I. Les
grandes catastrophes humaines ont des contre-coups dans l'imagination
publique, qui sont plus fortement ressentis par certains hommes doués, pour
ainsi dire, de la faculté de résumer en eux l'impression de tous et de porter
jusqu'au délire, quelquefois jusqu'au crime, l'exaltation que ces
catastrophes leur inspirent. La mort de Louis XVI, l'étonnement, la
profanation, la douleur produisirent cette commotion des âmes dans tout
l'empire. Tous ceux qui né partageaient pas le stoïcisme des juges furent saisis
par l'horreur et par la consternation. Il leur semblait qu'un grand sacrilège
appelait sur la nation, qui l'avait accompli ou souffert, une de ces
vengeances où le ciel demande pour le sang d'un juste le sang d'un peuple
tout entier. Des hommes moururent de douleur en apprenant la consommation du
supplice ; d'autres en perdirent la raison. Des femmes se précipitèrent du
toit de leur maison dans la rue, et des ponts de Paris dans la Seine. Des
sœurs, des filles des femmes, des mères de Conventionnels éclatèrent en
reproches contre leurs maris ou leurs fils. Le supplice même n'était pas
encore exécuté que l'arrêt de mort de Louis XVI était déjà vengé dans le sang
d'un de ses principaux juges. Michel
Lepelletier de Saint-Fargeau, issu d'une ancienne famille de haute
magistrature et possesseur d'une fortune immense dans le département de
l'Yonne, homme de plus d'ambition que de génie, avait d'abord défendu le
pouvoir du roi aux états-généraux. Après l'Assemblée constituante, prévoyant
la ruine de la monarchie, il s'était retiré dans ses terres, et il avait
passé au parti du peuple avec l'affectation de zèle et les complaisances d'un
homme qui a beaucoup à se faire pardonner. Devenu le centre des agitations de
son département, l'âme des clubs, l'instigateur des mouvements populaires, il
avait été nommé membre de la Convention nationale à Sens. L'archevêque de
Sens, Loménie de Brienne, ancien ministre de Louis XVI, transfuge éclatant de
l'Église dans la philosophie, avait assisté, en costume civique et coiffé du
bonnet rouge, à l'élection de Michel Lepelletier. Le clergé et l'aristocratie
venaient ainsi s'abdiquer, les pieds dans le sang, entre les mains du peuple.
L'archevêque de Sens, prévoyant les retours terribles d'une popularité qui
demandait de pareils sacrifices, portait déjà sur lui un poison préparé par
Cabanis et envoyé par Condorcet, dont il devait se servir quelques mois plus
tard. Lepelletier de Saint-Fargeau pressentait le poignard d'un royaliste.
L'un et l'autre prochains martyrs de leur nouvelle cause : l'un par ses
propres mains, l'autre par les mains d'un assassin. Plus
important par sa naissance et par sa fortune que par sa parole, Lepelletier
de Saint-Fargeau avait à la Convention et aux Jacobins l'espèce d'influence
que les noms qu'on a l'habitude de respecter conservent quelque temps dans
les partis où ces noms descendent. Il présidait quelquefois les Jacobins ; il
allait au-devant des volontés de Robespierre. Nul ne sait mieux flatter les
maîtres du peuple qu'un aristocrate instruit à la flatterie dans les cours.
Il fréquentait le duc d'Orléans et préméditait, dit-on, le mariage de sa
fille unique avec le fils aîné de ce prince. L'immensité de la dot devait
suppléer à l'inégalité des noms, et la conformité des principes
révolutionnaires effacer la distance des rangs. Sa fortune et son patronage
dans les départements de la Bourgogne groupaient autour de lui dix ou douze
membres de la Convention, les yeux sur son vote, pour l'imiter. Ces douze
voix, en se déplaçant à un signe de Saint-Fargeau, faisaient une différence
de vingt-quatre voix dans le procès du roi. Par l'indécision et la balance
des suffrages, la responsabilité de la vie ou de la mort de Louis XVI pouvait
porter sur Lepelletier. Les royalistes le savaient. Des sollicitations
mystérieuses avaient abordé Saint-Fargeau : il avait promis un vote de
clémence. Les Jacobins, instruits de ces négociations, avaient exigé qu'il
les, démentit par un acte qui engageât sa tête : il avait promis un vote
inflexible. A l'heure décisive, il avait tenu parole aux Jacobins et voté la
mort. Les royalistes avaient détesté deux fois ce vote. Le régicide était de
plus une trahison à leurs yeux. II. Il y
avait parmi ces royalistes un jeune homme nommé Pâris, fils d'un employé dans
l'administration des biens du comte d'Artois. Paris était entré dans la garde
constitutionnelle de Louis XVI au moment où le zèle avait réuni dans ce corps
tout ce qui restait de défenseurs du roi. Depuis le commencement de la garde
constitutionnelle, il était resté à Paris, épiant toutes les occasions de se
dévouer à sa cause. Audacieux d'attitude, intrépide de cœur, adroit de la
main, il se montrait armé dans tous les lieux publics, encourageait les
royalistes, affrontait les Jacobins, gourmandait le peuple, ameutait les
femmes et parvenait à échapper toujours à la haine des Jacobins par la force
de son sabre et par le secret de son asile. Ce jeune homme était du nombre de
ceux qui devaient attaquer l'escorte du roi quand on le conduirait au
supplice, et qui ourdissaient un soulèvement pour forcer les portes du
Temple. Il avait espéré jusqu'au dernier moment que la Convention
n'accomplirait pas le régicide. A l'annonce du vote de mort et du refus de
sursis, sa rage et sa douleur s'étaient exaltées jusqu'à la démence. Il avait
senti en lui ce besoin irrésistible, qui saisit quelquefois les âmes
passionnées, de protester seul contre un peuple. Il avait embrassé sa
maîtresse, jeune marchande de parfums au Palais-Royal, qui lui donnait asile,
comme pour un éternel adieu. Il avait caché son sabre sous son manteau, et il
était sorti sans savoir quel coup il porterait, mais décidé à porter un coup
mémorable. Dans
cette disposition, Paris erra longtemps, sous le péristyle, dans les cours,
espérant que le hasard lui offrirait pour victime le duc d'Orléans. Le hasard
avait trompé son attente. Le prince n'avait pas paru. Paris, accompagné d'un
de ses amis, entra chez un restaurateur du Palais-Royal nommé Février. Les
salons souterrains de ce restaurateur ressemblaient à des caves mal éclairées
par des soupiraux. Une affectation de pauvreté, commune en ce temps où la
richesse était un soupçon d'aristocratie, avait amené ce jour-là l'opulent
Lepelletier dans les caveaux de Février. Il dînait, seul, devant une petite
table, dans une salle obscure voisine de la table de Paris. La fièvre
empêchait ce jeune homme de manger. Il s'entretenait, à demi-voix avec son
ami, du vote de la veille, du supplice du lendemain, de la lâcheté du peuple.
La rage mal contenue de son âme éclatait dans le son de sa voix et dans sa
physionomie. Ses voisins, en le regardant, avaient le pressentiment de la
démence ou du crime. Son compagnon lui parlait, à voix basse, moins en ami
qui déconseille qu'en complice qui encourage. Deux ou trois fois, pendant le
repas, Pâris se leva avec une précipitation convulsive, sortit et rentra
comme un homme qui épie quelqu'un. Le dîner fini, il croisa ses bras sur sa
poitrine, baissa la tête et parut réfléchir. Ses yeux hagards parcouraient
machinalement les visages des convives assis chacun à des tables séparées.
Quelqu'un ayant désigné Lepelletier par son nom, Pâris, qui ne connaissait ni
le visage, ni le vote du représentant de Sens, s'approcha de lui. « C'est
vous qu'on appelle Saint-Fargeau ? dit-il en apostrophant le député. — C'est
moi, répondit Saint-Fargeau. Que me voulez-vous ? — Vous avez la physionomie
d'un homme de bien ; vous n'avez pas voté la mort du roi, n'est-ce pas ? — Vous
vous trompez, monsieur, répliqua Saint-Fargeau d'un air de douleur et de
fermeté ; je l'ai votée parce que ma conscience me commandait ce vote. — Tu
as voté la mort ! Eh bien ! tiens ! voilà ta récompense ! » En disant
ces mots Paris fait un mouvement pour écarter les pans de son manteau et pour
chercher la poignée de son sabre. Saint-Fargeau se lève, saisit un couteau et
avance les mains pour se couvrir. Mais Paris, plus prompt que la pensée, tire
son sabre, le plonge dans le cœur de Lepelletier, et s'enfuit par un
corridor. Saint-Fargeau, transporté mourant sur un lit, demanda quel était
l'homme qui venait de le frapper. Il expira quelques moments après. On
prêta à son agonie la joie sublime et les mots dévoués du martyre. On
répandit ces mots d'apparat parmi le peuple, pour ajouter le culte de la
victime à l'horreur contre le royaliste assassin. Le coup de poignard de
Paris avait fait de Lepelletier un grand homme. Un décret ouvrit le Panthéon
à son cercueil. On lui prépara des funérailles nationales, moins en hommage à
sa mémoire qu'en solennelle vengeance de l'opinion qui l'avait frappé. Le
soir, des groupes furieux se pressèrent au Palais-Royal, à la porte du
restaurateur, autour du brancard sur lequel on emportait le corps inanimé de
Lepelletier. Des orateurs populaires racontaient, en les solennisant, les
circonstances de cette mort, et la présentaient comme le premier acte d'une
immense conjuration qui menaçait la vie de tous les députés fidèles au
peuple. Le Palais-Royal étincelait de sabres nus, tirés pour la vengeance de
Saint-Fargeau. Au milieu de cette foule qui frémissait au nom et qui
demandait à grands cris le sang de l'assassin, Paris se promenait avec son
ami dans le jardin. Un des royalistes, témoin du meurtre, l'avant rencontré
et reconnu, et lui ayant fait un signe de terreur et d'étonnement : « Ma
journée n'est pas finie, lui dit tout bas Paris ; je trouverai celui que je
cherche, ici ou à la Convention, et je l'enverrai rejoindre l'autre. »
La police, qui cherchait partout l'assassin, excepté sur la scène même du
crime, le laissa, toute cette nuit et toutes les nuits de la semaine
suivante, se montrer impunément au Palais-Royal. Il
sortit de Paris, huit jours après son crime, avec sa maîtresse et son frère,
enfant de douze ans. Il avait conservé le même costume qu'il portait le jour
de l'assassinat. Il espérait s'embarquer à Dieppe pour l'Angleterre. Sa
maîtresse et son frère l'ayant accompagné seulement jusqu'à Gisors, il en
partit seul, à pied, par des chemins de traverse pour la petite ville de
Forges-les-Eaux. Il entra dans une auberge de faubourg et demanda un souper
et un lit. En attendant le repas, il s'approcha du feu, dans la salle
commune. Quelques colporteurs s'y entretenaient entre eux des événements du
jour. Paris se mêla à la conversation. « Que pense-t-on ici », leur
demanda-t-il avec une apparente indifférence, « de la condamnation et du
supplice du roi ? — On pense, lui répondit un marchand, qu'on a bien fait de
l'immoler et qu'il faudrait avoir immolé tous les tyrans du même coup. »
L'indignation de Paris, plus forte que sa prudence, se trahit à cette réponse
par un mouvement involontaire. « Je ne rencontrerai donc partout,
murmura-t-il assez haut pour être entendu, que des assassins de mon roi ! et
il se retira dans la chambre qu'on lui avait préparée. Il y soupa
tranquillement. Les hommes qui l'observaient à travers le vitrage d'une porte
le virent baiser, à plusieurs reprises, sa main droite comme pour la
remercier de la justice qu'elle avait accomplie. Après le souper, il demanda
une plume et de l'encre. Il écrivit sur son brevet de garde du roi quelques
lignes, cacha un pistolet sous son oreiller et se coucha. Cependant
les colporteurs et l'aubergiste étant allés de grand matin réveiller le maire
et la gendarmerie de Forges, leur firent part des conjectures que les gestes
et les paroles d'un voyageur suspect leur avaient inspirées la veille. Les
municipaux, revêtus de leurs écharpes tricolores, et les gendarmes, le sabre
nu à la main, entrèrent dans la chambre de Paris. Il dormait profondément. On
l'éveilla. Il regarda les gendarmes sans se troubler. « C'est vous, leur
dit-il ; je vous attendais. — Montrez-nous votre passe-ports. — Je n'en ai
pas. — Suivez-nous à l'hôtel-de-ville. — Je vous suis. » En disant ces
mots, il glisse sa main sous l'oreiller, en tire son pistolet et se fait
sauter le crâne avant que les gendarmes aient pu discerner et prévenir son
mouvement. On trouva sur son cœur son brevet de garde du roi. Il y avait
écrit ces mots la veille : « Ceci est mon brevet d'honneur. Qu'on
n'inquiète personne. Je n'ai point eu de complice dans l'heureuse mort du
scélérat Saint-Fargeau. Si je ne l'avais rencontré sous ma main, je faisais
une plus belle action, je purgeais la France du parricide d'Orléans. Tous les
Français sont des lâches. » A la
nouvelle de cette arrestation et de ce suicide, Legendre et Tallien furent
envoyés à Forges-les-Eaux par la Convention, pour s'assurer de l'identité du
corps. Legendre voulait qu'il fût ramené à Paris et traîné sur la claie.
Tallien s'y opposa. La Convention consultée répugna à cette vengeance sur un
cadavre. Il fut jeté comme une bête fauve dans une fosse creusée au fond d'un
bois, dans les environs de la ville. III. Trois
jours après le meurtre, la Convention fit les funérailles de la victime. Le
génie tragique de Chénier avait dessiné le spectacle, sur le modèle des
funérailles héroïques de l'antiquité. Au sommet d'un catafalque porté sur un
piédestal vivant de cent fédérés, le cadavre demi-nu de Lepelletier était
étendu sur un lit de parade. Un de ses bras pendait comme pour implorer la
vengeance. La large blessure par laquelle sa vie avait coulé s'ouvrait rougie
de sang sur sa poitrine. Le sabre nu de l'assassin était suspendu sur le
corps de la victime. Les vêtements ensanglantés étaient portés en faisceaux,
au bout d'une pique, comme un étendard. Le président de la Convention monta
les degrés du catafalque et déposa une couronne de chêne parsemée d'étoiles
d'immortelles sur la tête du mort. Le cortège s'ébranla aux roulements des
tambours voilés et aux sons d'une musique lugubre dont les instruments
étouffés semblaient plutôt pleurer qu'éclater dans l'air. La famille de
Lepelletier, en habits de deuil, marchait à pied derrière le corps du père,
du frère, de l'époux assassiné. Au milieu des sept cents membres de la
Convention s'élevait, une bannière flottante sur laquelle étaient inscrites
en lettres d'or les dernières paroles attribuées à Saint-Fargeau : « Je
meurs content de verser mon sang pour la patrie, j'espère qu'il servira à
consolider la liberté et l'égalité et à faire reconnaître les ennemis du
peuple. » Le peuple entier suivait. Les hommes portaient à la main des
couronnes d'immortelles, les femmes des branches de cyprès. On chantait des
hymnes à la gloire du martyr de la liberté et à l'extermination des tyrans. Arrivé
au Panthéon, le cortège trouva le temple de la Révolution déjà envahi par la
multitude. Le cadavre soulevé par les flots de la foule, qui disputait
l'espace à la Convention, faillit rouler sur les marches du péristyle. Félix
Lepelletier, frère de la victime, monta sur l'estrade, harangua le peuple au
milieu du tumulte, compara son frère à l'aîné des Gracques et jura de lui
ressembler. Le lendemain, Félix Lepelletier, tenant par la main la fille de
son frère, enfant de huit ans, la présenta en pompe de deuil à la Convention.
L'enfant, adoptée par la nation, fut proclamée, par un décret d'enthousiasme,
fille adoptive de la république. IV. Les
départements se divisèrent d'opinion sur la mort de Louis XVI. La Vendée,
dont nous raconterons bientôt les soulèvements, trouva dans cet événement le
désespoir qui pousse les populations à la guerre civile. Le Calvados, les
Cévennes, la Gironde semblèrent partager les indécisions, les emportements de
patriotisme et les repentirs de leurs représentants. Le bruit de la guerre
étouffa bientôt les récriminations réciproques. Les prophéties de Salles, de
Brissot, de Vergniaud se réalisaient. L'Europe, attirée par les doctrines de
la liberté, reculait tout entière, à la vue de l'échafaud d'un roi : elle
jugeait ce supplice avec l'impartialité de la distance. Les négociations si
habilement entamées par Dumouriez, Brissot, Danton et le ministre Lebrun, et
si complaisamment accueillies par la Prusse, furent tranchées, avant d'être
complètement nouées, par le fer de la guillotine. Jetons
un coup d'œil sur l'état de ces négociations et sur les dispositions des
cabinets de l'Europe envers la Révolution française, au moment où la mort de
Louis XVI détermina la seconde coalition. Nous
avons laissé, après le combat de Valmy, après le départ de Dumouriez pour
Paris, l'armée coalisée, sous le roi de Prusse et sous le duc de Brunswick,
repassant, en désordre, les défilés de l'Argonne, et se repliant sur Verdun
et Longwy. Tout annonçait une intelligence secrète entre les Prussiens et les
Français. Kellermann, qui voulait poursuivre, reçut deux fois des
commissaires l'ordre de s'ouvrir pour laisser passer l'ennemi. Chaque
marche de l'armée française, calculée sur la marche de l'armée prussienne,
était signalée par des pourparlers entre les chefs des corps opposés. A une
demi-lieue de Verdun une conférence, en plein champ, s'ouvrit entre les
généraux Labarollière et Galbaud d'un côté, le général Kalkreuth et le duc de
Brunswick de l'autre. Le prétexte était la restitution de Verdun, sans
combat, à l'armée française. Nos généraux eurent la fierté d'une cause
nationale, l'âme de la Convention avait passé dans les camps. « Nation
étonnante ! » dit tout haut le duc de Brunswick ; « à peine elle
s'est déclarée république, qu'elle prend déjà le langage des républicains de
l'antiquité ! » Galbaud ayant répliqué que les peuples s'appartenaient
et pouvaient choisir le gouvernement qui les grandissait le plus ou qui les
défendait le mieux, le duc s'excusa humblement des termes de son manifeste et
dit que c'étaient là des protocoles de menaces qu'on jetait aux peuples, pour
les intimider, avant le combat, mais dont les hommes intelligents apprécient
la valeur. « Je ne conteste nullement à la nation française, poursuivit-il,
le droit de régler ses affaires. Seulement, a-t-elle choisi la forme qui
convient le mieux à son caractère ? Voilà l'inquiétude et le doute de
l'Europe. En m'avançant en France, je n'avais d'autre désir que de concourir
à y rétablir l'ordre. » Galbaud répondit que l'ordre rétabli par
l'étranger s'appelait servitude chez tous les peuples. On convint d'attendre
les ordres du roi de Prusse sur la reddition de Verdun. On se sacrifia
mutuellement les émigrés, en horreur à un parti, en suspicion à l'autre. « Continuez
l'un et l'autre à bien servir votre patrie, dit le duc de Brunswick aux deux
généraux en les quittant, et croyez que, malgré les termes des manifestes, on
ne peut s'empêcher d'estimer des guerriers qui assurent l'indépendance de
leur pays. » Verdun fut rendu. Le général Valence y entra. A la hauteur
de Longwy, les Hessois et les Autrichiens qui faisaient partie de l'armée
combinée se séparèrent des Prussiens et filèrent sur Luxembourg, sur Coblentz
et sur les Pays-Bas menacés par Dumouriez. La coalition était dissoute de
fait, et le territoire français évacué. V. Ce
n'était pas assez. Le duc de Brunswick, campé auprès de Luxembourg, fit
demander une entrevue au général Dillon, et fixa pour rendez-vous le château
de Dambrouge, entre Longwy et Luxembourg, pour entendre des propositions de
paix. Kellermann, autorisé par les commissaires de la Convention, s'y rendit.
