I. L'armée
française trouva dans Mons deux cents pièces de canon et des
approvisionnements immenses destinés à l'armée impériale. Dumouriez y perdit
cinq jours occupés à organiser l'administration du pays et le service des
fournitures. Son dessein était de laisser la Belgique disposer d'elle-même,
sous la protection d'une armée française. Une nation indépendante, animée de
la haine de l'Autriche, fille de notre Révolution, condamnée à vivre ou à
mourir avec nous, et obligée par sa faiblesse même de devenir le grenier,
l'arsenal, le recrutement et le champ de bataille de nos armées du Nord,
paraissait avec raison à Dumouriez plus utile à sa patrie qu'une province
conquise, assujettie, opprimée et ravagée par les commissaires de la
Convention et par la propagande des Jacobins. Il traitait les Belges, à ses
premiers pas, en frères ; les commissaires et les Jacobins voulaient les
traiter en vaincus. Pendant
ce séjour forcé, mais funeste, à Mons, les lieutenants de Dumouriez,
exécutant lentement et faiblement son plan, s'avançaient chacun sur la ligne
qu'il leur avait tracée ; Valence à Charleroi, La Bourdonnaye à Tournay et à
Gand. Après une série de combats d'avant-postes qui se succédèrent du 12 au
14 novembre, l'armée entra à Bruxelles, capitale de la Belgique, évacuée la
veille par le maréchal Bender. Dans
une de ces rencontres entre l'avant-garde française et l'arrière-garde
autrichienne, une des jeunes amazones Fernig, Félicité, qui portait les
ordres de Dumouriez à la tête des colonnes, entraînée par son ardeur, se
trouva enveloppée avec une poignée de hussards français par un détachement de
hulans ennemis. Dégagée avec peine des sabres qui l'enveloppaient, elle
tournait bride avec un groupe de hussards pour, rejoindre la colonne, quand
elle aperçoit un jeune officier de volontaires belges de son parti, renversé
de cheval d'un coup de feu et se défendant avec son sabre contre les hulans
qui cherchaient à l'achever. Bien que cet officier lui fût inconnu, à cet
aspect Félicité s'élance au secours du blessé, tue de deux coups de pistolet
deux des hulans, met les autres en fuite, descend de cheval, relève le
mourant, le confie à ses hussards, le fait partir, l'accompagne, le
recommande elle-même à l'ambulance et revient rejoindre son général. Ce jeune
officier belge s'appelait Vanderwalen. Laissé après le départ de l'armée
française dans les hôpitaux de Bruxelles, il oublia ses blessures ; mais il
ne pouvait jamais oublier la secourable apparition qu'il avait eue sur le
champ de carnage. Ce visage de femme sous les habits d'un compagnon d'armes,
se précipitant dans la mêlée pour l'arracher à la mort et penché ensuite à
l'ambulance sur son lit sanglant, obsédait sans cesse son souvenir. Quand
Dumouriez eut fui à l'étranger et que l'armée eut perdu la trace des deux
jeunes guerrières qu'elle avait entraînées dans ses infortunes et dans son
exil, Vanderwalen quitta le service militaire, et voyagea en Allemagne à la
recherche de sa libératrice. Il parcourut longtemps en vain les principales
villes du Nord sans pouvoir obtenir aucun renseignement sur la famille de
Fernig. Il la découvrit enfin réfugiée au fond du Danemark. Sa reconnaissance
se changea en amour pour la jeune fille qui avait repris les habits, les
grâces, la modestie de son sexe. Il l'épousa et la ramena dans sa patrie.
Théophile, sa sœur et sa compagne de gloire, suivit Félicité à Bruxelles.
Elle y mourut jeune encore sans avoir été mariée. Elle cultivait les arts.
Elle était musicienne et poète comme Vittoria Colonna Elle a laissé des
poésies empreintes d'un mâle héroïsme, d'une sensibilité féminine, et dignes
d'accompagner son nom à l'immortalité. Ces
deux sœurs inséparables dans la vie dans la mort, comme sur les champs de
bataille, reposent sous le même cyprès sur la terre étrangère. Où sont leurs
noms sur les pages de marbre de nos arcs de triomphe ? Où sont leurs images à
Versailles ? Où sont leurs statues sur nos frontières qu'elles ont arrosées
de leur sang ? Les
magistrats de Bruxelles ayant apporté les clefs de la ville au
quartier-général français, dans le village d'Anderlecht : « Reprenez ces
clefs, leur dit Dumouriez, nous ne sommes pas vos ennemis, soyez vos maîtres,
et ne souffrez pas le joug de l'étranger. » L'armée entière défila aux
acclamations du peuple dans la ville de Bruxelles ; mais le général ne laissa
pas exposer la ville aux déprédations d'une armée en campagne, ni son armée
s'amollir dans les tentations et dans l'indiscipline d'une grande capitale.
Il enferma ses troupes dans le camp d'Anderlecht. Quatre mille hommes de
troupes belges, passant du côté des libérateurs de leur patrie et prenant la
cocarde tricolore, vinrent se ranger sous ses drapeaux et combler les vides
que la bataille de Jemmapes avait faits dans notre armée. II. Dumouriez,
grandi par ce double triomphe, cher à la nation dont il avait sauvé
l'indépendance à Valmy, cher à son armée qui lui devait la victoire, cher aux
Belges dont il promettait de régulariser l'affranchissement, ministre,
diplomate, général, administrateur heureux, ayant attaché son nom à la
première victoire de la liberté, enthousiasme et orgueil d'une nation tout
entière, était en ce moment le véritable dictateur de tous les partis. Madame
Roland lui écrivait des lettres confidentielles où l'enthousiasme de la
gloire prenait quelque chose de l'enivrement. Gensonné et Brissot lui
montraient du doigt la Hollande et l'Allemagne à conquérir. Les Jacobins
couronnaient son buste dans le lieu de leurs séances. Robespierre se taisait,
pour ne pas contrarier, avant le temps, la faveur universelle. Marat seul
osait dénoncer d'avance Dumouriez comme un transfuge ou comme un Cromwell. La
Convention reçut dans son sein le brave Baptiste, jadis son serviteur,
maintenant son aide-de-camp ; le nomma officier, lui décerna des armes
d'honneur, et écouta de sa bouche le récit de ses exploits. Danton et Lacroix
sollicitèrent de leurs collègues la mission d'aller féliciter le vainqueur à
Bruxelles et d'organiser derrière lui les pays conquis. Enfin le duc
d'Orléans, envoyant sa fille à madame de Genlis à Tournay, se rapprocha
lui-même de l'armée où ses deux fils, pupilles de Dumouriez, ornaient le
quartier-général ; en sorte que Dumouriez tenait, à son choix, dans sa main,
la république ou la monarchie. C'était pour lui la réalisation de cette
dictature que La Fayette n'avait fait que rêver. Sans doute l'heure n'était
pas venue pour lui de la proclamer. La république, à peine enfantée, n'en
était pas encore à ces repentirs qui rendent possible la domination d'un chef
armé sur des partis épuisés ; mais cette heure, hâtée par les mouvements
anarchiques qui déchiraient Paris, et qui allait les décimer les uns par les
autres, pouvait et devait se lever. Dumouriez n'avait qu'à se laisser
soulever de plus en plus par le flot. Il ne le fit pas. Il ralentit lui-même
le mouvement qui entraînait sa fortune. Au lieu d'être pendant quelques
campagnes le conquérant de la république, il songea trop tôt à s'en faire le
modérateur. Danton comprenait mieux que Dumouriez lui-même sa mission militaire
et l'impulsion téméraire, soudaine, inattendue, qu'il devait, sans regarder
derrière lui, donner en ce moment à ses armes. Depuis la proclamation de la
république, la paix n'était plus possible. Il fallait donc brusquer la guerre
et surprendre les rois encore endormis. Dumouriez se souvint trop qu'il était
diplomate, à l'heure où il ne devait se souvenir que de son épée. Il résista
aux lettres de Brissot, aux incitations de Danton. Il donna le temps à
l'Angleterre de tramer, à la Hollande de s'armer, à l'Allemagne de réfléchir,
à la Belgique de s'aigrir, à sa propre armée de se refroidir, a ses généraux
de conspirer contre lui. La temporisation, si souvent utile dans les temps
calmes, perd les hommes dans les temps extrêmes. Le mouvement est l'essence
des révolutions. Les ralentir, c'est les trahir. Militairement ce fut la
faute de Dumouriez. III. Sans
doute, les Belges demandaient à être ménagés. La révolution que Dumouriez
leur apportait ne devait pas être en tout une servile et anarchique imitation
de la révolution de Paris. Les deux peuples, si semblables par la situation
géographique par le sol et par les idées, ne se ressemblent pas par les
caractères. Ces hommes du Nord, engraissés par une terre fertile, enrichis
par une industrie et par un commerce opulents, disciplinés par un
catholicisme rigide, ayant conservé, jusque sous le despotisme sacerdotal de
Philippe II, le sentiment orageux des libertés municipales et la fierté
individuelle du citoyen ; libres de cœur, passionnés pour les arts,
rivalisant, avec Rome elle-même, de génie pour la peinture et pour la
musique, n'ayant point sur leur territoire de ces grandes capitales où
s'accumule et fermente la lie d'une nation, n'ayant qu'un peuple et peu de
populace, ces Belges se faisaient de la liberté une autre idée que nous. La
république qui leur convenait, aristocratique, bourgeoise et sacerdotale,
n'était pas le triomphe d'une plèbe turbulente sur la richesse et sur la
lumière du reste de la nation ; c'était la distribution régulière des droits
et des pouvoirs entre toutes les classes du pays. En France la liberté était
une conquête, en Belgique elle était une habitude. Une Convention était dans
la nécessité de l'une ; un sénat était dans la nature de l'autre. Mais ce
n'était pas l'heure de délibérer sur la forme définitive de gouvernement et
d'administration à donner à la Belgique. La conquérir, l'enthousiasmer, la
soulever sous nos pas, la traverser en entraînant avec nous ses
révolutionnaires et ses soldats à la conquête de la Hollande et du Rhin,
telle était la seule œuvre militaire de Dumouriez. Un gouvernement provisoire
sous la protection et sous l'impulsion de l'armée française suffisait à tout.
