HISTOIRE DES GIRONDINS

TOME CINQUIÈME

 

LIVRE TRENTE-SIXIÈME.

 

 

I.

Les grandes catastrophes humaines ont des contre-coups dans l'imagination publique, qui sont plus fortement ressentis par certains hommes doués, pour ainsi dire, de la faculté de résumer en eux l'impression de tous et de porter jusqu'au délire, quelquefois jusqu'au crime, l'exaltation que ces catastrophes leur inspirent. La mort de Louis XVI, l'étonnement, la profanation, la douleur produisirent cette commotion des âmes dans tout l'empire. Tous ceux qui né partageaient pas le stoïcisme des juges furent saisis par l'horreur et par la consternation. Il leur semblait qu'un grand sacrilège appelait sur la nation, qui l'avait accompli ou souffert, une de ces vengeances où le ciel demande pour le sang d'un juste le sang d'un peuple tout entier. Des hommes moururent de douleur en apprenant la consommation du supplice ; d'autres en perdirent la raison. Des femmes se précipitèrent du toit de leur maison dans la rue, et des ponts de Paris dans la Seine. Des sœurs, des filles des femmes, des mères de Conventionnels éclatèrent en reproches contre leurs maris ou leurs fils. Le supplice même n'était pas encore exécuté que l'arrêt de mort de Louis XVI était déjà vengé dans le sang d'un de ses principaux juges.

Michel Lepelletier de Saint-Fargeau, issu d'une ancienne famille de haute magistrature et possesseur d'une fortune immense dans le département de l'Yonne, homme de plus d'ambition que de génie, avait d'abord défendu le pouvoir du roi aux états-généraux. Après l'Assemblée constituante, prévoyant la ruine de la monarchie, il s'était retiré dans ses terres, et il avait passé au parti du peuple avec l'affectation de zèle et les complaisances d'un homme qui a beaucoup à se faire pardonner. Devenu le centre des agitations de son département, l'âme des clubs, l'instigateur des mouvements populaires, il avait été nommé membre de la Convention nationale à Sens. L'archevêque de Sens, Loménie de Brienne, ancien ministre de Louis XVI, transfuge éclatant de l'Église dans la philosophie, avait assisté, en costume civique et coiffé du bonnet rouge, à l'élection de Michel Lepelletier. Le clergé et l'aristocratie venaient ainsi s'abdiquer, les pieds dans le sang, entre les mains du peuple. L'archevêque de Sens, prévoyant les retours terribles d'une popularité qui demandait de pareils sacrifices, portait déjà sur lui un poison préparé par Cabanis et envoyé par Condorcet, dont il devait se servir quelques mois plus tard. Lepelletier de Saint-Fargeau pressentait le poignard d'un royaliste. L'un et l'autre prochains martyrs de leur nouvelle cause : l'un par ses propres mains, l'autre par les mains d'un assassin.

Plus important par sa naissance et par sa fortune que par sa parole, Lepelletier de Saint-Fargeau avait à la Convention et aux Jacobins l'espèce d'influence que les noms qu'on a l'habitude de respecter conservent quelque temps dans les partis où ces noms descendent. Il présidait quelquefois les Jacobins ; il allait au-devant des volontés de Robespierre. Nul ne sait mieux flatter les maîtres du peuple qu'un aristocrate instruit à la flatterie dans les cours. Il fréquentait le duc d'Orléans et préméditait, dit-on, le mariage de sa fille unique avec le fils aîné de ce prince. L'immensité de la dot devait suppléer à l'inégalité des noms, et la conformité des principes révolutionnaires effacer la distance des rangs. Sa fortune et son patronage dans les départements de la Bourgogne groupaient autour de lui dix ou douze membres de la Convention, les yeux sur son vote, pour l'imiter. Ces douze voix, en se déplaçant à un signe de Saint-Fargeau, faisaient une différence de vingt-quatre voix dans le procès du roi. Par l'indécision et la balance des suffrages, la responsabilité de la vie ou de la mort de Louis XVI pouvait porter sur Lepelletier. Les royalistes le savaient. Des sollicitations mystérieuses avaient abordé Saint-Fargeau : il avait promis un vote de clémence. Les Jacobins, instruits de ces négociations, avaient exigé qu'il les, démentit par un acte qui engageât sa tête : il avait promis un vote inflexible. A l'heure décisive, il avait tenu parole aux Jacobins et voté la mort. Les royalistes avaient détesté deux fois ce vote. Le régicide était de plus une trahison à leurs yeux.

 

II.

Il y avait parmi ces royalistes un jeune homme nommé Pâris, fils d'un employé dans l'administration des biens du comte d'Artois. Paris était entré dans la garde constitutionnelle de Louis XVI au moment où le zèle avait réuni dans ce corps tout ce qui restait de défenseurs du roi. Depuis le commencement de la garde constitutionnelle, il était resté à Paris, épiant toutes les occasions de se dévouer à sa cause. Audacieux d'attitude, intrépide de cœur, adroit de la main, il se montrait armé dans tous les lieux publics, encourageait les royalistes, affrontait les Jacobins, gourmandait le peuple, ameutait les femmes et parvenait à échapper toujours à la haine des Jacobins par la force de son sabre et par le secret de son asile. Ce jeune homme était du nombre de ceux qui devaient attaquer l'escorte du roi quand on le conduirait au supplice, et qui ourdissaient un soulèvement pour forcer les portes du Temple. Il avait espéré jusqu'au dernier moment que la Convention n'accomplirait pas le régicide. A l'annonce du vote de mort et du refus de sursis, sa rage et sa douleur s'étaient exaltées jusqu'à la démence. Il avait senti en lui ce besoin irrésistible, qui saisit quelquefois les âmes passionnées, de protester seul contre un peuple. Il avait embrassé sa maîtresse, jeune marchande de parfums au Palais-Royal, qui lui donnait asile, comme pour un éternel adieu. Il avait caché son sabre sous son manteau, et il était sorti sans savoir quel coup il porterait, mais décidé à porter un coup mémorable.

Dans cette disposition, Paris erra longtemps, sous le péristyle, dans les cours, espérant que le hasard lui offrirait pour victime le duc d'Orléans. Le hasard avait trompé son attente. Le prince n'avait pas paru. Paris, accompagné d'un de ses amis, entra chez un restaurateur du Palais-Royal nommé Février. Les salons souterrains de ce restaurateur ressemblaient à des caves mal éclairées par des soupiraux. Une affectation de pauvreté, commune en ce temps où la richesse était un soupçon d'aristocratie, avait amené ce jour-là l'opulent Lepelletier dans les caveaux de Février. Il dînait, seul, devant une petite table, dans une salle obscure voisine de la table de Paris. La fièvre empêchait ce jeune homme de manger. Il s'entretenait, à demi-voix avec son ami, du vote de la veille, du supplice du lendemain, de la lâcheté du peuple. La rage mal contenue de son âme éclatait dans le son de sa voix et dans sa physionomie. Ses voisins, en le regardant, avaient le pressentiment de la démence ou du crime. Son compagnon lui parlait, à voix basse, moins en ami qui déconseille qu'en complice qui encourage. Deux ou trois fois, pendant le repas, Pâris se leva avec une précipitation convulsive, sortit et rentra comme un homme qui épie quelqu'un. Le dîner fini, il croisa ses bras sur sa poitrine, baissa la tête et parut réfléchir. Ses yeux hagards parcouraient machinalement les visages des convives assis chacun à des tables séparées. Quelqu'un ayant désigné Lepelletier par son nom, Pâris, qui ne connaissait ni le visage, ni le vote du représentant de Sens, s'approcha de lui. « C'est vous qu'on appelle Saint-Fargeau ? dit-il en apostrophant le député. — C'est moi, répondit Saint-Fargeau. Que me voulez-vous ? — Vous avez la physionomie d'un homme de bien ; vous n'avez pas voté la mort du roi, n'est-ce pas ? — Vous vous trompez, monsieur, répliqua Saint-Fargeau d'un air de douleur et de fermeté ; je l'ai votée parce que ma conscience me commandait ce vote. — Tu as voté la mort ! Eh bien ! tiens ! voilà ta récompense ! » En disant ces mots Paris fait un mouvement pour écarter les pans de son manteau et pour chercher la poignée de son sabre. Saint-Fargeau se lève, saisit un couteau et avance les mains pour se couvrir. Mais Paris, plus prompt que la pensée, tire son sabre, le plonge dans le cœur de Lepelletier, et s'enfuit par un corridor. Saint-Fargeau, transporté mourant sur un lit, demanda quel était l'homme qui venait de le frapper. Il expira quelques moments après.

On prêta à son agonie la joie sublime et les mots dévoués du martyre. On répandit ces mots d'apparat parmi le peuple, pour ajouter le culte de la victime à l'horreur contre le royaliste assassin. Le coup de poignard de Paris avait fait de Lepelletier un grand homme. Un décret ouvrit le Panthéon à son cercueil. On lui prépara des funérailles nationales, moins en hommage à sa mémoire qu'en solennelle vengeance de l'opinion qui l'avait frappé.

Le soir, des groupes furieux se pressèrent au Palais-Royal, à la porte du restaurateur, autour du brancard sur lequel on emportait le corps inanimé de Lepelletier. Des orateurs populaires racontaient, en les solennisant, les circonstances de cette mort, et la présentaient comme le premier acte d'une immense conjuration qui menaçait la vie de tous les députés fidèles au peuple. Le Palais-Royal étincelait de sabres nus, tirés pour la vengeance de Saint-Fargeau. Au milieu de cette foule qui frémissait au nom et qui demandait à grands cris le sang de l'assassin, Paris se promenait avec son ami dans le jardin. Un des royalistes, témoin du meurtre, l'avant rencontré et reconnu, et lui ayant fait un signe de terreur et d'étonnement : « Ma journée n'est pas finie, lui dit tout bas Paris ; je trouverai celui que je cherche, ici ou à la Convention, et je l'enverrai rejoindre l'autre. » La police, qui cherchait partout l'assassin, excepté sur la scène même du crime, le laissa, toute cette nuit et toutes les nuits de la semaine suivante, se montrer impunément au Palais-Royal.

Il sortit de Paris, huit jours après son crime, avec sa maîtresse et son frère, enfant de douze ans. Il avait conservé le même costume qu'il portait le jour de l'assassinat. Il espérait s'embarquer à Dieppe pour l'Angleterre. Sa maîtresse et son frère l'ayant accompagné seulement jusqu'à Gisors, il en partit seul, à pied, par des chemins de traverse pour la petite ville de Forges-les-Eaux. Il entra dans une auberge de faubourg et demanda un souper et un lit. En attendant le repas, il s'approcha du feu, dans la salle commune. Quelques colporteurs s'y entretenaient entre eux des événements du jour. Paris se mêla à la conversation. « Que pense-t-on ici », leur demanda-t-il avec une apparente indifférence, « de la condamnation et du supplice du roi ? — On pense, lui répondit un marchand, qu'on a bien fait de l'immoler et qu'il faudrait avoir immolé tous les tyrans du même coup. » L'indignation de Paris, plus forte que sa prudence, se trahit à cette réponse par un mouvement involontaire. « Je ne rencontrerai donc partout, murmura-t-il assez haut pour être entendu, que des assassins de mon roi ! et il se retira dans la chambre qu'on lui avait préparée. Il y soupa tranquillement. Les hommes qui l'observaient à travers le vitrage d'une porte le virent baiser, à plusieurs reprises, sa main droite comme pour la remercier de la justice qu'elle avait accomplie. Après le souper, il demanda une plume et de l'encre. Il écrivit sur son brevet de garde du roi quelques lignes, cacha un pistolet sous son oreiller et se coucha.

Cependant les colporteurs et l'aubergiste étant allés de grand matin réveiller le maire et la gendarmerie de Forges, leur firent part des conjectures que les gestes et les paroles d'un voyageur suspect leur avaient inspirées la veille. Les municipaux, revêtus de leurs écharpes tricolores, et les gendarmes, le sabre nu à la main, entrèrent dans la chambre de Paris. Il dormait profondément. On l'éveilla. Il regarda les gendarmes sans se troubler. « C'est vous, leur dit-il ; je vous attendais. — Montrez-nous votre passe-ports. — Je n'en ai pas. — Suivez-nous à l'hôtel-de-ville. — Je vous suis. » En disant ces mots, il glisse sa main sous l'oreiller, en tire son pistolet et se fait sauter le crâne avant que les gendarmes aient pu discerner et prévenir son mouvement. On trouva sur son cœur son brevet de garde du roi. Il y avait écrit ces mots la veille : « Ceci est mon brevet d'honneur. Qu'on n'inquiète personne. Je n'ai point eu de complice dans l'heureuse mort du scélérat Saint-Fargeau. Si je ne l'avais rencontré sous ma main, je faisais une plus belle action, je purgeais la France du parricide d'Orléans. Tous les Français sont des lâches. »

A la nouvelle de cette arrestation et de ce suicide, Legendre et Tallien furent envoyés à Forges-les-Eaux par la Convention, pour s'assurer de l'identité du corps. Legendre voulait qu'il fût ramené à Paris et traîné sur la claie. Tallien s'y opposa. La Convention consultée répugna à cette vengeance sur un cadavre. Il fut jeté comme une bête fauve dans une fosse creusée au fond d'un bois, dans les environs de la ville.

 

III.

Trois jours après le meurtre, la Convention fit les funérailles de la victime. Le génie tragique de Chénier avait dessiné le spectacle, sur le modèle des funérailles héroïques de l'antiquité. Au sommet d'un catafalque porté sur un piédestal vivant de cent fédérés, le cadavre demi-nu de Lepelletier était étendu sur un lit de parade. Un de ses bras pendait comme pour implorer la vengeance. La large blessure par laquelle sa vie avait coulé s'ouvrait rougie de sang sur sa poitrine. Le sabre nu de l'assassin était suspendu sur le corps de la victime. Les vêtements ensanglantés étaient portés en faisceaux, au bout d'une pique, comme un étendard. Le président de la Convention monta les degrés du catafalque et déposa une couronne de chêne parsemée d'étoiles d'immortelles sur la tête du mort. Le cortège s'ébranla aux roulements des tambours voilés et aux sons d'une musique lugubre dont les instruments étouffés semblaient plutôt pleurer qu'éclater dans l'air. La famille de Lepelletier, en habits de deuil, marchait à pied derrière le corps du père, du frère, de l'époux assassiné. Au milieu des sept cents membres de la Convention s'élevait, une bannière flottante sur laquelle étaient inscrites en lettres d'or les dernières paroles attribuées à Saint-Fargeau : « Je meurs content de verser mon sang pour la patrie, j'espère qu'il servira à consolider la liberté et l'égalité et à faire reconnaître les ennemis du peuple. » Le peuple entier suivait. Les hommes portaient à la main des couronnes d'immortelles, les femmes des branches de cyprès. On chantait des hymnes à la gloire du martyr de la liberté et à l'extermination des tyrans.

Arrivé au Panthéon, le cortège trouva le temple de la Révolution déjà envahi par la multitude. Le cadavre soulevé par les flots de la foule, qui disputait l'espace à la Convention, faillit rouler sur les marches du péristyle. Félix Lepelletier, frère de la victime, monta sur l'estrade, harangua le peuple au milieu du tumulte, compara son frère à l'aîné des Gracques et jura de lui ressembler. Le lendemain, Félix Lepelletier, tenant par la main la fille de son frère, enfant de huit ans, la présenta en pompe de deuil à la Convention. L'enfant, adoptée par la nation, fut proclamée, par un décret d'enthousiasme, fille adoptive de la république.

 

IV.

Les départements se divisèrent d'opinion sur la mort de Louis XVI. La Vendée, dont nous raconterons bientôt les soulèvements, trouva dans cet événement le désespoir qui pousse les populations à la guerre civile. Le Calvados, les Cévennes, la Gironde semblèrent partager les indécisions, les emportements de patriotisme et les repentirs de leurs représentants. Le bruit de la guerre étouffa bientôt les récriminations réciproques. Les prophéties de Salles, de Brissot, de Vergniaud se réalisaient. L'Europe, attirée par les doctrines de la liberté, reculait tout entière, à la vue de l'échafaud d'un roi : elle jugeait ce supplice avec l'impartialité de la distance. Les négociations si habilement entamées par Dumouriez, Brissot, Danton et le ministre Lebrun, et si complaisamment accueillies par la Prusse, furent tranchées, avant d'être complètement nouées, par le fer de la guillotine.

Jetons un coup d'œil sur l'état de ces négociations et sur les dispositions des cabinets de l'Europe envers la Révolution française, au moment où la mort de Louis XVI détermina la seconde coalition.

Nous avons laissé, après le combat de Valmy, après le départ de Dumouriez pour Paris, l'armée coalisée, sous le roi de Prusse et sous le duc de Brunswick, repassant, en désordre, les défilés de l'Argonne, et se repliant sur Verdun et Longwy. Tout annonçait une intelligence secrète entre les Prussiens et les Français. Kellermann, qui voulait poursuivre, reçut deux fois des commissaires l'ordre de s'ouvrir pour laisser passer l'ennemi.

Chaque marche de l'armée française, calculée sur la marche de l'armée prussienne, était signalée par des pourparlers entre les chefs des corps opposés. A une demi-lieue de Verdun une conférence, en plein champ, s'ouvrit entre les généraux Labarollière et Galbaud d'un côté, le général Kalkreuth et le duc de Brunswick de l'autre. Le prétexte était la restitution de Verdun, sans combat, à l'armée française. Nos généraux eurent la fierté d'une cause nationale, l'âme de la Convention avait passé dans les camps. « Nation étonnante ! » dit tout haut le duc de Brunswick ; « à peine elle s'est déclarée république, qu'elle prend déjà le langage des républicains de l'antiquité ! » Galbaud ayant répliqué que les peuples s'appartenaient et pouvaient choisir le gouvernement qui les grandissait le plus ou qui les défendait le mieux, le duc s'excusa humblement des termes de son manifeste et dit que c'étaient là des protocoles de menaces qu'on jetait aux peuples, pour les intimider, avant le combat, mais dont les hommes intelligents apprécient la valeur. « Je ne conteste nullement à la nation française, poursuivit-il, le droit de régler ses affaires. Seulement, a-t-elle choisi la forme qui convient le mieux à son caractère ? Voilà l'inquiétude et le doute de l'Europe. En m'avançant en France, je n'avais d'autre désir que de concourir à y rétablir l'ordre. » Galbaud répondit que l'ordre rétabli par l'étranger s'appelait servitude chez tous les peuples. On convint d'attendre les ordres du roi de Prusse sur la reddition de Verdun. On se sacrifia mutuellement les émigrés, en horreur à un parti, en suspicion à l'autre. « Continuez l'un et l'autre à bien servir votre patrie, dit le duc de Brunswick aux deux généraux en les quittant, et croyez que, malgré les termes des manifestes, on ne peut s'empêcher d'estimer des guerriers qui assurent l'indépendance de leur pays. » Verdun fut rendu. Le général Valence y entra. A la hauteur de Longwy, les Hessois et les Autrichiens qui faisaient partie de l'armée combinée se séparèrent des Prussiens et filèrent sur Luxembourg, sur Coblentz et sur les Pays-Bas menacés par Dumouriez. La coalition était dissoute de fait, et le territoire français évacué.

 

V.

