I. La
proclamation de la république fut accueillie avec une ardente exaltation dans
la capitale, dans les départements, dans les armées. C'était pour les
philosophes le type des gouvernements humains retrouvé sous les débris de
quatorze siècles de préjugés et de tyrannies. C'était pour les patriotes la
déclaration de guerre d'une nation debout, proclamée par elle le jour même de
la victoire de Valmy, en face des trônes conjurés contre la liberté. C'était
pour le peuple une enivrante nouveauté. Chaque citoyen se sentait, pour ainsi
dire, couronné d'une partie de cette souveraineté reconquise dont l'acte de
la Convention venait de dépouiller le front et la famille des rois, pour la
restituer au peuple. La nation, soulagée du poids du trône, crut respirer
pour la première fois l'air libre et vital qui allait la régénérer. Ce fut un
de ces courts moments qui concentrent, dans un point du temps, des horizons
d'enthousiasme et d'espérances que les peuples attendent pendant des siècles,
qu'ils savourent quelques jours et qu'ils n'oublient plus, mais qu'ils ne
tardent pas à laisser s'échapper comme un beau rêve pour retomber dans toutes
les réalités, dans toutes les difficultés et dans toutes les angoisses qui
accompagnent la vie laborieuse des nations. N'importe. Ces heures d'illusion
sont si belles et si pleines qu'elles comptent, pour des siècles, dans la vie
de l'humanité, et que l'histoire semble s'arrêter pour les retenir et pour
les éterniser. II. Ceux
qui en jouirent le plus furent les Girondins. Rassemblés le soir chez madame
Roland, Péthion, Brissot, Guadet, Louvet, Boyer-Fonfrède, Ducos, Grangeneuve,
Gensonné, Barbaroux, Vergniaud, Condorcet célébrèrent dans un recueillement
presque religieux l'avènement de leur pensée dans le monde ; et jetant
volontairement le voile de l'illusion sur les embarras du lendemain et sur
les obscurités de l'avenir, ils se livrèrent tout entiers à la plus grande
jouissance que Dieu ait accordée à l'homme ici-bas : l'enfantement de son
idée, la contemplation de son œuvre, la possession de son idéal accompli. De
nobles paroles furent échangées pendant le repas entre ces grandes âmes.
Madame Roland, pâle d'émotion, laissait échapper de ses yeux des regards d'un
éclat surnaturel qui semblaient voir l'échafaud à travers la gloire et la
félicité du jour. Le vieux Roland interrogeait de l'œil la pensée de sa femme
et semblait lui demander si ce jour n'était pas le sommet de leur vie et
celui après lequel il n'y avait plus qu'à mourir ? Condorcet entretenait
Brissot des horizons indéfinis que l'ère nouvelle ouvrait à l'humanité.
Boyer-Fonfrède, Barbaroux, Rebecqui, Ducos, jeunes amis, presque frères, se
félicitaient d'avoir de longues vies à donner à leur patrie et à la liberté.
Guadet et Gensonné se reposaient glorieusement de leurs longues fatigues dans
cette halte triomphante où ils avaient enfin mené la Révolution. Péthion, à
la fois heureux et triste, sentait que sa popularité l'abandonnait ; mais il
l'abdiquait volontairement dans son âme, du moment où on la mettait au prix
du crime. Le sang de septembre avait enlevé à Péthion son ivresse de
popularité. Cette ivresse passée, Péthion allait redevenir un homme de bien. Vergniaud,
sur qui tous les convives avaient les yeux fixés comme sur le principal
auteur et le seul modérateur de la future république, montrait dans son
attitude et dans ses traits la quiétude insouciante de la force qui se repose
avant et après le combat. Il regardait ses amis avec un sourire à la fois
serein et mélancolique. Il parlait peu. A la fin du souper, il prit son
verre, le remplit de vin, se leva et proposa de boire à l'éternité de la
république. Madame Roland, pleine des souvenirs de l'antiquité, demanda à
Vergniaud d'effeuiller dans son verre, à la manière des anciens, quelques
roses du bouquet qu'elle portait ce jour-là. Vergniaud tendit son verre, fit
nager les feuilles de rose sur le vin et but ; puis se penchant vers
Barbaroux avant de se rasseoir : « Barbaroux, lui dit-il à demi-voix, ce ne
sont pas des roses, mais des branches de cyprès qu'il fallait effeuiller dans
notre vin ce soir. En buvant à une république dont le berceau trempe dans le
sang de septembre, qui sait si nous ne buvons pas à notre mort ? N'importe,
ajouta-t-il, ce vin serait mon sang que je le boirais encore à la liberté et
à l'égalité ! — Vive la république ! » s'écrièrent à la fois les convives. Cette
image sinistre attrista mais ne découragea pas leurs âmes. Ils étaient prêts
à tout accepter de la Révolution, même la mort ! III. Les
Girondins écoutèrent, après le dîner, les vues que Roland, assisté de sa
femme, avait rédigées pour la Convention sur l'état de la république. Ce plan
posait nettement la question entre la France et la commune de Paris. Roland,
comme ministre de l'intérieur, en appelait à la Convention des désordres de
l'anarchie et des crimes qui avaient signalé l'interrègne des lois depuis le
10 août jusqu'à l'ouverture de la nouvelle assemblée, et demandait que le
pouvoir exécutif fût affermi dans les mains du gouvernement central. Les
Girondins se promirent de soutenir énergiquement leur ministre dans ses
projets et de refréner enfin les usurpations de la commune de Paris. C'était
