I. Reprenons
le cours des événements de l'intérieur, que nous avons laissés en arrière
pour ne point faire diverger le récit. La
concession que les Girondins avaient faite de la tête du roi n'avait point
étouffé les germes de dissension dans le gouvernement. Les partis s'étaient
un moment confondus ; ils ne s'étaient pas réunis. La faiblesse ne désarme
pas, elle encourage a de nouvelles exigences. Les Girondins s'étaient
dépouillés, en livrant la vie du roi, de la seule force d'opinion qui put
lutter pour eux, dans la nation et au dehors. Le secret de leur faiblesse une
fois révélé, on savait d'avance le dernier mot de leur résistance. On
n'allait pas tarder à le leur demander. Cependant,
satisfaits de la grande victoire qu'ils venaient de remporter sur leurs
adversaires, les Jacobins laissèrent un moment respirer leurs ennemis. Un
certain accord s'établit même, en apparence, entre les comités de la
Convention et la commune de Paris, pour refréner les excès et concentrer une
grande force dans le gouvernement. On s'entendit pour faire rentrer dans son
lit le flot populaire qui venait de submerger le trône. II. Danton
se tenait à l'écart, dans une réserve et dans une fière indépendance, qui
semblait devoir faire de lui l'arbitre des partis. Robespierre attendait
qu'une nouvelle crise vînt le soulever et le porter plus loin et plus haut.
Ni l'un ni l'autre alors ne fomentait les désordres et les agitations sans
but de la multitude. Un seul homme dans la Convention troublait le concours
apparent de toutes les volontés. Cet homme était Marat : véritable
incarnation de l'anarchie. Danton personnifiait la force convulsive qui
essaie de sauver les nations en leur donnant des accès de patriotisme poussés
jusqu'au meurtre ; Robespierre, l'obstination de la foi philosophique qui
marche à travers tous les événements à son but. Marat personnifiait en lui
ces rêves vagues et fiévreux de la multitude qui souffre, qui gémit, qui
s'agite au fond de toutes les sociétés. Classe qui, sans voix pour se faire
entendre, sans action régulière pour se faire place, s'émeut comme un élément
au souffle de toutes les factions, se fanatise d'espérances trompées, change
ses déceptions en fureurs, et brise sans cesse les gouvernements, sans avoir
pu briser encore les conditions de travail, d'oppression et de misère qui la
retiennent dans la dégradation. Marat était le représentant du prolétariat
moderne, sorte d'esclavage tempéré par le salaire. Il introduisait sur la
scène politique cette multitude jusque-là reléguée dans son impuissance et
souillée de ses haillons. La passion qui portait Marat à ce rôle n'était pas
seulement la passion de la domination, c'était aussi en lui la passion de la
réhabilitation des classes souffrantes et dégradées de l'espèce humaine. Il
avait adopté cette cause désespérée. Il voulait qu'elle s'appelât dans
l'avenir de son nom. Il voulait délivrer les classes souffrantes de leurs
maux, et retourner contre les classes riches tous les fléaux qui pesaient
depuis tant de siècles sur la partie opprimée du peuple ; il aspirait à lui
restituer sa place dans le bien-être. Il prétendait y conduire les
prolétaires. Seulement il les conduisait en barbares qui font invasion, le
fer et le feu à la main, dans leurs droits reconquis, et qui ne savent
trouver place pour eux sur la terre qu'en incendiant et en exterminant tout
ce qui l'occupait avant eux. Depuis
le 10 août, Marat ne faisait plus seulement sortir sa voix des souterrains
qu'il habitait, comme un gémissement du fond du peuple ; il se montrait avec
affectation à la multitude, aux Jacobins, aux Cordeliers, à l'Hôtel-de-Ville,
aux sections, dans tous les tumultes. Il commençait à s'affranchir de la
tutelle de Danton, qu'il avait longtemps briguée et subie. Il commençait à
disputer à Robespierre les applaudissements des Jacobins. Robespierre ne
promettait au peuple que le règne de lois populaires, qui répartiraient plus
équitablement le bien-être social entre toutes les classes. Marat promettait
des renversements complets et des dépouilles prochaines. L'un retenait le
peuple par sa raison, l'autre l'entraînait par sa folie. Robespierre devait
être plus respecté, Marat plus redouté. Il sentait ce rôle et voilà en quels
termes il se caractérisait lui-même dans l'Ami du Peuple : III. « Que
mes lecteurs me pardonnent si je les entretiens aujourd'hui de moi. Ce n'est
ni amour-propre ni fatuité, mais désir de mieux servir la chose publique.
Comment me faire un crime de me montrer tel que je suis, quand les ennemis de
la liberté ne cessent de me représenter comme un fou, comme un anthropophage,
comme un tigre altéré de sang, afin d'empêcher le bien que je voudrais faire
! Né avec un cœur sensible, une imagination de feu, un caractère bouillant,
franc, tenace, un esprit droit, un cœur ouvert à toutes les passions
exaltées, et surtout à l’amour de la gloire ; élevé avec les soins les plus
tendres dans la maison paternelle, je suis arrivé à la virilité sans m'être
jamais abandonné à la fougue des passions. A vingt et un ans j'étais pur, et
depuis longtemps déjà livré à l'étude et à la méditation. « C'est
à la nature que je dois la trempe de mon âme ; mais c'est à ma mère que je
dois le développement de mon caractère, c'est elle qui fit éclore dans mon
cœur l'amour de la justice et des hommes. C'est par mes mains qu'elle faisait
passer les secours qu'elle donnait aux indigents ; l'accent d'intérêt qu'elle
avait en parlant aux misérables m'inspira de bonne heure la tendresse qu'elle
avait pour eux. A huit ans j'avais déjà le sens moral formé. A cet âge je ne
pouvais supporter la vue des mauvais traitements exercés contre mes
semblables. L'aspect d'une cruauté me soulevait d'indignation, le spectacle
d'une injustice faisait bondir mon cœur comme un outrage personnel. « Pendant
ma première jeunesse mon corps était, débile. Je n'ai connu ni la joie, ni
l'étourderie, ni les jeux des enfants. Docile et appliqué, mes maîtres
obtenaient tout de moi par la douceur. Je n'ai jamais été châtié qu'une fois.
J'avais alors onze ans. Le châtiment était injuste. On m'avait enfermé dans
une chambre, j'ouvris la fenêtre et je me précipitai dans la rue. « L'amour
de la gloire fut à tout âge ma principale passion. A cinq ans j'aurais voulu
être maître d'école, à quinze ans professeur, à dix-huit auteur, à vingt
génie créateur, comme j'ambitionne aujourd'hui la gloire de m'immoler pour ma
patrie ! Penseur dès mon adolescence, le travail de l'esprit est devenu le
seul besoin pour moi, même dans la maladie. Mes plus doux plaisirs, je les ai
trouvés dans la méditation, dans ces moments paisibles où l'âme contemple
avec admiration le spectacle des cieux ; ou lorsque, repliée sur elle-même,
elle semble s'écouter en silence, peser à la balance de la vraie félicité la
vanité des grandeurs humaines, percer le sombre avenir, chercher l'homme au-delà
du tombeau, et porter une inquiète curiosité sur les destinées éternelles. « J'ai
passé vingt-cinq ans dans la retraite, dans la lecture, dans la méditation
des meilleurs livres sur la morale, la philosophie et la politique, pour en
tirer les meilleures conclusions. Dans huit volumes de recherches
métaphysiques, vingt de découvertes sur les sciences physiques, j'ai porté
dans mes recherches un sincère désir d'être utile à l'humanité, un saint
respect pour la vérité, le sentiment des bornes de l'humaine sagesse. Les charlatans
du corps scientifique, les d'Alembert, les Condorcet, les Laplace, les
Lalande, les Monge, les Lavoisier, voulaient être seuls sur le chandelier. Je
ne pouvais même faire prononcer les titres de mes ouvrages. Je gémissais
depuis cinq ans sous cette lâche oppression, quand la Révolution s'annonça
par la convocation des états-généraux. J'entrevis bientôt où les choses en
viendraient, et je commençai à respirer dans l'espoir de voir enfin
l'humanité vengée, de concourir à rompre ses fers, et de monter à ma vraie
place. « Ce
n'était encore là qu'un beau rêve ! il fut prêt à s'évanouir. Une maladie
cruelle me menaçait d'aller l'achever dans la tombe. Ne voulant pas quitter
la vie sans avoir fait quelque chose pour l'humanité, je composai sur mon lit
de douleur l'Offrande à la patrie... Rendu à la vie, je ne m'occupai plus que
des moyens de servir la cause de la liberté ! et ils m'accusent d'être un
scélérat vendu ! Mais je pouvais amasser des millions en vendant simplement
mon silence, et je suis dans la misère !... » IV. Ces
lignes révélaient l'âme de Marat, une frénésie de gloire, une explosion
perpétuelle de vengeance contre les inégalités sociales, et un amour pour les
classes souffrantes, perverti jusqu'à la férocité envers les riches et les
heureux. Une
telle soif de justice absolue et de nivellement soudain ne pouvait s'apaiser
qu'avec du sang. Marat ne cessait d'en demander au peuple, par suite de cet
endurcissement de l'esprit qui jouit d'immoler par la pensée ce qui résiste à
l'implacabilité de ses systèmes. Sa vie
était pauvre et laborieuse comme l'indigence qu'il représentait. Il habitait
un appartement délabré dans une maison obscure de la rue des Cordeliers, il
gagnait son pain par sa plume. Un infatigable travail d'esprit, une colère
chronique, des veilles prolongées enflammaient son sang, cavaient ses yeux,
jaunissaient sa peau et donnaient à sa physionomie l'ardeur maladive et les
tressaillements nerveux de la fièvre. Il prodiguait sa vie comme la vie des
autres. Même quand ses longues et fréquentes maladies le retenaient cloué sur
son lit de douleurs, il ne cessait pas d'écrire, avec la rapidité de la
foudre, toutes les pensées soudaines que le bouillonnement de ses rêves
faisait monter dans son imagination. Des ouvriers d'imprimerie emportaient
une à une à l'atelier les feuilles imbibées de sa haine ; une heure après,
les crieurs publics et des affiches placardées au coin des rues les
répandaient dans tout Paris. Sa vie était un dialogue furieux et continu avec
la foule. Il semblait regarder toutes ses impressions comme des inspirations
et les recueillait à la hâte comme des hallucinations de la sibylle ou les
pensées sacrées des prophètes. La femme avec laquelle il vivait le
considérait comme un bienfaiteur méconnu du monde, dont elle recevait la
première les confidences. Marat, brutal et injurieux pour tout le monde,
adoucissait son accent et attendrissait son regard pour cette femme. Elle se
nommait Albertine. Il n'y a pas d'homme si malheureux ou si odieux sur la
terre à qui le sort n'ait ainsi attaché une femme dans son œuvre, dans son
supplice, dans son crime ou dans sa vertu. Marat
avait, comme Robespierre et comme Rousseau, une foi surnaturelle dans ses
principes. Il se respectait lui-même dans ses chimères comme un instrument de
Dieu. Il avait écrit un livre en faveur du dogme de l'immortalité de l'âme.