Ce n'était pas assez. Le duc de Brunswick, campé auprès de Luxembourg, fit demander une entrevue au général Dillon, et fixa pour rendez-vous le château de Dambrouge, entre Longwy et Luxembourg, pour entendre des propositions de paix. Kellermann, autorisé par les commissaires de la Convention, s'y rendit. Il y trouva réunis le duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe, le prince de Reuss, ambassadeur de l'empereur, et le marquis de Lucchesini, diplomate italien au service de Prusse. « Général », dit le duc de Brunswick à Kellermann, « nous vous avons fixé ce rendez-vous pour parler de paix, posez-en vous-mêmes les bases. — Reconnaissez la république, abandonnez le roi et les émigrés, ne vous mêlez ni directement ni indirectement de nos affaires intérieures, et la paix sera facile, » répondit Kellermann. — « Eh bien ! dit le duc, nous rentrerons chacun chez nous. — Mais qui payera les frais de la guerre ? » reprit fièrement Kellermann. « Quant à moi, je pense que l'empereur ayant été l'agresseur, les Pays-Bas autrichiens doivent rester en indemnité à la France. « Le prince de Reuss, envoyé de l'empereur, fit un mouvement qui indiquait l'étonnement de tant d'audace. Le duc de Brunswick feignit de ne pas s'en apercevoir. « Annoncez à la Convention », dit-il à Kellermann, « que nous sommes disposés à la paix, et qu'elle n'a qu'à nommer des plénipotentiaires et fixer le lieu des conférences. »

De telles avances après l'humiliation d'une retraite et envers une nation excommuniée de toute diplomatie, indiquaient suffisamment, de la part du roi de Prusse, le repentir d'une téméraire démonstration et la pensée de faire alliance avec la république. Son ministre Haugwitz, son secrétaire intime Lombard, sa maîtresse la comtesse de Lichtenau, et Lucchesini surtout, qui portait dans les conseils toute la grâce du courtisan et toute l'insinuation de la ruse, l'inclinaient de concert vers le parti des négociations. Les négociations sont le camp de l'intrigue. Lucchesini, de plus en plus influent en Prusse et qui avait le génie de la diplomatie italienne, devait rechercher les occasions de l'exercer. Si le cabinet autrichien a la patience germanique pour caractère, le machiavélisme, transporté en Allemagne par Frédéric, a été souvent le génie du cabinet prussien. Lucchesini, né en Toscane, élevé à Berlin, rompu, dès l'enfance, aux dissimulations de la diplomatie, doué par la nature du don de complaire et de séduire, était l'homme le mieux préparé par les circonstances, pour glisser, entre une révolution républicaine et les monarchies, et pour nouer les fils de l'égoïsme prussien à toutes les politiques, sans se dévouer définitivement à aucune.

Ces négociations attestaient la terreur que la retraite de l'armée combinée avait semée dans toute l'Allemagne. Cette retraite devant des forces si inégales, et après des manifestes si menaçants, ne pouvait s'expliquer par elle-même. Elle ressemblait plus à une manœuvre de cabinet qu'à une manœuvre de guerre. De deux choses l'une : il fallait douter ou du génie militaire du duc de Brunswick, ou de sa sincérité. On ne doutait pas de son génie. On recherchait les causes cachées de ses agitations et de ses lenteurs trop semblables à des trahisons. Un motif plus sérieux et plus caché parait avoir agi sur les inexplicables résolutions du duc de Brunswick. Pitt ne voulait pas la guerre. Le duc de Brunswick avait épousé la princesse Augusta, sœur de Georges III, roi d'Angleterre. Il était ainsi un client de la Grande-Bretagne. Il aspirait, avec la passion d'un père et avec l'ambition d'un souverain, à faire épouser sa fille à l'héritier du trône d'Angleterre. Pitt, qui connaissait cette ambition de la cour de Brunswick, la flatta. Il fit de ce mariage le prix de complaisances politiques et militaires à la volonté du cabinet de Londres. Le duc céda, ralentit la guerre, prêta l'oreille à la paix, découragea le roi de Prusse, et devint ainsi lui-même l'Ulysse de la coalition qui l'avait nommé son Agamemnon. Ses ruses perdirent ce que son épée avait promis de faire triompher.

 

VI.

Pendant que ces sourdes négociations déconcertaient l'Autriche et préparaient l'Allemagne rhénane à l'idée de fraterniser bientôt avec la France, la témérité heureuse mais inopportune d'un général français vint à la fois couvrir de gloire les armes de la république, effrayer la Prusse et forcer l'empire encore indécis à déclarer la guerre à la France. Nous voulons parler de l'expédition de Custine.

Le comte Adam-Philippe de Custine était un de ces généraux de l'ancienne armée qui étaient allés respirer en Amérique l'air de la liberté, et qui étaient revenus avec La Fayette, républicains de cœur quoique aristocrates de sang. Presque Allemand, né à Metz d'une race illustre, propriétaire d'une fortune immense, colonel de dragons à vingt et un ans, élève du grand Frédéric dans ses dernières guerres, fanatique de la tactique prussienne, rude zélateur de la discipline, il avait vu avec ivresse la Révolution, divisant l'Europe en deux camps, offrir aux militaires de son grade et de sa science l'occasion d'égaler les héros antiques, en sauvant leur patrie. Custine avait de plus pour la cause républicaine cet enthousiasme presque mystique que le caractère allemand imprime aux opinions. La Révolution pour lui était un idéal sublime auquel toutes les nations devaient aspirer, et dont il était beau pour la France de porter le drapeau à la pointe de ses baïonnettes. Sa bravoure personnelle avait à la fois le calme germanique et la gaieté française. Le feu était son élément, le cheval son lit de repos, la charge son délassement. Un jour que son aide-de-camp Baraguey-d’Hilliers, à cheval à ses côtés, lui lisait une dépêche au milieu du feu, une balle déchire la dépêche. L'aide-de-camp regarde son général et s'arrête. « Continuez, dit Custine, la balle n'aura enlevé qu'un mot.

Nommé membre de l'Assemblée constituante par la noblesse de Metz, Custine se rangea, dès le premier jour, du parti du peuple. Depuis le commencement de la guerre, il servait sous Biron dans le Nord ou sur le Rhin. Nommé enfin général en chef après le 10 août, il s'impatientait de cette guerre de campements qui donnait si peu de carrière au talent et si peu de hasards à la gloire. Il croyait que le mouvement faisait la plus grande partie de l'art militaire, et qu'au lieu d'attendre la fortune de la Révolution sur les frontières, la France devait aller la tenter sur les territoires et dans les capitales de ses ennemis. Né général comme Dumouriez, il devinait, comme Napoléon, la guerre de la Révolution.

Biron commandait, en Alsace, quarante-cinq mille hommes. Il attendait en outre vingt mille volontaires des départements de l'Est et du Midi, disséminés dans la plaine du Rhin. Cette armée formait plusieurs petits camps propres à observer, inhabiles à agir. Les Autrichiens et les émigrés, sous les ordres de d'Erbach, d'Estherazy et du prince de Condé, formaient, en face, un cordon, sans unité et sans concentration, couvrant le Brisgaw et négligeant de fortifier Mayence, clef de l'Allemagne.

Custine vit d'un coup d'œil la trouée qu'il pouvait faire dans ces provinces. Il était campé sous Landau avec dix-sept mille hommes. Lié à Paris avec les chefs du parti jacobin, tandis que Dumouriez s'appuyait sur les Girondins, il était sûr de se faire pardonner aisément par les clubs la témérité d'une entreprise qui répondrait à leur impatience bien plus que les temporisations calculées de Dumouriez. Il ne s'inquiéta point de déconcerter ainsi les négociations qui se nouaient entre Kellermann et le duc de Brunswick, et de pousser la Prusse à une guerre désespérée au moment où elle inclinait à la paix. Il pensa à un coup d'éclat, à la gloire que le succès d'une invasion soudaine répandrait sur son nom, à la popularité que la prise de quelques capitales étrangères donnerait à la guerre, à la terreur qu'un coup porté si loin imprimerait au cœur de l'Allemagne, et à la propagation des idées révolutionnaires couvant dans les électorats, et que la première cartouche française allumerait.

Une imprudence de l'ennemi décida Custine. Le comte d'Erbach, qui commandait dix mille Autrichiens en face de l'armée française, reçut l'ordre de remplacer le corps du prince de Hohenlohe devant Thionville. Par ce mouvement, Spire, magasin des coalisés, restait découvert, sous la protection seulement de mille Autrichiens et de deux mille Mayençais commandés par le colonel Winkelmann. Custine s'élance sur Spire. Winkelmann, en bataille avec ses trois mille hommes en avant de la ville, s'efforce en vain de la couvrir. L'artillerie de Custine foudroie ces défenseurs sans murailles. Ils courent en déroute vers le Rhin, où Winkelmann avait préparé des embarcations pour traverser le fleuve. Les bateliers, effrayés de la canonnade, avaient abandonné leurs barques et s'étaient enfuis sur l'autre rive. Cernés par les Français, adossés au fleuve, Winkelmann et ses trois mille soldats sont faits prisonniers. C'était le plus beau résultat que la guerre eût donné aux Français, depuis qu'elle était déclarée. Custine entre dans Spire, s'empare des munitions et des approvisionnements de l'ennemi, marche sur Worms, et fait retentir du bruit de ses conquêtes la tribune de la Convention et les clubs des Jacobins dans tout le royaume. La Révolution, qui comprend mieux le nom des villes conquises que les plans vastes et savants de Dumouriez, proclame Custine le général de ses conquêtes. En trois jours, son nom grandit d'un siècle de popularité. Il s'enivre lui-même de ce bruit, qui lui revient par les adresses des Jacobins. Il dédaigne d'obéir ou de lier ses opérations avec Biron et Kellermann ; il s'isole, il s'enfonce dans le Palatinat, il ose rêver la conquête de Mayence. La propagande lui en ouvrait les portes avant son canon.

Cette partie de l'Allemagne était minée par la philosophie française, sous les pas des princes ecclésiastiques qui la possédaient. La théocratie des évêques souverains et l'aristocratie de ces féodalités sacrées accumulaient sur ces gouvernements la double haine des peuples contre une double domination. Le retentissement des tribunes françaises avait ébranlé les imaginations de la jeunesse allemande dans les universités. Toutes les idées étaient du parti de la France. Servir la cause de la Révolution, c'était, pour les penseurs allemands, servir la cause de l'humanité. Trahir ces princes, tyrans de l'intelligence et du peuple, c'était affranchir l'esprit humain et émanciper la liberté. La conquête même n'humiliait pas, elle ressemblait à la délivrance. Le drapeau tricolore était l'étendard de la philosophie par tout l'univers. Telle était l'opinion qui attendait Custine dans le Palatinat.

Les princes de la Souabe, de la Franconie, à l'exception de l'archevêque de Trèves, connaissant ces dispositions de leurs peuples, avaient affecté jusque-là une prudente neutralité envers la France. L'électeur palatin de Bavière, le duc de Wurtemberg, le margrave de Bade avaient refusé leurs territoires aux rassemblements des émigrés. L'archevêque-électeur de Mayence avait prêté ses troupes à l'empereur. Son gouvernement, plus doux que celui des princes ses voisins, était moins détesté du peuple. Mais Mayence, ville tout ecclésiastique, sorte de Rome allemande, où un innombrable clergé oisif vivait dans le luxe et dans le désordre public des mœurs, prêtait plus que toute autre capitale aux récriminations contre le règne de l'Eglise, et faisait désirer avec plus d'ardeur au peuple la ruine de cette souveraineté. Aux premiers pas de Custine, entre la Moselle et le Rhin, les partisans des idées nouvelles étaient accourus à son quartier-général, apportant au général français le vœu secret des populations et les premiers fils des intelligences révolutionnaires que les patriotes allemands nouaient déjà de loin avec son armée.

Le colonel Houchard, homme athlétique, balafré de blessures, fut envoyé pour sommer le gouverneur de rendre Mayence, en menaçant la ville d'un bombardement si elle résiste. « Choisissez », disait Custine dans son message, « entre la mort et la fraternité. Je dois à la gloire de ma république, qui veut l'extermination des despotes, de ne pas enchaîner davantage l'ardeur de mes soldats. » Mayence demandait la reconnaissance de sa neutralité pour prix de sa reddition. Custine se refusa à rien préjuger des résolutions de la république ; mais il jura que la France ne voulait d'autre conquête que celle de la liberté des peuples. Les portes s'ouvrirent.

 

VII.

La prise de Mayence retentit en Allemagne et dans le camp du roi de Prusse, comme le bruit de l'Allemagne elle-même qui s'écroulait. Custine, exagérant, clans ses rapports à la Convention, les obstacles militaires qu'il avait eu à vaincre, et transformant les négociations en assauts, exalta jusqu'à l'ivresse, parmi les Jacobins, un triomphe qui était le triomphe de nos idées bien plus que celui de ses armes. Il entra à Mayence en apôtre plus qu'en général, il y fomenta le foyer révolutionnaire dont il voulait incendier l'Allemagne. Il s'oublia dans l'orgueil de sa conquête et négligea de s'emparer de Coblentz et de la redoutable forteresse d'Ehrenbreistein alors désarmée. Cette hésitation de Custine empêcha la France de recueillir dans une armée entière, détruite ou prisonnière de guerre, le fruit de la pensée de Dumouriez. Au lieu de céder aux conseils de son état-major, qui lui montrait Ehrenbreistein et Coblentz comme les fourches caudines de la coalition, Custine se laissa entraîner vers l'occupation de Francfort par l'appât de forts tributs à enlever à cette ville, capitale des richesses commerciales de l'Allemagne. Sans aucune déclaration de guerre, un lieutenant de Custine se présenta, le 22 octobre, à la tête d'une avant-garde, à la porte de Francfort et demanda l'entrée. Les magistrats parlementèrent et cédèrent à la force. Custine y leva une contribution de quatre millions. Francfort, ville neutre et républicaine, ne donnait d'autre prétexte à cette violence que sa faiblesse. Ces dépouilles flétrirent la popularité de nos premières armes, de l'autre côté du Rhin.

Après l'occupation de Francfort, Custine lança ses détachements et ses proclamations contre les possessions du landgrave de Hesse. « Peuples d'Allemagne », disait dans ses manifestes le général français, « déclarez-vous ! que la réunion des deux nations soit un exemple effrayant pour tous les despotes, une espérance consolante pour tous les peuples qui gémissent sous la tyrannie ! Et toi, monstre ! dit-il en s'adressant au souverain lui-même, monstre sur lequel s'étaient amassées depuis longtemps, semblables à des nuages noirs, présages de la tempête, les malédictions de la nation allemande, tes soldats, dont tu as fait un usage abusif, te livreront à la juste vengeance des Français ! Tu ne leur échapperas pas ! Comment serait-il possible qu'il se trouvât un peuple pour accorder asile à un tyran tel que toi ! » C'était la tribune des Jacobins tonnant de l'autre côté du Rhin par la voix d'un général français. Custine, par son audace, par son langage, par son extérieur martial et populaire, se posait en propagateur armé des principes républicains. La spoliation de Francfort enlevait à ses paroles leur entraînement. L'Allemagne, qui ouvrait ses bras au libérateur, ne voulait pas du conquérant, encore moins du spoliateur. L'enthousiasme allumé par les doctrines françaises s'amortit sous les pieds de ses soldats. Le roi de Prusse, justement alarmé de l'invasion en Allemagne, renonça forcément à toute pensée de déserter la coalition et de pactiser avec la France. Il se concerta avec le duc de Brunswick, également irrité de tant d'audace, et avec les princes de l'empire. Cinquante mille Prussiens et Hessois, rassemblés, en toute hâte, sur la rive droite de la Lahn, se concentrèrent pour opérer contre Custine et pour délivrer Francfort.

 

VIII.

L'empire tout, entier s'ébranle. Les proclamations républicaines de Custine, le décret de la Convention paraissent autant de déclarations de guerre à tous les princes de la Germanie. La diète y répond par une déclaration unanime de guerre à la France. Elle ordonne la levée du triple contingent de cent vingt mille hommes. En sa qualité d'électeur de Brandebourg, le roi de Prusse, trois jours après, annonce qu'il va faire marcher une seconde armée sur le Rhin. A cette explosion des souverainetés allemandes, Custine, tout-puissant sur la Convention par les Jacobins, ordonne à Biron de lui envoyer d'Alsace un renfort de douze mille hommes. Il ordonne en même temps à Beurnonville, qui avait remplacé Kellermann sur la Moselle, de marcher à lui par l'électorat de Trèves. Pendant que ces mesures s'exécutent, l'armée prussienne et un corps français se rangent en bataille, sous les murs de Francfort, comme pour se disputer cette proie. Deux mille hommes sont laissés inactifs et exposés dans la ville. On s'attend à un combat ; mais le duc de Brunswick, qui commande les Prussiens et les Hessois, continue à négocier sourdement et à prévenir tout choc décisif. Le jeune diplomate Philippe de Custine, fils du général en chef, a une entrevue secrète avec le duc de Kœnigstein. Le prince et le négociateur se connaissaient dès longtemps. C'était le jeune Custine qui avait porté, un an plus tôt, au duc de Brunswick l'offre du commandement général des armées françaises. L'un et l'autre savaient cacher des pensées secrètes, sous des rôles officiels. Des engagements sérieux entre la Prusse et la France n'étaient pas dans les vues du duc de Brunswick. Custine, négociateur plus prudent que son père, voulait, comme Danton et les Girondins, conserver toujours une possibilité de réconciliation entre la Prusse et la république. Les résultats de cette entrevue attestent la pensée des deux négociateurs.

Francfort fut évacué par les Français. Cette retraite, sans combat, d'un champ de bataille choisi à loisir et retranché, et cet abandon de Francfort s'expliquent par ces intelligences secrètes. Le roi de Prusse, toujours incliné à la paix avec la France, voulait en faire seulement assez pour n'avoir pas l'air de trahir la cause des trônes et la cause de l'Allemagne. Les Français voulaient le ménager en le combattant.

 

IX.

L'Angleterre avait favorisé jusque-là de ses vœux le mouvement révolutionnaire. Le peuple anglais et, le gouvernement britannique avaient semblé s'accorder à désirer la fondation de la liberté constitutionnelle à Paris : le peuple anglais, parce que la liberté est sa nature et qu'il prend pour sa propre cause la cause populaire dans tout l'univers ; le gouvernement britannique, parce que la liberté est orageuse et que les orages que la fondation de la liberté devait inévitablement susciter en France, et, par la France, sur le continent tout entier, ne pouvaient qu'ouvrir à l'intervention diplomatique de l'Angleterre une carrière plus vaste et des influences plus décisives dans les affaires de l'Europe. Sans doute aussi un certain sentiment de vengeance nationale devait réjouir le cabinet de Londres à la vue des agitations de Paris, des embarras du trône et de la décadence précipitée de la maison de Bourbon. Indépendamment de la longue rivalité qui faisait, depuis trois siècles, de l'Angleterre et de la France les deux poids décisifs du monde, il était dans la nature du cœur humain que le cabinet de Londres vît avec satisfaction déchoir et s'écrouler, dans la personne de Louis XVI, un souverain qui avait porté secours à l'Amérique, dans la guerre de son indépendance.

Il faut ajouter à ces motifs de satisfaction secrète du cabinet anglais la crainte que la marine française inspirait aux Anglais, dans les mers et dans ses possessions des Indes orientales. La marine française devait languir, pendant une crise révolutionnaire qui appellerait toutes les forces et toutes les finances de la France sur le continent. Cependant le cabinet de Londres s'était tenu jusque-là dans une attitude d'observation et de neutralité plutôt favorable qu'hostile à la Révolution. Non-seulement cette attitude lui était commandée par la crainte qu'une grande coalition des monarchies du continent ne triomphât sans elle de la France et ne l'effaçât de la carte des nations ; mais elle lui était imposée aussi par cette puissance de l'opinion qui règne plus que les rois dans les pays libres et qui prenait parti hautement pour le peuple contre la monarchie absolue et contre l'église détrônées. La haine du catholicisme n'était pas moins populaire en Angleterre que l'amour de la liberté politique. Ce peuple de penseurs regardait comme la cause de Dieu et de l'esprit humain une révolution qui affranchissait les cultes et la raison. L'aristocratie anglaise commençait cependant, depuis la mort du roi, à fraterniser avec l'émigration française. Deux partis se formaient dans le parlement britannique.

Ces deux partis étaient représentés par deux chefs qui les faisaient lutter d'éloquence dans le parlement : c'était Pitt et Fox. Un troisième orateur, aussi puissant par le génie, par la plume et par la parole, avait tenu quelque temps la balance entre les deux ; il commençait à se détacher de la cause populaire, à mesure qu'elle se souillait d'anarchie et de sang, et à se ranger du côté de l'aristocratie et de la royauté : c'était Burke. L'influence personnelle des individus est telle, dans les contrées vraiment libres, que ces trois hommes agitaient ou pacifiaient l'Angleterre d'un seul mouvement de leur pensée.

 

X.