déclarer la guerre à Danton, à Robespierre et à Marat, qui régnaient à
l'Hôtel-de-Ville. Cette
restauration du pouvoir national était difficile et périlleuse pour les
Girondins qui l'entreprenaient. Roland, gémissant sur les excès de septembre,
sans avoir la force nécessaire à leur répression, avait écrit deux fois à
l'Assemblée législative pour appeler la vengeance des lois sur les
provocations et les auteurs de ces assassinats. Ses protestations
courageuses, si on considère qu'elles étaient écrites sous le couteau des
égorgeurs et dans un conseil de ministres où siégeait Danton, étaient cependant
pleines d'excuses sur les crimes accomplis et de concessions déplorables à la
fureur du peuple ; mais elles demandaient le respect pour la vie et les
propriétés des citoyens. Elles indiquaient dans Roland un censeur et non un
complice de la commune. C'était assez pour le signaler ainsi que sa femme à
la haine et aux piques des assassins. En
effet, le comité de surveillance de la commune avait eu l'audace d'ordonner
l'arrestation de Roland. Danton, informé de cet excès de scandale, et sachant
mieux que personne qu'un décret d'arrestation était un arrêt de mort pendant
ces journées, était accouru au conseil de surveillance, avait gourmandé ses
complices et déchiré l'ordre d'arrestation. Ministre lui-même, il avait senti
qu'un comité occulte qui allait jusqu'à ordonner l'emprisonnement et la mort
d'un ministre le touchait de trop près pour ne pas réprimer un tel attentat. Roland,
depuis ce jour, était l'objet de toutes les calomnies des feuilles de Marat
et de toutes les émeutes des factieux. Menacé à tout instant dans son propre
hôtel, au ministère de l'intérieur, insuffisamment protégé par un faible
poste de gendarmerie, il était fréquemment obligé, pour sa sûreté, de passer
les nuits hors de chez lui. Quand il y couchait, madame Roland plaçait elle-même
des pistolets sous l'oreiller du lit, soit pour se défendre contre les
attaques nocturnes de meurtriers apostés, soit pour se soustraire par une
mort volontaire aux outrages des assassins. Roland, animé par cette femme
virile, n'avait pas faibli sous ses devoirs. Ses lettres aux départements
pour combattre les sanguinaires provocations de la commune, les feuilles
publiques rédigées dans ses bureaux et dont les articles les plus mâles
respiraient l'âme de sa femme, la Sentinelle, journal républicain et honnête,
écrit sous sa dictée par Louvet, attestaient ses efforts pour retenir la
Révolution dans les voies de la justice et de la loi. Bientôt
Danton et Fabre d'Églantine essayèrent de soustraire à Roland ce moyen
d'action sur l'esprit public, en attirant à eux la plus grande part des deux
millions de fonds secrets que l'Assemblée avait confiés au pouvoir exécutif.
Ils y réussirent et désarmèrent ainsi le ministre de l'intérieur du faible
levier qui lui restait sur l'opinion. IV. De son
côté Marat, moins impératif mais aussi avide, non content d'avoir enlevé des
presses a l'Imprimerie royale, demanda à Roland une somme d'argent pour les
frais d'impression des pamphlets populaires qu'il avait en portefeuille.
Roland refusa. Marat dénonça le ministre à la vindicte des patriotes. Danton
se chargea de fermer la bouche à Marat. Le duc d'Orléans, lié secrètement
avec Danton, prêta la somme. Marat néanmoins distilla sa rancune en lignes de
sang contre Roland, sa femme et ses amis. Chaque tentative que ce parti
faisait pour rétablir l'action du gouvernement, l'ordre et la sûreté dans
Paris et dans les départements, était représentée par l'Ami du peuple et par
les soudoyés de la commune comme une conspiration contre les patriotes. Le
vol du Garde-Meuble de la couronne, qui eut lieu dans ces circonstances,
servit de texte à des accusations nouvelles de négligence ou de complicité
contre le ministre de l'intérieur. Roland fut consterné d'un événement qui
privait la nation de richesses précieuses dans un moment de nécessité. Il fit
poursuivre avec une vaine activité les auteurs obscurs de ce pillage. On en
saisit quelques-uns, voleurs de profession, qui ne semblaient avoir été
associés à ce vol que pour couvrir de noms déshonorés les noms des véritables
spoliateurs de ce trésor. Une partie des objets précieux que renfermait cet
écrin de la monarchie fut retrouvée enfouie dans les Champs-Elysées ; le
reste disparut sans laisser de trace. Danton fut véhémentement soupçonné
d'avoir employé à solder les troupes de Dumouriez et à corrompre l'état-major
du roi de Prusse une partie des valeurs dérobées, pour en payer la libération
du sol de la partie. Les meneurs ténébreux de la commune, parmi lesquels les
coupables avaient évidemment des complices, lurent accusés d'en avoir employé
l'autre partie à salarier l'anarchie et à perpétuer leur domination ;
accusations vagues, soupçons sans preuves, que le temps n'a ni justifiés
complètement ni complètement démentis. Accusé
avec acharnement par Marat, Roland répondit par une adresse aux Parisiens.
Ses coups dépassaient Marat et portaient sur la commune, dont la lutte avec
l'Assemblée s'envenimait tous les jours. « Avilir l'Assemblée nationale,
porter à la révolte contre elle, répandre la défiance entre les autorités et
le peuple, voilà le but des affiches et des feuilles de Marat, disait Roland.
