I. Cependant
les Jacobins étaient pressés d'arracher aux Girondins, à la face du peuple,
leur secret sur la vie ou la mort du roi. Impatients de s'armer contre eux du
soupçon de royalisme, il leur fallait la discussion immédiate sur ce grand
texte pour ranger leurs ennemis parmi les faibles ou parmi les traîtres. Ils
connaissaient la répugnance de Vergniaud à cette immolation de sang-froid à
la vengeance plus qu'au salut de la république. Ils suspectaient les
intentions de Brissot, de Sieyès, de Péthion, de Condorcet, de Guadet, de
Gensonné. Ils brûlaient de voir éclater au grand jour ces répugnances et ces
scrupules pour en faire un signe de réprobation contre les amis de Roland. Le
procès du roi allait séparer les faibles des forts ; le peuple demandait ce jugement
comme une satisfaction, les partis comme un dernier combat, les ambitieux
comme le gage du gouvernement de la république entre leurs mains. II. Péthion
demanda le premier, à la Convention, que la question d'inviolabilité du roi
fût posée, et qu'on délibérât avant tout sur ce préliminaire indispensable à
tout jugement : « Le roi peut-il être jugé ? Morisson prétendit que
l'inviolabilité déclarée par la constitution de 1791 couvrait la personne du
souverain contre tout autre jugement que le jugement de la victoire, et que
toute violence de sang-froid contre sa vie serait un crime. « Si, le 10 août,
dit-il, j'avais trouvé Louis XVI le poignard à la main, couvert du sang de
mes frères ; si j'avais vu bien clairement, ce jour-là, que c'était lui qui
avait donné l'ordre d'égorger les citoyens, j'aurais été le frapper moi-même.
Mais plusieurs mois se sont écoulés depuis ce jour. Il est entre nos mains, il
est sans armes, sans défense, et nous sommes Français ! Cette situation est
la loi des lois. » III. Saint-Just
se leva à ces mots. Saint-Just était dès lors comme la pensée de Robespierre
que Robespierre faisait marcher à quelques pas en avant de lui. Ce jeune
homme, muet comme un oracle et sentencieux comme un axiome, semblait avoir
dépouillé toute sensibilité humaine pour personnifier en lui la froide
intelligence et l'impitoyable impulsion de la Révolution. Il n'avait ni
regards, ni oreilles, ni cœur pour tout ce qui lui paraissait faire obstacle
à l'établissement de la république universelle. Rois, trônes, sang, femmes,
enfants, peuple, tout ce qui se rencontrait entre ce but et lui disparaissait
ou devait disparaître. Sa passion avait, pour ainsi dire, pétrifié ses
entrailles. Sa logique avait contracté l'impassibilité d'une géométrie¬ et la
brutalité d'une force matérielle. C'était lui qui, dans des conversations
intimes et longtemps prolongées dans la nuit sous le toit de Duplay, avait le
plus combattu ce qu'il appelait les faiblesses d'âme de Robespierre et sa
répugnance à verser le sang du roi. Immobile à la tribune, froid comme une
idée, ses longs cheveux blonds tombant des deux côtés sur son cou, sur ses
épaules, le calme de la conviction absolue répandu sur ses traits presque
féminins, comparé au saint Jean du Messie du peuple par ses admirateurs, la
Convention le contemplait avec cette fascination inquiète qu'exercent
certains êtres placés aux limites indécises de la démence et du génie.
Attaché aux pas de Robespierre seul, Saint-Just se communiquait peu aux
autres. Il sortait de sa place à la Convention pour apparaître comme un
précurseur des opinions de son maître. Son discours fini, il y rentrait
silencieux et impalpable, non comme un homme, mais comme une voix. IV. « On
vous dit, murmura froidement Saint-Just, que le roi doit être jugé en citoyen
; et moi j'entreprends de vous prouver qu'il doit être jugé en ennemi. Nous
n'avons pas à le juger ; nous avons à le combattre. La plus funeste des
lenteurs que nos ennemis nous recommandent, serait celle qui nous ferait
temporiser avec le roi. Un jour, des peuples, aussi éloignés de nos préjugés
que nous le sommes des préjugés des Vandales, s'étonneront qu'un peuple ait
délibéré pour savoir s'il avait le droit de juger ses tyrans. On s'étonnera
qu'au dix-huitième siècle on ait été moins avancé que du temps de César. Le
tyran fut immolé en plein sénat sans autre formalité que vingt-deux coups de
poignard, sans autre loi que la liberté de Rome ; et aujourd'hui on fait avec
respect le procès d'un homme, assassin du peuple, pris la main dans le sang,
la main dans le crime ! Ceux qui attachent quelque importance au juste
châtiment d'un roi ne feront jamais une république. Parmi nous la mollesse
des caractères est un grand obstacle à la liberté. Les uns semblent craindre
dans cette occasion de porter un jour la peine de leur courage. Les autres
n'ont point renoncé finalement à la monarchie. Ceux-ci craignent un exemple
de vertu qui serait un lien de responsabilité commune et d'unité de la
république. Citoyens ! si le peuple romain, après six cents ans de vertus et
de haine des rois, si l'Angleterre, après Cromwell mort, virent renaître les
rois malgré leur énergie, que ne doivent pas craindre parmi nous les bons
citoyens en voyant la hache trembler dans nos mains, et un peuple, dès le
premier jour de sa liberté, respecter le souvenir de ses fers ! On parle
d'inviolabilité ! Elle existait, peut-être, cette inviolabilité mutuelle, de
citoyen à citoyen ; mais de peuple à roi il n'y a plus de rapport naturel. Le
roi était en dehors du contrat social qui unissait entre eux les citoyens. Il
ne peut être couvert par ce contrat, auquel seul il faisait une tyrannique
exception. « Et
l'on invoque les lois en faveur de celui qui les a toutes détruites ! Quelle
procédure, quelle information voulez-vous faire de ses crimes qui sont
partout écrits avec le sang du peuple ! Ne passa-t-il point avant le combat
les troupes en revue ! Ne prit-il pas la fuite au lieu de les empêcher de
tirer sur la nation ! Mais à quoi bon chercher des crimes ! Il est telle âme
généreuse qui dira dans un autre temps que le procès doit être fait à un roi,
non pour les crimes de son gouvernement, mais pour le seul crime d'avoir été
roi ! Car la royauté est un crime pour lequel l'usurpateur est justiciable
devant tout citoyen ! Tous les hommes ont reçu de la nature la mission
secrète d'exterminer la domination. On ne peut régner innocemment : tout roi
est un rebelle. Et quelle justice pourrait lui faire le tribunal auquel vous
remettriez son jugement ! aurait-il la faculté de lui restituer la patrie et
de citer devant lui, pour lui faire réparation, la volonté générale ?
Citoyens, le tribunal qui doit juger Louis est un conseil politique. C'est le
droit des nations qui juge les rois. N'oubliez pas que l'esprit dans lequel
vous jugerez votre maître sera l'esprit dans lequel vous établirez votre
république. La théorie de votre jugement sera celle de vos magistratures. La
mesure de votre philosophie dans ce jugement sera aussi la mesure de votre
liberté dans votre constitution. A quoi bon même un appel au peuple ! Le
droit des hommes contre les rois est personnel. Le peuple tout entier ne
saurait contraindre un seul citoyen à pardonner à son tyran. Mais hâtez-vous
! car il n'est pas de citoyen qui n'ait sur lui le droit qu'avait Brutus sur
César ! le droit d'Ankastrœm sur Gustave ! Louis est un autre Catilina. Le
meurtrier jurerait comme le consul de Rome qu'il a sauvé la patrie en
l'immolant. Vous avez vu ses desseins perfides, vous avez compté son armée ;
le traître n'était pas le roi des Français, mais le roi de quelques conjurés.
Il faisait des levées de troupes ; il avait des ministres particuliers ; il
avait proscrit secrètement tous les gens de bien et de courage ; il est le
meurtrier de Nancy, de Courtrai, du Champ-de Mars, des Tuileries. Quel ennemi
étranger nous a fait plus de mal ! Et l'on cherche à remuer la pitié ! On
achètera bientôt des larmes comme aux enterrements de Rome ! Prenez garde à
vos cœurs ! Peuple ! si le roi est jamais absous, souviens-toi que nous ne
sommes plus dignes de ta confiance, et ne vois en nous que des traîtres ! » V. La
Montagne s'appropria ces paroles par l'enthousiasme avec laquelle elle les
applaudit. Ou eût dit qu'une main hardie venait de déchirer le nuage des lois
écrites, et de faire apparaître la juridiction du glaive sur le front de tous
les rois. Fauchet, bravant le délire de l'Assemblée, prononça, mais sans
pouvoir les faire entendre, de courageuses paroles sur l'inutilité de la mort
et sur la vertu politique de la magnanimité. « Non, conservons, dit-il, cet
homme criminel qui fut roi. Qu'il reste un spectacle vivant de l'absurdité et
de l'avilissement de la royauté. Nous dirons aux nations : Voyez-vous cette
espèce d'homme anthropophage qui se faisait un jeu de nous, de vous ? C'était
un roi. Aucune loi intérieure n'avait prévu son crime. Il a passé les bornes
des attentats prévus dans notre code pénal. La nation se venge en lui
infligeant un supplice plus terrible que la mort : elle l'expose à perpétuité
à l'univers, en le plaçant sur un échafaud d'ignominie. » Grégoire,
dans une des séances suivantes, attaqua la théorie de l'inviolabilité des
rois. « Cette fiction ne survit pas à la fiction constitutionnelle qui la
crée. » Il demanda non la mort, mais le jugement avec toutes ses
conséquences, fut-ce la mort ; et il préjugea l'arrêt par ces paroles
terribles : « Est-il un parent, un ami de nos frères immolés sur nos
frontières, qui n'ait le droit de traîner son cadavre aux pieds de Louis XVI
et de lui dire : Voilà ton ouvrage
! Et cet homme ne serait pas justiciable
du peuple ? « Je
réprouve la peine de mort, continua Grégoire, et j'espère que ce reste de
barbarie disparaîtra de nos lois. Il suffit à la société que le coupable ne
puisse plus nuire. Vous le condamnerez, sans doute, à l'existence, afin que
le remords et l'horreur de ses forfaits le poursuive dans le silence de sa
captivité. Mais le repentir est-il fait pour les rois ? L'histoire qui
burinera ses crimes pourra le peindre d'un seul trait. Aux Tuileries, le 10
août, des milliers d'hommes étaient égorgés, le bruit du canon annonçait un
carnage effroyable ; et ici, dans cette salle, il mangeait ! .... Ses
trahisons ont enfin amené notre délivrance. L'impulsion est donnée au monde.