Sa bibliothèque se composait d'une cinquantaine de volumes philosophiques,
épars sur une planche de sapin clouée contre le mur nu de sa chambre. On y
remarquait Montesquieu et Raynal souvent feuilletés. L'Évangile était
toujours ouvert sur sa table. « La Révolution, disait-il à ceux qui s'en
étonnaient, est tout entière dans l'Évangile. Nulle part la cause du peuple
n'a été plus énergiquement plaidée, nulle part plus de malédictions n'ont été
infligées aux riches et aux puissants de ce monde. Jésus-Christ, »
répétait-il souvent en s'inclinant avec respect à ce nom, « Jésus-Christ est
notre maître à tous ! » Quelques
rares amis visitaient Marat dans sa morne solitude : c'était Armonville, le
septembriseur d'Amiens ; Pons de Verdun, poète adulateur de toutes les
puissances ; Vincent, Legendre, quelquefois Danton ; car Danton, qui avait
longtemps protégé Marat, commençait à le craindre. Robespierre le méprisait
comme un caprice honteux du peuple. Il en était jaloux, mais il ne
s'abaissait pas à mendier si bas sa popularité. Quand Marat et lui se
coudoyaient à la Convention, ils échangeaient des regards pleins d'injure et
de mépris mutuels : « Lâche hypocrite ! » murmurait Marat : « Vil
scélérat ! » balbutiait Robespierre. Mais tous deux unissaient leur haine
contre les Girondins. Le
costume débraillé de Marat à cette époque contrastait également avec le
costume décent de Robespierre. Une veste de couleur sombre rapiécée, les
manches retroussées comme celles d'un ouvrier qui quitte son ouvrage ; une
culotte de velours tachée d'encre, des bas de laine bleue, des souliers
attachés sur le cou-de-pied par des ficelles, une chemise sale et ouverte sur
la poitrine, des cheveux collés aux tempes et noués par derrière avec une
lanière de cuir, un chapeau rond à larges bords retombant sur les épaules :
tel était l'accoutrement de Marat à la Convention. Sa tête d’une grosseur
disproportionnée à l'extrême petitesse de sa taille, son cou penché sur
l'épaule gauche, l'agitation continuelle de ses muscles, le sourire
sardonique de ses lèvres, l'insolence provocante de son regard, l'audace de
ses apostrophes le signalaient à l'œil. L'humilité de son extérieur n'était
que l'affiche de ses opinions. Le sentiment de son importance grandissait en
lui avec le pressentiment de sa puissance. Il menaçait tout le monde, même
ses anciens amis. Il raillait Danton sur son luxe et sur ses goûts
voluptueux. « Danton, disait-il à Legendre, va-t-il toujours disant que je
suis un brouillon qui gâte tout ? J'ai demandé autrefois pour lui la
dictature, je l'en croyais capable. Il s'est amolli dans les délices. Les
dépouilles de la Belgique et l'orgueil de ses missions l'ont enivré. Il est
trop grand seigneur aujourd'hui pour s'abaisser jusqu'à moi. Camille
Desmoulins, Chabot, Fabre d'Églantine et tous ses flatteurs me dédaignent. Le
peuple et moi nous les surveillons. » V. La
Convention s'efforça pendant quelque temps, par l'organisation de ses
comités, de classer les lumières, les aptitudes et les dévouements
individuels dont elle était remplie, et d'appliquer chacun de ses membres à
la fonction pour laquelle sa nature, ses facultés et ses études semblaient le
désigner. C'était le gouvernement et l'administration nommés pour ainsi dire
par l'acclamation publique. La constitution, l'instruction publique, les
finances, les armées, la marine, la diplomatie, la sûreté générale des
citoyens, le salut public enfin, cette attribution suprême qui donne à une
nation la souveraineté de ses propres destinées, formèrent autant de comités
distincts où s'élaboraient, dans des discussions intimes et dans des rapports
approfondis, les différentes matières du gouvernement, d'économie politique
ou d'administration. La Convention utilisait ainsi toutes les aptitudes en
les concentrant sur les objets spéciaux à leur compétence. Elle réservait aux
séances publiques les grandes luttes de théories ou de passions politiques
qui ébranlaient l'empire, et qui faisaient tour à tour triompher ou succomber
les partis. Mais le nerf de l'administration intérieure ou de la défense
extérieure fut placé dans les comités. Ce ressort continuait à agir
sourdement pendant que la Convention paraissait déchirée par ses convulsions
publiques. L'organisation
du gouvernement républicain, dans un pays accoutumé depuis tant de siècles à
l'unité et à l'arbitraire du gouvernement monarchique, fut la première
nécessité et la première pensée de la Convention. Elle appela au comité de
constitution les hommes qu'elle supposait doués à un plus haut degré du génie
ou de la science des institutions humaines. Elle ne fit pas acception de
parti, mais de mérite, dans ces premiers choix. Les Girondins y dominaient,
mais y dominaient à titre de lumières plus qu'à titre de faction. C'était
Sieyès, c'était Thomas Payne, c'était Brissot, c'était Péthion, c'était
Vergniaud, c'était Gensonné, c'était Barrère qui communiquait l'enthousiasme
en le simulant ; c'était Condorcet, c'était Danton enfin. Robespierre, odieux
aux Girondins et suspect d'anarchie, n'en fut pas. Il en conçut une
humiliation profonde et un ressentiment qu'il déguisa sous l'apparence du
dédain. VI. Le
comité d'instruction publique, le plus important après celui de la
constitution, dans un moment où il fallait transformer les mœurs du peuple
comme on transformait ses lois, se composait des philosophes, des lettrés et
des artistes de la Convention. Condorcet, Prieur, Chénier, Hérault de
Séchelles, Lanjuinais, Romme, Lanthenas, Dusaulx, Mercier, David, Lequinio,
Fauchet en étaient les principaux membres. Cambon régnait au comité des
finances. Jacobin par sa passion pour la république, Girondin par sa haine
des anarchistes, probe comme la main du peuple dans son propre trésor,
inflexible comme un chiffre. Le comité de salut public, qui devait absorber
tous les autres et se placer au-dessus de toutes les lois comme la fatalité,
ne fut organisé que deux mois plus tard, et ne régna que six mois après. Pendant
que ces comités préparaient dans le silence la constitution et les systèmes
d'éducation, de guerre, de finance et de bienfaisance publique, l'agitation
du peuple de Paris rappelait sans cesse la Convention à l'urgence et à
l'imprévu. La guerre et la faim poussaient également le peuple à la sédition.