Lisez celle du 8 septembre, où tous les ministres, excepté Danton, sont voués
à l'animadversion publique et accusés de trahison ! Si ces diatribes étaient
anonymes ou signées de quelque nom obscur, je les dédaignerais ; mais elles
portent le nom d'un homme que le corps électoral et la commune comptent parmi
leurs membres, et qu'on parle de porter à la Convention. Un tel accusateur me
force de répondre ; et si cette réponse devait être mon testament de mort, je
la ferais encore pour qu'elle fût utile à mon pays. Je suis né avec la
fermeté de caractère qui soutient la vertu, je méprise la fortune, j'aime la
gloire honnête, je ne puis vivre qu'en paix avec ma conscience. Qu'on prenne
ma vie et qu'on lise mes ouvrages ; je défie la malveillance d'y trouver un
seul acte, un seul sentiment, dont j'aie à rougir. Pendant quarante ans
d'administration, j'ai fait le bien. Je n'aime pas le pouvoir. Soixante ans
de travaux me rendent la retraite préférable à une vie agitée. On m'accuse de
machiner avec la faction de Brissot : j'estime Brissot parce que je lui
reconnais autant de pureté que de talent. J'ai admiré le 10 août ; j'ai frémi
des suites, du 2 septembre. J'ai compris la colère du peuple, mais j'ai voulu
qu'on arrêtât les assassinats. Moi-même j'ai été désigné pour victime. Que
des scélérats provoquent les assassins contre moi, je les attends ; je suis à
mon poste, je saurai mourir. » V. Brissot,
dont le nom était devenu la dénomination de tout un parti, avait été
contraint de se défendre aussi contre la calomnie qui l'accusait de vouloir
rétablir la monarchie en France, sur la tête du duc de Brunswick. Péthion ne
cessait, dans ses réclamations ou dans ses discours à l'Assemblée, de
rappeler ses anciens services et ses titres à la confiance du peuple. C'était
indiquer qu'on les oubliait. Le nom de madame Roland, sans cesse mêlé à celui
de ses amis, était jeté couvert d'insinuations odieuses à l'envie et à la
risée de l'opinion. Vergniaud lui-même était outragé, menacé, désigné par son
nom et par son génie aux sicaires de septembre. Deux fois Vergniaud avait
étouffé sous ses pieds l'impopularité qui s'attachait à lui par deux discours
dans lesquels il jetait d'une main le défi aux ennemis de la France, de
l'autre la menace aux tyrans de la commune. Le premier discours, prononcé au
moment où l'on annonçait la prétendue déroute de Dumouriez dans l'Argonne,
avait relevé l'esprit public et fait une diversion puissante aux hostilités
intestines de la commune et des Girondins. Coustard venait d'énumérer les
forces qui restaient à Dumouriez. Vergniaud lui succéda à la tribune. « Les
détails que l'on vous donne sont rassurants, dit-il ; cependant il est
impossible de se défendre de quelques inquiétudes quand on voit le camp sous
Paris. D'où vient cette torpeur dans laquelle paraissent ensevelis les
citoyens qui sont restés à Paris ? Ne dissimulons rien, il est temps de dire
enfin la vérité. Les proscriptions passées, le bruit des proscriptions
futures, les troubles intérieurs ont répandu la consternation et l'effroi.
L'homme de bien se cache quand on est parvenu à cet état de choses où le
crime se commet impunément. Il est des hommes, au contraire, qui ne se
montrent que dans les calamités publiques, comme il est des insectes
malfaisants que la terre ne produit que dans les orages. Ces hommes répandent
sans cesse les soupçons, les méfiances, les jalousies, les haines, les
vengeances. Ils sont avides de sang. Dans leurs propos séditieux ils
aristocratisent la vertu même pour avoir le droit de la fouler aux pieds. Ils
démocratisent le crime pour pouvoir s'en rassasier sans craindre le glaive de
la justice, Tous leurs efforts tendent à déshonorer aujourd'hui la plus belle
des causes afin de soulever contre elle les nations amies de la Révolution. Ô
citoyens de Paris ! je vous le demande avec la plus profonde émotion, ne
démasquerez-vous jamais ces hommes pervers qui n'ont pour capter votre
confiance que la bassesse de leurs moyens et l'insolence de leurs prétentions
? Citoyens ! lorsque l'ennemi s'avance et qu'un homme, au lieu de vous
engager à prendre l'épée pour le repousser, vous engage à égorger froidement
des femmes et des citoyens désarmés, celui-là est l'ennemi de votre gloire,
de votre salut ! Il vous trompe pour vous perdre. Lorsqu'au contraire un
homme ne vous parle des Prussiens que pour vous indiquer le cœur où vous
devez frapper, lorsqu'il ne vous pousse à la victoire que par des moyens
dignes de votre courage, celui-là est ami de votre gloire, ami de votre bon-«
heur ; il veut vous sauver ! Abjurez donc vos dissensions intestines ! allez
tous ensemble au camp. C'est là qu'est votre salut ! « J'entends
dire chaque jour : Nous pouvons éprouver une défaite. Que feront alors les
Prussiens ? Viendront-ils à Paris ? Non, si Paris est dans un état de défense
respectable, si vous préparez des postes où vous puissiez opposer une forte
résistance ; car alors l'ennemi craindrait d'être « poursuivi et enveloppé
par les débris même des armées qu'il aurait vaincues et d'en être écrasé
comme Samson sous les ruines du temple qu'il renversa. Au camp donc, citoyens
! au camp ! Eh quoi ! tandis que vos frères, vos concitoyens, par un
dévouement héroïque, abandonnent ce que la nature doit leur faire chérir le
plus, leurs femmes, leurs enfants, leurs foyers, demeurerez-vous plongés dans
une molle oisiveté ? N'avez-vous d'autre manière de prouver votre zèle que de
demander comme les Athéniens : Qu'y a-t-il aujourd'hui de nouveau ? Au camp,
citoyens ! au camp ! Tandis que vos frères arrosent peut-être de leur sang
les plaines de la Champagne, ne craignons pas d'arroser de quelque sueur les
plaines de Saint-Denis pour assurer leur retraite. » VI. Ce
discours, où les figures de Danton, de Robespierre et de Marat étaient trop
clairement indiquées derrière les hommes de sang que Vergniaud vouait à
l'exécration de la France, électrisa tellement l'Assemblée, qu'aucune voix
n'osa lui répondre et que la faction de la commune parut un moment submergée
sous ce flot de patriotisme. Deux jours après, à l'occasion d'une nouvelle
plainte de Roland contre les empiétements de la commune, Vergniaud apostropha
plus directement les instigateurs des assassinats de septembre et déclara la
guerre à la tyrannie masquée des Jacobins. Des pétitions de prisonniers
demandaient qu'on pourvût à la sûreté des prisons. « S'il
n'y avait que le peuple à craindre, dit Vergniaud, je dirais qu'il y a tout à
espérer ; car le peuple est juste et il abhorre le crime. Mais il y a ici des
scélérats soudoyés pour semer la discorde, répandre la consternation et nous
précipiter dans l'anarchie (on applaudit). — Ils ont frémi du serment que
vous avez prêté de protéger de toutes vos forces la sûreté des personnes, les
propriétés, l'exécution des lois. Ils ont dit : On veut faire cesser les
proscriptions, on veut nous arracher nos victimes, on veut nous empêcher de
les égorger entre les bras de leurs femmes et de leurs enfants. Eh bien !