La lassitude des peuples est à son comble. Tous s'élancent vers la liberté.
Le volcan va faire explosion et opérer la résurrection politique du globe.
Qu'arriverait-il si, au moment où les peuples vont briser leurs fers, vous
proclamiez l'impunité de Louis XVI ? L'Europe douterait de votre intrépidité
et les despotes reprendraient confiance dans cette maxime de notre servitude,
qu'ils tiennent leur couronne de Dieu et de leur épée ! » De
nombreuses adresses des départements et des villes furent lues dans les
séances suivantes, demandant-toutes la tête de l'assassin du peuple. Le
premier besoin de la nation ne semblait pas tant de se défendre que de se
venger. VI. Un
étranger siégeait parmi les membres de la Convention nationale. C'était le
philosophe Thomas Payne. Né en Angleterre, apôtre de l'indépendance
américaine, ami de Franklin, auteur du Bon sens, des Droits de l'Homme et de
l'Age de raison, trois pages de l'évangile nouveau, dans lesquelles il avait
rappelé les institutions politiques et les croyances religieuses à la justice
et à la lumière primitives, son nom avait une grande autorité parmi les
novateurs des deux mondes. Sa réputation lui avait servi de naturalisation en
France. La nation qui pensait, qui combattait alors non pour elle seule, mais
pour l'univers tout entier, reconnaissait pour compatriotes tous les
zélateurs de la raison et de la liberté. Le patriotisme de la France, comme
celui des religions, n'était ni dans la communauté de langue, ni dans la
communauté des frontières, mais dans la communauté des idées. Payne, lié avec
madame Roland, avec Condorcet et Brissot, avait été élu par la ville de
Calais. Les Girondins le consultaient et l'avaient introduit au comité de
législation. Robespierre lui-même affectait pour le radicalisme cosmopolite
de Payne le respect d'un néophyte pour des idées qui viennent de loin. Payne
avait été comblé d'égards par le roi pendant le temps où il avait été envoyé
à Paris pour implorer les secours de la France en faveur de l'Amérique. Louis
XVI avait fait don de six millions à la jeune république. C'était entre les
mains de Franklin et de Payne que ce don du roi avait été déposé. Les
souvenirs des bienfaits passés devaient donc fermer la bouche de ce
philosophe. Ses antécédents le récusaient si sa reconnaissance ne
l'enchaînait pas. Il n'eut ni la mémoire ni la convenance de sa situation. Ne
pouvant s'énoncer en français à la tribune, il écrivit et fit lire à la
Convention une lettre ignoble dans les termes, cruelle dans l'intention ;
longue injure jetée jusqu'au fond du cachot à l'homme dont il avait jadis
sollicité la généreuse assistance et à qui il devait le salut de sa propre
patrie. « Considéré comme individu,
cet homme n'est pas digne de l'attention de la république ; mais comme
complice de la conspiration contre les peuples vous devez le juger, disait
Payne. A l'égard de l'inviolabilité, il ne faut faire aucune mention de ce
motif. Ne voyez plus dans Louis XVI qu'un homme d'un esprit borné, mal élevé
comme tous ses pareils, sujet, dit-on, à de fréquents excès d'ivrognerie, et
que l'Assemblée constituante rétablit imprudemment sur un trône pour lequel
il n'était pas fait. » VII. C'est
en ces termes que la voix de l'Amérique affranchie par Louis XVI venait
retentir dans la prison de Louis XVI ! Un Américain, un citoyen, un sage
demandait, sinon la tête, du moins l'ignominie du roi qui avait couvert des
baïonnettes françaises le berceau de la liberté de son pays. L'ingratitude
s'exprimait en outrages. La philosophie se dégradait au-dessous du despotisme
dans le langage de Payne. Madame Roland et ses amis applaudirent à la rudesse
républicaine de cet acte et de ces expressions. La Convention ordonna à
l'unanimité l'impression de cette lettre. Le sentiment public s'indigna tout
bas. Il appartenait à tout le monde de haïr Louis XVI, plutôt qu'à l'apôtre
de l'Amérique et à l'ami de Franklin. VIII. Le duc
d'Orléans, qu'Hébert avait baptisé la veille à la commune du nom de
Philippe-Égalité, et qui avait accepté ce nom pour dépouiller jusqu'aux
syllabes qui rappelaient la race de Bourbon, monta à la tribune après la
lecture de la lettre de Thomas Payne.
« Citoyens, dit-il, ma fille, âgée de quinze ans, a passé en
Angleterre au mois d'octobre 1791, avec la citoyenne de Genlis-Sillery, son
institutrice, et deux jeunes personnes élevées avec elle depuis son enfance,
dont l'une est la citoyenne Henriette Sercey, orpheline, et l'autre la
citoyenne Paméla Seymour, naturalisée Française depuis plusieurs années. La
citoyenne Sillery a fait l'éducation de tous mes enfants, et la manière dont
ils se comportent prouve qu'elle les a formés de bonne heure aux idées
républicaines. Un des motifs de ce voyage de ma fille a été de la soustraire
à l'influence des principes d'une femme (sa mère), très-estimable sans doute,
mais dont les opinions sur les affaires présentes n'ont pas toujours été
conformes aux miennes. Lorsque des raisons si puissantes retenaient ma fille
en Angleterre, mes fils étaient aux armées. Je n'ai cessé d'être avec eux au
milieu de vous, et je puis dire que moi, que mes enfants ne sommes pas les
citoyens qui auraient couru le moins de dangers si la cause de la liberté
n'avait pas triomphé ! Il est impossible, il est absurde d'envisager le
voyage de ma fille comme une émigration. Mais le plus léger doute suffit pour
tourmenter un père. Je vous prie donc, citoyens, de calmer mes inquiétudes.
Si, par impossible, et je ne puis le croire, vous frappiez de la rigueur de
la loi ma fille, quelque cruel que fût ce décret pour moi, les sentiments de
la nature n'étoufferaient pas les devoirs du citoyen, et en l'éloignant de la
patrie pour obéir à la loi je prouverai de nouveau tout le prix que j'attache
à ce titre de citoyen que je préfère à tout ! » L'Assemblée
renvoya dédaigneusement la demande du duc d'Orléans au comité de législation.
La Convention, qui n'avait plus besoin de complices, commençait à s'inquiéter
de compter un Bourbon dans son sein. Trop voisin du trône pour qu'elle put
s'en servir sans danger, trop fidèle à la Révolution pour qu'elle osât
l'accuser, elle le couvrait d'une tolérance qui ressemblait à l'oubli. Elle
voulait l'effacer ; il voulait s'effacer lui-même. Mais son nom trop éclatant
le dénonçait à l'attention de la république. C'était le seul crime dont sa
prostration devant le peuple ne pût l'absoudre. Ce nom, quoique répudié,
l'écrasait. La France et l'Europe attentives se demandaient comment son
patriotisme subirait la terrible épreuve du procès de son parent et de son
roi. La nature le récusait, l'opinion lui demandait une tête. On tremblait de
dire qui triompherait de la nature ou de l'opinion. IX. Au même
moment Paris et les départements, menacés de la famine, s'agitaient par
l'effet de la panique plus encore que par la réalité de la disette. Le
discrédit où étaient tombés les assignats, monnaie de papier, idéale comme la
confiance, faisait resserrer les blés ; le resserrement des blés amenait la
violation des marchés et des domiciles. Toutes les petites villes autour de
Paris, ce grenier de la France, étaient dans une perpétuelle sédition. Les
commissaires de la Convention envoyés sur les lieux étaient injuriés,
menacés, chassés. Le peuple leur redemandait du pain et des prêtres. Ils
revenaient à la Convention étaler leurs alarmes, leurs injures et leur
impuissance. « On nous conduit à l'anarchie, disait Péthion. Nous nous
déchirons de nos propres mains. Il y a des causes cachées à ces troubles.
C'est dans les départements les plus abondants en blé que les troubles
éclatent. Conspirateurs, qui avilissez la Convention, dites-nous donc ce que
vous voulez de nous ? Nous avons aboli toutes les tyrannies, nous avons aboli
la royauté ; que voulez-vous de plus ? » Les
idées religieuses, froissées dans les consciences, agitaient au même moment
les départements. Des séditions prenaient la croix pour étendard. Danton s'en
émut. « Tout le mal n'est pas
dans les alarmes sur les subsistances, dit-il à la Convention. On a jeté dans
l'Assemblée une idée imprudente. On a parlé de ne plus salarier les prêtres.
On s'est appuyé sur des idées philosophiques qui me sont chères, car je ne
connais d'autre Dieu que celui de l'univers, d'autre culte que celui de la
justice et celui de la liberté. Mais l'homme maltraité de la fortune cherche
des jouissances idéales. Quand il voit un homme riche se livrer à tous ses
goûts, caresser tous ses désirs, alors il croit, et cette idée le console, il
croit que dans une autre vie les jouissances se multiplieront en proportion
de ses privations dans ce monde. Quand vous aurez eu pendant quelque temps
des officiers de morale, qui auront fait pénétrer la lumière dans les
chaumières, alors il sera bon de parler au peuple de morale et de philosophie.