Pitt, âgé alors de trente-trois ans, gouvernait déjà, depuis dix ans, son pays. Fils du plus éloquent des hommes d'État modernes, lord Chatham, Pitt, comme nous l'avons vu, avait reçu, comme par droit d'hérédité de génie, dans sa famille, des facultés aussi grandes que celles de son père. Si le premier, Chatham, avait l'inspiration, le second avait le caractère du gouvernement. Moins entraînant, plus dirigeant ; moins éloquent, plus convaincant que son père, Pitt personnifiait mieux que personne en lui cette volonté orgueilleuse, patiente, continue d'une aristocratie régnante, qui défend sa puissance et qui poursuit sa grandeur, avec une obstination qui rappelle l'éternité du sénat de Rome. Pitt avait saisi le gouvernement à un de ces moments désespérés où l'ambition qui porte au pouvoir ressemble au patriotisme qui s'élance sur la brèche, pour périr ou sauver la patrie. L'Angleterre était au dernier degré de l'épuisement et de l'humiliation. Une paix honteuse venait d'être signée par elle avec l'Europe. Les Français rivalisaient avec elle dans les Indes ; l'Amérique lui échappait ; nos escadres lui disputaient les mers ; la majorité de la chambre des communes, corrompue par les ministères précédents, n'avait ni le patriotisme suffisant pour se sauver elle-même, ni la discipline nécessaire pour accepter un maître. Pitt, n'ayant, pu l'entraîner, avait eu l'audace de la combattre et le bonheur de la vaincre par un appel à la nation. La nouvelle chambre se soumit à lui. En dix ans, il avait pacifié les Indes, reconquis diplomatiquement et commercialement l'Amérique, tempéré l'irritation séditieuse de l'Irlande, restauré les finances, conclu avec la France un traité de commerce qui imposait à la moitié du continent le tribut des consommations anglaises, enfin ravi la Hollande à la protection de la France et fait, des Provinces-Unies un appendice de la politique britannique sur la terre ferme. Son pays reconnaissant applaudissait à son administration ; la confiance était entière dans une main qui avait relevé la nation de si bas. Les sentiments personnels de Pitt envers la Révolution française, quoique peu favorables aux agitations démocratiques, qui sont les tempêtes des hommes d'État, n'avaient jusque-là influé en rien sur sa politique. Les passions ne troublaient jamais son intelligence, ou plutôt il avait converti toutes ses passions en une seule : la grandeur de son pays. Georges III, ami de Louis XVI, n'aurait pas permis à son ministère de déclarer la guerre à la France dans un moment où la guerre pouvait compliquer les embarras du roi qu'il aimait. Il est faux que le gouvernement anglais ait suscité, à prix d'or, les troubles révolutionnaires de Paris ; la liberté française, même dans ses convulsions les plus terribles, n'eut jamais besoin d'être la stipendiée de l'Angleterre. L'âme de Georges III, de lord Stafford, du chancelier Thurlow, de Pitt lui-même, aurait répugné à employer de si honteuses excitations contre un souverain aux prises avec son peuple. Seulement, Pitt n'aurait pas sacrifié à sa commisération pour Louis XVI une minute ou une occasion offerte à la fortune de son pays. Il prévoyait cette occasion, il avait le pressentiment de l'écroulement plus ou moins prochain d'un trône sapé par tant de passions déchaînées. Il savait que les principes de la Révolution française inspiraient autant de craintes que d'antipathie au roi et à la masse de l'aristocratie d'Angleterre. Il se préparait à la guerre pour l'heure où elle lui paraîtrait sonner dans l'esprit du roi, sans la désirer ni la devancer. Cette heure approchait. Burke la sonnait déjà dans le parlement.

On a vu que les constitutionnels et les Girondins, Brissot et Narbonne, réunis dans une même pensée, avaient envoyé, dix-huit mois avant cette époque, M. de Talleyrand à Londres pour faire appel aux souvenirs de la révolution de 1688 et pour offrir à Pitt le renouvellement du traité de commerce de 1786. A ce prix, Louis XVI, les constitutionnels, les Girondins espéraient acheter, sinon l'alliance, du moins la neutralité du cabinet anglais. Ces deux partis, les constitutionnels et les Girondins, qui voulaient alors la guerre avec le continent, pour détourner sur les frontières les orages qui menaçaient la constitution de Paris, avaient besoin de neutraliser l'Angleterre. Ils avaient choisi, pour négocier avec Pitt, le diplomate le plus aristocratique et le plus séduisant parmi les hommes qui avaient embrassé la cause modérée de la Révolution. Madame de Staël avait déterminé ce choix. Il était heureux.

 

XI.

M. de Talleyrand débutait alors dans les affaires, qu'il a maniées, nouées, dénouées depuis, sans interruption, pendant plus d'un demi-siècle, et qu'il n'a résignées qu'à sa mort. Il avait trente-huit ans. Sa figure délicate et fine révélait dans ses yeux bleus une intelligence lumineuse mais froide, dont les agitations de l'âme ne troublaient jamais la clairvoyance. L'élégance de sa taille élevée était à peine altérée par une difformité corporelle. Il boitait. Mais cette infirmité ressemblait à une hésitation volontaire de sa contenance. Son adresse savait changer en grâces jusqu'aux défauts de la nature. Ce vice de conformation l'avait seul empêché d'entrer dans la carrière des armes, à laquelle sa haute naissance l'appelait. Son esprit était la seule arme qu'il lui fût permis d'employer pour faire jour à son nom dans le monde. Il l'avait enrichi, poli, aiguisé pour les combats de l'ambition ou pour les conquêtes de l'intelligence. Sa voix était grave, douce, timbrée comme l'émotion voilée d'une confidence. On sentait en l'écoutant que c'était l'homme qui parlerait le mieux à l'oreille de toutes les puissances, peuple, tribuns, femmes, empereurs, rois. Quelque chose de sardonique, dans son sourire, se mêlait, sur ses lèvres, à un désir visible de séduction ; ce sourire semblait indiquer en lui l'arrière-pensée de se jouer des hommes en les charmant ou en les gouvernait.

Né d'une race qui avait été souveraine d'une province de France avant l'unité du royaume, et qui maintenant décorait la royauté, M. de Talleyrand avait été jeté dans l'Église, comme un rebut indigne de la cour, pour y attendre les plus hautes dignités de l'épiscopat et du cardinalat. Évêque d'Autun, débris de ville romaine caché dans les forêts de la Bourgogne, le jeune prélat dédaignait son siège épiscopal, répugnait à l'autel, et vivait à Paris au sein de la dissipation et des plaisirs, dans lesquels la plupart des ecclésiastiques de son âge et de son rang consumaient les immenses dotations de leurs églises. Lié avec tous les philosophes, ami de Mirabeau, pressentant de près une révolution dont les premières secousses feraient écrouler la religion dont il était le prélat, il étudiait la politique qui allait appeler toutes les hautes intelligences à détruire et à réédifier les empires.

Élu membre de l'Assemblée constituante, il avait déserté à propos, mais avec ménagement, les opinions et les croyances, ruinées pour passer au parti de la force et de l'avenir. Il avait senti qu'un nom aristocratique et des opinions populaires étaient une double puissance qu'il fallait habilement combiner dans sa personne, afin d'imposer aux uns par son rang, aux autres par sa popularité. Il avait dépouillé son sacerdoce comme un souvenir importun et comme un habit gênant. Il cherchait à entrer dans la Révolution par quelque porte détournée. La mesure et la réserve un peu timide de son esprit, qui n'avait d'audace que dans le cabinet et pour la conception des patients desseins, lui interdisait la tribune. La grande parole y régnait alors. M. de Talleyrand s'était tourné vers la diplomatie, où l'habileté et le manège devaient régner toujours. L'amitié de Mirabeau mourant avait jeté sur M. de Talleyrand un de ces reflets posthumes que les grandes renommées laissent, après elles, sur ce qui les a seulement approchées. Son silence plein de réflexion et de mystère, comme le silence de Sieyès, imprimait un certain prestige sur sa personne, à l'Assemblée. C'est la puissance de l'inconnu, c'est l'attrait de l'énigme pour les hommes qui aiment à deviner. M. de Talleyrand savait admirablement exploiter ce prestige. Sa parole n'entr'ouvrait que par quelques éclairs rares et courts l'horizon voilé de son esprit. Il en paraissait plus profond. Les demi-mots sont l'éloquence de la réticence. C'était celle de M. de Talleyrand.

Ses opinions n'étaient souvent que ses situations ; ses vérités n'étaient que les points de vue de sa fortune. Indifférent au fond, comme sa vie entière l'a prouvé, à la royauté, à la république, à la cause des rois, à la forme des institutions des peuples, au droit ou au fait des gouvernements, les gouvernements n'étaient, à ses yeux, que des formes mobiles que prend tour à tour l'esprit du temps ou le génie national des sociétés, pour accomplir telle ou telle phase de leur existence. Trônes, assemblées populaires, Convention, Directoire, Consulat, Empire, restauration ou changement de dynasties n'étaient pour lui que des expédients de la destinée. Il ne se dévouait pas à ces expédients un jour de plus que la fortune. Il se préparait, dans sa pensée, le rôle de serviteur heureux des événements. Courtisan du destin, il accompagnait le bonheur. Il servait les forts, il méprisait les maladroits, il abandonnait les malheureux. Cette théorie l'a soutenu cinquante ans à la surface des choses humaines, précurseur de tous les succès, surnageant après tous les naufrages, survivant à toutes les ruines. Ce système a une apparence d'indifférence surnaturelle qui place l'homme d'État au-dessus de l'inconstance des événements et qui lui donne l'attitude de dominer ce qui le soulève. Ce n'est au fond que le sophisme de la véritable grandeur d'esprit. Cette apparente dérision des événements doit commencer par l'abdication de soi-même. Car, pour affecter et pour soutenir ce rôle d'impartialité avec toutes les fortunes, il faut que l'homme écarte les deux choses qui font la dignité du caractère et la sainteté de l'intelligence : la fidélité à ses attachements et la sincérité de ses convictions ; c'est-à-dire la meilleure part de son cœur et la meilleure part de son esprit. Servir toutes les idées, c'est attester qu'on ne croit à aucune. Que sert-on alors sous le nom d'idées ? Sa propre ambition. On paraît à la tête des choses, on est à leur suite. Ces hommes sont les adulateurs et non les auxiliaires de la Providence. Cependant M. de Talleyrand devina, dès l'aurore de la Révolution, que la paix était la première des véritables idées révolutionnaires, et il fut fidèle à cette pensée jusqu'à son dernier jour.

 

XII.

Le décret de l'Assemblée qui interdisait à ses membres d'accepter des fonctions du pouvoir exécutif, moins de quatre ans après avoir cessé de faire partie de la représentation nationale, défendait à M. de Talleyrand d'être le négociateur en titre. On donna les lettres de crédit à M. de Chauvelin, homme de cour popularisé par un zèle bruyant contre la cour ; on donna le secret, les instructions, la négociation à M. de Talleyrand. Une lettre confidentielle de la main de Louis XVI au roi d'Angleterre disait à Georges III : « De nouveaux rapports doivent s'établir entre nos deux pays. Il convient à deux rois qui ont marqué leur règne par un désir continuel du bonheur de leur peuple, de former entre eux des liens qui deviendront d'autant plus solides que l'intérêt des nations s'éclairera davantage. M. de Talleyrand fut présenté à M. Pitt. Il employa auprès de lui tout ce que l'adulation indirecte et la grâce flexible pouvaient employer de caresses d'esprit pour intéresser le génie de ce grand homme à l'exécution du plan d'alliance qu'il désirait lui faire accepter. Il lui peignit avec enthousiasme la gloire de l'homme d'État à qui la postérité devrait la reconnaissance de cette réconciliation des deux peuples qui impriment le mouvement ou l'immobilité au monde. M. Pitt l'écouta avec une faveur mêlée d'incrédulité. « Il sera bien heureux, ce ministre ! » répondit-il avec un soupir au jeune diplomate français. « Je voudrais bien être ministre encore dans ce temps-là ! — Est-ce donc monsieur Pitt, répliqua M. de Talleyrand, « qui croit cette époque si éloignée ? Pitt se recueillit. « Cela dépend, répond-il, du moment où votre révolution sera finie et où votre constitution pourra marcher. » Pitt laissa clairement pénétrer à M. de Talleyrand que le cabinet anglais ne compromettrait pas sa main dans une révolution en ébullition et dont les crises, succédant chaque jour aux crises, ne donnaient ni certitude, ni sûreté aux engagements que l'on contracterait avec elle. M. de Talleyrand, de retour en France, manifesta ces dispositions au ministère girondin de Roland et de Dumouriez, qui venaient de succéder à Narbonne et à de Lessart. Dumouriez renvoya de nouveau M. de Talleyrand à Londres avec mission de solliciter la médiation de l'Angleterre, entre l'empereur et la France. Cette fois, M. de Talleyrand et M. de Chauvelin devinrent non-seulement importuns mais suspects à M. Pitt. Ce ministre s'aperçut que les deux négociateurs français menaient de front une double négociation : l'une avec lui pour pacifier la France, l'autre avec les chefs de l'opposition pour agiter l'Angleterre. On les accusait tout haut, dans les journaux ministériels, d'une liaison occulte et intime avec Fox, avec lord Grey et même avec Thomas Payne et le démagogue Horn-Tooke, fondateur d'un parti populaire qui n'attaquait plus seulement les ministres, mais l'aristocratie, la propriété, l'église, l'esprit de la constitution britannique et les bases mêmes de la société.

En vain Fox, rival de Pitt à la tribune, homme plus capable de remuer les peuples par la parole que de les conduire par le génie du gouvernement, s'efforça-t-il, dans des discours où les coups de la Révolution française retentissaient jusque sur le trône de Georges III, de pallier les mouvements de Paris ; en vain représentait-il la cause de la liberté française comme solidaire de la cause de la liberté britannique, l'esprit de sa nation s'éloigna de lui pour se rallier de plus en plus à M. Pitt. Les motions de Fox, plus populaires dans la rue que dans la chambre des communes, n'étaient plus soutenues que par de faibles minorités de cinquante à soixante voix. Le 20 juin et le 10 août répondirent coup sur coup à. ses promesses de fondation d'une liberté constitutionnelle en France, et firent trembler ou frémir la nombreuse partie du peuple attachée à l'établissement constitutionnel. Lord Gower, ambassadeur d'Angleterre à Paris, fut rappelé aussitôt après la déchéance de Louis XVI, sous prétexte que ses lettres de créance tombaient, de droit, avec le souverain auquel elles s'adressaient. Le séjour à Londres de M. de Talleyrand et de M. de Chauvelin ne fut plus considéré par M. Pitt que comme une tolérance de son gouvernement. Les journées de septembre, commentées en traits de sang dans les écrits et dans les discours de Burke, jetèrent une teinte sinistre sur les paroles de Fox. La paix et l'alliance avec la France parurent à la nation anglaise une complicité avec les auteurs de ces égorgements impunis. La captivité du roi, de la reine, de deux enfants innocents de tout crime ajoutait la pitié à l'horreur. Le procès du roi sans formes et sans juges donnait à Pitt tout le sentiment public pour auxiliaire.

 

XIII.

Le roi fut exécuté. Tous les trônes tremblèrent ; tous les peuples reculèrent d'étonnement et d'horreur devant ce sacrilège de la royauté, à laquelle on attribuait quelque chose de divin. A l'arrivée du courrier qui apportait cette sinistre nouvelle à Londres, M. de Chauvelin reçut l'ordre de quitter l'Angleterre dans les vingt-quatre heures. Interrogé par l'opposition sur les motifs de cette expulsion du sol libre de l'Angleterre, Pitt fit répondre à la chambre : « Après des événements sur lesquels l'imagination ne peut s'arrêter sans horreur, et depuis qu'une infernale faction s'est emparée du pouvoir en France, nous ne pouvions plus tolérer la présence de M. de Chauvelin, car il n'est pas de moyen de corruption que M. de Chauvelin n'ait essayé, par lui ou par ses émissaires, pour séduire le peuple et pour le soulever contre le gouvernement et les lois de ce pays. » Maret, qui débarquait ce jour-là à Douvres, reçut l'injonction de se rembarquer, sans même obtenir la permission d'arriver jusqu'à Londres. M. de Talleyrand, sans titre officiel du gouvernement français, et qui n'avait pas donné à Pitt les mêmes prétextes et les mêmes ombrages que M. de Chauvelin, resta à Londres, tenant encore dans la main le dernier fil des négociations.

M. de Chauvelin, de retour à Paris, y sema le bruit d'une violente fermentation de la nation anglaise ; il annonça que le peuple de Londres se soulèverait en masse, au signal des sociétés républicaines, le jour où Pitt aurait l'audace de déclarer la guerre à la France, et que Georges III ne serait pas en sûreté dans son propre palais. Brissot, confiant dans les rapports de Chauvelin, monta à la tribune de la Convention au nom du comité diplomatique. Il crut intimider Pitt en annonçant que la guerre qui allait éclater affranchirait l'Irlande du joug de l'Angleterre. Sourd aux conseils plus éclairés de Dumouriez : « La Hollande, dit-il, fait cause commune avec le cabinet de Saint-James, dont elle se montre le sujet plutôt que l'allié ; qu'elle partage son sort ! » Et la guerre contre l'Angleterre et le stathouder de Hollande, mise aux voix, fut déclarée à l'unanimité. « Nous ferons une descente dans leur île, écrivit le ministre Monge à la flotte française, nous y jetterons cinquante mille bonnets de la liberté, nous y planterons l'arbre sacré, et nous y tendrons les bras à nos frères les républicains. Ce gouvernement tyrannique sera bientôt détruit. » Pitt, appuyé sur la rivalité nationale, d'un côté, et sur l'effroi qu'inspirait le supplice du roi, de l'autre, ne se troubla pas de ces menaces. Il comptait nos vaisseaux et non nos proclamations. Il savait que la marine française avait ses équipages décimés par l'émigration. La France n'avait en mer ou dans ses ports que 66 vaisseaux de ligne et 93 frégates ou corvettes. L'Angleterre avait 158 vaisseaux de ligne, 22 vaisseaux de 50 canons, 125 frégates et 110 bâtiments légers. La Hollande, alliée de l'Angleterre, pouvait armer en outre plus de 100 vaisseaux de guerre de différente grandeur. Du milieu de son île entourée d'un tel rempart flottant, Pitt pouvait imperturbablement attendre et dominer les événements du continent. Ses finances n’étaient pas moins redoutables que ses armements. Il pouvait tenir l'Europe à la solde de l'Angleterre. Ministre des préparatifs, ainsi qu'on l'avait appelé dix ans auparavant par dérision, sa prévoyance semblait avoir deviné l'immensité de l'œuvre qu'une coalition de dix années allait imposer à sa patrie.

 

XIV.

Le contre-coup du supplice de Louis XVI ne retentit pas avec moins de conséquences funestes, contre nous, en Russie. Catherine II, rompant à l'instant le traité de commerce de 1786, en vertu duquel les Français étaient traités, dans son empire, comme la nation la plus favorisée, défendit à l'instant toute relation entre ses sujets et nos nationaux. Elle ordonna à tous les Français de sortir de la Russie, dans le délai de vingt jours, à moins qu'ils n'abjurassent formellement les principes de la révolution de leur pays. Jusque-là, bien que l'impératrice eut d'immenses armées libres de s'élancer sur la France depuis sa paix avec la Turquie, elle avait suspendu leur marche et laissé l'Autriche et la Prusse agir seules contre une révolution qu'elle détestait de toute la haine que le despotisme porte à la liberté. Elle avait longtemps espéré que le roi de Suède, Gustave, dont elle encourageait l'enthousiasme contrerévolutionnaire, suffirait seul à dompter et à pacifier la France. L'assassinat de Gustave avait trompé ses desseins. Depuis la mort de ce prince, son cœur était partagé entre deux sollicitudes dont l'une tenait à son ambition, l'autre à son orgueil de souveraine : la Pologne et la France. Ses troupes occupaient Varsovie et comprimaient, en Pologne, les agitations d'une révolution qui fraternisait avec la révolution de Paris. Le roi de Prusse, par le même motif, occupait Dantzick et la Grande-Pologne. Ce malheureux pays n'a jamais laissé manquer de prétexte à l'intervention de ses puissants voisins. La Pologne n'a été trop habituellement qu'une anarchie constituée. L'impératrice et le roi de Prusse tramaient de concert la conquête et le partage de la Pologne, pendant que l'empereur serait occupé à défendre l'Allemagne contre la France. C'était le secret des lenteurs de la double diplomatie du roi de Prusse et de la mollesse de la première coalition. Le roi de Prusse regardait en arrière, et l'impératrice ne voulait pas compromettre, les armées russes sur le Rhin, dans la crainte d'abandonner de l'œil la Pologne.