Par une fatale coïncidence, les années de troubles pour la France avaient été
des années de stérilité pour la terre ; des hivers longs et âpres avaient
gelé les blés, les saisons avaient été rudes. On eût dit que les éléments
eux-mêmes combattaient contre la liberté. La panique, en exagérant la rareté
des grains, avait assombri l'imagination publique ; les fleuves étaient
glacés, le bois rare, le pain cher ; le prix élevé de toutes les subsistances
présentait la détresse et la mort sous la forme où elle soulève le plus de
griefs dans le peuple : la famine. Le travail manquait aux ouvriers ; le luxe
avait disparu avec la sécurité qui le fait naître ; les riches affectaient
l'indigence pour échapper à la spoliation ; les nobles et les prêtres avaient
emporté dans leur fuite, ou enfoui dans les caves, dans les jardins, dans les
murs de leurs demeures, une partie considérable de l'or et de l'argent
monnayés, signes de la valeur, moyens d'échange, mobiles de circulation,
sources du travail et du salaire. Les confiscations ou les séquestres
paralysaient entre les mains de la république une masse immense de terres
incultes et de maisons inhabitées. Pour
suppléer à l'or et à l'argent, qui semblaient avoir tari tout à coup,
l'Assemblée constituante avait créé une monnaie de papier sous le nom
d'assignats. Cette monnaie de confiance, si le peuple avait voulu la
comprendre et l'adopter, aurait eu les mêmes effets que la monnaie métallique
; elle aurait multiplié les transactions entre les particuliers, alimenté le
travail, payé l'impôt, représenté le prix des terres. Une monnaie, quoi que
disent quelquefois des économistes, n'a jamais d'autre valeur que celle de la
convention qui la crée et du crédit qu'elle porte avec elle. Il suffit que la
proportion entre les choses achetées et le signe qui les achète ne puisse pas
être soudainement et arbitrairement changé par une multiplication désordonnée
de ce signe monétaire ; le prix réel et vrai de toutes choses s'établit
d'après cette proportion. La loi seule, et une loi probe et prudente, peut
donc frapper monnaie. Que la loi frappe monnaie en or, en argent, en cuivre,
en papier, peu importe, pourvu que cette proportion soit religieusement
gardée et que le peuple conserve ainsi confiance dans la sincérité et dans le
crédit de ce signe. La lettre de change, monnaie individuelle qui n'a d'autre
valeur que la signature de celui qui la crée, supplée entre les particuliers
à un numéraire incalculable. Elle a tous les effets de l'or et de l'argent.
Ce n'est qu'une monnaie frappée par chacun et représentative de la confiance
qu'on a dans l'individu. Comment l'État, qui représente la fortune et le
crédit de tous, ne frapperait-il pas une monnaie de papier aussi inviolable
et aussi accréditée que celle des simples citoyens ? VII. Mais le
peuple avait l'habitude de l'or. Il voulait peser et palper sa valeur. Il
n'avait pas de foi dans le papier. Tant que les vérités ne sont pas devenues
des habitudes, elles paraissent des pièges au peuple. Déplus,
le gouvernement, pressé par des nécessités croissantes, avait multiplié trop
soudainement le nouveau signe monétaire de papier. De là, dépréciation du
signe et évanouissement de la richesse monétaire entre les mains de celui qui
la possédait ou qui l'acceptait ; de là aussi des lois implacables contre
ceux qui refusaient de l'accepter ; de là, enfin, ralentissement de
circulation, dépression du commerce, danger des affaires, suspension des
échanges, cessation du travail libre, disparition du salaire, exténuation de
l'ouvrier ; les propriétaires et les riches vivaient des produits directs de
leurs terres ou de sommes réservées en or et en argent, dont ils ne
laissaient échapper, d'une main avare, que la quantité nécessaire à la
satisfaction de leurs besoins les plus urgents. On cultivait mal. On
consommait peu. On ne bâtissait plus. Les voitures, les chevaux avaient
disparu. Les meubles n'étaient plus renouvelés. Les vêtements affichaient la
peur, l'avarice ou la misère. La vie, réduite au plus étroit nécessaire,
retranchait tout emploi et tout salaire à ces innombrables artisans que
nourrissent les besoins factices d'une société calme. VIII. Les
commerçants des grandes villes, ces intermédiaires entre le consommateur qui
veut acheter à bas prix et le producteur qui veut vendre cher, ajoutaient
encore l'usure de leurs spéculations et de leurs accaparements au prix des
denrées. Le commerce profite de tout pour s'enrichir, même de la faim ; ce
n'est pas son vice seulement, c'est sa nature. La soif de l'or endurcit comme
la soif du sang. Une
lutte violente s'animait tous les jours davantage entre le bas peuple de
Paris et le commerce de détail. La haine contre les épiciers, ces débitants
des petites consommations journalières des masses, était devenue aussi
ardente et aussi sanguinaire que la haine contre les aristocrates. Les
boutiques étaient assiégées d'autant d'imprécations que les châteaux. De
continuelles émeutes à la porte des boulangers, des marchands de vin et sur
le seuil des magasins d'épiciers, troublaient la rue. Des bandes affamées, à
la tête desquelles marchaient des femmes et des enfants, enseignes de
détresse, sortaient tous les matins des quartiers populeux et des faubourgs
pour se répandre dans les quartiers riches et stationner devant les maisons
suspectes d'accaparement. Ces bandes entouraient la Convention et en
forçaient quelquefois les portes pour demander à grands cris du pain ou
l'abaissement violent du prix des denrées. Ces légions de femmes qui habitent
les bords ou les bateaux du fleuve, et qui gagnent leur vie et celle de leurs
enfants à blanchir le linge d'une grande ville, venaient sommer la Convention
de réduire le prix du savon, élément de leur profession, de l'huile, de la
chandelle, du bois nécessaire à leur ménage. Elles
demandaient le maximum, c'est-à-dire la taxe des marchandises, l'arbitraire
du gouvernement, placé entre le commerçant et le consommateur pour modérer
les gains de l'un, pour favoriser les besoins de l'autre. Si la pensée du
maximum était légitime, l'exécution en était impossible. La justice qu'on
prétendait faire ainsi au consommateur nécessiteux pouvait à chaque instant
devenir une injustice ou une oppression envers le commerçant. La loi allait
agir à tâtons et substituer l'arbitraire à la liberté des échanges. Le
maximum, pour être juste, aurait dû changer aussi souvent son chiffre qu'il y
avait de variations dans les prix d'acquisition des marchandises. Or nul ne
pouvait parvenir à cette appréciation. Toute spéculation se trouvait
détruite. La spéculation est l'âme du commerce ; le commerce, assujetti à ces
interventions inquisitoriales, devait cesser d'approvisionner la France ;
c'était la mort des transactions que le peuple demandait. Ces mesures,
vivement combattues par la haute raison des Girondins, par Robespierre, par
Hébert et Chaumette même, allaient porter, dans les approvisionnements de
Paris et dans les rapports du peuple et du marchand, le trouble et la disette
quelles avaient pour objet de prévenir. Mais si le peuple comprend vite les questions
purement politiques et les vérités nationales, parce qu'il les comprend par
le cœur et qu'il les résout par la passion, il est lent à comprendre les
questions économiques, parce qu'elles exigent l'application d'une
intelligence exercée et les lumières de l'expérience. L'économie politique
est une science, la politique n'est qu'un sentiment ; aussi est-ce par ce
côté qu'il est plus aisé d'égarer les masses, surtout quand la misère et la
faim viennent passionner les sophismes. IX. Marat
et ses partisans avaient adopté fanatiquement cette cause du maximum. Ils
poussaient le peuple par la faim à la taxe et au pillage des riches. Les
feuilles de Marat sonnaient tous les jours le tocsin de la famine. « Il
est incontestable », disait-il dans l'Ami du peuple du 23 février, « que