Mais, jusque-là, il est barbare, c'est un crime de lèse-nation de vouloir
enlever au peuple des hommes dans lesquels il espère encore trouver quelques
consolations. Je penserais donc qu'il serait utile que la Convention fît une
adresse pour persuader au peuple qu'elle ne veut rien détruire, mais tout
perfectionner, et que, si elle poursuit le fanatisme, c'est qu'elle veut la
liberté des opinions religieuses. Mais il est encore un objet qui exige la
prompte décision de l'Assemblée, ajouta Danton, plus contraint qu'emporté à
cette manifestation contre Louis XVI. Le jugement du ci-devant roi est
attendu avec impatience. D'une part, le républicain s'indigne de ce que ce
procès semble interminable ; de l'autre, le royaliste s'agite en tout sens,
et, comme il a encore sa fortune et son orgueil, vous verrez peut-être, au
grand scandale de la liberté, deux partis s'entrechoquer. Tout vous commande
d'accélérer le jugement du roi. » X. Robespierre,
ne voulant pas laisser à Danton la priorité de sa motion, se joignit à lui
pour demander que « le dernier tyran des Français, le point de ralliement de
tous les conspirateurs, la cause de tous les troubles de la république, fût
promptement condamné à la peine de ses forfaits. » Marat, Legendre, Jean-Bon
Saint-André jetèrent le même cri d'impatience, et poussèrent contre le roi
seul le flot de colère, d'inquiétude et d'agitation qui menaçait la
république. Le procès devint l'ordre du jour permanent de la Convention. Il-était
aussi celui des Jacobins. Là Chabot invectivait Brissot, lui reprochait de
s'être réjoui secrètement des massacres de septembre, dans l'espoir que son
complice d'autrefois et son ennemi d'aujourd'hui, le libelliste Morande,
dépositaire de ses secrets, périrait sous la hache du peuple. « Et tu te
vantes avec tes amis, lui disait Chabot, d'être le héros du 10 août, toi qui
t'es caché dans ton comité jusqu'au moment où il fut question de t'emparer du
ministère sous la responsabilité de Roland et de Clavière ! Le héros du 10
août, toi qui, quelques jours avant, lisais un discours applaudi des
royalistes, où tu te déclarais le défenseur du roi ! Les héros du 10 août,
toi et tes amis ! Est-ce ton ami Vergniaud, qui concluait son discours sur la
déchéance par un message au roi, destiné à endormir la nation jusqu'à
l'arrivée de Brunswick ? Est-ce Jérôme Péthion, qui avait empêché
l'insurrection du 28 juillet et qui me gourmandait, le 9 août, parce que je
voulais sonner le tocsin ? Est-ce ton ami Lasource, qui demandait, le 8 août,
le renvoi des fédérés, vainqueurs le 1 0 ? Est-ce Vergniaud encore, qui,
président de l'Assemblée, le matin de cette journée, jurait de mourir pour
maintenir les droits constitutionnels du roi ? Est-ce ton parti enfin, qui,
pendant que le canon du peuple renversait le château, faisait décréter qu'il
serait nommé un gouverneur au prince royal ? Va ! je laisse l'opinion
publique juger entre l'ex-capucin Chabot et l'ancien espion de police Brissot
! » La conclusion de toutes ces philippiques des Jacobins contre Roland,
Brissot, Péthion, Vergniaud, était le défi porté aux Girondins de reculer
dans le procès de Louis XVI et de refuser cette tête au peuple, à moins de
s'avouer traîtres à la patrie. Dans la
même séance des Jacobins, Robespierre repoussa, comme Danton l'avait fait à
la Convention, la pensée de retirer le salaire de l'État aux prêtres.
Robespierre et d'autres reculaient timidement, dans un intérêt de parti,
devant l'application rationnelle du dogme de l'indépendance des croyances
religieuses et de l'émancipation absolue de la raison des peuples en matière
de culte par la liberté. Ils proclamaient la religion du peuple un mensonge,
et ils demandaient que la république salariât des prêtres chargés de prêcher
et d'administrer ce qu'ils appelaient un mensonge. Ainsi les hommes les plus
fermes dans la foi révolutionnaire, qui ne reculaient ni devant le sang de
leurs concitoyens, ni devant les armées de l'Europe, ni devant leur propre
échafaud, reculaient devant la puissance d'une habitude nationale, et
ajournaient la vérité dans les rapports de l'homme avec Dieu, plutôt que
d'ajourner leur puissance. Que la faiblesse est voisine de la force ! « Mon Dieu, à moi, » disait Robespierre
dans une lettre écrite à ses commettants, « c'est celui qui créa tous les
hommes pour l'égalité et le bonheur. C'est celui qui protège les opprimés et
qui extermine les tyrans. Mon culte est celui de la justice et de l'humanité.
Je n'aime pas plus qu'un autre le pouvoir des prêtres. C'est une chaîne de
plus donnée à l'humanité ; mais c'est une chaîne invisible attachée aux
esprits. Le législateur peut aider la raison à s'en affranchir, mais il ne
peut la briser. Notre situation, sous ce rapport, me semble favorable. L'empire
de la superstition est presque détruit. Déjà c'est moins le prêtre qui est
l'objet de la vénération que l'idée de la religion que le prêtre personnifie
aux yeux de la foule. Déjà le flambeau de la philosophie, pénétrant jusqu'aux
classes les plus ténébreuses, a chassé tous ces ridicules fantômes que
l'ambition des prêtres et la politique des rois nous ordonnent d'adorer au
nom du ciel. Il ne reste guère plus dans les esprits que ces dogmes éternels,
qui prêtent un appui aux idées morales, et la doctrine sublime et touchante
de la charité et de l'égalité que le fils de Marie enseigna jadis à ses
concitoyens. Bientôt, sans doute, l'évangile de la raison et de la liberté
sera l'évangile du monde. Le dogme de la divinité est gravé dans les esprits.
Ce dogme, le peuple le lie au culte qu'il a jusqu'ici professé. Attaquer ce
culte c'est attenter à la moralité du peuple. Or rappelez-vous que notre
révolution est basée sur la justice, et que tout ce qui tend à affaiblir ce
sentiment moral dans le peuple est antirévolutionnaire. Souvenez-vous avec
quelle sagesse les plus grands législateurs de l'antiquité surent manier ces
ressorts cachés du cœur humain ; avec quel art sublime, ménageant la
faiblesse ou les préjugés de leurs concitoyens, ils consentirent à faire
sanctionner par le ciel l'ouvrage de leur génie ! Quel que soit notre
enthousiasme, nous ne sommes point encore arrivés aux limites de la raison et
de la vertu humaine. Mais combien est-il impolitique de jeter de nouveaux
ferments de discorde dans les esprits en faisant croire au peuple qu'en
attaquant ses prêtres on attaque le culte lui-même ! Ne dites pas qu'il ne
s'agit point ici d'abolir le culte, mais seulement de ne le plus payer ; car
ceux qui croient au culte croient aussi que ne plus le payer ou le laisser
périr, c'est la même chose. Ne voyez-vous pas d'ailleurs qu'en livrant les
citoyens à l'individualité des cultes, vous élevez le signal de la discorde
dans chaque ville et dans chaque village ? Les uns voudront un culte, les
autres voudront s'en passer, et tous deviendront les uns pour les autres des
objets de mépris et de haine. » XI. Ainsi
Danton et Robespierre lui-même, par une étrange et lâche concession de leurs
principes, voulaient rétablir au nom de la république cette uniformité
officielle des consciences qu'ils reprochaient à la politique des rois. Ils
enlevaient un roi au peuple, et ils n'osaient déclarer qu'ils cesseraient de
salarier le clergé ! Cette
inconséquence de Robespierre, masquant sa faiblesse sous un sophisme, prêtait
aux sarcasmes de ses ennemis. Carra, Gorsas, Brissot, rédacteurs des
principaux journaux de la Gironde, prirent en pitié sa superstition et
traduisirent sa complaisance en ridicule. « On se demande, disaient-ils,
pourquoi tant de femmes à la suite de Robespierre, chez lui, à la tribune des
Jacobins, aux Cordeliers, à la Convention ?
C'est que la Révolution française est une religion et que Robespierre
veut faire une secte. C'est une espèce de prêtres qui a ses dévots, ses
Maries, ses Madeleines, comme le Christ. Toute sa puissance est en
quenouille. Robespierre prêche, Robespierre censure ; il est furieux, grave,
mélancolique, exalté à froid, suivi dans ses pensées et dans sa conduite. Il
tonne contre les riches et les grands. Le texte de ses sermons est celui du
Christ : « Il faut dépouiller tous les coquins de bourgeois de Jérusalem pour
revêtir les sans-culottes. » Il vit de peu. Il ne connaît pas les
besoins physiques. Il n'a qu'une seule mission, c'est de parler, et il parle
toujours. Il crée des disciples, il a des gardes pour sa personne. Il
harangue les Jacobins quand il peut s'y faire des sectateurs. Il se tait
quand sa parole pourrait nuire à sa popularité. Il refuse les places ou il
pourrait servir le peuple et brigue les postes d'où il pourrait le persuader.
Il se montre quand il peut faire sensation ; il disparaît quand la scène est
remplie par d'autres. Il a tous les caractères d'un chef de religion. Il
s'est fait une réputation de sainteté. Il parle de Dieu et de la Providence !
il se dit l'âme des pauvres et des opprimés. Il se fait suivre par les femmes
et par les faibles d'esprit. Robespierre est un prêtre et ne sera jamais
autre chose ! » XII. De son
côté, Marat, absent de la Convention et rentré dans son souterrain des
Cordeliers depuis l'insulte de Westermann et les menaces des fédérés, dénonça
de là au peuple la faction de la Gironde comme une conjuration permanente
contre la patrie. « Ce n'est pas moi seulement, écrivait-il, qu'ils
contraignent à chercher sa sûreté dans un sombre caveau pour se mettre à
l'abri du fer de leurs brigands, l'atroce faction s'acharne contre
Robespierre, Danton, Panis et tous les députés qu'ils ne peuvent amener à composer
avec la peur. Ils dressent leurs listes de proscrits sous les auspices de
leur patron Roland. Et qui sont ces ennemis publics de tout homme de bien ?
