théorie de la Convention se traduisaient en
institutions empreintes de cet esprit démocratique, à chaque séance où elle s'occupait
de la constitution ou de la discussion des lois populaires. Aussitôt que
l'Assemblée se calmait, ses dogmes éclataient avec ses actes ; la colère de
ses orateurs acharnés les uns contre les autres se changeait en un immense
amour de la vérité sociale, du peuple, du genre humain. Cet amour
inexpérimenté du bien avait ses ignorances, ses impatiences, ses erreurs.
C'était quelquefois la folie de la vérité, mais c'était encore la vérité.
C'est pour cela qu'il a été et qu'il sera dans l'avenir tant pardonné à ce
temps. Nul travail humain n'est perdu, nul sang répandu pour l'idée n'est
stérile, nul rêve de la vertu n'est trompé. Les aspirations obstinées du
genre humain sont pour la société ce que la boussole est pour le navire :
elle ne voit pas le rivage, mais elle y conduit. XVIII. Le
projet de constitution émané des Girondins et rédigé par Condorcet,
quoiqu'aussi démocratique dans son mécanisme, était moins populaire dans son
esprit que la constitution de Robespierre. Il se bornait à établir la
souveraineté du peuple dans son acception la plus indéfinie, et à restituer à
chaque citoyen la part de la liberté la plus large compatible avec l'action
collective de l'État. L'unité de la société en était également la base ; mais
dans l'esprit des Girondins cette unité était l'unité nationale, dans
l'esprit de Robespierre c'était l'unité humaine. La constitution présentée
par les Girondins était une institution française ; la constitution conçue
par les Montagnards était une institution universelle. XIX. La
démocratie, constituée en gouvernement, se formulait en institutions
populaires dans toutes les applications. La Convention ne voulait pas que la
démocratie fût une lettre morte. L'âme du peuple animait toutes les lois
proposées. Ainsi l'abolition de la mendicité par des maisons de travail, par
des refuges et par des secours donnés à la partie indigente du peuple ; ainsi
des emprunts sur les riches pour les forcer à un concours proportionnel à
leur aisance ; ainsi l'adoption par la république de tous les enfants trouvés
ou abandonnés ; des encouragements, humains dans leur intention, immoraux
dans leur effet, à la maternité des filles non mariées ; des maximum sur la
valeur des denrées les plus nécessaires au peuple ; des restrictions à la
liberté et à la cupidité de la concurrence chez les marchands ; l'État
s'interposant comme arbitre entre le producteur, le commerçant et le
consommateur, pour tenter vainement de faire justice à tous en plaçant son
arbitraire entre les uns et les autres ; une organisation générale de
l'instruction publique, faisant distribuer par l'État la lumière morale à
tous les citoyens. A
l'égard de l'éducation publique, Robespierre demandait plus encore. En
rendant cette éducation primaire obligatoire pour toutes les familles, et en
jetant dans le même moule toute la génération de cinq à douze ans, il
établissait, à défaut du communisme des biens, le communisme des enfants et
le communisme des idées. Il considérait le genre humain comme un père qui
devait faire aux générations de la patrie le legs égal de toutes les pensées,
de toutes les croyances, de toutes les opinions dont le temps l'avait
lui-même enrichi. L'éducation pour la Convention était comme l'air que la
société doit gratuitement à la respiration de tous les citoyens. Le
travail, selon cette théorie, devait faire partie de l'éducation. Les écoles
étaient des ateliers. La culture des champs était le premier des travaux.