Mais, le lendemain de la mort de Louis XVI, Catherine ordonna à son ministre à Londres, le comte Woronzoff, de conclure un traité d'alliance offensive et défensive avec l'Angleterre. Ce traité à peine signé, elle laissa l'Angleterre, la Hollande, la Prusse et l'empereur, supporter seuls le poids de la guerre sur l'Océan, dans les Pays-Bas, sur le Rhin, et elle s'avança en masse sur la Pologne. Ainsi la politique d'ambition prévalut, dans le cœur de Catherine, sur la politique de principe. Elle affectait une haine bruyante contre l'anarchie française. Elle excitait de loin ses alliés à combattre, mais elle ne combattait pas. La Prusse, de son côté, inquiète de la présence de la Russie derrière elle, et jalouse de conserver sa part dans la Grande-Pologne, ne s'engagea qu'à demi. L'Autriche prit le rôle qu'avait la Prusse dans la première coalition, souleva l'empire, réunit les contingents et se chargea de soutenir, en première ligne, la guerre offensive dans les Pays-Bas. On convint que les forces des puissances auraient chacune leur chef particulier. L'unité des armées et des opérations fut ainsi livrée à la merci des rivalités. L'empereur donna le commandement général au prince de Cobourg, qui avait commandé les impériaux contre les Turcs, et partagé avec Souwaroff la gloire des victoires de Fokzani et de Rimnisk. C'était un général temporisateur de l'école du duc de Brunswick, le moins propre des hommes à déconcerter ou à prévenir la fougue d'une armée française. A peine nommé, le prince de Cobourg vint à Francfort conférer avec le duc de Brunswick, généralissime des forces prussiennes, et concerter avec lui un plan aussi décousu et aussi pusillanime que celui qui venait de délivrer la Champagne, de perdre Louis XVI et de découvrir le Rhin.

 

XV.

Telle fut l'organisation de cette nouvelle coalition, où de cinq puissances trois restaient en expectative, et deux seulement allaient combattre, en s'observant avec inquiétude l'une l'autre, en ne s'engageant qu'avec réserve, en faisant des efforts secrets pour se rejeter le poids de la guerre commune, et en manœuvrant sous la direction divergente de deux généraux qui ne s'entendaient que pour éviter l'ennemi.

Nous avons laissé Du mouriez vainqueur à Valmy, Kellermann accompagnant plutôt que poursuivant la retraite du roi de Prusse, Custine à Mayence, Dillon en Alsace, Montesquiou rassemblant trente mille hommes des garnisons de nos villes du Midi pour envahir la Savoie.

La Savoie, massif des Alpes, se rattache au Mont-Blanc et au Mont-Cenis par son sommet le plus élevé. D'un côté elle décline d'une seule pente rapide sur les riches plaines du Piémont, vers Turin ; de l'autre elle se creuse en quatre larges et profondes vallées qui courent, chacune avec un torrent dans son lit, du pied des glaciers jusqu'à l'embouchure de ces gorges. Là, ces torrents, dont la pente s'adoucit ou cesse, deviennent des lacs comme les lacs de Genève, d'Annecy, du Bourget, ou se perdent dans les grandes eaux de l'Isère et du Rhône, qui les versent à la Méditerranée par les provinces du midi de la France. Ces torrents roulent sans cesse, dans leur écume, les avalanches et les rochers détachés du flanc des montagnes. On les entend mugir à une immense profondeur. Ils rendent souvent entièrement impossible le passage d'un bord à l'autre. Dans les bassins où leurs lits s'élargissent, quelques bourgades, aux murailles basses, aux toits de lave noire, s'étendent sur le sable gris et sur les cailloux accumulés par ces eaux. Partout ailleurs les pentes rapides portent çà et là quelques petits villages ou quelques chaumières isolées, suspendus et comme cramponnés aux gradins étroits et perpendiculaires des montagnes. Là où les descentes sont moins roides, s'étendent quelques prairies et s'élèvent quelques ceps de vigne qui s'enlacent aux noyers et que le paysan, avare d'espace, cultive en larges treilles, sur des colonnes de bois mort.

Sur ces vallées principales, d'autres vallées s'embranchent à chaque instant, mais pour se perdre sans issue dans des gorges qui se rétrécissent tout à coup et qui aboutissent aux neiges. La vallée de Faucigny, la plus rapprochée du Valais et de la Suisse, part du pied du Mont-Blanc et débouche sur Genève. La Maurienne, qui descend du Mont-Cenis, s'élargit tout à coup, en s'approchant de la France, entre Conflans et Montmélian, deux villes de la Savoie. Là elle a son confluent avec la vallée de la Tarentaise, où coule l'Isère. A quelque distance de Montmélian, la Maurienne se bifurque, courant à droite sur Chambéry, capitale de la Savoie, à gauche sur Grenoble, ville française et capitale du Dauphiné, encaissée dans une anse des Alpes. Montmélian, qui garde à la fois l'entrée de la Maurienne, de la Tarentaise, de la plaine de Chambéry et de la vallée du Grésivaudan, route de Grenoble, est ainsi la clef de la Savoie.

 

XIV.

Le peuple qui habite ces plateaux, ces vallées et ces plaines, soumis à une souveraineté dont le siège est en Italie, n'a de l'Italien que son gouvernement. C'est une race complètement distincte de la race latine et de la race helvétique. Elle ne parle ni l'allemand, ni l'italien, elle parle français. Son caractère, ses mœurs, ses habitudes, ses industries même se rattachent naturellement à la France. Aussitôt que le lien forcé qui l'unit au Piémont se relâche ou se brise, la Savoie incline vers la France. Les guerres qu'elle fait à la France, sous le drapeau sarde, sont des guerres contre nature et presque des guerres civiles. A l'exception de la noblesse et du clergé, que les souverainetés héréditaires et les faveurs de cour attachent d'un amour fanatique à la maison régnante de Savoie, tout le reste de la nation a le cœur français. Le joug du Piémont lui pèse ; la suprématie du nom piémontais l'humilie ; les privilèges honorifiques de la noblesse la froissent ; la domination de son clergé, qui craint l'introduction des idées du dehors dans ces montagnes, lui dispute la lumière et l'air du siècle. La maison de Savoie, quoique paternelle, bienfaisante et recherchant les améliorations administratives pour les trois États qu'elle gouverne, les tient cependant dans une sorte de discipline monastique qui rappelle le régime espagnol. Le roi, le noble, le prêtre, le soldat sont tout le peuple.

Cependant la communauté de langue, la contiguïté de frontières, les relations de commerce, les émigrations nombreuses des Savoyards en France avaient laissé infiltrer les idées révolutionnaires dans ces montagnes. Jean-Jacques Rousseau avait passé sa jeunesse dans la petite ville d'Annecy et dans la solitude des Charmettes, auprès de Chambéry. Voltaire avait vieilli à Ferney, à la porte de la Savoie. Genève, forte colonie de la liberté protestante et métropole, après les jours de Calvin, de la philosophie moderne, touchait par ses faubourgs au territoire savoisien. Ces souvenirs, ces influences, ces voisinages avaient inspiré à la population le mépris d'un gouvernement doux, mais arriéré, et le désir de se donner à la France.

Malgré de fréquentes unions de famille entre maison de Savoie et la maison de Bourbon, le traité de Worms, en 1741, entre Charles-Emmanuel et Marie-Thérèse avait inféodé politiquement la monarchie sarde à l'Autriche. Victor-Amédée, qui régnait au moment où la révolution éclatait en France, était un prince aimé de ses peuples, temporisateur comme la vieillesse, épuisant sa sagesse en paroles et le temps en conseils. On l'appelait le Nestor des Alpes. Malgré les inquiétudes que lui donnait le penchant de la Savoie à se détacher du faisceau de ses trois principautés et à se jeter dans les bras de la Révolution, son caractère l'aurait porté à la neutralité. Mais l'influence de son clergé sur son esprit lui avait inspiré l'horreur d'une république qui ne menaçait pas moins le Dieu de sa foi que le trône de ses pères. De nombreux ecclésiastiques français, chassés de leurs paroisses par le refus de jurer la constitution civile du clergé, s'étaient réfugiés chez leurs confrères de Savoie. Ils y semaient le bruit des persécutions contre l'Église et les malédictions contre le schisme. Chambéry était rempli d'évêques et de gentilshommes fugitifs qui étalaient les douleurs, les espérances et les illusions des réfugiés de tous les temps et de tous les pays. Turin était la capitale de la contre-révolution au dehors. Les royalistes de Lyon, de Grenoble et du Midi entretenaient, par les frontières de la Savoie et par le comté de Nice, des relations sourdes avec Turin. Le roi de Sardaigne avait retiré son ambassadeur de Paris en déclarant suffisamment par cet acte qu'il considérait Louis XVI comme prisonnier, et qu'il ne traiterait plus avec la nation française. M. de Sémonville, envoyé par Dumouriez à Turin pour obtenir des explications amicales, avait été arrêté à Alexandrie, comme suspect de venir fomenter l'esprit d'agitation en Italie. Les Girondins, maîtres du ministère et de l'Assemblée, firent décider les hostilités.

 

XVII.

Montesquiou, qui commandait l'armée du Midi, reçut ordre de se préparer à l'invasion. Quarante bataillons lui arrivèrent, détachés de l'armée oisive des Pyrénées. Sa base d'opérations s'étendait sur une ligne de plus de cent lieues : depuis le Jura, qui domine Genève, jusqu'au Var, qui couvre Nice. Montesquiou brûlait d'impatience de montrer le drapeau français à des peuples qui ne lui demandaient qu'une occasion de se donner à la France et pour qui la conquête ressemblait à la liberté. Il traça un camp à son extrême droite, sur le Var ; il en établit un autre à Tourneux, au centre de la muraille des Basses-Alpes. Il rassembla à sa gauche dix mille hommes au fort Barreaux près de Grenoble ; enfin, il porta dix mille combattants de ses meilleurs soldats à Cessieux et quelques détachements à Seyssel et à Gex, à l'entrée des vallées de la Savoie.

Montesquiou, fidèle aux traditions militaires du maréchal de Berwick, avait senti qu'une expédition sur le Piémont, bassin étroit et circulaire dont chaque point menacé peut recevoir, en trois marches, des renforts de Turin, sa capitale et sa place d'armes, était impraticable avec des masses aussi faibles que les siennes ; mais que le comté de Nice et la Savoie ; deux longs bras détachés de la monarchie sarde, pouvaient être coupés du corps et acquis à la France sans que le Piémont pût les sauver. Il opéra en conséquence. Le 4 septembre il ordonna secrètement l'invasion du comté de Nice par ses troupes du Var, combinée avec la sortie de sa flotte de Toulon, qui attaquerait par la mer pendant que l'armée marcherait par les montagnes, sous les ordres du général Anselme. Il ordonna au général Casablanca de menacer Chambéry par Saint-Genis. Il se porta lui-même au fort Barreaux avec la masse de l'armée, pour forcer le défilé qui ferme la Savoie.

 

XVIII.

L'armée piémontaise comptait dix-huit mille hommes. Elle était commandée par le général Lazary. Ce général, après quelques coups de canon échangés entre l'armée de Montesquiou et son arrière-garde, à l'entrée du défilé, replia ses troupes sur Montmélian. Au lieu de fortifier Montmélian et de fermer ainsi à Montesquiou l'entrée des trois vallées dont cette ville domine le point de partage, Lazary abandonna la ville, en coupant le pont, et se retira à Conflans. Tous les corps piémontais disséminés à Annecy, à Chambéry et dans le Faucigny, se replièrent isolément et presque sans combattre, pour rejoindre le noyau principal de l'armée sarde et remonter vers le Piémont. Les colonnes françaises les suivirent sans obstacle, aux acclamations du peuple envahi. Montesquiou fit son entrée triomphale à Chambéry, reçut des mains des magistrats les clefs de la capitale de la Savoie, et en laissa l'administration aux habitants. Le jour même de ce triomphe, les Jacobins destituaient à Paris le général Montesquiou. La nouvelle de sa victoire et le cri d'indignation publique contre l'ingratitude des Jacobins firent révoquer pour un moment sa destitution. Montesquiou organisa sa conquête et porta ses troupes à la frontière de Genève.

Pendant ces opérations, le général Anselme, réunissant les bataillons des volontaires de Marseille aux huit mille hommes qu'il commandait, se fortifiait sur la ligne du Var, menaçant le comté de Nice d'une invasion, et se prémunissant lui-même contre une invasion dans le Midi. Le comte de Saint-André commandait les Piémontais. Son armée se composait de huit mille hommes de troupes de ligne et de douze mille soldats volontaires des milices du pays.

Le comté de Nice, étroit mais admirable amphithéâtre naturel, qui descend par gradins du sommet des Alpes vers la Méditerranée, est une Suisse italienne, où l'olivier et le citronnier remplacent le hêtre et le sapin, mais dont les vallées, étroites, ardues, ravinées de torrents souvent à sec, offrent à l'invasion les mêmes difficultés que la Savoie. La race ligurienne qui l'habite, race pastorale dans les montagnes, maritime et commerçante au bord de la mer, belliqueuse partout, parlant une autre langue, ayant d'autres mœurs que nous, était loin d'avoir envers la France les mêmes dispositions que les Savoyards. La mer et les montagnes donnent aux peuples le sentiment d'une double indépendance. Le voisinage de Gênes offrait de tout temps aux populations de ces côtes l'exemple d'une individualité républicaine affranchie du joug des grandes monarchies voisines. L'esprit génois était l'esprit public du comté de Nice : l'amour des principes français, l'horreur du joug de la France. Les montagnards descendaient par bandes de leurs villages alpestres, les jambes chaussées de sandales nouées par des courroies de cuir, le fusil des chasseurs à la main, incapables d'une longue campagne et d'une discipline militaire, mais lestes, infatigables, intrépides pour une guerre de montagnes, de surprises et de tirailleurs.

Le comte de Saint-André avait habilement choisi la position de Saorgio, hauteur inexpugnable, qui domine Nice, les routes de France et de Piémont, pour centre et pour citadelle de la province qu'il était chargé de défendre. Il y avait établi d'avance un camp fortifié et des retranchements revêtus de murailles. L'amiral Truguet se présenta devant Nice, le 28 septembre, avec une escadre composée de neuf vaisseaux, et menaça de bombarder la ville. Le général Anselme s'approcha par terre prêt à tenter le passage du Var. Dans la soirée, le général Courtin, commandant la ville, replia ses troupes sur Saorgio. Trois mille émigrés français, qui avaient cherché asile à Nice, indignés du lâche abandon de la garnison, soulevèrent une partie de la population et coururent, les uns aux batteries de mer, les autres aux batteries du Var ; mais menacés par la bourgeoisie, qui ne voyait dans cette lutte désespérée qu'un prétexte à l'incendie de la ville, ils se retirèrent eux-mêmes, dans la nuit, sur la route du Saorgio, poursuivis, insultés, pillés, massacrés par la populace féroce des bords de la mer. Cette populace menaçait de piller la ville elle-même. La bourgeoisie envoya supplier le général Anselme d'occuper la place le plus promptement possible. Anselme passa le Var à la tête de quatre mille Français, et entra aux acclamations unanimes dans la capitale du comté.

 

XIX.

Cependant les excès que les révolutionnaires de Nice commettaient contre leurs ennemis personnels, à l'abri des baïonnettes et du drapeau de la France, soulevèrent les montagnards, toujours plus attachés aux vieilles mœurs et plus fidèles aux vieilles dominations que les peuples des plaines, des bords des fleuves ou du littoral de la mer. Les prêtres et les moines, tremblant de voir pénétrer, à main armée dans leur empire, les idées qui venaient de déposséder l'Église en France, confondirent leur cause avec celle de la religion, et soulevèrent le peuple, non par son patriotisme, mais par sa conscience. Les plus jeunes et les plus intrépides marchèrent eux-mêmes à la tête des bandes, et fusillèrent les avant-postes et les détachements français partout où ils les trouvaient séparés de la masse des corps. Embusqués derrière les rochers ou les troncs d'arbres, ils tiraient et se sauvaient en escaladant les pentes escarpées avec l'adresse des chasseurs. La guerre n'était qu'un long assassinat.

Le général français Anselme voyait décimer ses troupes. Le centre de cette guerre sainte était à Oneille. Cette petite ville maritime et montagneuse à la fois, capitale d'une petite principauté indépendante, était le foyer de toutes ces trames contre la domination des Français. Son port servait de refuge et de place d'armement à une multitude de pirates et de corsaires sardes, génois, napolitains, dont les bâtiments légers et les felouques armées faisaient des débarquements nocturnes sur la côte, ou exerçaient sur la mer le même brigandage que les bandes de montagnards dans la vallée de Nice. Plusieurs couvents de moines, véritables dominateurs de la ville, fomentaient cette guerre sainte et sanctifiaient par leurs violentes prédications ces inutiles et sanglantes expéditions. Anselme et Truguet résolurent de concert d'étouffer le fanatisme dans son repaire. Des troupes furent embarquées à Villefranche sur les vaisseaux de l'escadre. Le 23 octobre, ils parurent devant Oneille. L'amiral Truguet envoya son capitaine de pavillon du Chaila pour sommer la ville et engager les habitants à prévenir par leur soumission les horreurs d'un bombardement. Le canot qui portait du Chaila s'approchait sous pavillon parlementaire, aux signes et aux invitations pacifiques de la population qui couvrait le rivage. Mais à peine le canot touchait-il au lieu de débarquement, qu'une décharge de cent coups de feu cribla la chaloupe, tua un officier, quatre matelots, blessa plusieurs hommes et du Chaila lui-même. Le canot encombré de cadavres et de blessés vira de bord, poursuivi et mitraillé, de lame en lame, par une grêle de balles et de boulets, et revint avec peine étaler sous les yeux de l'escadre ce témoignage de la perfidie des habitants. Les équipages indignés crièrent vengeance. Truguet s'embossa et foudroya la ville jusqu'à la chute du jour. Le fort d'Oneille fut écrasé sous les bombes. Son feu s'éteignit. Douze cents soldats, sous les ordres du général Lahoulière, embarqués pendant la nuit sur les chaloupes de l'escadre, attendirent les premières lueurs du jour, pour opérer leur débarquement, sous le feu de deux frégates.

A cet aspect les habitants se sauvent dans les montagnes, emportant ce qu'ils ont de plus précieux et abandonnant leurs maisons au pillage et à l'incendie. Les moines seuls, habitués à l'inviolabilité du sacerdoce, respecté jusque-là dans les guerres d'Italie, restent enfermés dans leurs couvents. Les Français forcent les portes de ces asiles, massacrent, sans choix de coupables ou d'innocents, les moines désignés à leur vengeance par les trames dont ils ont été les instigateurs, et par le lâche assassinat de du Chaila. Le pillage et l'incendie, représailles terribles, ravagent et détruisent le repaire de la piraterie et du brigandage. Les Français ne laissent dans la ville d'Oneille, en se rembarquant, qu'un monceau de cendres et les cadavres des moines sur les débris de leurs couvents.

L'expédition d'Oneille et l'égorgement de ses prêtres, loin d'apaiser l'insurrection dans les montagnes du comté de Nice, firent lever en masse les Barbets. Réunis aux Piémontais et à un corps autrichien prêté au roi de Sardaigne par l'empereur, ils attaquèrent les Français à Sospello, point le plus élevé de notre occupation. Six mille hommes et dix-huit pièces de canon en délogèrent le général Brunet. Anselme, sorti de Nice avec la garnison tout entière, composée de douze compagnies de grenadiers, de quinze cents hommes d'élite et quatre pièces d'artillerie, marcha pour recouvrer cette importante position. Il la reconquit à la baïonnette et rentra à Nice. Dénoncé à la Convention pour la douceur de son administration, coupable, aux yeux des Jacobins, d'avoir refréné les assassinats et les vengeances des Niçards, il fut arrêté au milieu de son armée victorieuse et conduit à Paris pour expier dans les cachots les premières gloires de nos armes.

 

XX.

Une escadre française, commandée par l'amiral Latouche, allait en même temps sommer le roi de Naples de se déclarer pour ou contre la république, et de désavouer les menées de son ambassadeur à Constantinople contre la reconnaissance du pavillon tricolore par le sultan. L'escadre, composée de six vaisseaux de guerre, était entrée le décembre dans le golfe, bravant les cinq cents pièces de canon des quais et des forts de Naples. Latouche, ayant jeté l'ancre sous les fenêtres du palais du roi et fait le signal du combat à ses vaisseaux, envoya un grenadier des troupes de marine porter un message au roi lui-même. Cet ambassadeur n'avait d'autre titre que celui de soldat français, d'autres lettres de créance que les mèches allumées des canons de la flotte que le roi voyait fumer du haut de la terrasse de son palais. L'amiral exigeait dans sa lettre que l'envoyé de la république fût reçu, la neutralité de Naples garantie à la France, l'ambassadeur insolent qui avait nié la légitimité du gouvernement du peuple français à Constantinople rappelé, un ambassadeur envoyé à Paris par la cour de Naples. Le refus d'une seule de ces conditions serait le signal du feu des vaisseaux.

