I. Pendant
que la république, déchirée en naissant par les factions au dedans, menacée
au dehors par la coalition des trônes, poussait ses bataillons sur toutes ses
frontières, s'agitait dans ses spasmes à Paris et, ne sachant sur qui tourner
sa fureur, demandait à grands cris une tête comme pour la dévouer au génie
irrité du peuple, le roi et sa famille, enfermés au Temple, entendaient
confusément, du fond de leur prison, le bruit sourd de ces convulsions. De
jour en jour elles s'approchaient davantage et les menaçaient de plus près. II. Il y a
toujours, dans ces grands chocs d'idées et d'événements qui produisent les
révolutions, quelques êtres expiatoires, quelques familles, quelques âmes en
qui se personnifie le malheur commun, et dans qui, par un déplorable
privilège d'infortune, les haines des deux causes acharnées, les coups
qu'elles se portent, les terreurs ou les fureurs qu'elles se renvoient, les
factions qui les déchirent, les calamités, le sang, les larmes de tout un
empire, viennent, pour ainsi dire, se concentrer, éclater, se déchirer,
pleurer, saigner, souffrir et mourir dans un seul cœur ! C'est le point où
les révolutions les plus nécessaires et les plus saintes se résolvent en
angoisses, en tortures et en supplices dans les victimes qui personnifient
les institutions immolées. C'est là aussi que l'opinion se tait, que la
théorie cesse d'être implacable, et que l'histoire elle-même, oubliant un
moment sa partialité pour la cause des peuples, n'a plus d'autre cause,
d'autre gloire et d'autre devoir que la pitié. Car l'histoire aussi, cette
interprète du cœur humain, a des larmes ; mais ses larmes l'attendrissent et
ne l'aveuglent pas. III. Nous
avons laissé Louis XVI au seuil du Temple, où Péthion l'avait conduit, sans
que le roi put savoir encore s'il y entrait comme suspendu du trône ou comme
prisonnier. Cette incertitude dura quelques jours. Le
Temple était une antique et sombre forteresse bâtie par l'ordre monastique
des Templiers, dans le temps où ces théocraties sacerdotales et militaires,
unissant la révolte contre les princes à la tyrannie contre les peuples, se
construisaient des châteaux-forts pour monastères et marchaient à la
domination par la double force de la croix et de l'épée. Depuis
leur chute, leur demeure fortifiée était lestée debout, comme un débris d'un
autre temps négligé par le temps nouveau. Le château du Temple était situé
près du faubourg Saint-Antoine, non loin de la Bastille ; il enfermait, avec
ses bâtiments, son palais, ses tours, ses jardins, un vaste espace de
solitude et de silence au centre d'un quartier fourmillant de peuple. Les
bâtiments se composaient du prieuré ou palais de l'ordre, dont les
appartements servaient d'hôtellerie passagère au comte d'Artois, quand ce
prince venait de Versailles à Paris. Ce palais délabré renfermait des
appartements garnis de quelques meubles antiques, de lits et de linge pour la
suite du prince. Un concierge et sa famille en étaient les seuls hôtes. Un
jardin l'entourait, inculte et vide comme le palais. A quelques pas de cette
demeure s'élevait le donjon ou château autrefois fortifié du Temple. Sa masse
abrupte et noire se dressait d'un seul jet du sol vers le ciel ; deux tours
carrées, l'une plus grande, l'autre plus petite, accolées l'une à l'autre
comme un faisceau de murs, portant chacune à leurs flancs d'autres tourelles
suspendues et se couronnant autrefois de créneaux à leur extrémité, formaient
le groupe principal de cette construction. Quelques bâtiments bas et plus modernes
s'y adossaient et ne servaient, en disparaissant sous leur ombre, qu'à en
relever la hauteur. Ce donjon et cette tour étaient construits en larges
pierres taillées de Paris, dont les excoriations et les cicatrices marbraient
les murailles de taches jaunâtres et livides sur le fond noir qu'impriment la
pluie et la fumée aux monuments du nord de la France. La
grande tour, presque aussi élevée que les tours d'une cathédrale, n'avait pas
moins de soixante pieds de la base au faîte. Elle renfermait entre ses quatre
murs un espace de trente pieds carrés. Un énorme pilier en maçonnerie
occupait le centre de la tour et montait jusqu'à la flèche de l'édifice. Ce
pilier, s'élargissant et se ramifiant à chaque étage, allait appuyer ses
arceaux sur les murs extérieurs et formait quatre voûtes successives qui
portaient quatre salles d'armes. Chacune de ces salles communiquait à des
réduits plus étroits nichés dans les tourelles. Les murs de l'édifice avaient
neuf pieds d'épaisseur. Les embrasures des rares fenêtres qui l'éclairaient,
très-larges à l'ouverture dans la salle, s'enfonçaient en se rétrécissant
jusqu'à la croisée de pierre et ne laissaient qu'un air rare et une lumière
lointaine pénétrer dans l'intérieur. Des barreaux de fer assombrissaient
encore ces appartements. Deux portes, doublées l'une en bois de chêne
très-épais et garnie de clous à large tête de diamant, l'autre en lames de
fer fortifiées de barres du même métal, séparaient chaque salle de l'escalier
par lequel on y montait. Cet
escalier tournant se dressait en spirale jusqu'à la plate-forme de l'édifice. Sept
guichets successifs ou sept portes solides, fermées à la clef et au verrou,
étaient étagés, de palier en palier, depuis la base jusqu'à la terrasse. A
chacun de ces guichets veillaient une sentinelle et un porte-clef. Une
galerie extérieure régnait au sommet de ce donjon. On y faisait dix pas sur
chaque face. Le moindre souffle d'air y grondait comme une tempête. Les
bruits de Paris y montaient en s'affaiblissant. De là, la vue se portait
librement, par-dessus les toits bas du quartier Saint-Antoine ou de la rue du
Temple, sur le dôme du Panthéon, sur les tours de la cathédrale, sur les
toits des pavillons des Tuileries ou sur les vertes collines d'Issy ou de
Choisy-le-Roi, descendant avec leurs villages, leurs parcs et leurs prairies
vers le cours de la Seine. La
petite tour était adossée à la grande. Elle portait aussi deux tourelles à
chacun de ses flancs. Elle était également carrée et divisée en quatre
étages. Aucune communication intérieure n'existait entre ces deux édifices
contigus. Chacun avait son escalier séparé. Une plate-forme en plein ciel
régnait au lieu de toit sur la petite tour comme sur le donjon. Le premier
étage renfermait une antichambre, une salle à manger et une bibliothèque de
vieux livres rassemblés par les anciens prieurs du Temple, ou servant de
dépôt aux rebuts des bibliothèques du comte d'Artois. Le deuxième, le
troisième et le quatrième étages offraient à l'œil la même disposition de
pièces, la même nudité de murs et le même délabrement de mobilier. Le vent y
sifflait, la pluie y tombait à travers les vitres brisées, les hirondelles y
volaient en liberté. Ni lits, ni tables, ni fauteuils, ni tentures. Un ou
deux grabats pour les aides du concierge, quelques chaises dépaillées et
quelque vaisselle de terre dans une cuisine abandonnée formaient tout
l'ameublement. Deux portes basses et cintrées, dont les moulures de pierre de
taille imitaient un faisceau de colonnes surmontées de l'écusson brisé du
Temple, donnaient entrée aux vestibules de ces deux tours. De
larges allées pavées circulaient autour du monument. Ces allées étaient
séparées par des barrières en planches. Le jardin était souillé d'une
végétation touffue de mauvaises herbes, sali de tas de pierres et de gravois,
débris de démolitions. Une muraille haute et sombre comme le mur d'un cloître
attristait cette enceinte en la renfermant de toutes parts. Cette muraille ne
s'ouvrait qu'à l'extrémité d'une large avenue sans arbres sur la
Vieille-Rue-du-Temple. Tels étaient l'aspect extérieur et la disposition
intérieure de cette demeure, où les hôtes des Tuileries, de Versailles et de
Fontainebleau arrivaient à la tombée de la nuit. Ces salles désertes
n'attendaient plus d'hôtes depuis que les Templiers les avaient quittées pour
aller au bûcher de Jacques Molay. Ces tours pyramidales, vides, froides et
muettes pendant tant de siècles, ressemblaient moins à une demeure qu'aux
chambres d'une pyramide, dans le sépulcre d'un Pharaon de l'Occident. IV. A son
arrivée au Temple, le roi fut remis par Péthion à la surveillance des
municipaux et à la garde de Santerre. Le procureur-syndic de la municipalité,
Manuel, homme susceptible d'attendrissement comme d'exaltation
révolutionnaire, accompagna le roi. On voyait à son attitude que la pitié
l'avait déjà saisi, et que son respect intérieur pour la grandeur déchue
luttait en lui contre l'austérité officielle de son langage. Son front
baissé, sa rougeur trahissaient la honte secrète qu'il éprouvait d'écrouer ce
roi, cette reine, ces enfants, cette princesse, dans une demeure si
différente du palais qu'ils venaient de quitter. Une certaine hésitation
donnait de l'incertitude au rôle de Santerre, de Manuel et des municipaux
chargés d'installer la famille royale au Temple. Cette installation
ressemblait à une exécution. Les magistrats du peuple étaient aussi troublés
que les captifs. Les canonniers des sections, qui avaient servi d'escorte à
la voiture du roi et en qui les souvenirs du 10 août, l'ivresse du triomphe,
les cris et les gestes du peuple sur la route avaient étouffé tout respect,
voulaient enfermer le roi dans la petite tour et le reste de la famille dans
le palais. Péthion rappela ces hommes à l'humanité. La famille royale fut
déposée tout entière dans le château. Les concierges l'y reçurent silencieux
et mornes, et firent, avec un zèle hâtif, toutes les dispositions pour un
long séjour. Le roi
ne doutait pas que ce ne fût la résidence que la nation lui assignait
jusqu'au dénouement de sa destinée. Il n'y entrait pas sans cette sorte de
joie intérieure qui fait trouver à l'homme, ballotté par le mouvement et
fatigué d'incertitude, un bonheur dans l'immobilité sur l'écueil même où il
s'est brisé. S'il ne croyait pas à la sûreté, il croyait du moins à la paix
dans ce séjour. Il se hâta d'en prendre possession et d'y conformer par la
pensée les habitudes de sa vie. Il mesura de l'œil les jardins pour les
promenades de ses enfants et pour l'exercice quotidien dont sa forte nature
et ses goûts de chasseur lui imposaient à lui-même le besoin. Il se fit
ouvrir les appartements, examina le linge, les meubles, choisit les pièces,
marqua la chambre de la reine, la sienne, celle des enfants, celle de sa
sœur, de la princesse de Lamballe et des personnes que leur tendresse ou leur
fidélité attachaient à ses pas jusque dans cet asile. V. On
servit le repas du soir à la famille royale. Le roi soupa avec une apparence
visible de détente d'esprit et de sérénité. Manuel et les municipaux
assistèrent debout au souper. Le jeune Dauphin s'étant endormi sur les genoux
de sa mère, le roi ordonna de l'emporter. On se disposait à coucher l'enfant,
quand un ordre de la commune, provoqué non par Manuel et Péthion, mais par
une dénonciation des canonniers de garde, arriva à Manuel et troubla cette
première joie de la captivité : c'était l'ordre d'évacuer immédiatement le
palais et de renfermer, dès la première nuit, la famille royale dans la
petite tour du Temple. Le roi sentit ce coup avec plus de douleur peut-être
qu'il n'en avait senti à sa sortie des Tuileries. On s'attache souvent à un
débris de sa destinée avec plus de force qu'à sa destinée tout entière. Tous
les préparatifs d'établissement furent interrompus. Des canonniers et des
municipaux transportèrent à la hâte quelques matelas et quelque linge dans
les salles inhabitées de la tour. Des corps-de-garde s'y établirent. Le roi,
la reine, les princesses, les enfants, réunis dans le salon du château et
rassemblant autour d'eux les objets nécessaires à chacun, attendirent
plusieurs heures en silence que leur prison fut prête à les recevoir. A une
heure après minuit, Manuel vint les inviter à s'y rendre. La nuit était
profonde. Des municipaux portaient des lanternes devant le cortège ; des
canonniers, le sabre nu, formaient la haie. Ces faibles lumières
n'éclairaient que quelques pas devant eux et laissaient tout le reste dans
l'obscurité ; seulement, des lampions allumés aux fenêtres et aux cordons de
la forteresse du Temple faisaient entrevoir ses hautes flèches et la masse
noire des tours vers lesquelles on se dirigeait silencieusement. L'édifice, ainsi
éclairé, présentait des profils gigantesques et fantastiques inconnus au roi
et à ses serviteurs. Un valet de chambre du roi ayant demandé à voix basse à
un officier municipal si c'était là qu'on conduisait son maître : — « Ton
maître, lui répondit le municipal, était accoutumé aux lambris dorés, eh bien
! il va voir comment on loge les assassins du peuple. » VI. On
entra dans la tour par la porte étroite et oblique de la tourelle qui
renfermait l'escalier en limaçon. A chaque étage, on déposa une partie de la
famille royale et des serviteurs dans le logement qui leur était affecté :
madame Élisabeth, dans une cuisine pourvue d'un seul grabat, au
rez-de-chaussée ; les hommes de service, au premier étage ; la reine et ses
enfants, au second ; le roi, au troisième. Un lit de chêne sans rideaux et
quelques sièges étaient les seuls meubles de cette pièce. Les murs étaient
nus ; quelques gravures obscènes, restes de l'ameublement d'un valet de pied
du comte d'Artois, étaient suspendues à des clous contre la muraille. Le roi,
en entrant, parcourut de l'œil, sans aucun signe de répugnance ou de
faiblesse, ce logement ; il regarda les gravures, les détacha de sa propre
main, et les retournant contre la muraille : « Je ne veux pas, dit-il,
laisser de pareils objets sous les yeux de ma fille ! » La chambre de la
reine et des enfants offrait la même sordidité. Le roi
se coucha et s'endormit. Deux de ses serviteurs, MM. Hue et Chamilly,
passèrent la nuit sur des chaises auprès de son lit ; la princesse de
Lamballe, au pied du lit de la reine ; les autres femmes attachées au service
de la famille royale, dans la cuisine, sur des matelas étendus autour du
grabat où couchait la jeune sœur du roi. Des gardiens et des municipaux
surveillaient à vue ces chambres. La nuit
s'écoula, chez la reine et chez les princesses, en chuchotements, en larmes
contenues et en présages sinistres échangés à voix basse sur le sort qu'un
tel avilissement de leur rang et de leur sexe annonçait aux captives. Les
enfants seuls dormirent d'un sommeil paisible et prolongé, comme sous les
lambris de Versailles. Le lendemain et les jours suivants, la reine et les
princesses eurent la liberté de se voir dans l'appartement du roi, et de se
transporter sans obstacle, d'un étage à l'autre, dans l'intérieur de la tour.