Ce sont ceux qui, sous l'Assemblée constituante, ont sacrifié à la cour les
droits et les intérêts du peuple, les Camus, les Grégoire, les Roland, les
Sieyès, les Buzot ; ce sont ceux qui, dans l'Assemblée législative, ont
conspiré avec le pouvoir exécutif et fait déclarer une guerre désastreuse de
concert avec Narbonne, La Fayette et Dumouriez ; ce sont ceux qui demandent
le démembrement de la France et la translation de l'Assemblée nationale à
Rouen ; je parle des Lasource, des Lacroix, des Fauchet, des Gensonné, des
Vergniaud, des Brissot, des Kersaint, des Barbaroux, des Guadet, ces vils
mannequins conventionnels de Roland ! Et l'on me reproche de m'être soustrait
aux poignards des assassins aux gages de ces hommes en me réfugiant dans mon
souterrain ! Quand ma mort pourra cimenter le bonheur du peuple, on verra si
je pâlis ! » Marat
ne tarda pas en effet à reparaître escorté d'hommes du peuple armés de sabres
et de bâtons, et suivi par des groupes d'enfants et de femmes en haillons. Il
parut dans ce cortège à la porte de la Convention. « Et l'on m'accuse,
écrivait-il le lendemain, de prêcher le meurtre et l'assassinat ! moi qui
n'ai jamais demandé quelques gouttes de sang impur que pour préserver des
flots du sang innocent ! C'est le pur amour de l'humanité qui m'a fait voiler
quelques moments ma sensibilité pour crier mort à ces ennemis du genre
humain. Cœurs sensibles et justes ! c'est à vous que j'en appelle contre les
calomnies de ces hommes de glace, qui verraient, sans s'émouvoir, immoler la
nation pour une poignée de scélérats ! C'est sur le quai des Théatins, à
l'ancien hôtel de Labriffe, dont le nom a été effacé, que se rassemblent
journellement ces meneurs, Buzot, Kersaint, Gensonné, Vergniaud, Sieyès,
Condorcet. Là ils complotent leurs projets. Plus souvent ces conjurés se
réunissent chez la Saint-Hilaire, maîtresse de Sillery. C'est un de leurs
repaires habituels. On commence par le conciliabule ; on finit par l'orgie.
Car les nymphes de l'émigration s'y rendent pour corrompre ces pères
conscrits de la Convention. Saladin y a dîné le 27 avec plusieurs députés de
la clique, tels que Buzot et Kersaint. Lasource y a soupé avec ces
courtisanes contrerévolutionnaires et Veimerange, ancien administrateur des
postes. C'est dans la maison de campagne de celui-ci, aux Thilles, près du
village de Gonesse, que se rassemblent, une fois la semaine, les chefs de
cette faction, au même lieu et à la même table où se rassemblaient, il y a
deux ans, Chapelier, Dandré, Maury et Cazalès ! » XIII. A la
même époque Camille Desmoulins, s'associant à Merlin de Thionville, publia un
journal pour défendre la cause de Robespierre avec cette épigraphe, qui
révélait chaque jour à ses lecteurs la pensée quotidienne des Jacobins : Il
n'y a pas de victime plus agréable aux dieux qu'un roi immolé. « Je ne sais,
disait Camille Desmoulins, si Robespierre ne doit pas trembler des succès
qu'il a obtenus contre ses lâches accusateurs. C'est sa seconde philippique,
ce sublime discours de Cicéron, dit Juvénal, qui a fait assassiner ce grand
homme. Robespierre aussi a trop vaincu, ses ennemis sont trop écrasés pour
que tant de succès ne présagent pas une catastrophe. Il n'est pas possible
d'avoir plus humilié ses ennemis. Louvet était au carcan. Péthion paraissait
crucifié au triomphe de son rival. Qu'est-ce que la vertu, si Robespierre
n'en est pas l'image ? qu'est-ce que l'éloquence et le talent, si le discours
de Robespierre n'en est pas le chef-d'œuvre, ce discours où j'ai trouvé
réunies l'ironie de Socrate à la finesse de Pascal, avec deux ou trois traits
comparables aux plus belles explosions de Démosthène ? Robespierre, Lacroix
t'accusait d'avoir dit un mot condamnable ; mais telle est l'idée que j'ai de
ta vertu, que j'en ai conclu qu'il fallait bien que ce mot ne fût pas
criminel, puisque tu l'avais prononcé. Quant à Marat, qui m'appelle
quelquefois son fils, cette parenté n'empêche pas que je me tienne
quelquefois à distance de ce père. Mais Marat n'est pas un parti. Marat vit
seul. Brissot ! Brissot ! voilà un parti ! Jetez les yeux sur les comités de
la Convention ! Brissot partout ! Robespierre nulle part ! Savez-vous ce qui
réunit les Girondins ? La haine de Paris ! la haine du peuple ! Ils haïssent
Paris, parce que Paris est la tête de la nation et renferme un peuple
immense, la terreur des traîtres et des intrigants ! » XIV. Un de
ces hasards que la fortune jette au milieu des événements, pour les aggraver
et les dénouer, vint inopinément donner aux Jacobins de nouvelles armes
contre les Girondins, de nouveaux témoignages contre Louis XVI. On a vu
précédemment que ce prince, se défiant de la sûreté des Tuileries, quelques
jours avant le 10 août, avait fait pratiquer dans la muraille d'un couloir
obscur, qui conduisait à son cabinet, une armoire secrète recouverte d'une
porte de fer et d'un panneau de boiserie. Le roi s'était servi, pour cette
opération, du compagnon de ses travaux manuels quand, dans les jours de son
oisiveté, il se délassait du trône par le métier de forgeron. Cet homme, dont
nous avons déjà parlé, nommé Gamain, était un serrurier de Versailles ; il
avait aimé tendrement Louis XVI, et rien n'aurait pu le décider à la
trahison, si la démence ou les obsessions de sa femme n'avaient déraciné peu
à peu dans son cœur son attachement pour le roi. Mais cet ouvrier robuste,
ayant été atteint d'une maladie de langueur presque immédiatement après le
scellement de la porte de fer, rechercha, avec l'inquiétude d'une imagination
fiévreuse, comment son corps, jeune et vigoureux jusque-là, avait pu tout à
coup s'énerver et s'amaigrir comme si l'ombre de la mort avait passé sur lui,
ou comme si un de ces sorts, sinistres crédulités du peuple, avait été jeté
sur sa vie. A force
de retourner sa pensée dans sa tête, elle finit par s'allumer. Sa mémoire,
fidèle ou trompée, lui rappela une circonstance en apparence bien
insignifiante, mais qu'il pervertit en soupçon. Du soupçon à l'accusation,
dans l'âme de l'homme simple et frappé, il n'y a que l'espace d'un rêve : son
imagination le franchit. Gamain se souvint qu'accablé de lassitude et de
soif, pendant le travail pénible de la forge, le roi lui avait offert de se
désaltérer, et lui avait donné à boire, de sa propre main, un verre d'eau
froide. Soit que la fraîcheur de l'eau eût glacé ses sens, soit que le
commencement du marasme de cet homme eût coïncidé naturellement avec cette
époque de sa vie, Gamain se crut empoisonné de la main de son maître et de
son ami, intéressé, disait-il, à faire disparaître le seul témoin du dépôt
caché dans les murs de son palais. Gamain
confia ses soupçons à sa femme, qui les partagea et les envenima. Il lutta
longtemps contre cette obsession de son âme ; mais enfin, vaincu par le
désespoir de périr victime d'une si odieuse trahison, ébranlé de plus par les
secousses croissantes de la Révolution, et craignant que son silence ne lui
fut un jour imputé à crime, il résolut de se venger avant de mourir, et de
révéler le mystère auquel il avait concouru. Il alla chez le ministre de
l'intérieur, Roland, et lui fit sa déclaration. Soit que Roland fût impatient
de saisir de nouvelles pièces de conviction contre la royauté, soit qu'il
espérât trouver dans ces confidences de la liste civile des preuves écrites
de la corruption de Danton, de Marat, de Robespierre lui-même ; soit plutôt
qu'il craignît de livrer à la Convention des correspondances qui
compromettraient ses propres amis, il se hâta comme un homme qui voit sa
proie et qui jette une main aussi prompte que l'œil sur un secret. Roland ne
songea pas à l'immense responsabilité qu'appellerait sur lui une découverte
dont il écartait tous les témoins. Il n'appela point, pour lever ce scellé,
les membres du comité de la Convention ; il fit monter Gamain seul avec lui
dans sa voiture, se rendit aux Tuileries, força la porte de fer, recueillit
les papiers que l'armoire contenait, porta ces pièces au ministère de
l'intérieur pour les examiner avant de les déposer à la Convention. A
l'annonce de la découverte de ce trésor d'accusations, un cri de joie s'éleva
dans Paris, un murmure sourd gronda dans la Convention contre la témérité du
ministre. Tous les partis s'accusèrent mutuellement d'avance de quelques
complicités occultes dont l'armoire de fer recélait les preuves contre leurs
chefs. Tous tremblèrent que Roland n'eût, à son gré, trié ces témoignages de
trahison. Tous, à l'exception des Girondins, lui firent un crime de son
impatience et d'avoir substitué la main d'un ministre à l'œil de la nation
dans l'examen d'un dépôt de manœuvres et de trahisons contre elle. Bien que
Roland eût apporté dans la journée les papiers de l'armoire de fer sur le
bureau du président, le fait d'avoir assisté seul à leur découverte et de les
avoir parcourus avant de les livrer le rendait suspect de soustraction et de
partialité. La Convention chargea son comité des douze de lui faire un
rapport sur ces pièces et sur ceux de ses membres qui pourraient s'y trouver
impliqués. Ces papiers contenaient le traité secret de la cour avec Mirabeau,
et les témoignages irrécusables de la corruption de ce grand orateur. La
vérité sortait des murs du palais, où elle avait été scellée, pour venir
accuser sa mémoire dans son tombeau. Barrère, Merlin, Duquesnoy, Rouyer, les
membres les plus éminents de l'Assemblée législative, et sous cette
dénomination on entendait Guadet, Vergniaud, Gensonné, étaient, sinon
accusés, du moins désignés comme ayant eu des rapports avec Louis XVI. Ces
correspondances, pour la plupart, révélaient plutôt ces plans vagues que les
aventuriers politiques offrent en échange d'un peu d'or aux pouvoirs en
détresse, que des plans arrêtés et des complicités réelles ; presque toutes
finissaient par des demandes énormes de millions au trésor du roi. On
promettait à ce prince des noms et des consciences qui ne savaient pas même
qu'on les marchandait. Barrère, Guadet, Merlin, Duquesnoy se disculpèrent
sans peine d'accusations chimériques. Un seul homme, dans l'Assemblée, avait
négocié sa parole et son crédit avec la cour, cet homme était Danton. Mais la
preuve de ses rapports avec la monarchie était en Angleterre, entre les mains
d'un ministre de Louis XVI. L'armoire de fer se taisait sur lui. XV. Barbaroux,
pour faire diversion aux soupçons qui s'élevaient contre Roland, demanda que
Louis XVI fût le premier accusé. Robespierre, muet jusque-là, prit la parole,
non comme un juge prend la balance, mais comme un ennemi prend l'épée. Il ne
reconnut entre Louis XVI et lui d'autre loi que l'antipathie mortelle entre
le maître et l'esclave ; oubliant qu'il n'était qu'un homme obligé de
consulter dans ses jugements, non-seulement les lois écrites, mais encore les
lois non écrites de la miséricorde et de l'équité, il posa face à face le
salut de la république et la vie d'un roi, et il décida de sa pleine science
que la mort de ce roi était nécessaire à ce peuple. Robespierre eut du moins
le mérite d'écarter de ce meurtre d'État l'hypocrisie des formes ordinaires
du procès. Il condamna Louis XVI comme s'il eût été le juge suprême, et il
l'exécuta comme si Louis XVI n'eût été qu'un principe. C'est cette franchise
et cette audace qui séduisirent tant d'esprits depuis, et qui firent oublier
aux admirateurs de Robespierre que dans ce principe il y avait un roi, que
dans ce roi il y avait un homme, et que dans cet homme il y avait la vie, la
vie que la société n'enlève à personne pour le crime de sa situation, mais
pour le crime de sa main et de sa volonté. « On
vous entraîne hors de la question, il n'y a point de procès ici ! dit-il.