La promesse d'une organisation semi-indépendante, proportionnée aux services
que le peuple belge nous aurait rendus dans la guerre commune, telle était la
seule politique indiquée par le moment à la Convention et à son général.
Dumouriez, en affranchissant la Belgique, devenait, à l'exemple des généraux
de Rome, le patron d'un peuple, et il était en droit d'exiger de ce peuple
les subsides et les approvisionnements nécessaires à l'armée libératrice. La
Convention, dont Cambon maniait les finances, était trop épuisée pour solder
et alimenter seule ses armées. Elle envoyait, sur les pas du général, des
commissaires pour pressurer les provinces et les villes belges. Ces
commissaires, traitant ces provinces et ces villes plutôt en pays conquis
qu'en pays auxiliaires, se jetaient sur la Belgique comme sur une proie, et
transformaient en rapines personnelles les subventions patriotiques qu'ils
étaient chargés d'exiger et d'administrer. En lutte violente et déclarée pour
cela avec Cambon, avec le ministre de la guerre Pache et avec leurs agents en
Belgique, le général entravait à la fois les mesures financières de la
Convention et la marche de ses propres troupes. Elles manquaient de tout dans
le grenier de l'Europe ; elles murmuraient, se débandaient, désertaient. En
ce moment Danton arriva à Bruxelles avec Lacroix son ami. Danton
avait un double but en quittant Paris et en recherchant une mission dans les
camps. Premièrement, il évitait par son absence de se prononcer dans la lutte
ouverte entre les Jacobins et les Girondins ; secondement, il se rapprochait
du théâtre de la diplomatie et de la guerre. Enfin, il pouvait concerter plus
sûrement avec Dumouriez les plans de dictature qui couvaient dans son âme et
le rétablissement d'une monarchie constitutionnelle. Les renseignements les
plus authentiques et les plus intimes ne laissent aucun doute sur les vrais
sentiments de Danton à l'égard de la république. Il ne cachait ni à sa femme,
ni à ses proches, ni à ses confidents, son désir de se retourner contre
l'anarchie aussitôt que l'anarchie serait fatiguée d'elle-même ; de traiter
avec la Prusse ou du moins avec l'Angleterre ; de relever un trône et d'y
faire asseoir un prince aussi compromis que la France dans la Révolution. Ce
prince était alors le duc d'Orléans, sous le nom de qui Danton lui-même
espérait régner. C'est par les conseils de Danton que le duc d'Orléans se
jeta à cette époque au milieu de l'armée, et vint résider quelques mois à
Tournay, sous prétexte d'y rencontrer sa fille et madame de Genlis. En
attendant que ses plans vagues prissent de la consistance, Danton s'efforçait
de se faire conciliateur entre Pache et Dumouriez. Il lui importait de
conserver à la tête de l'armée un général aussi incrédule qu'il l'était
lui-même au système républicain, et aussi incliné à la restauration de la
monarchie constitutionnelle. Sans se
prononcer donc ouvertement sur la question de la réunion définitive de la
Belgique à la France, Danton et Lacroix soufflaient le feu du jacobinisme à
Bruxelles. Ils fraternisaient avec les Belges les plus exaltés ; ils
distribuaient à leurs affidés les dépouilles des biens ecclésiastiques des
églises et des couvents. Leur fortune personnelle, accrue alors et dont la
source était inconnue, les fit accuser d'imiter les concussions des
proconsuls romains et d'acheter le silence du général lui-même par une part
dans ces dilapidations nationales. Quoi
qu'il en soit de ces bruits, que le luxe inexpliqué de Danton et de Lacroix
et leur familiarité avec Dumouriez accréditaient sans les prouver, le
désordre, la contradiction, l'incohérence signalaient les mesures
administratives des Français depuis leur entrée à Bruxelles. L'armée perdait
ses forces, la république sa considération, le général l'occasion d'affermir
sa conquête et de s'élancer plus avant. Il
chargea le général La Bourdonnaye de prendre Anvers. Sortie de Bruxelles le
19, son avant-garde, commandée par Stengel, s'empara de Malines, arsenal des
Autrichiens, où l'on trouva des munitions pour une campagne. Dumouriez
lui-même entra dans Louvain et dans Liège. Anvers, qui avait résisté
jusque-là aux molles attaques de La Bourdonnaye, se rendit au général
Miranda. Un mois avait suffi à la conquête de la Belgique et de la
principauté de Liège. Danton, Lacroix et trente-deux commissaires de la Convention
ou des Jacobins suivirent l'armée de Liège et décidèrent ce pays à demander,
comme la Savoie, sa réunion à la république française. Dumouriez, opposé à
cette mesure, qui forçait l'empire germanique encore indécis à nous déclarer
la guerre pour ce démembrement de la fédération allemande, déclara également
à contrecœur la guerre à la Hollande en rompant le blocus de l'Escaut. L'Escaut
fermé ruinait le commerce d'Anvers, rival de celui d'Amsterdam. L'empereur
Joseph II, après avoir fait la guerre à la Hollande pour obtenir la liberté
de navigation sur ce fleuve, dans l'intérêt des Pays-Bas soumis à sa
domination, avait fini par renoncer à cet objet de la guerre et par vendre
aux Hollandais, pour quatorze millions de francs, la fermeture de l'Escaut.
La France conquérante des Pays-Bas ne pouvait respecter cet indigne traité,
qui aliénait, au détriment de ses nouveaux sujets, jusqu'à la nature. La
république rendit la liberté au fleuve. Ce bienfait de la France aux Belges
parut une injure aux Hollandais et aux Anglais, protecteurs alors jaloux de
la Hollande. L'ouverture de l'Escaut ne contribua pas moins que l'échafaud de
Louis XVI à décider M. Pitt à déclarer la guerre à la république. IV. L'armée
française, quoique victorieuse et occupant des quartiers d'hiver qui
s'étendaient d'Aix-la-Chapelle à Liège, manquait de tout et se fondait tous
les jours sous la double influence de la misère et de la sédition. Elle ne
comptait qu'un quart de sa force en troupes de ligne. Le reste était composé
de ces bataillons de volontaires, braves un jour de bataille, indisciplinés
le lendemain. Les soldats sans solde, sans souliers, sans habits, désertaient
en masse, fiers d'une victoire, incapables d'une campagne d'hiver. Les
généraux et les officiers abandonnaient leurs cantonnements pour venir
s'amollir dans les clubs et dans les plaisirs des villes de Liège et
d'Aix-la-Chapelle. Les commissaires de la Convention, les envoyés des
Jacobins de Paris, fraternisant avec les révolutionnaires allemands, et
faisant de Liège une colonie démagogique de Paris, enlevaient toute liberté
d'action et toute autorité au général. La Convention, sur la demande de
Danton, prenant en main la cause de tous les opprimés dans toute l'Europe,
rendit un décret qui changeait la guerre régulière en universelle sédition.
« La Convention, disait ce décret, déclare, au nom du peuple français,
qu'elle accordera fraternité et secours à tous les peuples qui voudront
recouvrer la liberté. Elle ordonne aux généraux de porter secours aux
peuples, de défendre tous les citoyens qui auraient été vexés ou qui
pourraient l'être pour la cause de la liberté. » Il n'y avait plus de
limites à la guerre. Ce n'était plus la diplomatie, ce n'était plus la guerre
qui commandaient, c'étaient les commissaires. Liège était en proie à leur
omnipotence et à leurs déprédations. Cependant l'autorité proconsulaire de
Danton et de Lacroix, toujours secrètement unis à Dumouriez, défendait un peu
le général contre les exigences des clubistes de Liège et contre les
dénonciations des agents de Pache, et surtout de Ronsin. Danton aspirait à
refaire sa fortune, que les subsides de la cour n'alimentaient plus, et que
les subsides des villes conquises pouvaient. alimenter plus largement encore. V. Depuis
quelques semaines, Dumouriez, inactif et mécontent, enfermé dans le palais de
l'évêque de Liège, assiégé de soucis, sentant sa gloire lui échapper avec son
armée à demi dissoute, ne voyait que Danton et ne s'accordait pas même
complètement avec lui. Le vainqueur de Jemmapes expiait dans un secret
découragement les hommages que la France entière rendait ailleurs à son nom.