Il y trouva réunis le duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe, le prince de
Reuss, ambassadeur de l'empereur, et le marquis de Lucchesini, diplomate
italien au service de Prusse. « Général », dit le duc de Brunswick
à Kellermann, « nous vous avons fixé ce rendez-vous pour parler de paix,
posez-en vous-mêmes les bases. — Reconnaissez la république, abandonnez le
roi et les émigrés, ne vous mêlez ni directement ni indirectement de nos
affaires intérieures, et la paix sera facile, » répondit Kellermann. — «
Eh bien ! dit le duc, nous rentrerons chacun chez nous. — Mais qui payera les
frais de la guerre ? » reprit fièrement Kellermann. « Quant à moi,
je pense que l'empereur ayant été l'agresseur, les Pays-Bas autrichiens
doivent rester en indemnité à la France. « Le prince de Reuss, envoyé de
l'empereur, fit un mouvement qui indiquait l'étonnement de tant d'audace. Le
duc de Brunswick feignit de ne pas s'en apercevoir. « Annoncez à la
Convention », dit-il à Kellermann, « que nous sommes disposés à la
paix, et qu'elle n'a qu'à nommer des plénipotentiaires et fixer le lieu des
conférences. » De
telles avances après l'humiliation d'une retraite et envers une nation
excommuniée de toute diplomatie, indiquaient suffisamment, de la part du roi
de Prusse, le repentir d'une téméraire démonstration et la pensée de faire
alliance avec la république. Son ministre Haugwitz, son secrétaire intime
Lombard, sa maîtresse la comtesse de Lichtenau, et Lucchesini surtout, qui
portait dans les conseils toute la grâce du courtisan et toute l'insinuation
de la ruse, l'inclinaient de concert vers le parti des négociations. Les
négociations sont le camp de l'intrigue. Lucchesini, de plus en plus influent
en Prusse et qui avait le génie de la diplomatie italienne, devait rechercher
les occasions de l'exercer. Si le cabinet autrichien a la patience germanique
pour caractère, le machiavélisme, transporté en Allemagne par Frédéric, a été
souvent le génie du cabinet prussien. Lucchesini, né en Toscane, élevé à
Berlin, rompu, dès l'enfance, aux dissimulations de la diplomatie, doué par
la nature du don de complaire et de séduire, était l'homme le mieux préparé
par les circonstances, pour glisser, entre une révolution républicaine et les
monarchies, et pour nouer les fils de l'égoïsme prussien à toutes les
politiques, sans se dévouer définitivement à aucune. Ces
négociations attestaient la terreur que la retraite de l'armée combinée avait
semée dans toute l'Allemagne. Cette retraite devant des forces si inégales,
et après des manifestes si menaçants, ne pouvait s'expliquer par elle-même.
Elle ressemblait plus à une manœuvre de cabinet qu'à une manœuvre de guerre.
De deux choses l'une : il fallait douter ou du génie militaire du duc de
Brunswick, ou de sa sincérité. On ne doutait pas de son génie. On recherchait
les causes cachées de ses agitations et de ses lenteurs trop semblables à des
trahisons. Un motif plus sérieux et plus caché parait avoir agi sur les
inexplicables résolutions du duc de Brunswick. Pitt ne voulait pas la guerre.
Le duc de Brunswick avait épousé la princesse Augusta, sœur de Georges III, roi
d'Angleterre. Il était ainsi un client de la Grande-Bretagne. Il aspirait,
avec la passion d'un père et avec l'ambition d'un souverain, à faire épouser
sa fille à l'héritier du trône d'Angleterre. Pitt, qui connaissait cette
ambition de la cour de Brunswick, la flatta. Il fit de ce mariage le prix de
complaisances politiques et militaires à la volonté du cabinet de Londres. Le
duc céda, ralentit la guerre, prêta l'oreille à la paix, découragea le roi de
Prusse, et devint ainsi lui-même l'Ulysse de la coalition qui l'avait nommé
son Agamemnon. Ses ruses perdirent ce que son épée avait promis de faire
triompher. VI. Pendant
que ces sourdes négociations déconcertaient l'Autriche et préparaient
l'Allemagne rhénane à l'idée de fraterniser bientôt avec la France, la
témérité heureuse mais inopportune d'un général français vint à la fois
couvrir de gloire les armes de la république, effrayer la Prusse et forcer
l'empire encore indécis à déclarer la guerre à la France. Nous voulons parler
de l'expédition de Custine. Le
comte Adam-Philippe de Custine était un de ces généraux de l'ancienne armée
qui étaient allés respirer en Amérique l'air de la liberté, et qui étaient
revenus avec La Fayette, républicains de cœur quoique aristocrates de sang.
Presque Allemand, né à Metz d'une race illustre, propriétaire d'une fortune
immense, colonel de dragons à vingt et un ans, élève du grand Frédéric dans
ses dernières guerres, fanatique de la tactique prussienne, rude zélateur de
la discipline, il avait vu avec ivresse la Révolution, divisant l'Europe en
deux camps, offrir aux militaires de son grade et de sa science l'occasion
d'égaler les héros antiques, en sauvant leur patrie. Custine avait de plus
pour la cause républicaine cet enthousiasme presque mystique que le caractère
allemand imprime aux opinions. La Révolution pour lui était un idéal sublime
auquel toutes les nations devaient aspirer, et dont il était beau pour la
France de porter le drapeau à la pointe de ses baïonnettes. Sa bravoure
personnelle avait à la fois le calme germanique et la gaieté française. Le
feu était son élément, le cheval son lit de repos, la charge son délassement.
Un jour que son aide-de-camp Baraguey-d’Hilliers, à cheval à ses côtés, lui
lisait une dépêche au milieu du feu, une balle déchire la dépêche.
L'aide-de-camp regarde son général et s'arrête. « Continuez, dit
Custine, la balle n'aura enlevé qu'un mot. Nommé
membre de l'Assemblée constituante par la noblesse de Metz, Custine se
rangea, dès le premier jour, du parti du peuple. Depuis le commencement de la
guerre, il servait sous Biron dans le Nord ou sur le Rhin. Nommé enfin
général en chef après le 10 août, il s'impatientait de cette guerre de
campements qui donnait si peu de carrière au talent et si peu de hasards à la
gloire. Il croyait que le mouvement faisait la plus grande partie de l'art militaire,
et qu'au lieu d'attendre la fortune de la Révolution sur les frontières, la
France devait aller la tenter sur les territoires et dans les capitales de
ses ennemis. Né général comme Dumouriez, il devinait, comme Napoléon, la
guerre de la Révolution. Biron
commandait, en Alsace, quarante-cinq mille hommes. Il attendait en outre
vingt mille volontaires des départements de l'Est et du Midi, disséminés dans
la plaine du Rhin. Cette armée formait plusieurs petits camps propres à
observer, inhabiles à agir. Les Autrichiens et les émigrés, sous les ordres
de d'Erbach, d'Estherazy et du prince de Condé, formaient, en face, un
cordon, sans unité et sans concentration, couvrant le Brisgaw et négligeant
de fortifier Mayence, clef de l'Allemagne. Custine
vit d'un coup d'œil la trouée qu'il pouvait faire dans ces provinces. Il
était campé sous Landau avec dix-sept mille hommes. Lié à Paris avec les
chefs du parti jacobin, tandis que Dumouriez s'appuyait sur les Girondins, il
était sûr de se faire pardonner aisément par les clubs la témérité d'une
entreprise qui répondrait à leur impatience bien plus que les temporisations
calculées de Dumouriez. Il ne s'inquiéta point de déconcerter ainsi les
négociations qui se nouaient entre Kellermann et le duc de Brunswick, et de
pousser la Prusse à une guerre désespérée au moment où elle inclinait à la
paix. Il pensa à un coup d'éclat, à la gloire que le succès d'une invasion
soudaine répandrait sur son nom, à la popularité que la prise de quelques
capitales étrangères donnerait à la guerre, à la terreur qu'un coup porté si
loin imprimerait au cœur de l'Allemagne, et à la propagation des idées
révolutionnaires couvant dans les électorats, et que la première cartouche
française allumerait. Une
imprudence de l'ennemi décida Custine. Le comte d'Erbach, qui commandait dix
mille Autrichiens en face de l'armée française, reçut l'ordre de remplacer le
corps du prince de Hohenlohe devant Thionville. Par ce mouvement, Spire,
magasin des coalisés, restait découvert, sous la protection seulement de
mille Autrichiens et de deux mille Mayençais commandés par le colonel
Winkelmann. Custine s'élance sur Spire. Winkelmann, en bataille avec ses
trois mille hommes en avant de la ville, s'efforce en vain de la couvrir.
L'artillerie de Custine foudroie ces défenseurs sans murailles. Ils courent
en déroute vers le Rhin, où Winkelmann avait préparé des embarcations pour
traverser le fleuve. Les bateliers, effrayés de la canonnade, avaient
abandonné leurs barques et s'étaient enfuis sur l'autre rive. Cernés par les
Français, adossés au fleuve, Winkelmann et ses trois mille soldats sont faits
prisonniers. C'était le plus beau résultat que la guerre eût donné aux
Français, depuis qu'elle était déclarée. Custine entre dans Spire, s'empare
des munitions et des approvisionnements de l'ennemi, marche sur Worms, et
fait retentir du bruit de ses conquêtes la tribune de la Convention et les
clubs des Jacobins dans tout le royaume. La Révolution, qui comprend mieux le
nom des villes conquises que les plans vastes et savants de Dumouriez,
proclame Custine le général de ses conquêtes. En trois jours, son nom grandit
d'un siècle de popularité. Il s'enivre lui-même de ce bruit, qui lui revient
par les adresses des Jacobins. Il dédaigne d'obéir ou de lier ses opérations
avec Biron et Kellermann ; il s'isole, il s'enfonce dans le Palatinat, il ose
rêver la conquête de Mayence. La propagande lui en ouvrait les portes avant
son canon. Cette
partie de l'Allemagne était minée par la philosophie française, sous les pas
des princes ecclésiastiques qui la possédaient. La théocratie des évêques
souverains et l'aristocratie de ces féodalités sacrées accumulaient sur ces
gouvernements la double haine des peuples contre une double domination. Le
retentissement des tribunes françaises avait ébranlé les imaginations de la
jeunesse allemande dans les universités. Toutes les idées étaient du parti de
la France. Servir la cause de la Révolution, c'était, pour les penseurs
allemands, servir la cause de l'humanité. Trahir ces princes, tyrans de
l'intelligence et du peuple, c'était affranchir l'esprit humain et émanciper
la liberté. La conquête même n'humiliait pas, elle ressemblait à la
délivrance. Le drapeau tricolore était l'étendard de la philosophie par tout
l'univers. Telle était l'opinion qui attendait Custine dans le Palatinat. Les
princes de la Souabe, de la Franconie, à l'exception de l'archevêque de
Trèves, connaissant ces dispositions de leurs peuples, avaient affecté
jusque-là une prudente neutralité envers la France. L'électeur palatin de
Bavière, le duc de Wurtemberg, le margrave de Bade avaient refusé leurs
territoires aux rassemblements des émigrés. L'archevêque-électeur de Mayence
avait prêté ses troupes à l'empereur. Son gouvernement, plus doux que celui
des princes ses voisins, était moins détesté du peuple. Mais Mayence, ville
tout ecclésiastique, sorte de Rome allemande, où un innombrable clergé oisif
vivait dans le luxe et dans le désordre public des mœurs, prêtait plus que
toute autre capitale aux récriminations contre le règne de l'Eglise, et
faisait désirer avec plus d'ardeur au peuple la ruine de cette souveraineté.
Aux premiers pas de Custine, entre la Moselle et le Rhin, les partisans des
idées nouvelles étaient accourus à son quartier-général, apportant au général
français le vœu secret des populations et les premiers fils des intelligences
révolutionnaires que les patriotes allemands nouaient déjà de loin avec son
armée. Le
colonel Houchard, homme athlétique, balafré de blessures, fut envoyé pour
sommer le gouverneur de rendre Mayence, en menaçant la ville d'un
bombardement si elle résiste. « Choisissez », disait Custine dans
son message, « entre la mort et la fraternité. Je dois à la gloire de ma
république, qui veut l'extermination des despotes, de ne pas enchaîner
davantage l'ardeur de mes soldats. » Mayence demandait la reconnaissance
de sa neutralité pour prix de sa reddition. Custine se refusa à rien préjuger
des résolutions de la république ; mais il jura que la France ne voulait
d'autre conquête que celle de la liberté des peuples. Les portes s'ouvrirent. VII. La
prise de Mayence retentit en Allemagne et dans le camp du roi de Prusse,
comme le bruit de l'Allemagne elle-même qui s'écroulait. Custine, exagérant,
clans ses rapports à la Convention, les obstacles militaires qu'il avait eu à
vaincre, et transformant les négociations en assauts, exalta jusqu'à
l'ivresse, parmi les Jacobins, un triomphe qui était le triomphe de nos idées
bien plus que celui de ses armes. Il entra à Mayence en apôtre plus qu'en
général, il y fomenta le foyer révolutionnaire dont il voulait incendier
l'Allemagne. Il s'oublia dans l'orgueil de sa conquête et négligea de
s'emparer de Coblentz et de la redoutable forteresse d'Ehrenbreistein alors désarmée.
Cette hésitation de Custine empêcha la France de recueillir dans une armée
entière, détruite ou prisonnière de guerre, le fruit de la pensée de
Dumouriez. Au lieu de céder aux conseils de son état-major, qui lui montrait
Ehrenbreistein et Coblentz comme les fourches caudines de la coalition,
Custine se laissa entraîner vers l'occupation de Francfort par l'appât de
forts tributs à enlever à cette ville, capitale des richesses commerciales de
l'Allemagne. Sans aucune déclaration de guerre, un lieutenant de Custine se
présenta, le 22 octobre, à la tête d'une avant-garde, à la porte de Francfort
et demanda l'entrée. Les magistrats parlementèrent et cédèrent à la force.
Custine y leva une contribution de quatre millions. Francfort, ville neutre
et républicaine, ne donnait d'autre prétexte à cette violence que sa
faiblesse. Ces dépouilles flétrirent la popularité de nos premières armes, de
l'autre côté du Rhin. Après
l'occupation de Francfort, Custine lança ses détachements et ses
proclamations contre les possessions du landgrave de Hesse. « Peuples d'Allemagne »,
disait dans ses manifestes le général français, « déclarez-vous ! que la
réunion des deux nations soit un exemple effrayant pour tous les despotes,
une espérance consolante pour tous les peuples qui gémissent sous la tyrannie
! Et toi, monstre ! dit-il en s'adressant au souverain lui-même, monstre sur
lequel s'étaient amassées depuis longtemps, semblables à des nuages noirs,
présages de la tempête, les malédictions de la nation allemande, tes soldats,
dont tu as fait un usage abusif, te livreront à la juste vengeance des
Français ! Tu ne leur échapperas pas ! Comment serait-il possible qu'il se
trouvât un peuple pour accorder asile à un tyran tel que toi ! » C'était
la tribune des Jacobins tonnant de l'autre côté du Rhin par la voix d'un
général français. Custine, par son audace, par son langage, par son extérieur
martial et populaire, se posait en propagateur armé des principes
républicains. La spoliation de Francfort enlevait à ses paroles leur
entraînement. L'Allemagne, qui ouvrait ses bras au libérateur, ne voulait pas
du conquérant, encore moins du spoliateur. L'enthousiasme allumé par les
doctrines françaises s'amortit sous les pieds de ses soldats. Le roi de
Prusse, justement alarmé de l'invasion en Allemagne, renonça forcément à
toute pensée de déserter la coalition et de pactiser avec la France. Il se
concerta avec le duc de Brunswick, également irrité de tant d'audace, et avec
les princes de l'empire. Cinquante mille Prussiens et Hessois, rassemblés, en
toute hâte, sur la rive droite de la Lahn, se concentrèrent pour opérer
contre Custine et pour délivrer Francfort. VIII. L'empire
tout, entier s'ébranle. Les proclamations républicaines de Custine, le décret
de la Convention paraissent autant de déclarations de guerre à tous les
princes de la Germanie. La diète y répond par une déclaration unanime de
guerre à la France. Elle ordonne la levée du triple contingent de cent vingt
mille hommes. En sa qualité d'électeur de Brandebourg, le roi de Prusse,
trois jours après, annonce qu'il va faire marcher une seconde armée sur le
Rhin. A cette explosion des souverainetés allemandes, Custine, tout-puissant
sur la Convention par les Jacobins, ordonne à Biron de lui envoyer d'Alsace
un renfort de douze mille hommes. Il ordonne en même temps à Beurnonville,
qui avait remplacé Kellermann sur la Moselle, de marcher à lui par
l'électorat de Trèves. Pendant que ces mesures s'exécutent, l'armée
prussienne et un corps français se rangent en bataille, sous les murs de
Francfort, comme pour se disputer cette proie. Deux mille hommes sont laissés
inactifs et exposés dans la ville. On s'attend à un combat ; mais le duc de
Brunswick, qui commande les Prussiens et les Hessois, continue à négocier
sourdement et à prévenir tout choc décisif. Le jeune diplomate Philippe de
Custine, fils du général en chef, a une entrevue secrète avec le duc de
Kœnigstein. Le prince et le négociateur se connaissaient dès longtemps.
C'était le jeune Custine qui avait porté, un an plus tôt, au duc de Brunswick
l'offre du commandement général des armées françaises. L'un et l'autre
savaient cacher des pensées secrètes, sous des rôles officiels. Des
engagements sérieux entre la Prusse et la France n'étaient pas dans les vues
du duc de Brunswick. Custine, négociateur plus prudent que son père, voulait,
comme Danton et les Girondins, conserver toujours une possibilité de
réconciliation entre la Prusse et la république. Les résultats de cette
entrevue attestent la pensée des deux négociateurs. Francfort
fut évacué par les Français. Cette retraite, sans combat, d'un champ de
bataille choisi à loisir et retranché, et cet abandon de Francfort
s'expliquent par ces intelligences secrètes. Le roi de Prusse, toujours
incliné à la paix avec la France, voulait en faire seulement assez pour
n'avoir pas l'air de trahir la cause des trônes et la cause de l'Allemagne.
Les Français voulaient le ménager en le combattant. IX. L'Angleterre
avait favorisé jusque-là de ses vœux le mouvement révolutionnaire. Le peuple
anglais et, le gouvernement britannique avaient semblé s'accorder à désirer
la fondation de la liberté constitutionnelle à Paris : le peuple anglais,
parce que la liberté est sa nature et qu'il prend pour sa propre cause la
cause populaire dans tout l'univers ; le gouvernement britannique, parce que
la liberté est orageuse et que les orages que la fondation de la liberté
devait inévitablement susciter en France, et, par la France, sur le continent
tout entier, ne pouvaient qu'ouvrir à l'intervention diplomatique de
l'Angleterre une carrière plus vaste et des influences plus décisives dans
les affaires de l'Europe. Sans doute aussi un certain sentiment de vengeance
nationale devait réjouir le cabinet de Londres à la vue des agitations de
Paris, des embarras du trône et de la décadence précipitée de la maison de
Bourbon. Indépendamment de la longue rivalité qui faisait, depuis trois
siècles, de l'Angleterre et de la France les deux poids décisifs du monde, il
était dans la nature du cœur humain que le cabinet de Londres vît avec
satisfaction déchoir et s'écrouler, dans la personne de Louis XVI, un
souverain qui avait porté secours à l'Amérique, dans la guerre de son indépendance. Il faut
ajouter à ces motifs de satisfaction secrète du cabinet anglais la crainte
que la marine française inspirait aux Anglais, dans les mers et dans ses
possessions des Indes orientales. La marine française devait languir, pendant
une crise révolutionnaire qui appellerait toutes les forces et toutes les
finances de la France sur le continent. Cependant le cabinet de Londres
s'était tenu jusque-là dans une attitude d'observation et de neutralité
plutôt favorable qu'hostile à la Révolution. Non-seulement cette attitude lui
était commandée par la crainte qu'une grande coalition des monarchies du
continent ne triomphât sans elle de la France et ne l'effaçât de la carte des
nations ; mais elle lui était imposée aussi par cette puissance de l'opinion
qui règne plus que les rois dans les pays libres et qui prenait parti
hautement pour le peuple contre la monarchie absolue et contre l'église
détrônées. La haine du catholicisme n'était pas moins populaire en Angleterre
que l'amour de la liberté politique. Ce peuple de penseurs regardait comme la
cause de Dieu et de l'esprit humain une révolution qui affranchissait les
cultes et la raison. L'aristocratie anglaise commençait cependant, depuis la
mort du roi, à fraterniser avec l'émigration française. Deux partis se formaient
dans le parlement britannique. Ces
deux partis étaient représentés par deux chefs qui les faisaient lutter
d'éloquence dans le parlement : c'était Pitt et Fox. Un troisième orateur,
aussi puissant par le génie, par la plume et par la parole, avait tenu
quelque temps la balance entre les deux ; il commençait à se détacher de la
cause populaire, à mesure qu'elle se souillait d'anarchie et de sang, et à se
ranger du côté de l'aristocratie et de la royauté : c'était Burke.
L'influence personnelle des individus est telle, dans les contrées vraiment
libres, que ces trois hommes agitaient ou pacifiaient l'Angleterre d'un seul
mouvement de leur pensée. X. Pitt,
âgé alors de trente-trois ans, gouvernait déjà, depuis dix ans, son pays.
Fils du plus éloquent des hommes d'État modernes, lord Chatham, Pitt, comme
nous l'avons vu, avait reçu, comme par droit d'hérédité de génie, dans sa
famille, des facultés aussi grandes que celles de son père. Si le premier,
Chatham, avait l'inspiration, le second avait le caractère du gouvernement.
Moins entraînant, plus dirigeant ; moins éloquent, plus convaincant que son
père, Pitt personnifiait mieux que personne en lui cette volonté
orgueilleuse, patiente, continue d'une aristocratie régnante, qui défend sa
puissance et qui poursuit sa grandeur, avec une obstination qui rappelle
l'éternité du sénat de Rome. Pitt avait saisi le gouvernement à un de ces
moments désespérés où l'ambition qui porte au pouvoir ressemble au
patriotisme qui s'élance sur la brèche, pour périr ou sauver la patrie.
