HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME CINQUIÈME

 

LIVRE TRENTE-HUITIÈME.

 

 

I.

Reprenons le cours des événements de l'intérieur, que nous avons laissés en arrière pour ne point faire diverger le récit.

La concession que les Girondins avaient faite de la tête du roi n'avait point étouffé les germes de dissension dans le gouvernement. Les partis s'étaient un moment confondus ; ils ne s'étaient pas réunis. La faiblesse ne désarme pas, elle encourage a de nouvelles exigences. Les Girondins s'étaient dépouillés, en livrant la vie du roi, de la seule force d'opinion qui put lutter pour eux, dans la nation et au dehors. Le secret de leur faiblesse une fois révélé, on savait d'avance le dernier mot de leur résistance. On n'allait pas tarder à le leur demander.

Cependant, satisfaits de la grande victoire qu'ils venaient de remporter sur leurs adversaires, les Jacobins laissèrent un moment respirer leurs ennemis. Un certain accord s'établit même, en apparence, entre les comités de la Convention et la commune de Paris, pour refréner les excès et concentrer une grande force dans le gouvernement. On s'entendit pour faire rentrer dans son lit le flot populaire qui venait de submerger le trône.

 

II.

Danton se tenait à l'écart, dans une réserve et dans une fière indépendance, qui semblait devoir faire de lui l'arbitre des partis. Robespierre attendait qu'une nouvelle crise vînt le soulever et le porter plus loin et plus haut. Ni l'un ni l'autre alors ne fomentait les désordres et les agitations sans but de la multitude. Un seul homme dans la Convention troublait le concours apparent de toutes les volontés. Cet homme était Marat : véritable incarnation de l'anarchie. Danton personnifiait la force convulsive qui essaie de sauver les nations en leur donnant des accès de patriotisme poussés jusqu'au meurtre ; Robespierre, l'obstination de la foi philosophique qui marche à travers tous les événements à son but. Marat personnifiait en lui ces rêves vagues et fiévreux de la multitude qui souffre, qui gémit, qui s'agite au fond de toutes les sociétés. Classe qui, sans voix pour se faire entendre, sans action régulière pour se faire place, s'émeut comme un élément au souffle de toutes les factions, se fanatise d'espérances trompées, change ses déceptions en fureurs, et brise sans cesse les gouvernements, sans avoir pu briser encore les conditions de travail, d'oppression et de misère qui la retiennent dans la dégradation. Marat était le représentant du prolétariat moderne, sorte d'esclavage tempéré par le salaire. Il introduisait sur la scène politique cette multitude jusque-là reléguée dans son impuissance et souillée de ses haillons. La passion qui portait Marat à ce rôle n'était pas seulement la passion de la domination, c'était aussi en lui la passion de la réhabilitation des classes souffrantes et dégradées de l'espèce humaine. Il avait adopté cette cause désespérée. Il voulait qu'elle s'appelât dans l'avenir de son nom. Il voulait délivrer les classes souffrantes de leurs maux, et retourner contre les classes riches tous les fléaux qui pesaient depuis tant de siècles sur la partie opprimée du peuple ; il aspirait à lui restituer sa place dans le bien-être. Il prétendait y conduire les prolétaires. Seulement il les conduisait en barbares qui font invasion, le fer et le feu à la main, dans leurs droits reconquis, et qui ne savent trouver place pour eux sur la terre qu'en incendiant et en exterminant tout ce qui l'occupait avant eux.

Depuis le 10 août, Marat ne faisait plus seulement sortir sa voix des souterrains qu'il habitait, comme un gémissement du fond du peuple ; il se montrait avec affectation à la multitude, aux Jacobins, aux Cordeliers, à l'Hôtel-de-Ville, aux sections, dans tous les tumultes. Il commençait à s'affranchir de la tutelle de Danton, qu'il avait longtemps briguée et subie. Il commençait à disputer à Robespierre les applaudissements des Jacobins. Robespierre ne promettait au peuple que le règne de lois populaires, qui répartiraient plus équitablement le bien-être social entre toutes les classes. Marat promettait des renversements complets et des dépouilles prochaines. L'un retenait le peuple par sa raison, l'autre l'entraînait par sa folie. Robespierre devait être plus respecté, Marat plus redouté. Il sentait ce rôle et voilà en quels termes il se caractérisait lui-même dans l'Ami du Peuple :

 

III.

« Que mes lecteurs me pardonnent si je les entretiens aujourd'hui de moi. Ce n'est ni amour-propre ni fatuité, mais désir de mieux servir la chose publique. Comment me faire un crime de me montrer tel que je suis, quand les ennemis de la liberté ne cessent de me représenter comme un fou, comme un anthropophage, comme un tigre altéré de sang, afin d'empêcher le bien que je voudrais faire ! Né avec un cœur sensible, une imagination de feu, un caractère bouillant, franc, tenace, un esprit droit, un cœur ouvert à toutes les passions exaltées, et surtout à l’amour de la gloire ; élevé avec les soins les plus tendres dans la maison paternelle, je suis arrivé à la virilité sans m'être jamais abandonné à la fougue des passions. A vingt et un ans j'étais pur, et depuis longtemps déjà livré à l'étude et à la méditation.

« C'est à la nature que je dois la trempe de mon âme ; mais c'est à ma mère que je dois le développement de mon caractère, c'est elle qui fit éclore dans mon cœur l'amour de la justice et des hommes. C'est par mes mains qu'elle faisait passer les secours qu'elle donnait aux indigents ; l'accent d'intérêt qu'elle avait en parlant aux misérables m'inspira de bonne heure la tendresse qu'elle avait pour eux. A huit ans j'avais déjà le sens moral formé. A cet âge je ne pouvais supporter la vue des mauvais traitements exercés contre mes semblables. L'aspect d'une cruauté me soulevait d'indignation, le spectacle d'une injustice faisait bondir mon cœur comme un outrage personnel.

« Pendant ma première jeunesse mon corps était, débile. Je n'ai connu ni la joie, ni l'étourderie, ni les jeux des enfants. Docile et appliqué, mes maîtres obtenaient tout de moi par la douceur. Je n'ai jamais été châtié qu'une fois. J'avais alors onze ans. Le châtiment était injuste. On m'avait enfermé dans une chambre, j'ouvris la fenêtre et je me précipitai dans la rue.

« L'amour de la gloire fut à tout âge ma principale passion. A cinq ans j'aurais voulu être maître d'école, à quinze ans professeur, à dix-huit auteur, à vingt génie créateur, comme j'ambitionne aujourd'hui la gloire de m'immoler pour ma patrie ! Penseur dès mon adolescence, le travail de l'esprit est devenu le seul besoin pour moi, même dans la maladie. Mes plus doux plaisirs, je les ai trouvés dans la méditation, dans ces moments paisibles où l'âme contemple avec admiration le spectacle des cieux ; ou lorsque, repliée sur elle-même, elle semble s'écouter en silence, peser à la balance de la vraie félicité la vanité des grandeurs humaines, percer le sombre avenir, chercher l'homme au-delà du tombeau, et porter une inquiète curiosité sur les destinées éternelles.

« J'ai passé vingt-cinq ans dans la retraite, dans la lecture, dans la méditation des meilleurs livres sur la morale, la philosophie et la politique, pour en tirer les meilleures conclusions. Dans huit volumes de recherches métaphysiques, vingt de découvertes sur les sciences physiques, j'ai porté dans mes recherches un sincère désir d'être utile à l'humanité, un saint respect pour la vérité, le sentiment des bornes de l'humaine sagesse. Les charlatans du corps scientifique, les d'Alembert, les Condorcet, les Laplace, les Lalande, les Monge, les Lavoisier, voulaient être seuls sur le chandelier. Je ne pouvais même faire prononcer les titres de mes ouvrages. Je gémissais depuis cinq ans sous cette lâche oppression, quand la Révolution s'annonça par la convocation des états-généraux. J'entrevis bientôt où les choses en viendraient, et je commençai à respirer dans l'espoir de voir enfin l'humanité vengée, de concourir à rompre ses fers, et de monter à ma vraie place.

« Ce n'était encore là qu'un beau rêve ! il fut prêt à s'évanouir. Une maladie cruelle me menaçait d'aller l'achever dans la tombe. Ne voulant pas quitter la vie sans avoir fait quelque chose pour l'humanité, je composai sur mon lit de douleur l'Offrande à la patrie... Rendu à la vie, je ne m'occupai plus que des moyens de servir la cause de la liberté ! et ils m'accusent d'être un scélérat vendu ! Mais je pouvais amasser des millions en vendant simplement mon silence, et je suis dans la misère !... »

 

IV.

Ces lignes révélaient l'âme de Marat, une frénésie de gloire, une explosion perpétuelle de vengeance contre les inégalités sociales, et un amour pour les classes souffrantes, perverti jusqu'à la férocité envers les riches et les heureux.