Seul, errant dans les vastes salles du palais de Liège, il regardait
quelquefois son épée et se sentait tenté de couper prématurément le nœud
d'une situation qu'il supportait avec impatience. Un
jour, qu'obsédé de tristesse et de sinistres prévisions, il ouvrit un volume
de Plutarque, cette école des grands hommes, ses regards tombèrent sur ces
mots du philosophe historien, dans la Vie de Cléomène : Puisque la chose
n'est pas belle, il est temps d'en voir la honte et d'y renoncer. Ces
mots, qui correspondaient si bien à l'état de son âme, furent le poids qui
emporta son esprit au parti de l'impatience et de la trahison. Ce ne fut pas
pour Dumouriez le mot du repentir et de la sagesse, ce fut le mot de la
révolte et de l'indignation contre sa patrie. C'était
le moment où le procès du roi touchait à son dénouement, et où le prince
qu'il avait servi et aimé allait monter sur l'échafaud, pendant que lui, son
serviteur et son ami, tenait en main l'épée de la France et commandait à ses
armées. Ce contraste entre sa situation et ses sentiments lui arracha des
pleurs d'attendrissement et de rage. Il tâta secrètement son armée pour
connaître s'il restait encore dans le cœur du soldat français une fibre qui
s'émût au spectacle d'un roi prisonnier. La république seule y palpitait. La
mémoire de tant de siècles de servilisme pesait sur le cœur des Français. Le
parti de Robespierre et des Jacobins avait ses séides à l'armée dans les
généraux eux-mêmes, rivaux ou ennemis de Dumouriez. La Bourdonnaye,
Dampierre, Moreton conspiraient contre lui. Le général, désespérant
d'entraîner une masse de son armée dans un mouvement contre Paris, conçut le
projet de favoriser l'évasion des prisonniers du Temple au moyen d'un
détachement de cavalerie légère qui s'avancerait sous un prétexte militaire
jusqu'aux portes de Paris, et qui couvrirait par des pelotons échelonnés la fuite
de la famille royale jusqu'à ses avant-postes. C'était le rêve de La Fayette,
plus inexécutable au Temple qu'aux Tuileries. Il écrivit à Gensonné et à
Barrère pour les engager à provoquer un décret de la Convention qui l'appelât
à Paris au secours de l'Assemblée contre les insurrections démagogiques de la
commune. Les Girondins hardis de parole n'avaient pas assez de hardiesse dans
l'action pour montrer une épée à la Convention. Barrère, homme de
pressentiment, se détachait déjà des Girondins et caressait Robespierre. Il
ne répondit pas au général. Dumouriez partit pour Paris après avoir adressé
aux peuples belges une proclamation qui les pressait de se former en
assemblées primaires, et de nommer une Assemblée constituante qui déciderait
de leur sort et qui organiserait leur liberté. VI. Entré
furtivement dans Paris, plus en fugitif qu'en triomphateur, Dumouriez se
cacha dans une maison obscure de Clichy. Au moment où toutes les passions
étaient tendues pour ou contre la condamnation de Louis XVI, il voulait
rester dans l'ombre, étudier les hommes, épier les circonstances, également
incapable d'affecter contre le roi une fureur hypocrite qu'il n'avait pas
dans l'âme, ou de se prononcer seul et désarmé pour la cause d'une victime
qu'il osait plaindre, mais qu'il ne pouvait pas sauver. Dumouriez s'approcha
successivement de tous les hommes et de tous les partis pour voir où était la
force et pour augurer auquel d'entre eux la crise du moment promettait le
gouvernement de la république. Il les tenta tous de la généreuse pensée
d'épargner les jours du roi. Meneur consommé des négociations souterraines,
il reprit son premier rôle et n'hésita devant aucune intrigue ni devant aucun
déguisement de ses vues pour s'aboucher avec les principaux chefs d'opinion
et pour capter leur politique, leur vanité ou leur intérêt. Vêtu de
l'uniforme le plus simple, couvert du manteau de l'officier de cavalerie, il
se rendit à pied, aux heures du soir, aux entrevues assignées dans des
maisons tierces et chez des amis mutuels. La gloire dont il rayonnait et les
espérances confuses qui s'attachaient au général favori de la victoire et de
l'année lui ouvrirent toutes les portes. Il vit intimement Gensonné,
Vergniaud, Roland, Péthion, Condorcet, Brissot. La république, que ces
orateurs venaient d'enfanter, les épouvantait déjà de ses emportements ; ils
ne reconnaissaient pas en elle l'enfant à peine né de leur idéal
philosophique, ils tremblaient devant leur ouvrage et se demandaient avec
effroi si la démocratie avait enfanté un monstre. Gensonné
se flattait de l'espoir de sauver le roi ; Barbaroux s'indignait de la
férocité des Parisiens ; Vergniaud jurait d'épargner cette honte à sa patrie,
dût-il être le seul à refuser cette tête au peuple ; Roland et sa femme
désiraient d'autant plus sauver les victimes, qu'ils se reprochaient davantage
de les avoir livrées. Péthion s'attendrissait et disait qu'il aimait Louis
XVI comme homme, tout en le précipitant du trône comme roi. Mais aucun d'eux,
excepté Vergniaud, ne se montrait résolu à sacrifier le salut de son parti au
salut de cette tête ; aucun surtout ne se montrait disposé à agir et à tenter
contre la commune une journée dirigée par Dumouriez. Malgré le prestige du
nom de Dumouriez, quelques régiments incertains de la garnison de Paris et
quelques bataillons de fédérés de Marseille, animés par Barbaroux, ne leur
paraissaient pas capables de lutter avec succès contre le mouvement général
qui soulevait dans ce moment le fond même du peuple. Dumouriez, qui avait au
fond de l'âme plus de penchant pour ces aristocrates républicains que pour
tous les autres, se retira d'eux tristement en voyant leur faiblesse et leur
impuissance. Il les plaignit et les dédaigna. Lié
avec Santerre par l'intermédiaire de Westermann, il vécut dans une intimité
secrète, pendant son séjour à Paris, avec ce commandant-général ; il vit chez
Santerre les meneurs de la commune et même les hommes de septembre ; il
s'efforça de séduire Panis, beau-frère de Santerre et ami de Robespierre ; il
fit insinuer par Panis à Robespierre que c'était à lui seul qu'il appartenait
de sauver le roi. VII. Robespierre,
qui pressentait déjà dans Dumouriez un autre La Fayette à proscrire, refusa
tout contact avec lui ; il ne voulait d'autre dictature que celle de
l'opinion ; il détestait toute épée ; il attendait que la gloire de Jemmapes,
qui éblouissait en ce moment la France, se fût dissipée pour dénoncer un
conspirateur dans le général victorieux. Dumouriez joua le républicanisme
auprès des Jacobins. Mais il se convainquit de plus en plus que les Jacobins
étaient une force d'explosion qu'aucune politique ne pouvait diriger ni
contenir. Il résolut de feindre leurs opinions jusqu'à ce qu'il eût reçu
d'eux-mêmes la force de les dominer. Ces rapports intimes entre les Jacobins
et lui rendirent Pache et le conseil exécutif plus souples aux plans qu'il
apportait pour la conquête de la Hollande. Sa popularité, retrempée chez
Santerre, chez Panis, chez Desfieux, aux Jacobins, à la Convention, lui donna
l'audace de parler en maître de la guerre. Il lut obéi dans les comités de la
Convention comme dans le cabinet de Pache : Marat seul osait l'invectiver
dans ses feuilles. Dans un dîner chez Santerre, Dubois-Crancé, militaire et
Jacobin très-populaire, ami de Marat, ayant osé insulter le vainqueur de
Jemmapes et même le menacer du geste, Dumouriez se leva de table, porta la
main sur le pommeau de son sabre et affronta, malgré sa petite taille, la
stature colossale et le poing levé de Dubois-Crancé. Les convives se jetèrent
entre les deux militaires et empêchèrent le sang de couler avec l'injure. VIII. Cependant
le général, indigné, rêvait déjà la vengeance. Renfermé, sous prétexte de
maladie, dans sa retraite isolée de Clichy pendant les jours qui précédèrent
et suivirent le supplice du roi, il ne vit personne, excepté ses trois
confidents : Westermann. Lacroix, Danton. Il passa ces jours sinistres à
méditer son plan militaire pour la conquête de la Hollande, et son plan
politique pour dompter et pour refréner la Révolution. Westermann, menacé de
la vengeance de Marat, qu'il avait osé frapper sur le Pont-Neuf, souriait
d'avance à l'humiliation de ces démagogues devant le sabre d'une armée
victorieuse. Danton encourageait sous-main ces espérances des hommes de
guerre ; il croyait à une lutte désespérée de la Révolution et des trônes. Il
pensait qu'il fallait fasciner par la gloire militaire les yeux du peuple,
incapable de comprendre encore la gloire philosophique de la Révolution. A
tous ces titres, il adhérait d'intelligence, de cœur et d'ambition à la
grandeur future de Dumouriez. Lacroix s'y attachait par sa soif de fortune. IX. Le plan
militaire lié à la conspiration politique de Dumouriez reposait sur les
combinaisons suivantes : s'avancer d'Anvers, avec vingt-cinq mille hommes, au
cœur de la Hollande, jusqu'au canal de Moerdyk, bras de mer qui couvre La
Haye, Rotterdam, Harlem, et qui, une fois franchi, rend inutiles toutes les
places fortes qui défendent ces riches contrées ; faire appel au sentiment
républicain des Bataves, et restituer l'empire aux ennemis de la maison
d'Orange et aux nombreux proscrits que la dernière tentative de révolution
contre le stathouder avait jetés sous les drapeaux français. La légion bat
ave et deux mille hommes appelés à Anvers formaient l'avant-garde de cette
expédition libératrice. La conquête achevée, Dumouriez purgeait son armée de
tous les bataillons de volontaires dont la présence contrariait ses desseins.