Robespierre, ainsi que tous les législateurs de l'antiquité, considérait le
travail appliqué à la terre comme le plus moral et le plus social des travaux
de l'homme, parce qu'il nourrit plus directement le travailleur, qu'il excite
moins l'âpre cupidité du gain, et qu'il crée moins de vices et moins de
misère que le travail des manufactures. La discipline à laquelle cette
éducation commune devait plier de bonne heure les enfants, était une habitude
du joug des devoirs auxquels les citoyens sont plus tard assujettis. Cette
discipline avait quelque chose de lacédémonien. Elle rappelait les
institutions de Fénelon dans sa république de Salente, et les plans de
Jean-Jacques Rousseau dans son livre de l'Émile. Quant
aux connaissances que la patrie devait à l'enfant, ces connaissances
consistaient à apprendre à lire, à écrire, à compter, à mesurer et à
inculquer les principes de morale universelle passés dans la civilisation à
l'état de dogmes, à enseigner les lois du pays, à orner la mémoire des récits
de l'histoire des peuples, à développer dans l'esprit de l'enfant le
sentiment du beau, si voisin du sentiment de la vertu par la récitation des
plus admirables fragments de philosophie, de poésie, d'éloquence, légués aux
siècles par l'esprit humain. Quant à
la religion enfin, l'enfant, d'après ce système, devait en choisir une,
lorsque cette éducation aurait suffisamment développé son intelligence et sa
raison, afin que la religion ne fût pas dans l'homme une habitude irréfléchie
de son enfance, mais un choix délibéré de l'être intelligent. XX. Robespierre,
pour subvenir aux frais de ces établissements, à la nourriture des enfants,
aux salaires des instituteurs et des institutrices, proposait une taxe
proportionnelle, appelée taxe des enfants. Il demandait aussi une taxe des
pauvres, au moyen de laquelle les communes entretiendraient les vieillards et
les infirmes indigents. Le riche dépouillé graduellement de son superflu, le
pauvre gratuitement élevé à l'instruction, à la faculté du travail, à la
profession d'un métier ; tout, dans ce plan de Robespierre, tendait
évidemment à la communauté des biens et à l'égalité des conditions. C'était
l'esprit du communisme primitif, idéal des premiers chrétiens redevenu
l'idéal des philosophes. Ce
partage égal des lumières, des facultés et des dons de la nature est
évidemment la tendance légitime du cœur humain. Les révélateurs, les poètes
et les sages ont roulé éternellement cette pensée dans leur âme et l'ont
perpétuellement montrée dans leur ciel, dans leurs rêves ou dans leurs lois,
comme la perspective de l'humanité. C'est donc un instinct de la justice dans
l'homme, par conséquent un plan divin que Dieu fait entrevoir à ses
créatures. Tout ce qui contrarie ce plan, c'ést-à-dire tout ce qui tend à
constituer des inégalités de lumières, de rang, de conditions, de fortune
parmi les hommes, est impie. Tout ce qui tend à niveler graduellement ces
inégalités, qui sont souvent des injustices, et à répartir le plus
équitablement l'héritage commun entre tous les hommes, est divin. Toute
politique peut être jugée à ce signe comme tout arbre est jugé à ses fruits :
l'idéal n'est que la vérité à distance. Mais
plus un idéal est sublime, plus il est difficile à réaliser en institutions
sur la terre. La difficulté jusqu'ici a été de concilier avec l'égalité des
biens les inégalités de vertus, de facultés et de travail, qui différencient
les hommes entre eux. Entre l'homme actif et l'homme inerte, l'égalité de
biens devient une injustice ; car l'un crée et l'autre dépense. Pour que
cette communauté des biens soit juste, il faut supposer à tous les hommes la
même conscience, la même application au travail, la même vertu. Cette
supposition est une chimère. Or quel ordre social pourrait reposer solidement
sur un tel mensonge ? De deux choses l'une. Ou bien, il faudrait que la
société, partout présente et partout infaillible, pût contraindre chaque
individu au même travail et à la même vertu ; mais alors que devient la
liberté ? La société n'est plus qu'un universel esclavage. Ou bien
il faudrait que la société distribuât de ses propres mains, tous les jours, à
chacun selon ses œuvres, la part exactement proportionnée à l'œuvre et au
service de chacun dans l'association générale. Mais alors quel sera le juge ? La
sagesse humaine imparfaite a trouvé plus facile, plus sage et plus juste de
dire à l'homme : « Sois toi-même ton propre juge, rétribue-toi toi-même
par ta richesse ou par ta misère. » La société a institué la propriété,
proclamé la liberté du travail et légalisé la concurrence. Mais la
propriété instituée ne nourrit pas celui qui ne possède rien. Mais la liberté
du travail ne donne pas les mêmes éléments de travail à celui qui n'a que ses
bras et à celui qui possède des milliers d'arpents sur la surface du sol.
Mais la concurrence n'est que le code de l'égoïsme, et la guerre à mort entre
celui qui travaille et celui qui fait travailler, entre celui qui achète et
celui qui vend, entre celui qui nage dans le superflu et celui qui a faim !