ayons recours aux mandats d'arrêt du comité de la commune. Dénonçons,
arrêtons, entassons dans les cachots ceux que nous voulons perdre. Nous
agiterons ensuite le peuple, nous lâcherons nos sicaires, et dans les prisons
nous établirons une boucherie de chair humaine où nous pourrons à notre gré
nous désaltérer de sang ! (Applaudissements unanimes et réitérés de
l'Assemblée et des tribunes.) — Et savez-vous, Messieurs, comment disposent de la liberté des
citoyens ces hommes, qui s'imaginent qu'on a fait la Révolution pour eux, qui
croient follement qu'on a envoyé Louis XVI au Temple pour les intrôner
eux-mêmes aux Tuileries ? (Applaudissements.) — Savez-vous comment sont
décernés ces mandats d'arrestation ? La commune de Paris se repose à cet
égard sur son comité de surveillance. Ce comité de surveillance, par un abus
de tous les principes ou par une confiance criminelle, donne à des individus
le terrible droit de faire arrêter ceux qui leur paraîtront suspects. Ceux-ci
subdélèguent encore ce droit à d'autres affidés, dont il faut bien servir les
vengeances, si on veut qu'ils servent les vengeances de leurs complices,
Voilà de quelle étrange série dépendent la liberté et la vie des citoyens
Voilà entre quelles mains repose la sûreté publique ! Les Parisiens aveuglés
osent se dire libres ! Ah ! ils ne sont plus esclaves, il est vrai, des
tyrans couronnés ; mais ils le sont des hommes les plus vils et des plus détestables
scélérats ! (Nouveaux applaudissements.) — Il est temps de briser ces chaînes honteuses,
d'écraser cette nouvelle tyrannie ; il est temps que ceux qui font trembler
les hommes de bien tremblent à leur tour ! Je n'ignore pas qu'ils ont des
poignards à leurs ordres. Eh ! dans la nuit du 2 septembre, dans cette nuit
de proscription, n'a-t-on pas voulu les diriger contre plusieurs députés et
contre moi ? Ne nous a-t-on pas dénoncés au peuple comme des traîtres ?
Heureusement c'était en effet le peuple qui était là ; les assassins étaient
occupés ailleurs ! (Frémissement général.) La voix de la calomnie ne
produisit aucun effet et la mienne peut encore se faire entendre ici ! Et je vous
en atteste ! elle tonnera de tout ce qu'elle a de force contre les crimes et
les tyrans ; et que m'importent les poignards et les sicaires ! qu'importe la
vie au représentant du peuple quand il s'agit du salut de la patrie ! Lorsque
Guillaume Tell ajustait la flèche qui devait abattre la pomme fatale qu'un
monstre avait placée sur la tête de son fils, il s'écriait : Périssent mon
nom et ma mémoire, pourvu que la Suisse soit libre ! (Longs
applaudissements.)