les capitalistes, les agioteurs, les monopoleurs, les marchands de luxe, les
suppôts de la chicane, les ex-robins, les ex-nobles sont, à quelques
exceptions près, les suppôts de l'ancien régime, qui regrettent les abus dont
ils profitaient pour s'engraisser des dépouilles publiques. Dans
l'impossibilité de changer leur cœur, vu la vanité des moyens employés
jusqu'ici pour les rappeler au devoir, et désespérant de voir nos législateurs
prendre les grandes mesures pour les y forcer, je ne vois que la destruction
totale de cette engeance maudite qui puisse rendre la tranquillité à l'État :
les voilà qui redoublent de scélératesse pour affamer le peuple par
l'élévation extraordinaire du prix des denrées de première nécessité, et par
la perspective de la disette. Le pillage des magasins, à la porte desquels on
pendrait quelques accapareurs, mettrait bientôt fin à ces malversations, qui
réduisent cinq millions d'hommes au désespoir et qui en font mourir des
milliers de misère. Les députés du peuple ne sauront-ils donc jamais que
bavarder sur ses maux sans jamais lui présenter le remède ? Laissons là les
lois, il est évident qu'elles ont été toujours sans effet ! Au reste, cet
état de choses ne peut durer plus longtemps ; un peu de patience, et le
peuple sentira enfin cette grande vérité : qu'il doit se sauver lui-même. Les
scélérats qui cherchent, pour le remettre aux fers, à le punir de s'être
défait d'une poignée de traîtres les 2, 3 et 4 septembre, qu'ils tremblent
d'être mis eux-mêmes au nombre des membres pourris qu'il est utile de
retrancher du corps politique ! « Infâmes
hypocrites, qui vous efforcez de perdre la patrie, sous prétexte de relever
le règne de la loi, montez donc à la tribune ! osez me dénoncer ! Cette
feuille à la main, je suis prêt à vous confondre ! » X. On ne
pouvait prêcher en termes plus formels le pillage et l'assassinat. Le
lendemain, le peuple, dont la feuille de Marat était la tribune à quarante
mille voix, obéit au signe de son apôtre ; des bandes affamées sortirent des
faubourgs, des ateliers, des lieux suspects, se répandirent comme une
invasion dans les riches quartiers de Paris, forcèrent la porte des
boulangers, enfoncèrent les magasins d'épiciers, se distribuèrent, en les
taxant, les denrées de première nécessité, le pain, le savon, l'huile, la
chandelle, le café, le sucre, le fromage, et pillèrent ensuite quelques
boutiques de comestibles. Le
lendemain, Barrère, organe des centres, demanda que la loi fût vengée ! « Tant
que je serai représentant du peuple, dit-il, je ferai imperturbablement la
guerre à ceux qui violent les propriétés, et qui mettent le pillage et le vol
à la place de la morale publique, couvrant ces crimes du masque du
patriotisme. » Le
Girondin Salles lit à la tribune la provocation sanguinaire de Marat. « Le
décret d'accusation contre ce monstre ! » s'écrient une foule de
députés. Marat s'élance à la tribune aux applaudissements de ses amis apostés
par lui dès le matin parmi les spectateurs. « Les mouvements populaires
qui ont eu lieu hier, dit-il en regardant Salles et Brissot, sont l'œuvre de
cette faction criminelle et de ses agents ; ce sont eux qui envoient dans les
sections des émissaires pour y fomenter des troubles. Dans l'indignation de
mon âme j'ai dit qu'il fallait piller les magasins des accapareurs et les
pendre à la porte de leur maison, seul moyen efficace de sauver le peuple ;
et oh ose demander contre moi le décret d'accusation ! » A ces mots
l'indignation soulève la salle presque entière. Les imprécations étouffent la
voix de l'orateur. Marat sourit de dédain pour ces âmes faibles. « Les
imbéciles ! » dit-il en abandonnant la tribune. Lareveillère-Lépeaux,
homme intègre et neutre entre les partis, rend témoignage de l'intégrité de
Roland et le justifie des calomnies de Marat. « Il est temps de savoir,
s'écrie Lareveillère-Lépeaux, si la Convention saura se décider entre le
crime et la vertu ? — Qui oserait défendre Marat ? » murmure-t-on de
toutes parts. — « Moi ! répond Thirion. — Je ne veux pas de défenseur, »
répond l'Ami du peuple ; « c'est là une manœuvre de la cabale qui poursuit en
moi la députation de Paris. Ils veulent m'éloigner de l'Assemblée parce que
je les importune en dévoilant leurs complots. — Marat est crédule, dit Carra,
il fait tort par ses emportements à ses amis, il jette de la défaveur sur la
Montagne. » Marat interrompt Carra. « Le perfide commentaire de
Carra ne tendrait qu'à conduire à l'échafaud les meilleurs patriotes. »
Buzot demande ironiquement la parole pour Marat. « Je suis assez fort
pour me défendre moi-même, » dit audacieusement l'accusé. — « Pourquoi,
continue Buzot, accuseriez-vous cet homme, il n'écrit dans son journal que ce
qui se dit tous les jours à cette tribune, il n'est que l'organe imprudent
des calomnies qu'on ne cesse de vomir contre nous et contre les meilleurs
citoyens, il n'est que le précurseur de cette anarchie qui contient dans ses
derniers fléaux la royauté ! Le décret que vous porteriez contre lui ne
ferait que donner de l'importance à un homme qui n'agit pas de lui-même, mais
qui n'est que l'instrument d'hommes pervers. » Les murmures de la
Montagne grondent contre Buzot et changent en fureur contre les Girondins
l'indignation contre Marat. Salles, Valazé, Boileau, Fonfrède demandent le
décret d'accusation, Bancal l'expulsion, Pereyres la déclaration de démence.
La Convention, debout, se divise en deux groupes inégaux, d'où partent les
exclamations, les dérisions, les invectives. « L'appel nominal ! s'écrie
Boileau. Que l'on connaisse enfin les amis de Marat et les lâches qui
craignent de le frapper ! — Qu'il parle, s'écrie-t-on, il est accusé, il a le
droit de parler ! » Marat
s'adressant alors aux Girondins : « Il n'y a ici ni justice ni pudeur !
Les Girondins se lèvent comme un seul homme, et semblent écraser du geste et
de la voix l'insolence de l'orateur. « Oui, décrétez moi d'accusation, »
poursuit Marat avec un sourire de défi, « mais en même temps décrétez de
démence ces hommes d'État. » C'était le nom dont les démagogues
de la commune et Robespierre lui-même qualifiaient les amis de Roland.
Tallien, un des premiers disciples de Marat, s'obstine en vain à défendre son
maître, les vociférations des centres couvrent la voix de Tallien. Un dernier
mot de Vergniaud fait renvoyer l'accusation aux tribunaux ordinaires, et
charge le ministre de la justice de poursuivre les auteurs et les
instigateurs de pillage. « C'est
une scélératesse ! » s'écrie Marat ; et il sort protégé par les
applaudissements de la Montagne. Tout en flétrissant les doctrines, la
Montagne couvrait l'homme. Ce qu'elle aimait dans Marat, c'était l'ennemi des
Girondins. XI. C'est
peu de jours après ces désordres qu'on apprit les troubles de Lyon et
l'insurrection en masse de la Vendée, premiers symptômes de guerre civile.
Ces symptômes éclataient au moment où Dumouriez fléchissait et trahissait aux
frontières, et où l'anarchie déchirait Paris ; mais l'attention de la
Convention se portait tout entière aux frontières. Là, les
désastres succédaient aux désastres. On apprit coup sur coup les revers de
Custine en Allemagne, la déroute de l'armée du Nord et les conspirations
transparentes de Dumouriez. L'Espagne commença les hostilités. La Convention,
sur le rapport de Barrère, répondit sans hésitation par une déclaration de
guerre à la cour de Madrid. La Convention, loin de déguiser ses périls à la
nation, chercha le salut dans le péril même. Elle le dévoila tout entier.
Quatre-vingt-treize commissaires furent nommés à l'instant pour porter clans
les différentes sections de Paris la nouvelle de la défaite de nos armées et
des dangers de nos frontières. La commune fit arborer un drapeau noir, signe
de deuil et de mort, au sommet des tours de la cathédrale. Les théâtres se fermèrent.