L'Angleterre était au dernier degré de l'épuisement et de l'humiliation. Une
paix honteuse venait d'être signée par elle avec l'Europe. Les Français
rivalisaient avec elle dans les Indes ; l'Amérique lui échappait ; nos
escadres lui disputaient les mers ; la majorité de la chambre des communes,
corrompue par les ministères précédents, n'avait ni le patriotisme suffisant
pour se sauver elle-même, ni la discipline nécessaire pour accepter un
maître. Pitt, n'ayant, pu l'entraîner, avait eu l'audace de la combattre et
le bonheur de la vaincre par un appel à la nation. La nouvelle chambre se
soumit à lui. En dix ans, il avait pacifié les Indes, reconquis
diplomatiquement et commercialement l'Amérique, tempéré l'irritation
séditieuse de l'Irlande, restauré les finances, conclu avec la France un
traité de commerce qui imposait à la moitié du continent le tribut des
consommations anglaises, enfin ravi la Hollande à la protection de la France
et fait, des Provinces-Unies un appendice de la politique britannique sur la
terre ferme. Son pays reconnaissant applaudissait à son administration ; la
confiance était entière dans une main qui avait relevé la nation de si bas.
Les sentiments personnels de Pitt envers la Révolution française, quoique peu
favorables aux agitations démocratiques, qui sont les tempêtes des hommes
d'État, n'avaient jusque-là influé en rien sur sa politique. Les passions ne
troublaient jamais son intelligence, ou plutôt il avait converti toutes ses
passions en une seule : la grandeur de son pays. Georges III, ami de Louis
XVI, n'aurait pas permis à son ministère de déclarer la guerre à la France
dans un moment où la guerre pouvait compliquer les embarras du roi qu'il
aimait. Il est faux que le gouvernement anglais ait suscité, à prix d'or, les
troubles révolutionnaires de Paris ; la liberté française, même dans ses
convulsions les plus terribles, n'eut jamais besoin d'être la stipendiée de
l'Angleterre. L'âme de Georges III, de lord Stafford, du chancelier Thurlow,
de Pitt lui-même, aurait répugné à employer de si honteuses excitations
contre un souverain aux prises avec son peuple. Seulement, Pitt n'aurait pas
sacrifié à sa commisération pour Louis XVI une minute ou une occasion offerte
à la fortune de son pays. Il prévoyait cette occasion, il avait le
pressentiment de l'écroulement plus ou moins prochain d'un trône sapé par
tant de passions déchaînées. Il savait que les principes de la Révolution
française inspiraient autant de craintes que d'antipathie au roi et à la
masse de l'aristocratie d'Angleterre. Il se préparait à la guerre pour
l'heure où elle lui paraîtrait sonner dans l'esprit du roi, sans la désirer
ni la devancer. Cette heure approchait. Burke la sonnait déjà dans le
parlement. On a vu
que les constitutionnels et les Girondins, Brissot et Narbonne, réunis dans
une même pensée, avaient envoyé, dix-huit mois avant cette époque, M. de
Talleyrand à Londres pour faire appel aux souvenirs de la révolution de 1688
et pour offrir à Pitt le renouvellement du traité de commerce de 1786. A ce
prix, Louis XVI, les constitutionnels, les Girondins espéraient acheter,
sinon l'alliance, du moins la neutralité du cabinet anglais. Ces deux partis,
les constitutionnels et les Girondins, qui voulaient alors la guerre avec le
continent, pour détourner sur les frontières les orages qui menaçaient la
constitution de Paris, avaient besoin de neutraliser l'Angleterre. Ils
avaient choisi, pour négocier avec Pitt, le diplomate le plus aristocratique
et le plus séduisant parmi les hommes qui avaient embrassé la cause modérée
de la Révolution. Madame de Staël avait déterminé ce choix. Il était heureux. XI. M. de
Talleyrand débutait alors dans les affaires, qu'il a maniées, nouées,
dénouées depuis, sans interruption, pendant plus d'un demi-siècle, et qu'il
n'a résignées qu'à sa mort. Il avait trente-huit ans. Sa figure délicate et
fine révélait dans ses yeux bleus une intelligence lumineuse mais froide,
dont les agitations de l'âme ne troublaient jamais la clairvoyance.
L'élégance de sa taille élevée était à peine altérée par une difformité
corporelle. Il boitait. Mais cette infirmité ressemblait à une hésitation
volontaire de sa contenance. Son adresse savait changer en grâces jusqu'aux
défauts de la nature. Ce vice de conformation l'avait seul empêché d'entrer
dans la carrière des armes, à laquelle sa haute naissance l'appelait. Son
esprit était la seule arme qu'il lui fût permis d'employer pour faire jour à
son nom dans le monde. Il l'avait enrichi, poli, aiguisé pour les combats de
l'ambition ou pour les conquêtes de l'intelligence. Sa voix était grave,
douce, timbrée comme l'émotion voilée d'une confidence. On sentait en
l'écoutant que c'était l'homme qui parlerait le mieux à l'oreille de toutes
les puissances, peuple, tribuns, femmes, empereurs, rois. Quelque chose de
sardonique, dans son sourire, se mêlait, sur ses lèvres, à un désir visible
de séduction ; ce sourire semblait indiquer en lui l'arrière-pensée de se
jouer des hommes en les charmant ou en les gouvernait. Né
d'une race qui avait été souveraine d'une province de France avant l'unité du
royaume, et qui maintenant décorait la royauté, M. de Talleyrand avait été
jeté dans l'Église, comme un rebut indigne de la cour, pour y attendre les
plus hautes dignités de l'épiscopat et du cardinalat. Évêque d'Autun, débris
de ville romaine caché dans les forêts de la Bourgogne, le jeune prélat
dédaignait son siège épiscopal, répugnait à l'autel, et vivait à Paris au
sein de la dissipation et des plaisirs, dans lesquels la plupart des
ecclésiastiques de son âge et de son rang consumaient les immenses dotations
de leurs églises. Lié avec tous les philosophes, ami de Mirabeau, pressentant
de près une révolution dont les premières secousses feraient écrouler la
religion dont il était le prélat, il étudiait la politique qui allait appeler
toutes les hautes intelligences à détruire et à réédifier les empires. Élu
membre de l'Assemblée constituante, il avait déserté à propos, mais avec
ménagement, les opinions et les croyances, ruinées pour passer au parti de la
force et de l'avenir. Il avait senti qu'un nom aristocratique et des opinions
populaires étaient une double puissance qu'il fallait habilement combiner
dans sa personne, afin d'imposer aux uns par son rang, aux autres par sa
popularité. Il avait dépouillé son sacerdoce comme un souvenir importun et
comme un habit gênant. Il cherchait à entrer dans la Révolution par quelque
porte détournée. La mesure et la réserve un peu timide de son esprit, qui
n'avait d'audace que dans le cabinet et pour la conception des patients
desseins, lui interdisait la tribune. La grande parole y régnait alors. M. de
Talleyrand s'était tourné vers la diplomatie, où l'habileté et le manège
devaient régner toujours. L'amitié de Mirabeau mourant avait jeté sur M. de
Talleyrand un de ces reflets posthumes que les grandes renommées laissent,
après elles, sur ce qui les a seulement approchées. Son silence plein de
réflexion et de mystère, comme le silence de Sieyès, imprimait un certain
prestige sur sa personne, à l'Assemblée. C'est la puissance de l'inconnu,
c'est l'attrait de l'énigme pour les hommes qui aiment à deviner. M. de
Talleyrand savait admirablement exploiter ce prestige. Sa parole
n'entr'ouvrait que par quelques éclairs rares et courts l'horizon voilé de
son esprit. Il en paraissait plus profond. Les demi-mots sont l'éloquence de
la réticence. C'était celle de M. de Talleyrand. Ses
opinions n'étaient souvent que ses situations ; ses vérités n'étaient que les
points de vue de sa fortune. Indifférent au fond, comme sa vie entière l'a
prouvé, à la royauté, à la république, à la cause des rois, à la forme des
institutions des peuples, au droit ou au fait des gouvernements, les
gouvernements n'étaient, à ses yeux, que des formes mobiles que prend tour à
tour l'esprit du temps ou le génie national des sociétés, pour accomplir
telle ou telle phase de leur existence. Trônes, assemblées populaires,
Convention, Directoire, Consulat, Empire, restauration ou changement de
dynasties n'étaient pour lui que des expédients de la destinée. Il ne se
dévouait pas à ces expédients un jour de plus que la fortune. Il se
préparait, dans sa pensée, le rôle de serviteur heureux des événements.
Courtisan du destin, il accompagnait le bonheur. Il servait les forts, il
méprisait les maladroits, il abandonnait les malheureux. Cette théorie l'a
soutenu cinquante ans à la surface des choses humaines, précurseur de tous les
succès, surnageant après tous les naufrages, survivant à toutes les ruines.
Ce système a une apparence d'indifférence surnaturelle qui place l'homme
d'État au-dessus de l'inconstance des événements et qui lui donne l'attitude
de dominer ce qui le soulève. Ce n'est au fond que le sophisme de la
véritable grandeur d'esprit. Cette apparente dérision des événements doit
commencer par l'abdication de soi-même. Car, pour affecter et pour soutenir
ce rôle d'impartialité avec toutes les fortunes, il faut que l'homme écarte
les deux choses qui font la dignité du caractère et la sainteté de
l'intelligence : la fidélité à ses attachements et la sincérité de ses
convictions ; c'est-à-dire la meilleure part de son cœur et la meilleure part
de son esprit. Servir toutes les idées, c'est attester qu'on ne croit à
aucune. Que sert-on alors sous le nom d'idées ? Sa propre ambition. On paraît
à la tête des choses, on est à leur suite. Ces hommes sont les adulateurs et
non les auxiliaires de la Providence. Cependant M. de Talleyrand devina, dès
l'aurore de la Révolution, que la paix était la première des véritables idées
révolutionnaires, et il fut fidèle à cette pensée jusqu'à son dernier jour. XII. Le
décret de l'Assemblée qui interdisait à ses membres d'accepter des fonctions
du pouvoir exécutif, moins de quatre ans après avoir cessé de faire partie de
la représentation nationale, défendait à M. de Talleyrand d'être le
négociateur en titre. On donna les lettres de crédit à M. de Chauvelin, homme
de cour popularisé par un zèle bruyant contre la cour ; on donna le secret,
les instructions, la négociation à M. de Talleyrand. Une lettre
confidentielle de la main de Louis XVI au roi d'Angleterre disait à Georges
III : « De nouveaux rapports doivent s'établir entre nos deux pays. Il
convient à deux rois qui ont marqué leur règne par un désir continuel du
bonheur de leur peuple, de former entre eux des liens qui deviendront
d'autant plus solides que l'intérêt des nations s'éclairera davantage. M. de
Talleyrand fut présenté à M. Pitt. Il employa auprès de lui tout ce que
l'adulation indirecte et la grâce flexible pouvaient employer de caresses
d'esprit pour intéresser le génie de ce grand homme à l'exécution du plan
d'alliance qu'il désirait lui faire accepter. Il lui peignit avec
enthousiasme la gloire de l'homme d'État à qui la postérité devrait la
reconnaissance de cette réconciliation des deux peuples qui impriment le
mouvement ou l'immobilité au monde. M. Pitt l'écouta avec une faveur mêlée
d'incrédulité. « Il sera bien heureux, ce ministre ! »
répondit-il avec un soupir au jeune diplomate français. « Je voudrais
bien être ministre encore dans ce temps-là ! — Est-ce donc monsieur Pitt,
répliqua M. de Talleyrand, « qui croit cette époque si éloignée ? Pitt se
recueillit. « Cela dépend, répond-il, du moment où votre révolution sera
finie et où votre constitution pourra marcher. » Pitt laissa clairement
pénétrer à M. de Talleyrand que le cabinet anglais ne compromettrait pas sa
main dans une révolution en ébullition et dont les crises, succédant chaque
jour aux crises, ne donnaient ni certitude, ni sûreté aux engagements que
l'on contracterait avec elle. M. de Talleyrand, de retour en France,
manifesta ces dispositions au ministère girondin de Roland et de Dumouriez,
qui venaient de succéder à Narbonne et à de Lessart. Dumouriez renvoya de
nouveau M. de Talleyrand à Londres avec mission de solliciter la médiation de
l'Angleterre, entre l'empereur et la France. Cette fois, M. de Talleyrand et
M. de Chauvelin devinrent non-seulement importuns mais suspects à M. Pitt. Ce
ministre s'aperçut que les deux négociateurs français menaient de front une
double négociation : l'une avec lui pour pacifier la France, l'autre avec les
chefs de l'opposition pour agiter l'Angleterre. On les accusait tout haut,
dans les journaux ministériels, d'une liaison occulte et intime avec Fox,
avec lord Grey et même avec Thomas Payne et le démagogue Horn-Tooke,
fondateur d'un parti populaire qui n'attaquait plus seulement les ministres,
mais l'aristocratie, la propriété, l'église, l'esprit de la constitution
britannique et les bases mêmes de la société. En vain
Fox, rival de Pitt à la tribune, homme plus capable de remuer les peuples par
la parole que de les conduire par le génie du gouvernement, s'efforça-t-il,
dans des discours où les coups de la Révolution française retentissaient
jusque sur le trône de Georges III, de pallier les mouvements de Paris ; en
vain représentait-il la cause de la liberté française comme solidaire de la
cause de la liberté britannique, l'esprit de sa nation s'éloigna de lui pour
se rallier de plus en plus à M. Pitt. Les motions de Fox, plus populaires
dans la rue que dans la chambre des communes, n'étaient plus soutenues que
par de faibles minorités de cinquante à soixante voix. Le 20 juin et le 10
août répondirent coup sur coup à. ses promesses de fondation d'une liberté
constitutionnelle en France, et firent trembler ou frémir la nombreuse partie
du peuple attachée à l'établissement constitutionnel. Lord Gower, ambassadeur
d'Angleterre à Paris, fut rappelé aussitôt après la déchéance de Louis XVI,
sous prétexte que ses lettres de créance tombaient, de droit, avec le
souverain auquel elles s'adressaient. Le séjour à Londres de M. de Talleyrand
et de M. de Chauvelin ne fut plus considéré par M. Pitt que comme une
tolérance de son gouvernement. Les journées de septembre, commentées en
traits de sang dans les écrits et dans les discours de Burke, jetèrent une
teinte sinistre sur les paroles de Fox. La paix et l'alliance avec la France
parurent à la nation anglaise une complicité avec les auteurs de ces
égorgements impunis. La captivité du roi, de la reine, de deux enfants
innocents de tout crime ajoutait la pitié à l'horreur. Le procès du roi sans
formes et sans juges donnait à Pitt tout le sentiment public pour auxiliaire. XIII. Le roi
fut exécuté. Tous les trônes tremblèrent ; tous les peuples reculèrent
d'étonnement et d'horreur devant ce sacrilège de la royauté, à laquelle on
attribuait quelque chose de divin. A l'arrivée du courrier qui apportait
cette sinistre nouvelle à Londres, M. de Chauvelin reçut l'ordre de quitter
l'Angleterre dans les vingt-quatre heures. Interrogé par l'opposition sur les
motifs de cette expulsion du sol libre de l'Angleterre, Pitt fit répondre à
la chambre : « Après des événements sur lesquels l'imagination ne peut
s'arrêter sans horreur, et depuis qu'une infernale faction s'est emparée du
pouvoir en France, nous ne pouvions plus tolérer la présence de M. de
Chauvelin, car il n'est pas de moyen de corruption que M. de Chauvelin n'ait
essayé, par lui ou par ses émissaires, pour séduire le peuple et pour le
soulever contre le gouvernement et les lois de ce pays. » Maret, qui
débarquait ce jour-là à Douvres, reçut l'injonction de se rembarquer, sans
même obtenir la permission d'arriver jusqu'à Londres. M. de Talleyrand, sans
titre officiel du gouvernement français, et qui n'avait pas donné à Pitt les
mêmes prétextes et les mêmes ombrages que M. de Chauvelin, resta à Londres,
tenant encore dans la main le dernier fil des négociations. M. de
Chauvelin, de retour à Paris, y sema le bruit d'une violente fermentation de
la nation anglaise ; il annonça que le peuple de Londres se soulèverait en
masse, au signal des sociétés républicaines, le jour où Pitt aurait l'audace
de déclarer la guerre à la France, et que Georges III ne serait pas en sûreté
dans son propre palais. Brissot, confiant dans les rapports de Chauvelin,
monta à la tribune de la Convention au nom du comité diplomatique. Il crut
intimider Pitt en annonçant que la guerre qui allait éclater affranchirait
l'Irlande du joug de l'Angleterre. Sourd aux conseils plus éclairés de
Dumouriez : « La Hollande, dit-il, fait cause commune avec le cabinet de
Saint-James, dont elle se montre le sujet plutôt que l'allié ; qu'elle
partage son sort ! » Et la guerre contre l'Angleterre et le stathouder
de Hollande, mise aux voix, fut déclarée à l'unanimité. « Nous ferons
une descente dans leur île, écrivit le ministre Monge à la flotte française, nous
y jetterons cinquante mille bonnets de la liberté, nous y planterons l'arbre
sacré, et nous y tendrons les bras à nos frères les républicains. Ce
gouvernement tyrannique sera bientôt détruit. » Pitt, appuyé sur la
rivalité nationale, d'un côté, et sur l'effroi qu'inspirait le supplice du
roi, de l'autre, ne se troubla pas de ces menaces. Il comptait nos vaisseaux
et non nos proclamations. Il savait que la marine française avait ses
équipages décimés par l'émigration. La France n'avait en mer ou dans ses
ports que 66 vaisseaux de ligne et 93 frégates ou corvettes. L'Angleterre
avait 158 vaisseaux de ligne, 22 vaisseaux de 50 canons, 125 frégates et 110
bâtiments légers. La Hollande, alliée de l'Angleterre, pouvait armer en outre
plus de 100 vaisseaux de guerre de différente grandeur. Du milieu de son île entourée
d'un tel rempart flottant, Pitt pouvait imperturbablement attendre et dominer
les événements du continent. Ses finances n’étaient pas moins redoutables que
ses armements. Il pouvait tenir l'Europe à la solde de l'Angleterre. Ministre
des préparatifs, ainsi qu'on l'avait appelé dix ans auparavant par dérision,
sa prévoyance semblait avoir deviné l'immensité de l'œuvre qu'une coalition
de dix années allait imposer à sa patrie. XIV. Le
contre-coup du supplice de Louis XVI ne retentit pas avec moins de
conséquences funestes, contre nous, en Russie. Catherine II, rompant à
l'instant le traité de commerce de 1786, en vertu duquel les Français étaient
traités, dans son empire, comme la nation la plus favorisée, défendit à
l'instant toute relation entre ses sujets et nos nationaux. Elle ordonna à
tous les Français de sortir de la Russie, dans le délai de vingt jours, à
moins qu'ils n'abjurassent formellement les principes de la révolution de
leur pays. Jusque-là, bien que l'impératrice eut d'immenses armées libres de
s'élancer sur la France depuis sa paix avec la Turquie, elle avait suspendu
leur marche et laissé l'Autriche et la Prusse agir seules contre une
révolution qu'elle détestait de toute la haine que le despotisme porte à la
liberté. Elle avait longtemps espéré que le roi de Suède, Gustave, dont elle
encourageait l'enthousiasme contrerévolutionnaire, suffirait seul à dompter
et à pacifier la France. L'assassinat de Gustave avait trompé ses desseins.