Louis n'est point accusé, vous n'êtes point des juges ; vous n'avez point une
sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à
prendre, un acte de providence nationale à exercer (on applaudit). Quel est
le parti que la saine politique prescrit pour cimenter la république
naissante ? C'est de graver profondément dans les cœurs le mépris de la
royauté et de frapper de stupeur tous les partisans du roi. Donc, présenter à
l'univers son crime comme un problème, sa cause comme un objet de discussion
la plus imposante, la plus religieuse qui fut jamais, mettre une distance
incommensurable entre le souvenir de ce qu'il fut et le titre de citoyen,
c'est précisément trouver le moyen de le rendre plus dangereux à la liberté.
Louis XVI fut roi et la république est fondée. La question fameuse qui vous
occupe est tranchée par ce seul mot. Louis est détrôné par ses crimes, il a
conspiré contre la république ; il est condamné, ou la république n'est point
absoute (applaudissements). Proposer de faire le procès à Louis XVI, c'est
mettre la Révolution en cause. S'il peut être jugé, il peut être absous ;
s'il peut être absous, il peut être innocent. Mais s'il est innocent, que
devient la Révolution ? S'il est innocent, que sommes-nous sinon ses
calomniateurs ! Les manifestes des cours étrangères contre nous sont justes ;
sa prison même est un sévice ; les fédérés, le peuple de Paris, tous les
patriotes de l'empire français sont coupables ; et le grand procès pendant au
tribunal de la nature depuis tant de siècles, entre le crime et la vertu,
entre la liberté et la tyrannie, est enfin décidé en faveur du crime et du
despotisme. « Citoyens,
prenez-y garde : vous êtes trompés ici par de fausses notions. Les mouvements
majestueux d'un grand peuple, les sublimes élans de la vertu se présentent à
nous comme les éruptions d'un volcan et comme le renversement de la société
politique. Lorsqu'une nation est forcée de concourir au droit de
l'insurrection, elle rentre dans l'état de nature à l'égard du tyran. Comment
celui-ci pourrait-il invoquer le pacte social ? Il l'a anéanti ! Quelles sont
les lois qui le remplacent ? Celles de la nature : le salut du peuple. Le
droit de punir le tyran et celui de le détrôner, c'est la même chose ; l'un
ne comporte pas d'autre forme que l'autre. Le procès du tyran, c'est
l'insurrection ; son jugement, c'est la chute de sa puissance ; sa peine,
celle qu'exige la liberté du peuple. Les peuples lancent la foudre, voilà
leur arrêt ; ils ne condamnent pas les rois, ils les suppriment ; ils les
replongent dans le néant ! Dans quelle république la nécessité de punir les
rois fut-elle litigieuse ? Tarquin fut-il appelé en jugement ? Qu'aurait-on
dit à Rome si des citoyens s'étaient déclarés ses défenseurs ? Et nous, nous
appelons des avocats pour plaider la cause de Louis XVI ? Nous pourrons bien,
un jour, leur décerner des couronnes civiques ! car, s'ils défendent une
cause, ils pourront espérer de la faire triompher ; autrement, nous ne
donnerions à l'univers qu'une ridicule comédie de justice (on applaudit). Et
nous osons parler de république ! Ah ! nous sommes si tendres pour les
oppresseurs parce que nous sommes sans entrailles pour les opprimés ! Quelle
république que celle que ses fondateurs mettent en cause et à laquelle ils
suscitent eux-mêmes des adversaires pour oser l'attaquer dans son berceau !
Il y a deux mois, qui eût pu soupçonner seulement qu'on parlerait ici de
l'inviolabilité des rois ? Et aujourd'hui, un membre de la Convention
nationale, le citoyen Péthion, vous présente cette idée comme l'objet d'une
délibération sérieuse ? O crime ! ô honte ! la tribune du peuple français a
retenti du panégyrique de Louis XVI ! Louis combat encore contre nous du fond
de son cachot, et vous demandez s'il est coupable et si on peut le traiter en
ennemi ! Permettez-vous qu'on invoque en sa faveur la constitution ? S'il en
est ainsi, la constitution vous condamne ; elle vous défendait de le
renverser ! Allez donc aux pieds du tyran implorer son pardon et sa clémence
!... « Mais,
nouvelle difficulté, à quelle peine le condamnerons-nous ! La peine de mort
est trop cruelle, dit celui-ci. Non, dit l'autre, la vie est plus cruelle
encore, il faut le condamner à vivre. Avocats ! est-ce par pitié ou par
cruauté que vous voulez le soustraire à la peine de ses crimes ? Pour moi,
j'abhorre la peine de mort ; je n'ai pour Louis ni amour ni haine, je ne hais
que ses forfaits. J'ai demandé l'abolition de la peine de mort à l'Assemblée
constituante, et ce n'est pas ma faute si les premiers principes de la raison
ont paru des hérésies morales et judiciaires. Mais, vous qui ne vous avisâtes
jamais de réclamer cette abolition du supplice en faveur des malheureux dont
les délits sont individuels et pardonnables, par quelle fatalité vous
souvenez-vous de votre humanité pour plaider la cause du plus grand des
criminels ? Vous demandez une exception à la peine de mort pour celui-là seul
qui peut la légitimer ?... Un roi détrôné au sein d'une Révolution non encore
cimentée ! Un roi dont le nom seul attire sur la nation la guerre étrangère !
Ni la prison ni l'exil ne peuvent innocenter son existence. Je prononce à
regret cette fatale vérité : Louis doit périr plutôt que cent mille citoyens
vertueux ! Louis doit mourir, parce qu'il faut que la patrie vive ! » XVI. Le
discours de Robespierre, interrompu par de sinistres applaudissements, tomba
dans l'opinion comme un poids de fer dans la balance. L'éloquence et la
hardiesse du sophisme étonnèrent et courbèrent les convictions. On se sentit
fier d'être impitoyable comme la nécessité et tout-puissant comme la nature.
On mit la nation à la place de la Providence, on se crut autorisé à rendre en
son nom des arrêts. On se trompait : le droit des nations ne se compose que
de l'ensemble de tous les droits que chacun des membres de la nation porte en
lui-même ; or, aucun homme ne porte en soi le droit d'immoler un autre homme,
si ce n'est dans le combat ou dans le jugement. Dans ses majestueux axiomes,
Robespierre ne mettait pas seulement le roi hors la loi, il le mettait hors
la nature, et dans cette invocation magnifique mais erronée au droit naturel,
l'éloquent sophiste ne voyait pas sans doute qu'il donnait à tout citoyen la
faculté de s'armer du glaive et de le frapper lui-même, désarmé et non jugé,
du droit de sa doctrine ou de sa colère. Il confondait l'insurrection avec le
meurtre, et le droit de combattre avec le droit d'immoler. XVII. Buzot,
dans une des séances qui suivirent ce discours, proposa la peine de mort
contre quiconque proposerait de rétablir la royauté sous une forme
quelconque. L'allusion faite par ces paroles au projet de domination de
Robespierre et des Jacobins souleva un violent tumulte. Ce tumulte s'apaisa
comme toujours, en rejetant sur le roi seul la fureur de tous les partis.
Buzot demanda que le roi fût préalablement entendu, ne fût-ce que pour
connaître ses complices. Son geste et son sourire indiquaient Robespierre et
Danton. Ruhl
reprit la lecture de son rapport sur les papiers trouvés dans l'armoire de
fer. Une des pièces de cette correspondance contenait une consultation
secrète du roi aux évêques de France, pour leur demander s'il pouvait
s'approcher des sacrements aux fêtes commémoratoires de la mort et de la
résurrection du Christ. « J'ai accepté, leur disait-il, la funeste
constitution civile du clergé. J'ai toujours regardé cette acceptation comme
forcée, fermement résolu, si je viens à recouvrer ma puissance, à rétablir le
culte catholique. » Les évêques lui répondirent par une admonition
sévère et par l'interdiction des pratiques saintes jusqu'à ce qu'il se fût
lavé par beaucoup de réparations méritoires du crime d'avoir concouru à la
Révolution. On demanda que les cendres de Mirabeau, convaincu de vénalité par
ces mêmes pièces, fussent retirées du Panthéon. « Mettez, si vous
voulez, sa mémoire en arrestation, dit Manuel, mais ne la condamnez pas sans
l'entendre. » Camille Desmoulins interpella Péthion et le somma de déclarer
pourquoi, comme maire de Paris, il n'avait pas assisté au convoi funèbre de
Mirabeau. « J'ai toujours été convaincu, répondit Péthion, que Mirabeau
joignait à de grands talents une profonde immoralité. Je crois que lorsque La
Fayette trompait le peuple, Mirabeau avait des relations coupables avec la
cour. Je crois qu'il a reçu de Talon une somme de quarante-huit mille livres.