Le rappel fut, battu comme un tocsin de guerre, pendant vingt heures de
suite, dans tous les quartiers. Des orateurs ambulants lurent sur les places
publiques une proclamation du conseil qui empruntait à l'hymne des
Marseillais son impétuosité : « Aux armes, citoyens ! aux armes ! si vous
tardez, tout est perdu ! Les sections, dont chacune était devenue une
municipalité agissante et une Convention délibérante, votèrent des mesures
désespérées. Elles demandèrent la prohibition de la vente du numéraire, la
peine de mort contre le commerce de l'argent monnayé, la création d'une taxe
sur les riches, la destitution du ministre de la guerre, l'accusation contre
Dumouriez et ses complices ; enfin, la création d'un tribunal révolutionnaire
pour juger Brissot, Péthion, Roland, Buzot, Guadet, Vergniaud et tous les
Girondins, dont la modération perfide perdait la patrie, sous prétexte de
sauver la légalité. XII. Danton,
tour à tour à la Convention ou aux camps, s'élevant au-dessus des deux partis
par l'élan de son caractère, chassa de la voix et du geste le peuple aux
frontières, et sembla commander à la Convention la concorde, pour concentrer
toute l'énergie contre l'étranger. Robespierre, au nom des Jacobins, adressa
au peuple une proclamation qui imputait aux Girondins tous nos revers. Il les
accusait d'avoir été les instigateurs du pillage pour déshonorer les
doctrines populaires, et pour ranger les riches 7 les propriétaires et les
commerçants du côté de la contre-révolution. Il demanda un rempart de têtes
entre la nation et ses ennemis, et d'abord celles des Girondins. Mais
au-dessous de ce mouvement visible des Jacobins de la commune, des Cordeliers
et des sections, qui bouillonnait contre les maîtres de la Convention, un
conciliabule souterrain, quelquefois public, quelquefois caché, s'occupa de
réunir et d'enflammer lés éléments d'une insurrection du peuple contre la
majorité de la Convention. Ce comité insurrectionnel se rassemblait tantôt
dans une salle de l'Hôtel-de-Ville, tantôt en plus petit nombre dans une
maison du faubourg Saint-Marceau. On y comptait Marat, Dubois-Crancé,
Duquesnoy, Drouet, Choudieu, Pache, maire de Paris, Chaumette, Hébert,
Momoro, Panis, Dubuisson, l'Espagnol Gusman, Proly, Pereyres, Dopsent,
président de la section de la Cité, un des organisateurs des massacres des
prisons ; Hassenfratz, Henriot, Dufourny. Les agents secondaires étaient pour
la plupart des hommes du 6 octobre, du 20 juin, du 10 août, du 2 septembre,
cadre révolutionnaire que la commune avait conservé. Ces hommes de main,
après avoir obéi à l’impulsion de Péthion et de ses amis, étaient prêts à
obéir à l'impulsion de Pache, de Marat et de Robespierre. Flot
révolutionnaire dont la nature était de déborder sans cesse. Tout ce qui
tendait à fixer la Révolution leur était insupportable. On retrouvait parmi
ces hommes d'exécution Maillard, le président des massacres de l'Abbaye ; Cerat,
qui avait dirigé les assassinats aux Carmes et qui était maintenant juge de
paix de la section du Luxembourg ; Gonchon, le Danton du faubourg
Saint-Antoine ; Varlet ; le teinturier Malard, ami de Billaud-Varennes ; le
coiffeur Siret, qui depuis la prise de la Bastille, où il avait essayé son
courage, n'avait manqué à aucun des combats de la Révolution ; le tanneur
Gibon, patriote entraîné par Henriot, et confondant comme lui le patriotisme
et le crime ; Lareynie, l'ancien grand-vicaire de Chartres, poursuivant
jusqu'au bout, dans la Révolution, la ruine des institutions qu'il avait
abjurées ; Alexandre, qui affectait dans son faubourg l'ascendant militaire ;
et enfin le cordonnier Chalandon, président du comité révolutionnaire de la
section, et dont le célèbre avocat Target mendiait lâchement la protection,
fréquentait la table et rédigeait les harangues. XIII. Le 6
mars, dans la nuit, le comité d'insurrection générale se réunit plus
mystérieusement que de coutume. Les membres d'une implacable résolution et
d'un secret à toute épreuve y avaient été seuls convoqués. Ils étaient las du
nom d'assassins que Vergniaud et ses amis leur lançaient du haut de la
tribune. Ils espéraient que Danton, qui avait été leur complice et sur qui
rejaillissaient les injures des Girondins, s'unirait à eux pour écraser ces
ennemis communs. Ils étaient prêts à lui décerner la dictature du
patriotisme. Ils attendaient d'heure en heure son retour de l'armée, où il
avait couru une troisième fois pour raffermir les troupes ébranlées. XIV. Danton,
informé par une lettre de son beau-frère, Charpentier, de la maladie de sa
femme, était reparti précipitamment de Condé pour venir recueillir le dernier
soupir de la compagne de sa jeunesse. La mort l'avait devancé. En descendant
de voiture à la porte de sa maison, on lui annonça que sa femme venait
d'expirer. On voulut l'éloigner de ce funèbre spectacle ; mais Danton, qui,
sous l'impétuosité de ses passions politiques et sous les débordements de sa
vie, nourrissait une tendresse mêlée de respect pour la mère de ses deux
enfants, écarta les amis qui lui disputaient le seuil de sa maison, monta
éperdu dans la chambre, se précipita vers le lit, souleva le linceul, et,
couvrant de baisers et de larmes le corps à demi refroidi de sa femme, passa
toute la nuit en gémissements et en sanglots. Nul
n'osa interrompre sa douleur et l'arracher à ce cercueil pour l'entraîner à
la sédition. Les projets des conjurés furent ajournés à défaut de chef.
Cependant Dubuisson harangua le comité et lui démontra l'urgence de prévenir
les Girondins, qui parlaient tous les jours de venger les meurtres de
septembre. « La mort, dit-il en finissant, à ces hypocrites de patriotisme et
de vertu ! XV. Les
bras levés et les gestes de mort furent le silencieux applaudissement de ce
discours de Dubuisson. Les noms de vingt-deux députés girondins furent
débattus et leurs têtes dévouées. Ce chiffre de vingt-deux têtes
correspondait, par une sorte de talion, à celui de vingt-deux Jacobins que
Dumouriez avait promis, dit-on, de livrer à la vengeance de son armée et à la
colère de l'étranger. Les uns proposèrent de pendre Vergniaud, Brissot,
Guadet, Péthion, Barbaroux et leurs amis, aux branches des arbres des Tuileries
; les autres, de les conduire à l'Abbaye, et de renouveler sur eux la justice
anonyme de septembre. Marat, dont le nom n'avait rien à craindre d'un forfait
de plus, et pour qui la gloire n'était que l'éclat du crime, écarta ces
scrupules : « On nous appelle buveurs de sang, dit-il ; eh bien ! méritons ce
nom en buvant le sang de nos ennemis. La mort des tyrans est la dernière
raison des esclaves. César fut assassiné en plein sénat, traitons de même les
représentants traîtres à la patrie, et immolons-les sur leurs bancs, théâtre
de leurs crimes. » Mamin, qui avait promené la tête de la princesse de
Lamballe au bout de sa pique, se proposa, lui et quelques-uns de ses
égorgeurs, pour assassiner les Girondins dans leur propre demeure. Hébert
appuya ce dernier parti. « La mort sans bruit donnée dans les ténèbres
vengera aussi bien la patrie des traîtres, et montrera la main du peuple
suspendue à toute heure sur la tête des conspirateurs. » On s'arrêta à
ce plan sans exclure néanmoins l'idée de Marat, si l'occasion d'un meurtre
plus solennel se présentait, au milieu des désordres, dans l'assaut que le
peuple donnerait à la Convention. On distribua les quartiers à soulever aux
agitateurs, et on fixa pour l'exécution la nuit du 9 au 10 mars. XVI. Pendant
que les conjurés du comité d'insurrection recrutaient leurs forces, une
révélation fortuite informait les Girondins de la nature du complot tramé
contre leur vie. Le coiffeur Siret, avec l'indiscrétion habituelle à sa
profession, avait confié au président de la section de l'île Saint-Louis,
Mauger, que le lendemain, à midi, les Girondins auraient cessé de vivre.
Mauger, ami de Kervélégan, député du Finistère et un des plus fermes courages
de la faction de Roland, se rendit, à la nuit tombante, chez Kervélégan, et
le conjura, au nom de sa sûreté personnelle, de ne pas aller le lendemain à
la séance de la Convention, et de ne pas coucher dans sa maison pendant la
nuit du 9 au 10. Kervélégan, qui attendait ce soir-là les principaux chefs de
la Gironde à souper, leur transmit l'avis de Mauger, et envoya prévenir tous
les députés du même parti de s'abstenir d'aller à la Convention, et de
s'absenter de leurs demeures pendant la journée et la nuit suivantes. Il
courut lui-même chez Gamon, un des inspecteurs de la salle, pour provoquer
les mesures nécessaires à la sûreté de la Convention. Il alla ensuite
réveiller le commandant du bataillon des fédérés du Finistère à la caserne,
et fit prendre les armes à ce bataillon. Déjà quelques groupes étaient en
marche. Louvet,
le courageux accusateur de Robespierre, logeait alors dans la rue
Saint-Honoré, non loin du club des Jacobins. Il savait que le premier
soulèvement du peuple le choisirait pour première victime. Il menait d'avance
la vie d'un proscrit, ne sortant que pour se rendre à la Convention, toujours
armé, demandant asile à des toits différents pour passer la nuit, et ne
fréquentant furtivement sa propre demeure que pour visiter la jeune femme qui
s'était dévouée à lui. C'était cette Lodoïska dont il a immortalisé dans ses
récits la beauté, le courage et l'amour. Cette femme, dont l'œil épiait sans
cesse les moindres symptômes, entendit, au commencement de la nuit, un
tumulte inaccoutumé dans la rue, et des vociférations qui partaient du sein
de groupes plus nombreux qu'à l'ordinaire sur le seuil des Jacobins. Elle y
courut, elle pénétra dans la salle ; du haut des tribunes où les femmes
étaient admises, elle assista, inconnue, aux sinistres préliminaires des
attentats réservés à la nuit. Elle vit éclater la conjuration, désigner le
but, donner le mot d'ordre, proférer les serments, éteindre les flambeaux,
tirer les sabres. Aussitôt, se confondant dans la foule, elle s'échappa pour
prévenir son amant. Louvet, sortant de sa retraite, court chez Péthion où
quelques-uns de ses amis étaient réunis. Ils délibéraient tranquillement sur
des projets de décrets qu'ils se proposaient de présenter le lendemain.
Louvet les décida avec peine à s'abstenir d'aller à la séance de nuit de la
Convention. Vergniaud se refusait à croire au crime. Péthion, indifférent à
son sort, aimait mieux l'attendre dans sa maison que de le fuir. Les autres
se dispersèrent et allèrent demander sûreté jusqu'au jour à l'hospitalité.