Depuis la mort de ce prince, son cœur était partagé entre deux sollicitudes
dont l'une tenait à son ambition, l'autre à son orgueil de souveraine : la
Pologne et la France. Ses troupes occupaient Varsovie et comprimaient, en
Pologne, les agitations d'une révolution qui fraternisait avec la révolution
de Paris. Le roi de Prusse, par le même motif, occupait Dantzick et la
Grande-Pologne. Ce malheureux pays n'a jamais laissé manquer de prétexte à
l'intervention de ses puissants voisins. La Pologne n'a été trop
habituellement qu'une anarchie constituée. L'impératrice et le roi de Prusse
tramaient de concert la conquête et le partage de la Pologne, pendant que
l'empereur serait occupé à défendre l'Allemagne contre la France. C'était le
secret des lenteurs de la double diplomatie du roi de Prusse et de la
mollesse de la première coalition. Le roi de Prusse regardait en arrière, et
l'impératrice ne voulait pas compromettre, les armées russes sur le Rhin,
dans la crainte d'abandonner de l'œil la Pologne. Mais,
le lendemain de la mort de Louis XVI, Catherine ordonna à son ministre à
Londres, le comte Woronzoff, de conclure un traité d'alliance offensive et
défensive avec l'Angleterre. Ce traité à peine signé, elle laissa
l'Angleterre, la Hollande, la Prusse et l'empereur, supporter seuls le poids
de la guerre sur l'Océan, dans les Pays-Bas, sur le Rhin, et elle s'avança en
masse sur la Pologne. Ainsi la politique d'ambition prévalut, dans le cœur de
Catherine, sur la politique de principe. Elle affectait une haine bruyante
contre l'anarchie française. Elle excitait de loin ses alliés à combattre,
mais elle ne combattait pas. La Prusse, de son côté, inquiète de la présence
de la Russie derrière elle, et jalouse de conserver sa part dans la
Grande-Pologne, ne s'engagea qu'à demi. L'Autriche prit le rôle qu'avait la
Prusse dans la première coalition, souleva l'empire, réunit les contingents
et se chargea de soutenir, en première ligne, la guerre offensive dans les
Pays-Bas. On convint que les forces des puissances auraient chacune leur chef
particulier. L'unité des armées et des opérations fut ainsi livrée à la merci
des rivalités. L'empereur donna le commandement général au prince de Cobourg,
qui avait commandé les impériaux contre les Turcs, et partagé avec Souwaroff
la gloire des victoires de Fokzani et de Rimnisk. C'était un général
temporisateur de l'école du duc de Brunswick, le moins propre des hommes à
déconcerter ou à prévenir la fougue d'une armée française. A peine nommé, le
prince de Cobourg vint à Francfort conférer avec le duc de Brunswick,
généralissime des forces prussiennes, et concerter avec lui un plan aussi
décousu et aussi pusillanime que celui qui venait de délivrer la Champagne,
de perdre Louis XVI et de découvrir le Rhin. XV. Telle
fut l'organisation de cette nouvelle coalition, où de cinq puissances trois
restaient en expectative, et deux seulement allaient combattre, en
s'observant avec inquiétude l'une l'autre, en ne s'engageant qu'avec réserve,
en faisant des efforts secrets pour se rejeter le poids de la guerre commune,
et en manœuvrant sous la direction divergente de deux généraux qui ne
s'entendaient que pour éviter l'ennemi. Nous
avons laissé Du mouriez vainqueur à Valmy, Kellermann accompagnant plutôt que
poursuivant la retraite du roi de Prusse, Custine à Mayence, Dillon en
Alsace, Montesquiou rassemblant trente mille hommes des garnisons de nos
villes du Midi pour envahir la Savoie. La
Savoie, massif des Alpes, se rattache au Mont-Blanc et au Mont-Cenis par son
sommet le plus élevé. D'un côté elle décline d'une seule pente rapide sur les
riches plaines du Piémont, vers Turin ; de l'autre elle se creuse en quatre
larges et profondes vallées qui courent, chacune avec un torrent dans son
lit, du pied des glaciers jusqu'à l'embouchure de ces gorges. Là, ces
torrents, dont la pente s'adoucit ou cesse, deviennent des lacs comme les
lacs de Genève, d'Annecy, du Bourget, ou se perdent dans les grandes eaux de
l'Isère et du Rhône, qui les versent à la Méditerranée par les provinces du
midi de la France. Ces torrents roulent sans cesse, dans leur écume, les
avalanches et les rochers détachés du flanc des montagnes. On les entend
mugir à une immense profondeur. Ils rendent souvent entièrement impossible le
passage d'un bord à l'autre. Dans les bassins où leurs lits s'élargissent,
quelques bourgades, aux murailles basses, aux toits de lave noire, s'étendent
sur le sable gris et sur les cailloux accumulés par ces eaux. Partout
ailleurs les pentes rapides portent çà et là quelques petits villages ou
quelques chaumières isolées, suspendus et comme cramponnés aux gradins
étroits et perpendiculaires des montagnes. Là où les descentes sont moins
roides, s'étendent quelques prairies et s'élèvent quelques ceps de vigne qui
s'enlacent aux noyers et que le paysan, avare d'espace, cultive en larges
treilles, sur des colonnes de bois mort. Sur ces
vallées principales, d'autres vallées s'embranchent à chaque instant, mais
pour se perdre sans issue dans des gorges qui se rétrécissent tout à coup et
qui aboutissent aux neiges. La vallée de Faucigny, la plus rapprochée du
Valais et de la Suisse, part du pied du Mont-Blanc et débouche sur Genève. La
Maurienne, qui descend du Mont-Cenis, s'élargit tout à coup, en s'approchant
de la France, entre Conflans et Montmélian, deux villes de la Savoie. Là elle
a son confluent avec la vallée de la Tarentaise, où coule l'Isère. A quelque
distance de Montmélian, la Maurienne se bifurque, courant à droite sur
Chambéry, capitale de la Savoie, à gauche sur Grenoble, ville française et
capitale du Dauphiné, encaissée dans une anse des Alpes. Montmélian, qui
garde à la fois l'entrée de la Maurienne, de la Tarentaise, de la plaine de
Chambéry et de la vallée du Grésivaudan, route de Grenoble, est ainsi la clef
de la Savoie. XIV. Le
peuple qui habite ces plateaux, ces vallées et ces plaines, soumis à une
souveraineté dont le siège est en Italie, n'a de l'Italien que son
gouvernement. C'est une race complètement distincte de la race latine et de
la race helvétique. Elle ne parle ni l'allemand, ni l'italien, elle parle
français. Son caractère, ses mœurs, ses habitudes, ses industries même se
rattachent naturellement à la France. Aussitôt que le lien forcé qui l'unit
au Piémont se relâche ou se brise, la Savoie incline vers la France. Les
guerres qu'elle fait à la France, sous le drapeau sarde, sont des guerres
contre nature et presque des guerres civiles. A l'exception de la noblesse et
du clergé, que les souverainetés héréditaires et les faveurs de cour
attachent d'un amour fanatique à la maison régnante de Savoie, tout le reste
de la nation a le cœur français. Le joug du Piémont lui pèse ; la suprématie
du nom piémontais l'humilie ; les privilèges honorifiques de la noblesse la
froissent ; la domination de son clergé, qui craint l'introduction des idées
du dehors dans ces montagnes, lui dispute la lumière et l'air du siècle. La
maison de Savoie, quoique paternelle, bienfaisante et recherchant les
améliorations administratives pour les trois États qu'elle gouverne, les
tient cependant dans une sorte de discipline monastique qui rappelle le
régime espagnol. Le roi, le noble, le prêtre, le soldat sont tout le peuple. Cependant
la communauté de langue, la contiguïté de frontières, les relations de
commerce, les émigrations nombreuses des Savoyards en France avaient laissé
infiltrer les idées révolutionnaires dans ces montagnes. Jean-Jacques
Rousseau avait passé sa jeunesse dans la petite ville d'Annecy et dans la
solitude des Charmettes, auprès de Chambéry. Voltaire avait vieilli à Ferney,
à la porte de la Savoie. Genève, forte colonie de la liberté protestante et
métropole, après les jours de Calvin, de la philosophie moderne, touchait par
ses faubourgs au territoire savoisien. Ces souvenirs, ces influences, ces
voisinages avaient inspiré à la population le mépris d'un gouvernement doux,
mais arriéré, et le désir de se donner à la France. Malgré
de fréquentes unions de famille entre maison de Savoie et la maison de
Bourbon, le traité de Worms, en 1741, entre Charles-Emmanuel et Marie-Thérèse
avait inféodé politiquement la monarchie sarde à l'Autriche. Victor-Amédée,
qui régnait au moment où la révolution éclatait en France, était un prince
aimé de ses peuples, temporisateur comme la vieillesse, épuisant sa sagesse
en paroles et le temps en conseils. On l'appelait le Nestor des Alpes. Malgré
les inquiétudes que lui donnait le penchant de la Savoie à se détacher du
faisceau de ses trois principautés et à se jeter dans les bras de la
Révolution, son caractère l'aurait porté à la neutralité. Mais l'influence de
son clergé sur son esprit lui avait inspiré l'horreur d'une république qui ne
menaçait pas moins le Dieu de sa foi que le trône de ses pères. De nombreux
ecclésiastiques français, chassés de leurs paroisses par le refus de jurer la
constitution civile du clergé, s'étaient réfugiés chez leurs confrères de
Savoie. Ils y semaient le bruit des persécutions contre l'Église et les
malédictions contre le schisme. Chambéry était rempli d'évêques et de
gentilshommes fugitifs qui étalaient les douleurs, les espérances et les
illusions des réfugiés de tous les temps et de tous les pays. Turin était la
capitale de la contre-révolution au dehors. Les royalistes de Lyon, de
Grenoble et du Midi entretenaient, par les frontières de la Savoie et par le
comté de Nice, des relations sourdes avec Turin. Le roi de Sardaigne avait
retiré son ambassadeur de Paris en déclarant suffisamment par cet acte qu'il
considérait Louis XVI comme prisonnier, et qu'il ne traiterait plus avec la
nation française. M. de Sémonville, envoyé par Dumouriez à Turin pour obtenir
des explications amicales, avait été arrêté à Alexandrie, comme suspect de
venir fomenter l'esprit d'agitation en Italie. Les Girondins, maîtres du
ministère et de l'Assemblée, firent décider les hostilités. XVII. Montesquiou,
qui commandait l'armée du Midi, reçut ordre de se préparer à l'invasion.
Quarante bataillons lui arrivèrent, détachés de l'armée oisive des Pyrénées.
Sa base d'opérations s'étendait sur une ligne de plus de cent lieues : depuis
le Jura, qui domine Genève, jusqu'au Var, qui couvre Nice. Montesquiou
brûlait d'impatience de montrer le drapeau français à des peuples qui ne lui
demandaient qu'une occasion de se donner à la France et pour qui la conquête
ressemblait à la liberté. Il traça un camp à son extrême droite, sur le Var ;
il en établit un autre à Tourneux, au centre de la muraille des Basses-Alpes.
Il rassembla à sa gauche dix mille hommes au fort Barreaux près de Grenoble ;
enfin, il porta dix mille combattants de ses meilleurs soldats à Cessieux et
quelques détachements à Seyssel et à Gex, à l'entrée des vallées de la
Savoie. Montesquiou,
fidèle aux traditions militaires du maréchal de Berwick, avait senti qu'une
expédition sur le Piémont, bassin étroit et circulaire dont chaque point
menacé peut recevoir, en trois marches, des renforts de Turin, sa capitale et
sa place d'armes, était impraticable avec des masses aussi faibles que les
siennes ; mais que le comté de Nice et la Savoie ; deux longs bras détachés
de la monarchie sarde, pouvaient être coupés du corps et acquis à la France
sans que le Piémont pût les sauver. Il opéra en conséquence. Le 4 septembre
il ordonna secrètement l'invasion du comté de Nice par ses troupes du Var,
combinée avec la sortie de sa flotte de Toulon, qui attaquerait par la mer
pendant que l'armée marcherait par les montagnes, sous les ordres du général
Anselme. Il ordonna au général Casablanca de menacer Chambéry par
Saint-Genis. Il se porta lui-même au fort Barreaux avec la masse de l'armée,
pour forcer le défilé qui ferme la Savoie. XVIII. L'armée
piémontaise comptait dix-huit mille hommes. Elle était commandée par le
général Lazary. Ce général, après quelques coups de canon échangés entre
l'armée de Montesquiou et son arrière-garde, à l'entrée du défilé, replia ses
troupes sur Montmélian. Au lieu de fortifier Montmélian et de fermer ainsi à
Montesquiou l'entrée des trois vallées dont cette ville domine le point de
partage, Lazary abandonna la ville, en coupant le pont, et se retira à
Conflans. Tous les corps piémontais disséminés à Annecy, à Chambéry et dans
le Faucigny, se replièrent isolément et presque sans combattre, pour
rejoindre le noyau principal de l'armée sarde et remonter vers le Piémont.
Les colonnes françaises les suivirent sans obstacle, aux acclamations du
peuple envahi. Montesquiou fit son entrée triomphale à Chambéry, reçut des
mains des magistrats les clefs de la capitale de la Savoie, et en laissa
l'administration aux habitants. Le jour même de ce triomphe, les Jacobins
destituaient à Paris le général Montesquiou. La nouvelle de sa victoire et le
cri d'indignation publique contre l'ingratitude des Jacobins firent révoquer
pour un moment sa destitution. Montesquiou organisa sa conquête et porta ses
troupes à la frontière de Genève. Pendant
ces opérations, le général Anselme, réunissant les bataillons des volontaires
de Marseille aux huit mille hommes qu'il commandait, se fortifiait sur la
ligne du Var, menaçant le comté de Nice d'une invasion, et se prémunissant
lui-même contre une invasion dans le Midi. Le comte de Saint-André commandait
les Piémontais. Son armée se composait de huit mille hommes de troupes de
ligne et de douze mille soldats volontaires des milices du pays. Le
comté de Nice, étroit mais admirable amphithéâtre naturel, qui descend par
gradins du sommet des Alpes vers la Méditerranée, est une Suisse italienne,
où l'olivier et le citronnier remplacent le hêtre et le sapin, mais dont les
vallées, étroites, ardues, ravinées de torrents souvent à sec, offrent à
l'invasion les mêmes difficultés que la Savoie. La race ligurienne qui
l'habite, race pastorale dans les montagnes, maritime et commerçante au bord
de la mer, belliqueuse partout, parlant une autre langue, ayant d'autres
mœurs que nous, était loin d'avoir envers la France les mêmes dispositions
que les Savoyards. La mer et les montagnes donnent aux peuples le sentiment
d'une double indépendance. Le voisinage de Gênes offrait de tout temps aux
populations de ces côtes l'exemple d'une individualité républicaine
affranchie du joug des grandes monarchies voisines. L'esprit génois était
l'esprit public du comté de Nice : l'amour des principes français, l'horreur
du joug de la France. Les montagnards descendaient par bandes de leurs
villages alpestres, les jambes chaussées de sandales nouées par des courroies
de cuir, le fusil des chasseurs à la main, incapables d'une longue campagne
et d'une discipline militaire, mais lestes, infatigables, intrépides pour une
guerre de montagnes, de surprises et de tirailleurs. Le
comte de Saint-André avait habilement choisi la position de Saorgio, hauteur
inexpugnable, qui domine Nice, les routes de France et de Piémont, pour
centre et pour citadelle de la province qu'il était chargé de défendre. Il y
avait établi d'avance un camp fortifié et des retranchements revêtus de
murailles. L'amiral Truguet se présenta devant Nice, le 28 septembre, avec
une escadre composée de neuf vaisseaux, et menaça de bombarder la ville. Le général
Anselme s'approcha par terre prêt à tenter le passage du Var. Dans la soirée,
le général Courtin, commandant la ville, replia ses troupes sur Saorgio.
Trois mille émigrés français, qui avaient cherché asile à Nice, indignés du
lâche abandon de la garnison, soulevèrent une partie de la population et
coururent, les uns aux batteries de mer, les autres aux batteries du Var ;
mais menacés par la bourgeoisie, qui ne voyait dans cette lutte désespérée
qu'un prétexte à l'incendie de la ville, ils se retirèrent eux-mêmes, dans la
nuit, sur la route du Saorgio, poursuivis, insultés, pillés, massacrés par la
populace féroce des bords de la mer. Cette populace menaçait de piller la
ville elle-même. La bourgeoisie envoya supplier le général Anselme d'occuper
la place le plus promptement possible. Anselme passa le Var à la tête de
quatre mille Français, et entra aux acclamations unanimes dans la capitale du
comté. XIX. Cependant
les excès que les révolutionnaires de Nice commettaient contre leurs ennemis
personnels, à l'abri des baïonnettes et du drapeau de la France, soulevèrent
les montagnards, toujours plus attachés aux vieilles mœurs et plus fidèles
aux vieilles dominations que les peuples des plaines, des bords des fleuves
ou du littoral de la mer. Les prêtres et les moines, tremblant de voir
pénétrer, à main armée dans leur empire, les idées qui venaient de déposséder
l'Église en France, confondirent leur cause avec celle de la religion, et
soulevèrent le peuple, non par son patriotisme, mais par sa conscience. Les
plus jeunes et les plus intrépides marchèrent eux-mêmes à la tête des bandes,
et fusillèrent les avant-postes et les détachements français partout où ils
les trouvaient séparés de la masse des corps. Embusqués derrière les rochers
ou les troncs d'arbres, ils tiraient et se sauvaient en escaladant les pentes
escarpées avec l'adresse des chasseurs. La guerre n'était qu'un long
assassinat. Le
général français Anselme voyait décimer ses troupes. Le centre de cette
guerre sainte était à Oneille. Cette petite ville maritime et montagneuse à
la fois, capitale d'une petite principauté indépendante, était le foyer de
toutes ces trames contre la domination des Français. Son port servait de
refuge et de place d'armement à une multitude de pirates et de corsaires
sardes, génois, napolitains, dont les bâtiments légers et les felouques
armées faisaient des débarquements nocturnes sur la côte, ou exerçaient sur
la mer le même brigandage que les bandes de montagnards dans la vallée de
Nice. Plusieurs couvents de moines, véritables dominateurs de la ville,
fomentaient cette guerre sainte et sanctifiaient par leurs violentes
prédications ces inutiles et sanglantes expéditions. Anselme et Truguet
résolurent de concert d'étouffer le fanatisme dans son repaire. Des troupes
furent embarquées à Villefranche sur les vaisseaux de l'escadre. Le 23
octobre, ils parurent devant Oneille. L'amiral Truguet envoya son capitaine
de pavillon du Chaila pour sommer la ville et engager les habitants à
prévenir par leur soumission les horreurs d'un bombardement. Le canot qui
portait du Chaila s'approchait sous pavillon parlementaire, aux signes et aux
invitations pacifiques de la population qui couvrait le rivage. Mais à peine
le canot touchait-il au lieu de débarquement, qu'une décharge de cent coups
de feu cribla la chaloupe, tua un officier, quatre matelots, blessa plusieurs
hommes et du Chaila lui-même. Le canot encombré de cadavres et de blessés
vira de bord, poursuivi et mitraillé, de lame en lame, par une grêle de
balles et de boulets, et revint avec peine étaler sous les yeux de l'escadre
ce témoignage de la perfidie des habitants. Les équipages indignés crièrent
vengeance. Truguet s'embossa et foudroya la ville jusqu'à la chute du jour.
Le fort d'Oneille fut écrasé sous les bombes. Son feu s'éteignit. Douze cents
soldats, sous les ordres du général Lahoulière, embarqués pendant la nuit sur
les chaloupes de l'escadre, attendirent les premières lueurs du jour, pour
opérer leur débarquement, sous le feu de deux frégates. A cet
aspect les habitants se sauvent dans les montagnes, emportant ce qu'ils ont
de plus précieux et abandonnant leurs maisons au pillage et à l'incendie. Les
moines seuls, habitués à l'inviolabilité du sacerdoce, respecté jusque-là
dans les guerres d'Italie, restent enfermés dans leurs couvents. Les Français
forcent les portes de ces asiles, massacrent, sans choix de coupables ou
d'innocents, les moines désignés à leur vengeance par les trames dont ils ont
été les instigateurs, et par le lâche assassinat de du Chaila. Le pillage et
l'incendie, représailles terribles, ravagent et détruisent le repaire de la
piraterie et du brigandage. Les Français ne laissent dans la ville d'Oneille,
en se rembarquant, qu'un monceau de cendres et les cadavres des moines sur
les débris de leurs couvents. L'expédition
d'Oneille et l'égorgement de ses prêtres, loin d'apaiser l'insurrection dans
les montagnes du comté de Nice, firent lever en masse les Barbets. Réunis aux
Piémontais et à un corps autrichien prêté au roi de Sardaigne par l'empereur,
ils attaquèrent les Français à Sospello, point le plus élevé de notre
occupation. Six mille hommes et dix-huit pièces de canon en délogèrent le
général Brunet. Anselme, sorti de Nice avec la garnison tout entière,
composée de douze compagnies de grenadiers, de quinze cents hommes d'élite et
quatre pièces d'artillerie, marcha pour recouvrer cette importante position.
Il la reconquit à la baïonnette et rentra à Nice. Dénoncé à la Convention
pour la douceur de son administration, coupable, aux yeux des Jacobins, d'avoir
refréné les assassinats et les vengeances des Niçards, il fut arrêté au
milieu de son armée victorieuse et conduit à Paris pour expier dans les
cachots les premières gloires de nos armes. XX. Une
escadre française, commandée par l'amiral Latouche, allait en même temps
sommer le roi de Naples de se déclarer pour ou contre la république, et de
désavouer les menées de son ambassadeur à Constantinople contre la
reconnaissance du pavillon tricolore par le sultan. L'escadre, composée de
six vaisseaux de guerre, était entrée le décembre dans le golfe, bravant les
cinq cents pièces de canon des quais et des forts de Naples. Latouche, ayant
jeté l'ancre sous les fenêtres du palais du roi et fait le signal du combat à
ses vaisseaux, envoya un grenadier des troupes de marine porter un message au
roi lui-même. Cet ambassadeur n'avait d'autre titre que celui de soldat
français, d'autres lettres de créance que les mèches allumées des canons de
la flotte que le roi voyait fumer du haut de la terrasse de son palais.