Ils en visitèrent toutes les pièces ; ils y disposèrent définitivement le
logement de chacune des personnes de la famille, amies ou domestiques. Ils y
resserrèrent leur vie, ils y plièrent leurs habitudes comme un prisonnier
enchaîné s'arrange dans ses fers pour en moins sentir le poids. On apporta
quelques meubles, on tendit quelques tapisseries sur l'humide nudité des
murailles ; on dressa quelques lits. Ceux de la reine et du roi furent
empruntés au mobilier usé du palais du Temple : c'étaient les lits des
écuyers du comte d'Artois. Un seul, celui du roi, avait des rideaux de damas
vert éraillés et déchirés, comme il convenait à un si misérable réduit. Après
le premier déjeuner, servi encore avec un certain luxe dans la salle à manger
du premier étage, le roi passa dans la tourelle à côté, feuilleta avec
intérêt les vieux livres latins entassés dans cette partie de la tour par les
archivistes de l'ordre des Templiers, volumes endormis depuis si longtemps
sous la poussière. Il y trouva Horace, ce poète de la volupté insouciante,
oublié là comme une ironie de ces grandeurs détruites, de ces jeunesses
ensevelies, de ces beautés découronnées. Il y découvrit Cicéron, cette grande
âme où la philosophie sereine domine les vicissitudes de la politique, et où
la vertu et l'adversité, luttant dans un génie digne de les contenir, sont
données en spectacle et en leçons aux âmes qui ont à s'exercer avec la
fortune. Enfin il y déterra quelques livres religieux, que sa piété, ravivée
par le malheur, lui fit recevoir comme un don du ciel ; de vieux bréviaires
contenant dans leurs versets de psaumes, distribués pour chaque jour, tous
les gémissements de la terre ; une Imitation du Christ, ce vase de douleur du
chrétien, où toutes les larmes se changent, par la résignation, en apaisement
du cœur et en joies anticipées d'immortalité. Le roi emporta précieusement
ces livres dans son cabinet de travail, enfoncement pris sur la tourelle à
côté de sa chambre. Il voulait s'en nourrir lui-même et s'en servir à exercer
la mémoire et l'intelligence de son fils dans l'étude de la langue latine. VII. Les
princesses se réunirent dans l'appartement de la reine, au second étage,
au-dessous de la chambre du roi. La reine fit dresser son lit et celui de son
fils dans la salle qui occupait le centre de la tour ; madame Élisabeth, sa
nièce, la princesse de Lamballe s'établirent dans une pièce plus petite et
plus obscure, qui servait, le jour, de passage aux municipaux, aux gardiens,
aux hommes de service de tout cet étage, pour se rendre dans les autres
pièces consacrées aux plus vils usages. Les cuisines du rez-de-chaussée
restèrent vides ainsi que le quatrième étage de la tour. Une autre cuisine,
placée au troisième étage et contiguë à la chambre du roi, reçut les lits de
ses deux serviteurs, MM. Hue et Chamilly. Une
promenade d'une heure dans le jardin, sous une sombre allée de marronniers
antiques, fut permise à la famille avant le dîner : ce repas fut servi à deux
heures. Santerre et deux de ses aides-de-camp y assistèrent sans insolence et
sans respect. Les heures qui séparent le milieu du jour de la nuit furent
occupées par des entretiens, des lectures, les leçons données à son fils par
le roi, par les jeux et la prière des enfants, les tendres épanchements de
famille entre les captifs. A neuf heures, on apporta le souper dans la
chambre du roi, pour que le bruit de ce dernier repas ne troublât pas le
sommeil des enfants, déjà endormis dans l'étage de la reine. Après le souper
et les adieux échangés par de tendres serrements de main entre le roi, la
reine et sa sœur, les princesses redescendirent ; et le roi, entrant dans son
cabinet de lecture, s'y renferma pour réfléchir, lire et prier jusqu'à
minuit. VIII. Ainsi
s'écoula cette première journée de la captivité. La présence et les
consolations de la princesse de Lamballe ; l'assiduité, le dévouement de la
duchesse de Tourzel et de sa fille Pauline ; l'affection de serviteurs
éprouvés, volontairement enfermés avec leurs maîtres et heureux de leurs
sacrifices ; le culte pieux de madame Elisabeth pour son frère ; la nouveauté
du malheur, les diversions, les tristes sourires que donnèrent plusieurs fois
aux prisonniers les arrangements de leurs chambres et le renversement de
leurs habitudes dans ce morne séjour ; la lassitude des tumultes passés, le
sentiment d'une plus grande sûreté pour leur vie dans cette forteresse, le
vœu de la reine à Danton ainsi providentiellement accompli : « Il faut
nous enfermer trois » mois dans une tour ; » l'approche certaine
des étrangers, l'ignorance des triomphes de Dumouriez, le sentiment de tant
d'attachement, de tant de compassion, de tant de vœux qui les suivaient du
fond de la nation dans ces cachots ; l'espoir vague mais confiant d'un
changement possible dans les dispositions du peuple, répandirent quelque
charme sur leurs heures et quelque adoucissement sur leur tristesse. Tant que
l'infortune a des témoins qui la contemplent, des confidences qui l'écoutent,
des amitiés qui la partagent, elle peut avoir même ses joies. Cette famille,
ces amies, ces serviteurs, resserrés ensemble par ces murs, se donnaient
réciproquement cette consolation. IX. Le jour
suivant, les prisonniers allèrent, par distraction à leur gêne actuelle,
visiter les salles plus vastes de la grande tour du Temple, où Santerre leur
avait annoncé qu'on leur préparait leur habitation définitive. Manuel,
Santerre et une forte escorte de municipaux les accompagnèrent dans cette
visite à leur future prison, et de là dans les jardins. En traversant les
rangs des municipaux et les groupes des gardes nationaux pressés sur leur
passage, le roi et la reine entendirent des murmures menaçants contre la
présence de la princesse de Lamballe, de madame de Tourzel et des femmes de
service qu'on leur laissait comme une ombre de la royauté « qu'on ne
pouvait tolérer après les crimes de la cour, et qui semblaient un outrage au
peuple en conservant une apparence de superstition à la souveraineté. » Ces
propos, rapportés à la commune, firent prendre un arrêté qui ordonnait le
renvoi de toutes ces personnes. L'humanité de Manuel suspendit quelques jours
l'exécution de ce sévice. Manuel espérait faire révoquer un ordre qui allait
déchirer si cruellement tant de cœurs. Mais dans la nuit du 19 au 20 août,
pendant le premier sommeil des prisonniers, un bruit inusité réveilla en
sursaut la famille royale. Des municipaux entrèrent dans la chambre du roi et
de la reine, et leur lurent un arrêté plus impératif qui ordonnait
l'expulsion immédiate de tous les individus étrangers à la famille royale,
sans en excepter les femmes de service et les deux serviteurs attachés à leur
personne. Cet ordre, promulgué à une pareille heure avec des termes et des
gestes qui en redoublaient la cruauté, frappa tous les détenus de stupeur et
de consternation. Hue et Chamilly, se précipitant à demi vêtus dans la
chambre de leur maître, se tenaient mutuellement les mains, debout devant le
lit du roi. Ils exprimaient par ce geste muet leur horreur de se séparer. — «
Prenez garde, leur dit un officier municipal, la guillotine est permanente et
frappe de mort les serviteurs des rois. » Madame
de Tourzel, gouvernante du Dauphin, apporta l'enfant assoupi sur le lit de la
reine éplorée. Mademoiselle Pauline de Tourzel était serrée dans les bras de
la jeune princesse royale, à laquelle l'âge et l'amitié l'attachaient comme à
une sœur. Madame de Navarre, dame d'honneur de madame Elisabeth, les trois
femmes de service de la reine, des princesses, des enfants, mesdames
Saint-Brice, Thibault, Bazire fondaient en larmes aux pieds de leur
maîtresse. Marie-Antoinette et la princesse de Lamballe, enlacées dans les
bras l'une de l'autre, sanglotaient de douleur. La violence seule put les
séparer. Les municipaux entraînèrent madame de Lamballe évanouie sur
l'escalier, hors de ces murs où elle laissait sa reine et son amie. Le roi ne
put se rendormir. Madame Élisabeth et la jeune princesse royale passèrent le
reste de la nuit à pleurer dans la chambre de la reine. De ce jour seulement
Marie-Antoinette se sentit captive. On venait de lui enlever l'amitié. X. Pour
remplacer ces femmes, ces serviteurs, ces amis, besoin des cœurs comme des
habitudes, les commissaires de la commune installèrent dans la tour un homme
et une femme nommés Tison. Ils étaient chargés seuls du service des
prisonniers. Ce Tison, vieillard morose, était un ancien commis aux barrières
de Paris, homme accoutumé par son état au soupçon, à l'inquisition et à la
rudesse envers les personnes. La brutalité était devenue son caractère. Cette
rudesse changeait tous ses services en injures. La
femme de Tison, plus jeune et moins insensible, flottait entre son
attendrissement sur les malheurs de la reine et la crainte que cet
attendrissement ne fut imputé à crime à son mari. Elle passait sans cesse du
dévouement à la trahison, et des larmes versées aux genoux de la reine aux
délations contre sa maîtresse. Son cœur était bon ; mais cette reine de
France à sa merci exaltait et troublait ses idées. Cette lutte de la
sensibilité et de la terreur dans un esprit faible finirent par égarer la
raison de cette femme : c'est cette démence qui fit imputer à
Marie-Antoinette des crimes contre nature qui n'étaient que les délires de
cette malheureuse. Un
cordonnier nommé Simon, commissaire de la commune pour inspecter les travaux
et les dépenses, était le seul des municipaux qui ne fût jamais relevé de son
service au Temple. Tous ces serviteurs, ces geôliers, ces porte-clefs
prenaient les ordres de cet homme. Ouvrier rougissant du travail et ambitieux
d'un rôle, même du plus abject, Simon briguait celui de geôlier et l'exerçait
en bourreau. Il avait pour aide un ancien sellier du nom de Rocher. XI. Rocher
était un de ces hommes pour qui l'infortune est un jouet et qui aiment à
aboyer aux victimes comme des chiens aux haillons. On l'avait choisi à la
masse de la stature, à l'apparence sinistre, à la férocité des traits.