Louvet courut dans la nuit, de porte en porte, avertir Barbaroux, Buzot,
Salles, Valazé de se soustraire à la hâte aux piques des assassins. Brissot,
déjà informé, était allé instruire les ministres et les animait de son
intrépidité. XVII. Pendant
que les députés girondins échappaient ainsi à leurs ennemis, des bandes,
parties des Cordeliers, armées de pistolets et de sabres, se portèrent à
l'imprimerie de Gorsas, rédacteur de la Chronique de Paris, forcèrent les
portes, déchirèrent les feuilles, brisèrent les presses et pillèrent les
ateliers. Gorsas, armé d'un pistolet, passa inconnu au milieu des assassins
qui demandaient sa tête. Puis, arrivé à la porte de la rue et la trouvant
gardée par des hommes armés, il escalada le mur de la cour et se jeta dans
une maison voisine, d'où il se réfugia à la section. Une
autre colonne, d'environ mille hommes du peuple, sortant d'un repas civique
sous les piliers des halles, marcha à la Convention et défila dans la salle
aux cris de Vivre libre ou mourir ! Les bancs vides des Girondins
déconcertèrent les projets de leurs ennemis. Les Girondins, bravant les huées
et les menaces de la foule et des tribuns, se rendirent le jour suivant à
leur poste. Un attroupement d'environ cinq mille hommes des faubourgs encombrait
la rue Saint-Honoré, la cour du Manège, la terrasse des Feuillants. Les
sabres, les pistolets, les piques s'agitaient sur les têtes des députés aux
cris de Mort à Brissot et à Péthion ! Fournier l'Américain, Varlet, Champion
et des vociférateurs connus du peuple demandèrent les têtes de trois cents
députés modérés ; ils se rendirent en députation au conseil de la commune
pour exiger qu'on fermât les barrières de Paris et qu'on proclamât
l'insurrection. Le conseil rejeta ces demandes. Marat lui-même désavoua et
gourmanda Fournier et ses complices. La
Convention fut tumultueuse comme le peuple lui-même. On se lançait les
outrages et les provocations. Barrère, indécis entre les Girondins et les
Montagnards et par là même toléré des deux partis, assoupit un moment la
fureur générale en s'égarant dans les généralités patriotiques et en
protestant à la fois contre l'aristocratie des Girondins, contre l'anarchie
des Montagnards, contre l'insurrection municipale de Paris, « On a parlé,
dit-il, du projet de couper cette nuit des têtes de députés ? Citoyens ! les
têtes des députés sont bien assurées ; les têtes des députés sont posées sur
tous les départements de la république, qui donc oserait y toucher ? Le jour
de ce crime impossible la république serait dissoute ! » D'unanimes
applaudissements couvrirent la voix de Barrère et semblèrent garantir la vie
des représentants de la nation contre les poignards du peuple de Paris.
Robespierre présenta, comme remède au mal, la concentration du pouvoir
exécutif dans les comités. Il fit pressentir le comité de salut public,
c'est-à-dire la dictature sans intermédiaire de la Convention. « Les
considérations générales qu'on vous présente sont vraies, dit Danton ; mais
quand l'édifice est en feu, on ne s'attache pas aux fripons qui volent les
meubles. J'éteins d'abord l'incendie. Voulons-nous être libres ? Si nous ne
le voulons pas, périssons, car nous l'avons tous juré. Faites donc partir vos
commissaires, qu'ils partent ce soir, cette nuit même, qu'ils disent à la
classe opulente : Il faut que l'aristocratie de l'Europe, succombant sous nos
efforts, paye notre dette ou que vous la payiez. Le peuple n'a que du sang,
il le prodigue, a Allons, misérables ! prodiguez vos richesses (on applaudit
sur la Montagne et dans les tribunes). Voyez, citoyens, reprend Danton avez une
physionomie où rayonne la prévision prophétique du bonheur public, « voyez,
citoyens, les belles destinées qui vous attendent ; quoi ! vous avez une
nation entière pour levier, la raison pour point d'appui, et vous n'avez pas
encore bouleversé le monde ? (les applaudissements suspendent un
instant l'emportement de son enthousiasme) ? Dans des circonstances plus difficiles, quand
l'ennemi était aux portes de Paris, j'ai dit à ceux qui gouvernaient alors :
Vos discussions sont misérables, je ne connais que l'ennemi, battons l'ennemi
(battements de mains prolongés). « Vous qui me fatiguez de vos contestations
particulières, reprend-il en regardant tour à tour Marat, Robespierre, les
Girondins, au lieu de vous occuper du salut de la république, je vous regarde
tous comme des traîtres, je vous mets tous sur la même ligne. Eh ! que m'importe
ma réputation ! que la France soit libre et que mon nom soit flétri ! » Cambacérès
demanda l'organisation d'un tribunal révolutionnaire. Buzot s'écria qu'on
voulait conduire la France à un despotisme plus sinistre que le despotisme
même de l'anarchie. Il protesta contre la réunion de tous les pouvoirs dans
une seule main. « Il ne protestait pas, murmura Marat, quand tous les
pouvoirs étaient dans la main de Roland. » Robert-Lindet
lut le projet de décret qui instituait un tribunal révolutionnaire. « Il sera
composé de neuf juges, dit Lindet. Il ne sera soumis à aucune forme. Son code
sera sa conscience. Ses moyens de conviction l'arbitraire. Il y aura toujours
dans la salle de ce tribunal un membre chargé de recevoir les délations. Il
jugera tous ceux que la Convention lui enverra. » La Montagne applaudit
à ces dispositions. Vergniaud, indigné, se leva : « C'est une
inquisition mille fois plus redoutable que celle de Venise, nous déclarons
que nous mourrons plutôt que d'y consentir. » XVIII. Cambon
et Barrère parurent d'abord épouvantés de l'arme qu'on leur présentait. « Les
Lacédémoniens, dit Barrère, ayant vaincu les Athéniens, les mirent sous le
gouvernement de trente tyrans. Ces hommes condamnèrent d'abord à mort les
plus grands scélérats qui étaient en horreur à tout le monde, le peuple
applaudit à leur supplice ; bientôt ils frappèrent arbitrairement les bons et
les méchants. — Sylla, victorieux, fit égorger un grand nombre de citoyens
qui s'étaient élevés par leurs crimes et par le mal qu'ils avaient fait à la
république, tout le monde applaudit : on disait partout que ces criminels
avaient bien mérité leur supplice ; mais ce supplice fut le signal d'un
affreux carnage. Dès qu'un homme enviait une maison ou quelque terre, il
dénonçait le possesseur et le faisait mettre au nombre des proscrits. » La
Convention décréta que les jurés de ce tribunal révolutionnaire seraient
nommés par elle-même et pris dans tous les départements. Ces dispositions,
qui tempéraient la dictature de vie ou de mort du tribunal, impatientaient
visiblement Danton ; on allait lever la séance, il bondit sur son banc et
s'élança à la tribune : son geste impérieux força à se rasseoir les députés
déjà debout. « Je
somme, dit Danton d'une voix de commandement, « tous les bons citoyens de ne
pas quitter leur poste (tous les membres reprennent silencieusement leur
place). Quoi,
citoyens, dit-il, vous pouvez-vous séparer sans prendre les grandes mesures
qu'exige le salut de la république ! Je sens combien il est important de
prendre des mesures judiciaires qui punissent les contre-révolutionnaires,
car c'est pour eux que le tribunal est nécessaire, c'est pour eux que ce
tribunal doit suppléer au tribunal suprême de la vengeance du peuple.
Arrachez les vous-mêmes à la vengeance populaire, l'humanité vous l'ordonne ;
rien n'est plus difficile que de définir un crime politique, mais n'est-il
pas nécessaire que des lois extraordinaires mises en dehors des institutions sociales
épouvantent les rebelles et atteignent les coupables ? ici, le salut public
exige de grands moyens et des mesures terribles ; je ne vois pas de milieu
entre les formes ordinaires et un tribunal révolutionnaire. Soyons terribles
pour dispenser le peuple d'être cruel. Organisons un tribunal, non pas bien,
cela est impossible, mais le moins mal qu'il se pourra, afin que le glaive de
la loi pèse sur la tête de ses ennemis. Ce grand œuvre terminé, je vous
rappelle aux armes, aux commissaires que vous devez faire partir, au
ministère que vous devez organiser. Le moment est venu, soyons prodigues
d'hommes et d'argent. Prenez-y garde, citoyens ! vous répondez au peuple de
nos armées, de son sang, de ses assignais. Je demande donc que le tribunal
soit organisé séance tenante. Je demande que la Convention juge mes
raisonnements et méprise les qualifications injurieuses qu'on ose me donner.