Une telle soif de justice absolue et de nivellement soudain ne pouvait s'apaiser qu'avec du sang. Marat ne cessait d'en demander au peuple, par suite de cet endurcissement de l'esprit qui jouit d'immoler par la pensée ce qui résiste à l'implacabilité de ses systèmes.

Sa vie était pauvre et laborieuse comme l'indigence qu'il représentait. Il habitait un appartement délabré dans une maison obscure de la rue des Cordeliers, il gagnait son pain par sa plume. Un infatigable travail d'esprit, une colère chronique, des veilles prolongées enflammaient son sang, cavaient ses yeux, jaunissaient sa peau et donnaient à sa physionomie l'ardeur maladive et les tressaillements nerveux de la fièvre. Il prodiguait sa vie comme la vie des autres. Même quand ses longues et fréquentes maladies le retenaient cloué sur son lit de douleurs, il ne cessait pas d'écrire, avec la rapidité de la foudre, toutes les pensées soudaines que le bouillonnement de ses rêves faisait monter dans son imagination. Des ouvriers d'imprimerie emportaient une à une à l'atelier les feuilles imbibées de sa haine ; une heure après, les crieurs publics et des affiches placardées au coin des rues les répandaient dans tout Paris. Sa vie était un dialogue furieux et continu avec la foule. Il semblait regarder toutes ses impressions comme des inspirations et les recueillait à la hâte comme des hallucinations de la sibylle ou les pensées sacrées des prophètes. La femme avec laquelle il vivait le considérait comme un bienfaiteur méconnu du monde, dont elle recevait la première les confidences. Marat, brutal et injurieux pour tout le monde, adoucissait son accent et attendrissait son regard pour cette femme. Elle se nommait Albertine. Il n'y a pas d'homme si malheureux ou si odieux sur la terre à qui le sort n'ait ainsi attaché une femme dans son œuvre, dans son supplice, dans son crime ou dans sa vertu.

Marat avait, comme Robespierre et comme Rousseau, une foi surnaturelle dans ses principes. Il se respectait lui-même dans ses chimères comme un instrument de Dieu. Il avait écrit un livre en faveur du dogme de l'immortalité de l'âme. Sa bibliothèque se composait d'une cinquantaine de volumes philosophiques, épars sur une planche de sapin clouée contre le mur nu de sa chambre. On y remarquait Montesquieu et Raynal souvent feuilletés. L'Évangile était toujours ouvert sur sa table. « La Révolution, disait-il à ceux qui s'en étonnaient, est tout entière dans l'Évangile. Nulle part la cause du peuple n'a été plus énergiquement plaidée, nulle part plus de malédictions n'ont été infligées aux riches et aux puissants de ce monde. Jésus-Christ, » répétait-il souvent en s'inclinant avec respect à ce nom, « Jésus-Christ est notre maître à tous ! »

Quelques rares amis visitaient Marat dans sa morne solitude : c'était Armonville, le septembriseur d'Amiens ; Pons de Verdun, poète adulateur de toutes les puissances ; Vincent, Legendre, quelquefois Danton ; car Danton, qui avait longtemps protégé Marat, commençait à le craindre. Robespierre le méprisait comme un caprice honteux du peuple. Il en était jaloux, mais il ne s'abaissait pas à mendier si bas sa popularité. Quand Marat et lui se coudoyaient à la Convention, ils échangeaient des regards pleins d'injure et de mépris mutuels : « Lâche hypocrite ! » murmurait Marat : « Vil scélérat ! » balbutiait Robespierre. Mais tous deux unissaient leur haine contre les Girondins.

Le costume débraillé de Marat à cette époque contrastait également avec le costume décent de Robespierre. Une veste de couleur sombre rapiécée, les manches retroussées comme celles d'un ouvrier qui quitte son ouvrage ; une culotte de velours tachée d'encre, des bas de laine bleue, des souliers attachés sur le cou-de-pied par des ficelles, une chemise sale et ouverte sur la poitrine, des cheveux collés aux tempes et noués par derrière avec une lanière de cuir, un chapeau rond à larges bords retombant sur les épaules : tel était l'accoutrement de Marat à la Convention. Sa tête d’une grosseur disproportionnée à l'extrême petitesse de sa taille, son cou penché sur l'épaule gauche, l'agitation continuelle de ses muscles, le sourire sardonique de ses lèvres, l'insolence provocante de son regard, l'audace de ses apostrophes le signalaient à l'œil. L'humilité de son extérieur n'était que l'affiche de ses opinions. Le sentiment de son importance grandissait en lui avec le pressentiment de sa puissance. Il menaçait tout le monde, même ses anciens amis. Il raillait Danton sur son luxe et sur ses goûts voluptueux. « Danton, disait-il à Legendre, va-t-il toujours disant que je suis un brouillon qui gâte tout ? J'ai demandé autrefois pour lui la dictature, je l'en croyais capable. Il s'est amolli dans les délices. Les dépouilles de la Belgique et l'orgueil de ses missions l'ont enivré. Il est trop grand seigneur aujourd'hui pour s'abaisser jusqu'à moi. Camille Desmoulins, Chabot, Fabre d'Églantine et tous ses flatteurs me dédaignent. Le peuple et moi nous les surveillons. »

 

V.

La Convention s'efforça pendant quelque temps, par l'organisation de ses comités, de classer les lumières, les aptitudes et les dévouements individuels dont elle était remplie, et d'appliquer chacun de ses membres à la fonction pour laquelle sa nature, ses facultés et ses études semblaient le désigner. C'était le gouvernement et l'administration nommés pour ainsi dire par l'acclamation publique. La constitution, l'instruction publique, les finances, les armées, la marine, la diplomatie, la sûreté générale des citoyens, le salut public enfin, cette attribution suprême qui donne à une nation la souveraineté de ses propres destinées, formèrent autant de comités distincts où s'élaboraient, dans des discussions intimes et dans des rapports approfondis, les différentes matières du gouvernement, d'économie politique ou d'administration. La Convention utilisait ainsi toutes les aptitudes en les concentrant sur les objets spéciaux à leur compétence. Elle réservait aux séances publiques les grandes luttes de théories ou de passions politiques qui ébranlaient l'empire, et qui faisaient tour à tour triompher ou succomber les partis. Mais le nerf de l'administration intérieure ou de la défense extérieure fut placé dans les comités. Ce ressort continuait à agir sourdement pendant que la Convention paraissait déchirée par ses convulsions publiques.

L'organisation du gouvernement républicain, dans un pays accoutumé depuis tant de siècles à l'unité et à l'arbitraire du gouvernement monarchique, fut la première nécessité et la première pensée de la Convention. Elle appela au comité de constitution les hommes qu'elle supposait doués à un plus haut degré du génie ou de la science des institutions humaines. Elle ne fit pas acception de parti, mais de mérite, dans ces premiers choix. Les Girondins y dominaient, mais y dominaient à titre de lumières plus qu'à titre de faction. C'était Sieyès, c'était Thomas Payne, c'était Brissot, c'était Péthion, c'était Vergniaud, c'était Gensonné, c'était Barrère qui communiquait l'enthousiasme en le simulant ; c'était Condorcet, c'était Danton enfin. Robespierre, odieux aux Girondins et suspect d'anarchie, n'en fut pas. Il en conçut une humiliation profonde et un ressentiment qu'il déguisa sous l'apparence du dédain.

 

VI.

Le comité d'instruction publique, le plus important après celui de la constitution, dans un moment où il fallait transformer les mœurs du peuple comme on transformait ses lois, se composait des philosophes, des lettrés et des artistes de la Convention. Condorcet, Prieur, Chénier, Hérault de Séchelles, Lanjuinais, Romme, Lanthenas, Dusaulx, Mercier, David, Lequinio, Fauchet en étaient les principaux membres. Cambon régnait au comité des finances. Jacobin par sa passion pour la république, Girondin par sa haine des anarchistes, probe comme la main du peuple dans son propre trésor, inflexible comme un chiffre. Le comité de salut public, qui devait absorber tous les autres et se placer au-dessus de toutes les lois comme la fatalité, ne fut organisé que deux mois plus tard, et ne régna que six mois après.

Pendant que ces comités préparaient dans le silence la constitution et les systèmes d'éducation, de guerre, de finance et de bienfaisance publique, l'agitation du peuple de Paris rappelait sans cesse la Convention à l'urgence et à l'imprévu. La guerre et la faim poussaient également le peuple à la sédition. Par une fatale coïncidence, les années de troubles pour la France avaient été des années de stérilité pour la terre ; des hivers longs et âpres avaient gelé les blés, les saisons avaient été rudes. On eût dit que les éléments eux-mêmes combattaient contre la liberté. La panique, en exagérant la rareté des grains, avait assombri l'imagination publique ; les fleuves étaient glacés, le bois rare, le pain cher ; le prix élevé de toutes les subsistances présentait la détresse et la mort sous la forme où elle soulève le plus de griefs dans le peuple : la famine. Le travail manquait aux ouvriers ; le luxe avait disparu avec la sécurité qui le fait naître ; les riches affectaient l'indigence pour échapper à la spoliation ; les nobles et les prêtres avaient emporté dans leur fuite, ou enfoui dans les caves, dans les jardins, dans les murs de leurs demeures, une partie considérable de l'or et de l'argent monnayés, signes de la valeur, moyens d'échange, mobiles de circulation, sources du travail et du salaire. Les confiscations ou les séquestres paralysaient entre les mains de la république une masse immense de terres incultes et de maisons inhabitées.