C'était l'homme qui avait forcé la chambre du roi le 20 juin et levé la main
sur lui pour le frapper. Hideux de visage, insolent de regard, grossier de
geste, ordurier de propos, un bonnet de poil, une longue barbe, une voix
rauque et souterraine, l'odeur du tabac et du vin qui s'exhalait de ses
habits, le nuage de la pipe qui l'enveloppait sans cesse, faisaient de lui
l'apparition visible du cachot. Il traînait un grand sabre sur les dalles et
sur les marches des escaliers. Une ceinture de cuir tenait suspendu à ses
flancs un énorme trousseau de clefs. Le bruit de ces clefs, qu'il faisait
résonner à dessein ; le fracas des verrous, qu'il tirait et refermait tout le
jour, lui plaisaient comme à d'autres le bruit des armes. Il semblait que ce
cliquetis, qui faisait retentir son importance, faisait retentir aussi leur
captivité plus rudement aux oreilles des prisonniers. Quand la famille royale
sortait pour sa promenade au milieu du jour, Rocher, feignant de choisir
parmi son trousseau de clefs et d'essayer vainement les serrures, faisait attendre
longtemps le roi et les princesses debout derrière lui. A peine la porte du
premier guichet était-elle ouverte qu'il descendait précipitamment l'escalier
en froissant du coude le roi et la reine, et qu'il allait se placer en
factionnaire à la dernière porte. Là, debout, obstruant l'issue, examinant
les figures, il lançait, de sa pipe, des nuages de fumée au visage de la
reine, de madame Elisabeth et de la princesse royale, regardant à chaque
bouffée si l'intention de son insulte était comprise et si les témoins de sa
bassesse l'en récompensaient par des sourires d'intelligence. Ses
outrages applaudis l'encourageaient à les renouveler tous les jours. Les
gardes nationaux de service avaient soin de se rassembler chaque fois, à la
sortie du roi, pour jouir de ce supplice de la dignité royale livrée aux
outrages d'un porte-clefs. Ceux que révoltait cette lâcheté renfermaient dans
leur cœur une indignation qui eût paru un crime à leurs camarades. Les plus
cruels ou les plus curieux se faisaient apporter des chaises du
corps-de-garde. Ils s'asseyaient, le chapeau sur la tête, quand le roi
passait, rétrécissant avec affectation le passage pour que le monarque déchu
contemplât de plus près leur irrévérence et sa dégradation. Des éclats de
rire, des chuchotements, des épithètes grossières ou obscènes couraient dans
les rangs sur le passage du roi et des princesses. Ceux qui n'osaient pas
prononcer ces injures les écrivaient avec la pointe des baïonnettes sur les
murs du vestibule et des escaliers. On y lisait à chaque marche des allusions
outrageantes à la grosseur du roi, aux prétendus désordres de la reine, des
menaces de mort aux enfants, louveteaux à étrangler avant l'âge où ils
dévoreraient le peuple ! Pendant
la promenade, les canonniers, quittant leurs pièces et les ouvriers leurs
truelles, se rassemblaient le plus près possible des prisonniers et dansaient
des rondes aux refrains révolutionnaires et aux couplets des chansons les
plus obscènes, que l'innocence des enfants ne comprenait pas. XII. Cette
heure de communication avec le ciel et la nature, que la pitié des lois les
plus sévères accorde aux plus grands criminels, était ainsi transformée en
heure d'humiliation et de tortures pour les captifs. Le roi et la reine
auraient pu s'y soustraire en restant enfermés dans leur prison intérieure,
mais leurs enfants auraient dépéri dans cette réclusion et dans cette
immobilité. Il fallait à leur âge de la respiration et du mouvement. Leurs
parents achetaient volontairement au prix de ces outrages le peu d'air, de
soleil et d'exercice nécessaire à ces jeunes vies. Santerre
et les six officiers municipaux de service au Temple précédaient dans ces
promenades la famille royale et la surveillaient de près pendant la sortie.
Les nombreuses sentinelles devant lesquelles il fallait passer faisaient le
salut militaire au commandant de la force armée de Paris, et portaient les
armes aux municipaux. Elles renversaient leurs armes et portaient la crosse
du fusil en l'air, en signe de mépris, à l'approche du roi. Les pas
de la famille royale étaient comptés et bornés dans le jardin à une moitié de
la longueur d'une allée de marronniers. Les démolitions, les constructions, les
ouvriers obstruaient l'autre moitié. Ce court et étroit espace parcouru
lentement par le roi, sa femme et sa sœur, servait aux courses et aux jeux de
la jeune princesse royale et de son frère. Le roi feignait de participer à
ces jeux pour les encourager. Il jouait au palet et au ballon avec le
Dauphin. Il posait le but, le prix aux courses. Pendant ces jeux, la reine et
sa sœur s'entretenaient à voix basse ou s'efforçaient de distraire les
enfants des chants scandaleux qui les poursuivaient jusque sous l'ombre de
ces arbres. Un
jour, pendant ces promenades, la reine, causant avec Cléry de l'inutilité des
efforts que la cour avait tentés pour amollir ou corrompre les républicains
et surtout Péthion, Danton et Lacroix, lui confia, pour qu'il en rendît
témoignage un jour, un acte de dévouement dont son cœur paraissait
profondément ému. Dans
une de ces crises désespérées où Louis XVI, épuisé de ressources, cherchait
son dernier espoir de salut dans l'attachement désintéressé et dans la bourse
de quelques amis, le commandeur d'Estourmel, descendant d'un de ces croisés
qui avaient monté les premiers à l'assaut de Jérusalem, était
procureur-général de l'ordre de Malte à Paris. Il apprit le dénuement du roi,
il réalisa en quelques heures une somme de cinq cent mille francs et la fit
porter à Louis XVI. Le roi accepta cette somme, l'employa à solder quelques
jours de plus les intermédiaires qui lui répondaient du peuple, et fut trompé
par eux. Cette dette de reconnaissance pesait sur le cœur du roi et de la
reine dans la prison du Temple ; ils se reprochaient souvent d'avoir accepté
tant de sacrifices inutiles, et d'entraîner dans leur catastrophe la fortune
des amis de leur maison. Quelquefois
aussi, et surtout dans les premiers temps, les princesses avaient dans ces
promenades de douces intelligences avec le dehors. La vigilance des bourreaux
ne pouvait intercepter les regards. Du haut des étages supérieurs des maisons
qui bordaient l'enclos du Temple, les yeux plongeaient sur le jardin. Ces
maisons, habitées par de pauvres familles, n'offraient aucun prétexte de
suspicion ni de violence à la commune. Ce peuple de petits trafics,
d'ouvriers, de femmes revendeuses, ne pouvait être accusé de complicité avec
la tyrannie, ni de trames contre l'égalité. On n'avait pas osé faire
interdire l'ouverture de ces fenêtres. Aussitôt que l'heure de la promenade
du roi fut connue dans Paris, la curiosité, la pitié et la fidélité les
remplirent de nombreux spectateurs, dont on ne pouvait de si loin reconnaître
les visages, mais dont l'attitude et les gestes révélaient la tendre
curiosité et la compassion. La famille royale élevait des regards furtifs
vers ces amis inconnus. La reine, pour correspondre silencieusement aux
désirs de ces visiteurs, écartait avec intention le voile de son visage,
s'arrêtait pour entretenir le roi sous le regard des plus empressés, ou
dirigeait les pas et les jeux du jeune Dauphin, comme par hasard, du côté où
la charmante figure de l'enfant pouvait être le mieux aperçue. Alors quelques
fronts s'inclinaient, quelques mains faisaient, en se rapprochant l'une de
l'autre, le geste muet de l'applaudissement. Quelques fleurs tombaient, comme
par hasard, des petits jardins suspendus aux toits du pauvre ; quelques
écriteaux en caractères majuscules se déroulaient à une ou deux mansardes et
laissaient lire un mot tendre, un présage heureux, une espérance, un respect. Des
gestes contenus mais plus intelligibles répondaient d'en bas. Une ou deux
fois le roi et les princesses crurent avoir reconnu parmi ces visages les
traits d'amis dévoués, d'anciens ministres, de femmes de haut rang attachées
à la cour, et dont l'existence était devenue incertaine pour eux. Cette
intelligence mystérieuse, établie ainsi entre la prison et la partie fidèle
de la nation, était si douce aux captifs qu'elle leur fit braver, pour en
jouir tous les jours, la pluie, le froid, le soleil et les insultes plus
intolérables des canonniers de garde. Le fil de leur existence proscrite leur
semblait ainsi se renouer avec l'âme de leurs anciens sujets. Ils se
sentaient en communication avec quelques cœurs, et l'air extérieur, imprégné
d'attachement pour eux, leur apportait du moins du dehors cette pitié qu'on
leur refusait au dedans. Ils montaient sur la plate-forme, ils se
présentaient souvent aux fenêtres de la tour. Ils formaient des intimités à
distance, des amitiés anonymes. La reine et sa sœur se disaient entre elles :
« Telle maison nous est dévouée, tel étage est à nous. Telle chambre est
royaliste, telle fenêtre est amie. » XIII. Mais si
quelque joie leur venait du dehors, la tristesse et la terreur leur
arrivaient aussi par le retentissement des bruits de la ville. Ils avaient
entendu jusqu'au pied de la tour les hurlements des assassins de septembre
voulant forcer les consignes, couper la tête de la reine ou tout au moins
étaler à ses pieds le corps tronqué et mutilé de la princesse de Lamballe. Le 21
septembre, à quatre heures du soir, le roi étant endormi après son dîner, à
côté des princesses, qui se taisaient pour ne pas interrompre son sommeil, un
officier municipal, nommé Lubin, vint, accompagné d'une escorte de
gendarmerie à cheval et d'un flot tumultueux de peuple, faire au pied de la
tour la proclamation de l'abolition de la royauté et de l'établissement de la
république. Les princesses ne voulurent pas éveiller le roi. Elles lui
racontèrent la proclamation après son réveil. « Mon royaume, dit-il à la
reine avec un triste sourire, a passé comme un songe, mais ce n'était pas un
songe heureux ! Dieu me l'avait imposé, mon peuple m'en décharge ; que la
France soit heureuse, je ne me plaindrai pas. Le soir du même jour, Manuel
étant venu visiter les prisonniers : « Vous savez, dit-il au roi, que
les principes démocratiques triomphent, que le peuple a aboli la royauté et
qu'il a adopté le gouvernement républicain ? — Je l'ai entendu dire, répliqua
le roi avec une sereine indifférence, et j'ai fait des vœux pour que la
république soit favorable au peuple. Je ne me suis jamais mis entre son
bonheur et lui. » Le roi,
en ce moment, portait encore son épée, ce sceptre du gentilhomme en France ;
et les insignes des ordres de chevalerie, dont il était le chef, étaient
encore attachés à son habit. « Vous saurez aussi, reprit Manuel, que la
nation a supprimé ces hochets. On aurait dû vous dire d'en dépouiller les
marques. Rentré dans la classe des autres citoyens, vous devez être traité
comme eux. Au reste demandez à la nation ce qui vous est nécessaire, la
nation vous l'accordera. — Je vous remercie, dit le roi, je n'ai besoin de
rien ; » et il reprit tranquillement sa lecture. XIV. Manuel
et les commissaires, pour éviter toute peine inutile et toute dégradation
violente de la dignité personnelle du roi, se retirèrent en faisant signe à
son valet de chambre de les suivre. Ils chargèrent ce fidèle serviteur
d'enlever les insignes de l'habit du roi, quand il l'aurait déshabillé pour
la nuit, et d'envoyer à la Convention ces dépouilles de la royauté et ces
blasons de la noblesse. Le roi en donna de lui-même l'ordre à Cléry.