Ce soir, organisation du tribunal révolutionnaire, organisation du pouvoir
exécutif ; demain, mouvement militaire ; que demain vos commissaires soient
partis ! que la France entière se lève, coure aux armes, marche à l'ennemi !
que la Hollande soit envahie ! que la Belgique soit libre ! que le commerce
anglais soit ruiné ! que les amis de la liberté triomphent de cette contrée !
que nos armes partout victorieuses apportent aux peuples la délivrance et le
bonheur, et que le monde soit vengé ! » XIX. Le cœur
national de la France semblait battre dans la poitrine de Danton. Ses paroles
pressées retentissaient dans les âmes comme le pas de charge des bataillons
sur le sol de la patrie. Il descendit de la tribune dans les bras de ses
collègues de la Montagne. Le soir le tribunal révolutionnaire fut
définitivement décrété. Cinq juges et un jury nommés par la Convention, un
accusateur public nommé aussi par elle, la mort et la confiscation des biens
au profit de la république, tel était ce tribunal d'État, seule institution
capable, croyait-on, de défendre dans un pareil moment la république contre
l'anarchie, la contre-révolution et l'Europe. La Convention, résumé du
peuple, rappelait tout à soi, même la justice, un des attributs de la
souveraineté suprême. L'arme qu'elle saisissait dans le péril pouvait être
salutaire ou funeste, selon l'usage qu'elle en ferait. Si elle n'eût fait
qu'en couvrir les frontières, la sûreté des citoyens et sa propre puissance,
cette arme pouvait sauver à la fois la nation et la liberté ; si elle la
livrait, aux partis pour s'entre-détruire, elle perdait et elle déshonorait
la Révolution. Les Girondins n'osèrent pas refuser cette mesure à
l'impatience publique et à l'urgence de la nécessité. Par une étrange
dérision des choses humaines, Barrère, qui refusait cette loi, devait en
faire lui-même le plus sanglant usage, et Danton, qui l'implorait, devait lui
porter sa tête. C'était la victime qui forgeait le glaive ; c'était le
sacrificateur qui le repoussait. XX. Le
peuple, soulevé par le danger public et par le comité d'insurrection,
assiégeait encore la Convention : un second projet d'égorgeaient des
Girondins a domicile fut tramé dans le conciliabule du faubourg
Saint-Marceau. Danton, confident par ses agents de toutes ces trames nouées
et dénouées à sa volonté, fit avertir les députés menacés de quitter une
seconde fois leurs demeures. Il intimidait d'une main, il protégeait de
l'autre ; il se ménageait des appuis, des espérances, des reconnaissances dans
les trois partis ; il voulait être nécessaire et terrible à tous à la fois ;
seul il empêchait le choc entre la Gironde et la Montagne : en se décidant il
décidait la victoire. Mais
l'orgueil des Girondins souffrait de cette supériorité d'attitude de Danton ;
ils répondaient à ses avances par des mépris, ils poursuivaient Robespierre
jusque dans son silence, ils attribuaient à ces deux hommes toute la démence
de Marat, tous les délires de l'anarchie. Ils excusaient presque Marat pour
verser tout l'odieux des attentats du peuple sur Robespierre et sur Danton. « Marat »,
disait Isnard à la tribune, « n'est pas la tête qui conçoit, mais le
bras qui exécute ; il est l'instrument d'hommes perfides qui se jouent avec
adresse de sa sombre crédulité, enveniment ses dispositions naturelles à voir
tous les objets sous des couleurs funèbres, lui persuadent ce qu'ils veulent,
et lui font faire ce qui leur plaît : une fois qu'ils ont monté sa tête, cet
homme extravague et délire à leur gré. » Les
membres de ce parti, réunis en conseil chez Roland, se décidèrent enfin à
profiter de l'indignation que l'insurrection du peuple contre la Convention
venait d'exciter parmi les citoyens de Paris, pour reconquérir un ascendant
qui leur échappait. Vergniaud, qui se taisait depuis longtemps, céda aux
sollicitations de ses collègues et prépara un discours pour demander
vengeance à l'opinion des poignards de Marat. Mais déjà la division s'était
introduite dans la faction de la Gironde. Vergniaud, aimé et admiré de tous
les Girondins, n'exprimait plus la politique de son parti ; il affectait le
rôle de modérateur, et se rapprochait ainsi de Danton. Ces deux hommes qui se
touchaient n'avaient plus entre eux que le sang de septembre. Ainsi parla
Vergniaud : « Sans
cesse abreuvé de calomnie, je me suis abstenu de la tribune tant que j'ai
pensé que ma présence pourrait y exciter des passions, et que je ne pouvais y
porter l'espérance d'être utile à mon pays ; mais aujourd'hui que nous sommes
tous, je le crois du moins, réunis par le sentiment d'un danger devenu commun
à tous, aujourd'hui que la Convention nationale entière se trouve sur les
bords d'un abîme, où la moindre impulsion peut la précipiter à jamais avec la
liberté, aujourd'hui que les émissaires de Catilina ne se présentent plus
seulement aux portes de Rome, mais qu'ils ont l'insolente audace de venir
jusque dans cette enceinte déployer les signes de l'insurrection, je ne puis
plus garder un silence qui devient une véritable trahison. Je dirai la vérité
sans crainte des assassins, car les assassins sont lâches et je sais défendre
ma vie contre eux. » Après avoir rappelé les attentats à la propriété du
mois de février et de mars : « Ainsi de crimes en amnistie et d'amnistie en
crimes, un grand nombre de citoyens en est venu à confondre les insurrections
séditieuses avec les insurrections contre la liberté. On a vu se développer
cet étrange système de liberté d'après lequel on vous dit : Vous êtes libres,
mais pensez comme nous, ou nous vous dénonçons aux vengeances du peuple ;
vous êtes libres, mais courbez la tête devant l'idole que nous encensons, ou
nous vous dénonçons aux vengeances du peuple ; vous êtes libres, mais
associez-vous à nous pour persécuter les hommes dont, nous redoutons la
probité et les lumières, ou nous vous désignons par des dénonciations
ridicules et nous vous dénonçons aux vengeances du peuple ! « Alors,
citoyens, il a été permis de craindre que la Révolution, comme Saturne,
dévorât successivement tous ses enfants. « Une
partie des membres de la Convention nationale a regardé la Révolution comme
finie du jour où la France a été constituée en république ; dès lors elle a
pensé qu'il convenait d'arrêter le mouvement révolutionnaire, de rendre la
tranquillité au peuple, et de faire promptement les lois nécessaires pour que
cette tranquillité fut durable ; d'autres membres, au contraire, alarmés des
dangers dont la coalition des rois nous menace, ont cru qu'il importait de
perpétuer l'effervescence. La Convention avait un grand procès à juger. Les
uns ont vu dans l'appel au peuple ou dans la simple réclusion du coupable un
moyen d'éviter une guerre qui allait faire répandre des flots de sang, et un
hommage solennel rendu à la souveraineté nationale. Les autres ont vu dans
cette mesure un germe de guerres intestines et une condescendance pour le
tyran ; ils ont appelé les premiers royalistes ; les premiers ont accusé les
seconds de ne se montrer si ardents à faire tomber la tête de Louis que pour
placer la couronne sur le front d'un nouveau tyran. Dès lors le feu des
passions s'est allumé avec fureur dans le sein de cette Assemblée, et
l'aristocratie, ne mettant plus de bornes à ses espérances, a conçu
l'infernal projet de détruire la Convention par elle-même. L'aristocratie
s'est dit : Enflammons encore les haines, faisons en sorte que la Convention
nationale elle-même soit le cratère brûlant d'où sortent ces expressions
sulfureuses de conspiration, de trahison, de contre-révolution, notre rage
fera le reste ; et si dans le mouvement que nous aurons excité périssent
quelques membres de la Convention, nous présenterons ensuite à la France
leurs collègues comme des assassins et des bourreaux. » Après avoir
dénoncé tous les faits qui révélaient un plan d'insurrection et d'assassinat
clans les journées des 9 et 10 mars : « Citoyens, poursuit Vergniaud, telle
est la profondeur de l'abîme qu'on avait creusé sous vos pas. Le bandeau
est-il enfin tombé de vos yeux ? Aurez-vous appris enfin à reconnaître les
usurpateurs du titre d'amis du peuple ? « Et
toi, peuple infortuné, seras-tu plus longtemps la dupe des hypocrites qui
aiment mieux obtenir les applaudissements que les mériter ? Les
contre-révolutionnaires te trompent avec les mots, d'égalité et de liberté !
Un tyran de l'antiquité avait un lit de fer sur lequel il faisait étendre ses
victimes, mutilant celles qui étaient plus grandes que le lit, disloquant
douloureusement celles qui l'étaient moins pour leur faire atteindre le
niveau. Ce tyran aimait l'égalité, et voilà celle des scélérats qui te
déchirent par leur fureur. L'égalité pour l'homme social n'est que celle des
droits, elle n'est pas plus celle des fortunes que celle des tailles, celle
des forces, de l'esprit, de l'activité, de l'industrie et du travail : c'est
la licence qu'on représente sous l'apparence de la liberté ; elle a, comme
les faux dieux, ses druides qui veulent la nourrir de victimes humaines.