— Et nous aussi, nous dirons : Périssent l'Assemblée nationale et sa mémoire,
pourvu que la France soit libre ! (Les députés se lèvent comme par une
impulsion unanime en répétant avec enthousiasme le serment de Vergniaud. Les
tribunes imitent ce mouvement et confondent leurs voix avec celles des
députés.) — Vergniaud,
un instant interrompu, reprend : « Oui, périssent l'Assemblée nationale et sa
mémoire, si elle épargne par sa mort à la nation un crime qui imprimerait une
tache au nom français ; si sa vigueur apprend aux nations de l'Europe que,
malgré les calomnies dont on cherche à flétrir la France, il est encore au sein
même de l'anarchie momentanée où les brigands nous ont plongés, il est encore
dans notre patrie quelques vertus publiques et qu'on y respecte l'humanité
!!! Périssent l'Assemblée nationale et sa mémoire, si sur nos cendres nos
successeurs plus heureux peuvent asseoir l'édifice d'une constitution qui
assure le bonheur de la France, et consolide le règne de la liberté et de
l'égalité ! » VII. De
pareils discours consolaient un instant les gens de bien, mais n'intimidaient
pas les hommes de sang. Les Girondins avaient pour eux la raison,
l'éloquence, la majorité dans l'Assemblée. Les Jacobins seuls avaient un
pouvoir organisé dans les comités de l'Hôtel-de-Ville, et une force armée
dans les sections pour exécuter leurs pensées. Les meilleurs sentiments des
Girondins s'évaporaient après avoir retenti en magnifiques paroles. Les
volontés des Jacobins devenaient des actes le lendemain du jour où elles
étaient conçues. Ils avaient continué à braver impunément l'Assemblée. Leurs
journaux et leurs orateurs demandaient un second 10 août contre Roland et ses
amis. Collot-d'Herbois aspirait ouvertement à le remplacer au ministère de
l'intérieur et fomentait les haines populaires contre lui. Pache, Suisse de
nation, fils d'un concierge d'hôtel à Paris, protégé de Roland, élevé par lui
jusqu'au ministère de la guerre, l'abandonna dès que Roland ne fut plus utile
à sa fortune, et passa dans les rangs de ses ennemis. Dans la
pensée de Roland et de Vergniaud, ce règne violent et anarchique de
l'insurrection, sous le nom de commune, devait cesser de lui-même le jour où
une Convention nationale centraliserait la volonté publique et retirerait à
soi les pouvoirs un moment dérobés au peuple par les factieux et les proscripteurs. Les
départements jaloux des envahissements de Paris sur la nation, l'indignation
des hommes, de bien soulevée par les massacres de septembre, devaient, selon
les Girondins, anéantir la commune, restaurer le pouvoir exécutif et le
restituer aux plus dignes et aux plus capables. Cette certitude les avait
rendus patients pendant les cinq semaines qui venaient de s'écouler. La
Convention arrivait, les départements espéraient tout de cette représentation
retrempée dans de si grandes crises. Le ministre de l'intérieur les flattait
dans ses circulaires d'un prompt rétablissement de l'ordre. Vos
représentants, leur disait-il, étrangers aux factions qui agitent la
capitale, s'éloigneront, en arrivant à Paris, des hommes de sédition, comme
Marat et Danton. L'anarchie les repoussera par le dégoût qu'elle inspire aux
bons citoyens. Il leur promettait, de plus, l'appui moral des armées et de
Dumouriez surtout, que ses victoires venaient de rendre l'arbitre de la
patrie. Santerre, commandant de la garde nationale des sections, appartenait,
il est vrai, au parti de la commune, par son alliance avec Panis, un des
principaux meneurs de ce parti, mais Barbaroux et Rebecqui répondaient des
bataillons marseillais vainqueurs du 10 août, selon eux force suffisante pour
défendre la Convention contre les faubourgs de Paris. Huit cents nouveaux
Marseillais arrivèrent du Midi à leur appel. De plus, Marat faisait horreur,
et Danton inspirait l'effroi. Ces considérations souvent présentées aux
Girondins, avec la froide autorité de Brissot, l'éloquente indignation de
Vergniaud, et passionnées encore par les regards et par l'âme de madame
Roland, donnaient à ces jeunes hommes la confiance de la victoire et
l'impatience du combat. VIII. Dans le
parti opposé, une certaine hésitation trahissait l'inquiétude. Les séances
des Jacobins depuis quelque temps étaient peu suivies et insignifiantes. Les
membres nouveaux de la Convention ne s'y faisaient pas inscrire. Ils
semblaient craindre de compromettre leur caractère et leur indépendance dans
une affiliation suspecte de violence et d'usurpation. Péthion et Barbaroux y
luttaient avec avantage contre Fabre d'Églantine et Chabot. Marat n'agitait
que les plus basses couches de la populace. Il était plutôt le scandale
éclatant de la Révolution, qu'une force révolutionnaire. Il dépopularisait la
commune en y siégeant. Danton lui-même semblait intimidé par l'approche de la
Convention. Son passé pesait sur son génie. Il aurait voulu le faire oublier
et surtout l'oublier lui-même. Tout ce qui lui rappelait les journées de
septembre lui était importun et douloureux. Homme de clairvoyance et comme
inspiré du génie inculte du gouvernement, il sentait que le rôle de chef
d'une faction démagogique à l'Hôtel-de-Ville de Paris était un rôle court,
précaire, subalterne, indigne de la France et de lui. La direction d'une
insurrection, des proscriptions atroces et le gouvernement sanglant d'un
interrègne de six semaines ne satisfaisaient pas son ambition. Pour
imposer sa dictature durable à la nouvelle Assemblée, il fallait à Danton une
de ces deux choses : l'armée ou la popularité. L'armée, il n'en avait pas
encore, bien qu'il songeât à s'en donner une ; la popularité, il avait le
sens politique trop sur et trop exercé pour compter longtemps sur la sienne.