Seulement il se refusa à se séparer de ces insignes, qu'il avait reçus au
berceau avec sa vie et qui lui semblaient tenir plus à sa personne que le
trône même. Il les fit renfermer dans un coffret, et les garda, soit comme un
souvenir, soit comme une espérance. Le fougueux Hébert, si fameux depuis sous
le nom de Père Duchesne, alors membre de la commune, avait demandé à être de
service ce jour-là, pour jouir de cette rare dérision du sort et pour
contempler, dans les traits du roi, le supplice moral de la royauté dégradée.
Hébert scrutait de l'œil, avec un sourire cruel, la physionomie du roi. Le
calme de l'homme dans les traits du souverain déchu déjoua la curiosité
d'Hébert. Le roi ne voulut pas donner à ses ennemis la joie de saisir une
émotion sur son visage. Il
affecta de lire tranquillement l'histoire de la décadence de l'empire romain
dans Montesquieu, pendant que sa propre histoire s'accomplissait et qu'on lui
lisait sa catastrophe ; plus attentif aux revers d'autrui qu'à ses propres
revers. Le roi fut grand d'indifférence ; la reine, sublime de fierté.
Pleurer sa grandeur lui parut plus humiliant que d'en descendre. Cette
déchéance de son caractère l'aurait plus avilie que la déchéance de son rang.
Aucune faiblesse d'âme ne réjouit les spectateurs de cette exécution. Les
trompettes ayant sonné dans les cours, après l'installation de la république,
le roi parut un moment à la fenêtre comme pour voir l'apparence du nouveau
gouvernement. La multitude l'aperçut. Les imprécations, les sarcasmes, les
injures s'élevèrent comme un dernier adieu à la monarchie du sein de cette
foule. Les gendarmes agitant leurs sabres aux cris de Vive la république !
firent le signe impérieux au roi de se retirer. Louis XVI ferma la fenêtre.
Après tant de siècles de monarchie, ainsi se séparèrent le peuple et le roi. XV. La
Convention avait assigné une somme de cinq cent mille francs pour les
dépenses relatives à l'établissement et à l'entretien de la famille royale
dans sa prison. La commune, par l'intermédiaire de commissions successives,
avait employé la plus grande partie de ce subside alimentaire à des
constructions de sûreté et de resserrement de captivité. Ce qui devait servir
à consoler l'existence des prisonniers, servit à aggraver leurs fers et à
salarier leurs geôliers. Le roi n'avait à sa disposition aucune somme pour
vêtir la reine, sa sœur, ses enfants, pour récompenser les services qu'il
avait à demander au dehors, ou pour procurer à sa famille, dans les meubles,
dans les occupations de la prison, ces adoucissements que la fortune privée
des détenus laisse pénétrer jusque dans les cachots des criminels. Sortis
inopinément des Tuileries sans autres vêtements que ceux qu'ils portaient sur
leurs corps dans la matinée du 10 août, leurs garde-robes, leurs
habillements, leurs cassettes ayant été pillés pendant le combat ;
transportés de là au Temple sans autre linge que le linge envoyé au Manège
par l'ambassadrice d'Angleterre ou prêté à la famille royale par quelques
serviteurs, les prisonniers, à l'entrée d'un rigoureux hiver, présentaient
l'apparence d'un véritable dénuement. La reine et madame Elisabeth passaient
leurs journées comme de pauvres ouvrières à raccommoder le linge du roi et
des enfants et à rapiécer leurs robes d'été. Au
moment où les négociateurs prussiens avaient exigé de Dumouriez, pour colorer
leur retraite, un rapport secret sur le Temple et des adoucissements
respectueux propres à déguiser l'emprisonnement aux yeux de l'Europe, Manuel
et Péthion, à la prière de Westermann, se rendirent au Temple et accomplirent
avec égards les prescriptions de Dumouriez. Ni l'un ni l'autre de ces
magistrats supérieurs de la commune ne partageaient le honteux besoin de
vengeance et de sévices des municipaux contre celui qui avait été leur roi.
L'élévation des idées donne de la dignité aux ressentiments, de la décence à
la haine. Manuel et Péthion, hommes de pensées républicaines, voyaient dans
Louis XVI un principe à proscrire, mais un homme à épargner ; dans la reine,
dans les princesses, dans le dauphin, des femmes, des enfants, victimes d'une
vicissitude des choses humaines, que le peuple devait plaindre et soutenir
plutôt que broyer dans leur chute. Ils eurent avec le roi un entretien
secret, dans lequel, tout en confessant la république, ils ne désavouèrent ni
l'intérêt pour ses malheurs, ni l'espoir de voir ses jours préservés par
l'apaisement des craintes publiques après la victoire et la paix. Louis XVI
et la reine elle-même, frappés par la terreur de septembre, parurent comprendre
que leur vie était plus dans la main du peuple que dans l'armée des rois
coalisés, ils joignirent leurs vœux à ceux des républicains humains et
modérés pour une prompte évacuation du territoire. Le roi demanda que Péthion
lui fit délivrer une somme en numéraire pour ses besoins personnels et pour
ceux de sa famille. Péthion lui envoya cent louis, aumône du républicain au
souverain tombé dans l'indigence. On dressa une liste de tous les objets
nécessaires à la famille royale en linge, meubles, vêtements, chauffage,
aliments, livres, et il fut largement pourvu, aux frais de la commune et par
l'entremise de ses commissaires, à toutes ces dépenses, dans une proportion
convenable, non aux besoins d'une famille, mais à la générosité de la nation
et aux respects dus à la grandeur déchue. La république exerça, dans ce
moment-là, avec luxe son ostracisme. XVI. Mais
Péthion et Manuel n'étaient plus que les magistrats officiels de la commune.
Ils adoucissaient ses ordres en les exécutant, ils ne les inspiraient pas.
L'esprit de représaille, de vengeance, de soupçon et de basse persécution des
démagogues illettrés, prévalait dans les commissions. Chaque jour des
délateurs nouveaux venaient se populariser dans le conseil de
l'Hôtel-de-Ville, par des dénonciations contre les prisonniers du Temple. Le
conseil général choisissait les commissaires délégués par lui à la surveillance
de Louis XVI, parmi les plus prévenus et les plus acharnés. Les hommes de
quelque générosité d'âme déclinaient ces fonctions odieuses. Elles devaient
échoir aux cœurs abjects et aux mains impitoyables. Ces geôliers
enchérissaient les uns sur les autres par les mesures de rigueur et de
vexation nécessaires, selon eux, pour prévenir l'évasion des captifs et leurs
correspondances avec l'étranger. Bien que ces mesures répugnassent souvent au
bon sens et à l'humanité du conseil général, nul n'osait les contester de
peur d'être accusé de mollesse ou de complicité avec les royalistes. Ainsi ce
qui répugnait individuellement à chacun était voté par tous. Quand la terreur
plane sur une époque, elle ne pèse pas moins sur le corps qui l'inspire que
sur la nation qui la subit. L'administration
et le régime intérieurs du Temple étaient ainsi dévolus à un petit nombre
d'hommes, l'écume du conseil de la commune ; presque tous artisans sans
éducation, sans magnanimité, sans pudeur, jouissant avec orgueil de cet
arbitraire que la fortune leur donnait sur un roi descendu au-dessous d'eux,
et croyant avoir sauvé la patrie chaque fois qu'ils avaient arraché une
larme. XVII. Vers la
fin de septembre, au moment où le roi allait sortir de la chambre de la
reine, après le souper, pour remonter dans son appartement, six officiers
municipaux entrèrent avec appareil dans la tour. Ils lurent au roi un arrêté
de la commune qui ordonnait sa translation dans la grande tour et sa
séparation complète du reste de sa famille. La reine, madame Élisabeth, la
princesse royale, le jeune Dauphin, enlaçant le roi dans leurs bras et
couvrant ses mains de baisers et de larmes, essayèrent en vain de fléchir les
municipaux et d'obtenir cette dernière consolation des infortunés : souffrir
ensemble. Les municipaux, Simon, Rocher lui-même, quoique attendris,
n'osèrent modifier l'inflexibilité de l'ordre. On fouilla avec la plus
stricte inquisition les meubles, les lits, les vêtements des prisonniers ; on
les dépouilla de tous les moyens de correspondance au dehors : papier, encre,
plumes, crayons ; faisant cesser ainsi les leçons que le prince royal
commençait à recevoir de ses parents et condamnant l'héritier d'un trône à
l'ignorance de l'art d'écrire, dont rougissent les derniers enfants du
peuple. Le roi,
arraché aux embrassements et aux cris de sa famille, fut conduit dans
l'appartement à peine achevé qu'on lui avait destiné dans la grande tour. Les
ouvriers y travaillaient encore. Un lit et une chaise au milieu des déblais,
des gravois, des planches et des briques, en formaient tout l'ameublement. Le
roi se jeta tout habillé sur ce lit. Il passa les heures à compter les pas
des sentinelles qu'on relevait à sa porte, et à essuyer les premières larmes
que la prison eût encore arrachées à sa fermeté. Cléry, son valet de chambre,
passa la nuit sur la chaise, dans l'embrasure de la fenêtre, attendant avec
impatience le jour, pour savoir s'il lui serait permis d'aller donner aux
princesses les soins dont elles avaient l'habitude. C'était lui qui peignait
le Dauphin et qui bouclait les longs cheveux de la reine et de madame
Elisabeth depuis la captivité. Ayant
demandé à sortir pour ce service : — « Vous n'aurez plus de
communication avec les prisonnières, lui répondit brutalement le commissaire
de la commune Véron. Votre maître ne doit pas même revoir ses enfants ! » Le roi
ayant adressé quelques observations touchantes aux commissaires sur une
barbarie qui outrageait la nature, qui suppliciait cinq cœurs pour punir un
seul, et qui donnait à des êtres vivants la torture d'une séparation plus
cruelle que la mort, les commissaires ne daignèrent pas lui répondre. Ils se
détournèrent de lui comme des hommes sans oreilles importunés des murmures
suppliants. XVIII. Un
morceau de pain insuffisant pour la nourriture de deux personnes et une
carafe d'eau où l'on avait exprimé le jus d'un citron furent, ce jour-là,
tout le déjeuner apporté au roi. Ce prince s'avança vers son serviteur,
rompit le pain et lui en présenta la moitié. — « Ils ont oublié que nous
sommes encore deux, lui dit le roi, mais je ne l'oublie pas ; prenez ceci,
j'ai assez du reste. » Cléry refusait ; le roi insista. Le serviteur prit
enfin la moitié du pain de son maître. Ses larmes arrosaient les morceaux
qu'il portait à sa bouche. Le roi vit ces pleurs et ne put retenir les siens.