Puissent ces prêtres cruels subir le sort de leurs prédécesseurs ! Puisse
l'infamie sceller à jamais la pierre déshonorée qui couvrira leur cendre ! « Et
vous, mes collègues, le moment est venu : il faut choisir enfin entre une
énergie qui vous sauve et la faiblesse qui perd tous les gouvernements ; si
vous mollissez, jouets de toutes les factions, victimes de tous les
conspirateurs, vous serez bientôt esclaves. Citoyens, profitons des leçons de
l'expérience ; nous pouvons bouleverser les empires par des victoires, mais
nous ne ferons des révolutions chez les peuples que par le spectacle de notre
bonheur. Nous voulons renverser les trônes, prouvons que nous savons être
heureux avec une république ; si nos principes se propagent avec tant de
lenteur chez les nations étrangères, c'est que leur éclat est obscurci par
des sophismes, par des mouvements tumultueux, et surtout par un crêpe
ensanglanté. Lorsque les peuples se prosternèrent pour la première fois
devant le soleil, pour l'appeler père de la nature, pensez-vous qu'il fut
voilé par les nuages destructeurs qui portent les tempêtes ? Non, sans doute
: brillant de gloire il s'avançait alors dans l'immensité de l'espace et
répandait sur l'univers la fécondité et la lumière. « Eh
bien, dissipons par notre fermeté ces nuages qui enveloppent notre horizon
politique, foudroyons l'anarchie non moins ennemie de la liberté que le
despotisme, fondons la liberté sur les lois et sur une sage constitution ;
bientôt vous verrez les trônes s'écrouler, les sceptres se briser, et les
peuples, étendant leurs bras vers nous, proclamer par des cris de joie la
fraternité universelle. » Ce
discours éloquent, qui faisait applaudir l'orateur, ne produisit qu'un vain
retentissement de paroles qui agita l'âme de l'Assemblée sans lui donner
aucune direction. Marat
succéda à l'orateur des Girondins. Le cynisme de sa contenance à la tribune
disait assez qu'il méprisait cette éloquence et qu'il n'y prétendait pas. « Je
ne me présente pas, dit-il, avec des discours fleuris, avec des phrases
parasites, pour mendier des applaudissements ; je me présente avec quelques
idées lumineuses, faites pour dissiper tout ce vain batelage que vous venez
d'entendre. Personne plus que moi ne s'afflige de voir ici deux partis, dont
l'un ne veut pas sauver la Révolution, et dont l'autre ne sait pas la sauver.
A ces mots, la salle et les tribunes éclatent en applaudissements comme pour
enfoncer dans l'âme des Girondins le trait que Marat vient de lancer.
Celui-ci montre de la main le banc de Vergniaud et de ses amis. « Ici,
dit-il, « sont les hommes d'État, je ne leur fais pas à tous un crime de leur
égarement, je n'en veux qu'à leurs chefs ; mais il est prouvé que les hommes
qui ont fait l'appel au peuple voulaient la guerre civile, et que ceux qui
ont voté pour la conservation du tyran votaient pour la conservation de la
tyrannie. Ce n'est pas moi d'ailleurs qui les poursuis, c'est l'indignation
publique. Je m'oppose à l'impression d'un discours qui porterait dans les
départements le tableau de nos dissensions et de nos alarmes. »
L'Assemblée, déjà partagée en deux moitiés égales, dont chacune voulait
effacer la victoire pour ne pas paraître vaincue, vota à la fois l'impression
du discours de Vergniaud et celle du discours de Marat. Une telle approbation
ressemblait tellement à une injure, que Vergniaud offensé déclara que son
improvisation s'était effacée de sa mémoire. XXI. Danton,
à cette époque, avait des conférences fréquentes avec Guadet, Gensonné et
Vergniaud ; il inclinait évidemment vers le parti de ces hommes dont les
lumières, l'éloquence et les mœurs promettaient à la république un
gouvernement moins anarchique au dedans, plus imposant au dehors. Sa conduite
avec ce parti se ressentait tous les jours davantage de ces dispositions
secrètes. Sans cesse attaqué par Brissot, par Valazé, par Louvet, par
Barbaroux, par Isnard, par Buzot, par tous ceux des jeunes Girondins que
dirigeait la vertueuse indignation de Roland, et que soufflait la colère de
sa femme, Danton souffrait en silence leurs insinuations contre lui. Il
affectait de ne pas entendre. Il ne répondait jamais. Soit magnanimité, soit
prudence, il contenait en lui sa fougue et ne cessait de refuser le combat
que les imprudents de la Gironde ne cessaient de lui offrir. Danton déployait
de jour en jour davantage le génie d'un homme d'État. Homme d'action surtout,
il apportait aux Girondins la puissance de volonté et d'unité qui leur
manquait ; il avait le cœur du peuple, dont Vergniaud et ses amis n'avaient
que l'oreille ; il eût donné la foule aux Girondins, qui avaient déjà les
propriétaires avec eux ; unis, ils auraient comprimé l'anarchie au cœur de la
France en soulevant le sol national et en lançant la Révolution au-delà des
frontières. Danton avait l'instinct de cette mission, il déplorait amèrement
l'obstination des amis de Roland à s'éloigner de lui : « Leur haine contre
moi les perd et me perdra peut-être après eux ! » disait-il aux
négociateurs qui s'interposaient, entre eux et lui, « les insensés ! ils
ne savent pas ce qu'ils repoussent ! » Mais, malgré les
rapprochements souvent tentés par les modérés de la Gironde, la
réconciliation échouait toujours. Le passé de Danton frappait de stérilité
son génie ; sa complicité avec les exécuteurs de septembre le poursuivait, et
poursuivait en lui la république. XXII. C'est à
cette époque que fut institué sur la proposition d'Isnard le premier comité
de salut public. Les membres furent nommés avec impartialité. C'étaient
Dubois-Crancé, Péthion, Gensonné, Guy ton de Morveau, Robespierre, Barbaroux,
Ruhl, Vergniaud, Fabre d'Églantine, Buzot, Delmas, Guadet, Condorcet, Bréard,
Camus, Prieur (de la Marne), Camille Desmoulins, Barrère, Quinette, Danton,
Sieyès, Lasource, Isnard, Cambacérès, Jean Debry. Les membres suppléants
étaient Treilhard, Aubry, Garnier (de Saintes), Lindet, Lefebvre, Lareveillère-Lépeaux,
Ducos, Sillery, Lamarque et Boyer-Fonfrède. Les forces des partis s'y
balançaient. Un redoublement d'énergie caractérisa les actes du gouvernement
et de la commune pendant cette courte période de conciliation. Le danger de
la patrie tendait toutes les pensées vers la guerre. Le tocsin sonnait dans
Paris, le rappel battait, les sections couraient aux armes. Santerre était à
la tête de deux mille citoyens armés. La Convention ordonnait. Le comité de
salut public dirigeait. La commune exécutait des visites domiciliaires pour
arrêter les conspirateurs, désarmer les aristocrates, exiler de la capitale
les nobles, les prêtres suspects. Le tribunal révolutionnaire commençait à
siéger et à rendre ses premiers jugements. L'instrument des supplices se
dressait sur la place de la Révolution comme une institution complémentaire
de la république. Mais les Girondins détournaient le couteau sur les têtes
des émigrés et des aristocrates, et n'osaient frapper leurs véritables
ennemis. XXIII. Depuis
la retraite de son mari, madame Roland désespérait de la liberté. Les froides
théories de Robespierre glaçaient son cœur. Les haillons de Marat offensaient
ses yeux. Renfermée dans la solitude, elle se demandait déjà si l'idéal de la
Révolution qu'elle avait rêvé n'était pas un de ces mirages de l'âme qui
trompent par des perspectives séduisantes les imaginations altérées de bien,
et qui se convertissent en aridité et en soif quand on en approche. Il lui
eût été doux de mourir avant son désenchantement. L'ardeur de la lutte et la
grandeur de son courage avaient soutenu son âme pendant que son mari était au
pouvoir. Maintenant l'activité de sa pensée se retournait contre elle-même et
la dévorait. L'ingratitude du peuple venait avant la gloire. De toutes les
promesses de la république, madame Roland n'avait vu se réaliser que des
ruines et des crimes. La calomnie, qui s'acharnait sur elle et sur son mari,
l'effrayait plus que l'échafaud. Elle avait conservé ses amis Barbaroux,
Péthion, Louvet, Brissot, Buzot. Elle se préparait à quitter Paris et à se
retirer de nouveau avec son mari et son enfant dans sa maison du Beaujolais. Mais ce
n'était pas seulement pour fuir le bruit menaçant que ses ennemis faisaient
autour de son nom qu’elle allait s'abriter dans ses montagnes : c'était pour
se fuir elle-même. Les dangers que couraient ses amis lui révélaient la force
des sentiments qu'elle éprouvait pour eux. Chaste comme ces statues de
l'antiquité dont elle avait fait son modèle, elle craignit de profaner dans
son âme, par le feu d'un amour vulgaire, le feu pur et surnaturel de la
liberté. Elle résolut de s'éloigner. Elle avait besoin de sa propre estime
plus encore que de gloire. Elle voulait offrir une victime sans tache à la
mort. Mais l'agitation du moment, les comptes que Roland avait à rendre de sa gestion, les dangers tous les jours croissants suspendaient ce départ, de semaine en semaine. L'âme partagée entre son culte pieux pour Roland, son amour pour sa fille, ses inquiétudes sur ses amis, sa vigilance sur ses sentiments et sa douleur sur les maux de sa patrie, elle subissait à la fois toutes les angoisses de l'épouse, de la mère et du chef de parti. Elle connaissait à son tour l'amertume de la haine du peuple, les poisons de la calomnie, la froideur du foyer conjugal, les alarmes nocturnes sur la vie d'un époux et des enfants, et toutes ces angoisses qu'elle n'avait pas su plaindre dans la reine. Son logement, caché dans une sombre rue d'un quartier du Panthéon, contenait autant de troubles et de gémissements qu'un palais. |