Il la sentait s'user et s'échapper heure par heure. De plus, il avait assez
de hauteur de vues pour la mépriser. Juger et mépriser sa propre popularité,
c'est le signe de l'homme d'État. Danton était né avec ce signe. Une seule
chose lui avait manqué pour en saisir et en retenir le rôle : la moralité de
l'ambition et l'innocence des moyens. Il était puni sur le coup. Grand et
redouté encore par le retentissement de son forfait, il ne se dissimulait pas
le repoussement que son nom inspirait autour de lui. Il ne pouvait vaincre ce
sentiment de répulsion publique que par de nouveaux crimes ou par une
disparition volontaire de la scène pendant un certain temps. De nouveaux
crimes ? Il n'en avait pas la soif. Le sang de septembre lui était trop amer
pour qu'il en répandît davantage. Danton avait un cœur d'homme au fond,
perverti, mais non insensible. Sa cruauté avait été un spasme de passion,
plutôt que l'assouvissement d'une âme atroce. C'était le système qui avait
immolé en lui, non la nature. Il ne l'avouait pas encore en public, mais il
l'avouait à sa femme. Il se repentait. Nous avons vu qu'il méditait, comme
Sylla, une disparition volontaire et momentanée du pouvoir. Il méprisait
assez ses rivaux pour leur abandonner la scène. « Vois-tu ces hommes,
disait-il un soir à Camille Desmoulins en parlant des Girondins, de
Robespierre et de Marat, dans un de ces épanchements intimes où son orgueil
trahissait souvent les secrets de son âme, « vois-tu ces hommes ? Il n'y en a
pas un qui vaille un des rêves seulement de Danton ! La nature n'avait jeté
que deux âmes dans le moule des hommes d'État capables de manier les
révolutions : Mirabeau et moi. Après nous elle a brisé le moule. Ces hommes
sont des bavards qui perdent le temps à arranger des mots et qui s'en vont
dormir sur les applaudissements. Crois-tu que je vais les combattre et leur
disputer la tribune et le ministère ? Détrompe-toi ! Je vais me ranger de
côté et les livrer avec leur impuissance au néant de leurs pensées et aux
difficultés du gouvernement. La grandeur des événements les écrasera. Pour me
débarrasser d'eux, je n'ai besoin que d'eux-mêmes. » Ainsi, les Girondins
trouvaient la place presque vide et l'opinion désarmée devant eux. Un seul
homme avait grandi en opinion et en popularité depuis le 10 août, et cet
homme était Robespierre. Étudions-le ici avant le moment où il va se perdre
dans le tumulte des événements. IX. Robespierre
paraissait alors le philosophe de la Révolution. Par une puissance
d'abstraction qui n'appartient qu'aux convictions absolues, il s'était, pour
ainsi dire, séparé de lui-même pour se confondre avec le peuple. Sa
supériorité venait de ce que nul autant que lui ne semblait servir la
Révolution pour elle-même. Il s'élevait sur son dévouement. Par un retour
naturel, le peuple se reconnaissait en lui. La Révolution n'était pas pour
Robespierre une cause politique, c'était une religion de son esprit. Il ne
lui demandait pas seulement de le grandir lui-même, il lui demandait surtout
de lui permettre de l'accomplir. Ses idées, d'abord confuses comme des
instincts, commençaient à se clarifier par l'étude et par la pratique. Son
talent, d'abord rebelle et laborieux, commençait à mieux servir sa volonté.
Dénué des dons extérieurs et des inspiration » soudaines de l'éloquence
naturelle, il avait tant travaillé sur lui-même, il avait tant médité, tant
écrit, tant raturé, il avait tant bravé l'inattention et le sarcasme de ses
auditoires, qu'il avait fini par assouplir et par échauffer sa parole, et par
faire de toute sa personne, malgré sa taille maigre et roide, malgré sa voix
grêle et son geste brisé, un instrument d'éloquence, de conviction et de
passion. Écrasé
pendant l'Assemblée constituante par Mirabeau, par Maury, par Cazalès ;
vaincu aux Jacobins par Danton, par Péthion, par Brissot ; effacé à la
Convention par l'incomparable supériorité de parole de Vergniaud, s'il
n'avait été soutenu par l'obstination de l'idée qui brûlait en lui, et par
l'intrépidité d'une volonté qui se sentait la force de tout dominer, parce
qu'elle le dominait lui-même, il aurait mille fois renoncé à la lutte, et
serait rentré dans l'ombre et dans le silence. Mais il lui eût été plus
facile de mourir que de se taire, quand son silence lui paraissait une
désertion de ses croyances. Sa force était là. Il était l'homme le plus
convaincu de toute la Révolution : voilà pourquoi il en fut longtemps le
serviteur obscur, puis le favori, puis le maître, puis la victime. On
croyait autour de lui que la Révolution pour lui n'était à ses yeux que la
réalisation de la philosophie du dix-huitième siècle, l'éclosion de la
justice et de la raison dans la loi. Robespierre, c'était une utopie
philosophique en action. Sa politique, rédigée dans le Contrat social,
n'était que la lettre sans âme de la théorie évangélique qu'il voulait
réaliser en institution démocratique. Liberté, égalité, fraternité entre les
citoyens, paix entre les nations, ces mots, commentés au profit de tous les
hommes et à la ruine de toutes les inégalités, de toutes les tyrannies,
c'était son code affiché. Il en appliquait les formules et les conséquences,
sans fléchir, à toutes les questions, à toutes les circonstances soulevées
par le temps. Éclairé par cette lampe de la théorie qu'aucun vent extérieur
ne faisait vaciller dans son esprit, il ne s'était point égaré jusque-là. Son
intérêt, c'était sa foi ; son ambition, c'était sa cause ; ses amis,
c'étaient tous ceux qui servaient cette cause le plus utilement ; ses
ennemis, tous ceux qui lui paraissaient la trahir. Son malheur et bientôt
après son crime fut de se regarder comme seul pur et seul capable, de
soupçonner, d'envier et de haïr tous ceux qui rivalisaient avec lui dans la
direction de l'opinion. Robespierre
conquit et mérita en ce sens le nom d'incorruptible, le plus beau titre que
le peuple pût décerner, puisque c'était le titre à sa confiance absolue dans
un temps où il se défiait de tous. Robespierre, qui comprenait la réalisation
de sa philosophie politique sous les formes les plus diverses du
gouvernement, pourvu que la démocratie en fût l'âme, n'avait point déclamé
contre la royauté, n'avait point répudié la constitution de 1791, n'avait
point conspiré le 10 août, n'avait point fomenté la république. Il préférait
la république, sans doute, comme une forme plus complète de l'égalité
politique et comme un gouvernement où le peuple ne confiait sa liberté qu'à
lui-même ; mais il ne voyait point d'inconvénient immédiat et radical à ce
que la démocratie conservât une tête dans un roi et l'unité de pouvoir dans
la monarchie populaire. Cette concession à la paix et aux habitudes
invétérées de la nation lui semblait préférable aux crises des révolutions
qu'il faudrait traverser pour transformer le nom et le mécanisme du
gouvernement. La fermeté de ses convictions n'excluait pas en lui la mesure
dans l'application. Il avait été modéré dans des idées extrêmes. C'étaient
les ambitieux comme les Girondins ou les agitateurs comme les démagogues qui
avaient poussé le plus à la république ; ce n'était pas lui. Il pactisait
avec le temps parce qu'il ne lui demandait rien, disait-il, pour lui-même.