Il ne garderait en Hollande que les troupes de ligne les plus souples à sa
volonté et les généraux dévoués à ses desseins. Il levait trente mille
soldats dans la Belgique, trente mille dans la Hollande ; il réunissait ainsi
une armée indépendante et pour ainsi dire personnelle dans sa main. Il armait
les places et la flotte du Texel ; il convoquait les représentants des deux
nations : les Belges à Gand, les Bataves à La Haye ; il les constituait, sous
la protection de son armée, en deux républiques alliées, mais indépendantes
l'une de l'autre ; il déclarait la neutralité à l'Angleterre ; il faisait une
trêve avec l'empire, et marchait sur Paris, à la tête de cette armée
combinée, pour y régulariser la république. Le dernier mot de cette
conjuration militaire, Dumouriez, en aventurier confiant, le laissait au
hasard. Serait-ce sa propre dictature ? Serait-ce le triumvirat avec Danton ?
Serait-ce la monarchie constitutionnelle de 89 avec le duc de Chartres pour
roi ? Serait-ce enfin le protectorat perpétuel de la Hollande et de la
Belgique pour lui-même ? Et des débris de tant de trônes songeait-il à se
faire un trône sous le titre de duc de Brabant ? Il ne le disait pas ; il ne
le savait pas. Nul homme ne comprit jamais mieux quelle immense part il faut
laisser à la destinée dans les plans des hommes. X. Dumouriez,
avec la rapidité de mouvement qui égalait l'élasticité de ses conceptions,
arriva à Bruxelles, lança ses colonnes, étonna la Hollande, s'empara de Breda
et de Gertruydenberg, arriva presque sans résistance au Moerdyk, forma une
flottille pour le renverser, et touchait à la première partie de
l'accomplissement de son plan avant que la lenteur hollandaise se fût remuée
pour opposer aucune masse imposante aux douze mille hommes avec lesquels il
tentait le renversement d'un État. La situation des esprits en Hollande
combattait pour lui. Les Hollandais, nation germanique modifiée par le
contact avec la mer, tiennent à la fois de l'Allemand et de l'Anglais. Lourds
comme les uns, libres comme les autres, la mer semble inspirer aux nations
qui l'habitent le sentiment et la volonté de la liberté. L'Océan, dont
l'aspect affranchit les pensées, semble aussi affranchir les peuples. Les
Hollandais, obligés de se construire un sol pour ainsi dire artificiel,
d'élargir leur empire par la marine, de l'enrichir par le commerce, de le
compléter au loin par des colonies dans les Indes orientales, s'étaient
affranchis de la tyrannie espagnole sous Philippe II, par l'épée de la maison
d'Orange. L'indépendance des Provinces-Unies avait couronné, sous le titre de
stathouder, ses libérateurs. République fédérative sous un stathoudérat
héréditaire, riche, féodal, aimé, puissant par lui-même, de grandes luttes
entre le stathoudérat et la confédération avaient agité tout récemment encore
cette constitution, dont les membres étaient républicains et dont la tête
était monarchique. Pendant
que Dumouriez marchait ainsi sur La Haye et Amsterdam, un ordre de la
Convention vint déconcerter ses plans. Le prince de Cobourg avait rassemblé
son armée à Cologne, enfoncé partout l'armée française, fait lever le siège
de Maëstricht, et s'avançait à la tête de soixante mille hommes pour
reconquérir la Belgique. Démoralisés par leurs revers, odieux déjà au peuple
belge, les soldats français désertèrent en masse. Plus de dix mille
volontaires rentrèrent par bandes dans le département du Nord. Les troupes
campées en avant de Louvain perdirent leurs tentes, leurs équipages et les
canons de leurs bataillons. Aucun des généraux qui les commandaient n'avait
assez de prestige et d'autorité pour arrêter ou diriger une retraite qui
menaçait de se changer en déroute. Dumouriez seul pouvait ressaisir l'armée
et ramener la fortune que son absence avait laissée échapper. Il courut à
Louvain. Aigri par ce commencement de revers, il se répandit avec
affectation, sur toute la route, en reproches, en invectives et presque en
menaces, contre les agents de la Convention, à qui il attribuait nos
désastres en les exagérant. On eût dit qu'il s'étudiait à faire pressentir
aux Belges et à ses propres soldats la possibilité prochaine d'une révolte
armée contre les proconsuls de la Belgique et contre les tyrans de Paris. Il
semait le murmure, le mépris, l'indignation contre eux sur ses pas. Il
essayait la sédition en paroles avant de la tenter en action. XI. Danton
et Lacroix, prévoyant la crise, étaient repartis pour Paris afin d'amortir le
choc qui se préparait entre le général et la Convention. Les commissaires
Camus, Merlin de Douai, Treilhard et Gossuin s'étaient retirés à Lille, avec
le flot des déserteurs de l'armée, pour les arrêter et les réorganiser à
l'abri des murs de la ville. Ils vinrent trouver le général en chef à
Louvain. Ils lui reprochèrent les actes de haute administration qu'il s'était
permis de faire à Bruxelles, et entre autres la restitution de l'argenterie
des églises. Dumouriez répondit en maître responsable envers la France et la
postérité, et non envers la Convention. « Allez voir, dit-il à Camus,
janséniste austère, associant la superstition la plus exaltée au jacobinisme
le plus inflexible, « allez voir dans les cathédrales de la Belgique les
hosties foulées aux pieds, dispersées sur les pavés de l'église, les
tabernacles, les confessionnaux brisés, les tableaux déchirés ! Si la
Convention applaudit à de tels crimes, si elle ne s'en offense pas, si elle
ne les punit pas, tant pis pour elle et pour ma malheureuse patrie. Sachez
que s'il fallait commettre un seul crime pour la sauver je ne le commettrais
pas. Cet état de choses déshonore la France, et je suis résolu à la sauver. »
Les commissaires, étonnés d'une telle audace de langage, commencèrent à
croire aux bruits sourds qui accusaient Dumouriez de vouloir élever puissance
contre puissance. « Général », lui dit Camus, qui n'osait prendre
encore ses soupçons pour des crimes, « on vous accuse d'aspirer au rôle
de César ; si j'en étais sûr, je deviendrais Brutus et je vous poignarderais. »
Dumouriez, qui s'était trop découvert, appela à son aide cette légèreté
d'attitude et cette ironie d'esprit qui servaient de voile à sa
dissimulation. « Mon cher Camus, répondit-il, je ne suis point César,
vous n'êtes point Brutus, et la menace de mourir de votre main m'assure
l'immortalité. » En quittant les commissaires, le général écrivit à la
Convention une lettre menaçante, dans laquelle il lui reprochait insolemment
le dénuement de l'armée, les déprédations de ses agents, la réunion
impolitique de la Belgique à la France, les profanations, les sacrilèges, les
rapines qui marquaient les pas de nos armées dans un pays ami, et la rendait
responsable des désastres d'Aix-la-Chapelle, de Liège et de Maëstricht. Il
exagérait ces désastres pour donner plus d'amertume à ses récriminations. Il
n'exceptait de ces accusations que le général Beurnonville, son élève et son
ami. Beurnonville
venait de remplacer Pache au ministère de la guerre. Ce général, que
Dumouriez appelait son Ajax, avait été nommé par l'influence et sur
l'indication de Danton. Dumouriez terminait sa lettre par l'offre de sa
démission. Cette démission dont il parlait souvent était un défi qu'il jetait
à ses ennemis. La Convention savait bien que la confiance et l'affection des
troupes n'accepteraient jamais un autre général. XII. L'armée
frémit de joie en revoyant son chef. Elle crut retrouver en lui la victoire.