Le roi intimidé reçut le grenadier français avec les honneurs qu'il eût accordés à l'envoyé de la république ; il concéda tout ce qui était demandé, il offrit de plus sa médiation entre la république et ses ennemis. « La république, lui répondit le grenadier, ne veut de médiation entre elle et ses ennemis que la victoire ou la mort. » La cour de Naples, dominée par une reine orgueilleuse et ennemie des Français, subit cette humiliation, sans murmure. Elle feignit d'accomplir les conditions pacifiques imposées par l'attitude de Latouche, et reprit avec plus de haine dans le cœur sa place dans la conjuration des cours.

 

XXI.

Pendant que nos bataillons soumettaient la Savoie et le comté de Nice, que nos escadres dominaient les bords de la Méditerranée et que Dumouriez balayait lentement la Champagne, les Autrichiens, encouragés dans les Pays-Bas par l'absence de la masse de nos troupes, que Dumouriez avait appelées au rendez-vous de l'Argonne, tentaient d'entamer le nord de la France. Les émigrés avaient persuadé au duc Albert de Saxe-Teschen, gouverneur des Pays-Bas, que les habitants du nord de la France et le peuple de Lille surtout n'attendaient qu'un prétexte pour se soulever contre la Convention et pour déclarer à leur roi captif une fidélité qui était le caractère de ces provinces. Beurnonville, en conduisant seize mille hommes de l'armée du Nord au secours de Dumouriez, laissait Lille à découvert. Cette ville n'avait que dix mille hommes de garnison, force insuffisante pour défendre des fortifications très-vastes et pour contenir à la fois une population de soixante-dix mille âmes. Le duc Albert rassembla vingt-cinq mille hommes, emprunta aux arsenaux des Pays-Bas cinquante pièces de canon de siège, se présenta le 25 septembre devant les remparts de Lille et fit ouvrir la tranchée.

Cinq batteries armées de trente pièces ayant été achevées dans la nuit du 29, le baron d'Aspre vint sommer la ville de se rendre. Conduit à l'hôtel-de-ville, avec les égards conformes aux lois de la guerre, le parlementaire fit sa sommation au général Ruault, qui commandait la ville. Le général répondit, en homme sûr de lui-même, de la bravoure de sa faible garnison et de l'enthousiasme du peuple. La foule, qui se pressait aux portes de l'hôtel-de-ville, reconduisit le parlementaire jusqu'aux avant-postes autrichiens aux cris de Vive la république ! Vive la nation ! Le feu commença à l'instant. Pendant sept jours et sept nuits les boulets et les bombes écrasèrent sans relâche la ville, tuèrent six mille habitants, incendièrent huit cents maisons. Les caves, où les femmes, les vieillards et les enfants cherchaient un refuge, s'écroulèrent dans plusieurs quartiers sous le poids des bombes et ensevelirent des milliers de victimes sous leurs ruines. Une population intrépide se changea en une armée aguerrie au feu et n'éprouva pas un seul moment d'hésitation. La guerre semblait être la profession habituelle de ce peuple des frontières. Toutes les villes du Nord, dont Lille n'était pas encore coupée par un investissement complet, lui envoyèrent des vivres, des munitions, des bataillons formés de l'élite de leur jeunesse. Six membres de la Convention, Duhem, Delmas, Bellegarde, Daoust, Doulcet et Duquesnoy, vinrent s'enfermer dans ses murs pour animer le courage des assiégés et montrer aux frontières que la nation combattait avec elles dans la personne de ses représentants. En vain trente mille boulets rouges et six mille bombes du poids de cent livres, chargées de mitraille, continuèrent à pleuvoir pendant cent cinquante heures sur ce foyer fumant, sans cesse éteint, sans cesse rallumé ; en vain, pour ranimer la constance des assiégeants, l'archiduchesse d'Autriche, Marie-Christine, femme du duc Albert, vint elle-même allumer de sa main le feu d'une nouvelle batterie ; les Lillois s'aperçurent que les Autrichiens chargeaient leurs pièces de barres de fer, de chaînes et de pierres. Ils en conclurent que les munitions commençaient à manquer aux assiégeants et persévérèrent avec plus de confiance dans leur héroïque impassibilité sous le feu. Le duc Albert, manquant à la fois de troupes et de munitions, et apprenant les succès de Dumouriez en Champagne, craignit le reflux de nos soldats sur le Nord et leva le siège sans être poursuivi.

Lille avait perdu un faubourg entier ; plusieurs quartiers de la ville n'étaient plus que des monceaux de briques servant de sépulcre à des monceaux de cadavres. Ses débris fumaient encore, et les cicatrices de ses monuments attestaient la gloire d'une ville de guerre défendue et dévouée, à la fois, par ses propres habitants.

Il y eut des traits antiques. Un canonnier volontaire de la ville servait une pièce sur les remparts. On vient l'avertir qu'une bombe a éclaté sur sa maison ; il se retourne, voit la flamme qui s'élève du toit de sa demeure. — « C'est ici mon poste, répondit-il ; on m'a placé là pour défendre non ma maison, mais ma patrie. Feu pour feu ! » et il charge et tire sa pièce. La délivrance de Lille excita un enthousiasme national. Les hontes de Verdun et de Longwy étaient vengées.

Le siège de Lille était à peine levé que Beurnonville, détaché de l'armée de Kellermann avec seize mille hommes, s'avança vers les frontières du Nord pour concourir au plan d'invasion de la Belgique, si longtemps prémédité par Dumouriez et si glorieusement interrompu par la campagne contre le roi de Prusse.

 

XXII.

On a vu que Dumouriez, pressé de reprendre ce plan, était accouru à Paris aussitôt après le mouvement de retraite du duc de Brunswick. Son apparition à Paris avait moins pour objet de triompher que de préparer de nouveaux triomphes en obtenant, avec l'ascendant d'un général victorieux, tous les moyens nécessaires à l'invasion de la Belgique. Idole du peuple, redouté des Jacobins, ami de Danton, ménagé par les Girondins, sa gloire, son adresse, son entraînement militaire enlevèrent au pouvoir exécutif tous les ordres et toutes les ressources dont il pouvait disposer. Le contre-coup du 10 août, la consternation des journées de septembre, la proclamation de la république, l'a stupeur des uns et le délire des autres devant l'échafaud du roi, enfin l'orgueil de Valmy, la gloire d'avoir reconquis le territoire faisaient courir aux armes toute la jeunesse de la nation. Les armes manquaient aux bras, non les bras aux armes. On en fabriquait à la hâte dans tous les ateliers de la république. Des commissaires de la Convention et des commissaires nommés par les Jacobins, armés les uns de la loi, les autres de la dictature de l'opinion, parcoururent les départements pour activer les usines, décréter les réquisitions, animer les enrôlements sur toute la surface de la France. Les autorités locales, sorties comme spontanément du peuple et composées des hommes que le cri public avait désignés comme les plus brûlants du feu du patriotisme, avaient sur le pays une force de confiance, d'impulsion et d'exécution qu'aucun magistrat n'avait jamais obtenue en temps ordinaire. On leur obéissait comme on obéit à sa propre passion. Ils n'étaient que les régulateurs d'un mouvement général.

Des hommes de toute condition, de toute fortune, de tout âge, se présentèrent en foule, pour composer les bataillons que chaque département envoyait aux frontières. Les gardes nationales, en versant leurs hommes les plus aguerris dans ces bataillons, se transformèrent ainsi, sur le sol même, en armée active. Les jeunes gens qui s'étaient signalés par plus de zèle et de patriotisme dans la garde nationale, furent nommés, par leurs compagnons d'armes, commandants de ces bataillons. Ces volontaires, des mêmes villes, des mêmes villages, des mêmes cantons, frères, parents, amis, compatriotes, se connaissant les uns les autres et se choisissant leurs chefs parmi les plus braves, les plus intelligents, les plus aimés, formaient ainsi comme autant de familles militaires qu'il y avait de bataillons dans le département. Ils marchaient au combat en se surveillant, en s excitant mutuellement et en se promettant de rendre témoignage de leur patriotisme, de leur valeur ou de leur mort.

A l'annonce d'un grand événement de Paris, à la nouvelle d'une déclaration de guerre avec un ennemi de plus, au récit des catastrophes ou des succès militaires qui marquaient les premiers pas de nos armées en Champagne, en Savoie, dans le Midi, dans le Nord, la passion de la patrie, éveillée avec plus de force par le danger ou par la gloire, s'allumait dans le cœur des citoyens. Des proclamations brûlantes de la Convention, des autorités, des Jacobins, des représentants du peuple en mission faisaient appel aux défenseurs de la liberté. Leur voix, entendue à l'instant, était la seule loi de recrutement, L'enthousiasme enrôlait, la volonté disciplinait, les dons patriotiques habillaient, armaient, soldaient, nourrissaient ces enfants de la patrie.

 

XXIII.

Dans les villes, dans les bourgades, dans les villages, les jours où les fêtes de la religion et les foires réunissent les hommes par plus grandes masses, un amphithéâtre en bois s'élevait sur la place publique, sur la place d'armes, devant la porte de la municipalité. Une tente militaire, soutenue par des faisceaux de piques et surmontée de drapeaux tricolores, était tendue sur ces tréteaux pour rappeler le camp. Cette tente, dont les toiles étaient relevées, sur le devant, par la main d'un grenadier et d'un cavalier en uniforme, s'ouvrait du côté du peuple. Une table portant des registres d'enrôlement en occupait le centre. Le représentant du peuple en mission, l'écharpe tricolore en ceinture, le chapeau retroussé par les bords, surmonté d'un panache à plumes, tenait le registre et écrivait les engagements. Le maire, les officiers municipaux, les présidents de districts, les présidents de clubs se pressaient debout autour de lui. La foule émue s'ouvrait à chaque instant, pour laisser passer les files de défenseurs de la patrie, qui montaient les degrés de l'estrade pour donner leurs noms aux commissaires. Les applaudissements du peuple, les accolades patriotiques des représentants, les larmes d'attendrissement des mères de famille, les fanfares de la musique militaire, les roulements de tambours, les couplets de la Marseillaise chantés en chœur récompensaient, excitaient, enivraient ces actes de dévouement au salut de la république.

Cet enthousiasme contagieux qui saisit les foules s'emparait souvent des spectateurs et portait les hommes, jusque-là indifférents ou timides, à imiter les actes dont ils étaient les témoins. Des hommes mariés s'arrachaient des bras de leurs femmes pour s'élancer vers l'autel de la patrie. Des hommes déjà avancés dans la vie, des vieillards même encore verts et valides venaient offrir leur reste de vie au salut du pays. On les voyait ôter leurs vestes ou leurs habits devant les représentants, et montrer à nu leurs poitrines, leurs épaules, leurs bras, leurs poignets encore robustes, pour attester que leurs membres avaient la force de porter le sac, le fusil, et de braver les fatigues du camp. Des pères, se dévouant avec leurs enfants, offraient eux-mêmes leurs fils à la patrie et demandaient à marcher avec eux. Des femmes, pour suivre leurs maris ou leurs amants, ou saisies elles-mêmes de ce délire de la liberté et de la patrie, le plus généreux et le plus dévoué de tous les amours, dépouillaient les vêtements de leur sexe, revêtaient l'uniforme de volontaires et s'enrôlaient dans les bataillons de leurs départements.

Ces volontaires recevaient une feuille de route pour se rendre au dépôt désigné par le ministre de la guerre et y recevoir l'équipement, l'instruction et l'organisation. Ils se mettaient en marche, par groupes plus ou moins nombreux, aux sons du tambour, aux refrains de l'hymne patriotique, accompagnés, jusqu'à une grande distance de leurs villes ou de leurs villages, par des mères, des frères, des sœurs, des fiancées qui portaient les sacs et les armes, et qui ne se séparaient d'eux que quand la fatigue avait épuisé non leur tendresse, mais leurs forces. Partout, aux embranchements des routes, aux sommets des montées, aux entrées ou aux sorties des villes, aux portes des auberges isolées où ces détachements faisaient halte, les voyageurs étaient témoins de ces séparations et de ces adieux. Les volontaires, attardés par ces derniers embrassements, s'essuyaient les yeux en regagnant à pas pressés le noyau du bataillon, et, sans regarder en arrière de peur d'hésiter et de s'attendrir, reprenaient d'une voix sourde mais résolue le couplet de la Marseillaise chanté par leurs camarades : « Allons, enfants de la patrie ! »

La population des villes et des bourgades qu'ils traversaient sortait pour les voir passer et pour leur offrir le pain et le vin, sur le seuil de leurs maisons. On se disputait, dans les lieux d'étape, à qui les logerait comme des enfants de famille. Les sociétés patriotiques allaient à leur rencontre ou les conviaient le soir à assister à leur séance. Le président les haranguait ; les orateurs du club fraternisaient avec eux, et enflammaient leur courage par des récits d'exploits militaires empruntés aux histoires de l'antiquité. On leur enseignait les hymnes des deux Tyrtées de la révolution, les poètes Lebrun et Chénier. On les enivrait de la sainte rage de la patrie, du fanatisme de la liberté.

 

XXIV.

Tels étaient les éléments de l'armée qui marchait sur toutes nos routes, du centre vers les frontières. Dumouriez l'organisait en marchant.

Ce général, après quatre jours passés à Paris, en conférences secrètes avec Danton, et en conférences militaires avec Servan, alors ministre de la guerre, partit le 20 octobre, pour se rendre à son quartier-général de Valenciennes. Avant d'y paraître, il se recueillit deux jours, dans une maison de campagne qu'il possédait dans les environs de Péronne. Il avait à méditer sur deux choses : son plan de campagne pour arracher la Belgique aux mains des Autrichiens, et son plan de conduite pour flatter ou intimider la Convention, servir la république si elle savait se donner un gouvernement, la dominer et la détruire si, comme il le soupçonnait, elle passait, d'une anarchie à une autre, entre les mains de toutes les factions. Le général était parti plein de mépris pour les Girondins, plein de confiance dans le génie de Danton. L'horizon indécis de sa fortune lui présentait deux perspectives sur lesquelles il se complaisait également à reposer son imagination : une dictature pour lui-même partagée à l'intérieur avec Danton, ou le rôle de Monk modifié par la différence des temps et des hommes ; c'est-à-dire le rétablissement par les mains de l'armée d'une monarchie constitutionnelle, dont le duc de Chartres lui mettait la pensée sous la main.

Tandis que Dumouriez combinait ainsi les chances que pouvaient amener la guerre ou la Révolution, Servan quittait le ministère. Pache le remplaça.

 

XXV.

Pache, personnage subalterne, sorti tout à coup de l'obscurité, élevé au ministère de la guerre par les Girondins, était un ami de Roland. C'était un de ces hommes dont l'ambition se cache sous une modestie qui rassure contre leurs prétentions. On savait à peine quelle était son origine et par quels pas il avait marché ou rampé jusque-là dans la vie. On soupçonnait seulement qu'il était fils d'un portier du duc de Castries ; élevé par les soins de cette famille illustre, il avait été chargé ensuite de faire l'éducation d'un des fils de cette maison. Instruit, studieux, réservé, ne laissant échapper dans la conversation que les mots rares et précis qui indiquaient la netteté et l'universalité de son intelligence, Pache semblait éminemment propre à devenir un de ces rouages utiles du mécanisme de l'administration, incapables d'aspirer à en devenir jamais les régulateurs. C'était un hypocrite désintéressement cachant ses aspirations à l'empire sous les habitudes et la simplicité d'un philosophe. Cette austérité antique avait séduit madame Roland, éprise de tout ce qui lui rappelait les hommes de Plutarque. Elle avait donné Pache à son mari pour chef de son cabinet particulier au ministère de l'intérieur et pour confident et auxiliaire de ses travaux les plus difficiles et les plus secrets. Elle voyait dans Pache un de ces sages que la Providence suscite autour des hommes d'État pour inspirer leurs conseils.

Au moment où Servan fut appelé au ministère de la guerre, Pache entra dans son administration au même titre et avec la même dissimulation que chez Roland ; il y avait montré la même application à ses devoirs et la même aptitude aux détails. A la retraite de Servan, Roland avait proposé Pache, pour la guerre, au conseil des ministres. Les Girondins, qui, sur la parole de Roland, voyaient dans Pache un ami dévoué de leur fortune et de leur cause, l'avaient accepté de confiance. Ils pensaient que l'esprit de Roland animerait ainsi deux ministères. Mais à peine Pache était-il installé au conseil qu'il secoua, comme un souvenir importun, toute dépendance comme toute reconnaissance envers son ancien patron, et qu'il commença à ourdir secrètement, puis bientôt ouvertement avec les Jacobins, les trames qui devaient renverser Roland du pouvoir et conduire sa femme à l'échafaud. Pache donna pour gage aux Jacobins l'administration du ministère de la guerre qu'il confia à leurs créatures. Vincent et Hassenfratz y dominèrent sous son nom : l'un, jeune Cordelier élève et émule de Marat ; l'autre, patriote de Metz, réfugié à Paris. Pache, uniquement occupé du soin de grandir sa popularité, fit de ses bureaux autant de clubs où l'on affectait le costume, les mœurs, le langage de la démagogie la plus effrénée. Le bonnet rouge et la carmagnole remplaçaient l'uniforme. Les filles de Pache, se montrant dans les fêtes civiques, étalaient partout avec affectation l'exagération du patriotisme. Un tel ministère ne pouvait pas servir les vues de Dumouriez, qu'on accusait d'être l'homme de guerre des Girondins. Il fut atterré de la nomination de Pache, et comprit vaguement dès lors qu'il serait bientôt réduit, par l'inimitié des Jacobins, à l'alternative de fléchir devant eux ou de les faire trembler devant lui.

 

XXVI.

Arrivé à Valenciennes, Dumouriez rédigea son plan d'invasion de la Belgique et envoya à chacun des généraux sous ses ordres la partie de ce plan qu'il était chargé d'exécuter, et dont lui seul connaissait l'ensemble et dirigeait les mouvements combinés. Ses forces s'élevaient à quatre-vingt mille combattants. L'élan qui avait entraîné ses bataillons à la frontière s'animait encore de l'espérance d'une conquête faite au nom de la république. Ils avaient dans leur général en chef cette confiance que le héros de Valmy et le libérateur de la Champagne inspirait aux soldats combattants. Là où était Dumouriez, là étaient pour eux les lois et la patrie. Quelque chose de dictatorial se révélait dans sa physionomie, clans ses paroles, dans ses ordres du jour à l'année. Il semblait s'inquiéter peu des commissaires, des décrets de la Convention, des vues du ministre de la guerre, et porter le gouvernement avec lui.

Le duc Albert de Saxe-Teschen commandait en Belgique pour les Autrichiens. Il avait été laissé par l'empereur et par la Prusse dans un isolement qui compromettait, de ce côté, la sûreté de la Belgique. Les forces disséminées du duc de Saxe-Teschen se composaient à peine de trente mille combattants, dont quatre mille émigrés français, du côté de Namur, sous le commandement du duc de Bourbon, fils du prince de Condé. Ses lieutenants couvraient, en gros détachements, toute la frontière belge. Le duc de Saxe-Teschen, placé au centre de ces forces disséminées, prêt à se porter en avant ou à les replier à lui, occupait Bruxelles, avec une faible garnison.

 

XXVII.