L'amiral exigeait dans sa lettre que l'envoyé de la république fût reçu, la
neutralité de Naples garantie à la France, l'ambassadeur insolent qui avait
nié la légitimité du gouvernement du peuple français à Constantinople
rappelé, un ambassadeur envoyé à Paris par la cour de Naples. Le refus d'une
seule de ces conditions serait le signal du feu des vaisseaux. Le roi
intimidé reçut le grenadier français avec les honneurs qu'il eût accordés à
l'envoyé de la république ; il concéda tout ce qui était demandé, il offrit
de plus sa médiation entre la république et ses ennemis. « La
république, lui répondit le grenadier, ne veut de médiation entre elle et ses
ennemis que la victoire ou la mort. » La cour de Naples, dominée par une
reine orgueilleuse et ennemie des Français, subit cette humiliation, sans
murmure. Elle feignit d'accomplir les conditions pacifiques imposées par
l'attitude de Latouche, et reprit avec plus de haine dans le cœur sa place
dans la conjuration des cours. XXI. Pendant
que nos bataillons soumettaient la Savoie et le comté de Nice, que nos
escadres dominaient les bords de la Méditerranée et que Dumouriez balayait
lentement la Champagne, les Autrichiens, encouragés dans les Pays-Bas par
l'absence de la masse de nos troupes, que Dumouriez avait appelées au
rendez-vous de l'Argonne, tentaient d'entamer le nord de la France. Les
émigrés avaient persuadé au duc Albert de Saxe-Teschen, gouverneur des
Pays-Bas, que les habitants du nord de la France et le peuple de Lille surtout
n'attendaient qu'un prétexte pour se soulever contre la Convention et pour
déclarer à leur roi captif une fidélité qui était le caractère de ces
provinces. Beurnonville, en conduisant seize mille hommes de l'armée du Nord
au secours de Dumouriez, laissait Lille à découvert. Cette ville n'avait que
dix mille hommes de garnison, force insuffisante pour défendre des
fortifications très-vastes et pour contenir à la fois une population de
soixante-dix mille âmes. Le duc Albert rassembla vingt-cinq mille hommes,
emprunta aux arsenaux des Pays-Bas cinquante pièces de canon de siège, se
présenta le 25 septembre devant les remparts de Lille et fit ouvrir la
tranchée. Cinq
batteries armées de trente pièces ayant été achevées dans la nuit du 29, le
baron d'Aspre vint sommer la ville de se rendre. Conduit à l'hôtel-de-ville,
avec les égards conformes aux lois de la guerre, le parlementaire fit sa
sommation au général Ruault, qui commandait la ville. Le général répondit, en
homme sûr de lui-même, de la bravoure de sa faible garnison et de
l'enthousiasme du peuple. La foule, qui se pressait aux portes de
l'hôtel-de-ville, reconduisit le parlementaire jusqu'aux avant-postes autrichiens
aux cris de Vive la république ! Vive la nation ! Le feu commença à
l'instant. Pendant sept jours et sept nuits les boulets et les bombes
écrasèrent sans relâche la ville, tuèrent six mille habitants, incendièrent
huit cents maisons. Les caves, où les femmes, les vieillards et les enfants
cherchaient un refuge, s'écroulèrent dans plusieurs quartiers sous le poids
des bombes et ensevelirent des milliers de victimes sous leurs ruines. Une
population intrépide se changea en une armée aguerrie au feu et n'éprouva pas
un seul moment d'hésitation. La guerre semblait être la profession habituelle
de ce peuple des frontières. Toutes les villes du Nord, dont Lille n'était
pas encore coupée par un investissement complet, lui envoyèrent des vivres,
des munitions, des bataillons formés de l'élite de leur jeunesse. Six membres
de la Convention, Duhem, Delmas, Bellegarde, Daoust, Doulcet et Duquesnoy,
vinrent s'enfermer dans ses murs pour animer le courage des assiégés et
montrer aux frontières que la nation combattait avec elles dans la personne
de ses représentants. En vain trente mille boulets rouges et six mille bombes
du poids de cent livres, chargées de mitraille, continuèrent à pleuvoir
pendant cent cinquante heures sur ce foyer fumant, sans cesse éteint, sans
cesse rallumé ; en vain, pour ranimer la constance des assiégeants,
l'archiduchesse d'Autriche, Marie-Christine, femme du duc Albert, vint
elle-même allumer de sa main le feu d'une nouvelle batterie ; les Lillois
s'aperçurent que les Autrichiens chargeaient leurs pièces de barres de fer,
de chaînes et de pierres. Ils en conclurent que les munitions commençaient à
manquer aux assiégeants et persévérèrent avec plus de confiance dans leur
héroïque impassibilité sous le feu. Le duc Albert, manquant à la fois de
troupes et de munitions, et apprenant les succès de Dumouriez en Champagne,
craignit le reflux de nos soldats sur le Nord et leva le siège sans être
poursuivi. Lille
avait perdu un faubourg entier ; plusieurs quartiers de la ville n'étaient
plus que des monceaux de briques servant de sépulcre à des monceaux de
cadavres. Ses débris fumaient encore, et les cicatrices de ses monuments
attestaient la gloire d'une ville de guerre défendue et dévouée, à la fois,
par ses propres habitants. Il y
eut des traits antiques. Un canonnier volontaire de la ville servait une
pièce sur les remparts. On vient l'avertir qu'une bombe a éclaté sur sa
maison ; il se retourne, voit la flamme qui s'élève du toit de sa demeure. — « C'est
ici mon poste, répondit-il ; on m'a placé là pour défendre non ma maison,
mais ma patrie. Feu pour feu ! » et il charge et tire sa pièce. La
délivrance de Lille excita un enthousiasme national. Les hontes de Verdun et
de Longwy étaient vengées. Le siège
de Lille était à peine levé que Beurnonville, détaché de l'armée de
Kellermann avec seize mille hommes, s'avança vers les frontières du Nord pour
concourir au plan d'invasion de la Belgique, si longtemps prémédité par
Dumouriez et si glorieusement interrompu par la campagne contre le roi de
Prusse. XXII. On a vu
que Dumouriez, pressé de reprendre ce plan, était accouru à Paris aussitôt
après le mouvement de retraite du duc de Brunswick. Son apparition à Paris
avait moins pour objet de triompher que de préparer de nouveaux triomphes en
obtenant, avec l'ascendant d'un général victorieux, tous les moyens
nécessaires à l'invasion de la Belgique. Idole du peuple, redouté des
Jacobins, ami de Danton, ménagé par les Girondins, sa gloire, son adresse,
son entraînement militaire enlevèrent au pouvoir exécutif tous les ordres et
toutes les ressources dont il pouvait disposer. Le contre-coup du 10 août, la
consternation des journées de septembre, la proclamation de la république,
l'a stupeur des uns et le délire des autres devant l'échafaud du roi, enfin
l'orgueil de Valmy, la gloire d'avoir reconquis le territoire faisaient
courir aux armes toute la jeunesse de la nation. Les armes manquaient aux
bras, non les bras aux armes. On en fabriquait à la hâte dans tous les
ateliers de la république. Des commissaires de la Convention et des
commissaires nommés par les Jacobins, armés les uns de la loi, les autres de
la dictature de l'opinion, parcoururent les départements pour activer les
usines, décréter les réquisitions, animer les enrôlements sur toute la
surface de la France. Les autorités locales, sorties comme spontanément du
peuple et composées des hommes que le cri public avait désignés comme les
plus brûlants du feu du patriotisme, avaient sur le pays une force de
confiance, d'impulsion et d'exécution qu'aucun magistrat n'avait jamais
obtenue en temps ordinaire. On leur obéissait comme on obéit à sa propre
passion. Ils n'étaient que les régulateurs d'un mouvement général. Des
hommes de toute condition, de toute fortune, de tout âge, se présentèrent en
foule, pour composer les bataillons que chaque département envoyait aux
frontières. Les gardes nationales, en versant leurs hommes les plus aguerris
dans ces bataillons, se transformèrent ainsi, sur le sol même, en armée
active. Les jeunes gens qui s'étaient signalés par plus de zèle et de
patriotisme dans la garde nationale, furent nommés, par leurs compagnons
d'armes, commandants de ces bataillons. Ces volontaires, des mêmes villes,
des mêmes villages, des mêmes cantons, frères, parents, amis, compatriotes,
se connaissant les uns les autres et se choisissant leurs chefs parmi les
plus braves, les plus intelligents, les plus aimés, formaient ainsi comme
autant de familles militaires qu'il y avait de bataillons dans le
département. Ils marchaient au combat en se surveillant, en s excitant
mutuellement et en se promettant de rendre témoignage de leur patriotisme, de
leur valeur ou de leur mort. A
l'annonce d'un grand événement de Paris, à la nouvelle d'une déclaration de
guerre avec un ennemi de plus, au récit des catastrophes ou des succès
militaires qui marquaient les premiers pas de nos armées en Champagne, en
Savoie, dans le Midi, dans le Nord, la passion de la patrie, éveillée avec
plus de force par le danger ou par la gloire, s'allumait dans le cœur des
citoyens. Des proclamations brûlantes de la Convention, des autorités, des
Jacobins, des représentants du peuple en mission faisaient appel aux
défenseurs de la liberté. Leur voix, entendue à l'instant, était la seule loi
de recrutement, L'enthousiasme enrôlait, la volonté disciplinait, les dons
patriotiques habillaient, armaient, soldaient, nourrissaient ces enfants de
la patrie. XXIII. Dans
les villes, dans les bourgades, dans les villages, les jours où les fêtes de
la religion et les foires réunissent les hommes par plus grandes masses, un
amphithéâtre en bois s'élevait sur la place publique, sur la place d'armes,
devant la porte de la municipalité. Une tente militaire, soutenue par des
faisceaux de piques et surmontée de drapeaux tricolores, était tendue sur ces
tréteaux pour rappeler le camp. Cette tente, dont les toiles étaient
relevées, sur le devant, par la main d'un grenadier et d'un cavalier en
uniforme, s'ouvrait du côté du peuple. Une table portant des registres
d'enrôlement en occupait le centre. Le représentant du peuple en mission,
l'écharpe tricolore en ceinture, le chapeau retroussé par les bords, surmonté
d'un panache à plumes, tenait le registre et écrivait les engagements. Le
maire, les officiers municipaux, les présidents de districts, les présidents
de clubs se pressaient debout autour de lui. La foule émue s'ouvrait à chaque
instant, pour laisser passer les files de défenseurs de la patrie, qui
montaient les degrés de l'estrade pour donner leurs noms aux commissaires.
Les applaudissements du peuple, les accolades patriotiques des représentants,
les larmes d'attendrissement des mères de famille, les fanfares de la musique
militaire, les roulements de tambours, les couplets de la Marseillaise
chantés en chœur récompensaient, excitaient, enivraient ces actes de
dévouement au salut de la république. Cet
enthousiasme contagieux qui saisit les foules s'emparait souvent des
spectateurs et portait les hommes, jusque-là indifférents ou timides, à
imiter les actes dont ils étaient les témoins. Des hommes mariés
s'arrachaient des bras de leurs femmes pour s'élancer vers l'autel de la
patrie. Des hommes déjà avancés dans la vie, des vieillards même encore verts
et valides venaient offrir leur reste de vie au salut du pays. On les voyait
ôter leurs vestes ou leurs habits devant les représentants, et montrer à nu
leurs poitrines, leurs épaules, leurs bras, leurs poignets encore robustes,
pour attester que leurs membres avaient la force de porter le sac, le fusil,
et de braver les fatigues du camp. Des pères, se dévouant avec leurs enfants,
offraient eux-mêmes leurs fils à la patrie et demandaient à marcher avec eux.
Des femmes, pour suivre leurs maris ou leurs amants, ou saisies elles-mêmes
de ce délire de la liberté et de la patrie, le plus généreux et le plus
dévoué de tous les amours, dépouillaient les vêtements de leur sexe,
revêtaient l'uniforme de volontaires et s'enrôlaient dans les bataillons de
leurs départements. Ces
volontaires recevaient une feuille de route pour se rendre au dépôt désigné
par le ministre de la guerre et y recevoir l'équipement, l'instruction et
l'organisation. Ils se mettaient en marche, par groupes plus ou moins
nombreux, aux sons du tambour, aux refrains de l'hymne patriotique,
accompagnés, jusqu'à une grande distance de leurs villes ou de leurs
villages, par des mères, des frères, des sœurs, des fiancées qui portaient
les sacs et les armes, et qui ne se séparaient d'eux que quand la fatigue avait
épuisé non leur tendresse, mais leurs forces. Partout, aux embranchements des
routes, aux sommets des montées, aux entrées ou aux sorties des villes, aux
portes des auberges isolées où ces détachements faisaient halte, les
voyageurs étaient témoins de ces séparations et de ces adieux. Les
volontaires, attardés par ces derniers embrassements, s'essuyaient les yeux
en regagnant à pas pressés le noyau du bataillon, et, sans regarder en
arrière de peur d'hésiter et de s'attendrir, reprenaient d'une voix sourde
mais résolue le couplet de la Marseillaise chanté par leurs camarades : « Allons,
enfants de la patrie ! » La
population des villes et des bourgades qu'ils traversaient sortait pour les
voir passer et pour leur offrir le pain et le vin, sur le seuil de leurs
maisons. On se disputait, dans les lieux d'étape, à qui les logerait comme
des enfants de famille. Les sociétés patriotiques allaient à leur rencontre
ou les conviaient le soir à assister à leur séance. Le président les
haranguait ; les orateurs du club fraternisaient avec eux, et enflammaient
leur courage par des récits d'exploits militaires empruntés aux histoires de
l'antiquité. On leur enseignait les hymnes des deux Tyrtées de la révolution,
les poètes Lebrun et Chénier. On les enivrait de la sainte rage de la patrie,
du fanatisme de la liberté. XXIV. Tels
étaient les éléments de l'armée qui marchait sur toutes nos routes, du centre
vers les frontières. Dumouriez l'organisait en marchant. Ce
général, après quatre jours passés à Paris, en conférences secrètes avec
Danton, et en conférences militaires avec Servan, alors ministre de la
guerre, partit le 20 octobre, pour se rendre à son quartier-général de
Valenciennes. Avant d'y paraître, il se recueillit deux jours, dans une
maison de campagne qu'il possédait dans les environs de Péronne. Il avait à
méditer sur deux choses : son plan de campagne pour arracher la Belgique aux
mains des Autrichiens, et son plan de conduite pour flatter ou intimider la
Convention, servir la république si elle savait se donner un gouvernement, la
dominer et la détruire si, comme il le soupçonnait, elle passait, d'une
anarchie à une autre, entre les mains de toutes les factions. Le général
était parti plein de mépris pour les Girondins, plein de confiance dans le
génie de Danton. L'horizon indécis de sa fortune lui présentait deux
perspectives sur lesquelles il se complaisait également à reposer son
imagination : une dictature pour lui-même partagée à l'intérieur avec Danton,
ou le rôle de Monk modifié par la différence des temps et des hommes ;
c'est-à-dire le rétablissement par les mains de l'armée d'une monarchie
constitutionnelle, dont le duc de Chartres lui mettait la pensée sous la
main. Tandis
que Dumouriez combinait ainsi les chances que pouvaient amener la guerre ou
la Révolution, Servan quittait le ministère. Pache le remplaça. XXV. Pache,
personnage subalterne, sorti tout à coup de l'obscurité, élevé au ministère
de la guerre par les Girondins, était un ami de Roland. C'était un de ces
hommes dont l'ambition se cache sous une modestie qui rassure contre leurs
prétentions. On savait à peine quelle était son origine et par quels pas il
avait marché ou rampé jusque-là dans la vie. On soupçonnait seulement qu'il
était fils d'un portier du duc de Castries ; élevé par les soins de cette
famille illustre, il avait été chargé ensuite de faire l'éducation d'un des
fils de cette maison. Instruit, studieux, réservé, ne laissant échapper dans
la conversation que les mots rares et précis qui indiquaient la netteté et
l'universalité de son intelligence, Pache semblait éminemment propre à
devenir un de ces rouages utiles du mécanisme de l'administration, incapables
d'aspirer à en devenir jamais les régulateurs. C'était un hypocrite
désintéressement cachant ses aspirations à l'empire sous les habitudes et la
simplicité d'un philosophe. Cette austérité antique avait séduit madame
Roland, éprise de tout ce qui lui rappelait les hommes de Plutarque. Elle
avait donné Pache à son mari pour chef de son cabinet particulier au
ministère de l'intérieur et pour confident et auxiliaire de ses travaux les
plus difficiles et les plus secrets. Elle voyait dans Pache un de ces sages
que la Providence suscite autour des hommes d'État pour inspirer leurs
conseils. Au
moment où Servan fut appelé au ministère de la guerre, Pache entra dans son
administration au même titre et avec la même dissimulation que chez Roland ;
il y avait montré la même application à ses devoirs et la même aptitude aux
détails. A la retraite de Servan, Roland avait proposé Pache, pour la guerre,
au conseil des ministres. Les Girondins, qui, sur la parole de Roland,
voyaient dans Pache un ami dévoué de leur fortune et de leur cause, l'avaient
accepté de confiance. Ils pensaient que l'esprit de Roland animerait ainsi
deux ministères. Mais à peine Pache était-il installé au conseil qu'il
secoua, comme un souvenir importun, toute dépendance comme toute
reconnaissance envers son ancien patron, et qu'il commença à ourdir
secrètement, puis bientôt ouvertement avec les Jacobins, les trames qui devaient
renverser Roland du pouvoir et conduire sa femme à l'échafaud. Pache donna
pour gage aux Jacobins l'administration du ministère de la guerre qu'il
confia à leurs créatures. Vincent et Hassenfratz y dominèrent sous son nom :
l'un, jeune Cordelier élève et émule de Marat ; l'autre, patriote de Metz,
réfugié à Paris. Pache, uniquement occupé du soin de grandir sa popularité,
fit de ses bureaux autant de clubs où l'on affectait le costume, les mœurs,
le langage de la démagogie la plus effrénée. Le bonnet rouge et la carmagnole
remplaçaient l'uniforme. Les filles de Pache, se montrant dans les fêtes
civiques, étalaient partout avec affectation l'exagération du patriotisme. Un
tel ministère ne pouvait pas servir les vues de Dumouriez, qu'on accusait
d'être l'homme de guerre des Girondins. Il fut atterré de la nomination de
Pache, et comprit vaguement dès lors qu'il serait bientôt réduit, par
l'inimitié des Jacobins, à l'alternative de fléchir devant eux ou de les
faire trembler devant lui. XXVI. Arrivé
à Valenciennes, Dumouriez rédigea son plan d'invasion de la Belgique et
envoya à chacun des généraux sous ses ordres la partie de ce plan qu'il était
chargé d'exécuter, et dont lui seul connaissait l'ensemble et dirigeait les
mouvements combinés. Ses forces s'élevaient à quatre-vingt mille combattants.
L'élan qui avait entraîné ses bataillons à la frontière s'animait encore de
l'espérance d'une conquête faite au nom de la république. Ils avaient dans
leur général en chef cette confiance que le héros de Valmy et le libérateur
de la Champagne inspirait aux soldats combattants. Là où était Dumouriez, là
étaient pour eux les lois et la patrie. Quelque chose de dictatorial se
révélait dans sa physionomie, clans ses paroles, dans ses ordres du jour à
l'année. Il semblait s'inquiéter peu des commissaires, des décrets de la
Convention, des vues du ministre de la guerre, et porter le gouvernement avec
lui. Le duc
Albert de Saxe-Teschen commandait en Belgique pour les Autrichiens. Il avait
été laissé par l'empereur et par la Prusse dans un isolement qui
compromettait, de ce côté, la sûreté de la Belgique. Les forces disséminées
du duc de Saxe-Teschen se composaient à peine de trente mille combattants,
dont quatre mille émigrés français, du côté de Namur, sous le commandement du
duc de Bourbon, fils du prince de Condé. Ses lieutenants couvraient, en gros
détachements, toute la frontière belge. Le duc de Saxe-Teschen, placé au
centre de ces forces disséminées, prêt à se porter en avant ou à les replier
à lui, occupait Bruxelles, avec une faible garnison. XXVII. Dumouriez,
s'il eut eu alors le génie novateur de la guerre qui multiplie la force des
armées en les concentrant, pouvait combattre chacun de ces corps isolés des
Autrichiens avec la masse entière de ses troupes, et, s'avançant ensuite en
une seule colonne au cœur de la Belgique, les couper des autres corps, les
mutiler ou les dissoudre devant lui. Le peu de confiance que le général avait
encore dans ses bataillons de volontaires, et surtout le dénuement de
matériel, de voitures, de vivres, auquel on ne voulait pas suppléer par des
réquisitions militaires, l'empêchèrent d'exécuter cette inspiration. La
routine des vieilles guerres entravait encore l'instinct des plus grands
généraux. Dumouriez divisa son armée en quatre corps, à l'imitation du duc de
Saxe-Teschen. Le général Valence, son bras droit et son élève de
prédilection, commandait l'armée des Ardennes, qui revenait aussi de Valmy pour
s'opposer à Clairfayt. Valence reçut l'ordre de se porter sur Namur pour
empêcher, s'il en était temps encore, la jonction de Clairfayt à l'armée de
Belgique sous les murs de Mons ; mais il était trop tard. Les premières
colonnes de Clairfayt étaient déjà entrées dans Mons. Le second corps de
douze mille hommes, sous le commandement du général d'Harville, menaçait
Charleroi. Le troisième, sous les ordres du général La Bourdonnaye,
commandant l'armée du Nord proprement dite et composée de dix-huit mille
hommes, devait s'avancer sur Tournay. Enfin Dumouriez lui-même, à la tête de
deux corps formant le centre de cette armée et forts de trente-cinq mille
hommes, devait marcher sur Mons, y donner un choc décisif à l'armée réunie de
Clairfayt et du duc de Saxe-Teschen, briser cette armée en deux et marcher
par cette brèche sur Bruxelles, en insurgeant à droite et à gauche les provinces
belges et en servant d'avant-garde aux trois corps de Valence, de d'Harville
et de La Bourdonnaye. Des proclamations en style révolutionnaire modéré,
appelant la Belgique à l'indépendance et propres à faire fermenter dans ces
provinces le vieux levain de leur révolution, étaient rédigées avec art par
Dumouriez lui-même. Ces proclamations, chefs-d'œuvre d'habileté, rappelaient
la prudence du diplomate, la main du révolutionnaire, l'épée du guerrier.