Dumouriez traita les officiers et les soldats en père qui retrouve ses
enfants. La sévérité martiale de ses réprimandes ne fit qu'ajouter le respect
à l'enthousiasme qu'il savait inspirer. L'armée comptait encore quarante
mille hommes de vieille et solide infanterie et cinq mille hommes de
cavalerie de ces vaillants régiments qui s'étaient fait chacun un nom de
guerre dans l'ancienne armée. Elle comptait de plus sur ses flancs, sur sa
ligne d'opérations, dans les garnisons de la Belgique et dans le corps
détaché qui envahissait la Hollande, environ quarante mille autres
combattants. Des quarante mille hommes qu'il avait sous sa main, Dumouriez
donna dix-huit bataillons à droite au général Valence, autant au duc de
Chartres au centre, autant à Miranda à gauche ; une réserve de huit
bataillons de grenadiers au général Chancel, une forte avant-garde de six
mille hommes au vieux général Lamarche, ancien colonel de hussards, qui conservait
sous ses cheveux blancs l'élan de ses jeunes années. Le 16 mars, Dumouriez
attaqua les Autrichiens à Tirlemont et les obligea à se replier. Le
prince de Cobourg, qui recevait tous les jours de nouveaux renforts et qui
déployait plus de soixante mille combattants sous ses ordres, avait concentré
son armée entre Tongres et Saint-Tron. Les trois villages de Nerwinde,
d'Oberwinde et de Midlewinde avaient été laissés par le général autrichien,
en avant de sa ligne, comme champ de bataille et prix de la victoire entre
les deux armées. Dumouriez forma son armée en plusieurs colonnes ; trois à
droite sous le général Valence, pour tourner la gauche des Autrichiens et
menacer Saint-Tron ; deux au centre sous le duc de Chartres, qui commandait
aussi la réserve ; trois à gauche sous le général Miranda. Il donna le signal
de l'attaque générale, le 18, au lever du soleil. Ses colonnes de droite
s'avancèrent sans obstacle jusqu'à la hauteur de Saint-Tron ; mais refoulées
ensuite par des masses de cavalerie, elles revinrent s'appuyer sur
l'infanterie du centre. Le duc de Chartres emporta deux fois le village de
Nerwinde, mais l'abandonna une troisième fois après avoir vu le général
Desforets, son meilleur lieutenant, tomber à ses côtés. Dumouriez reprit une
quatrième fois ce village en sacrifiant des colonnes d'infanterie. Le choc
des masses autrichiennes l'obligea à l'évacuer de nouveau. Ralliées par le
duc de Chartres et par le général en chef à cent pas du village, l'infanterie
et la cavalerie du centre et de la droite, réunies, reçurent à plusieurs
reprises les charges de quinze mille hommes de cavalerie autrichienne.
Valence, combattant en soldat, reçut un coup de sabre et fut emporté du champ
de bataille. Thouvenot, faisant ouvrir les rangs pour laisser passer les
escadrons, démasqua des pièces de canon chargées à mitraille et repoussa
cette cavalerie mutilée. La bataille semblait gagnée ou hésitante ainsi devant
Nerwinde, à la droite et au centre des Français. Mais la
gauche, composée de volontaires et commandée par Miranda, fléchit après avoir
perdu la plupart de ses généraux et de ses officiers par le canon. Miranda,
sans avertir le général en chef, se retira avec sa division à plus de deux
lieues en arrière de la ligne de bataille. La gauche de l'armée, sur laquelle
la bataille tout entière pivotait dans le plan de Dumouriez, manquant au
centre et à la droite, le mouvement sur Nerwinde et sur Saint-Tron devenait
impossible. L'armée n'avait plus de hase. Dumouriez, s'apercevant vers le
soir que des niasses d'infanterie et de cavalerie ennemie se portaient de la
gauche à la droite du prince de Cobourg, commença à soupçonner la catastrophe
ou la défection de Miranda. Laissant son confident Thouvenot pour surveiller
le centre et la droite, il s'élança presque seul, au galop, vers les
positions qu'il avait assignées à Miranda. Il les trouva abandonnées par ses
troupes, occupées par Clairfayt, et n'échappa que par la vitesse de son
cheval aux hussards autrichiens. Poursuivant son aile gauche en retraite par
des chemins détournés, seul, au milieu de la nuit, étonné de ce silence et de
cette solitude, il rencontra aux portes de Tirlemont quelques bataillons de
volontaires, sans artillerie et sans cavalerie, bordant le grand chemin. XIII. Ces
fuyards lui apprirent la perte de trois mille de leurs compagnons laissés sur
le champ de bataille. Le général, étonné de l'attitude immobile et
insouciante de Miranda dans Tirlemont, lui fit de sévères reproches et passa
la nuit à donner des ordres de retraite au duc de Chartres et à Valence. Ces
deux corps avaient déjà trois généraux et deux mille hommes tués, des canons
perdus, six mille volontaires débandés et fuyant vers Louvain. Danton
et Lacroix, au bruit de la déroute, arrivèrent à Louvain au moment où
Dumouriez rentrait vaincu dans cette ville. Ils revenaient de Paris en
médiateurs, conjurer le général en chef de rétracter la lettre impérieuse
qu'il avait écrite à la Convention. Ils passèrent la nuit à vouloir lui
persuader, dans l'intérêt de sa situation et dans l'intérêt de leur ambition
commune, de conserver encore quelques ménagements avec la Convention.
Dumouriez leur remit un billet de six lignes, qui, sans être une rétractation,
était un tempérament. Danton repartit la nuit même, sentant fléchir l'appui
que sa politique prenait sur Dumouriez, et comprenant, avec son instinct sûr
mais rapide, qu'une défaite était un mauvais prélude de dictature. XIV. A peine
Danton était-il reparti que le colonel Mack, chef d'état-major du prince de
Cobourg, entra à Louvain comme parlementaire et conclut avec Dumouriez une
convention secrète qui réglait pas à pas les marches des deux armées jusqu'à
Bruxelles. Les impériaux devaient respecter la retraite des Français, et
borner leurs hostilités à ces rencontres insignifiantes d'avant-garde et
d'arrière-garde nécessaires seulement pour masquer aux troupes la connivence
des généraux. Malgré ces précautions, qui assuraient aux impériaux la
restitution de la Belgique, et à Dumouriez la sécurité de sa retraite cette
retraite de Louvain se changea en déroute pour les Français. A peine
Dumouriez, qui n'osa pas résister dans Bruxelles avec une armée débandée,
put-il former avec la garnison de cette capitale et avec ses meilleurs
régiments une arrière-garde solide d'environ quinze mille hommes pour couvrir
la marche des restes de son armée vers la France. Il fit arrêter le général
Miranda et l'envoya à Paris, sur l'ordre de la Convention, comme une victime
expiatoire de nos désastres. Le même
jour, une dernière et fatale conférence eut lieu à Ath entre le colonel Mack
et Dumouriez. Le duc de Chartres, le colonel Montjoie et le général Valence y
assistaient. C'était à l'armée le parti d'Orléans tout entier, assistant, par
ses plus hautes têtes, à l'acte qui devait renverser la république et faire
tomber, par la main du peuple et des soldats, la couronne constitutionnelle
sur le front d'un prince de cette maison. Dumouriez oubliait qu'une couronne
ramassée dans la défection au milieu d'une déroute, soutenue par les
Autrichiens d'un côté, de l'autre par un général traître à sa patrie, ne
pouvait jamais tenir sur le front d'un roi. Pendant que Dumouriez marcherait
sur Paris pour renverser la constitution, les Autrichiens s'avanceraient en auxiliaires
sur le sol français et prendraient Condé en gage. XV. Tel
était ce traité secret, où la démence rivalisait avec la trahison. Dumouriez,
qui croyait passer le Rubicon et qui avait sans cesse le rôle de César devant
les yeux, oubliait que César n'avait pas amené les Gaulois à Rome. Faire
prendre parti à son armée dans une des factions qui divisaient la république
après avoir vaincu l'étranger et assuré la sûreté des, frontières, marcher
sur Paris et s'emparer de la dictature, c'était un de ces attentats
politiques que la liberté ne pardonne pas, que le succès et la gloire
excusent quelquefois dans les temps extrêmes ; mais livrer son armée, ouvrir
ses places fortes à l'empire, guider soi-même contre son pays les légions
ennemies que sa patrie l'avait chargé de combattre, imposer à l'aide de
l'étranger un gouvernement à son pays, c'était dépasser mille fois le tort
des émigrés, car les émigrés n'étaient que des transfuges, les confédérés
d'Ath étaient, des traîtres. A
l'issue de cette conférence nocturne, Dumouriez se rendit à Tournay avec son
état-major. Il réunit autour de lui six mille hommes de cavalerie les plus
dévoués à sa personne ; il distribua dans les places fortes voisines de
Lille, de Valenciennes, de Condé, ainsi qu'aux camps de Maulde et de
Saint-Amand, les généraux et les troupes qu'il espérait le plus facilement
entraîner, et il prépara tout pour la grande perfidie dont il voulait étonner
l'Europe et écraser la Convention. Cependant,
comme il était tout à la fois obligé de cacher son dessein et de le révéler à
demi pour y préparer l'esprit des troupes, le bruit sourd de la trahison
qu'il méditait transpira autour de lui et se répandit jusque dans Paris comme
le pressentiment de quelque grand crime. Danton et Lacroix se tenaient
immobiles et affectaient la défiance envers un général qu'ils avaient vu si
fier et si irrité. Les Girondins, ennemis du nom d'Orléans, désignaient au
soupçon un général dont l'état-major comptait deux princes de cette maison.