Ils mangèrent ainsi en pleurant et en se regardant, sans rien dire, le pain
des larmes et de l'égalité. Le roi
supplia de nouveau un municipal de lui donner des nouvelles de sa femme et de
ses enfants, et de lui procurer quelques livres pour l'arracher aux
lassitudes d'esprit de son isolement. Louis XVI indiqua quelques volumes
d'histoire et de philosophie religieuse. Ce municipal, plus humain que les
autres, consulta ses collègues et les entraîna pour remplir cette mission
chez la reine. Cette princesse avait passé la nuit à se lamenter dans sa
chambre entre les bras de sa belle-sœur et de sa fille. La pâleur de ses
lèvres, les sillons de ses pleurs, sa chevelure épaisse où l'on voyait des
veines blanches de cheveux morts, comme des déchirures de sa jeunesse ; la
fixité de ses yeux secs, l'obstination avec laquelle elle avait refusé de
toucher aux aliments de son déjeuner, jurant de se laisser mourir de faim si
l'on persistait à la séparer du roi, émurent et intimidèrent les municipaux.
La responsabilité de la vie de leurs prisonniers pesait sur eux. La commune
elle-même leur demanderait compte d'une victime enlevée, par une mort
volontaire, au jugement et à l'échafaud du peuple. La nature aussi parlait
dans leur cœur cette langue des larmes qui se fait obéir des plus endurcis.
Les princesses, à genoux devant ces hommes, les conjuraient de permettre
qu'elles fussent réunies au roi au moins pendant quelques instants du jour et
aux heures des repas. Des gestes, des cris de l'âme, des gouttes tombant des
yeux sur le plancher prêtaient leur toute-puissance à ces suppliantes. — « Eh
bien, ils dîneront ensemble aujourd'hui, dit un officier municipal, et demain
la commune en décidera. » A ces mots, les cris de douleur des princesses et
des enfants se changèrent en cris de joie et en bénédictions. La reine tenant
ses enfants dans ses bras les précipita à genoux et s'y précipita avec eux
pour remercier le ciel. Les membres de la commune s'entre-regardèrent avec
des regards mouillés ; Simon lui-même, s'essuyant les yeux : « Je crois,
s'écriait-il, que ces scélérates de femmes me feraient pleurer ! » Puis se
retournant vers la reine, et comme honteux de sa faiblesse : « Vous ne
pleuriez pas ainsi, lui dit-il, quand vous faisiez assassiner le peuple au 10
août ! — Ah ! le peuple est bien trompé sur nos sentiments, » répondit la
reine. Ces
hommes jouirent un moment du spectacle de leur clémence. Les prisonniers se
revirent à l'heure du repas et sentirent plus que jamais combien le malheur
les rendait nécessaires les uns aux autres. XIX. La
sensibilité du roi se développait dans les disgrâces, l'âme de la reine se
sanctifiait dans l'adversité ; toutes les vertus de madame Elisabeth se
convertissaient en pitié active pour son frère et pour sa belle-sœur. La
raison des enfants s'attendrissait dans les cachots constamment arrosés par
les larmes de leurs parents. Un jour de captivité leur enseignait plus de la
vie qu'une année de cour. L'infortune hâte la maturité de ses victimes. Cette
famille souffrait et jouissait de tout comme un seul cœur. La commune ne
réclama pas contre la réunion des prisonniers motivée sur la crainte d'un
suicide de la reine. De ce moment les captives furent amenées trois fois le
jour dans la grande tour pour y prendre leurs repas avec le roi. Seulement
des municipaux présents à ces entrevues en interceptaient la douceur en
s'opposant à toute confidence intime des prisonniers entre eux. Il leur était
sévèrement interdit de parler bas ou de s'entretenir en langues étrangères.
Ils devaient parler haut et en français. Madame
Élisabeth, ayant une fois oublié cette prescription et dit quelques mots à
voix basse à son frère, fut violemment gourmandée par un municipal. « Les
secrets des tyrans, lui dit cet homme, sont des conspirations contre le
peuple. Parlez haut ou taisez-vous. La nation doit tout entendre. » Ces
deux prisons pour une seule famille accroissaient les difficultés de
surveillance et les ombrages des geôliers ; mais elles accroissaient aussi
les facilités pour les serviteurs du roi de tromper les consignes de la
prison. Cléry, que ses opinions révolutionnaires avaient fait choisir par
Péthion parmi les valets de chambre du roi, comme un homme plus dévoué à la
nation qu'à son maître, avait laissé amollir son patriotisme par les tendres
reproches de madame Elisabeth et par le spectacle de ces cœurs déchirés où il
lisait tant de souffrances et tant d'acceptations. Sa passion pour la liberté
lui donnait des remords depuis qu'elle se traduisait en supplices sur la
famille de son roi. Il n'avait plus d'autre opinion que son attachement. Il
était parvenu à nouer quelques relations furtives avec le dehors. Trois
employés des cuisines du roi aux Tuileries, nommés Turgy, Marchand et
Chrétien, qui, en affectant le patriotisme, étaient parvenus à se faire
admettre dans les cuisines du Temple pour y rendre à leurs anciens maîtres
tous les bons offices de la captivité, secondaient Cléry. Cléry, en se
familiarisant avec les municipaux de garde et en leur rendant tous les petits
services de la domesticité pendant les nuits qu'ils passaient au Temple,
découvrait quelquefois parmi eux des signes d'intérêt pour la famille royale.
Il faisait tantôt par leur entremise, tantôt par celle de sa femme, admise
une fois par semaine à le voir au guichet, passer des billets de madame
Elisabeth et de la reine aux personnes que ces princesses lui désignaient.
Elles avaient soustrait un crayon aux recherches des commissaires. Des
feuilles blanches déchirées des pages de leurs livres de prières recevaient
ces rares confidences de leurs cœurs. Ce n'étaient que quelques mots
innocents de tout complot, destinés à donner à leurs amis d'autrefois des
nouvelles de leur situation et à s'informer du sort des personnes qu'elles
avaient aimées. Madame
Élisabeth, malgré sa beauté, n'avait jamais permis à son cœur d'autre
sentiment que l'amitié. Mais l'amitié dans son âme était une passion. Elle
avait l'inquiétude et la constance de l'amour. L'objet de cette tendre
affection de la princesse était la marquise de Raigecourt, mademoiselle de
Causan, qui avait été une de ses dames d'honneur dans le temps de sa
prospérité. Cette jeune femme, douée de la grâce des cours, du courage de
l'adversité, et dont l'esprit â la fois sensé, enjoué et nourri de l'antiquité
rappelait les jours de Louis XIV, avait été élevée avec la princesse. La vie
avait noué leurs cœurs et leur sort dès l'enfance. Mariée par les bienfaits
de madame Elisabeth à un gentilhomme des premières maisons de Lorraine, la
marquise de Raigecourt avait été obligée de rejoindre son mari en émigration.
Madame Elisabeth avait exigé elle-même cet éloignement, que nécessitait un
état avancé de grossesse, dans la crainte que les malheurs prévus par elle
dès les premiers troubles de la monarchie ne retombassent sur d'autres cœurs.
Les deux amies s'écrivaient tous les jours des lettres où un attachement de
sœurs s'épanchait à travers les tristes appréhensions du temps. Cette
correspondance, seule consolation de madame Élisabeth, avait duré jusqu'à la
journée du 10 août. Les derniers mots de la princesse à son amie attestaient
même, à ce dernier moment, des espérances de salut que les heures suivantes
avaient cruellement trompées. Cléry
parvint à faire passer à la marquise de Raigecourt encore un ou deux soupirs
de la prison ; puis le silence de la tombe s'interposa entre ces deux âmes et
devança d'un an l'échafaud. La
reine reçut et laissa échapper par le même moyen quelques rares
communications avec le dehors. C'étaient des phrases à double signification.
Des volumes d'angoisses et de tendresse s'y pressaient dans un seul mot. Ces
mots ne pouvaient être traduits que par les yeux habitués à lire dans le cœur
d'où ils étaient tombés. Cléry
réussit également à informer quelquefois le roi de la situation des choses
publiques en lui faisant lire les journaux introduits dans le guichet par
ruse, et en transmettant les faits du jour à l'oreille de son maître aux
heures de son coucher ou de son lever. Quand ces moyens d'information vinrent
à manquer à la famille royale, des crieurs publics affidés et payés par des
amis du dehors venaient le soir, aux heures du silence des rues, vociférer
sous les murs de l'enceinte du Temple les principaux événements de la
journée. Le roi, averti par Cléry, ouvrait sa fenêtre et saisissait ainsi à
mots interrompus les décrets de la Convention, les victoires et les défaites
des armées, les condamnations et les exécutions de ses anciens ministres, les
arrêts ou les espérances de sa destinée. Cependant
cette privation des feuilles publiques n'était pas absolue. Souvent, par une
intention cruelle des municipaux, les feuilles atroces qui provoquaient au
meurtre du roi se trouvaient comme par hasard déposées sur le marbre de sa
cheminée ; ses regards en tombant sur ces feuilles étaient ainsi poursuivis
jusque dans son intérieur par ces menaces et par ces imprécations. Ce prince
lut ainsi un jour la pétition d'un canonnier qui demandait à la Convention la
tête du tyran pour en charger sa pièce et pour la lancer à l'ennemi. — « Quel
est, » dit tristement le roi en lisant cette pétition, « le plus malheureux
de moi ou du peuple qu'on trompe ainsi ? » XX. Les
princesses et les enfants furent enfin réunis au roi dans la grande tour. Le
second et le troisième étage de ce monument, divisés chacun en quatre pièces
par des cloisons en planches, furent assignés à la famille royale et aux
personnes chargées du service ou de la surveillance. La chambre du roi
contenait un lit à rideaux, un fauteuil, quatre chaises, une table, une glace
au-dessus de la cheminée. Le plafond était de toile. La fenêtre, garnie d'un
treillis en barres de fer, était obscurcie par des plateaux de chêne disposés
en entonnoir, qui interceptaient tout regard sur les jardins ou sur la ville,
et qui ne laissaient voir que le ciel. La tenture de la chambre du roi, en
papier peint, comme pour supplicier deux fois le regard du prisonnier,
représentait l'intérieur d'une prison avec des geôliers, des chaînes, des
fers et tout le hideux appareil des cachots. L'odieuse imagination de
l'architecte Palloy avait ajouté avec raffinement les tortures de l'œil à
celles de la réalité. L'appartement
de la reine, au-dessus de celui du roi, était disposé avec la même avarice de
lumière, d'air et d'espace. Marie-Antoinette couchait dans la même chambre
que sa fille ; madame Elisabeth dans une chambre obscure ; à côté, le geôlier
Tison et sa femme dans un réduit contigu ; les municipaux dans la première
pièce servant d'antichambre. Les princesses étaient obligées de traverser
cette pièce pour passer les unes chez les autres, à travers les regards et
les chuchotements des gardiens. Deux guichets, encombrés de porte-clefs et de
sentinelles, étaient établis entre l'appartement de la reine et celui du roi,
sur l'escalier. Le quatrième étage était inhabité. La plate-forme, au-dessus
du roi, avait été disposée pour servir de préau. Mais de peur que les
promeneurs ne fussent aperçus des maisons de la ville ou que leurs yeux ne
fussent égayés par l'horizon de Paris, on avait fait établir de hautes
cloisons de planches pour mesurer même le ciel aux regards des prisonniers. XXI. Tel
était le logement définitif de la famille royale. Elle jouit néanmoins de s'y
voir installée à cause du rapprochement de tons ses membres dans les mêmes
murs. Cette courte joie fut changée en larmes, le soir de ce jour, par un
arrêté de la commune, qui ordonnait d'enlever le Dauphin à sa mère et de le
loger avec le roi. Le cœur de la reine éclata en vain en supplications et en
douleur. La commune ne voulut pas « que le fils fût nourri plus longtemps par
la mère de la haine de la Révolution. » On remit l'enfant à son père en
attendant qu'on le remît à Simon. La reine et les princesses conservèrent
néanmoins la liberté de voir le Dauphin tous les jours chez le roi, aux
heures des repas et à la promenade, en présence des commissaires. Leur vie
sembla s'adoucir et leur douleur s'asseoir, comme pour respirer dans ce
logement. Les captifs y prirent des habitudes régulières, qui rappelaient le
cloître des rois emprisonnés de la première race. Le père
de famille survivait seul au roi dans Louis XVI. Les princesses oubliaient
qu'elles avaient été reine, sœur ou fille de rois, pour se souvenir seulement
qu'elles étaient femme, sœur ou fille, d'un mari, d'un frère, d'un père
captif. Leurs cœurs se renfermaient tout entiers dans ces devoirs, dans ces
tristesses, dans ces joies de la famille. Cette dynastie n'était plus qu'un
ménage de prisonniers. Le roi
se levait avec le jour et priait longtemps à genoux au pied de son lit. Après
sa prière, il s'approchait de la fenêtre ou de la réverbération de son foyer
l'hiver ; il lisait avec recueillement les psaumes dans le Bréviaire, recueil
de prières et de cantiques indiqués pour chaque jour de l'année aux fidèles
par la liturgie catholique. Il suppléait ainsi à l'habitude qu'avaient les
rois d'assister tous les matins au sacrifice de l'autel dans leur palais. La
commune lui avait refusé la présence d'un prêtre et les cérémonies de sa foi.