Dumouriez, s'il eut eu alors le génie novateur de la guerre qui multiplie la force des armées en les concentrant, pouvait combattre chacun de ces corps isolés des Autrichiens avec la masse entière de ses troupes, et, s'avançant ensuite en une seule colonne au cœur de la Belgique, les couper des autres corps, les mutiler ou les dissoudre devant lui. Le peu de confiance que le général avait encore dans ses bataillons de volontaires, et surtout le dénuement de matériel, de voitures, de vivres, auquel on ne voulait pas suppléer par des réquisitions militaires, l'empêchèrent d'exécuter cette inspiration. La routine des vieilles guerres entravait encore l'instinct des plus grands généraux. Dumouriez divisa son armée en quatre corps, à l'imitation du duc de Saxe-Teschen. Le général Valence, son bras droit et son élève de prédilection, commandait l'armée des Ardennes, qui revenait aussi de Valmy pour s'opposer à Clairfayt. Valence reçut l'ordre de se porter sur Namur pour empêcher, s'il en était temps encore, la jonction de Clairfayt à l'armée de Belgique sous les murs de Mons ; mais il était trop tard. Les premières colonnes de Clairfayt étaient déjà entrées dans Mons. Le second corps de douze mille hommes, sous le commandement du général d'Harville, menaçait Charleroi. Le troisième, sous les ordres du général La Bourdonnaye, commandant l'armée du Nord proprement dite et composée de dix-huit mille hommes, devait s'avancer sur Tournay. Enfin Dumouriez lui-même, à la tête de deux corps formant le centre de cette armée et forts de trente-cinq mille hommes, devait marcher sur Mons, y donner un choc décisif à l'armée réunie de Clairfayt et du duc de Saxe-Teschen, briser cette armée en deux et marcher par cette brèche sur Bruxelles, en insurgeant à droite et à gauche les provinces belges et en servant d'avant-garde aux trois corps de Valence, de d'Harville et de La Bourdonnaye. Des proclamations en style révolutionnaire modéré, appelant la Belgique à l'indépendance et propres à faire fermenter dans ces provinces le vieux levain de leur révolution, étaient rédigées avec art par Dumouriez lui-même. Ces proclamations, chefs-d'œuvre d'habileté, rappelaient la prudence du diplomate, la main du révolutionnaire, l'épée du guerrier. Dumouriez s'y présentait moins en conquérant qu'en libérateur. Les Français y parlaient en frères aux peuples qu'ils venaient secourir contre leurs oppresseurs. C'était le véritable esprit de la Révolution parlant par la voix de son premier général. Si elle eût toujours parlé et agi dans le sens de Dumouriez, sa propagande, pacifique pour les nationalités, menaçante seulement pour les dominations qui les opprimaient, aurait combattu pour elle plus que ses armées. Quelques patriotes belges, impatients d'affranchir leur pays du joug autrichien, avaient passé la frontière à l'approche et à la voix du général français et s'étaient formés en bataillons de volontaires. Dumouriez conduisait ces bataillons avec lui. C'était le charbon avec lequel il espérait allumer l'incendie du patriotisme et de l'insurrection devant ses pas.

 

XXVIII.

Tout ce plan de campagne, ainsi conçu et préparé, reposait donc sur une première bataille sous les murs de Mons, entre l'armée de Dumouriez appuyée de l'armée de Valence et soutenue de celle de d'Harville, d'une part, et l'armée du duc de Teschen et de Clairfayt, de l'autre, campée, fortifiée et adossée à une ville importante. Tout marcha, dès ce moment, avec rapidité et concert vers ce point de Mons où la Belgique devait être conquise on perdue. Les vues de Dumouriez, clairement indiquées par la disposition de ses corps et par la marche de ses colonnes, avaient été révélées au coup d'œil militaire de Clairfayt. Le duc de Saxe-Teschen et Clairfayt, réunis en une masse de trente mille combattants en avant de Mons, avaient eu le temps de choisir le terrain, de dessiner le champ de bataille, de s'emparer des hauteurs, de fermer les défilés, d'escarper les pentes et d'armer les redoutes, sur les points par où on pouvait les aborder.

Le champ de bataille qu'ils avaient ainsi bastionné de mamelons, palissadé de forêts, enceint de marais, de canaux et de rivières, comme une immense place forte, est une chaîne de collines à peine ondoyée de quelques inflexions aux points où elles se rattachent entre elles, et qui s'étend à une demi-lieue en avant de Mons. Cette ligne de hauteurs est couverte, au sommet, d'une forêt. Le village de Jemmapes, étagé sur les derniers gradins de cette colline, en termine l'extrémité à droite ; à gauche, elle vient incliner et s'affaisser au village de Cuesmes. L'espace compris entre ces deux villages, dont les Autrichiens avaient fait deux citadelles, forme par la disposition naturelle du terrain deux ou trois angles rentrants où des batteries avaient été placées pour foudroyer de feux croisés les colonnes qui tenteraient de gravir la hauteur.

En avant s'étend, comme le bassin d'un lac écoulé, une plaine profonde, étroite, et dont les terres basses forment des détroits et des anses entre les mamelons brisés qui la bordent. Derrière, et surtout du côté de Jemmapes, la colline qui portait le camp et les redoutes de l'armée autrichienne plonge dans un marais entrecoupé de canaux de desséchement, de flaques d'eau croupissante, de sol aqueux et tremblant sous les pieds, et de joncs formant des haies élevées sur les rebords des fossés, qui en rendent l'accès inabordable à la cavalerie et à l'artillerie. Couverte en arrière par ce marais et par la ville de Mons, flanquée à son aile droite par le village de Jemmapes, à son aile gauche par le village de Cuesmes, qui touche aux faubourgs de cette grande ville fermée, l'armée autrichienne, ayant devant elle, sous ses pieds, ses batteries et ses redoutes armées de cent vingt pièces de canon, et ses avant-postes fortifiés sur les dernières ondulations, qui s'avançaient dans la plaine, n'avait donc rien à craindre sur sa ligne de retraite et sur ses flancs et n'avait qu'à combattre en face d'elle les Français s'avançant à découvert sous ses feux et dans un bassin qu'elle enveloppait de toutes parts. Le coup d'œil des deux généraux autrichiens avait suppléé au nombre, par l'assiette formidable de leur armée. Le choix et la disposition de ce champ de bataille indiquaient à Dumouriez qu'il avait trouvé dans Clairfayt un général digne de se mesurer avec lui.

 

XXIX.

Après avoir, le 3 et le 4 novembre, délogé les Autrichiens de quelques postes avancés qu'ils occupaient fortement très-avant sur sa route et dans la plaine, Dumouriez se déploya, le 5, sur une immense ligne convexe, partant à gauche du village de Quaraignon, qu'il n'avait pu emporter la veille, et à droite du hameau de Siply, au pied des hauteurs de Berthaymont et du mont Palisel, qui couvrent un faubourg de Mons. Il se plaça de sa personne au centre de cette ligne de bataille, à une égale distance de ses deux ailes. D'Harville, qui formait l'extrémité de son aile droite, au pied du mont Palisel et presque sous les murs de Mons, avait ordre de rester en observation, et de profiter du mouvement de retraite et de confusion qui s'opérerait sous l'assaut des masses françaises dans l'armée autrichienne, pour s'emparer de la route de Mons et lui fermer les portes de cette ville, où le duc de Saxe-Teschen et Clairfayt se ménageaient, sans doute, un refuge. Beurnonville, à qui Dumouriez confia une avant-garde égale à elle seule à un corps d'armée, était chargé, avec l'élite des troupes, d'engager l'action, en abordant et en emportant le village et le plateau fortifiés de Cuesmes, gauche des Autrichiens. Cinq redoutes étageaient ce redoutable plateau. Toute la ligne ennemie, entre Cuesmes et Jemmapes, était également murée par des redoutes superposées les unes aux autres et dont les feux se croisaient, au besoin, par des pans de forêts abattus dont les troncs d'arbres, les branches entrecroisées rendaient l'abord impraticable à la cavalerie ou à l'artillerie, par des ravins que la pioche avait approfondis et fossoyés davantage, et par des maisons crénelées d'où les tirailleurs tyroliens à la carabine infaillible pouvaient viser lentement et à couvert et décimer les rangs de nos colonnes d'attaque. Au centre seulement, le village et le bois de Flence, posés sur un plateau plus large et moins rapidement incliné, laissaient à la cavalerie française une gorge par laquelle elle pouvait s'élancer jusqu'au pied de la hauteur. Le chemin, intercepté néanmoins par le v village même de Flence, était en outre encombré d'avance par les escadrons d'élite de la cavalerie autrichienne. Le vieux général Ferrand, débris de Lanfelt et de la guerre de Sept-Ans, mais qui retrouvait sa jeunesse au bruit du canon, commandait l'aile gauche rejetée un peu en arrière de la ligne de bataille par le village de Quaraignon, qu'une forte colonne autrichienne occupait encore avec de l'artillerie, en avant des hauteurs de Jemmapes.

Enfin, le duc de Chartres (depuis roi des Français) commandait le centre sous la main du général en chef ; le plus jeune des lieutenants de Dumouriez et le plus caressé de la faveur de ce général. On eût dit que son chef voulait lui ménager un rayon de gloire pour le désigner à la France et à une destinée que l'instinct politique de Dumouriez semblait entrevoir à travers la fumée de ses premiers camps.

Le duc de Chartres ne devait s'ébranler pour donner le dernier assaut au centre inabordable de la position des ennemis que le dernier. Ferrand et Beurnonville devaient avant emporter une des deux extrémités plus accessibles de Jemmapes ou de Cuesmes. L'une ou l'autre de ces positions était la seule porte par où l'armée française pût déboucher sur le plateau et aborder en flanc ou tourner l'armée autrichienne.

Dumouriez faisait ces dispositions au milieu de son état-major, sur la carte plutôt que sur le coup d'œil des lieux. Les haies, les bouquets de bois, les grands arbres qui bordent les champs et les routes dans les grasses terres de Belgique interceptaient tout horizon étendu au regard du général. Des corps disséminés sur une grande ligne combinent leurs mouvements, pour ainsi dire à tâtons, et dans une bataille d'un développement immense on combat au bruit plus qu'au coup d'œil.

La nuit enveloppait les deux armées quand ces différents ordres furent distribués aux lieutenants de Dumouriez avec tous leurs détails. Des dragons ou des hussards munis de torches escortèrent, dans les routes et dans les sentiers, les aides-de-camp et les généraux qui rentraient dans leurs bivouacs, pour se préparer à l'action du lendemain. L'armée dormit en bataille, le sac sur le dos et sur ses armes ; les canonniers à leurs pièces, les canons attelés et les brides des chevaux passées au bras des cavaliers. Dumouriez l'avait ainsi ordonné. Pour une bataille sur une longue ligne et composée de trois batailles distinctes dont les hasards pouvaient prolonger les incertitudes, le général ne voulait pas perdre une lueur du crépuscule dans une saison où les jours si courts disputent la lumière aux combattants. Il craignait de plus que si la victoire n'avait pas donné ses résultats avant le retour des ténèbres, l'ennemi en retraite ne profitât de l'ombre de la nuit pour rentrer dans Mons et pour échapper à sa poursuite.

 

XXX.

Les premières clartés du jour sur la terre ondulée de Belgique éclairèrent donc l'armée française sous les armes. Le ciel était gris, bas, pluvieux comme un ciel d'automne dans ces climats du Nord. Une brume froide trempait le sol et distillait en gouttes de pluie des branches des arbres. Les récoltes étaient enlevées des sillons, la terre était nue, les feuilles étaient tombées, aucun voile de moissons ou de verdure n'interceptait la vue aussi loin qu'elle pouvait s'étendre sur les lignes noires des bataillons et des escadrons qui attendaient, en silence, l'ordre de s'ébranler de leurs positions.

Le coup d'œil sévère, martial, réfléchi de l'armée ennemie retranchée sur ses hauteurs, les bonnets fourrés des grenadiers hongrois, le manteau blanc de la cavalerie autrichienne, la veste bleu de ciel des hussards, l'habit gris des chasseurs tyroliens, l'immobilité des corps étagés, comme des spectateurs plutôt que comme des acteurs d'un combat, sur les rebords des plateaux de Jemmapes comme sur les glacis d'une citadelle, contrastaient avec l'aspect révolutionnaire et la mobilité tumultueuse de l'armée de Dumouriez ; comme si la Providence des nations eût voulu placer face à face et faire lutter ensemble les deux plus grandes forces militaires : la discipline et l'enthousiasme.

 

XXXI.

L'armée française, à l'exception des généraux, tous vieillis sous l'uniforme, et de la cavalerie, dont les régiments se composaient d'anciens soldats soigneusement conservés dans les cadres et fiers de leur instruction, était presque tout entière formée de volontaires. Les uniformes, simples d'aspect, n'offraient à l'œil que de longues lignes sombres, dont les ondulations, mal alignées sous le sabre des officiers novices, attestaient l'inexpérience des manœuvres dans les soldats encore peu exercés. Des souliers de cuir épais ; des guêtres de drap noir boutonnées jusqu'au-dessus du genou et donnant plus de légèreté à la marche en appuyant et en dessinant les muscles de la jambe ; une culotte blanche ; un habit dont les longues basques, taillées en ailes d'oiseau, battaient sur les talons ; deux larges courroies de cuir blanc se croisant sur la poitrine, et servant l'une à soutenir la giberne sur le dos, l'autre à ceindre le sabre sur le flanc gauche ; deux autres courroies pareilles, mais plus étroites, passant par-dessus chaque épaule et repassant immédiatement sous l'aisselle, qui servaient à porter le sac de peau de chèvre du soldat comme une hotte de manœuvre ; des revers d'habit de drap rouge dessinant comme une large tache de sang sur la poitrine ; un collet bas pour laisser libre le mouvement du cou ; les cheveux longs, graissés et poudrés, pendants comme deux flocons de crinière sur les deux oreilles et ficelés par derrière dans un ruban de fil noir qui les emprisonnait sur la nuque ; enfin, pour coiffure, selon les corps, un léger casque de cuir solide surmonté d'une courte aigrette de crin en vergette, ou bien un chapeau à bords retroussés sur lequel flottait une plume de coq : tel était le costume du volontaire français.

Ses armes étaient un sabre court, couteau de réserve pour se poignarder corps à corps quand la baïonnette était brisée, et un long fusil à un seul tube de fer brillant, à l'extrémité duquel s'emmanchait la baïonnette pour percer la poitrine de l'ennemi quand le coup de feu était tiré. L'infanterie presque tout entière portait cet uniforme et cet armement. Les chasseurs l'allégeaient quelquefois pour être plus lestes. Les grenadiers, ces géants de la ligne, relevaient leur haute taille par un long bonnet recouvert de fourrure noire dont les poils retombaient par-devant sur une plaque de cuivre dorée ou argentée. Cette plaque laissait voir, en lettres relevées en saillies, le numéro du régiment ou le chiffre du bataillon.

Les compagnies de sapeurs, pionniers et ouvriers militaires, dont les hommes étaient choisis à la masse et à la stature, portaient, à la place du fusil à baïonnette, une large hache affilée et luisante, à manche court, appuyée sur l'épaule, le tranchant en l'air, arme également propre à abattre des arbres sur la route de l'armée, ou des membres sur le champ de bataille.

Les canonniers portaient l'habit plus court, de couleurs plus brillantes et plus d'ornements sur l'uniforme : l'aiguillette en fil de coton écarlate entourait le bras gauche ; le casque argenté sur la tête, le plumet rouge sur le casque.

La cavalerie, composée de gendarmerie, de carabiniers, de cuirassiers, de dragons, de chasseurs et de hussards, selon la taille des cavaliers et la grandeur des chevaux, brillait sur les ailes de chaque division. Ses chevaux, reposés dans les grasses plaines du Nord, hennissaient, piaffaient, creusaient le sol comme impatients des batailles. Les pièces de canon, retentissant sur leurs affûts, suivies des caissons attelés et entourés des canonniers, la mèche à la main, qui s'apprêtaient à les servir, étaient couchées comme des troncs noirs sur les charrettes des bûcherons. Partout on levait les tentes des officiers supérieurs, qui seules avaient été dressées cette nuit-là. Les files des voitures qui portaient le pain stationnaient derrière les bataillons. Les feux des bivouacs, entourés de munitionnaires et de cantinières distribuant l'eau-de-vie aux compagnies, s'éteignaient en jetant leurs dernières fumées rampantes qui se confondaient avec les brouillards du matin. De temps en temps un roulement des affûts sur le pavé des larges chaussées belges, un son de trompettes, un appel des tambours annonçait le mouvement de quelques corps qui se déplaçaient lentement pour aller prendre la position assignée par l'ordre du général.

 

XXXII.

Tel était l'aspect des terrains fangeux de la plaine de Jemmapes, le matin de la bataille. Quant aux dispositions de l'armée, on pouvait aisément les lire sur le visage des volontaires. Ce n'était pas ce visage intrépide et morne, cette attitude immobile et martiale d'une armée consommée dans les manœuvres et dans la discipline, qui donne aux mouvements et aux physionomies l'uniformité machinale du même geste et de la même expression. L'ordre était mal conservé ; l'habit et les armes inégalement portés, le silence fréquemment interrompu, le respect pour les chefs familier et souvent violé par des répliques et des railleries soldatesques. L'âge, les manières, la physionomie, le langage de ces volontaires étaient divers. Quelques-uns étaient des adolescents à peine capables de porter le poids de trente livres dont chaque soldat sous les armes était chargé. D'autres touchaient à la vieillesse et avaient la moustache blanche des vétérans. Le plus grand nombre était entre deux âges, de vingt à quarante ans. A la délicatesse ou à la rudesse des mains, à la blancheur ou au hâle de la peau, à l'élégance ou à la lourdeur des membres, on voyait que ces bataillons n'avaient pas été recrutés dans la même classe du peuple, mais que tous les âges, tous les rangs, toutes les professions s'y étaient mêlés et confondus : l'homme de loisir à côté de l'homme de peine, le fils de la bourgeoisie des villes à côté du laboureur des campagnes, le riche à côté du pauvre, le noble à côté du plébéien. Les physionomies, aussi différentes que les races d'hommes, ne se ressemblaient que par l'uniformité de courage. On sentait qu'ils n'étaient pas là comme des machines que la loi de la discipline et du recrutement enrôle et range en des palissades vivantes devant l'ennemi ; mais qu'ils étaient accourus sous une impulsion spontanée, soudaine, volontaire ; que la cause pour laquelle ils marchaient, souffraient de la faim, frissonnaient du froid était leur cause personnelle ; et que dans cette bataille d'un peuple contre l'Europe, c'était la victoire de son patriotisme et de ses idées que chacun d'eux voulait remporter.

Il y avait de plus sur les figures une mobilité inquiète, curieuse, agitée, qui indiquait que ces troupes étaient novices au feu, inaccoutumées au bruit du canon. Attentives à la scène, elles attendaient la bataille comme un spectacle autant que comme un combat. Cette extrême sensibilité des visages et de l'âme dans les bataillons inquiétait et rassurait à la fois les chefs. Elle pouvait, selon l'impression de ces hommes trop passionnés pour rester de sang-froid, se convertir sous le feu en panique ou en enthousiasme, et faire de ces masses des masses de fuyards ou des bataillons de héros.

 

XXXIII.

Dumouriez n'avait pris que quelques heures d'un sommeil interrompu par les rapports des ordonnances, sur une botte de paille, clans sa tente. Il parcourait déjà le front de ses lignes, entouré d'un groupe de son état-major particulier : Thouvenot, son chef d'état-major réel, officier qu'il estimait plus que tous les autres, parce que le premier, à Sedan, il avait compris et servi sa grande pensée de l'Argonne ; le duc de Chartres, qu'il montrait aux soldats pour accoutumer la république à la vue d'un prince ; le jeune duc de Montpensier, presque enfant, second fils du duc d'Orléans, aide-de-camp de son frère à Jemmapes : sa valeur précoce, sa figure mélancolique, son amitié passionnée pour son frère attiraient les regards et touchaient le cœur des soldats ; Moreton de Chabrillan, chef de l'état-major en titre, brave mais turbulent et jaloux ; le jeune Baptiste Renard, que le général avait attaché enfant à son service, et qui, du sein de la domesticité, s'était élevé jusqu'au dévouement à son maître ; enfin un groupe à cheval de quatre officiers de différents âges, parmi lesquels on remarquait deux figures féminines. Leur modestie, leur rougeur et leur grâce contrastaient, sous l'habit d'officiers d'ordonnance, avec les figures mâles des guerriers qui les entouraient. C'étaient le capitaine des guides de Dumouriez, M. de Fernig, habitant de la Flandre-Française ; son fils, lieutenant dans le régiment d'Auxerrois, et ses deux filles, que leur tendresse pour leur père et leur passion pour la patrie avaient arrachées à l'abri de leur sexe et de leur âge et jetées dans les camps. L'amour filial ne leur avait pas laissé d'autre asile.

 

XXXIV.

Elles étaient nées au village de Mortagne, sur l'extrême frontière de la France, touchant à la Belgique. Voici comment leur vocation leur fut révélée.