Pour suppléer à l'or et à l'argent, qui semblaient avoir tari tout à coup, l'Assemblée constituante avait créé une monnaie de papier sous le nom d'assignats. Cette monnaie de confiance, si le peuple avait voulu la comprendre et l'adopter, aurait eu les mêmes effets que la monnaie métallique ; elle aurait multiplié les transactions entre les particuliers, alimenté le travail, payé l'impôt, représenté le prix des terres. Une monnaie, quoi que disent quelquefois des économistes, n'a jamais d'autre valeur que celle de la convention qui la crée et du crédit qu'elle porte avec elle. Il suffit que la proportion entre les choses achetées et le signe qui les achète ne puisse pas être soudainement et arbitrairement changé par une multiplication désordonnée de ce signe monétaire ; le prix réel et vrai de toutes choses s'établit d'après cette proportion. La loi seule, et une loi probe et prudente, peut donc frapper monnaie. Que la loi frappe monnaie en or, en argent, en cuivre, en papier, peu importe, pourvu que cette proportion soit religieusement gardée et que le peuple conserve ainsi confiance dans la sincérité et dans le crédit de ce signe. La lettre de change, monnaie individuelle qui n'a d'autre valeur que la signature de celui qui la crée, supplée entre les particuliers à un numéraire incalculable. Elle a tous les effets de l'or et de l'argent. Ce n'est qu'une monnaie frappée par chacun et représentative de la confiance qu'on a dans l'individu. Comment l'État, qui représente la fortune et le crédit de tous, ne frapperait-il pas une monnaie de papier aussi inviolable et aussi accréditée que celle des simples citoyens ?

 

VII.

Mais le peuple avait l'habitude de l'or. Il voulait peser et palper sa valeur. Il n'avait pas de foi dans le papier. Tant que les vérités ne sont pas devenues des habitudes, elles paraissent des pièges au peuple.

Déplus, le gouvernement, pressé par des nécessités croissantes, avait multiplié trop soudainement le nouveau signe monétaire de papier. De là, dépréciation du signe et évanouissement de la richesse monétaire entre les mains de celui qui la possédait ou qui l'acceptait ; de là aussi des lois implacables contre ceux qui refusaient de l'accepter ; de là, enfin, ralentissement de circulation, dépression du commerce, danger des affaires, suspension des échanges, cessation du travail libre, disparition du salaire, exténuation de l'ouvrier ; les propriétaires et les riches vivaient des produits directs de leurs terres ou de sommes réservées en or et en argent, dont ils ne laissaient échapper, d'une main avare, que la quantité nécessaire à la satisfaction de leurs besoins les plus urgents. On cultivait mal. On consommait peu. On ne bâtissait plus. Les voitures, les chevaux avaient disparu. Les meubles n'étaient plus renouvelés. Les vêtements affichaient la peur, l'avarice ou la misère. La vie, réduite au plus étroit nécessaire, retranchait tout emploi et tout salaire à ces innombrables artisans que nourrissent les besoins factices d'une société calme.

 

VIII.

Les commerçants des grandes villes, ces intermédiaires entre le consommateur qui veut acheter à bas prix et le producteur qui veut vendre cher, ajoutaient encore l'usure de leurs spéculations et de leurs accaparements au prix des denrées. Le commerce profite de tout pour s'enrichir, même de la faim ; ce n'est pas son vice seulement, c'est sa nature. La soif de l'or endurcit comme la soif du sang.

Une lutte violente s'animait tous les jours davantage entre le bas peuple de Paris et le commerce de détail. La haine contre les épiciers, ces débitants des petites consommations journalières des masses, était devenue aussi ardente et aussi sanguinaire que la haine contre les aristocrates. Les boutiques étaient assiégées d'autant d'imprécations que les châteaux. De continuelles émeutes à la porte des boulangers, des marchands de vin et sur le seuil des magasins d'épiciers, troublaient la rue. Des bandes affamées, à la tête desquelles marchaient des femmes et des enfants, enseignes de détresse, sortaient tous les matins des quartiers populeux et des faubourgs pour se répandre dans les quartiers riches et stationner devant les maisons suspectes d'accaparement. Ces bandes entouraient la Convention et en forçaient quelquefois les portes pour demander à grands cris du pain ou l'abaissement violent du prix des denrées. Ces légions de femmes qui habitent les bords ou les bateaux du fleuve, et qui gagnent leur vie et celle de leurs enfants à blanchir le linge d'une grande ville, venaient sommer la Convention de réduire le prix du savon, élément de leur profession, de l'huile, de la chandelle, du bois nécessaire à leur ménage.

Elles demandaient le maximum, c'est-à-dire la taxe des marchandises, l'arbitraire du gouvernement, placé entre le commerçant et le consommateur pour modérer les gains de l'un, pour favoriser les besoins de l'autre. Si la pensée du maximum était légitime, l'exécution en était impossible. La justice qu'on prétendait faire ainsi au consommateur nécessiteux pouvait à chaque instant devenir une injustice ou une oppression envers le commerçant. La loi allait agir à tâtons et substituer l'arbitraire à la liberté des échanges. Le maximum, pour être juste, aurait dû changer aussi souvent son chiffre qu'il y avait de variations dans les prix d'acquisition des marchandises. Or nul ne pouvait parvenir à cette appréciation. Toute spéculation se trouvait détruite. La spéculation est l'âme du commerce ; le commerce, assujetti à ces interventions inquisitoriales, devait cesser d'approvisionner la France ; c'était la mort des transactions que le peuple demandait. Ces mesures, vivement combattues par la haute raison des Girondins, par Robespierre, par Hébert et Chaumette même, allaient porter, dans les approvisionnements de Paris et dans les rapports du peuple et du marchand, le trouble et la disette quelles avaient pour objet de prévenir. Mais si le peuple comprend vite les questions purement politiques et les vérités nationales, parce qu'il les comprend par le cœur et qu'il les résout par la passion, il est lent à comprendre les questions économiques, parce qu'elles exigent l'application d'une intelligence exercée et les lumières de l'expérience. L'économie politique est une science, la politique n'est qu'un sentiment ; aussi est-ce par ce côté qu'il est plus aisé d'égarer les masses, surtout quand la misère et la faim viennent passionner les sophismes.

 

IX.

Marat et ses partisans avaient adopté fanatiquement cette cause du maximum. Ils poussaient le peuple par la faim à la taxe et au pillage des riches. Les feuilles de Marat sonnaient tous les jours le tocsin de la famine.

« Il est incontestable », disait-il dans l'Ami du peuple du 23 février, « que les capitalistes, les agioteurs, les monopoleurs, les marchands de luxe, les suppôts de la chicane, les ex-robins, les ex-nobles sont, à quelques exceptions près, les suppôts de l'ancien régime, qui regrettent les abus dont ils profitaient pour s'engraisser des dépouilles publiques. Dans l'impossibilité de changer leur cœur, vu la vanité des moyens employés jusqu'ici pour les rappeler au devoir, et désespérant de voir nos législateurs prendre les grandes mesures pour les y forcer, je ne vois que la destruction totale de cette engeance maudite qui puisse rendre la tranquillité à l'État : les voilà qui redoublent de scélératesse pour affamer le peuple par l'élévation extraordinaire du prix des denrées de première nécessité, et par la perspective de la disette. Le pillage des magasins, à la porte desquels on pendrait quelques accapareurs, mettrait bientôt fin à ces malversations, qui réduisent cinq millions d'hommes au désespoir et qui en font mourir des milliers de misère. Les députés du peuple ne sauront-ils donc jamais que bavarder sur ses maux sans jamais lui présenter le remède ? Laissons là les lois, il est évident qu'elles ont été toujours sans effet ! Au reste, cet état de choses ne peut durer plus longtemps ; un peu de patience, et le peuple sentira enfin cette grande vérité : qu'il doit se sauver lui-même. Les scélérats qui cherchent, pour le remettre aux fers, à le punir de s'être défait d'une poignée de traîtres les 2, 3 et 4 septembre, qu'ils tremblent d'être mis eux-mêmes au nombre des membres pourris qu'il est utile de retrancher du corps politique !