Mais quelques indices et quelque persuasion que j'aie de ces faits, je n'en
ai pas les preuves. On a vu un plan de Mirabeau pour faire retirer le roi à
Rouen. Il est certain qu'il allait souvent à Saint-Cloud et qu'il y avait des
conférences secrètes. C'est par ces motifs que je n'assistai pas aux honneurs
qu'on rendait à son cercueil. » XVIII. Cependant
le peuple, agité par la crainte de la disette et de l'invasion,
s'impatientait des lenteurs de l'Assemblée, se pressait en foule à ses portes
et déclarait que le blé ne paraîtrait sur les marchés et la victoire sur les
frontières qu'après que la mort de Louis XVI aurait expié ses forfaits et
enlevé l'espérance aux accapareurs et aux conspirateurs. Des rassemblements
tumultueux se portèrent aux abords du Temple et menacèrent de forcer la
prison pour en arracher les prisonniers. Ces agitations servirent de prétexte
au parti de Robespierre pour demander l'arrêt sans jugement et la mort
immédiate. La
Convention nomma vingt et un membres pour rédiger les questions à adresser à
Louis XVI et son acte d'accusation. Elle décida en outre que le roi serait
traduit à sa barre pour entendre la lecture de cette accusation ; qu'il
aurait deux jours pour y répondre, et que le lendemain du jour où il aurait
comparu et répondu, on prononcerait sur son sort par l'appel nominal de tous
les membres présents. Marat,
s'élançant à la tribune après la lecture de ce décret, dénonça Roland et ses
amis comme affamant systématiquement le peuple pour le pousser aux excès ;
puis, se tournant inopinément contre Robespierre et Saint-Just : « On
cherche, dit-il, à jeter les patriotes de cette Assemblée dans des mesures
inconsidérées en demandant que nous votions par acclamation la mort du tyran.
Eh bien ! moi, je vous rappelle au plus grand calme. C'est avec sagesse qu'il
faut prononcer. » — L'Assemblée s'étonne, les députés se regardent et
semblent douter de ce qu'ils ont entendu. — Marat, élevant plus haut la
voix, reprend avec gravité : « Oui, ne préparons pas aux ennemis de la
liberté le prétexte des calomnies atroces qu'ils feraient pleuvoir sur nous,
si nous nous abandonnions, à l'égard de Louis XVI, au seul sentiment de notre
force et de notre colère. Pour connaître les traîtres, car il y en a dans
cette Assemblée (plusieurs voix : Nommez les
traîtres),
pour connaître les traîtres avec certitude, je vous propose un moyen
infaillible, c'est que le vote de tous les députés sur le sort du tyran soit
publié ! » Les applaudissements des tribunes poursuivent Marat jusque sur son
banc. XIX. Chabot,
après Marat, sur la dénonciation d'un nommé Achille Viard, aventurier qui
cherchait l'importance dans des relations équivoques avec tous les partis,
accusa les Girondins et spécialement madame Roland de s'entendre avec
Narbonne, Malouet et d'autres constitutionnels réfugiés à Londres, pour
sauver le roi et pour intimider la Convention par un rassemblement de dix
mille républicains modérés qui ne voulaient pas la mort du tyran. Cette
conspiration imaginaire, rêvée par Chabot, Bazire, Merlin et quelques autres
membres exaltés du comité de surveillance de la Convention, occasionna une
scène d'invectives entre les deux partis, dans laquelle les paroles, les
gestes, les regards avilirent la dignité des représentants de la république
au niveau du plus abject tumulte. De ce
jour la langue changea comme les mœurs. Elle prit la rudesse et la
trivialité, cette corruption du peuple, au lieu de la mollesse et de
l'affectation, cette corruption des cours. La colère des deux partis ramassa,
pour s'outrager mutuellement, les termes ignobles employés par la populace.
Le pugilat avait remplacé l'épée. L'échafaud prochain se pressentait dans les
menaces des orateurs. Le sang de septembre déteignait sur les discussions. «
Ce sont des imbéciles, des fripons, des infâmes ! » s'écria Marat en montrant
du doigt Grangeneuve et ses amis. « Je
te demande avant, toi, réplique Grangeneuve, de dire quelle preuve tu as de
mon infamie ! » Les tribunes prennent le parti de Marat et se lèvent en
couvrant les Girondins d'imprécations. « Faites regarder dans le côté droit,
dit Montant, si Ramond ou Cazalès n'y sont point encore. Je m'engage à prouver, repart Louvet, que
Catilina est dans le vôtre. — Les
hommes purs ne craignent pas la lumière, reprit Marat. — Ils ne se cachent pas dans les souterrains, »
lui cria Boileau. On décida que deux commissaires accompagneraient Marat dans
sa demeure pour s'assurer qu'il n'altèrera pas les pièces, bases de sa
dénonciation. On désigne pour cette mission Tallien, ami de Marat, et Buzot,
son ennemi. « Je ne crois pas, dit Buzot avec un geste et un accent de
mépris, que la Convention ait le droit de m'ordonner d'aller chez Marat. » XX. Au
milieu de ces tumultes et de ces outrages mutuels, madame Roland, appelée par
la Convention pour être confrontée avec son accusateur Viard, paraît à la
barre. L'aspect
d'une femme jeune, belle, chef de parti, réunissant en elle les séductions de
la nature au prestige du génie, à la fois rougissante et fière du rôle que
son importance dans la république lui décerne, inspire le silence, la décence
et l'admiration à l'Assemblée. Madame Roland s'explique avec la simplicité et
la modestie d'une accusée sure de son innocence, et qui dédaigne de confondre
son accusateur autrement que par l'éclat de la vérité. Sa voix émue et sonore
tremble au milieu du silence attentif et favorable de l'Assemblée. Cette voix
de femme, qui pour la première fois succède aux clameurs rauques des hommes
irrités, et qui semble apporter une note nouvelle aux accents de la tribune,
ajoute un charme de plus à l'éloquence gracieuse de ses expressions. Viard,
convaincu d'impudence, se tait. Les applaudissements absolvent et vengent
madame Roland. Elle sort au milieu des marques de respect et d'enthousiasme
de la Convention. Tous les membres se lèvent et s'inclinent sur son passage.
Elle emporte dans son âme, elle montre involontairement dans son attitude la
joie secrète d'avoir paru au milieu du sénat de sa patrie, d'avoir fixé un
moment les yeux de la France, vengé ses amis et confondu ses ennemis. « Vois
ce triomphe ! » disait Marat à Camille Desmoulins assis près de lui
dans la salle ; « ces tribunes qui restent froides, ce peuple qui se
tait sont plus sages que nous. » Robespierre lui-même méprisa la
ridicule conspiration rêvée par Chabot, et sourit pour la dernière fois à la
beauté et à l'innocence de madame Roland. XXI. Les
Girondins, à leur tour, voulurent faire une diversion au procès du roi et
jeter un défi aux Jacobins en proposant l'expulsion du territoire de tous les
membres de la maison de Bourbon, et notamment du duc d'Orléans. Buzot se
chargea de proposer cet ostracisme : « Citoyens, dit-il, le trône est
renversé, le tyran ne sera bientôt plus, mais le despotisme vit encore. Comme
ces Romains qui, après avoir chassé Tarquin, jurèrent de ne jamais souffrir
de rois dans leur ville, vous devez à la sûreté de la république le
bannissement de la famille de Louis XVI. Si quelque exception pouvait être
faite, ce ne serait pas sans doute en faveur de la branche d'Orléans. Dès le
commencement de la révolution, d'Orléans fixa les regards du peuple. Son
buste, promené dans Paris le jour même de l'insurrection, présentait une
nouvelle idole. Bientôt il fut accusé de projets d'usurpation, et, s'il est
vrai qu'il ne les ait pas conçus, il paraît du moins qu'ils existaient et
qu'on les couvrit de son nom. Une fortune immense, des relations intimes avec
les grands d'Angleterre, le nom de Bourbon pour les puissances étrangères, le
nom d'Égalité pour les Français, des enfants dont le jeune et bouillant
courage peut être aisément séduit par l'ambition : c'en est trop pour que
Philippe puisse exister en France sans alarmer la liberté. S'il l'aime, s'il
l'a servie, qu'il achève son sacrifice et nous délivre de la présence d'un
descendant des captifs. Je demande que Philippe, et ses fils, et sa femme, et
sa fille aillent porter ailleurs que dans la république le malheur d'être nés
près du trône, d'en avoir connu les maximes et reçu les exemples, et de
porter un nom qui peut servir de ralliement à des factieux, et dont l'oreille
d'un homme libre ne doit plus être blessée. » Cette
proposition, appuyée par Louvet, combattue par Chabot, reprise par
Lanjuinais, suspecte à Robespierre, agita quelques jours la Convention et les
Jacobins, et fut ajournée, en ce qui concernait le duc d'Orléans, après le
procès du roi. Le but des Girondins en faisant cette proposition était double
: ils voulaient, d'un côté, s'accréditer dans le parti violent en flattant la
passion du peuple et même son ingratitude, par un ostracisme plus sévère et
plus complet que l'ostracisme du roi seul : ils voulaient, de l'autre, jeter
sur Robespierre, sur Danton et sur Marat, le soupçon d'une connivence secrète
avec la royauté future du duc d'Orléans. Si ces démagogues défendent le duc
d'Orléans, se disaient-ils, ils passeront pour ses complices ; s'ils
l'abandonnent, nous aurons dans la Convention son vote, sa personne, sa
fortune et sa faction de moins contre nous. Péthion, Roland et Vergniaud
paraissent avoir eu encore une autre pensée : celle d'intimider les Jacobins
sur le sort du duc d'Orléans, et de faire de son exil un objet de négociation
avec Robespierre pour obtenir en échange la concession de l'appel au peuple
et de la vie du roi. XXII. Mais
ces diversions impuissantes égaraient, sans la suspendre, la passion
publique, qui revenait toujours au Temple. Pendant que les commissaires
nommés par la Convention accomplissaient auprès du roi la mission dont le
décret les avait chargés, Robert Lindet, député de l'Eure, une de ces mains
qui rédigent avec impassibilité et sang-froid ce que les passions inspirent
aux corps politiques, lut un second acte d'accusation. Le procès étant
décidé, on se disputait déjà sur la mesure de l'appel au peuple. Les Girondins
persistaient à demander cette révision du jugement après le procès. Ils
étaient soutenus dans cette opinion par tous ceux des membres de la
Convention qui, sans appartenir à l'un des deux partis en présence, voulaient
refuser à la vengeance cruelle de la république un sang qu'ils ne se
croyaient pas le droit de répandre, et dont la république n'avait pas soif.