Iniquité de toutes parts ! Incorrigibles inégalités de la nature et de la loi
! La sagesse du législateur paraît être de les pallier une à une, siècle par
siècle, loi par loi. Celui qui veut tout corriger d'un coup brise tout. Le
possible est la condition de la misérable sagesse humaine. Sans prétendre
résoudre par une seule solution des iniquités complexes, corriger sans cesse,
améliorer toujours, c'est la justice d'êtres imparfaits comme nous. Dans les
desseins de Dieu, le temps paraît être un élément de la vérité elle-même ;
demander la vérité définitive à un seul jour, c'est demander à la nature des
choses plus qu'elle ne peut donner. L'impatience crée des illusions et des
ruines au lieu de vérités. Les déceptions sont des vérités cueillies avant le
temps. XXI. La
vérité est évidemment la communauté chrétienne et philosophique des biens de
la terre ; les déceptions, ce sont les violences et les systèmes par lesquels
on a cru vainement pouvoir établir cette vérité et l'organiser jusqu'ici. Le
nivellement social, loi de justice, paraît être aussi logiquement le plan de
la nature dans l'ordre politique, que le nivellement de ce globe dans l'ordre
matériel. Les montagnes, comme l'ont cru quelques géologues, glisseront un
jour dans les vallées, et les vallées deviendront plaines, par l'effet des
vents, des eaux, des écroulements et des élévations successives. Ce
nivellement en un moment serait un cataclysme qui engloutirait tous les êtres
vivant sur la surface de ce globe : ce nivellement lent, gradué et insensible
rétablira l'égalité de niveau et de fertilité sans écraser une fourmi.
Découvrir la loi de Dieu dans les sociétés, et y conformer la loi du
législateur, en ne devançant pas la vérité par la chimère et le temps par
l'impatience, voilà la sagesse ; prendre le désir pour la réalisation et
sacrifier à l'inconnu, voilà la folie ; s'irriter contre l'obstacle et contre
la nature, et écraser des générations entières sous les débris d'institutions
imparfaites, au lieu de les conduire en sûreté d'une société à une autre,
voilà le crime ! Il y
avait de ces trois choses dans l'âme de la Convention : un idéal vrai et
pratiquement accessible ; des chimères qui s'évanouissaient à l'application ;
des accès de fureur qui voulaient arracher, par la torture, la réalisation
d'un ordre de choses que la nature humaine ne contenait pas encore. De saints
désirs, de vaines utopies, d'atroces moyens, tels étaient les éléments dont
se composait la politique sociale de cette Assemblée, placée entre deux
civilisations, pour exterminer l'une et pour devancer l'autre. Robespierre
personnifiait ces tendances plus qu'aucun de ses collègues. Ses plans,
religieux dans le but, chimériques dans leurs dispositions, devenaient
sanguinaires au moment où ils se brisaient contre les impossibilités de la
pratique. La fureur du bien saisissait l'utopiste : la fureur du bien a les
mêmes effets que la fureur du mal. Robespierre s'obstinait aux chimères comme
aux vérités. Plus éclairé, il eût été plus patient. Sa colère naquit de ses
déceptions. Il voulait être l'ouvrier d'une régénération sociale : la société
résistait ; il prit le glaive et crut qu'il était permis à l'homme de se
faire bourreau de Dieu. Il communiqua, moitié par fanatisme, moitié par
terreur, son esprit aux Jacobins, au peuple, à la Convention. De là ce contraste
d'une assemblée, s'appuyant d'une main sur le tribunal révolutionnaire et
l'instrument du supplice, et de l'autre écrivant une constitution qui
rappelait les républiques pastorales de Platon ou de Télémaque, et qui
respirait, dans toutes ses pages, Dieu, le peuple, la justice et l'humanité.
Jamais il n'y eut tant de sang sur la vérité. L'œuvre de l'histoire est de
laver ces taches, et de ne pas rejeter la justice sociale, parce que des
flots de sang sont tombés sur les dogmes de la liberté, de la charité et de
la raison. FIN DU TOME CINQUIÈME.
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AVIS A MM. LES SOUSCRIPTEURS
Une
inadvertance du brocheur a donné lieu a une réclamation de la famille Target
; M. de Lamartine s'était aperçu de l'erreur, et avait ordonné la
rectification. Nous
donnons aujourd'hui, et on trouvera à la fin du huitième et dernier volume,
le carton destiné à remplacer celui que le relieur devra supprimer à la page
19 du tome 5, au PROCÈS DE LOUIS XVI. Un
grand nombre de souscripteurs nous ont fait remarquer l'absence pour chaque
livre d'une table sommaire des événements contenus dans l'Histoire des
Girondins. Nous nous occupons de cette table, et nous la donnerons gratis à
tous nos souscripteurs le 15 juillet prochain. LIVRE TRENTE-QUATRIÈME
...