Dumouriez s'y présentait moins en conquérant qu'en libérateur. Les Français y
parlaient en frères aux peuples qu'ils venaient secourir contre leurs
oppresseurs. C'était le véritable esprit de la Révolution parlant par la voix
de son premier général. Si elle eût toujours parlé et agi dans le sens de
Dumouriez, sa propagande, pacifique pour les nationalités, menaçante
seulement pour les dominations qui les opprimaient, aurait combattu pour elle
plus que ses armées. Quelques patriotes belges, impatients d'affranchir leur
pays du joug autrichien, avaient passé la frontière à l'approche et à la voix
du général français et s'étaient formés en bataillons de volontaires.
Dumouriez conduisait ces bataillons avec lui. C'était le charbon avec lequel
il espérait allumer l'incendie du patriotisme et de l'insurrection devant ses
pas. XXVIII. Tout ce
plan de campagne, ainsi conçu et préparé, reposait donc sur une première
bataille sous les murs de Mons, entre l'armée de Dumouriez appuyée de l'armée
de Valence et soutenue de celle de d'Harville, d'une part, et l'armée du duc
de Teschen et de Clairfayt, de l'autre, campée, fortifiée et adossée à une
ville importante. Tout marcha, dès ce moment, avec rapidité et concert vers
ce point de Mons où la Belgique devait être conquise on perdue. Les vues de
Dumouriez, clairement indiquées par la disposition de ses corps et par la
marche de ses colonnes, avaient été révélées au coup d'œil militaire de
Clairfayt. Le duc de Saxe-Teschen et Clairfayt, réunis en une masse de trente
mille combattants en avant de Mons, avaient eu le temps de choisir le
terrain, de dessiner le champ de bataille, de s'emparer des hauteurs, de
fermer les défilés, d'escarper les pentes et d'armer les redoutes, sur les
points par où on pouvait les aborder. Le
champ de bataille qu'ils avaient ainsi bastionné de mamelons, palissadé de
forêts, enceint de marais, de canaux et de rivières, comme une immense place
forte, est une chaîne de collines à peine ondoyée de quelques inflexions aux
points où elles se rattachent entre elles, et qui s'étend à une demi-lieue en
avant de Mons. Cette ligne de hauteurs est couverte, au sommet, d'une forêt.
Le village de Jemmapes, étagé sur les derniers gradins de cette colline, en
termine l'extrémité à droite ; à gauche, elle vient incliner et s'affaisser
au village de Cuesmes. L'espace compris entre ces deux villages, dont les
Autrichiens avaient fait deux citadelles, forme par la disposition naturelle
du terrain deux ou trois angles rentrants où des batteries avaient été placées
pour foudroyer de feux croisés les colonnes qui tenteraient de gravir la
hauteur. En
avant s'étend, comme le bassin d'un lac écoulé, une plaine profonde, étroite,
et dont les terres basses forment des détroits et des anses entre les
mamelons brisés qui la bordent. Derrière, et surtout du côté de Jemmapes, la
colline qui portait le camp et les redoutes de l'armée autrichienne plonge
dans un marais entrecoupé de canaux de desséchement, de flaques d'eau
croupissante, de sol aqueux et tremblant sous les pieds, et de joncs formant
des haies élevées sur les rebords des fossés, qui en rendent l'accès
inabordable à la cavalerie et à l'artillerie. Couverte en arrière par ce
marais et par la ville de Mons, flanquée à son aile droite par le village de
Jemmapes, à son aile gauche par le village de Cuesmes, qui touche aux
faubourgs de cette grande ville fermée, l'armée autrichienne, ayant devant
elle, sous ses pieds, ses batteries et ses redoutes armées de cent vingt
pièces de canon, et ses avant-postes fortifiés sur les dernières ondulations,
qui s'avançaient dans la plaine, n'avait donc rien à craindre sur sa ligne de
retraite et sur ses flancs et n'avait qu'à combattre en face d'elle les
Français s'avançant à découvert sous ses feux et dans un bassin qu'elle
enveloppait de toutes parts. Le coup d'œil des deux généraux autrichiens
avait suppléé au nombre, par l'assiette formidable de leur armée. Le choix et
la disposition de ce champ de bataille indiquaient à Dumouriez qu'il avait
trouvé dans Clairfayt un général digne de se mesurer avec lui. XXIX. Après
avoir, le 3 et le 4 novembre, délogé les Autrichiens de quelques postes
avancés qu'ils occupaient fortement très-avant sur sa route et dans la
plaine, Dumouriez se déploya, le 5, sur une immense ligne convexe, partant à
gauche du village de Quaraignon, qu'il n'avait pu emporter la veille, et à
droite du hameau de Siply, au pied des hauteurs de Berthaymont et du mont
Palisel, qui couvrent un faubourg de Mons. Il se plaça de sa personne au
centre de cette ligne de bataille, à une égale distance de ses deux ailes.
D'Harville, qui formait l'extrémité de son aile droite, au pied du mont
Palisel et presque sous les murs de Mons, avait ordre de rester en
observation, et de profiter du mouvement de retraite et de confusion qui
s'opérerait sous l'assaut des masses françaises dans l'armée autrichienne,
pour s'emparer de la route de Mons et lui fermer les portes de cette ville,
où le duc de Saxe-Teschen et Clairfayt se ménageaient, sans doute, un refuge.
Beurnonville, à qui Dumouriez confia une avant-garde égale à elle seule à un
corps d'armée, était chargé, avec l'élite des troupes, d'engager l'action, en
abordant et en emportant le village et le plateau fortifiés de Cuesmes,
gauche des Autrichiens. Cinq redoutes étageaient ce redoutable plateau. Toute
la ligne ennemie, entre Cuesmes et Jemmapes, était également murée par des
redoutes superposées les unes aux autres et dont les feux se croisaient, au
besoin, par des pans de forêts abattus dont les troncs d'arbres, les branches
entrecroisées rendaient l'abord impraticable à la cavalerie ou à
l'artillerie, par des ravins que la pioche avait approfondis et fossoyés
davantage, et par des maisons crénelées d'où les tirailleurs tyroliens à la
carabine infaillible pouvaient viser lentement et à couvert et décimer les
rangs de nos colonnes d'attaque. Au centre seulement, le village et le bois
de Flence, posés sur un plateau plus large et moins rapidement incliné,
laissaient à la cavalerie française une gorge par laquelle elle pouvait
s'élancer jusqu'au pied de la hauteur. Le chemin, intercepté néanmoins par le
v village même de Flence, était en outre encombré d'avance par les escadrons
d'élite de la cavalerie autrichienne. Le vieux général Ferrand, débris de Lanfelt
et de la guerre de Sept-Ans, mais qui retrouvait sa jeunesse au bruit du
canon, commandait l'aile gauche rejetée un peu en arrière de la ligne de
bataille par le village de Quaraignon, qu'une forte colonne autrichienne
occupait encore avec de l'artillerie, en avant des hauteurs de Jemmapes. Enfin,
le duc de Chartres (depuis roi des Français) commandait le centre sous la
main du général en chef ; le plus jeune des lieutenants de Dumouriez et le
plus caressé de la faveur de ce général. On eût dit que son chef voulait lui
ménager un rayon de gloire pour le désigner à la France et à une destinée que
l'instinct politique de Dumouriez semblait entrevoir à travers la fumée de
ses premiers camps. Le duc
de Chartres ne devait s'ébranler pour donner le dernier assaut au centre
inabordable de la position des ennemis que le dernier. Ferrand et
Beurnonville devaient avant emporter une des deux extrémités plus accessibles
de Jemmapes ou de Cuesmes. L'une ou l'autre de ces positions était la seule
porte par où l'armée française pût déboucher sur le plateau et aborder en
flanc ou tourner l'armée autrichienne. Dumouriez
faisait ces dispositions au milieu de son état-major, sur la carte plutôt que
sur le coup d'œil des lieux. Les haies, les bouquets de bois, les grands
arbres qui bordent les champs et les routes dans les grasses terres de
Belgique interceptaient tout horizon étendu au regard du général. Des corps
disséminés sur une grande ligne combinent leurs mouvements, pour ainsi dire à
tâtons, et dans une bataille d'un développement immense on combat au bruit
plus qu'au coup d'œil. La nuit
enveloppait les deux armées quand ces différents ordres furent distribués aux
lieutenants de Dumouriez avec tous leurs détails. Des dragons ou des hussards
munis de torches escortèrent, dans les routes et dans les sentiers, les
aides-de-camp et les généraux qui rentraient dans leurs bivouacs, pour se
préparer à l'action du lendemain. L'armée dormit en bataille, le sac sur le
dos et sur ses armes ; les canonniers à leurs pièces, les canons attelés et
les brides des chevaux passées au bras des cavaliers. Dumouriez l'avait ainsi
ordonné. Pour une bataille sur une longue ligne et composée de trois
batailles distinctes dont les hasards pouvaient prolonger les incertitudes,
le général ne voulait pas perdre une lueur du crépuscule dans une saison où
les jours si courts disputent la lumière aux combattants. Il craignait de
plus que si la victoire n'avait pas donné ses résultats avant le retour des
ténèbres, l'ennemi en retraite ne profitât de l'ombre de la nuit pour rentrer
dans Mons et pour échapper à sa poursuite. XXX. Les
premières clartés du jour sur la terre ondulée de Belgique éclairèrent donc
l'armée française sous les armes. Le ciel était gris, bas, pluvieux comme un
ciel d'automne dans ces climats du Nord. Une brume froide trempait le sol et
distillait en gouttes de pluie des branches des arbres. Les récoltes étaient
enlevées des sillons, la terre était nue, les feuilles étaient tombées, aucun
voile de moissons ou de verdure n'interceptait la vue aussi loin qu'elle
pouvait s'étendre sur les lignes noires des bataillons et des escadrons qui
attendaient, en silence, l'ordre de s'ébranler de leurs positions. Le coup
d'œil sévère, martial, réfléchi de l'armée ennemie retranchée sur ses
hauteurs, les bonnets fourrés des grenadiers hongrois, le manteau blanc de la
cavalerie autrichienne, la veste bleu de ciel des hussards, l'habit gris des
chasseurs tyroliens, l'immobilité des corps étagés, comme des spectateurs
plutôt que comme des acteurs d'un combat, sur les rebords des plateaux de
Jemmapes comme sur les glacis d'une citadelle, contrastaient avec l'aspect
révolutionnaire et la mobilité tumultueuse de l'armée de Dumouriez ; comme si
la Providence des nations eût voulu placer face à face et faire lutter
ensemble les deux plus grandes forces militaires : la discipline et
l'enthousiasme. XXXI. L'armée
française, à l'exception des généraux, tous vieillis sous l'uniforme, et de
la cavalerie, dont les régiments se composaient d'anciens soldats
soigneusement conservés dans les cadres et fiers de leur instruction, était
presque tout entière formée de volontaires. Les uniformes, simples d'aspect,
n'offraient à l'œil que de longues lignes sombres, dont les ondulations, mal
alignées sous le sabre des officiers novices, attestaient l'inexpérience des
manœuvres dans les soldats encore peu exercés. Des souliers de cuir épais ;
des guêtres de drap noir boutonnées jusqu'au-dessus du genou et donnant plus
de légèreté à la marche en appuyant et en dessinant les muscles de la jambe ;
une culotte blanche ; un habit dont les longues basques, taillées en ailes
d'oiseau, battaient sur les talons ; deux larges courroies de cuir blanc se
croisant sur la poitrine, et servant l'une à soutenir la giberne sur le dos,
l'autre à ceindre le sabre sur le flanc gauche ; deux autres courroies
pareilles, mais plus étroites, passant par-dessus chaque épaule et repassant
immédiatement sous l'aisselle, qui servaient à porter le sac de peau de
chèvre du soldat comme une hotte de manœuvre ; des revers d'habit de drap
rouge dessinant comme une large tache de sang sur la poitrine ; un collet bas
pour laisser libre le mouvement du cou ; les cheveux longs, graissés et
poudrés, pendants comme deux flocons de crinière sur les deux oreilles et
ficelés par derrière dans un ruban de fil noir qui les emprisonnait sur la
nuque ; enfin, pour coiffure, selon les corps, un léger casque de cuir solide
surmonté d'une courte aigrette de crin en vergette, ou bien un chapeau à
bords retroussés sur lequel flottait une plume de coq : tel était le costume
du volontaire français. Ses
armes étaient un sabre court, couteau de réserve pour se poignarder corps à
corps quand la baïonnette était brisée, et un long fusil à un seul tube de
fer brillant, à l'extrémité duquel s'emmanchait la baïonnette pour percer la
poitrine de l'ennemi quand le coup de feu était tiré. L'infanterie presque
tout entière portait cet uniforme et cet armement. Les chasseurs
l'allégeaient quelquefois pour être plus lestes. Les grenadiers, ces géants
de la ligne, relevaient leur haute taille par un long bonnet recouvert de
fourrure noire dont les poils retombaient par-devant sur une plaque de cuivre
dorée ou argentée. Cette plaque laissait voir, en lettres relevées en
saillies, le numéro du régiment ou le chiffre du bataillon. Les
compagnies de sapeurs, pionniers et ouvriers militaires, dont les hommes
étaient choisis à la masse et à la stature, portaient, à la place du fusil à
baïonnette, une large hache affilée et luisante, à manche court, appuyée sur
l'épaule, le tranchant en l'air, arme également propre à abattre des arbres
sur la route de l'armée, ou des membres sur le champ de bataille. Les
canonniers portaient l'habit plus court, de couleurs plus brillantes et plus
d'ornements sur l'uniforme : l'aiguillette en fil de coton écarlate entourait
le bras gauche ; le casque argenté sur la tête, le plumet rouge sur le
casque. La
cavalerie, composée de gendarmerie, de carabiniers, de cuirassiers, de
dragons, de chasseurs et de hussards, selon la taille des cavaliers et la
grandeur des chevaux, brillait sur les ailes de chaque division. Ses chevaux,
reposés dans les grasses plaines du Nord, hennissaient, piaffaient,
creusaient le sol comme impatients des batailles. Les pièces de canon,
retentissant sur leurs affûts, suivies des caissons attelés et entourés des
canonniers, la mèche à la main, qui s'apprêtaient à les servir, étaient
couchées comme des troncs noirs sur les charrettes des bûcherons. Partout on
levait les tentes des officiers supérieurs, qui seules avaient été dressées
cette nuit-là. Les files des voitures qui portaient le pain stationnaient
derrière les bataillons. Les feux des bivouacs, entourés de munitionnaires et
de cantinières distribuant l'eau-de-vie aux compagnies, s'éteignaient en
jetant leurs dernières fumées rampantes qui se confondaient avec les
brouillards du matin. De temps en temps un roulement des affûts sur le pavé
des larges chaussées belges, un son de trompettes, un appel des tambours
annonçait le mouvement de quelques corps qui se déplaçaient lentement pour
aller prendre la position assignée par l'ordre du général. XXXII. Tel
était l'aspect des terrains fangeux de la plaine de Jemmapes, le matin de la
bataille. Quant aux dispositions de l'armée, on pouvait aisément les lire sur
le visage des volontaires. Ce n'était pas ce visage intrépide et morne, cette
attitude immobile et martiale d'une armée consommée dans les manœuvres et
dans la discipline, qui donne aux mouvements et aux physionomies l'uniformité
machinale du même geste et de la même expression. L'ordre était mal conservé
; l'habit et les armes inégalement portés, le silence fréquemment interrompu,
le respect pour les chefs familier et souvent violé par des répliques et des
railleries soldatesques. L'âge, les manières, la physionomie, le langage de
ces volontaires étaient divers. Quelques-uns étaient des adolescents à peine
capables de porter le poids de trente livres dont chaque soldat sous les
armes était chargé. D'autres touchaient à la vieillesse et avaient la
moustache blanche des vétérans. Le plus grand nombre était entre deux âges,
de vingt à quarante ans. A la délicatesse ou à la rudesse des mains, à la
blancheur ou au hâle de la peau, à l'élégance ou à la lourdeur des membres,
on voyait que ces bataillons n'avaient pas été recrutés dans la même classe
du peuple, mais que tous les âges, tous les rangs, toutes les professions s'y
étaient mêlés et confondus : l'homme de loisir à côté de l'homme de peine, le
fils de la bourgeoisie des villes à côté du laboureur des campagnes, le riche
à côté du pauvre, le noble à côté du plébéien. Les physionomies, aussi
différentes que les races d'hommes, ne se ressemblaient que par l'uniformité
de courage. On sentait qu'ils n'étaient pas là comme des machines que la loi
de la discipline et du recrutement enrôle et range en des palissades vivantes
devant l'ennemi ; mais qu'ils étaient accourus sous une impulsion spontanée,
soudaine, volontaire ; que la cause pour laquelle ils marchaient, souffraient
de la faim, frissonnaient du froid était leur cause personnelle ; et que dans
cette bataille d'un peuple contre l'Europe, c'était la victoire de son
patriotisme et de ses idées que chacun d'eux voulait remporter. Il y
avait de plus sur les figures une mobilité inquiète, curieuse, agitée, qui
indiquait que ces troupes étaient novices au feu, inaccoutumées au bruit du
canon. Attentives à la scène, elles attendaient la bataille comme un
spectacle autant que comme un combat. Cette extrême sensibilité des visages
et de l'âme dans les bataillons inquiétait et rassurait à la fois les chefs.
Elle pouvait, selon l'impression de ces hommes trop passionnés pour rester de
sang-froid, se convertir sous le feu en panique ou en enthousiasme, et faire
de ces masses des masses de fuyards ou des bataillons de héros. XXXIII. Dumouriez
n'avait pris que quelques heures d'un sommeil interrompu par les rapports des
ordonnances, sur une botte de paille, clans sa tente. Il parcourait déjà le
front de ses lignes, entouré d'un groupe de son état-major particulier :
Thouvenot, son chef d'état-major réel, officier qu'il estimait plus que tous
les autres, parce que le premier, à Sedan, il avait compris et servi sa
grande pensée de l'Argonne ; le duc de Chartres, qu'il montrait aux soldats
pour accoutumer la république à la vue d'un prince ; le jeune duc de
Montpensier, presque enfant, second fils du duc d'Orléans, aide-de-camp de
son frère à Jemmapes : sa valeur précoce, sa figure mélancolique, son amitié
passionnée pour son frère attiraient les regards et touchaient le cœur des
soldats ; Moreton de Chabrillan, chef de l'état-major en titre, brave mais
turbulent et jaloux ; le jeune Baptiste Renard, que le général avait attaché
enfant à son service, et qui, du sein de la domesticité, s'était élevé
jusqu'au dévouement à son maître ; enfin un groupe à cheval de quatre
officiers de différents âges, parmi lesquels on remarquait deux figures
féminines. Leur modestie, leur rougeur et leur grâce contrastaient, sous
l'habit d'officiers d'ordonnance, avec les figures mâles des guerriers qui
les entouraient. C'étaient le capitaine des guides de Dumouriez, M. de
Fernig, habitant de la Flandre-Française ; son fils, lieutenant dans le
régiment d'Auxerrois, et ses deux filles, que leur tendresse pour leur père
et leur passion pour la patrie avaient arrachées à l'abri de leur sexe et de
leur âge et jetées dans les camps. L'amour filial ne leur avait pas laissé
d'autre asile. XXXIV. Elles
étaient nées au village de Mortagne, sur l'extrême frontière de la France,
touchant à la Belgique. Voici comment leur vocation leur fut révélée. Dans
ces premiers temps de la guerre, les départements frontières se levaient
d'eux-mêmes pour couvrir le pays. La France n'était qu'un camp dont ils se
considéraient comme les avant-postes. Indépendamment des bataillons qu'ils
envoyaient à Dumouriez, des compagnies de volontaires formés d'hommes mariés,
de vieillards et d'adolescents, sans autre loi que le salut public, sans
autre organisation que le patriotisme, sans autres chefs que les plus braves,
sortaient des petites villes, des villages, des fermes, surprenaient les
détachements ennemis, repoussaient l'invasion des avant-gardes et
combattaient contre les hulans légers de Clairfayt. Des femmes même
accompagnaient leurs maris dans ces expéditions rapides ; des filles leur
père, tous les âges et tous les sexes voulaient payer leur tribut
d'enthousiasme et de sang à la patrie et à la liberté. Les plus pieuses et
les plus dévouées de ces héroïnes furent ces deux jeunes filles de Mortagne,
célèbres depuis dans les fastes de nos premiers combats. Filles aînées de
quatre sœurs, l'une s'appelait Théophile, l'autre Félicité. M. de
Fernig, ancien officier, retiré dans le village de Mortagne, sur l'extrême
frontière du département du Nord, était père d'une nombreuse famille. Ses
fils servaient, l'un à l'armée des Pyrénées, l'autre à l'armée du Rhin. Ses
quatre filles, à qui la mort avait enlevé leur mère, vivaient auprès de lui.