Ils faisaient remarquer de plus que madame de Sillery, amie et confidente de
Philippe-Égalité, et sa fille mademoiselle d'Orléans, jeune princesse âgée de
seize ans, se trouvaient à Tournay dans le moment même où Dumouriez y ourdissait
ses trames, en sorte que le quartier-général du général de la république
ressemblait à la cour anticipée d'une monarchie d'Orléans. Les Jacobins
envoyèrent trois émissaires, Proly, Dubuisson et Pereyra, pour sonder le
général et le décider à soutenir leur parti contre la Gironde. « Ne croyez
pas, leur dit Dumouriez après les avoir écoutés, « que votre république
puisse subsister ; vos folies et vos crimes l'ont rendue aussi impossible
qu'elle est odieuse. » XVI. Cependant
Dumouriez, menaçant au lieu d'agir, semblait en proie à ce désordre d'esprit
qui saisit l'homme dans l'accomplissement d'un crime et qui donne à ses actes
l'incohérence et l'agitation de ses pensées. Toute son audace se dépensait en
paroles, il donnait à son armée le temps de la réflexion et par conséquent du
repentir. Retiré dans la petite ville de Saint-Amand avec son état-major et
ses régiments les plus dévoués, il y apprit coup sur coup la capitulation de
la citadelle d'Anvers rendue aux Autrichiens par nos troupes, la déroute du
camp de Maulde et l'insurrection patriotique des citoyens de la garnison de
Lille contre le général Miaczinsky, qu'il avait chargé de s'emparer de cette
ville. Dumouriez
n'avait plus autour de lui à Saint-Amand que le duc de Chartres, le duc de
Montpensier son frère, le général Valence, l'adjudant-général Montjoie,
Thouvenot, Nordmann, colonel du régiment de Berchiny, et les officiers de son
état-major. Il avait trouvé à Tournay et conduit à Saint-Amand, pour la
protéger à la fois contre les Autrichiens et contre la Convention, la
princesse Adélaïde d'Orléans, sœur du duc de Chartres. Cette jeune princesse,
douée d'une grâce noble, d'un esprit précoce, d'une âme énergique, errait
alors sur les confins de la France et de la Belgique ; repoussée de sa patrie
par les lois contre l'émigration, repoussée de l'étranger par la répulsion
que le nom de son père inspirait aux ennemis de la Révolution. Attachée à ses
frères par une amitié que le malheur, l'exil et le trône devaient tour à tour
éprouver et illustrer, elle cherchait dans le camp la protection de l'armée.
Elle avait pour compagne une autre jeune fille de son âge, Paméla Seymour,
que la rumeur publique disait fille naturelle du duc d'Orléans et de madame
de Genlis. Cette jeune personne, d'une beauté éclatante, élevée comme une
sœur des princes et de la princesse d'Orléans, venait d'épouser à Tournay
lord Édouard Fitz-Gerald, premier pair d'Irlande et fils du duc de Leicester.
Ce jeune patriote irlandais s'enflammait dans le camp français de la passion
de la liberté. Il conspira bientôt après pour soustraire l'Irlande au joug de
l'Angleterre, et, condamné à mort comme chef de cette conspiration, il
échappa au supplice par le suicide dans son cachot, et légua un nom de plus
aux patriotes de son pays. XVII. Madame
de Sillery-Genlis, confidente du duc d'Orléans, était aussi au
quartier-général. Femme séduisante encore par sa figure, remarquable par
l'esprit, façonnée à l'intrigue, elle donnait, par sa présence, à la
conspiration de Dumouriez la couleur de la maison d'Orléans. Le général
Valence était gendre de madame de Genlis, le duc de Chartres et le duc de
Montpensier étaient ses élèves, la princesse Adélaïde était sa pupille, les
Jacobins étaient ses persécuteurs. Sa maison rassemblait tous les soirs les
principaux chefs de ces corps, qu'il fallait séduire et ébranler pour les
tourner contre la république. Dumouriez sentait qu'il avait là toute une
révolution en otage. S'il n'arborait pas ouvertement la dynastie d'Orléans,
cet entourage était un drapeau qu'il se complaisait à déployer pour faire
pressentir et adopter par l'opinion les espérances d'une monarchie
révolutionnaire. Séduit lui-même par ce rôle de protecteur armé d'une
princesse jeune, charmante, persécutée, il affectait envers elle un culte qui
donnait à l'armée l'exemple du respect. Au
milieu de ces femmes exilées et de cette société suspecte à la république,
Dumouriez attendait oisif que son armée lui fit violence et l'entraînât
d'elle-même contre Paris. De sourds symptômes lui annonçaient cependant de
toutes parts la défection de ses généraux, révoltés à l'idée de marcher
contre la patrie. Du mécontentement d'une armée à l'acte de tourner ses armes
contre son propre pays, il y a aussi loin que du murmure au crime. Dumouriez
avait pris le murmure des soldats pour une opinion, et l'insubordination pour
la révolte. On savait déjà à Saint-Amand que la Convention délibérait sur le
parti qu'elle devait prendre à l'égard du général rebelle, et qu'elle allait
l'appeler à sa barre pour lui demander compte de sa conduite. Danton,
Robespierre et même Marat, craignant de disloquer l'armée en présence de
l'ennemi victorieux, et se refusant à croire à la trahison, avaient obtenu
avec peine que cette mesure fût suspendue quelques jours. En attendant, le
camp était rempli d'espions de la Convention ; et les volontaires, moins
soldats que citoyens, épiaient eux-mêmes les démarches de leur général. Six de
ces volontaires d'un bataillon de la Marne, l'esprit agité par les
chuchotements de l'armée, osèrent se présenter en armes à l'audience du
général : le mot de république était écrit à la craie sur leurs chapeaux. Ils
sommèrent leur chef d'obéir aux ordres qu'il allait recevoir de la
Convention, et lui déclarèrent qu'imitateurs de Brutus, ils avaient juré de
le poignarder s'il hésitait à obéir à la voix de la patrie. Le général leur
ayant répondu de manière à confirmer leurs soupçons, ils avancèrent pour
l'entourer ; mais le fidèle Baptiste, qui épiait de l'œil leurs mouvements,
s'élança le sabre à la main entre son maître et les soldats en appelant la
garde. Les volontaires saisis et désarmés furent emprisonnés. Dumouriez,
exagérant à dessein le péril qu'il avait couru, répandit le bruit d'une
tentative d'assassinat contre lui, afin de rappeler rattachement par
l'indignation. Il y réussit. Des adresses signées par tous les corps
protestèrent de leur horreur pour cet attentat et de leur confiance inébranlable
dans leur chef. XVII. Cependant
la Convention longtemps hésitante avait rendu enfin le décret qui arrachait
le général à son armée, et qui l'appelait à Paris pour s'expliquer sur ses
griefs et sur ses plans. Dumouriez ne se faisait point illusion sur la portée
d'un tel décret. Il se sentait trop coupable pour affronter l'examen de sa
conduite ; il voyait bien qu'une fois séparé de ses soldats, on ne rendrait
pas à l'armée un général qui avait fait trembler la république ; il aimait
mieux succomber dans une tentative armée contre les oppresseurs dé sa patrie,
que d'aller humblement leur offrir sa tête sans défense et sans vengeance.