Pieux, mais sans superstition et sans faiblesse, Louis XVI s'élevait à Dieu
sans l'intermédiaire d'un autre homme, et se plaisait seulement à se servir
pour ses prières des mots et des formes consacrés par la religion de sa race
et de son trône. La reine et sa sœur se livraient aux mêmes pratiques. On les
surprenait souvent les mains jointes, leurs livres de dévotion mouillés de
larmes, priant auprès de leur lit : l'une, comme précipitée de sa hauteur, à
genoux par le coup de son désespoir ; l'autre, comme prosternée naturellement
au pied du Dieu dont elle reconnaissait et baisait la main partout. Après ses
prières, le roi lisait, dans sa tourelle, tantôt des ouvrages latins, tantôt
Montesquieu, tantôt Buffon, tantôt l'histoire, tantôt des récits de voyages
autour du monde. Ces pages semblaient absorber complètement son esprit, soit
que ce tût pour lui un moyen d'échapper à l'importune attention des
commissaires toujours présents, soit qu'il cherchât en effet, dans la nature,
dans la politique, dans les mœurs des peuples et dans leur histoire, des
diversions à ses peines, des instructions pour son rang, ou des analogies
avec sa situation. A neuf heures, sa famille descendait auprès de lui pour le
déjeuner. Le roi embrassait sa femme, sa sœur, ses enfants sur le front.
Après le déjeuner, les princesses, dénuées de femmes de toilette, faisaient
peigner leurs cheveux, dans la chambre du roi, par Cléry. Pendant ce temps,
le roi donnait à son fils les premières leçons de grammaire, d'histoire, de
géographie, de latinité, évitant avec soin, dans ces leçons, tout ce qui
pouvait rappeler à l'enfant qu'il était né dans un rang au-dessus des autres
citoyens, et ne lui donnant que les connaissances applicables à la destinée
du dernier de ses sujets. On eût dit que ce père se hâtait de profiter de
l'adversité et de l'éloignement des cours pour élever son fils, non en
prince, mais en homme, et pour lui faire une âme adaptée à toutes les
fortunes. XXII. L'enfant,
précoce comme les fruits d'un arbre blessé, semblait devancer de
l'intelligence et de l'âme les enseignements de la pensée et les délicatesses
du sentiment. Sa mémoire retenait tout, sa sensibilité lui faisait tout
comprendre. Les secousses que tant d'événements sinistres avaient données à
son imagination et à son cœur, ces larmes constamment surprises dans les yeux
de sa mère et de sa sœur plus âgée que lui, ces scènes tragiques dont il
avait été témoin dans les bras de sa gouvernante, ces fuites de Versailles et
des Tuileries, cette exposition de trois jours, au milieu des armes, des
menaces, des cadavres, dans la tribune de l'Assemblée législative, cette
prison, ces geôliers, ces dégradations de son père, cette réclusion de tous
les instants avec les êtres dont il voyait les peines sans les comprendre
toutes, cette obligation de surveiller ses gestes, ses larmes même, devant
des ennemis qui les épiaient, l'avaient initié comme par instinct à la
situation de ses parents et à la sienne. Ses jeux mêmes étaient graves, ses
sourires tristes. Il saisissait avec rapidité les moments d'inattention des
geôliers pour échanger à voix basse quelques signes, quelques mots
d'intelligence avec sa mère ou avec sa tante. Il était le complice adroit de
toutes ces ruses pieuses que les victimes inventent pour échapper à l'œil et
aux dénonciations de leurs surveillants. Il tremblait d'aggraver leurs
peines. Il jouissait du moindre éclaircissement de leur front. Il évitait,
avec un tact plus développé que ses années, de leur rappeler dans la
conversation les circonstances douloureuses de leur vie ou les temps heureux
de leur grandeur, comme s'il eût deviné ce que la mémoire des jours heureux
jette d'amertume dans les disgrâces. Un jour
ayant paru reconnaître un des commissaires de la commune dans la chambre de
son père, ce commissaire s'approcha et lui demanda s'il se souvenait de
l'avoir vu et dans quelle circonstance. L'enfant fit un signe de tête
affirmatif, mais refusa obstinément de répondre. Sa sœur, l'ayant pris à part
dans un coin de l'appartement, lui demanda pourquoi il refusait de dire dans
quelle circonstance il avait vu ce commissaire ? « C'est au voyage de
Varennes, lui répondit à l'oreille le Dauphin. Je n'ai pas voulu le dire tout
haut de peur de le rappeler à la reine et de faire pleurer nos parents. » Lorsqu'il
reconnaissait dans l'antichambre de son père un commissaire plus respectueux
envers les prisonniers et moins odieux à la reine que ses collègues, il se
hâtait de courir au-devant de sa mère, quand elle descendait chez le roi, et
de lui annoncer, en battant des mains, cette bonne journée. La vue de cet
enfant attendrissait presque toutes ces haines. La royauté, sous la figure
d'un enfant innocent et prisonnier, n'avait pour ennemis que des brutes. Les
commissaires les plus prévenus, les canonniers de garde, les geôliers, le
féroce Rocher lui-même jouaient avec le Dauphin. Simon seul lui parlait avec
rudesse et le regardait d'un œil défiant et sinistre, comme un tyran caché
dans un enfant. Les traits du visage de ce jeune prince rappelaient en les confondant
la grâce un peu efféminée de Louis XV, son aïeul, et la fierté autrichienne
de Marie-Thérèse. Les yeux bleu de mer, le nez d'aigle, les narines relevées,
la bouche fendue, les lèvres bombées, le front large du haut, étroit vers les
tempes ; les cheveux blonds, séparés en deux ondes au sommet de la tête et
jouant en boucles sur ses deux épaules et jusque sur ses bras, retraçaient sa
mère avant les années de larmes. Toute la beauté de sa double race semblait
refleurir dans ce dernier rejeton. XXIII. A midi
on venait chercher la famille royale pour qu'elle respirât l'air du jardin.
Quel que fut le froid, le soleil ou la pluie, les prisonniers descendaient.
Ils accomplissaient cette promenade, sous les regards et sous les outrages,
comme un des plus rigoureux devoirs de leur captivité. L'exercice violent
dans ces cours, les jeux de l'enfant avec sa sœur dans l'intérieur de
l'appartement, la vie régulière et sobre, les études familières et douces
entre les genoux de son père, les tendres soins de ces trois femmes lui
conservaient l'ardeur de vie et la fraîcheur de teint de l'enfance. L'air de
la prison le caressait jusque-là autant que l'air des forêts de Saint-Cloud.
Les regards de la reine et du roi se rencontraient et se consolaient sur
cette tête, où la rigueur des hommes n'empêchait pas la nature de croître et
de s'embellir tous les jours. La
princesse royale touchait déjà à l'âge où la jeune fille sent qu'elle devient
femme, et recueille en soi-même son rayonnement. Pensive comme son père,
fière comme sa mère, pieuse comme sa tante, elle retraçait dans son âme ces
trois âmes au milieu desquelles elle avait grandi. Sa beauté, svelte et pâle
comme les apparitions fantastiques de la Germanie, tenait plus de l'idéal que
de la matière. Toujours attachée au bras et comme enfouie au sein de sa mère
ou de sa tante, elle semblait intimidée de la vie. Ses cheveux blonds, encore
pendants sur ses épaules comme ceux d'un enfant, l'enveloppaient presque tout
entière. Elle regardait du fond de ce voile d'un regard craintif, ou baissait
les yeux. Elle imprimait une admiration muette aux plus endurcis. Les porte-clefs
et les sentinelles se rangeaient sur son passage. Ils éprouvaient une sorte
de tressaillement religieux quand ils étaient effleurés dans les corridors ou
dans les escaliers par sa robe ou par ses cheveux. Sa tante achevait son
éducation et lui apprenait la piété, la patience, le pardon. Mais le
sentiment de son rang inné dans son âme, les humiliations de son père et les
supplices de sa mère se gravaient profondément en cicatrices toujours
saignantes dans son cœur, et s'y recueillaient, sinon en ressentiments, du
moins en éternelle tristesse. XXIV. A deux
heures la famille rentrait pour dîner. Les joies intimes et les épanchements
familiers, dont ces repas sont le signal dans la maison du pauvre, lui
étaient refusés. Le roi lui-même ne pouvait se livrer impunément à l'appétit
de sa forte nature. Des yeux comptaient ses morceaux ; des ricanements les
lui reprochaient. La robuste santé de l'homme était une honte de plus pour le
roi. La reine et les princesses mangeaient peu et lentement pour laisser au
roi le prétexte de satisfaire sa faim et de prolonger le dîner. Après ce
repas la famille se réunissait. Le roi jouait avec la reine à ces jeux de
cartes inventés jadis en France pour amuser l'oisiveté d'un roi prisonnier.
Le plus souvent ils jouaient au jeu rêveur et contemplatif des échecs ; jeu
dont les pièces principales, par leurs noms de roi ou de reine, et les
manœuvres sur le damier qui ont pour but de faire le roi prisonnier, étaient
pleines d'allusions, significatives et souvent sinistres, à leur propre
captivité. Ils cherchaient moins dans ces jeux une diversion machinale à
leurs peines qu'une occasion de s'entretenir à mots couverts sans éveiller
l'inquiet espionnage de leurs gardiens. Vers quatre heures, le roi
s'endormait quelques moments dans son fauteuil. Les jeunes enfants cessaient,
au signe de leur mère, leurs jeux bruyants. Les princesses reprenaient leurs
travaux d'aiguille. Le plus profond silence régnait dans la chambre pendant
ce sommeil du roi. On n'entendait que le léger froissement des étoffes
travaillées par la reine et sa sœur, la respiration du roi et le pas régulier
des sentinelles à la porte de l'appartement et au pied de la tour. On eût dit
que les persécuteurs et la prison elle-même tout entière se taisaient pour ne
pas enlever au roi prisonnier la seule heure qui rendit la liberté à ses pensées
et l'illusion des rêves à son âme. A six heures le roi reprenait ses leçons à
son fils, et s'amusait avec lui jusqu'au souper. La reine alors déshabillait
elle-même l'enfant, lui faisait réciter ses prières et le portait dans son
lit. Quand
il était couché, elle se penchait, comme pour l'embrasser une dernière fois,
et lui soufflait à l'oreille une courte prière, que l'enfant répétait tout
bas pour que les commissaires ne pussent l'entendre. Cette prière, composée
par la reine, a été retenue et révélée par sa fille : « Dieu tout-puissant
qui m'avez créé et racheté, je vous aime ! Conservez les jours de mon père et
de ma famille ! Protégez-nous contre nos ennemis ! Donnez à ma mère, à ma
tante, à ma sœur, les forces dont elles ont besoin pour supporter leurs
peines ! » XXV. Cette
simple prière des lèvres d'un enfant demandant la vie pour son père et la
patience pour sa mère était un crime dont il fallait se cacher. L'enfant
endormi, la reine faisait une lecture à haute voix pour l'instruction de sa
fille et pour le délassement du roi et des princesses. C'était ordinairement
dans un livre d'histoire qui reportait la pensée sur les grandes catastrophes
des peuples et des souverains. Lorsque de trop fréquentes allusions à leur
propre situation venaient à se présenter dans le cours du récit, la voix de
la reine se voilait ou se trempait de larmes intérieures, et les prisonniers
échangeaient entre eux un regard, comme si le livre, d'intelligence avec eux,
leur eût révélé la crainte ou l'espérance cachée dans le cœur de tous. Le
roi, à la fin de la journée, remontait un instant dans la chambre de sa
femme, lui prenait la main en la regardant tendrement, et lui disait adieu.