Deux d'entre elles étaient encore enfants, les deux aînées touchaient à peine
à l'adolescence. Leur père, qui commandait la garde nationale de Mortagne,
avait animé de son ardeur militaire les paysans de son canton. Il avait fait
un camp de tout le pays. Il aguerrissait les habitants par des escarmouches
continuelles contre les hussards ennemis qui franchissaient souvent la ligne
de la frontière pour venir insulter, piller, incendier la contrée. Il se passait
peu de nuits pendant lesquelles il ne dirigeât en personne ces patrouilles
civiques et ces expéditions. Ses filles tremblaient pour ses jours. Deux
d'entre elles, Théophile et Félicité, plus émues encore des dangers que
courait leur père que des dangers de la patrie, se confièrent mutuellement
leurs inquiétudes et sentirent naître à la fois dans leur cœur la même
pensée. Elles résolurent de s'armer aussi, de se mêler à l'insu de M. de
Fernig dans les rangs des cultivateurs dont il avait fait des soldats, de
combattre avec eux, de veiller surtout sur leur père, et de se jeter entre la
mort et lui s'il venait à être menacé de trop près par les cavaliers ennemis. Elles
couvèrent leur résolution dans leur âme et ne la révélèrent qu'à quelques
habitants du village, dont la complicité leur était nécessaire pour les
dérober aux regards de leur père. Elles revêtirent des habits d'homme que
leurs frères avaient laissés à la maison en partant pour l'armée, elles
s'armèrent de leurs fusils de chasse, et, suivant plusieurs nuits la petite
colonne guidée par M. de Fernig, elles firent le coup de feu avec les
maraudeurs autrichiens, s'aguerrirent à la marche, au combat, à la mort, et
électrisèrent par leur exemple les braves paysans du hameau. Leur secret fut
longtemps et fidèlement gardé. M. de Fernig, en rentrant le matin dans sa
demeure et en racontant à table les aventures, les périls et les exploits de
la nuit à ses enfants, ne soupçonnait pas que ses propres filles avaient
combattu au premier rang de ses tirailleurs et quelquefois préservé sa propre
vie. Cependant
Beurnonville, qui commandait le camp de Saint-Amand à peu de distance de
l'extrême frontière, ayant entendu parler de l'héroïsme des volontaires de
Mortagne, monta à cheval à la tête d'un fort détachement de cavalerie et vint
balayer le pays de ces fourrageurs de Clairfayt. En approchant de Mortagne,
au point du jour, il rencontra la colonne de M. de Fernig. Cette troupe
rentrait au village après une nuit de fatigue et de combat, où les coups de
feu n'avaient pas cessé de retentir sur toute la ligne et où M. de Fernig
avait été délivré lui-même par ses filles des mains d'un groupe de hussards
qui l'entraînait prisonnier. La colonne harassée, et ramenant plusieurs de
leurs blessés et cinq prisonniers, chantait la Marseillaise au son d'un seul
tambour déchiré de balles. Beurnonville arrêta M. de Fernig, le remercia au
nom la France, et, pour honorer le courage et le patriotisme de ses paysans,
voulut les passer en revue avec tous les honneurs de la guerre. Le jour
commençait à peine à poindre. Ces braves gens s'alignèrent sous les armes,
fiers d'être traités en soldats par le générai français. Mais descendu de
cheval et passant devant le front de cette petite troupe, Beurnonville crut
apercevoir que deux des plus jeunes volontaires, cachés derrière les rangs,
fuyaient ses regards et passaient furtivement d'un groupe à l'autre pour
éviter d'être abordés par lui. Ne comprenant rien à cette timidité dans des
hommes qui portaient le fusil, il pria M. de Fernig de faire approcher ces
braves enfants. Les rangs s'ouvrirent et laissèrent à découvert les deux
jeunes filles ; mais leurs habits d'homme, leurs visages voilés par la fumée
de la poudre des coups de feu tirés pendant le combat, leurs lèvres, noircies
par les cartouches qu'elles avaient déchirées avec les dents les rendaient
méconnaissables aux yeux même de leur propre père. M. de Fernig fut surpris
de ne pas connaître ces deux combattants de sa petite armée. « Qui
êtes-vous ? » leur demanda-t-il d'un ton sévère. A ces mots un
chuchotement sourd, accompagné de sourires universels, courut dans les rangs
de la petite troupe. Théophile et Félicité, voyant leur secret découvert,
tombèrent à genoux, rougirent, pleurèrent, sanglotèrent, se dénoncèrent et
implorèrent, en entourant de leurs bras les jambes de leur père, le pardon de
leur pieuse supercherie. M. de Fernig embrassa ses filles en pleurant
lui-même. Il les présenta à Beurnonville, qui décrivit cette scène dans sa
dépêche à la Convention. La Convention cita les noms de ces deux jeunes
filles à la France et leur envoya des chevaux et des armes d'honneur au nom
de la patrie. Nous les retrouverons à Jemmapes, combattant, triomphant,
sauvant les blessés ennemis après les avoir vaincus. Le Tasse n'a pas inventé
dans Clorinde plus d'héroïsme, plus de merveilleux et plus d'amour que la
république n'en fit admirer dans ce travestissement filial, dans les exploits
et dans la destinée de ces deux héroïnes de la liberté. XXXV. Dumouriez,
à l'époque de son premier commandement en Flandre, les signala à l'admiration
de ses soldats du camp de Maulde. A nos premiers revers, leur maison,
désignée à la vengeance des Autrichiens, fut incendiée. M. de Fernig n'avait
plus de patrie que l'armée. Dumouriez emmena le père, le fils et les deux
filles avec lui dans la campagne de l'Argonne. Il donna au père et au fils
des grades dans l'état-major. Les jeunes filles, toujours entre leur père et
leur frère, portaient l'habit, les armes et faisaient les fonctions
d'officiers d'ordonnance. Elles avaient combattu à Valmy, elles brûlaient de
combattre à Jemmapes. L'aînée, Félicité de Fernig, suivait à cheval le duc de
Chartres, qu'elle ne voulait pas quitter pendant la bataille. La seconde,
Théophile, se préparait à porter au vieux général Ferrand les ordres du
général en chef, et à marcher avec lui à l'assaut des redoutes de l'aile
gauche. Dumouriez montrait ces deux charmantes héroïnes à ses soldats comme
un modèle de patriotisme et comme un augure de la victoire. Leur beauté et
leur jeunesse rappelaient à l'armée ces apparitions merveilleuses des génies
protecteurs des peuples, à la tête des armées, le jour des batailles. La
liberté comme la religion était digne d'avoir aussi ses miracles. XXXVI. Pendant
que Dumouriez, après avoir achevé son inspection, jetait en passant à ses
soldats de ces mots qui résument l'enthousiasme en un geste et qui deviennent
le mot d'ordre de la victoire, le combat s'engageait aux deux extrémités de
sa longue ligne de bataille, par la droite et par la gauche. A gauche, le
général Ferrand s'élança au chant de la Marseillaise sur le village fortifié
de Quaraignon, poste avancé qu'il fallait emporter, avant de pouvoir tourner
la droite des Autrichiens ou escalader Jemmapes. Dumouriez attentif au bruit
du canon, qui grondait sans se déplacer depuis plus d'une heure de ce côté,
comprit que Ferrand trouvait là un obstacle irrésistible dans les batteries
qui déjà, la veille, avaient fait reculer les bataillons belges. N'ayant aucun
mouvement à faire ou à surveiller au centre immobile, il s'élance au galop
vers Quaraignon pour animer par sa présence une attaque qui ne pouvait
échouer sans paralyser tous ses mouvements au centre et à droite. A son
approche, Ferrand, foudroyé par le feu qui partait des maisons et balayé par
les boulets des redoutes, semblait comme indécis et, abrité par les premières
maisons du village, donner à ses bataillons le temps de respirer. Un mot et
un geste de Dumouriez, qui montre de la main les hauteurs, ranime les
bataillons hésitants. Il lance son confident Thouvenot pour le remplacer
lui-même dans l'impulsion et dans la direction de ces colonnes. Ferrand et
Thouvenot, animés d'une généreuse émulation, reforment et ébranlent de
nouveau les colonnes, s'élancent à leur tête sur le flanc droit et sur le
flanc gauche du village, reçoivent trois fois la décharge des redoutes, lés
enlèvent au pas de course et à la baïonnette, et, soutenus par quatre
bataillons du général Rozières, qui comblent les vides dans leurs rangs,
s'emparent de Quaraignon et de l'espace qui sépare Quaraignon de Jemmapes. Là,
suivant les instructions de Dumouriez, ils divisent leurs forces en deux
colonnes : l'une, sous le commandement de Rozières, déploie huit escadrons en
bataille sur la route, pendant que le général, avec huit bataillons
d'infanterie, aborde le village de Jemmapes par la gauche ; l'autre, à la
tête de laquelle marchent Ferrand et Thouvenot, forme l'attaque principale en
colonnes par bataillons, et aborde Jemmapes de front et à la baïonnette pour
ne pas donner, en déchargeant et rechargeant les armes, le temps aux redoutes
de foudroyer les assaillants. Thouvenot,
pour répondre à la pensée de son général et de son ami ; Ferrand, pour
racheter son hésitation du matin et pour rattacher la victoire à ses cheveux
blancs, firent mille fois le sacrifice de leur vie en entraînant les
grenadiers, l'infanterie de ligne et les volontaires décimés, de gradins en
gradins, sur les plateaux étagés de Jemmapes. Écrasé par une grêle de boulets
et d'obus qui labouraient les pentes sous ses pieds, renversé de son cheval
tué sous lui, Ferrand, relevé par Thouvenot, se place, à pied, son chapeau à
la main, à la tête des grenadiers, saisit un fusil et charge à la baïonnette
dans les rues du village, sous la mitraille des Autrichiens. Son sang coule,
il ne le sent pas. Rozières avec ses quatre bataillons menace de tourner Jemmapes
par la gauche. Les huit escadrons qu'il a placés en observation s'élancent et
gravissent au galop la rampe du village. Les redoutes étouffées se taisent.
Un détachement de chasseurs à cheval se précipite sur un des derniers
bataillons de grenadiers hongrois, qui luttait encore avec la colonne du
centre. La jeune Théophile Fernig, fondant avec ces chasseurs sur ce
bataillon, l'enfonce, renverse de deux coups de pistolet deux grenadiers et
fait de sa main prisonnier le chef de bataillon, qu'elle conduit désarmé à
Ferrand. XXXVII. Dumouriez
tranquille désormais sur son attaque de gauche, où il avait laissé son âme
dans la personne de Thouvenot, et voyant de la plaine les flocons de fumée
envelopper Jemmapes et révéler en s'élevant les progrès des Français, porta
toute son attention vers sa droite. Dépourvu de ce côté du corps d'armée des
Ardennes et de Valence, son chef, qui n'étaient pas encore arrivés en ligne,
il se reposait sur Beurnonville, général actif et inspiré par le feu. Il
était onze heures du matin, la journée s'usait. Ayant changé de cheval à son
quartier-général, Dumouriez avait donné rapidement quelques ordres au duc de
Chartres et était reparti à toute bride pour voir de ses yeux ce qui
ralentissait l'attaque de Beurnonville, au pied du plateau de Cuesmes. A son
arrivée il trouva les troupes de ce général immobiles comme des murailles
sous les boulets qui pleuvaient sur elles, mais n'osant franchir les gradins
de feu qui les séparaient du plateau. Deux des brigades d'infanterie de
Beurnonville débordaient un peu les redoutes défendues par les grenadiers
hongrois. A cent pas en arrière, dix escadrons de hussards, de dragons et de
chasseurs français attendaient vainement que l'infanterie leur eût ouvert
l'espace fermé devant eux. Ces escadrons recevaient, de moment en moment, les
décharges obliques de pièces de canon qui les prenaient en écharpe et qui
enlevaient des rangs entiers de chevaux. Pour comble de désastre,
l'artillerie du général d'Harville, postée au loin sur les hauteurs de Siply,
prenant ces escadrons pour des masses de cavalerie hongroise, les canonnait
par derrière. Au-dessus des redoutes une colonne de cavalerie et une colonne
d'infanterie autrichiennes, prêtes à fondre sur nos bataillons aussitôt que
les boulets les auraient rompus, montraient leurs premières lignes de
baïonnettes, et les têtes et le poitrail des chevaux des premiers pelotons,
en arrière et au-dessus de la fumée des pièces. XXXVII. Telle
était la situation de nos colonnes d'attaque sur les plateaux de Cuesmes
quand Dumouriez y arriva. Mais impatient d'une halte qui, en suspendant
l'élan des troupes, leur donnait le temps de compter les morts et la
tentation de reculer, le général Dampierre, commandant sous Beurnonville,
n'attend pas que Dumouriez lui ravisse la gloire ou la mort. Dans une charge
désespérée, Dampierre enlève du geste et de la voix le régiment de Flandre et
le bataillon de volontaires des voltigeurs de Paris, enfants perdus qui
apportent sur le champ de bataille le fanatisme théâtral mais héroïque des
Jacobins. Il agite de la main gauche le panache tricolore de son chapeau de
général, appelle du mouvement de son épée le bataillon qu'il précède de cent
pas, seul exposé à la mitraille des redoutes et au feu des Hongrois. La mort,
qui l'attendait, si près de là sur un autre champ de bataille, semble
l'éviter. Il marcha sans être atteint. Le régiment de Flandre et le bataillon
de Paris, rassurés en le voyant debout, s'élancent au pas de course,
l'atteignent aux cris de Vive la république ! rompent à la baïonnette les
bataillons hongrois et entrent sur leurs pas dans les deux redoutes, dont ils
retournent les pièces contre l'ennemi. Dumouriez et Beurnonville, guidant en
face et à droite les deux autres colonnes, au pas de charge, les lancent sur
le plateau déjà balayé par Dampierre. Les cris de victoire et le drapeau
tricolore planté sur la dernière des redoutes annoncent à Dumouriez que
Cuesmes est à lui et qu'il est temps d'attaquer un centre dont les deux ailes
sont en retraite et dont les flancs peuvent être découverts. Il
court au galop pour donner l'ordre à la masse de ses trente-cinq mille
combattants d'aborder enfin les hauteurs fortifiées qui lient le village de
Cuesmes à celui de Jemmapes. Ces nombreux bataillons écoutaient, immobiles et
l'arme au bras depuis l'aurore, les décharges d'artillerie qui se répondaient
d'une aile à l'autre. Le vent qui soufflait de Jemmapes leur jetait avec le
son du bronze les flocons de la fumée et l'odeur enivrante de la poudre. Ils
étaient impatients de charger et murmuraient contre la lenteur de leur
général. Au
signal de Dumouriez, la ligne entière s'ébranle, se forme par bataillons en
trois épaisses et longues colonnes, entonne simultanément le chant de la
Marseillaise, et traverse au pas de course la plaine étroite qui la sépare
des hauteurs. Les cent vingt canons des batteries autrichiennes vomissent
coup sur coup leurs boulets et leurs obus sur ces colonnes, qui ne répondent
que par l'hymne des combats. Les coups, visés trop haut, passent par-dessus
la tête des soldats et n'atteignent que les derniers rangs. Deux des colonnes
commencent à gravir les coteaux. La
troisième colonne, qui s'avançait par la gorge large et boisée de la forêt de
Flence, chargée tout à coup par huit escadrons autrichiens, s'arrête, recule
et s'abrite derrière les maisons du village. Cette hésitation se communique
aux colonnes de droite et de gauche. Les rangs s'éclaircissaient de minute en
minute. Les têtes de colonnes se repliaient sur la queue. Les jeunes
bataillons, moins intrépides pour attendre immobiles que pour courir
au-devant de la mort, commençaient à se désunir et à se former au hasard en
pelotons confus, indice et prélude ordinaire de la fuite. Dumouriez, l'épée à
la main, guidait de l'œil, du geste et de la voix la tête des premiers
bataillons de droite. Quitter les troupes d'élite, qu'enthousiasmait sa
présence au moment où elles abordaient la première redoute, c'était les
entraîner en arrière avec lui. Il envoie le jeune Baptiste Renard s'informer
du désordre qu'il aperçoit. L'intrépide Baptiste traverse au galop l'espace
qui sépare la division de Dumouriez du bois de Flence. Il rallie, en passant,
la cavalerie française et la lance au secours de la colonne rompue. Déjà ces
escadrons, débordant dans la plaine, semaient la confusion et la terreur sur
le derrière de nos colonnes d'attaque. La brigade entière du général Drouin,
coupée, sabrée, se dispersait. Clairfayt, du sommet de sa position, d'où il
dominait toutes nos attaques, voit l'immense reflux que la brigade de Drouin
en se débandant opère dans la plaine. Il y jette en masse toute sa cavalerie.
Ce choc, terrible pour des bataillons novices, les coupe, les dissémine, les
fait flotter en tronçons épars jusqu'à leur première ligne. C'en
était fait du centre, entraîné bientôt tout entier, de proche en proche, dans
ce courant de terreur et de confusion, quand le duc de Chartres, qui
combattait en avant, se retourne et voit à sa gauche cette déroute de ses
bataillons. A l'instant, tournant la tête de son cheval déjà blessé à la
croupe d'un éclat d'obus, il s'élance le sabre à la main, suivi de son frère
le duc de Montpensier, de la plus jeune des sœurs Fernig, et d'un groupe de
ses aides-de-camp, à travers les hussards ennemis. Il traverse la plaine en
se faisant jour à coups de pistolet, il arrive au plus épais de la mêlée, au
milieu des lambeaux des brigades en retraite. La voix du jeune général,
l'élan de la victoire qui respire sur les physionomies du petit groupe qui
l'accompagne, la honte qu'éprouvent les soldats intimidés en voyant une jeune
fille de seize ans, la bride dans les dents, le pistolet au poing, leur
reprocher de fuir devant des dangers qu'elle brave, la poudre et le sang qui
sillonnent le visage du due de Montpensier, les supplications des officiers
qui se jettent l'épée à la main sur le derrière de leurs compagnies, défiant
leurs soldats de leur passer sur le corps, suspendent la déroute, et fixent
autour de l'état-major du jeune prince un noyau de volontaires de tous les
bataillons. Il les rallie à la hâte, il les encourage, les entraîne. « Vous
vous appellerez, leur crie-t-il, le bataillon de Jemmapes, et demain le
bataillon de la victoire, car c'est vous qui la tenez dans vos rangs ! » Il fait
placer au milieu de ce corps les cinq drapeaux en faisceaux des cinq
bataillons rompus dont cette colonne réunit les débris. Il l'enlève aux cris
de Vive la République ! Il la fait soutenir, en traversant de nouveau la
plaine, par une charge désespérée de toute la cavalerie du centre contre les
escadrons autrichiens. Le bataillon de Jemmapes, grossi dans sa course des
détachements des brigades dispersées, aborde avec l'impétuosité de la
vengeance les retranchements, et les escalade sur les corps des blessés et
des mourants. La cavalerie elle-même, franchissant les difficultés du
terrain, se précipite sur les redoutes. Les canonniers autrichiens meurent
tous sur leurs pièces. Les abords des batteries sont glissants du sang des
hommes et des chevaux. Des degrés de cadavres marquent les différents étages
de redoutes. Les Hongrois, croisant la baïonnette avec les volontaires,
opposent une muraille de fer derrière chaque muraille de feu. Les hommes
ralliés qui montent d'en bas suffisent à peine à remplacer dans les rangs les
hommes renversés par les décharges des redoutes. Le duc de Chartres et sa
colonne n'avancent plus d'un pas ; ils vont être renversés de nouveau dans la
plaine, quand le général Ferrand, débouchant enfin du village de Jemmapes,
qu'il avait emporté, s'avance à la tête de six mille hommes et de huit pièces
de canon et prend les Autrichiens entre deux feux. Aux
premières décharges qui viennent prendre leurs bataillons en écharpe, les
généraux autrichiens font replier lentement leurs troupes, abandonnant au duc
de Chartres et à Ferrand les hauteurs et les redoutes de Jemmapes. A ce
mouvement en arrière des ennemis, le duc de Chartres et le général Ferrand,
réunis, lancent leur infanterie légère et leur cavalerie sur l'arrière-garde
des Autrichiens. Cette aile compromise de l'armée ennemie n'a pas le temps de
se renouer au corps principal ; elle se précipite en bas de la colline,
derrière Jemmapes, sous le feu, sous le sabre et sous la baïonnette des
Français. L'infanterie parvient à s'échapper en partie, en jetant ses armes
et en laissant des prisonniers et des morts. La cavalerie autrichienne,
lancée au galop dans les marais qui bordent le pied de la colline, se
précipite dans la rivière encaissée, profonde et rapide de l'Haisne, qui
serpente dans ces marais. Quatre ou cinq cents hommes et plus de huit cents
chevaux s'y engloutissent en s'efforçant de la traverser. Les bords abrupts
et boueux de ce torrent repoussent les pieds des chevaux et les mains des
hommes qui s'y cramponnent pour remonter sur l'autre berge. La rivière,
grossie par les pluies d'automne, roule ces cadavres d'hommes et de chevaux,
et les rejette à une lieue de là sur la fange et parmi les joncs de ce vaste
marais. Ferrand envoya à l'instant le général Thouvenot informer Dumouriez du
succès de son aile gauche. Le duc de Chartres lui envoya son frère, le duc de
Montpensier, pour apprendre au général en chef que le combat était rétabli et
que les redoutes étaient éteintes au centre. XXXVIII. Pendant
ces ondulations diverses de sa ligne de bataille et ces vicissitudes de tant
de combats séparés, Dumouriez, plein de confiance dans son corps de bataille
principal, qu'il voyait lancé et cramponné aux premiers étages des redoutes
du centre, avait couru de nouveau à Beurnonville. Des
cinq redoutes qui flanquaient les hauteurs de Cuesmes, deux seulement avaient
été emportées le matin sous ses yeux par la bravoure de Dampierre. Mais le
duc de Saxe-Teschen avait, massé ses meilleurs bataillons hongrois et ses
escadrons de grosse cavalerie au sommet et au revers du plateau qui dominait
les trois autres redoutes. Cette position, qui couvrait à la fois la tête de
sa ligne et la communication avec la ville de Mons, était la clef de la
victoire ou de la défaite. Latour, Beaulieu, ses meilleurs généraux, ses plus
braves soldats, la défendaient. Le nerf de son armée était là. Dumouriez
l'avait compris. Il y revenait avec inquiétude. Au moment où il y arrivait de
nouveau, des officiers d'ordonnance, consternés de l'hésitation et du
fléchissement de son corps de bataille, lui apportaient la triste nouvelle de
la déroute de ses trois brigades au bois de Flence. Dumouriez lui-même ayant
lancé son cheval sur un mamelon et contemplé un moment l'inflexion de sa
ligne et les casques de la nombreuse cavalerie de Clairfayt qui brillaient au
soleil, dans la plaine, éprouva une de ces hésitations mortelles qui placent
l'homme de guerre entre une prudence humiliante et une téméraire obstination.