D'ailleurs, lors même que la ruse de ses discours, l'audace de son attitude
et l'influence de Danton l'eussent fait absoudre, son absence seule déconcertait
tous les plans convenus entre Mack et lui. Il était donc fermement résolu à
refuser l'obéissance à la Convention ; et s'il ne pouvait la tromper plus
longtemps, il se préparait à accomplir son dernier acte de rébellion contre
les commissaires qu'on oserait envoyer vers lui. Les
choses en étaient là, quand le 2 avril à midi on annonça l'arrivée au camp du
ministre de la guerre lui-même : c'était Beurnonville, ami personnel de
Dumouriez. Beurnonville descendit de voiture, accompagné des quatre
commissaires Camus, Lamarque, Bancal et Quinette : Camus, homme austère,
portant dans la Révolution la rigueur du jansénisme et les scrupules de la
probité ; Lamarque, avocat verbeux et déclamateur, accoutumé à vociférer le
patriotisme dans les armées ; Bancal, négociateur prudent et tempéré, propre
à s'interposer avec modération entre les passions des partis ; Quinette, chez
qui l'instinct de l'ordre balançait la passion de la liberté, s'efforçant
toujours d'arrêter la théorie aux limites du vrai et le patriotisme aux
limites du juste. XVIII. Beurnonville
se précipita, en entrant, dans les bras de Dumouriez, comme pour témoigner
aux spectateurs par ce geste qu'il ne voulait enchaîner le général à la
patrie que par ses sentiments et ses souvenirs. Il lui dit qu'il avait voulu
accompagner lui-même les commissaires porteurs du décret de la Convention,
pour ajouter l'entraînement de l'amitié à la voix du devoir. Camus, pour
éviter à Dumouriez l'embarras d'un entretien public, et pour que les
intercessions confidentielles des commissaires eussent plus de latitude et
d'intimité, supplia le général d'écarter les témoins qui gênaient
l'épanchement des âmes, ou de passer dans un appartement plus secret. Un
murmure des généraux et des officiers présents s'éleva à ces paroles, comme
si on eût voulu soustraire leur général à la protection de leurs regards et
de leurs sabres. Dumouriez calma d'un geste ce soulèvement. Il conduisit
Beurnonville et les commissaires dans son cabinet ; mais les généraux
exigèrent que la porte restât ouverte pour surveiller, sinon les paroles, du
moins la sûreté de l'entretien. Camus présenta le décret à Dumouriez. Le
général le lut avec une impassibilité voisine du dédain ; puis, le rendant au
commissaire, il répondit que l'exécution de ce décret serait la dissolution
de l'armée et la perte de la patrie ; qu'il ne refusait pas d'obéir, mais
qu'il voulait obéir à son heure et non à l'heure de ses ennemis. Il offrit
ironiquement sa démission. L'ironie sentie dans ces paroles n'échappa point
aux commissaires. « Mais, après avoir donné votre démission, que ferez-vous ?
lui demanda avec anxiété Camus. — Ce qu'il me plaira, reprit fièrement le
général. Seulement, je vous déclare que je n'irai pas me faire avilir et
condamner à Paris par un tribunal révolutionnaire. — Vous ne reconnaissez
donc pas ce tribunal ? reprit Camus. — Je le reconnais pour un tribunal de
sang et de crime, répliqua Dumouriez ; et tant que j'aurais un pouce de fer
dans la main, je ne m'y soumettrai pas. » XIX. Les
autres commissaires, craignant que l'aigreur des paroles entre Camus et
Dumouriez n'amenât un dénouement violent, s'interposèrent en médiateurs
affectueux et conjurèrent le général d'obéir pour la forme à l'ordre qui
l'appelait à Paris, lui promettant sur leurs têtes que la Convention
satisfaite le renverrait immédiatement à son armée. Quinette s'offrit à l'accompagner,
à le couvrir de son corps et à le ramener à son quartier-général. Bancal lui
cita les beaux exemples d'obéissance à la patrie des grands hommes de
l'antiquité. — « Les Romains, répondit Dumouriez, n'ont pas tué Tarquin ; ils
n'avaient ni clubs des Jacobins ni tribunal révolutionnaire : des tigres
veulent ma tête, et je ne veux pas la leur donner. Puisque vous me citez les
Romains, je vous déclare que j'ai souvent joué le rôle de Decius, mais que je
ne serai jamais Curtius, et que je ne me jetterai pas dans le gouffre. — Vous
ne voulez donc pas obéir à la Convention ? demanda catégoriquement
Camus. — Je vous jure, dit Dumouriez, que, quand ma patrie aura un
gouvernement et des lois, je lui rendrai compte de mes actes et je les
soumettrai à son jugement ; à présent ce serait un acte de démence. » Les
commissaires se retirèrent dans une autre pièce pour délibérer. Dumouriez
resta seul un moment avec Beurnonville ; il tenta de séduire le ministre en
lui montrant le danger qu'il courait à Paris, et en lui offrant le
commandement de son avant-garde. « Je sais, répondit héroïquement
Beurnonville, que je dois succomber sous mes ennemis ; mais je mourrai à mon
poste. Ma situation est horrible ! Je vois que vous êtes décidé, que vous
allez prendre un parti désespéré ; je vous demande pour unique grâce de me
faire partager le sort, quel qu'il soit, que vous réservez aux députés. — N'en
doutez pas, répondit Dumouriez, et je croirai, en agissant ainsi, vous servir
et vous sauver. » Dumouriez
et Beurnonville rentrèrent dans la salle où l'état-major était assemblé. Le
colonel des hussards de Berchiny, Nordmann, dont le régiment était en
bataille devant le logement du général, avait reçu l'ordre de tenir trente
hommes d'élite de son régiment à la porte et prêts à exécuter ce qui leur
serait commandé. Ces hussards étaient tous allemands ou alsaciens. La
différence de langue les garantissait contre l'éloquence patriotique des
commissaires, ils ne connaissaient que la voix de leur colonel. Après
une heure de délibération secrète, pendant laquelle l'inflexible Camus
combattit avec intrépidité les tempéraments que cherchaient encore ses
collègues pour éviter ce déchirement à la patrie, les députés entrèrent. Le
calme de la résolution, l'autorité de la loi, la tristesse mâle de leur
mission éclataient sur leur visage. Ils sommèrent encore une fois le général
d'obéir au décret. Le général éluda de nouveau l'obéissance. « Eh bien, dit
Camus ! je vous déclare suspendu de toutes vos fonctions, vous n'êtes plus
général, je défends qu'on vous obéisse, j'ordonne qu'on s'empare de vous et
je mets les scellés sur vos papiers. Le sourd murmure de l'état-major et le
mouvement des officiers qui se rapprochaient, la main sur leurs armes, pour
couvrir leur général, apprirent aux commissaires que leur voix était méconnue
et leur vie peut être menacée : ils l'avaient dévouée à leur devoir. — « Ceci
est trop fort, s'écria Dumouriez, il est temps de mettre un terme à tant
d'audace, » et il cria en allemand aux hussards d'entrer : — « Arrêtez
ces quatre hommes, dit-il à l'officier qui les commandait, et qu'on ne leur
fasse pas de mal ; arrêtez aussi le ministre de la guerre, et qu'on lui
laisse ses armes. — Général Dumouriez ! s'écria Camus, vous perdez la
république ! » Les hussards entraînèrent les commissaires de la
Convention ; et des voitures, préparées pendant l'entretien et escortées par
un escadron de hussards de Berchiny, les conduisirent à Tournay, où ils
furent remis en otage entre les mains du général autrichien Clairfayt. XX. Aussitôt
après l'acte qui déchirait le dernier voile de ses manœuvres, Dumouriez fit
demander de nouvelles conférences aux généraux ennemis, pour concerter sa
marche avec la leur. Il monta à cheval le lendemain et se rendit à son camp.
Là il harangua les soldats en leur présentant l'événement de la veille comme
un attentat des Jacobins qui voulaient enlever le général à son armée, et le
père à ses enfants. Les troupes couvrirent leur général d'acclamations.
L'humiliation de la loi civile devant le sabre réjouit toujours le soldat.
Pour témoigner mieux de sa confiance dans l'attachement de ses troupes,
Dumouriez coucha dans le camp. Son projet était de porter ses troupes à
Orchies, d'où il aurait menacé à la fois Lille, Douai et Bouchain. Il voulait
aussi s'assurer de Condé, gage qu'il avait promis de livrer aux Autrichiens.
Il partit de Saint-Amand le 4 avril pour accomplir ce premier acte de sa
trahison. Cinquante
hussards devaient former son escorte, mais cette escorte se fit attendre. Il
monta à cheval accompagné seulement du duc de Chartres, du colonel Thouvenot,
de l'adjudant-général Montjoie, de ses aides-de-camp, et de huit hussards
d'ordonnance, et prit avec ces trente chevaux la route de Condé. Il avait
laissé l'ordre au camp de faire suivre cette même route à son escorte, quand
elle serait prête. Il marchait ainsi en parfaite sécurité et roulant, dans sa
pensée, les chances désespérées de son entreprise, quand, à une demi-lieue de
Condé, un aide-de-camp du général Neuilly, qui commandait cette ville,
accourut de la part de son général annoncer la fermentation de la garnison et
la difficulté de contenir les troupes. Elles commençaient à se sentir trahies.