Il embrassait ensuite sa sœur et sa fille, et redescendait s'enfermer dans la
tourelle à côté de sa chambre, où il lisait, méditait et priait jusqu'à
minuit. Le ciel
seul avait le secret de ces heures nocturnes consacrées par ce prince à ce
recueillement dans la solitude de son propre cœur. Peut-être réfléchissait-il
aux actes de son règne, aux fautes de sa politique, à ses alternatives de
confiance excessive dans son peuple ou de défiance malhabile contre la
Révolution ? Peut-être cherchait-il à conjecturer le sort de la France et
l'avenir de sa race après la crise du moment, à laquelle il se flattait peu
de survivre lui-même ? Peut-être se repentait-il de ses luttes inégales pour
et contre la liberté, et se reprochait-il de n'avoir pas fait héroïquement
son choix, dès le premier jour, entre l'ancien et le nouveau régime, et de ne
s'être pas déclaré le chef du peuple nouveau ? Car ce prince, au fond, avait
péché plutôt faute de comprendre que faute d'aimer la Révolution. Peut-être
se réservait-il ces heures secrètes pour épancher librement, devant les murs
seuls, ces larmes sur sa femme, sur son fils, sur sa sœur, sur sa fille et
sur lui-même, qu'il dérobait le jour à leur sensibilité et à la joie de ses
surveillants ? Quand il sortait de ce cabinet pour se coucher, son visage
était serein, quelquefois souriant ; mais son front plissé, ses yeux
contusionnés, la trace de ses doigts imprimée sur ses joues annonçaient à son
valet de chambre qu'il avait longtemps appuyé sa tête entre ses mains, et que
des pensées graves s'étaient entretenues dans son esprit. XXVI. Avant
de s'endormir, le roi attendait toujours que le municipal du lendemain, qu'on
relevait à minuit, fut arrivé, pour savoir le nom de ce nouveau surveillant
et pour connaître par ce nom ce que la journée suivante présageait de douceur
ou de rudesse à sa famille. Il s'endormait ensuite d'un sommeil paisible, car
le poids des jours d'infortune ne lasse pas moins l'homme que la fatigue des
jours heureux. Depuis que ce prince était captif, les défauts de sa jeunesse
avaient peu à peu disparu. La bonhomie un peu rude de son caractère s'était
changée en sensibilité et en grâce pour ceux qui l'entouraient. Il semblait
vouloir racheter, à force de patience pour lui-même et de tendre intérêt pour
les autres, le tort de leur faire partager ses malheurs. On ne reconnaissait
plus ses brusqueries de roi. Tous ses petits défauts de caractère s'étaient
effacés devant la grandeur de sa patience. La solennité tragique de son
abaissement donnait à sa personne la dignité que le trône lui avait refusée.
La chute l'avait attendri, la prison l'avait ennobli, l'approche de la mort
le consacrait. Il pressait dans cet étroit espace, dans ce cercle de famille,
et dans ce peu de jours qui lui restaient, tout ce que la nature, l'amour et
la religion avaient mis dans son âme de tendresse, de courage et de vertus.
Ses enfants l'adoraient, sa sœur l'admirait. La reine s'étonnait des trésors
de douceur et de force qu'elle lui découvrait dans le cœur. Elle déplorait
que tant de vertus eussent brillé si tard et seulement dans l'obscurité d'une
prison. Elle se reprochait amèrement, et elle l'avouait à sa sœur, d'avoir
laissé trop distraire son âme aux jours de la prospérité, et de n'avoir pas
assez senti alors le prix de l'amour du roi. Ses
geôliers eux-mêmes ne reconnaissaient pas, en l'approchant, l'homme sensuel
et vulgaire que le préjugé public leur avait dépeint. En voyant un si bon
père, un époux si tendre, un frère si compatissant, ils commençaient à ne
plus croire qu'un homme pareil eût pu contenir un tyran. Quelques-uns même
semblaient l'aimer en le persécutant et le martyriser avec respect. Sa
bonhomie apprivoisait les hommes les plus rudes, instruments passifs de sa
captivité. Un jour
un factionnaire des faubourgs, vêtu en paysan, était en sentinelle dans
l'antichambre de ce prince. Le valet de chambre Cléry s'aperçut que cet homme
le contemplait d'un œil de respect et de compassion. Cléry s'avance vers lui.
Le factionnaire s'incline, présente les armes et balbutie d'une voix
tremblante et comme à regret : « Vous ne pouvez pas sortir. — Vous me prenez
donc pour le roi ? répond Cléry. — Quoi, reprend l'homme du peuple, vous
n'êtes pas le roi ? — Non sans doute, vous ne l'avez donc jamais vu ? — Hélas
! non, et je voudrais bien le voir ailleurs qu'ici. — Parlez bas ! Je vais
entrer dans sa chambre, je laisserai la porte entr'ouverte et vous verrez le
roi. Il est assis près de la fenêtre un livre à la main. » Cléry ayant averti
la reine de la bienveillante curiosité de la sentinelle, la reine en parla au
roi. Ce prince interrompit sa lecture et se promena complaisamment plusieurs
fois d'une chambre à une autre, en affectant de passer près du factionnaire
et en lui adressant un signe muet d'intelligence. « Oh ! monsieur, dit cet
homme à Cléry quand le roi se fut retiré, que le roi est bon ! Comme il aime
ses enfants ! Non, je ne croirai jamais qu'il nous ait fait tant de mal ! » Une
autre fois un jeune homme placé en sentinelle à l'extrémité de l'allée des
Marronniers, exprimait, par la bienveillance peinte dans sa physionomie et
par ses larmes, la douleur que lui inspirait la captivité de la famille de
ses rois. Madame Elisabeth s'approcha de ce jeune homme pour échanger
quelques mots furtifs avec cet ami inconnu de son frère. Il fit signe à la
princesse qu'un papier était sous les décombres qui jonchaient cette partie
de l'allée. Cléry se pencha pour ramasser ce papier, en feignant de chercher
des briques plates pour servir de palets au Dauphin. Les canonniers
s'aperçurent du geste de ce factionnaire. Ses yeux humides l'accusaient. On
le conduisit à l'Abbaye et de là au tribunal révolutionnaire, qui lui fit
payer cette larme de son sang. XXVII. Toute
la famille ayant été malade et alitée tour à tour par suite de l'humidité des
murs et des premiers froids de l'hiver, la commune autorisa, après de longues
formalités, l'introduction dans la prison du premier médecin du roi, M.
Lemonnier. Ses soins rétablirent promptement la reine, madame Elisabeth et
les enfants. La maladie du roi se prolongea davantage et inspira même des
alarmes à ses gardiens. La reine et sa fille ne quittaient pas le chevet du
roi, et retournaient elles-mêmes son lit. Cléry veillait dans la chambre de
son maître toutes les nuits. Quand la fièvre eut cessé, Cléry lui-même tomba
dangereusement malade et ne put se lever pour servir le roi convalescent et
pour habiller le Dauphin. Le roi, remplissant pour la première fois les
devoirs d'une mère, levait, habillait et peignait son fils. L'enfant, passant
toute la journée dans la chambre obscure et glacée de Cléry, lui donnait à
boire et lui rendait tous les soins que son âge et sa faiblesse permettent à
un enfant de rendre à un malade. Le roi lui-même, se relevant dans la nuit et
épiant le sommeil du commissaire qui veillait dans son antichambre, allait,
pieds nus et en chemise, porter un verre de tisane à son serviteur. « Mon
pauvre Cléry, lui disait-il, que je voudrais veiller à mon tour auprès de
votre lit ! Mais vous voyez combien nous sommes observés. Prenez courage et
conservez-vous pour vos amis, car vous n'avez plus de maîtres ! » Le
serviteur attendri pleurait sur les mains du roi. XXVIII. La
commune ayant ordonné des resserrements plus étroits de captivité dans
l'enceinte même de la tour, on fit monter un tailleur de pierres. L'ouvrier
creusa des trous dans l'embrasure de la porte de l'antichambre du roi pour y
faire jouer des verrous. A l'heure de midi, cet homme étant descendu pour
prendre son repas, le Dauphin se mit à jouer avec les outils déposés sur le
seuil de la porte. Le roi survenant prit des mains de l'enfant le marteau et
le ciseau du tailleur de pierres, et, se souvenant de son ancienne habileté
dans les ouvrages de serrurerie et de ses goûts d'artisan, il montra à son
fils comment il fallait tenir ces outils et creusa lui-même la pierre
entamée. L'ouvrier étant remonté et voyant le roi faire son ouvrage avec le
sérieux d'un homme du métier, ne put regarder sans se sentir ému ce
renversement de la fortune. « Quand vous sortirez de cette tour, »
dit-il au roi avec un instinct de compassion qui donnait l'espérance pour une
certitude, « vous pourrez dire que vous avez travaillé vous-même à votre
prison. — Hélas ! mon ami, » répondit le roi en lui remettant le marteau et
le ciseau, « quand et comment en sortirai-je ? » Et, reprenant son fils par
la main, il rentra dans sa chambre et s'y promena longtemps en silence. XXIX. Insensible
aux privations qui ne tombaient que sur lui-même, la comparaison de la
splendeur passée où il avait vu sa femme et sa sœur, avec leur dénuement
présent, revenait souvent à son esprit et lui échappait quelquefois du cœur.
Les anniversaires de ses jours heureux, de son couronnement, de son mariage,
de la naissance de sa fille et de son fils, de la fête de son nom, étaient
pour lui des jours marqués par plus de tristesse, souvent aussi par plus
d'outrages : le jour de saint Louis, les fédérés et les canonniers de garde
vinrent avec une ironie cruelle danser des rondes et chanter l'air du Ça ira
sous ses fenêtres. Le roi rappelait mélancoliquement à la reine ces jours de
leur union et de leur félicité, et lui demandait de pardonner à son sort qui
les avait changés, pour elle, en jours de deuil. « Ah ! madame, lui disait-il
un soir en voyant la reine balayer elle-même le pavé de la chambre de son
fils malade, « quel métier pour une reine de France ! Et si on le voyait à
Vienne ! Ah ! qui eut dit qu'en vous unissant à mon sort je vous faisais
descendre si bas ? — Et comptez-vous pour rien, lui dit Marie-Antoinette, la
gloire d'être la femme du meilleur et du plus persécuté des hommes ? De tels
malheurs ne sont-ils pas les plus majestueuses de toutes les grandeurs ? » Une
autre fois il vit madame Élisabeth, qui raccommodait la robe de la reine et à
qui on avait enlevé jusqu'à ses ciseaux, obligée de couper avec ses dents le
fil de son aiguille. « Ah ! ma sœur, lui dit-il, quel contraste ! vous ne
manquiez de rien dans votre jolie maison de Montreuil ! » Il faisait allusion
à une délicieuse résidence qu'il s'était plu à embellir pour sa sœur de
toutes les élégances de la vie rustique au temps de sa prospérité. Ce furent
ses seuls retours sur le passé ! Il l'évitait comme un choc de l'âme qui
pouvait arracher un cri involontaire à sa fermeté. XXX. L'uniformité
de cette vie commençait à la changer en habitude et en tranquillité d'esprit.