« Infâmes hypocrites, qui vous efforcez de perdre la patrie, sous prétexte de relever le règne de la loi, montez donc à la tribune ! osez me dénoncer ! Cette feuille à la main, je suis prêt à vous confondre ! »

 

X.

On ne pouvait prêcher en termes plus formels le pillage et l'assassinat. Le lendemain, le peuple, dont la feuille de Marat était la tribune à quarante mille voix, obéit au signe de son apôtre ; des bandes affamées sortirent des faubourgs, des ateliers, des lieux suspects, se répandirent comme une invasion dans les riches quartiers de Paris, forcèrent la porte des boulangers, enfoncèrent les magasins d'épiciers, se distribuèrent, en les taxant, les denrées de première nécessité, le pain, le savon, l'huile, la chandelle, le café, le sucre, le fromage, et pillèrent ensuite quelques boutiques de comestibles.

Le lendemain, Barrère, organe des centres, demanda que la loi fût vengée ! « Tant que je serai représentant du peuple, dit-il, je ferai imperturbablement la guerre à ceux qui violent les propriétés, et qui mettent le pillage et le vol à la place de la morale publique, couvrant ces crimes du masque du patriotisme. »

Le Girondin Salles lit à la tribune la provocation sanguinaire de Marat. « Le décret d'accusation contre ce monstre ! » s'écrient une foule de députés. Marat s'élance à la tribune aux applaudissements de ses amis apostés par lui dès le matin parmi les spectateurs. « Les mouvements populaires qui ont eu lieu hier, dit-il en regardant Salles et Brissot, sont l'œuvre de cette faction criminelle et de ses agents ; ce sont eux qui envoient dans les sections des émissaires pour y fomenter des troubles. Dans l'indignation de mon âme j'ai dit qu'il fallait piller les magasins des accapareurs et les pendre à la porte de leur maison, seul moyen efficace de sauver le peuple ; et oh ose demander contre moi le décret d'accusation ! » A ces mots l'indignation soulève la salle presque entière. Les imprécations étouffent la voix de l'orateur. Marat sourit de dédain pour ces âmes faibles. « Les imbéciles ! » dit-il en abandonnant la tribune.

Lareveillère-Lépeaux, homme intègre et neutre entre les partis, rend témoignage de l'intégrité de Roland et le justifie des calomnies de Marat. « Il est temps de savoir, s'écrie Lareveillère-Lépeaux, si la Convention saura se décider entre le crime et la vertu ? — Qui oserait défendre Marat ? » murmure-t-on de toutes parts. — « Moi ! répond Thirion. — Je ne veux pas de défenseur, » répond l'Ami du peuple ; « c'est là une manœuvre de la cabale qui poursuit en moi la députation de Paris. Ils veulent m'éloigner de l'Assemblée parce que je les importune en dévoilant leurs complots. — Marat est crédule, dit Carra, il fait tort par ses emportements à ses amis, il jette de la défaveur sur la Montagne. » Marat interrompt Carra. « Le perfide commentaire de Carra ne tendrait qu'à conduire à l'échafaud les meilleurs patriotes. » Buzot demande ironiquement la parole pour Marat. « Je suis assez fort pour me défendre moi-même, » dit audacieusement l'accusé. — « Pourquoi, continue Buzot, accuseriez-vous cet homme, il n'écrit dans son journal que ce qui se dit tous les jours à cette tribune, il n'est que l'organe imprudent des calomnies qu'on ne cesse de vomir contre nous et contre les meilleurs citoyens, il n'est que le précurseur de cette anarchie qui contient dans ses derniers fléaux la royauté ! Le décret que vous porteriez contre lui ne ferait que donner de l'importance à un homme qui n'agit pas de lui-même, mais qui n'est que l'instrument d'hommes pervers. » Les murmures de la Montagne grondent contre Buzot et changent en fureur contre les Girondins l'indignation contre Marat. Salles, Valazé, Boileau, Fonfrède demandent le décret d'accusation, Bancal l'expulsion, Pereyres la déclaration de démence. La Convention, debout, se divise en deux groupes inégaux, d'où partent les exclamations, les dérisions, les invectives. « L'appel nominal ! s'écrie Boileau. Que l'on connaisse enfin les amis de Marat et les lâches qui craignent de le frapper ! — Qu'il parle, s'écrie-t-on, il est accusé, il a le droit de parler ! »

Marat s'adressant alors aux Girondins : « Il n'y a ici ni justice ni pudeur ! Les Girondins se lèvent comme un seul homme, et semblent écraser du geste et de la voix l'insolence de l'orateur. « Oui, décrétez moi d'accusation, » poursuit Marat avec un sourire de défi, « mais en même temps décrétez de démence ces hommes d'État. » C'était le nom dont les démagogues de la commune et Robespierre lui-même qualifiaient les amis de Roland. Tallien, un des premiers disciples de Marat, s'obstine en vain à défendre son maître, les vociférations des centres couvrent la voix de Tallien. Un dernier mot de Vergniaud fait renvoyer l'accusation aux tribunaux ordinaires, et charge le ministre de la justice de poursuivre les auteurs et les instigateurs de pillage.

« C'est une scélératesse ! » s'écrie Marat ; et il sort protégé par les applaudissements de la Montagne. Tout en flétrissant les doctrines, la Montagne couvrait l'homme. Ce qu'elle aimait dans Marat, c'était l'ennemi des Girondins.

 

XI.

C'est peu de jours après ces désordres qu'on apprit les troubles de Lyon et l'insurrection en masse de la Vendée, premiers symptômes de guerre civile. Ces symptômes éclataient au moment où Dumouriez fléchissait et trahissait aux frontières, et où l'anarchie déchirait Paris ; mais l'attention de la Convention se portait tout entière aux frontières.

Là, les désastres succédaient aux désastres. On apprit coup sur coup les revers de Custine en Allemagne, la déroute de l'armée du Nord et les conspirations transparentes de Dumouriez. L'Espagne commença les hostilités. La Convention, sur le rapport de Barrère, répondit sans hésitation par une déclaration de guerre à la cour de Madrid. La Convention, loin de déguiser ses périls à la nation, chercha le salut dans le péril même. Elle le dévoila tout entier. Quatre-vingt-treize commissaires furent nommés à l'instant pour porter clans les différentes sections de Paris la nouvelle de la défaite de nos armées et des dangers de nos frontières. La commune fit arborer un drapeau noir, signe de deuil et de mort, au sommet des tours de la cathédrale. Les théâtres se fermèrent. Le rappel fut, battu comme un tocsin de guerre, pendant vingt heures de suite, dans tous les quartiers. Des orateurs ambulants lurent sur les places publiques une proclamation du conseil qui empruntait à l'hymne des Marseillais son impétuosité : « Aux armes, citoyens ! aux armes ! si vous tardez, tout est perdu ! Les sections, dont chacune était devenue une municipalité agissante et une Convention délibérante, votèrent des mesures désespérées. Elles demandèrent la prohibition de la vente du numéraire, la peine de mort contre le commerce de l'argent monnayé, la création d'une taxe sur les riches, la destitution du ministre de la guerre, l'accusation contre Dumouriez et ses complices ; enfin, la création d'un tribunal révolutionnaire pour juger Brissot, Péthion, Roland, Buzot, Guadet, Vergniaud et tous les Girondins, dont la modération perfide perdait la patrie, sous prétexte de sauver la légalité.

 

XII.

Danton, tour à tour à la Convention ou aux camps, s'élevant au-dessus des deux partis par l'élan de son caractère, chassa de la voix et du geste le peuple aux frontières, et sembla commander à la Convention la concorde, pour concentrer toute l'énergie contre l'étranger. Robespierre, au nom des Jacobins, adressa au peuple une proclamation qui imputait aux Girondins tous nos revers. Il les accusait d'avoir été les instigateurs du pillage pour déshonorer les doctrines populaires, et pour ranger les riches 7 les propriétaires et les commerçants du côté de la contre-révolution. Il demanda un rempart de têtes entre la nation et ses ennemis, et d'abord celles des Girondins.