Leurs discours, accueillis, pendant qu'ils les prononçaient, par les
sarcasmes et les gestes menaçants des tribunes, se perdaient dans la clameur
générale, mais devaient trouver plus tard un écho honorable pour leur nom
dans la conscience refroidie du peuple lui-même. Attendre est toute la
vengeance de la vérité. XXIII. Buzot,
en votant la mort pour peine des crimes de Louis XVI, réserva aussi l'appel
au peuple. « Vous êtes placés entre deux périls, je le sais, dit-il à ses
collègues : si vous refusez l'appel au peuple, vous aurez un mouvement des
départements contre l'exécution de votre jugement ; si vous accordez l'appel
au peuple, vous aurez un mouvement à Paris, et des assassins tenteront
d'égorger sans vous la victime. Mais parce que des scélérats peuvent
assassiner Louis XVI, ce n'est pas une raison pour nous de nous charger du
fardeau de leur crime. Quant aux outrages qui nous atteindraient nous-mêmes
dans ce cas, dussé-je être la première victime des assassins, je n'en aurai
pas moins le courage de dire la vérité, et j'aurai du moins en mourant la
consolante espérance que ma mort sera vengée. Hommes justes ! donnez votre
opinion en conscience sur Louis et remplissez ainsi vos devoirs ! » Robespierre,
clans un second discours, accusa les Girondins de vouloir perpétuer le danger
de la patrie en perpétuant un procès qu'ils voulaient faire juger par
quarante-huit mille tribunaux. Puis, laissant la question elle-même pour
saisir corps à corps ses ennemis et tourner contre eux l'indulgence qu'ils
montraient pour le tyran : « Citoyens ! s'écria-t-il en finissant, il vous a
dit une grande vérité, celui qui vous disait hier que vous marchiez à la
dissolution de l'Assemblée par la calomnie. Vous en faut-il d'autres preuves
que cette discussion ! N'est-il pas évident que c'est moins a Louis XVI qu'on
fait le procès qu'aux plus chauds défenseurs de la liberté ! Est-ce contre la
tyrannie de Louis XVI qu'on s'élève ? Non, c'est contre la prétendue tyrannie
d'un petit nombre de patriotes opprimés. Sont-ce les complots de
l'aristocratie qu'on signale ? Non, c'est la soi-disant dictature de je ne
sais quels députés du peuple qui sont là tout prêts à affecter la tyrannie.
On veut conserver le tyran pour l'opposer à des patriotes sans pouvoir. Les
perfides ! ils disposent de toute la puissance publique, de tous les trésors
de l'État, et ils nous accusent de despotisme ! Il n'est pas un hameau dans
la république où ils ne nous aient diffamés ! Ils épuisent le trésor public
pour répandre leurs calomnies ! Ils violent le secret des lettres pour
arrêter toutes les correspondances patriotiques ! Et ils crient à la calomnie
! Oui, sans doute, citoyens, il existe un projet d'avilir et peut-être de
dissoudre la Convention à l'occasion de ce procès. Il existe, ce projet, non
dans le peuple, non dans ceux qui comme nous ont tout sacrifié à la liberté,
mais dans une vingtaine d'intrigants qui font mouvoir tous ces ressorts, qui
gardent le silence, qui s'abstiennent d'énoncer leur opinion sur le dernier
roi, mais dont la sourde et pernicieuse activité produit tous les troubles
qui nous agitent. Mais consolons-nous ! la vertu fut toujours en minorité sur
la terre... » — La Montagne se lève avec enthousiasme et les battements de
mains des tribunes interrompent longtemps Robespierre. — « La vertu fut toujours en minorité sur la
terre... Et sans cela la terre serait-elle peuplée de tyrans et d'esclaves !
Hampden et Sidney étaient de la minorité, car ils expirèrent sur un échafaud.
Les César, les Clodius étaient de la majorité. Mais Socrate était de la
minorité, car il but la ciguë. Caton était de la minorité, car il déchira ses
entrailles ! Je connais beaucoup d'hommes ici qui serviraient la liberté à la
façon de Hampden et de Sidney. » — On applaudit dans les tribunes. — « Peuple,
reprend Robespierre, épargne-nous au moins cette espèce de disgrâce, garde
tes applaudissements pour le jour où nous aurons fait une loi utile à
l'humanité ! Ne vois-tu pas qu'en nous applaudissant tu donnes à nos ennemis
des prétextes de calomnie contre ta cause sacrée que nous défendons ? Ah !
fuis plutôt le spectacle de nos débats ! Reste dans tes ateliers. Loin de tes
yeux nous n'en combattrons pas moins pour toi ! Et quand le dernier de tes
défenseurs aura péri, alors venge-les si tu veux et charge-toi de faire
triompher toi-même ta cause !... Citoyens, qui que vous soyez, veillez autour
du Temple ! Arrêtez, s'il est nécessaire, la malveillance perfide ! Confondez
les complots de vos ennemis ! Fatal dépôt ! reprit-il avec un geste
désespéré, n'était-ce pas assez que le despotisme eût pesé si longtemps sur
cette terre ! Faut-il que sa garde même soit pour nous une autre calamité ! » Robespierre
se tut en laissant dans les esprits le dernier trait qu'il avait lancé, et
l'impatience de terminer par la mort prompte une situation qui pesait sur la
république. XXIV. Vergniaud,
dont le silence avait été trop clairement accusé par Robespierre, Vergniaud
flottait entre la crainte de rendre les dissensions irréconciliables et
l'horreur qu'il éprouvait à immoler de sang-froid un roi qu'il avait abattu ;
cet orateur ne livrait rien à l'émotion, rien à l'ambition, rien à la peur.
Il avait en lui cette puissance de génie qui s'élève jusqu'à l'impartialité ;
il voyait tout du point de vue de la postérité. Il céda enfin à la prière de
ses amis, à l'urgence du supplice prochain, au cri de sa sensibilité, et
demanda la parole. L'attention publique lui préparait les esprits. Les
tribunes, quoique vendues à Robespierre, éprouvaient du moins une sorte de
sensualité involontaire à la voix de son rival. Paris palpitait de
l'impatience d'entendre Vergniaud. Tant que Vergniaud n'avait pas parlé, on
sentait que les grandes choses n'avaient pas été dites. Après
avoir démontré que le pouvoir de la Convention n'était qu'une délégation du
pouvoir du peuple ; que si la ratification tacite de la nation sanctionnait
les actes secondaires de gouvernement et d'administration, il n'en était pas
de même des grands actes constitutionnels, pour lesquels le peuple réservait
l'exercice direct de sa souveraineté ; après avoir prouvé que la condamnation
Ou l'acquittement, le supplice ou la grâce du chef de l'ancien gouvernement,
était un de ces actes essentiels de souveraineté que la nation ne pouvait
aliéner ; enfin, après avoir fait ressortir l'inanité des objections que l'on
opposait aux Assemblées primaires, auxquelles serait déféré l'appel au peuple
; l'orateur girondin se retourna avec toute la puissance de sa dialectique et
de sa passion contre Robespierre. «
L'intrigue, vous dit-on, sauvera le roi, car la vertu est toujours en
minorité sur la terre. Mais Catilina fut une minorité dans le sénat romain ;
et si cette minorité insolente avait prévalu, c'en était fait de Rome, du
sénat et de la liberté. Mais dans l'Assemblée constituante Cazalès et Maury
furent aussi une minorité ; et si cette minorité, moitié aristocratique,
moitié sacerdotale, eût réussi à étouffer la majorité, c'en était fait de la
Révolution et vous ramperiez encore aux pieds de ce roi qui n'a plus de sa
grandeur passée que le remords d'en avoir abusé. Mais les rois sont en
minorité sur la terre, et pour enchaîner les peuples ils disent, comme vous,
que la vertu est en minorité. Ainsi, dans la pensée de ceux qui émettent
cette opinion, il n'y a dans la république de vraiment purs, de vraiment
vertueux, de vraiment dévoués au peuple qu'eux-mêmes et peut-être une
centaine de leurs amis qu'ils auront la générosité d'associer à leur gloire.
Ainsi, pour qu'ils puissent fonder un gouvernement digne des principes qu'ils
professent, il faudrait bannir du territoire français toutes ces familles
dont la corruption est si profonde, changer la France en un vaste désert, et,
pour sa plus prompte régénération et sa plus grande gloire, la livrer à leurs
sublimes conceptions ! On a senti combien il serait facile de dissiper tous
ces fantômes dont on veut nous effrayer. Pour atténuer d'avance la force des
réponses que l'on prévoyait, on a eu recours au plus vil, au plus lâche des
moyens : la calomnie. On nous assimile aux Lameth, aux La Fayette, à tous ces
courtisans du trône que nous avons tant aidé à renverser. On nous accuse ;
certes, je n'en suis pas étonné ; il est des hommes dont chaque souffle est
une imposture, comme il est de la nature du serpent de n'exister que pour
distiller son venin ; on nous accuse, on nous dénonce, comme on faisait le 2
septembre, au fer des assassins ; mais nous savons que Tiberius Gracchus
périt par les mains d'un peuple égaré qu'il avait constamment défendu. Son
sort n'a rien qui nous épouvante, tout notre sang est au peuple ! En le
versant pour lui, nous n'aurons qu'un regret : c'est de n'en avoir pas
davantage à lui offrir. « On
nous accuse de vouloir allumer la guerre civile dans les départements, ou du
moins de provoquer des troubles dans Paris, en soutenant une opinion qui
déplaît à certains amis de la liberté. Mais pourquoi une opinion
exciterait-elle des troubles dans Paris ? Parce que ces amis de la liberté
menacent de mort les citoyens qui ont le malheur de ne pas raisonner comme
eux. Serait-ce ainsi qu'on voudrait nous prouver que la Convention nationale
est libre ? Il y aura des troubles dans Paris et c'est vous qui les annoncez.