La présence quotidienne des êtres aimés, la tendresse mutuelle plus sentie
depuis que l'étiquette des cours ne s'interposait plus entre les sentiments
de la nature, la régularité des mêmes actes aux mêmes heures, les passages
d'un appartement dans l'autre, les leçons des enfants, leurs jeux, les
sorties dans le jardin souvent consolées par des regards compris, les repas
en commun, les conversations, les lectures, ce silence profond dans les murs
autour des prisonniers, pendant que tant de bruit se faisait loin d'eux
autour de leurs noms ; quelques visages de commissaires attendris, quelques
intelligences furtives avec le dehors, quelques complots obscurs d'évasion grossis
par l'espérance, ce mirage des cachots, accoutumaient insensiblement les
détenus a leur adversité, et leur faisaient même découvrir le côté consolant
du malheur, quand un redoublement de rigueurs dans leur emprisonnement et de
rudesse dans leurs geôliers vint agiter de nouveau leur vie intérieure et
leur faire conjecturer de sinistres événements. La
surveillance devint odieuse et outrageante pour la pudeur même des
princesses. On rompait le pain des prisonniers pour y découvrir des billets
cachés. On coupait les fruits, on fendait jusqu'aux noyaux de pêches de peur
qu'une ruse adroite n'y eut glissé des correspondances. Après chaque repas,
on retirait les couteaux et les fourchettes nécessaires pour découper les
aliments. On mesurait la longueur des aiguilles de femmes sous prétexte
qu'elles pouvaient se transformer en arme de suicide. On voulut suivre la
reine chez madame Élisabeth, où elle allait tous les jours, à midi, pour
dépouiller sa robe du matin. La reine, obsédée par ce regard injurieux,
renonça à changer de vêtement pendant le jour. Le linge était déplié pièce à
pièce. On fouilla le roi. On lui enleva jusqu'aux petits ustensiles de
toilette en or à l'aide desquels il roulait ses cheveux et soignait ses
dents. Il fut obligé de laisser croître sa barbe. Les poils rudes et
retournés contre la chair échauffèrent douloureusement sa peau et le forcèrent
de se laver plusieurs fois par jour le visage dans de l'eau fraîche. Tison et
sa femme espionnaient et rapportaient sans cesse aux commissaires les
moindres chuchotements, les gestes, les regards. On laissait entrer dans la
cour du Temple des vociférateurs qui demandaient à grands cris la tête de la
reine et du roi. Rocher chantait la Carmagnole aux oreilles du roi et
enseignait au Dauphin des couplets crapuleux contre sa mère et contre
lui-même. L'enfant répétait innocemment ces couplets, qui faisaient monter la
rougeur au front de sa tante. Cet homme, un moment adouci, avait repris sa
nature et puisait une nouvelle insolence dans le vin ; l'ivrognerie dans
laquelle il s'assoupissait tous les soirs recommençait tous les matins. Les
princesses, obligées de traverser sa chambre pour passer dans celle du roi ou
pour en sortir, trouvaient cet homme toujours couché, à l'heure du souper,
souvent même au milieu du jour. Il vomissait contre elles des imprécations,
et les forçait d'attendre, les yeux baissés, qu'il eut jeté sur son corps ses
vêtements. Les ouvriers qui travaillaient à l'extérieur de la tour se
répandaient en menaces contre le roi. Ils brandissaient leurs outils
au-dessus de sa tête. Un d'eux leva sa hache sur le cou de la reine et lui
aurait abattu la tête si l'arme n'eût été détournée. Un
municipal éveilla un soir le Dauphin en le tirant avec rudesse par le bras,
pour s'assurer, disait-il, de la présence de l'enfant. La reine se précipita
entre cet homme et son fils et perdit sa patience. Elle foudroya le
commissaire de son regard. Pour la première fois la reine humiliée disparut,
la mère se montra. Une
députation de la Convention vint visiter le Temple. Chabot, Dubois-Crancé,
Drouet, Duprat en faisaient partie. A l'aspect de Drouet, ce maître de poste
de Sainte-Menehould, qui, en reconnaissant le roi et en le faisant arrêter à
Varennes, avait été la cause première de tous leurs malheurs, la reine,
madame Elisabeth et les enfants pâlirent et crurent voir ce mauvais génie qui
avait apparu à Brutus la veille de Pharsale. Chabot et Drouet s'assirent
irrespectueusement devant les femmes debout. Ils interrogèrent la reine, qui
dédaigna de leur répondre. Ils demandèrent au roi s'il avait des réclamations
à faire. « Je ne me plains de rien, répondit le roi ; je demande seulement
qu'on fasse parvenir à ma femme et à mes enfants le linge et les vêtements
dont vous voyez qu'ils ont besoin. » Les robes des princesses tombaient en
lambeaux. La reine était obligée, pour que le roi ne fût pas vêtu de
haillons, de rapiécer son habit pendant son sommeil. Toutes ces rigueurs et
tous ces dénuements avaient été la conséquence des ordres de jour en jour
plus sévères de la commune. Tison et sa femme dénoncèrent la famille royale à
la Convention. Ils affirmèrent que les prisonniers entretenaient une
correspondance avec le dehors ; qu'ils avaient des chuchotements suspects avec
certains commissaires ; que madame Élisabeth, un soir, au souper, avait
laissé tomber un crayon de son mouchoir ; qu'on avait trouvé chez la reine
des pains à cacheter et une plume. Les recherches recommencèrent. On fouilla
dans les oreillers et dans les matelas. Le Dauphin fut impitoyablement enlevé
tout endormi de sa couchette pour qu'on la visitât jusque sous son corps. La
reine prit l'enfant et le réchauffa, pendant ce temps-là, tout nu et tout
grelottant de froid dans ses bras. XXXI. Cependant,
plus la haine et la persécution sévissaient autour des captifs, plus
l'émotion de leur chute et le saisissement de leur situation inspiraient
d'intérêt à quelques âmes, et de témérité à quelques dévouements. La vue
journalière des souffrances, de la dignité, et peut-être aussi de la
touchante beauté de la reine, avait fait des traîtres dans la commune
elle-même. Si les grands crimes tentent quelquefois des âmes ardentes, les
grands dévouements tentent aussi des cœurs généreux. La compassion a son
fanatisme. Arracher à sa prison, à ses persécuteurs, à l'échafaud, la famille
des rois, et la rendre, par une ruse héroïque, à la liberté, au bonheur, au
trône peut-être, était une tentative qui devait séduire par la grandeur même
des difficultés et des périls, et trouver des imaginations capables de la
rêver et de l'oser. Elle en trouva. Il y
avait en ce temps-là, parmi les membres de la commune, un jeune homme nommé
Toulan ; ce jeune homme était né à Toulouse dans une condition subalterne.
Passionné pour ces études littéraires qui ennoblissent le cœur, il était venu
s'établir à Paris. Le commerce de la librairie, qu'il y exerçait,
satisfaisait à la fois ses goûts et ses besoins. Ses volumes, sans cesse
feuilletés pour son trafic, avaient communiqué à son imagination la passion
de la liberté et ces émanations romanesques qui sortent des livres et qui
enivrent l'esprit. Il s'était jeté dans la révolution comme dans un rêve en
action. Son ardeur et son éloquence l'avaient popularisé dans sa section ; un
des premiers à l'assaut des Tuileries le 10 août, il avait été un des
premiers aussi au conseil de la commune. Signalé à ses collègues par sa haine
fougueuse contre la tyrannie, il avait été choisi à ce signe pour commissaire
au Temple. Entré avec l'horreur du tyran et de sa famille, il en était sorti dès
le premier jour avec une adoration passionnée pour les victimes. La vue de
Marie-Antoinette surtout, cette majesté relevée par sa dégradation, cette
physionomie où la langueur d'une captive tempérait la fierté d'une reine,
cette tristesse jetée tout à coup comme un voile sur des traits où respirait
encore tant de grâces, cette dernière lueur de la jeunesse qui allait
s'éteindre dans l'humidité des cachots, cette tête charmante sur laquelle la
hache était suspendue de si près, et qui lui semblait déjà tenue par les
cheveux et présentée au peuple dans la main du bourreau, tout cela avait
remué profondément la sensibilité de Toulan. C'était une de ces âmes que les
émotions jettent du premier coup à l'extrémité opposée de leurs pensées et
qui ne discutent pas contre un sentiment. Avant d'avoir réfléchi, il s'était
dévoué dans son cœur. Tout ce qui était beau lui paraissait possible. Il
avait recherché et brigué, par de fausses démonstrations de fureur contre le
roi, des missions plus fréquentes et plus assidues à la tour du Temple : on
les lui avait prodiguées. Il avait cherché en toute occasion à se faire
remarquer de Marie-Antoinette par des signes muets, qui, sans donner
d'ombrages à ses collègues, fissent reconnaître à la reine qu'elle avait un
ami parmi ses persécuteurs : il avait réussi. Toulan,
très-jeune, petit de taille, frêle de stature, avait une de ces physionomies
délicates et expressives du Midi où la pensée parle dans les yeux et où la
sensibilité palpite dans la mobilité des muscles du visage. Son regard était
un langage. Depuis longtemps la reine l'avait compris. La présence d'un
second commissaire, toujours attaché aux pas de Toulan, l'empêchait de
s'expliquer davantage. Il parvint à séduire un de ses collègues du conseil de
la commune, nommé Lepitre, et à l'entraîner, par la grandeur du projet et par
la splendeur de la récompense, dans un complot d'évasion de la famille
royale. La
reine vit les deux commissaires de service ensemble dans la prison tomber à
ses genoux et lui offrir, dans l'ombre de son cachot, un dévouement que le
lieu, le péril, la mort présente élevaient au-dessus de tous les dévouements
prodigués à sa prospérité. Elle l'accepta et l'encouragea ; elle remit de sa
propre main à Toulan une mèche de ses cheveux avec cette devise en langue
italienne : « Celui qui craint de mourir ne sait pas assez aimer. » C'était
la lettre de crédit donnée par elle à Toulan auprès de ses amis du dehors.
Elle y joignit bientôt après un billet de sa main pour le chevalier de
Jarjais, son correspondant secret et le chef invisible de ce complot. — «
Vous pouvez prendre confiance, lui disait-elle, dans l'homme qui vous parlera
de ma part, ses sentiments me sont connus ; depuis cinq mois il n'a pas
varié. » Un
certain nombre de royalistes sûrs, cachés dans Paris et répandus dans les
bataillons de la garde nationale, fut initié vaguement à ce plan d'évasion.
Il consistait à corrompre à prix d'or quelques-uns des commissaires de la
commune chargés de la surveillance de la prison ; à dresser une liste des
royalistes les plus dévoués parmi les bataillons de garde nationale de chaque
section ; à prendre des mesures pour que ces hommes, indiqués comme par le
hasard, se trouvassent, au jour marqué, composer la majorité dans le
détachement de garde à la tour du Temple ; à faire désarmer par ces
conspirateurs déguisés le reste du détachement pendant la nuit ; à délivrer
la famille royale et à la conduire, par des relais préparés, jusqu'à Dieppe,
où une barque de pêcheur l'attendrait et la porterait en Angleterre avec ses
principaux libérateurs. Toulan, intrépide et infatigable dans son zèle, muni de sommes considérables qu'un signe du roi avait mises à sa disposition dans Paris, mûrissait son plan dans le mystère, transmettait à la reine les trames de ses partisans, reportait au dehors les intentions du roi, sondait avec réserve les principaux chefs de parti à la Convention et dans la commune, essayait de deviner partout des complicités secrètes, même chez Marat, chez Robespierre et chez Danton ; tentait la générosité des uns, la cupidité des autres, et, de jour en jour plus heureux dans ses entreprises et plus certain du succès, comptait déjà plusieurs des gardiens de la tour et cinq membres de la commune parmi les complices de ses périlleux desseins. De ce côté un rayon pénétrait donc dans l'ombre de la prison et entretenait dans l'âme des captifs, sinon l'espérance, du moins le rêve de la liberté. |