Mais au-dessous de ce mouvement visible des Jacobins de la commune, des Cordeliers et des sections, qui bouillonnait contre les maîtres de la Convention, un conciliabule souterrain, quelquefois public, quelquefois caché, s'occupa de réunir et d'enflammer lés éléments d'une insurrection du peuple contre la majorité de la Convention. Ce comité insurrectionnel se rassemblait tantôt dans une salle de l'Hôtel-de-Ville, tantôt en plus petit nombre dans une maison du faubourg Saint-Marceau. On y comptait Marat, Dubois-Crancé, Duquesnoy, Drouet, Choudieu, Pache, maire de Paris, Chaumette, Hébert, Momoro, Panis, Dubuisson, l'Espagnol Gusman, Proly, Pereyres, Dopsent, président de la section de la Cité, un des organisateurs des massacres des prisons ; Hassenfratz, Henriot, Dufourny. Les agents secondaires étaient pour la plupart des hommes du 6 octobre, du 20 juin, du 10 août, du 2 septembre, cadre révolutionnaire que la commune avait conservé. Ces hommes de main, après avoir obéi à l’impulsion de Péthion et de ses amis, étaient prêts à obéir à l'impulsion de Pache, de Marat et de Robespierre. Flot révolutionnaire dont la nature était de déborder sans cesse. Tout ce qui tendait à fixer la Révolution leur était insupportable. On retrouvait parmi ces hommes d'exécution Maillard, le président des massacres de l'Abbaye ; Cerat, qui avait dirigé les assassinats aux Carmes et qui était maintenant juge de paix de la section du Luxembourg ; Gonchon, le Danton du faubourg Saint-Antoine ; Varlet ; le teinturier Malard, ami de Billaud-Varennes ; le coiffeur Siret, qui depuis la prise de la Bastille, où il avait essayé son courage, n'avait manqué à aucun des combats de la Révolution ; le tanneur Gibon, patriote entraîné par Henriot, et confondant comme lui le patriotisme et le crime ; Lareynie, l'ancien grand-vicaire de Chartres, poursuivant jusqu'au bout, dans la Révolution, la ruine des institutions qu'il avait abjurées ; Alexandre, qui affectait dans son faubourg l'ascendant militaire ; et enfin le cordonnier Chalandon, président du comité révolutionnaire de la section, et dont le célèbre avocat Target mendiait lâchement la protection, fréquentait la table et rédigeait les harangues.

 

XIII.

Le 6 mars, dans la nuit, le comité d'insurrection générale se réunit plus mystérieusement que de coutume. Les membres d'une implacable résolution et d'un secret à toute épreuve y avaient été seuls convoqués. Ils étaient las du nom d'assassins que Vergniaud et ses amis leur lançaient du haut de la tribune. Ils espéraient que Danton, qui avait été leur complice et sur qui rejaillissaient les injures des Girondins, s'unirait à eux pour écraser ces ennemis communs. Ils étaient prêts à lui décerner la dictature du patriotisme. Ils attendaient d'heure en heure son retour de l'armée, où il avait couru une troisième fois pour raffermir les troupes ébranlées.

 

XIV.

Danton, informé par une lettre de son beau-frère, Charpentier, de la maladie de sa femme, était reparti précipitamment de Condé pour venir recueillir le dernier soupir de la compagne de sa jeunesse. La mort l'avait devancé. En descendant de voiture à la porte de sa maison, on lui annonça que sa femme venait d'expirer. On voulut l'éloigner de ce funèbre spectacle ; mais Danton, qui, sous l'impétuosité de ses passions politiques et sous les débordements de sa vie, nourrissait une tendresse mêlée de respect pour la mère de ses deux enfants, écarta les amis qui lui disputaient le seuil de sa maison, monta éperdu dans la chambre, se précipita vers le lit, souleva le linceul, et, couvrant de baisers et de larmes le corps à demi refroidi de sa femme, passa toute la nuit en gémissements et en sanglots.

Nul n'osa interrompre sa douleur et l'arracher à ce cercueil pour l'entraîner à la sédition. Les projets des conjurés furent ajournés à défaut de chef. Cependant Dubuisson harangua le comité et lui démontra l'urgence de prévenir les Girondins, qui parlaient tous les jours de venger les meurtres de septembre. « La mort, dit-il en finissant, à ces hypocrites de patriotisme et de vertu !

 

XV.

Les bras levés et les gestes de mort furent le silencieux applaudissement de ce discours de Dubuisson. Les noms de vingt-deux députés girondins furent débattus et leurs têtes dévouées. Ce chiffre de vingt-deux têtes correspondait, par une sorte de talion, à celui de vingt-deux Jacobins que Dumouriez avait promis, dit-on, de livrer à la vengeance de son armée et à la colère de l'étranger. Les uns proposèrent de pendre Vergniaud, Brissot, Guadet, Péthion, Barbaroux et leurs amis, aux branches des arbres des Tuileries ; les autres, de les conduire à l'Abbaye, et de renouveler sur eux la justice anonyme de septembre. Marat, dont le nom n'avait rien à craindre d'un forfait de plus, et pour qui la gloire n'était que l'éclat du crime, écarta ces scrupules : « On nous appelle buveurs de sang, dit-il ; eh bien ! méritons ce nom en buvant le sang de nos ennemis. La mort des tyrans est la dernière raison des esclaves. César fut assassiné en plein sénat, traitons de même les représentants traîtres à la patrie, et immolons-les sur leurs bancs, théâtre de leurs crimes. » Mamin, qui avait promené la tête de la princesse de Lamballe au bout de sa pique, se proposa, lui et quelques-uns de ses égorgeurs, pour assassiner les Girondins dans leur propre demeure. Hébert appuya ce dernier parti. « La mort sans bruit donnée dans les ténèbres vengera aussi bien la patrie des traîtres, et montrera la main du peuple suspendue à toute heure sur la tête des conspirateurs. » On s'arrêta à ce plan sans exclure néanmoins l'idée de Marat, si l'occasion d'un meurtre plus solennel se présentait, au milieu des désordres, dans l'assaut que le peuple donnerait à la Convention. On distribua les quartiers à soulever aux agitateurs, et on fixa pour l'exécution la nuit du 9 au 10 mars.

 

XVI.

Pendant que les conjurés du comité d'insurrection recrutaient leurs forces, une révélation fortuite informait les Girondins de la nature du complot tramé contre leur vie. Le coiffeur Siret, avec l'indiscrétion habituelle à sa profession, avait confié au président de la section de l'île Saint-Louis, Mauger, que le lendemain, à midi, les Girondins auraient cessé de vivre. Mauger, ami de Kervélégan, député du Finistère et un des plus fermes courages de la faction de Roland, se rendit, à la nuit tombante, chez Kervélégan, et le conjura, au nom de sa sûreté personnelle, de ne pas aller le lendemain à la séance de la Convention, et de ne pas coucher dans sa maison pendant la nuit du 9 au 10. Kervélégan, qui attendait ce soir-là les principaux chefs de la Gironde à souper, leur transmit l'avis de Mauger, et envoya prévenir tous les députés du même parti de s'abstenir d'aller à la Convention, et de s'absenter de leurs demeures pendant la journée et la nuit suivantes. Il courut lui-même chez Gamon, un des inspecteurs de la salle, pour provoquer les mesures nécessaires à la sûreté de la Convention. Il alla ensuite réveiller le commandant du bataillon des fédérés du Finistère à la caserne, et fit prendre les armes à ce bataillon. Déjà quelques groupes étaient en marche.

Louvet, le courageux accusateur de Robespierre, logeait alors dans la rue Saint-Honoré, non loin du club des Jacobins. Il savait que le premier soulèvement du peuple le choisirait pour première victime. Il menait d'avance la vie d'un proscrit, ne sortant que pour se rendre à la Convention, toujours armé, demandant asile à des toits différents pour passer la nuit, et ne fréquentant furtivement sa propre demeure que pour visiter la jeune femme qui s'était dévouée à lui. C'était cette Lodoïska dont il a immortalisé dans ses récits la beauté, le courage et l'amour. Cette femme, dont l'œil épiait sans cesse les moindres symptômes, entendit, au commencement de la nuit, un tumulte inaccoutumé dans la rue, et des vociférations qui partaient du sein de groupes plus nombreux qu'à l'ordinaire sur le seuil des Jacobins. Elle y courut, elle pénétra dans la salle ; du haut des tribunes où les femmes étaient admises, elle assista, inconnue, aux sinistres préliminaires des attentats réservés à la nuit. Elle vit éclater la conjuration, désigner le but, donner le mot d'ordre, proférer les serments, éteindre les flambeaux, tirer les sabres. Aussitôt, se confondant dans la foule, elle s'échappa pour prévenir son amant. Louvet, sortant de sa retraite, court chez Péthion où quelques-uns de ses amis étaient réunis. Ils délibéraient tranquillement sur des projets de décrets qu'ils se proposaient de présenter le lendemain. Louvet les décida avec peine à s'abstenir d'aller à la séance de nuit de la Convention. Vergniaud se refusait à croire au crime. Péthion, indifférent à son sort, aimait mieux l'attendre dans sa maison que de le fuir. Les autres se dispersèrent et allèrent demander sûreté jusqu'au jour à l'hospitalité. Louvet courut dans la nuit, de porte en porte, avertir Barbaroux, Buzot, Salles, Valazé de se soustraire à la hâte aux piques des assassins. Brissot, déjà informé, était allé instruire les ministres et les animait de son intrépidité.

 

XVII.