Tout pour le peuple et pour l'avenir. X. La vie
de Robespierre portait témoignage du désintéressement de ses pensées ; cette
vie était le plus éloquent de ses discours. Si son maître Jean-Jacques
Rousseau eut quitté sa cabane des Charmettes ou d'Ermenonville pour être le
législateur de l'humanité, il n'aurait pas mené une existence plus
recueillie, plus pauvre que celle de Robespierre. Cette pauvreté était
méritoire, car elle était volontaire. Objet de tentatives nombreuses de
corruptions de la part de la cour, du parti de Mirabeau, du parti de Lameth,
et du parti girondin pendant les deux assemblées, il avait eu tous les jours
sa fortune sous la main : il n'avait pas daigné l'ouvrir. Appelé par
l'élection ensuite aux fonctions d'accusateur public et de juge à Paris, il
avait tout repoussé, tout résigné pour vivre dans une pure et fière
indigence. Toute sa fortune et celle de son frère et de sa sœur consistait
dans le produit de quelques morceaux de terre affermés en Artois, et dont les
fermiers, pauvres eux-mêmes et alliés à sa famille, payaient très-irrégulièrement
les arrérages. Son salaire quotidien comme député, pendant l'Assemblée
constituante et pendant la Convention, subvenait aux nécessités de trois
personnes. Il était forcé d'avoir quelquefois recours à la bourse de ses
hôtes et de ses amis. Ses dettes, qui ne s'élevaient cependant qu'à une somme
modique de quatre mille francs à sa mort, après six ans de séjour à Paris,
attestent l'extrême sobriété de ses goûts et de ses dépenses. Ses
habitudes étaient celles d'un modeste artisan. Il logeait dans une maison de
la rue Saint-Honoré, portant aujourd'hui le n° 396, en face de l'église de
l'Assomption. Cette maison, basse, précédée d'une cour, entourée de hangars
remplis de planches, de pièces de charpente et d'autres matériaux de construction,
avait une apparence presque rustique. Elle consistait au rez-de-chaussée en
une salle à manger ouvrant de plain-pied sur la cour et communiquant avec un
salon, dont la fenêtre prenait jour sur un petit jardin. Ce salon était suivi
d'un cabinet d'étude qui contenait un piano. Un escalier tournant conduisait
de la salle à manger au premier étage qu'habitait la famille du propriétaire,
et de là au logement de Robespierre. Cette
maison appartenait à un menuisier, entrepreneur de bâtiments, nommé Duplay,
qui avait adopté avec enthousiasme les principes de la Révolution. Lié avec
plusieurs membres de l'Assemblée constituante, Duplay les pria de lui amener
Robespierre, et l'entière conformité de leurs opinions ne tarda pas à les
unir. Le jour des massacres du Champ-de-Mars, quelques membres de la Société
des amis de la constitution pensèrent qu'il serait imprudent de laisser
Robespierre retourner au fond du Marais, à travers une ville encore pleine
d'émotion, et de l'abandonner sans défense aux dangers dont on le disait
menacé. Duplay offrit alors de lui donner asile, son offre fut acceptée. A
partir de ce moment, Robespierre ne cessa plus, jusqu'au 9 thermidor, de
vivre dans la famille du menuisier. Une longue cohabitation, une table
commune, la contiguïté de vie de plusieurs années avaient converti
l'hospitalité de Duplay en mutuel attachement. La famille de son hôte était
devenue comme une seconde famille pour Robespierre. Cette famille, à laquelle
Robespierre avait fait adopter ses opinions sans rien lui enlever de la
simplicité de ses mœurs et même de ses pratiques religieuses, se composait du
père, de la mère, d'un fils encore adolescent et de quatre jeunes filles,
dont l'aînée avait vingt-cinq ans et la plus jeune dix-huit. Le père, occupé
tout le jour des travaux de son état, allait quelquefois entendre le soir
Robespierre aux Jacobins. Il en revenait pénétré d'admiration pour l'orateur
du peuple et de haine contre les ennemis de ce jeune et pur patriote. Madame
Duplay partageait l'enthousiasme de son mari. L'estime qu'elle ressentait
pour Robespierre lui faisait trouver honorables et doux les petits services
de domesticité volontaire qu'elle lui rendait, comme si elle eût été moins
son hôtesse que sa mère. Robespierre payait en affection ces services et ce
dévouement. Il renfermait son cœur dans cette pauvre maison. Causeur avec le
père, filial avec la mère, paternel avec le fils, familier et presque frère
avec les jeunes filles, Il inspirait et il éprouvait, dans ce cercle
intérieur formé autour de lui, tous les sentiments qu'une âme ardente
n'inspire et n'éprouve qu'en se répandant sur beaucoup d'espace au dehors. XI. L'amour
même attachait son cœur là où le travail, la pauvreté et le recueillement
fixaient sa vie. Éléonore Duplay, la fille aînée de son hôtesse, inspirait à
Robespierre un attachement plus sérieux et plus tendre que celui qu'il
portait à ses sœurs. Ce sentiment, plutôt prédilection que passion, était
plus raisonné chez Robespierre, plus ardent et plus naïf chez la jeune fille.