Dans ces premiers temps de la guerre, les départements frontières se levaient d'eux-mêmes pour couvrir le pays. La France n'était qu'un camp dont ils se considéraient comme les avant-postes. Indépendamment des bataillons qu'ils envoyaient à Dumouriez, des compagnies de volontaires formés d'hommes mariés, de vieillards et d'adolescents, sans autre loi que le salut public, sans autre organisation que le patriotisme, sans autres chefs que les plus braves, sortaient des petites villes, des villages, des fermes, surprenaient les détachements ennemis, repoussaient l'invasion des avant-gardes et combattaient contre les hulans légers de Clairfayt. Des femmes même accompagnaient leurs maris dans ces expéditions rapides ; des filles leur père, tous les âges et tous les sexes voulaient payer leur tribut d'enthousiasme et de sang à la patrie et à la liberté. Les plus pieuses et les plus dévouées de ces héroïnes furent ces deux jeunes filles de Mortagne, célèbres depuis dans les fastes de nos premiers combats. Filles aînées de quatre sœurs, l'une s'appelait Théophile, l'autre Félicité.

M. de Fernig, ancien officier, retiré dans le village de Mortagne, sur l'extrême frontière du département du Nord, était père d'une nombreuse famille. Ses fils servaient, l'un à l'armée des Pyrénées, l'autre à l'armée du Rhin. Ses quatre filles, à qui la mort avait enlevé leur mère, vivaient auprès de lui. Deux d'entre elles étaient encore enfants, les deux aînées touchaient à peine à l'adolescence. Leur père, qui commandait la garde nationale de Mortagne, avait animé de son ardeur militaire les paysans de son canton. Il avait fait un camp de tout le pays. Il aguerrissait les habitants par des escarmouches continuelles contre les hussards ennemis qui franchissaient souvent la ligne de la frontière pour venir insulter, piller, incendier la contrée. Il se passait peu de nuits pendant lesquelles il ne dirigeât en personne ces patrouilles civiques et ces expéditions. Ses filles tremblaient pour ses jours. Deux d'entre elles, Théophile et Félicité, plus émues encore des dangers que courait leur père que des dangers de la patrie, se confièrent mutuellement leurs inquiétudes et sentirent naître à la fois dans leur cœur la même pensée. Elles résolurent de s'armer aussi, de se mêler à l'insu de M. de Fernig dans les rangs des cultivateurs dont il avait fait des soldats, de combattre avec eux, de veiller surtout sur leur père, et de se jeter entre la mort et lui s'il venait à être menacé de trop près par les cavaliers ennemis.

Elles couvèrent leur résolution dans leur âme et ne la révélèrent qu'à quelques habitants du village, dont la complicité leur était nécessaire pour les dérober aux regards de leur père. Elles revêtirent des habits d'homme que leurs frères avaient laissés à la maison en partant pour l'armée, elles s'armèrent de leurs fusils de chasse, et, suivant plusieurs nuits la petite colonne guidée par M. de Fernig, elles firent le coup de feu avec les maraudeurs autrichiens, s'aguerrirent à la marche, au combat, à la mort, et électrisèrent par leur exemple les braves paysans du hameau. Leur secret fut longtemps et fidèlement gardé. M. de Fernig, en rentrant le matin dans sa demeure et en racontant à table les aventures, les périls et les exploits de la nuit à ses enfants, ne soupçonnait pas que ses propres filles avaient combattu au premier rang de ses tirailleurs et quelquefois préservé sa propre vie.

Cependant Beurnonville, qui commandait le camp de Saint-Amand à peu de distance de l'extrême frontière, ayant entendu parler de l'héroïsme des volontaires de Mortagne, monta à cheval à la tête d'un fort détachement de cavalerie et vint balayer le pays de ces fourrageurs de Clairfayt. En approchant de Mortagne, au point du jour, il rencontra la colonne de M. de Fernig. Cette troupe rentrait au village après une nuit de fatigue et de combat, où les coups de feu n'avaient pas cessé de retentir sur toute la ligne et où M. de Fernig avait été délivré lui-même par ses filles des mains d'un groupe de hussards qui l'entraînait prisonnier. La colonne harassée, et ramenant plusieurs de leurs blessés et cinq prisonniers, chantait la Marseillaise au son d'un seul tambour déchiré de balles. Beurnonville arrêta M. de Fernig, le remercia au nom la France, et, pour honorer le courage et le patriotisme de ses paysans, voulut les passer en revue avec tous les honneurs de la guerre. Le jour commençait à peine à poindre. Ces braves gens s'alignèrent sous les armes, fiers d'être traités en soldats par le générai français. Mais descendu de cheval et passant devant le front de cette petite troupe, Beurnonville crut apercevoir que deux des plus jeunes volontaires, cachés derrière les rangs, fuyaient ses regards et passaient furtivement d'un groupe à l'autre pour éviter d'être abordés par lui. Ne comprenant rien à cette timidité dans des hommes qui portaient le fusil, il pria M. de Fernig de faire approcher ces braves enfants. Les rangs s'ouvrirent et laissèrent à découvert les deux jeunes filles ; mais leurs habits d'homme, leurs visages voilés par la fumée de la poudre des coups de feu tirés pendant le combat, leurs lèvres, noircies par les cartouches qu'elles avaient déchirées avec les dents les rendaient méconnaissables aux yeux même de leur propre père. M. de Fernig fut surpris de ne pas connaître ces deux combattants de sa petite armée. « Qui êtes-vous ? » leur demanda-t-il d'un ton sévère. A ces mots un chuchotement sourd, accompagné de sourires universels, courut dans les rangs de la petite troupe. Théophile et Félicité, voyant leur secret découvert, tombèrent à genoux, rougirent, pleurèrent, sanglotèrent, se dénoncèrent et implorèrent, en entourant de leurs bras les jambes de leur père, le pardon de leur pieuse supercherie. M. de Fernig embrassa ses filles en pleurant lui-même. Il les présenta à Beurnonville, qui décrivit cette scène dans sa dépêche à la Convention. La Convention cita les noms de ces deux jeunes filles à la France et leur envoya des chevaux et des armes d'honneur au nom de la patrie. Nous les retrouverons à Jemmapes, combattant, triomphant, sauvant les blessés ennemis après les avoir vaincus. Le Tasse n'a pas inventé dans Clorinde plus d'héroïsme, plus de merveilleux et plus d'amour que la république n'en fit admirer dans ce travestissement filial, dans les exploits et dans la destinée de ces deux héroïnes de la liberté.

 

XXXV.

Dumouriez, à l'époque de son premier commandement en Flandre, les signala à l'admiration de ses soldats du camp de Maulde. A nos premiers revers, leur maison, désignée à la vengeance des Autrichiens, fut incendiée. M. de Fernig n'avait plus de patrie que l'armée. Dumouriez emmena le père, le fils et les deux filles avec lui dans la campagne de l'Argonne. Il donna au père et au fils des grades dans l'état-major. Les jeunes filles, toujours entre leur père et leur frère, portaient l'habit, les armes et faisaient les fonctions d'officiers d'ordonnance. Elles avaient combattu à Valmy, elles brûlaient de combattre à Jemmapes. L'aînée, Félicité de Fernig, suivait à cheval le duc de Chartres, qu'elle ne voulait pas quitter pendant la bataille. La seconde, Théophile, se préparait à porter au vieux général Ferrand les ordres du général en chef, et à marcher avec lui à l'assaut des redoutes de l'aile gauche. Dumouriez montrait ces deux charmantes héroïnes à ses soldats comme un modèle de patriotisme et comme un augure de la victoire. Leur beauté et leur jeunesse rappelaient à l'armée ces apparitions merveilleuses des génies protecteurs des peuples, à la tête des armées, le jour des batailles. La liberté comme la religion était digne d'avoir aussi ses miracles.

 

XXXVI.

Pendant que Dumouriez, après avoir achevé son inspection, jetait en passant à ses soldats de ces mots qui résument l'enthousiasme en un geste et qui deviennent le mot d'ordre de la victoire, le combat s'engageait aux deux extrémités de sa longue ligne de bataille, par la droite et par la gauche. A gauche, le général Ferrand s'élança au chant de la Marseillaise sur le village fortifié de Quaraignon, poste avancé qu'il fallait emporter, avant de pouvoir tourner la droite des Autrichiens ou escalader Jemmapes. Dumouriez attentif au bruit du canon, qui grondait sans se déplacer depuis plus d'une heure de ce côté, comprit que Ferrand trouvait là un obstacle irrésistible dans les batteries qui déjà, la veille, avaient fait reculer les bataillons belges. N'ayant aucun mouvement à faire ou à surveiller au centre immobile, il s'élance au galop vers Quaraignon pour animer par sa présence une attaque qui ne pouvait échouer sans paralyser tous ses mouvements au centre et à droite. A son approche, Ferrand, foudroyé par le feu qui partait des maisons et balayé par les boulets des redoutes, semblait comme indécis et, abrité par les premières maisons du village, donner à ses bataillons le temps de respirer. Un mot et un geste de Dumouriez, qui montre de la main les hauteurs, ranime les bataillons hésitants. Il lance son confident Thouvenot pour le remplacer lui-même dans l'impulsion et dans la direction de ces colonnes. Ferrand et Thouvenot, animés d'une généreuse émulation, reforment et ébranlent de nouveau les colonnes, s'élancent à leur tête sur le flanc droit et sur le flanc gauche du village, reçoivent trois fois la décharge des redoutes, lés enlèvent au pas de course et à la baïonnette, et, soutenus par quatre bataillons du général Rozières, qui comblent les vides dans leurs rangs, s'emparent de Quaraignon et de l'espace qui sépare Quaraignon de Jemmapes.

Là, suivant les instructions de Dumouriez, ils divisent leurs forces en deux colonnes : l'une, sous le commandement de Rozières, déploie huit escadrons en bataille sur la route, pendant que le général, avec huit bataillons d'infanterie, aborde le village de Jemmapes par la gauche ; l'autre, à la tête de laquelle marchent Ferrand et Thouvenot, forme l'attaque principale en colonnes par bataillons, et aborde Jemmapes de front et à la baïonnette pour ne pas donner, en déchargeant et rechargeant les armes, le temps aux redoutes de foudroyer les assaillants.

Thouvenot, pour répondre à la pensée de son général et de son ami ; Ferrand, pour racheter son hésitation du matin et pour rattacher la victoire à ses cheveux blancs, firent mille fois le sacrifice de leur vie en entraînant les grenadiers, l'infanterie de ligne et les volontaires décimés, de gradins en gradins, sur les plateaux étagés de Jemmapes. Écrasé par une grêle de boulets et d'obus qui labouraient les pentes sous ses pieds, renversé de son cheval tué sous lui, Ferrand, relevé par Thouvenot, se place, à pied, son chapeau à la main, à la tête des grenadiers, saisit un fusil et charge à la baïonnette dans les rues du village, sous la mitraille des Autrichiens. Son sang coule, il ne le sent pas. Rozières avec ses quatre bataillons menace de tourner Jemmapes par la gauche. Les huit escadrons qu'il a placés en observation s'élancent et gravissent au galop la rampe du village. Les redoutes étouffées se taisent. Un détachement de chasseurs à cheval se précipite sur un des derniers bataillons de grenadiers hongrois, qui luttait encore avec la colonne du centre. La jeune Théophile Fernig, fondant avec ces chasseurs sur ce bataillon, l'enfonce, renverse de deux coups de pistolet deux grenadiers et fait de sa main prisonnier le chef de bataillon, qu'elle conduit désarmé à Ferrand.

 

XXXVII.

Dumouriez tranquille désormais sur son attaque de gauche, où il avait laissé son âme dans la personne de Thouvenot, et voyant de la plaine les flocons de fumée envelopper Jemmapes et révéler en s'élevant les progrès des Français, porta toute son attention vers sa droite. Dépourvu de ce côté du corps d'armée des Ardennes et de Valence, son chef, qui n'étaient pas encore arrivés en ligne, il se reposait sur Beurnonville, général actif et inspiré par le feu. Il était onze heures du matin, la journée s'usait. Ayant changé de cheval à son quartier-général, Dumouriez avait donné rapidement quelques ordres au duc de Chartres et était reparti à toute bride pour voir de ses yeux ce qui ralentissait l'attaque de Beurnonville, au pied du plateau de Cuesmes. A son arrivée il trouva les troupes de ce général immobiles comme des murailles sous les boulets qui pleuvaient sur elles, mais n'osant franchir les gradins de feu qui les séparaient du plateau. Deux des brigades d'infanterie de Beurnonville débordaient un peu les redoutes défendues par les grenadiers hongrois. A cent pas en arrière, dix escadrons de hussards, de dragons et de chasseurs français attendaient vainement que l'infanterie leur eût ouvert l'espace fermé devant eux. Ces escadrons recevaient, de moment en moment, les décharges obliques de pièces de canon qui les prenaient en écharpe et qui enlevaient des rangs entiers de chevaux. Pour comble de désastre, l'artillerie du général d'Harville, postée au loin sur les hauteurs de Siply, prenant ces escadrons pour des masses de cavalerie hongroise, les canonnait par derrière. Au-dessus des redoutes une colonne de cavalerie et une colonne d'infanterie autrichiennes, prêtes à fondre sur nos bataillons aussitôt que les boulets les auraient rompus, montraient leurs premières lignes de baïonnettes, et les têtes et le poitrail des chevaux des premiers pelotons, en arrière et au-dessus de la fumée des pièces.

 

XXXVII.

Telle était la situation de nos colonnes d'attaque sur les plateaux de Cuesmes quand Dumouriez y arriva. Mais impatient d'une halte qui, en suspendant l'élan des troupes, leur donnait le temps de compter les morts et la tentation de reculer, le général Dampierre, commandant sous Beurnonville, n'attend pas que Dumouriez lui ravisse la gloire ou la mort. Dans une charge désespérée, Dampierre enlève du geste et de la voix le régiment de Flandre et le bataillon de volontaires des voltigeurs de Paris, enfants perdus qui apportent sur le champ de bataille le fanatisme théâtral mais héroïque des Jacobins. Il agite de la main gauche le panache tricolore de son chapeau de général, appelle du mouvement de son épée le bataillon qu'il précède de cent pas, seul exposé à la mitraille des redoutes et au feu des Hongrois. La mort, qui l'attendait, si près de là sur un autre champ de bataille, semble l'éviter. Il marcha sans être atteint. Le régiment de Flandre et le bataillon de Paris, rassurés en le voyant debout, s'élancent au pas de course, l'atteignent aux cris de Vive la république ! rompent à la baïonnette les bataillons hongrois et entrent sur leurs pas dans les deux redoutes, dont ils retournent les pièces contre l'ennemi. Dumouriez et Beurnonville, guidant en face et à droite les deux autres colonnes, au pas de charge, les lancent sur le plateau déjà balayé par Dampierre. Les cris de victoire et le drapeau tricolore planté sur la dernière des redoutes annoncent à Dumouriez que Cuesmes est à lui et qu'il est temps d'attaquer un centre dont les deux ailes sont en retraite et dont les flancs peuvent être découverts.

Il court au galop pour donner l'ordre à la masse de ses trente-cinq mille combattants d'aborder enfin les hauteurs fortifiées qui lient le village de Cuesmes à celui de Jemmapes. Ces nombreux bataillons écoutaient, immobiles et l'arme au bras depuis l'aurore, les décharges d'artillerie qui se répondaient d'une aile à l'autre. Le vent qui soufflait de Jemmapes leur jetait avec le son du bronze les flocons de la fumée et l'odeur enivrante de la poudre. Ils étaient impatients de charger et murmuraient contre la lenteur de leur général.

Au signal de Dumouriez, la ligne entière s'ébranle, se forme par bataillons en trois épaisses et longues colonnes, entonne simultanément le chant de la Marseillaise, et traverse au pas de course la plaine étroite qui la sépare des hauteurs. Les cent vingt canons des batteries autrichiennes vomissent coup sur coup leurs boulets et leurs obus sur ces colonnes, qui ne répondent que par l'hymne des combats. Les coups, visés trop haut, passent par-dessus la tête des soldats et n'atteignent que les derniers rangs. Deux des colonnes commencent à gravir les coteaux.

La troisième colonne, qui s'avançait par la gorge large et boisée de la forêt de Flence, chargée tout à coup par huit escadrons autrichiens, s'arrête, recule et s'abrite derrière les maisons du village. Cette hésitation se communique aux colonnes de droite et de gauche. Les rangs s'éclaircissaient de minute en minute. Les têtes de colonnes se repliaient sur la queue. Les jeunes bataillons, moins intrépides pour attendre immobiles que pour courir au-devant de la mort, commençaient à se désunir et à se former au hasard en pelotons confus, indice et prélude ordinaire de la fuite. Dumouriez, l'épée à la main, guidait de l'œil, du geste et de la voix la tête des premiers bataillons de droite. Quitter les troupes d'élite, qu'enthousiasmait sa présence au moment où elles abordaient la première redoute, c'était les entraîner en arrière avec lui. Il envoie le jeune Baptiste Renard s'informer du désordre qu'il aperçoit. L'intrépide Baptiste traverse au galop l'espace qui sépare la division de Dumouriez du bois de Flence. Il rallie, en passant, la cavalerie française et la lance au secours de la colonne rompue. Déjà ces escadrons, débordant dans la plaine, semaient la confusion et la terreur sur le derrière de nos colonnes d'attaque. La brigade entière du général Drouin, coupée, sabrée, se dispersait. Clairfayt, du sommet de sa position, d'où il dominait toutes nos attaques, voit l'immense reflux que la brigade de Drouin en se débandant opère dans la plaine. Il y jette en masse toute sa cavalerie. Ce choc, terrible pour des bataillons novices, les coupe, les dissémine, les fait flotter en tronçons épars jusqu'à leur première ligne.

C'en était fait du centre, entraîné bientôt tout entier, de proche en proche, dans ce courant de terreur et de confusion, quand le duc de Chartres, qui combattait en avant, se retourne et voit à sa gauche cette déroute de ses bataillons. A l'instant, tournant la tête de son cheval déjà blessé à la croupe d'un éclat d'obus, il s'élance le sabre à la main, suivi de son frère le duc de Montpensier, de la plus jeune des sœurs Fernig, et d'un groupe de ses aides-de-camp, à travers les hussards ennemis. Il traverse la plaine en se faisant jour à coups de pistolet, il arrive au plus épais de la mêlée, au milieu des lambeaux des brigades en retraite. La voix du jeune général, l'élan de la victoire qui respire sur les physionomies du petit groupe qui l'accompagne, la honte qu'éprouvent les soldats intimidés en voyant une jeune fille de seize ans, la bride dans les dents, le pistolet au poing, leur reprocher de fuir devant des dangers qu'elle brave, la poudre et le sang qui sillonnent le visage du due de Montpensier, les supplications des officiers qui se jettent l'épée à la main sur le derrière de leurs compagnies, défiant leurs soldats de leur passer sur le corps, suspendent la déroute, et fixent autour de l'état-major du jeune prince un noyau de volontaires de tous les bataillons. Il les rallie à la hâte, il les encourage, les entraîne. « Vous vous appellerez, leur crie-t-il, le bataillon de Jemmapes, et demain le bataillon de la victoire, car c'est vous qui la tenez dans vos rangs ! »

Il fait placer au milieu de ce corps les cinq drapeaux en faisceaux des cinq bataillons rompus dont cette colonne réunit les débris. Il l'enlève aux cris de Vive la République ! Il la fait soutenir, en traversant de nouveau la plaine, par une charge désespérée de toute la cavalerie du centre contre les escadrons autrichiens. Le bataillon de Jemmapes, grossi dans sa course des détachements des brigades dispersées, aborde avec l'impétuosité de la vengeance les retranchements, et les escalade sur les corps des blessés et des mourants. La cavalerie elle-même, franchissant les difficultés du terrain, se précipite sur les redoutes. Les canonniers autrichiens meurent tous sur leurs pièces. Les abords des batteries sont glissants du sang des hommes et des chevaux. Des degrés de cadavres marquent les différents étages de redoutes. Les Hongrois, croisant la baïonnette avec les volontaires, opposent une muraille de fer derrière chaque muraille de feu. Les hommes ralliés qui montent d'en bas suffisent à peine à remplacer dans les rangs les hommes renversés par les décharges des redoutes. Le duc de Chartres et sa colonne n'avancent plus d'un pas ; ils vont être renversés de nouveau dans la plaine, quand le général Ferrand, débouchant enfin du village de Jemmapes, qu'il avait emporté, s'avance à la tête de six mille hommes et de huit pièces de canon et prend les Autrichiens entre deux feux.