Pendant que les députés girondins échappaient ainsi à leurs ennemis, des bandes, parties des Cordeliers, armées de pistolets et de sabres, se portèrent à l'imprimerie de Gorsas, rédacteur de la Chronique de Paris, forcèrent les portes, déchirèrent les feuilles, brisèrent les presses et pillèrent les ateliers. Gorsas, armé d'un pistolet, passa inconnu au milieu des assassins qui demandaient sa tête. Puis, arrivé à la porte de la rue et la trouvant gardée par des hommes armés, il escalada le mur de la cour et se jeta dans une maison voisine, d'où il se réfugia à la section.

Une autre colonne, d'environ mille hommes du peuple, sortant d'un repas civique sous les piliers des halles, marcha à la Convention et défila dans la salle aux cris de Vivre libre ou mourir ! Les bancs vides des Girondins déconcertèrent les projets de leurs ennemis. Les Girondins, bravant les huées et les menaces de la foule et des tribuns, se rendirent le jour suivant à leur poste. Un attroupement d'environ cinq mille hommes des faubourgs encombrait la rue Saint-Honoré, la cour du Manège, la terrasse des Feuillants. Les sabres, les pistolets, les piques s'agitaient sur les têtes des députés aux cris de Mort à Brissot et à Péthion ! Fournier l'Américain, Varlet, Champion et des vociférateurs connus du peuple demandèrent les têtes de trois cents députés modérés ; ils se rendirent en députation au conseil de la commune pour exiger qu'on fermât les barrières de Paris et qu'on proclamât l'insurrection. Le conseil rejeta ces demandes. Marat lui-même désavoua et gourmanda Fournier et ses complices.

La Convention fut tumultueuse comme le peuple lui-même. On se lançait les outrages et les provocations. Barrère, indécis entre les Girondins et les Montagnards et par là même toléré des deux partis, assoupit un moment la fureur générale en s'égarant dans les généralités patriotiques et en protestant à la fois contre l'aristocratie des Girondins, contre l'anarchie des Montagnards, contre l'insurrection municipale de Paris, « On a parlé, dit-il, du projet de couper cette nuit des têtes de députés ? Citoyens ! les têtes des députés sont bien assurées ; les têtes des députés sont posées sur tous les départements de la république, qui donc oserait y toucher ? Le jour de ce crime impossible la république serait dissoute ! » D'unanimes applaudissements couvrirent la voix de Barrère et semblèrent garantir la vie des représentants de la nation contre les poignards du peuple de Paris. Robespierre présenta, comme remède au mal, la concentration du pouvoir exécutif dans les comités. Il fit pressentir le comité de salut public, c'est-à-dire la dictature sans intermédiaire de la Convention.

« Les considérations générales qu'on vous présente sont vraies, dit Danton ; mais quand l'édifice est en feu, on ne s'attache pas aux fripons qui volent les meubles. J'éteins d'abord l'incendie. Voulons-nous être libres ? Si nous ne le voulons pas, périssons, car nous l'avons tous juré. Faites donc partir vos commissaires, qu'ils partent ce soir, cette nuit même, qu'ils disent à la classe opulente : Il faut que l'aristocratie de l'Europe, succombant sous nos efforts, paye notre dette ou que vous la payiez. Le peuple n'a que du sang, il le prodigue, a Allons, misérables ! prodiguez vos richesses (on applaudit sur la Montagne et dans les tribunes). Voyez, citoyens, reprend Danton avez une physionomie où rayonne la prévision prophétique du bonheur public, « voyez, citoyens, les belles destinées qui vous attendent ; quoi ! vous avez une nation entière pour levier, la raison pour point d'appui, et vous n'avez pas encore bouleversé le monde ? (les applaudissements suspendent un instant l'emportement de son enthousiasme) ? Dans des circonstances plus difficiles, quand l'ennemi était aux portes de Paris, j'ai dit à ceux qui gouvernaient alors : Vos discussions sont misérables, je ne connais que l'ennemi, battons l'ennemi (battements de mains prolongés). « Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, reprend-il en regardant tour à tour Marat, Robespierre, les Girondins, au lieu de vous occuper du salut de la république, je vous regarde tous comme des traîtres, je vous mets tous sur la même ligne. Eh ! que m'importe ma réputation ! que la France soit libre et que mon nom soit flétri ! »

Cambacérès demanda l'organisation d'un tribunal révolutionnaire. Buzot s'écria qu'on voulait conduire la France à un despotisme plus sinistre que le despotisme même de l'anarchie. Il protesta contre la réunion de tous les pouvoirs dans une seule main. « Il ne protestait pas, murmura Marat, quand tous les pouvoirs étaient dans la main de Roland. »

Robert-Lindet lut le projet de décret qui instituait un tribunal révolutionnaire. « Il sera composé de neuf juges, dit Lindet. Il ne sera soumis à aucune forme. Son code sera sa conscience. Ses moyens de conviction l'arbitraire. Il y aura toujours dans la salle de ce tribunal un membre chargé de recevoir les délations. Il jugera tous ceux que la Convention lui enverra. » La Montagne applaudit à ces dispositions. Vergniaud, indigné, se leva : « C'est une inquisition mille fois plus redoutable que celle de Venise, nous déclarons que nous mourrons plutôt que d'y consentir. »

 

XVIII.

Cambon et Barrère parurent d'abord épouvantés de l'arme qu'on leur présentait. « Les Lacédémoniens, dit Barrère, ayant vaincu les Athéniens, les mirent sous le gouvernement de trente tyrans. Ces hommes condamnèrent d'abord à mort les plus grands scélérats qui étaient en horreur à tout le monde, le peuple applaudit à leur supplice ; bientôt ils frappèrent arbitrairement les bons et les méchants. — Sylla, victorieux, fit égorger un grand nombre de citoyens qui s'étaient élevés par leurs crimes et par le mal qu'ils avaient fait à la république, tout le monde applaudit : on disait partout que ces criminels avaient bien mérité leur supplice ; mais ce supplice fut le signal d'un affreux carnage. Dès qu'un homme enviait une maison ou quelque terre, il dénonçait le possesseur et le faisait mettre au nombre des proscrits. »

La Convention décréta que les jurés de ce tribunal révolutionnaire seraient nommés par elle-même et pris dans tous les départements. Ces dispositions, qui tempéraient la dictature de vie ou de mort du tribunal, impatientaient visiblement Danton ; on allait lever la séance, il bondit sur son banc et s'élança à la tribune : son geste impérieux força à se rasseoir les députés déjà debout.

« Je somme, dit Danton d'une voix de commandement, « tous les bons citoyens de ne pas quitter leur poste (tous les membres reprennent silencieusement leur place). Quoi, citoyens, dit-il, vous pouvez-vous séparer sans prendre les grandes mesures qu'exige le salut de la république ! Je sens combien il est important de prendre des mesures judiciaires qui punissent les contre-révolutionnaires, car c'est pour eux que le tribunal est nécessaire, c'est pour eux que ce tribunal doit suppléer au tribunal suprême de la vengeance du peuple. Arrachez les vous-mêmes à la vengeance populaire, l'humanité vous l'ordonne ; rien n'est plus difficile que de définir un crime politique, mais n'est-il pas nécessaire que des lois extraordinaires mises en dehors des institutions sociales épouvantent les rebelles et atteignent les coupables ? ici, le salut public exige de grands moyens et des mesures terribles ; je ne vois pas de milieu entre les formes ordinaires et un tribunal révolutionnaire. Soyons terribles pour dispenser le peuple d'être cruel. Organisons un tribunal, non pas bien, cela est impossible, mais le moins mal qu'il se pourra, afin que le glaive de la loi pèse sur la tête de ses ennemis. Ce grand œuvre terminé, je vous rappelle aux armes, aux commissaires que vous devez faire partir, au ministère que vous devez organiser. Le moment est venu, soyons prodigues d'hommes et d'argent. Prenez-y garde, citoyens ! vous répondez au peuple de nos armées, de son sang, de ses assignais. Je demande donc que le tribunal soit organisé séance tenante. Je demande que la Convention juge mes raisonnements et méprise les qualifications injurieuses qu'on ose me donner. Ce soir, organisation du tribunal révolutionnaire, organisation du pouvoir exécutif ; demain, mouvement militaire ; que demain vos commissaires soient partis ! que la France entière se lève, coure aux armes, marche à l'ennemi ! que la Hollande soit envahie ! que la Belgique soit libre ! que le commerce anglais soit ruiné ! que les amis de la liberté triomphent de cette contrée ! que nos armes partout victorieuses apportent aux peuples la délivrance et le bonheur, et que le monde soit vengé ! »

 

XIX.