Il sentit la nécessité de replier ses deux ailes à demi victorieuses pour les
rattacher à un centre qui ne les soutenait plus, et il descendit du mamelon
au pas, la tête baissée, pensif et avec la résolution de commander la
retraite. On
voyait à sa physionomie combien cette résolution coûtait à son âme. La
Révolution et lui avaient un égal besoin d'une victoire. C'était le premier
feu que nos bataillons eussent vu depuis la triste guerre de Sept-Ans, car
Valmy n'avait été qu'une canonnade héroïque ; c'était la première occasion de
reconquérir à sa patrie cette renommée de supériorité militaire qui compte
pour plus qu'une armée dans la force des nations ; c'était la première
bataille rangée qu'il eût jamais livrée lui-même. Jusque-là il n'avait été
que tacticien prudent, il n'avait pas été encore général victorieux. Les
Jacobins et la Convention tenaient en ce moment suspendue sur sa tête la
couronne du triomphateur ou la hache de la guillotine. C'était sa renommée
acquise ou perdue dans cette journée qui allait faire tomber l'une ou l'autre
sur son nom. On ne lui demanderait pas compte de quelques milliers de vies
préservées ou perdues par sa prudence ou par sa témérité ; on lui demanderait
compte de la réputation de l'armée française et de l'enthousiasme de la
Révolution qu'il allait laisser échapper avec la victoire ! Dumouriez
sentit qu'il lui convenait de mourir avant sa gloire, car il ne survivrait
pas aux conséquences d'une défaite ou d'une retraite devant des généraux
jaloux, des Jacobins soupçonneux et la Convention humiliée. Il enfonça les
éperons dans les flancs de son cheval et le lança sur le plateau de Cuesmes.
Tout y était immobile en face de la formidable ligne d'infanterie et de
cavalerie impériale qui crénelait de ses bataillons et de ses escadrons,
comme nous l'avons vu, le sommet des redoutes. Aucun général n'y commandait
en ce moment. Dampierre blessé était allé prendre un instant de repos et
panser sa blessure. Beurnonville, commandant en chef à l'extrême droite,
tenait sous sa main ses brigades prêtes à se porter au secours des bataillons
chargés par les Autrichiens. C'était une de ces heures où l'incertitude
mutuelle des deux camps fait hésiter et comme respirer les batailles. Les
premières troupes que rencontra Dumouriez étaient deux brigades d'infanterie
composées de trois bataillons de ces jeunes enfants de Paris, qui semblent
jouer encore avec la mort, et de quatre mille vieux soldats de son ancien
camp de Maulde qu'il avait longuement façonnés à son génie et attachés fanatiquement
à lui comme les enfants de sa fortune. Le hasard les lui offrait à propos
dans la crise de sa renommée et de sa vie. A la
vue de leur général, ces soldats intimidés se lèvent, font sonner les crosses
de leurs fusils à terre, lancent leurs chapeaux en l'air et crient : Vive
Dumouriez ! Vive notre père ! Leur enthousiasme se communique aux bataillons
des enfants de Paris. Le général, ému et attendri, passe, en appelant les
soldats par leurs noms, devant le front des deux brigades et jure qu'il leur
ramène la victoire. Ils promettent de le suivre. Dix escadrons de cavalerie
française, hussards, dragons, chasseurs, sillonnés de temps en temps par les
boulets des redoutes, étaient en bataille, à quelques pas de là, dans un
repli du terrain. Dumouriez vole à la tête de ces escadrons ébranlés. Il
envoie son aide-de-camp de confiance, Philippe de Vaux, presser la charge de
Beurnonville, en lui annonçant que le général en chef est engagé. Les
Autrichiens reconnaissent Dumouriez au mouvement qui se fait autour de lui, à
l'élan et aux cris des Français ; ils lancent d'en haut au galop toute une
division de dragons impériaux pour dissoudre et fouler aux pieds ce noyau.
Les soldats du camp de Maulde, immobiles comme des troupes en revue, placent
au milieu d'eux les bataillons de Paris, attendent à dix pas la charge de
cette masse de dragons, visent au poitrail et à la tête des chevaux, et en
abattent plus de deux cents qui viennent rouler et expirer avec leurs
cavaliers au pied des bataillons. Protégées par ce rempart de cadavres, les
deux brigades fusillent les escadrons à mesure qu'ils pivotent en galopant
sous leur feu. Dumouriez, à la tête de dix escadrons français, lance les
hussards de Berchiny, qui sabrent les dragons déjà décimés. Cette masse de
cavalerie autrichienne s'enfuit enfin en désordre sur la route de Mons, et
ébranle, par le spectacle de sa déroute, la colonne d'infanterie hongroise.
Beurnonville arrive avec ses réserves au pas de course. Il remplace les
Autrichiens sur le plateau qu'ils viennent d'abandonner. Dumouriez, rassuré
de ce côté, descend de cheval au milieu de ses soldats, qui le reçoivent avec
acclamation dans leurs bras. Il forme une colonne de ces deux brigades. Il y
joint le régiment de chasseurs à cheval commandé par l'un des frères
Frescheville, des hussards de Chamborand commandé par l'autre frère, tous
deux intrépides lanceurs d'escadrons dans les mêlées ; il y rallie le
régiment des hussards de Berchiny, formé, dans nos vieilles guerres,
d'aventuriers hongrois dont le nom seul inspirait la terreur et la fuite dans
toutes les guerres de la révolution, et que commandait le colonel Nordmann.
Il entonne l'hymne des Marseillais répété par tout son état-major, et
renforcé par les quinze cents voix des enfants de Paris. A ce
chant, qui s'élève au-dessus du bruit du canon et qui donne le délire aux
soldats et aux chevaux eux-mêmes, la colonne s'ébranle, se précipite sans
tirer, la baïonnette en avant, sur les redoutes. Les canonniers hongrois
n'ont que le temps de tirer leurs pièces à mitraille sur les têtes de
colonnes. Les volontaires et les soldats franchissent, pour escalader les
redoutes, les membres de leurs camarades mutilés ; ils clouent avec leurs
baïonnettes les corps des Hongrois sur leurs affûts. Au milieu de l'épaisse
fumée de poudre qui enveloppe cet étroit champ de carnage, à peine peut-on
distinguer les Français de l'ennemi, on ne se reconnaît souvent qu'après
s'être frappé. Cette fumée couvrit des prodiges d'héroïsme des deux côtés. On
se battait corps à corps, dans un sinistre silence interrompu seulement par
le froissement du fer contre le fer, par les coups sourds des cadavres qui
tombaient et qui roulaient du haut des parapets, et par l'immense cri de
victoire qui s'élevait de chaque étage des redoutes conquises, quand les
Français les avaient couronnées du drapeau du bataillon. Il n'y eut là ni
fuite ni prisonniers ; tous les Hongrois moururent sur leurs pièces éteintes
et tenant encore à la main les tronçons de leurs baïonnettes et de leurs
fusils. XXXIX. Beurnonville,
emporté par l'enivrement de la charge, galopait sur le flanc droit des
redoutes, avec la masse de sa grosse cavalerie, sur les pas de la cavalerie
autrichienne. Plus soldat que général, il devançait ses escadrons et forçait
de temps eu temps les derniers pelotons ennemis à se retourner pour
combattre. Enveloppé une fois dans un escadron de cuirassiers refermé sur
lui, tous ses aides-de camp tombent ; lui-même renversé de son cheval, dont
il se fait un rempart, se défend à peine contre le cercle de sabres qui
pointent sa poitrine. Le lieutenant de gendarmerie à cheval Labretèche, suivi
d'une poignée de ses cavaliers, anciens soldats, rompt au galop l'escadron
autrichien, renverse du poitrail de son cheval les cuirassiers les plus
rapprochés de Beurnonville, le couvre de son corps percé à l'instant de
quarante lames de sabre, donne le temps à l'escadron français d'arriver, et
sauve son général en s'offrant à la mort pour lui. Rapporté inanimé sur les
bras de ses soldats, Labretèche vécut et combattit encore. Au
moment où la colonne, abordant une des redoutes, défilait devant Dampierre
aux cris de Vive la république ! et comme soulevée par un enthousiasme qui
rendait le sol élastique sous les pieds des soldats, le général aperçut au
milieu des volontaires un vieillard à cheveux blancs qui versait des pleurs
en se frappant le sein. « Qu'as-tu, mon ami ! lui dit Dampierre, est-ce
le moment de s'attrister pour un soldat que celui qui le mène à la victoire
ou à la mort ? — Ô mon fils ! ô mon fils ! se répondit à lui-même le vieux
combattant, faut-il que la pensée de ta honte empoisonne pour moi un si
glorieux moment !... » Il raconta au général que son fils, enrôlé dans
le premier bataillon de Paris, avait déserté son drapeau, et qu'il était
parti à l'instant lui-même pour le remplacer et pour donner sa vie, en
échange du bras que la lâcheté de son fils avait enlevé à la nation. Ce trait
de Romain fut consigné dans les proclamations de Dumouriez à son armée. Les
jeunes soldats voulaient voir ce vétéran qui rachetait de son sang la faute
de son fils, et pensaient à leur père en le voyant. XL. A peine
Dumouriez triomphait-il à sa droite que, sans se donner le temps de
consolider la victoire sur ce point, il courut la ramener à son centre, qu'il
croyait toujours rompu et débandé. Il venait de détacher six escadrons de
chasseurs sous les ordres de Frescheville, et il marchait lui-même de toute
la vitesse des chevaux à la tête de cette cavalerie, pour fondre sur la
cavalerie autrichienne du bois de Flence, quand il vit arriver au galop le
duc de Montpensier. Ce jeune prince venait lui annoncer la victoire du duc de
Chartres. Bientôt après, Thouvenot lui apporta le triomphe de son aile gauche
à Jemmapes. Dumouriez presse dans ses bras ces deux messagers de sa fortune ;
un cri de victoire parti du cœur du général et du petit groupe de ses
officiers de confiance et de ses amis s'élève, répété par les escadrons de
Frescheville, et court de Cuesmes à Jemmapes, de bouche en bouche, sur toute
la ligne des hauteurs occupées maintenant par les Français. Les batteries se
taisaient ; on n'entendait plus de loin en loin que les volées du canon de
retraite de l'armée de Clairfayt et du duc Albert, s'affaiblissant en
s'éloignant. Ce fut la plus belle heure de la vie de Dumouriez, la première
aussi des grandes heures militaires de la France. La victoire et le patriotisme
venaient de faire alliance sur les plateaux de Jemmapes. XLI. Dumouriez,
qui voulait et qui pouvait arracher à la journée tous ses résultats en
coupant à l'armée autrichienne la route de Mons et en la rejetant entre les
marais de l'Haisne, où il en aurait noyé et emprisonné les lambeaux, envoyait
aide-de-camp sur aide-de-camp au général d'Harville. On a vu que ce général
commandait l'année de Valenciennes, Il avait été placé par Dumouriez en corps
auxiliaire et détaché plutôt qu'en ligne de bataille sur les hauteurs de
Siply, tout près des faubourgs de Mons. Dumouriez vainqueur le faisait
presser de traverser à la hâte le vallon qui sépare Siply du mont Palisel,
d'escalader les trois redoutes qui couvrent cette hauteur et de fermer ainsi
la route de Mons aux Autrichiens. La
lenteur du général d'Harville, le calme de Clairfayt, l'intrépidité des
Hongrois, des Tyroliens et de la cavalerie autrichienne, trompèrent ces
espérances de Dumouriez. Le duc de Saxe-Teschen et Clairfayt se retirèrent
lentement et encore menaçants, entrèrent dans Mons sans être poursuivis et
refermèrent sur eux les portes. La renommée d'une victoire et un champ de
bataille furent les seules conquêtes de Dumouriez. La fatigue, l'épuisement
de munitions, de sang et de force d'une armée qui combattait ou bivouaquait
depuis quatre jours, le besoin de nourriture enfin, l'obligèrent à donner
deux heures de repos aux troupes. On leur fit une distribution de pain et
d'eau-de-vie sur le champ de bataille. Cette halte sur des redoutes
emportées, sur des plateaux escaladés, sur des villages incendiés, au milieu
de mourants et de morts, pendant laquelle les chants de Ça ira et de
la Marseillaise répondaient aux gémissements des blessés, offrait à
l'œil de Dumouriez, qui la parcourait, au pas de son cheval, le tableau de
ses pertes et de sa victoire. Ce général était assez philosophe pour
déplorer, assez militaire pour braver ce spectacle, assez ambitieux pour en
jouir. Il n'avait perdu aucun de ses confidents et de ses amis. Thouvenot, le
duc de Chartres, le duc de Montpensier, Beurnonville, Ferrand, le fidèle et
brave Baptiste, les deux jeunes et belles héroïnes Félicité et Théophile
Fernig l'accompagnaient à cheval, pleurant les morts, relevant et consolant
les blessés. Une triple acclamation s'élevait à l'approche de Dumouriez du
sein des brigades, des régiments, des bataillons. Nul blessé ne lui
reprochait son sang, tous les survivants lui faisaient hommage de la victoire
et de la vie. Les nuages qui salissaient le ciel le matin, rompus et rejetés
aux deux extrémités de l'horizon par les décharges de l'artillerie,
laissaient briller un clair soleil d'automne sur l'espace que couvrait
l'armée. D'épais flocons de fumée de poudre rampaient, çà et là, aux flancs
des plateaux entre Cuesmes et Jemmapes. Quelques maisons allumées par l'obus,
et quelques bruyères incendiées par les cartouches dans le bois de Flence,
brûlaient encore. Trente ou quarante pièces de canon abandonnées avec leurs
caissons jonchaient les redoutes. Quatre mille cadavres d'Autrichiens et de Hongrois
étaient couchés, dans leur sang, sur les pentes ou sur l'extrémité avancée du
plateau de Jemmapes. Douze cents chevaux de l'artillerie ou de la cavalerie
autrichienne achevaient d'expirer, la tête languissamment relevée et la bride
encore passée au bras de leurs cavaliers morts. La
rivière de l'Haisne et le marais que cette rivière traverse montraient çà et
là des groupes d'hommes et de chevaux qui se débattaient dans les eaux ou
dans la fange. Deux mille cadavres français et plus de deux mille chevaux, le
poitrail ou le flanc percés de boulets de canon, attestaient le ravage des
redoutes autrichiennes dans les rangs de l'artillerie et de la cavalerie
françaises qui les avaient abordées par la gorge. Des escaliers de cadavres
marquaient de distance en distance les pas des bataillons et les intervalles
laissés par la mort entre une décharge et l'autre. Presque tous les coups qui
avaient frappé les assaillants étaient mortels. Douze ou quinze cents blessés
seulement par la balle ou par le sabre étaient transportés, par leurs camarades,
aux ambulances. Les autres étaient morts foudroyés par la mitraille, ou
rendaient le dernier soupir en reconnaissant leur général. L'enthousiasme qui
avait animé leurs visages dans l'élan de l'assaut respirait encore sur leurs
figures. Leur agonie même était triomphale. Ils mouraient joyeux, non comme
des soldats immolés à l'ambition d'un général, mais comme des victimes offertes
d'elles-mêmes et fières de leur sacrifice à la patrie. Les
chirurgiens attachés à l'armée remarquèrent que le délire de ceux qui
moururent de leurs blessures, le lendemain ou le surlendemain de la bataille,
dans les hôpitaux de Mons, était un délire patriotique ; que le mouvement de
l'âme qui les avait emportés au combat se prolongeait et survivait jusque
dans leur agonie, et que les dernières paroles qu'ils prononçaient presque
tous étaient quelques refrains de l'hymne de Rouget de Lisle et les noms de
patrie et de liberté. La pensée de la Révolution s'était incorporée dans
l'armée, elle s'y appelait patrie ; et si elle faisait des martyrs à Paris,
elle faisait des héros à Jemmapes. XLII. En
rentrant sous sa tente, pour donner les ordres du mouvement en avant qu'il
méditait, Dumouriez fut arrêté par un autre cortège. C'était le corps du
général Drouin mourant, que ses soldats rapportaient sur un brancard
recouvert de son manteau ensanglanté. Responsable du désordre qui avait
compromis le centre et changé un moment la victoire en déroute, Drouin
semblait faire ainsi l'héroïque réparation de la faute de ses soldats. Il
s'était offert à la mort. Ses camarades triomphaient, il allait mourir. Du côté
des Autrichiens, les généraux, les officiers, les soldats ne cédèrent les
retranchements qu'avec la vie. Ce n'était pas seulement la Belgique que les
deux armées se disputaient, c'était la réputation des deux nations et le
prestige de la première bataille. Ils déchirèrent le coteau de Jemmapes en se
le disputant. Chaque combat fut un combat corps à corps. On ne s'aborda qu'à
l'arme blanche. Presque tous les généraux autrichiens furent blessés. Le
baron de Keïm, qui commandait les grenadiers hongrois, les voyant ébranlés,
se fit tuer, en avant de ses troupes, pour que le spectacle de sa mort
encourageât ses grenadiers à le venger. Il était quatre heures du soir. Le jour n'avait plus qu'une heure à prêter aux vainqueurs. L'armée française s'avança en masse et occupa les faubourgs de Mons. Les Autrichiens sortirent de la ville pendant la nuit. Dumouriez y entra en vainqueur le lendemain. Sa présence fit éclater dans la population le sentiment d'indépendance et de fraternité qui couvait sous les pas de l'armée autrichienne dans toute la Belgique. Les magistrats et les habitants vinrent saluer la victoire et la Révolution dans le général et dans l'année. Ils offrirent une couronne de chêne à Dumouriez et une autre à Dampierre, à qui les Jacobins de Mons attribuaient ainsi une part de la victoire. Dumouriez fut justement jaloux de la gloire qu'on voulait partager ainsi entre lui et un de ses lieutenants, dont les opérations subalternes avaient le plus contrarié, selon lui, la victoire. La victoire était toute à lui, car il l'avait préparée, conduite, rétablie avant et pendant la journée. Jemmapes appartenait à Dumouriez comme l'action appartient à la pensée qui l'a conçue. Sa première récompense était de se la voir disputer par l'envie, cette ombre qui suit les grands hommes. La victoire même lui devint amère, et les Jacobins lui devinrent plus odieux. |