Aux premières décharges qui viennent prendre leurs bataillons en écharpe, les généraux autrichiens font replier lentement leurs troupes, abandonnant au duc de Chartres et à Ferrand les hauteurs et les redoutes de Jemmapes. A ce mouvement en arrière des ennemis, le duc de Chartres et le général Ferrand, réunis, lancent leur infanterie légère et leur cavalerie sur l'arrière-garde des Autrichiens. Cette aile compromise de l'armée ennemie n'a pas le temps de se renouer au corps principal ; elle se précipite en bas de la colline, derrière Jemmapes, sous le feu, sous le sabre et sous la baïonnette des Français. L'infanterie parvient à s'échapper en partie, en jetant ses armes et en laissant des prisonniers et des morts. La cavalerie autrichienne, lancée au galop dans les marais qui bordent le pied de la colline, se précipite dans la rivière encaissée, profonde et rapide de l'Haisne, qui serpente dans ces marais. Quatre ou cinq cents hommes et plus de huit cents chevaux s'y engloutissent en s'efforçant de la traverser. Les bords abrupts et boueux de ce torrent repoussent les pieds des chevaux et les mains des hommes qui s'y cramponnent pour remonter sur l'autre berge. La rivière, grossie par les pluies d'automne, roule ces cadavres d'hommes et de chevaux, et les rejette à une lieue de là sur la fange et parmi les joncs de ce vaste marais. Ferrand envoya à l'instant le général Thouvenot informer Dumouriez du succès de son aile gauche. Le duc de Chartres lui envoya son frère, le duc de Montpensier, pour apprendre au général en chef que le combat était rétabli et que les redoutes étaient éteintes au centre.

 

XXXVIII.

Pendant ces ondulations diverses de sa ligne de bataille et ces vicissitudes de tant de combats séparés, Dumouriez, plein de confiance dans son corps de bataille principal, qu'il voyait lancé et cramponné aux premiers étages des redoutes du centre, avait couru de nouveau à Beurnonville.

Des cinq redoutes qui flanquaient les hauteurs de Cuesmes, deux seulement avaient été emportées le matin sous ses yeux par la bravoure de Dampierre. Mais le duc de Saxe-Teschen avait, massé ses meilleurs bataillons hongrois et ses escadrons de grosse cavalerie au sommet et au revers du plateau qui dominait les trois autres redoutes. Cette position, qui couvrait à la fois la tête de sa ligne et la communication avec la ville de Mons, était la clef de la victoire ou de la défaite. Latour, Beaulieu, ses meilleurs généraux, ses plus braves soldats, la défendaient. Le nerf de son armée était là. Dumouriez l'avait compris. Il y revenait avec inquiétude. Au moment où il y arrivait de nouveau, des officiers d'ordonnance, consternés de l'hésitation et du fléchissement de son corps de bataille, lui apportaient la triste nouvelle de la déroute de ses trois brigades au bois de Flence. Dumouriez lui-même ayant lancé son cheval sur un mamelon et contemplé un moment l'inflexion de sa ligne et les casques de la nombreuse cavalerie de Clairfayt qui brillaient au soleil, dans la plaine, éprouva une de ces hésitations mortelles qui placent l'homme de guerre entre une prudence humiliante et une téméraire obstination. Il sentit la nécessité de replier ses deux ailes à demi victorieuses pour les rattacher à un centre qui ne les soutenait plus, et il descendit du mamelon au pas, la tête baissée, pensif et avec la résolution de commander la retraite.

On voyait à sa physionomie combien cette résolution coûtait à son âme. La Révolution et lui avaient un égal besoin d'une victoire. C'était le premier feu que nos bataillons eussent vu depuis la triste guerre de Sept-Ans, car Valmy n'avait été qu'une canonnade héroïque ; c'était la première occasion de reconquérir à sa patrie cette renommée de supériorité militaire qui compte pour plus qu'une armée dans la force des nations ; c'était la première bataille rangée qu'il eût jamais livrée lui-même. Jusque-là il n'avait été que tacticien prudent, il n'avait pas été encore général victorieux. Les Jacobins et la Convention tenaient en ce moment suspendue sur sa tête la couronne du triomphateur ou la hache de la guillotine. C'était sa renommée acquise ou perdue dans cette journée qui allait faire tomber l'une ou l'autre sur son nom. On ne lui demanderait pas compte de quelques milliers de vies préservées ou perdues par sa prudence ou par sa témérité ; on lui demanderait compte de la réputation de l'armée française et de l'enthousiasme de la Révolution qu'il allait laisser échapper avec la victoire !

Dumouriez sentit qu'il lui convenait de mourir avant sa gloire, car il ne survivrait pas aux conséquences d'une défaite ou d'une retraite devant des généraux jaloux, des Jacobins soupçonneux et la Convention humiliée. Il enfonça les éperons dans les flancs de son cheval et le lança sur le plateau de Cuesmes. Tout y était immobile en face de la formidable ligne d'infanterie et de cavalerie impériale qui crénelait de ses bataillons et de ses escadrons, comme nous l'avons vu, le sommet des redoutes. Aucun général n'y commandait en ce moment. Dampierre blessé était allé prendre un instant de repos et panser sa blessure. Beurnonville, commandant en chef à l'extrême droite, tenait sous sa main ses brigades prêtes à se porter au secours des bataillons chargés par les Autrichiens. C'était une de ces heures où l'incertitude mutuelle des deux camps fait hésiter et comme respirer les batailles.

Les premières troupes que rencontra Dumouriez étaient deux brigades d'infanterie composées de trois bataillons de ces jeunes enfants de Paris, qui semblent jouer encore avec la mort, et de quatre mille vieux soldats de son ancien camp de Maulde qu'il avait longuement façonnés à son génie et attachés fanatiquement à lui comme les enfants de sa fortune. Le hasard les lui offrait à propos dans la crise de sa renommée et de sa vie.

A la vue de leur général, ces soldats intimidés se lèvent, font sonner les crosses de leurs fusils à terre, lancent leurs chapeaux en l'air et crient : Vive Dumouriez ! Vive notre père ! Leur enthousiasme se communique aux bataillons des enfants de Paris. Le général, ému et attendri, passe, en appelant les soldats par leurs noms, devant le front des deux brigades et jure qu'il leur ramène la victoire. Ils promettent de le suivre. Dix escadrons de cavalerie française, hussards, dragons, chasseurs, sillonnés de temps en temps par les boulets des redoutes, étaient en bataille, à quelques pas de là, dans un repli du terrain. Dumouriez vole à la tête de ces escadrons ébranlés. Il envoie son aide-de-camp de confiance, Philippe de Vaux, presser la charge de Beurnonville, en lui annonçant que le général en chef est engagé. Les Autrichiens reconnaissent Dumouriez au mouvement qui se fait autour de lui, à l'élan et aux cris des Français ; ils lancent d'en haut au galop toute une division de dragons impériaux pour dissoudre et fouler aux pieds ce noyau. Les soldats du camp de Maulde, immobiles comme des troupes en revue, placent au milieu d'eux les bataillons de Paris, attendent à dix pas la charge de cette masse de dragons, visent au poitrail et à la tête des chevaux, et en abattent plus de deux cents qui viennent rouler et expirer avec leurs cavaliers au pied des bataillons. Protégées par ce rempart de cadavres, les deux brigades fusillent les escadrons à mesure qu'ils pivotent en galopant sous leur feu. Dumouriez, à la tête de dix escadrons français, lance les hussards de Berchiny, qui sabrent les dragons déjà décimés. Cette masse de cavalerie autrichienne s'enfuit enfin en désordre sur la route de Mons, et ébranle, par le spectacle de sa déroute, la colonne d'infanterie hongroise. Beurnonville arrive avec ses réserves au pas de course. Il remplace les Autrichiens sur le plateau qu'ils viennent d'abandonner. Dumouriez, rassuré de ce côté, descend de cheval au milieu de ses soldats, qui le reçoivent avec acclamation dans leurs bras. Il forme une colonne de ces deux brigades. Il y joint le régiment de chasseurs à cheval commandé par l'un des frères Frescheville, des hussards de Chamborand commandé par l'autre frère, tous deux intrépides lanceurs d'escadrons dans les mêlées ; il y rallie le régiment des hussards de Berchiny, formé, dans nos vieilles guerres, d'aventuriers hongrois dont le nom seul inspirait la terreur et la fuite dans toutes les guerres de la révolution, et que commandait le colonel Nordmann. Il entonne l'hymne des Marseillais répété par tout son état-major, et renforcé par les quinze cents voix des enfants de Paris.

A ce chant, qui s'élève au-dessus du bruit du canon et qui donne le délire aux soldats et aux chevaux eux-mêmes, la colonne s'ébranle, se précipite sans tirer, la baïonnette en avant, sur les redoutes. Les canonniers hongrois n'ont que le temps de tirer leurs pièces à mitraille sur les têtes de colonnes. Les volontaires et les soldats franchissent, pour escalader les redoutes, les membres de leurs camarades mutilés ; ils clouent avec leurs baïonnettes les corps des Hongrois sur leurs affûts. Au milieu de l'épaisse fumée de poudre qui enveloppe cet étroit champ de carnage, à peine peut-on distinguer les Français de l'ennemi, on ne se reconnaît souvent qu'après s'être frappé. Cette fumée couvrit des prodiges d'héroïsme des deux côtés. On se battait corps à corps, dans un sinistre silence interrompu seulement par le froissement du fer contre le fer, par les coups sourds des cadavres qui tombaient et qui roulaient du haut des parapets, et par l'immense cri de victoire qui s'élevait de chaque étage des redoutes conquises, quand les Français les avaient couronnées du drapeau du bataillon. Il n'y eut là ni fuite ni prisonniers ; tous les Hongrois moururent sur leurs pièces éteintes et tenant encore à la main les tronçons de leurs baïonnettes et de leurs fusils.

 

XXXIX.

Beurnonville, emporté par l'enivrement de la charge, galopait sur le flanc droit des redoutes, avec la masse de sa grosse cavalerie, sur les pas de la cavalerie autrichienne. Plus soldat que général, il devançait ses escadrons et forçait de temps eu temps les derniers pelotons ennemis à se retourner pour combattre. Enveloppé une fois dans un escadron de cuirassiers refermé sur lui, tous ses aides-de camp tombent ; lui-même renversé de son cheval, dont il se fait un rempart, se défend à peine contre le cercle de sabres qui pointent sa poitrine. Le lieutenant de gendarmerie à cheval Labretèche, suivi d'une poignée de ses cavaliers, anciens soldats, rompt au galop l'escadron autrichien, renverse du poitrail de son cheval les cuirassiers les plus rapprochés de Beurnonville, le couvre de son corps percé à l'instant de quarante lames de sabre, donne le temps à l'escadron français d'arriver, et sauve son général en s'offrant à la mort pour lui. Rapporté inanimé sur les bras de ses soldats, Labretèche vécut et combattit encore.

Au moment où la colonne, abordant une des redoutes, défilait devant Dampierre aux cris de Vive la république ! et comme soulevée par un enthousiasme qui rendait le sol élastique sous les pieds des soldats, le général aperçut au milieu des volontaires un vieillard à cheveux blancs qui versait des pleurs en se frappant le sein. « Qu'as-tu, mon ami ! lui dit Dampierre, est-ce le moment de s'attrister pour un soldat que celui qui le mène à la victoire ou à la mort ? — Ô mon fils ! ô mon fils ! se répondit à lui-même le vieux combattant, faut-il que la pensée de ta honte empoisonne pour moi un si glorieux moment !... » Il raconta au général que son fils, enrôlé dans le premier bataillon de Paris, avait déserté son drapeau, et qu'il était parti à l'instant lui-même pour le remplacer et pour donner sa vie, en échange du bras que la lâcheté de son fils avait enlevé à la nation. Ce trait de Romain fut consigné dans les proclamations de Dumouriez à son armée. Les jeunes soldats voulaient voir ce vétéran qui rachetait de son sang la faute de son fils, et pensaient à leur père en le voyant.

 

XL.

A peine Dumouriez triomphait-il à sa droite que, sans se donner le temps de consolider la victoire sur ce point, il courut la ramener à son centre, qu'il croyait toujours rompu et débandé. Il venait de détacher six escadrons de chasseurs sous les ordres de Frescheville, et il marchait lui-même de toute la vitesse des chevaux à la tête de cette cavalerie, pour fondre sur la cavalerie autrichienne du bois de Flence, quand il vit arriver au galop le duc de Montpensier. Ce jeune prince venait lui annoncer la victoire du duc de Chartres. Bientôt après, Thouvenot lui apporta le triomphe de son aile gauche à Jemmapes. Dumouriez presse dans ses bras ces deux messagers de sa fortune ; un cri de victoire parti du cœur du général et du petit groupe de ses officiers de confiance et de ses amis s'élève, répété par les escadrons de Frescheville, et court de Cuesmes à Jemmapes, de bouche en bouche, sur toute la ligne des hauteurs occupées maintenant par les Français. Les batteries se taisaient ; on n'entendait plus de loin en loin que les volées du canon de retraite de l'armée de Clairfayt et du duc Albert, s'affaiblissant en s'éloignant. Ce fut la plus belle heure de la vie de Dumouriez, la première aussi des grandes heures militaires de la France. La victoire et le patriotisme venaient de faire alliance sur les plateaux de Jemmapes.

 

XLI.

Dumouriez, qui voulait et qui pouvait arracher à la journée tous ses résultats en coupant à l'armée autrichienne la route de Mons et en la rejetant entre les marais de l'Haisne, où il en aurait noyé et emprisonné les lambeaux, envoyait aide-de-camp sur aide-de-camp au général d'Harville. On a vu que ce général commandait l'année de Valenciennes, Il avait été placé par Dumouriez en corps auxiliaire et détaché plutôt qu'en ligne de bataille sur les hauteurs de Siply, tout près des faubourgs de Mons. Dumouriez vainqueur le faisait presser de traverser à la hâte le vallon qui sépare Siply du mont Palisel, d'escalader les trois redoutes qui couvrent cette hauteur et de fermer ainsi la route de Mons aux Autrichiens.

La lenteur du général d'Harville, le calme de Clairfayt, l'intrépidité des Hongrois, des Tyroliens et de la cavalerie autrichienne, trompèrent ces espérances de Dumouriez. Le duc de Saxe-Teschen et Clairfayt se retirèrent lentement et encore menaçants, entrèrent dans Mons sans être poursuivis et refermèrent sur eux les portes. La renommée d'une victoire et un champ de bataille furent les seules conquêtes de Dumouriez. La fatigue, l'épuisement de munitions, de sang et de force d'une armée qui combattait ou bivouaquait depuis quatre jours, le besoin de nourriture enfin, l'obligèrent à donner deux heures de repos aux troupes. On leur fit une distribution de pain et d'eau-de-vie sur le champ de bataille. Cette halte sur des redoutes emportées, sur des plateaux escaladés, sur des villages incendiés, au milieu de mourants et de morts, pendant laquelle les chants de Ça ira et de la Marseillaise répondaient aux gémissements des blessés, offrait à l'œil de Dumouriez, qui la parcourait, au pas de son cheval, le tableau de ses pertes et de sa victoire. Ce général était assez philosophe pour déplorer, assez militaire pour braver ce spectacle, assez ambitieux pour en jouir. Il n'avait perdu aucun de ses confidents et de ses amis. Thouvenot, le duc de Chartres, le duc de Montpensier, Beurnonville, Ferrand, le fidèle et brave Baptiste, les deux jeunes et belles héroïnes Félicité et Théophile Fernig l'accompagnaient à cheval, pleurant les morts, relevant et consolant les blessés. Une triple acclamation s'élevait à l'approche de Dumouriez du sein des brigades, des régiments, des bataillons. Nul blessé ne lui reprochait son sang, tous les survivants lui faisaient hommage de la victoire et de la vie. Les nuages qui salissaient le ciel le matin, rompus et rejetés aux deux extrémités de l'horizon par les décharges de l'artillerie, laissaient briller un clair soleil d'automne sur l'espace que couvrait l'armée. D'épais flocons de fumée de poudre rampaient, çà et là, aux flancs des plateaux entre Cuesmes et Jemmapes. Quelques maisons allumées par l'obus, et quelques bruyères incendiées par les cartouches dans le bois de Flence, brûlaient encore. Trente ou quarante pièces de canon abandonnées avec leurs caissons jonchaient les redoutes. Quatre mille cadavres d'Autrichiens et de Hongrois étaient couchés, dans leur sang, sur les pentes ou sur l'extrémité avancée du plateau de Jemmapes. Douze cents chevaux de l'artillerie ou de la cavalerie autrichienne achevaient d'expirer, la tête languissamment relevée et la bride encore passée au bras de leurs cavaliers morts.

La rivière de l'Haisne et le marais que cette rivière traverse montraient çà et là des groupes d'hommes et de chevaux qui se débattaient dans les eaux ou dans la fange. Deux mille cadavres français et plus de deux mille chevaux, le poitrail ou le flanc percés de boulets de canon, attestaient le ravage des redoutes autrichiennes dans les rangs de l'artillerie et de la cavalerie françaises qui les avaient abordées par la gorge. Des escaliers de cadavres marquaient de distance en distance les pas des bataillons et les intervalles laissés par la mort entre une décharge et l'autre. Presque tous les coups qui avaient frappé les assaillants étaient mortels. Douze ou quinze cents blessés seulement par la balle ou par le sabre étaient transportés, par leurs camarades, aux ambulances. Les autres étaient morts foudroyés par la mitraille, ou rendaient le dernier soupir en reconnaissant leur général. L'enthousiasme qui avait animé leurs visages dans l'élan de l'assaut respirait encore sur leurs figures. Leur agonie même était triomphale. Ils mouraient joyeux, non comme des soldats immolés à l'ambition d'un général, mais comme des victimes offertes d'elles-mêmes et fières de leur sacrifice à la patrie.

Les chirurgiens attachés à l'armée remarquèrent que le délire de ceux qui moururent de leurs blessures, le lendemain ou le surlendemain de la bataille, dans les hôpitaux de Mons, était un délire patriotique ; que le mouvement de l'âme qui les avait emportés au combat se prolongeait et survivait jusque dans leur agonie, et que les dernières paroles qu'ils prononçaient presque tous étaient quelques refrains de l'hymne de Rouget de Lisle et les noms de patrie et de liberté. La pensée de la Révolution s'était incorporée dans l'armée, elle s'y appelait patrie ; et si elle faisait des martyrs à Paris, elle faisait des héros à Jemmapes.

 

XLII.

En rentrant sous sa tente, pour donner les ordres du mouvement en avant qu'il méditait, Dumouriez fut arrêté par un autre cortège. C'était le corps du général Drouin mourant, que ses soldats rapportaient sur un brancard recouvert de son manteau ensanglanté. Responsable du désordre qui avait compromis le centre et changé un moment la victoire en déroute, Drouin semblait faire ainsi l'héroïque réparation de la faute de ses soldats. Il s'était offert à la mort. Ses camarades triomphaient, il allait mourir.

Du côté des Autrichiens, les généraux, les officiers, les soldats ne cédèrent les retranchements qu'avec la vie. Ce n'était pas seulement la Belgique que les deux armées se disputaient, c'était la réputation des deux nations et le prestige de la première bataille. Ils déchirèrent le coteau de Jemmapes en se le disputant. Chaque combat fut un combat corps à corps. On ne s'aborda qu'à l'arme blanche. Presque tous les généraux autrichiens furent blessés. Le baron de Keïm, qui commandait les grenadiers hongrois, les voyant ébranlés, se fit tuer, en avant de ses troupes, pour que le spectacle de sa mort encourageât ses grenadiers à le venger.

Il était quatre heures du soir. Le jour n'avait plus qu'une heure à prêter aux vainqueurs. L'armée française s'avança en masse et occupa les faubourgs de Mons. Les Autrichiens sortirent de la ville pendant la nuit. Dumouriez y entra en vainqueur le lendemain. Sa présence fit éclater dans la population le sentiment d'indépendance et de fraternité qui couvait sous les pas de l'armée autrichienne dans toute la Belgique. Les magistrats et les habitants vinrent saluer la victoire et la Révolution dans le général et dans l'année. Ils offrirent une couronne de chêne à Dumouriez et une autre à Dampierre, à qui les Jacobins de Mons attribuaient ainsi une part de la victoire. Dumouriez fut justement jaloux de la gloire qu'on voulait partager ainsi entre lui et un de ses lieutenants, dont les opérations subalternes avaient le plus contrarié, selon lui, la victoire. La victoire était toute à lui, car il l'avait préparée, conduite, rétablie avant et pendant la journée. Jemmapes appartenait à Dumouriez comme l'action appartient à la pensée qui l'a conçue. Sa première récompense était de se la voir disputer par l'envie, cette ombre qui suit les grands hommes. La victoire même lui devint amère, et les Jacobins lui devinrent plus odieux.