Le cœur national de la France semblait battre dans la poitrine de Danton. Ses paroles pressées retentissaient dans les âmes comme le pas de charge des bataillons sur le sol de la patrie. Il descendit de la tribune dans les bras de ses collègues de la Montagne. Le soir le tribunal révolutionnaire fut définitivement décrété. Cinq juges et un jury nommés par la Convention, un accusateur public nommé aussi par elle, la mort et la confiscation des biens au profit de la république, tel était ce tribunal d'État, seule institution capable, croyait-on, de défendre dans un pareil moment la république contre l'anarchie, la contre-révolution et l'Europe. La Convention, résumé du peuple, rappelait tout à soi, même la justice, un des attributs de la souveraineté suprême. L'arme qu'elle saisissait dans le péril pouvait être salutaire ou funeste, selon l'usage qu'elle en ferait. Si elle n'eût fait qu'en couvrir les frontières, la sûreté des citoyens et sa propre puissance, cette arme pouvait sauver à la fois la nation et la liberté ; si elle la livrait, aux partis pour s'entre-détruire, elle perdait et elle déshonorait la Révolution. Les Girondins n'osèrent pas refuser cette mesure à l'impatience publique et à l'urgence de la nécessité. Par une étrange dérision des choses humaines, Barrère, qui refusait cette loi, devait en faire lui-même le plus sanglant usage, et Danton, qui l'implorait, devait lui porter sa tête. C'était la victime qui forgeait le glaive ; c'était le sacrificateur qui le repoussait.

 

XX.

Le peuple, soulevé par le danger public et par le comité d'insurrection, assiégeait encore la Convention : un second projet d'égorgeaient des Girondins a domicile fut tramé dans le conciliabule du faubourg Saint-Marceau. Danton, confident par ses agents de toutes ces trames nouées et dénouées à sa volonté, fit avertir les députés menacés de quitter une seconde fois leurs demeures. Il intimidait d'une main, il protégeait de l'autre ; il se ménageait des appuis, des espérances, des reconnaissances dans les trois partis ; il voulait être nécessaire et terrible à tous à la fois ; seul il empêchait le choc entre la Gironde et la Montagne : en se décidant il décidait la victoire.

Mais l'orgueil des Girondins souffrait de cette supériorité d'attitude de Danton ; ils répondaient à ses avances par des mépris, ils poursuivaient Robespierre jusque dans son silence, ils attribuaient à ces deux hommes toute la démence de Marat, tous les délires de l'anarchie. Ils excusaient presque Marat pour verser tout l'odieux des attentats du peuple sur Robespierre et sur Danton. « Marat », disait Isnard à la tribune, « n'est pas la tête qui conçoit, mais le bras qui exécute ; il est l'instrument d'hommes perfides qui se jouent avec adresse de sa sombre crédulité, enveniment ses dispositions naturelles à voir tous les objets sous des couleurs funèbres, lui persuadent ce qu'ils veulent, et lui font faire ce qui leur plaît : une fois qu'ils ont monté sa tête, cet homme extravague et délire à leur gré. »

Les membres de ce parti, réunis en conseil chez Roland, se décidèrent enfin à profiter de l'indignation que l'insurrection du peuple contre la Convention venait d'exciter parmi les citoyens de Paris, pour reconquérir un ascendant qui leur échappait. Vergniaud, qui se taisait depuis longtemps, céda aux sollicitations de ses collègues et prépara un discours pour demander vengeance à l'opinion des poignards de Marat. Mais déjà la division s'était introduite dans la faction de la Gironde. Vergniaud, aimé et admiré de tous les Girondins, n'exprimait plus la politique de son parti ; il affectait le rôle de modérateur, et se rapprochait ainsi de Danton. Ces deux hommes qui se touchaient n'avaient plus entre eux que le sang de septembre. Ainsi parla Vergniaud :

« Sans cesse abreuvé de calomnie, je me suis abstenu de la tribune tant que j'ai pensé que ma présence pourrait y exciter des passions, et que je ne pouvais y porter l'espérance d'être utile à mon pays ; mais aujourd'hui que nous sommes tous, je le crois du moins, réunis par le sentiment d'un danger devenu commun à tous, aujourd'hui que la Convention nationale entière se trouve sur les bords d'un abîme, où la moindre impulsion peut la précipiter à jamais avec la liberté, aujourd'hui que les émissaires de Catilina ne se présentent plus seulement aux portes de Rome, mais qu'ils ont l'insolente audace de venir jusque dans cette enceinte déployer les signes de l'insurrection, je ne puis plus garder un silence qui devient une véritable trahison. Je dirai la vérité sans crainte des assassins, car les assassins sont lâches et je sais défendre ma vie contre eux. » Après avoir rappelé les attentats à la propriété du mois de février et de mars : « Ainsi de crimes en amnistie et d'amnistie en crimes, un grand nombre de citoyens en est venu à confondre les insurrections séditieuses avec les insurrections contre la liberté. On a vu se développer cet étrange système de liberté d'après lequel on vous dit : Vous êtes libres, mais pensez comme nous, ou nous vous dénonçons aux vengeances du peuple ; vous êtes libres, mais courbez la tête devant l'idole que nous encensons, ou nous vous dénonçons aux vengeances du peuple ; vous êtes libres, mais associez-vous à nous pour persécuter les hommes dont, nous redoutons la probité et les lumières, ou nous vous désignons par des dénonciations ridicules et nous vous dénonçons aux vengeances du peuple !

« Alors, citoyens, il a été permis de craindre que la Révolution, comme Saturne, dévorât successivement tous ses enfants.

« Une partie des membres de la Convention nationale a regardé la Révolution comme finie du jour où la France a été constituée en république ; dès lors elle a pensé qu'il convenait d'arrêter le mouvement révolutionnaire, de rendre la tranquillité au peuple, et de faire promptement les lois nécessaires pour que cette tranquillité fut durable ; d'autres membres, au contraire, alarmés des dangers dont la coalition des rois nous menace, ont cru qu'il importait de perpétuer l'effervescence. La Convention avait un grand procès à juger. Les uns ont vu dans l'appel au peuple ou dans la simple réclusion du coupable un moyen d'éviter une guerre qui allait faire répandre des flots de sang, et un hommage solennel rendu à la souveraineté nationale. Les autres ont vu dans cette mesure un germe de guerres intestines et une condescendance pour le tyran ; ils ont appelé les premiers royalistes ; les premiers ont accusé les seconds de ne se montrer si ardents à faire tomber la tête de Louis que pour placer la couronne sur le front d'un nouveau tyran. Dès lors le feu des passions s'est allumé avec fureur dans le sein de cette Assemblée, et l'aristocratie, ne mettant plus de bornes à ses espérances, a conçu l'infernal projet de détruire la Convention par elle-même. L'aristocratie s'est dit : Enflammons encore les haines, faisons en sorte que la Convention nationale elle-même soit le cratère brûlant d'où sortent ces expressions sulfureuses de conspiration, de trahison, de contre-révolution, notre rage fera le reste ; et si dans le mouvement que nous aurons excité périssent quelques membres de la Convention, nous présenterons ensuite à la France leurs collègues comme des assassins et des bourreaux. » Après avoir dénoncé tous les faits qui révélaient un plan d'insurrection et d'assassinat clans les journées des 9 et 10 mars : « Citoyens, poursuit Vergniaud, telle est la profondeur de l'abîme qu'on avait creusé sous vos pas. Le bandeau est-il enfin tombé de vos yeux ? Aurez-vous appris enfin à reconnaître les usurpateurs du titre d'amis du peuple ?

« Et toi, peuple infortuné, seras-tu plus longtemps la dupe des hypocrites qui aiment mieux obtenir les applaudissements que les mériter ? Les contre-révolutionnaires te trompent avec les mots, d'égalité et de liberté ! Un tyran de l'antiquité avait un lit de fer sur lequel il faisait étendre ses victimes, mutilant celles qui étaient plus grandes que le lit, disloquant douloureusement celles qui l'étaient moins pour leur faire atteindre le niveau. Ce tyran aimait l'égalité, et voilà celle des scélérats qui te déchirent par leur fureur. L'égalité pour l'homme social n'est que celle des droits, elle n'est pas plus celle des fortunes que celle des tailles, celle des forces, de l'esprit, de l'activité, de l'industrie et du travail : c'est la licence qu'on représente sous l'apparence de la liberté ; elle a, comme les faux dieux, ses druides qui veulent la nourrir de victimes humaines. Puissent ces prêtres cruels subir le sort de leurs prédécesseurs ! Puisse l'infamie sceller à jamais la pierre déshonorée qui couvrira leur cendre !

« Et vous, mes collègues, le moment est venu : il faut choisir enfin entre une énergie qui vous sauve et la faiblesse qui perd tous les gouvernements ; si vous mollissez, jouets de toutes les factions, victimes de tous les conspirateurs, vous serez bientôt esclaves. Citoyens, profitons des leçons de l'expérience ; nous pouvons bouleverser les empires par des victoires, mais nous ne ferons des révolutions chez les peuples que par le spectacle de notre bonheur. Nous voulons renverser les trônes, prouvons que nous savons être heureux avec une république ; si nos principes se propagent avec tant de lenteur chez les nations étrangères, c'est que leur éclat est obscurci par des sophismes, par des mouvements tumultueux, et surtout par un crêpe ensanglanté. Lorsque les peuples se prosternèrent pour la première fois devant le soleil, pour l'appeler père de la nature, pensez-vous qu'il fut voilé par les nuages destructeurs qui portent les tempêtes ? Non, sans doute : brillant de gloire il s'avançait alors dans l'immensité de l'espace et répandait sur l'univers la fécondité et la lumière.