Tronchet, avocat formé aux luttes politiques par les orages de l'Assemblée
constituante, dont il avait été un membre laborieux, accepta, sans hésiter,
la mission glorieuse qui tombait du cœur d'un proscrit sur son nom. Target,
parole sonore mais âme pusillanime, s'effraya du danger de paraître en
complicité même avec la dernière pensée d'un mourant. Il écrivit à la
Convention une lettre cruelle et lâche dans laquelle il écartait de lui avec
une peur visible une tâche à laquelle ses principes, disait-il, ne lui
permettaient pas de s'attendre. Plusieurs
noms s'offrirent pour remplacer Target. Le roi choisit Desèze, avocat de
Bordeaux, établi à Paris. Le jeune Desèze dut à ce choix, dont il était
digne, car il en était fier, la célébrité d'une longue vie, la première
magistrature de la justice sous un autre règne et l'illustration perpétuée de
son nom dans sa race. Mais
ces deux hommes n'étaient que les avocats du roi. Il lui fallait un ami. Pour
la consolation de ses derniers jours et pour la gloire du cœur humain, cet
ami se trouva. X. Il y
avait alors dans une solitude près de Paris un vieillard du nom de Lamoignon,
nom illustre et consulaire dans les hautes magistratures de l'ancienne
monarchie. Les Lamoignon étaient de ces familles parlementaires qui
s'élevaient de siècle en siècle, par de longs services rendus à la nation,
jusqu'aux premières fonctions du royaume, et non par les faveurs des cours ou
par les caprices des rois. Ces familles conservaient ainsi dans leurs
opinions et dans leurs mœurs quelque chose de populaire qui les rendait
secrètement chères à la nation, et qui les faisait ressembler plutôt aux
grandes familles patriciennes des républiques qu'aux familles militaires ou
parvenues des monarchies. Le faible reste de liberté que les mœurs laissaient
subsister dans l'ancienne monarchie, reposait en entier sur cette caste.
Seuls, ces magistrats rappelaient de temps en temps aux rois, dans des
représentations respectueuses, qu'il y avait encore une opinion publique.
C'était l'opposition héréditaire du pays. Ce
vieillard, du nom de Malesherbes, âgé de soixante-quatorze ans, avait été
deux fois ministre de Louis XVI. Ses ministères avaient été de peu de durée,
payés d'ingratitude et d'exils, non par le roi, mais par la haine du clergé,
de l'aristocratie et des descendre pour respirer l'air au jardin. « Je ne
puis me résoudre à sortir seul, disait-il ; la promenade ne m'était douce que
quand j'en jouissais avec ma femme et mes enfants. Le 19 décembre, il dit, à
l'heure du déjeuner, à Cléry, devant les quatre municipaux de garde : « Il y
a quatorze ans, vous fûtes plus matinal qu'aujourd'hui. Un sourire triste
révéla à Cléry le sens de ces paroles. Le serviteur attendri se tut pour
ménager la sensibilité d'un père. « C'est le jour, poursuivit le roi, où
naquit ma fille ! Aujourd'hui, son jour de naissance ! être privé de la voir
! » Des larmes roulèrent sur son pain. Les municipaux, muets et attendris,
semblèrent respecter ce souvenir des jours heureux, qui traversait la prison
comme pour la rendre plus sombre. XIII. Le
lendemain, Louis se renferma seul dans son cabinet et il écrivit longtemps.
C'était son testament, suprême adieu à l'espérance. De ce jour, il n'espéra
plus que dans l'immortalité. Il léguait en paix tout ce qu'il avait à léguer
dans son âme : sa tendresse a sa famille, sa reconnaissance à ses serviteurs,
son pardon à ses ennemis. Après cet acte, il parut plus calme. Il avait signé
en chrétien la dernière page de sa destinée. « Moi, disait en termes textuels mais plus étendus cette confession posthume où l'homme semble parler d'une autre vie, « moi, Louis XVI du nom, roi de France, renfermé depuis quatre mois avec ma famille dans la tour du Temple, à Paris, par ceux qui étaient mes sujets, et privé de toute communication quelconque depuis onze jours, même avec ma famille ; impliqué de plus dans un procès dont il est impossible de prévoir l'issue à cause des passions des hommes : n'ayant que Dieu pour témoin de mes pensées et à qui je puisse m'adresser, je déclare ici, en sa présence, mes dernières volontés et mes sentiments. Je laisse mon âme à Dieu mon créateur. Je le prie de la recevoir dans sa miséricorde. Je meurs dans la foi de l'Église et dans l'obéissance d'esprit à ses décisions. Je prie Dieu de me pardonner tous mes péchés. J'ai cherché à les reconnaître scrupuleusement, à les détester et à m'humilier devant lui... Je prie tous ceux que je pourrais avoir offensés involontairement (car je ne me souviens pas d'avoir fait sciemment aucune offense à personne) de me pardonner le mal qu'ils croient que je puis leur avoir fait... Je prie tous ceux qui ont de la charité d'unir leurs prières aux miennes... Je pardonne de tout mon cœur à ceux qui se sont faits mes ennemis sans que je leur en aie donné aucun motif, et je prie Dieu de leur pardonner de même qu'à ceux qui par un faux zèle, ou par un zèle mal entendu, ... |