J'admire la sagacité d'une pareille prophétie ! Ne vous semble-t-il pas, en
effet, très-difficile, citoyens, de prédire l'incendie d'une maison alors
qu'on y porte soi-même la torche qui doit l'embraser ? « Oui,
ils veulent la guerre civile, les hommes qui font un principe de
l'assassinat, et qui en même temps désignent comme amis de la tyrannie les
victimes que leur haine veut immoler. Ils veulent la guerre civile, les
hommes qui appellent les poignards contre les représentants de la nation et
l'insurrection contre les lois. Ils veulent la guerre civile, les hommes qui
demandent la dissolution du gouvernement, l'anéantissement de la Convention ;
ceux qui proclament traître tout homme qui n'est pas à la hauteur du
brigandage et de l'assassinat. Je vous entends, vous voulez régner. Votre
ambition était plus modeste dans la journée du Champ-de-Mars. Vous rédigiez
alors, vous faisiez signer une pétition qui avait pour objet de consulter le
peuple sur le sort du roi ramené de Varennes. Il ne vous en coûtait rien
alors pour reconnaître la souveraineté du peuple. Serait-ce qu'elle
favorisait vos vues secrètes et qu'aujourd'hui elle les contrarie ?
N'existe-t-il pour vous d'autre souveraineté que celle de vos passions ?
Insensés ! avez-vous pu vous flatter que la France avait brisé le sceptre des
rois pour courber la tête sous un joug aussi avilissant ?... « Je
sais que dans les révolutions on est réduit à voiler la statue de la loi qui
protège la tyrannie qu'il faut voiler. Quand vous voilerez celle qui consacre
la souveraineté du peuple, vous commencerez une révolution au profit de ses
tyrans. Il fallait du courage au 10 août pour attaquer Louis dans sa
toute-puissance ! en faut-il tant pour envoyer au supplice Louis vaincu et
désarmé ? Un soldat cimbre entre dans la prison de Marius pour l'égorger ;
effrayé à l'aspect de sa victime, il s'enfuit sans oser la frapper. Si ce
soldat eût été membre d'un sénat, pensez-vous qu'il eût hésité à voter la
mort du tyran ? Quel courage trouvez-vous à faire un acte dont un lâche
serait capable — immense applaudissement — ? « J'aime
trop la gloire de mon pays pour proposer à la Convention de se laisser
influencer dans une occasion si solennelle par la considération de ce que
feront ou ne feront pas les puissances étrangères. Cependant, à force
d'entendre dire que nous agissions dans ce jugement comme pouvoir politique,
j'ai pensé qu'il ne serait contraire ni à votre dignité, ni à la raison, de
parler un instant politique. Soit que Louis vive, soit qu'il meure, il est
possible que l'Angleterre et l'Espagne se déclarent nos ennemis ; mais si la
condamnation de Louis XVI n'est pas la cause de cette déclaration de guerre,
il est certain du moins que sa mort en sera le prétexte. Vous vaincrez ces
nouveaux ennemis, je le crois ; le courage de nos soldats et la justice de
notre cause m'en sont garants. Mais quelle reconnaissance vous devra la
patrie pour avoir fait couler des flots de sang de plus sur le continent et
sur les mers, et pour avoir exercé en son nom un acte de vengeance devenu la
cause de tant de calamités ? Oserez-vous lui vanter vos victoires, car
j'éloigne la pensée des désastres et des revers ; mais par le cours des
événements, même les plus prospères, elle sera épuisée par ses succès.
Craignez qu'au milieu de ses triomphes la France ne ressemble à ces monuments
fameux qui dans l'Égypte ont vaincu le temps. L'étranger qui passe s'étonne
de leur grandeur ; s'il veut y pénétrer, qu'y trouvera-t-il ? Des cendres
inanimées et le silence des tombeaux. Citoyens, celui d'entre nous qui
céderait à des craintes personnelles serait un lâche ; mais les craintes pour
la patrie honorent le cœur. Je vous ai exposé une partie des miennes ; j'en
ai d'autres encore ; je vais vous les dire. « Lorsque
Cromwell voulut préparer la dissolution du parti à l'aide duquel il avait
renversé le trône et fait monter Charles Ier sur l'échafaud, il fit au
parlement, qu'il voulait ruiner, des propositions insidieuses qu'il savait
bien devoir révolter la nation, mais qu'il eut soin de faire appuyer par des
applaudissements soudoyés et par de grandes clameurs. Le parlement céda ;
bientôt la fermentation devint générale, et Cromwell brisa sans effort
l'instrument dont il s'était servi pour arriver à la suprême puissance. « N'entendez-vous
pas tous les jours, dans cette enceinte et dehors, des hommes crier avec
fureur : — Si le pain est cher, la
cause en est au Temple ; si le numéraire est rare, si nos armées sont mal
approvisionnées, la cause en est au Temple ; si nous avons à souffrir chaque
jour du spectacle du désordre et de la misère publics, la cause en est au
Temple ! — Ceux qui tiennent ce
langage savent bien cependant que la cherté du pain, le défaut de circulation
des subsistances, la disparition de l'argent, la dilapidation dans les
ressources de nos armées, la nudité du peuple et de nos soldats tiennent à
d'autres causes. Quels sont donc leurs projets ? Qui me garantira que ces
mêmes hommes ne crieront pas, après la mort de Louis, avec une violence plus
grande encore : Si le pain est cher, si le numéraire est rare, si nos armées
sont mal approvisionnées, si les calamités de la guerre se sont accrues par
la déclaration de l'Angleterre et de l'Espagne, la cause en est dans la
Convention, qui a provoqué ces mesures par la condamnation précipitée de
Louis XVI ? Qui me garantira que, dans cette nouvelle tempête où l'on verra
ressortir de leurs repaires les tueurs du 2 septembre, on ne vous présentera
pas, tout couvert de sang et comme un libérateur, ce défenseur, ce chef que
l'on dit être devenu si nécessaire ? Un chef ! ah ! si telle était leur
audace, ils ne paraîtraient que pour être à l'instant percés de mille coups.
Mais à quelles horreurs ne serait pas livré Paris : Paris dont la postérité
admirera le courage héroïque contre les rois et ne concevra jamais
l'ignominieux asservissement à une poignée de brigands, rebut de l'espèce
humaine, qui s'agitent dans son sein et le déchirent en tout sens par les
mouvements convulsifs de leur ambition et de leur fureur ! Qui pourrait
habiter une cité où régneraient la désolation et la mort ! Et vous, citoyens
industrieux, dont le travail fait toute la richesse et pour qui les moyens de
travail seraient détruits, que deviendriez-vous ! quelles seraient vos
ressources ? quelles mains porteraient des secours à vos familles désespérées
? Iriez-vous trouver ces faux amis, ces perfides flatteurs qui vous auraient
précipités dans l'abîme ? Ah ! fuyez-les plutôt, redoutez leur réponse ; je
vais vous l'apprendre : — Allez dans les carrières disputer à la terre
quelques lambeaux sanglants des victimes que nous avons égorgées. Ou,
voulez-vous du sang ? Prenez, en voici. Du sang et des cadavres, nous n'avons
pas d'autre nourriture à vous offrir... — Vous frémissez, citoyens ; oh ! ma
patrie ! je demande acte, à mon tour, pour te sauver de cette crise
déplorable ! « Mais,
non ! ils ne luiront jamais sur nous, ces jours de deuil. Ils sont lâches,
ces assassins. Ils sont lâches, nos petits Marius. Ils savent que, s'ils
osaient tenter une exécution de leurs complots contre la sûreté de la
Convention, Paris sortirait enfin de sa torpeur ; que tous les départements
se réuniraient à Paris pour leur faire expier les forfaits dont ils n'ont
déjà que trop souillé la plus mémorable des révolutions. Ils le savent, et
leur lâcheté sauvera la république de leur rage. Je suis sûr, du moins, que
la liberté n'est pas en leur puissance ; que, souillée de sang, mais
victorieuse, elle trouverait un empire et des défenseurs invincibles dans les
départements. Mais la ruine de Paris, la division en gouvernements fédératifs
qui en serait le résultat, tous ces désordres plus probables que les guerres
civiles dont on nous a menacés ne méritent-ils pas d'être mis dans la balance
où vous pesez la vie de Louis ? En tout cas. je déclare, quel que puisse être
le décret rendu par la Convention, que je regarderai comme traître à la
patrie celui qui ne s'y soumettra pas. Que si en effet l'opinion de consulter
le peuple l'emporte et que des séditieux, s'élevant contre ce triomphe de la
souveraineté nationale, se mettent en état, de rébellion, voilà votre poste ;
voilà le camp où vous attendrez sans pâlir vos ennemis. » Ce
discours parut un moment avoir arraché à la Convention la vie de Louis XVI. Fauchet,
Condorcet, Péthion, Brissot séparèrent avec la même générosité l'homme du
roi, la vengeance de la victoire, et firent entendre tour à tour des accents
dignes de la liberté. Mais, le lendemain de ces harangues, la liberté
n'écoutait plus rien que ses terreurs et ses ressentiments. Les plus sublimes
discours ne retentissaient que dans la conscience de quelques hommes calmes.
La foule étouffait la raison. Revenons au Temple. FIN DU QUATRIÈME VOLUME
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