Elles s'indignaient des pourparlers suspects entre leurs généraux et les
généraux ennemis ; elles déclaraient hautement qu'elles répondaient de Condé
à la patrie, et qu'elles ne laisseraient entrer dans la place aucun nouveau
corps qui pût en compromettre la défense. Dumouriez, descendu de son cheval
au bord de la route, réfléchit sur la gravité d'un incident qui faisait
manquer son projet. En ce moment trois bataillons de volontaires, marchant
sur Condé, de leur propre mouvement, avec leur artillerie, passèrent devant
lui : l'officier qui les commandait fut depuis le maréchal Davoust. Étonné
d'une marche qu'il n'avait point ordonnée, Dumouriez interrogea vivement les
officiers de ces bataillons et leur ordonna de s'arrêter. XXI. Les
bataillons firent halte. Dumouriez, s'écartant d'une centaine de pas de la
route, entrait dans une chaumière pour écrire un ordre, quand des cris
tumultueux partis du sein des bataillons et un mouvement subit et confus de
la colonne, qui rebroussait chemin, l'avertirent qu'il était temps de penser
à sa sûreté. Les volontaires, saisis d'une illumination soudaine à la vue de
Dumouriez et à l'incohérence des ordres et des contre-ordres, allaient
déconcerter la trahison, en saisissant les traîtres. Quelques-uns, tenant
déjà en joue le général, menaçaient de faire feu s'il ne les attendait pas.
Dumouriez, remonté précipitamment à cheval, s'enfuit au galop à travers
champs, avec sa faible escorte, sous les imprécations et les coups de feu. Un
canal qui bordait un terrain marécageux arrête son cheval. Déjà une grêle de
balles décime le groupe qui l'environne. Deux hussards sont frappés à mort.
Deux domestiques qui portaient le portefeuille et le manteau du général
tombent à ses côtés. Thouvenot a son cheval tué sous lui, et saute en croupe
sur celui du brave Baptiste. Le général alors abandonne son cheval de
bataille, qui s'élança épouvanté dans les bataillons, et qui fut conduit en
triomphe par eux à Valenciennes. La plus jeune des filles de M. de Fernig est
également démontée. Sa sœur Félicité descend de son cheval et le donne à
Dumouriez. Les deux jeunes filles s'élancent d'un bond de l'autre côté du
canal, et remontent sur les chevaux de suite du duc de Chartres. Le
secrétaire du général, Cantin, tombe, en franchissant le fossé, engagé sous
le corps de son cheval. Cinq cadavres d'hommes, huit cadavres de chevaux, un
prisonnier, les équipages et les papiers secrets du général restent dans le
canal. Le reste du groupe fugitif s'enfuit à toute course à travers les
marais, coupé des camps de Breuille, que Dumouriez voulait rejoindre, et
poursuivi jusqu'à l'Escaut par les balles des volontaires. Les deux jeunes
amazones, qui connaissaient les passages, conduisirent le général jusqu'au
bac sur lequel il passa le fleuve avec elles et le duc de Chartres. Les
chevaux furent abandonnés. La suite, que la barque ne pouvait contenir,
s'enfuit en longeant l'Escaut, et regagna le camp de Maulde. Baptiste y sema
le bruit de l'assassinat de son général par des volontaires insurgés, et
ranima en faveur de Dumouriez le vieil attachement des troupes de ligne. Cependant
le général, après avoir traversé l'Escaut, s'enfonça à pied, exténué de
fatigue, dans les terres fangeuses qui bordent le fleuve. Il frappa à la
porte d'un petit château, dont on lui refusa d'abord l'entrée ; mais ses
compagnons l'ayant nommé, il reçut l'hospitalité et quelque nourriture de ces
mêmes Belges qu'il venait de conquérir six mois auparavant. Baptiste le
rejoignit à la chute du jour. Il lui apprit l'indignation du camp, soulevé de
nouveau en sa faveur. Mack arriva dans la nuit. Il donna au général fugitif
une escorte de cinquante dragons impériaux, qui le ramena à son camp de
Maulde. A l'exception de quelques visages sombres et de quelques regards où
le soupçon luttait avec l'attachement, tous les corps reçurent Dumouriez
comme un chef encore adoré. Ayant rappelé autour de lui le régiment des
hussards de Berchiny et quelques escadrons dévoués de cuirassiers et de
dragons, il s'avança à la tête de cette cavalerie jusqu'à Rumigies, à une
lieue de son camp de Saint-Arnaud. Il croyait avoir ressaisi son armée, et
s'obstinait à accomplir le plan de surprise de Condé, manqué la veille. Mais
l'artillerie du camp de Saint-Amand, sur le faux bruit de la mort de
Dumouriez, noyé dans l'Escaut, avait chassé ses généraux, attelé ses pièces
et s'était mise en marche pour Valenciennes. Des divisions entières, déposant
ou entraînant leurs officiers, abandonnèrent ce camp, où la perfidie de leur
général en chef les faisait servir d'instrument à des trames inconnues. A ces
nouvelles, apportées coup sur coup à Rumigies, Dumouriez laissa tomber la
plume qui dictait les ordres à son armée évanouie. Il sentit la faiblesse
d'un homme contre une patrie, et d'une intrigue contre une révolution. Il
monta à cheval avec les deux frères Thouvenot, le duc de Chartres, le colonel
Montjoie, le lieutenant-colonel Barrois, M. de Fernig et ses deux filles, et
se rendit sans escorte à Tournay, où le général Clairfayt l'accueillit, non
comme un général ennemi, mais comme un allié malheureux. L'attachement que
Dumouriez avait su inspirer à ses soldats était tel que les huit cents hommes
du régiment de Berchiny et les hussards de Saxe le rejoignirent d'eux-mêmes à
Tournay. Ces soldats préférèrent la honte du nom de transfuges à la douleur de
se séparer de leur général. Un
reste de l'armée française rompue en faisceaux, et ralliée à peine dans les
places fortes, demeura exposé aux coups prémédités de Clairfayt. Le sang des
soldats fut livré par le général, mais les transfuges n'emmenèrent pas à
l'ennemi le trésor de l'armée. Dumouriez arriva les mains vides, et se confia
au hasard et à la reconnaissance des souverains coalisés. Arrivé à Tournay,
il n'avait que quelques pièces d'or dans sa bourse. Ses compagnons de fuite
étaient presque tous dans le même dénuement. Le duc de Chartres, Thouvenot,
Nordmann, Montjoie, le fidèle Baptiste et jusqu'aux deux intrépides héroïnes
Fernig, entraînées sans crime dans une désertion qui ressemblait pour elles à
la fidélité, se cotisèrent à l'insu de Dumouriez, et lui donnèrent les
premiers le pain amer de l'exil. XXII. Tel fut
le dénouement de ce long drame politique et militaire, qui avait élevé en
trois ans Dumouriez jusqu'à la hauteur des plus grands hommes pour le faire
descendre tout à coup jusqu'au niveau du plus misérable aventurier. C'est que
l'élévation de ses sentiments ne répondait pas à la grandeur de son courage
et à l'étendue de son esprit. Nourri dans les légèretés des cours et trop
accoutumé, par sa vie de diplomate, à voir l'envers des choses politiques et
à attribuer les grands résultats aux petites causes, il n'eut dans l'âme ni
assez de sérieux pour comprendre la république, ni assez de longanimité pour
la servir au péril de sa tête. Il joua le grand homme, il ne le fut qu'à
demi. Son sang répandu pour la liberté sur un champ de bataille, ou versé sur
un échafaud par l'ingratitude de la république, aurait crié une éternelle
vengeance à la postérité, et consacré pour tous les siècles une des plus
belles mémoires de la Révolution. Sa vie sauvée par une défection, sa
trahison démasquée jettent l'ombre du regret sur l'éclat de ses campagnes et
de ses batailles. Son nom n'est pour ainsi dire qu'une brillante apparition dans
l'histoire et un éblouissement de la patrie. Tête de politique, bras de
héros, cœur d'intrigant, on s'afflige de ne pas l'admirer tout entier. Mais
la tristesse se mêle à l'enthousiasme dans l'impression que fait son nom. On
évite de le prononcer parmi les noms glorieux de la patrie, car il n'y a pas
de pire honte pour l'esprit humain que le spectacle des grandes destinées
remises à de petites âmes, et des grandes qualités qui ne se respectent pas.
L'œuvre des peuples veut des hommes sérieux comme la pensée qui les agite. Le
crime dans les révolutions offense moins l'esprit que la légèreté ; plus
coupable et plus odieux, le crime est cependant un moins grand contre-sens
dans les catastrophes humaines. XXIII. Depuis ce jour, Dumouriez, maudit dans son pays, toléré chez l'étranger, erra de royaume en royaume, sans retrouver une patrie. Objet d'une dédaigneuse curiosité, presque indigent, sans compatriotes et sans famille, pensionné par l'Angleterre, il faisait pitié à tous les partis. Comme pour le punir davantage, le ciel, qui lui destinait une longue vie, lui avait laissé tout son génie pour le tourmenter dans l'inaction. Il ne cessa d'écrire des mémoires et des plans militaires pour toutes les guerres que l'Europe fit à la France, pendant trente ans ; il offrit son épée, toujours refusée, à toutes les causes. Assis, vieux et importun, au foyer de l'Allemagne et de l'Angleterre, il n'osa pas rompre son exil, même quand la France se rouvrit aux proscrits de tous les partis ; il craignit que le sol même ne lui reprochât sa trahison. Il mourut à Londres. Sa patrie laissa ses cendres dans l'exil, et n'éleva pas même sa tombe vide sur le champ de bataille où il avait sauvé son pays. |