« Eh bien, dissipons par notre fermeté ces nuages qui enveloppent notre horizon politique, foudroyons l'anarchie non moins ennemie de la liberté que le despotisme, fondons la liberté sur les lois et sur une sage constitution ; bientôt vous verrez les trônes s'écrouler, les sceptres se briser, et les peuples, étendant leurs bras vers nous, proclamer par des cris de joie la fraternité universelle. »

Ce discours éloquent, qui faisait applaudir l'orateur, ne produisit qu'un vain retentissement de paroles qui agita l'âme de l'Assemblée sans lui donner aucune direction.

Marat succéda à l'orateur des Girondins. Le cynisme de sa contenance à la tribune disait assez qu'il méprisait cette éloquence et qu'il n'y prétendait pas.

« Je ne me présente pas, dit-il, avec des discours fleuris, avec des phrases parasites, pour mendier des applaudissements ; je me présente avec quelques idées lumineuses, faites pour dissiper tout ce vain batelage que vous venez d'entendre. Personne plus que moi ne s'afflige de voir ici deux partis, dont l'un ne veut pas sauver la Révolution, et dont l'autre ne sait pas la sauver. A ces mots, la salle et les tribunes éclatent en applaudissements comme pour enfoncer dans l'âme des Girondins le trait que Marat vient de lancer. Celui-ci montre de la main le banc de Vergniaud et de ses amis. « Ici, dit-il, « sont les hommes d'État, je ne leur fais pas à tous un crime de leur égarement, je n'en veux qu'à leurs chefs ; mais il est prouvé que les hommes qui ont fait l'appel au peuple voulaient la guerre civile, et que ceux qui ont voté pour la conservation du tyran votaient pour la conservation de la tyrannie. Ce n'est pas moi d'ailleurs qui les poursuis, c'est l'indignation publique. Je m'oppose à l'impression d'un discours qui porterait dans les départements le tableau de nos dissensions et de nos alarmes. » L'Assemblée, déjà partagée en deux moitiés égales, dont chacune voulait effacer la victoire pour ne pas paraître vaincue, vota à la fois l'impression du discours de Vergniaud et celle du discours de Marat. Une telle approbation ressemblait tellement à une injure, que Vergniaud offensé déclara que son improvisation s'était effacée de sa mémoire.

 

XXI.

Danton, à cette époque, avait des conférences fréquentes avec Guadet, Gensonné et Vergniaud ; il inclinait évidemment vers le parti de ces hommes dont les lumières, l'éloquence et les mœurs promettaient à la république un gouvernement moins anarchique au dedans, plus imposant au dehors. Sa conduite avec ce parti se ressentait tous les jours davantage de ces dispositions secrètes. Sans cesse attaqué par Brissot, par Valazé, par Louvet, par Barbaroux, par Isnard, par Buzot, par tous ceux des jeunes Girondins que dirigeait la vertueuse indignation de Roland, et que soufflait la colère de sa femme, Danton souffrait en silence leurs insinuations contre lui. Il affectait de ne pas entendre. Il ne répondait jamais. Soit magnanimité, soit prudence, il contenait en lui sa fougue et ne cessait de refuser le combat que les imprudents de la Gironde ne cessaient de lui offrir. Danton déployait de jour en jour davantage le génie d'un homme d'État. Homme d'action surtout, il apportait aux Girondins la puissance de volonté et d'unité qui leur manquait ; il avait le cœur du peuple, dont Vergniaud et ses amis n'avaient que l'oreille ; il eût donné la foule aux Girondins, qui avaient déjà les propriétaires avec eux ; unis, ils auraient comprimé l'anarchie au cœur de la France en soulevant le sol national et en lançant la Révolution au-delà des frontières. Danton avait l'instinct de cette mission, il déplorait amèrement l'obstination des amis de Roland à s'éloigner de lui : « Leur haine contre moi les perd et me perdra peut-être après eux ! » disait-il aux négociateurs qui s'interposaient, entre eux et lui, « les insensés ! ils ne savent pas ce qu'ils repoussent ! » Mais, malgré les rapprochements souvent tentés par les modérés de la Gironde, la réconciliation échouait toujours. Le passé de Danton frappait de stérilité son génie ; sa complicité avec les exécuteurs de septembre le poursuivait, et poursuivait en lui la république.

 

XXII.

C'est à cette époque que fut institué sur la proposition d'Isnard le premier comité de salut public. Les membres furent nommés avec impartialité. C'étaient Dubois-Crancé, Péthion, Gensonné, Guy ton de Morveau, Robespierre, Barbaroux, Ruhl, Vergniaud, Fabre d'Églantine, Buzot, Delmas, Guadet, Condorcet, Bréard, Camus, Prieur (de la Marne), Camille Desmoulins, Barrère, Quinette, Danton, Sieyès, Lasource, Isnard, Cambacérès, Jean Debry. Les membres suppléants étaient Treilhard, Aubry, Garnier (de Saintes), Lindet, Lefebvre, Lareveillère-Lépeaux, Ducos, Sillery, Lamarque et Boyer-Fonfrède. Les forces des partis s'y balançaient. Un redoublement d'énergie caractérisa les actes du gouvernement et de la commune pendant cette courte période de conciliation. Le danger de la patrie tendait toutes les pensées vers la guerre. Le tocsin sonnait dans Paris, le rappel battait, les sections couraient aux armes. Santerre était à la tête de deux mille citoyens armés. La Convention ordonnait. Le comité de salut public dirigeait. La commune exécutait des visites domiciliaires pour arrêter les conspirateurs, désarmer les aristocrates, exiler de la capitale les nobles, les prêtres suspects. Le tribunal révolutionnaire commençait à siéger et à rendre ses premiers jugements. L'instrument des supplices se dressait sur la place de la Révolution comme une institution complémentaire de la république. Mais les Girondins détournaient le couteau sur les têtes des émigrés et des aristocrates, et n'osaient frapper leurs véritables ennemis.

 

XXIII.

Depuis la retraite de son mari, madame Roland désespérait de la liberté. Les froides théories de Robespierre glaçaient son cœur. Les haillons de Marat offensaient ses yeux. Renfermée dans la solitude, elle se demandait déjà si l'idéal de la Révolution qu'elle avait rêvé n'était pas un de ces mirages de l'âme qui trompent par des perspectives séduisantes les imaginations altérées de bien, et qui se convertissent en aridité et en soif quand on en approche. Il lui eût été doux de mourir avant son désenchantement. L'ardeur de la lutte et la grandeur de son courage avaient soutenu son âme pendant que son mari était au pouvoir. Maintenant l'activité de sa pensée se retournait contre elle-même et la dévorait. L'ingratitude du peuple venait avant la gloire. De toutes les promesses de la république, madame Roland n'avait vu se réaliser que des ruines et des crimes. La calomnie, qui s'acharnait sur elle et sur son mari, l'effrayait plus que l'échafaud. Elle avait conservé ses amis Barbaroux, Péthion, Louvet, Brissot, Buzot. Elle se préparait à quitter Paris et à se retirer de nouveau avec son mari et son enfant dans sa maison du Beaujolais.

Mais ce n'était pas seulement pour fuir le bruit menaçant que ses ennemis faisaient autour de son nom qu’elle allait s'abriter dans ses montagnes : c'était pour se fuir elle-même. Les dangers que couraient ses amis lui révélaient la force des sentiments qu'elle éprouvait pour eux. Chaste comme ces statues de l'antiquité dont elle avait fait son modèle, elle craignit de profaner dans son âme, par le feu d'un amour vulgaire, le feu pur et surnaturel de la liberté. Elle résolut de s'éloigner. Elle avait besoin de sa propre estime plus encore que de gloire. Elle voulait offrir une victime sans tache à la mort.

Mais l'agitation du moment, les comptes que Roland avait à rendre de sa gestion, les dangers tous les jours croissants suspendaient ce départ, de semaine en semaine. L'âme partagée entre son culte pieux pour Roland, son amour pour sa fille, ses inquiétudes sur ses amis, sa vigilance sur ses sentiments et sa douleur sur les maux de sa patrie, elle subissait à la fois toutes les angoisses de l'épouse, de la mère et du chef de parti. Elle connaissait à son tour l'amertume de la haine du peuple, les poisons de la calomnie, la froideur du foyer conjugal, les alarmes nocturnes sur la vie d'un époux et des enfants, et toutes ces angoisses qu'elle n'avait pas su plaindre dans la reine. Son logement, caché dans une sombre rue d'un quartier du Panthéon, contenait autant de troubles et de gémissements qu'un palais.