Ni l'un ni l'autre n'aurait pu dire quand ce sentiment avait commencé ; mais
il avait grandi avec l'âge, dans l'âme d'Éléonore, avec l'habitude dans le
cœur de Robespierre. Cet attachement lui donnait de la tendresse et point de
tourments, du bonheur et point de distractions ; c'était l'amour qui
convenait à un homme jeté, tout le jour, dans les agitations de la vie
publique, un repos de cœur après les lassitudes de l'esprit. « Ame virile,
disait Robespierre de son amie, elle saurait mourir » comme elle sait aimer.
On l'avait surnommée Cornelia. Cette inclination, avouée par tous deux,
approuvée de la famille, se respectait elle-même dans sa pureté. Ils vivaient
dans la même maison comme deux fiancés, non comme deux amants. Robespierre
avait demandé la jeune fille à ses parents : elle lui était promise. « Le
dénuement de sa fortune et l'incertitude du lendemain l'empêchaient de s'unir
à elle avant que la destinée de la France fût éclaircie ; mais il n'aspirait,
disait-il, qu'au moment où, la Révolution terminée et affermie, il pourrait
se retirer de la mêlée, épouser celle qu'il aimait et aller vivre en Artois,
dans une des fermes qu'il conservait des biens de sa famille, pour y
confondre son bonheur obscur dans la félicité commune. » De
toutes les sœurs d'Éléonore, celle que Robespierre affectionnait le plus
était Élisabeth, la plus jeune des trois, que son compatriote et son collègue
Lebas recherchait en mariage et qu'elle épousa bientôt après. Cette jeune
femme, à qui l'amitié de Robespierre coûta la vie de son mari onze mois après
leur union, a vécu plus d'un demi-siècle depuis ce jour sans avoir une seule
fois renié son culte pour Robespierre, et sans avoir compris les malédictions
du monde contre ce frère de sa jeunesse, qui lui apparaissait encore dans ses
souvenirs si pur, si vertueux et si doux ! XII. Les
vicissitudes de fortune, d'influence et de popularité de Robespierre ne
changèrent rien à cette simplicité de son existence. La foule venait implorer
la faveur ou la vie à la porte de cette maison, sans que rien y pénétrât du
dehors. Le logement personnel de Robespierre consistait en une chambre basse,
construite en forme de mansarde au-dessus des hangars et dont la fenêtre
s'ouvrait sur le toit. Elle n'avait d'autre perspective que l'intérieur d'une
cour semblable à un chantier, toujours retentissante du marteau et de la scie
des ouvriers, et sans cesse traversée par madame Duplay et ses filles qui s'y
livraient aux occupations du ménage. Cette chambre n'était séparée de celle
des maîtres de la maison que par un petit cabinet commun entre la famille et
lui. De l'autre côté, également sous les combles, deux cabinets étaient
habités, l'un par le fils de la maison, l'autre par Simon Duplay, secrétaire
de Robespierre et neveu de son hôte. Ce jeune homme, dont le patriotisme
était aussi ardent que les opinions, brûlait de donner son sang à la cause
dont Robespierre était l'âme. Enrôlé comme volontaire dans un régiment
d'artillerie, il eut la jambe gauche emportée par un boulet de canon à la
bataille de Valmy. La
chambre du député d'Arras ne contenait qu'un lit de noyer couvert de damas
bleu à fleurs blanches, une table et quatre chaises de paille. Cette pièce
lui servait à la fois pour le travail et pour le sommeil. Ses papiers, ses
rapports, les manuscrits de ses discours écrits de sa main, d'une écriture
régulière mais laborieuse et raturée, étaient classés avec soin sur des
tablettes de sapin contre la muraille. Quelques livres choisis et en
très-petit nombre y étaient rangés. Presque toujours un volume de Jean-Jacques
Rousseau ou de Racine était ouvert sur sa table, et attestait sa prédilection
philosophique et littéraire pour ces deux écrivains. C'est
là que Robespierre passait la plus grande partie de sa journée, occupé à
préparer ses discours. Il n'en sortait que pour se rendre le matin aux
séances de l'Assemblée, et le soir à sept heures, pour aller aux Jacobins.
Son costume, même à l'époque où les démagogues affectaient de flatter le
peuple en imitant le cynisme et le débraillement de l'indigence, était
propre, décent, correct comme celui d'un homme qui se respecte, dans le
regard d'autrui. Le soin un peu recherché de sa dignité et de son style se
marquait jusque dans son extérieur. Une chevelure poudrée à blanc et relevée
en ailes sur les tempes, un habit bleu-clair boutonné sur les hanches, ouvert
sur la poitrine pour laisser éclater un gilet blanc, une culotte courte de
couleur jaune, des bas blancs, des souliers à boucles d'argent formaient son
costume invariable pendant toute sa vie publique. On eût dit qu'il voulait,
en ne changeant jamais de forme et de couleur dans ses vêtements, imprimer de
lui une image toujours la même, et comme une médaille de sa figure dans le
regard et dans l'imagination de la foule. XIII. Les
traits et l'expression de son visage trahissaient la tension perpétuelle d'un
esprit qui s'efforce, mais non la malveillance, le désordre ou la perversité
du méchant. Ces traits se détendaient et se déridaient jusqu'à la gaieté dans
l'intérieur, à table, ou le soir autour du feu de copeaux, dans la salle
basse du menuisier. Ses soirées se passaient toutes en famille, à causer des
émotions du jour, des plans du lendemain, des conspirations des aristocrates,
des dangers des patriotes, des perspectives de félicité publique après le
triomphe de la Révolution. C'était la nation en miniature avec ses mœurs
simples, ses ombrages et quelquefois ses attendrissements. Un
très-petit nombre d'amis de Robespierre et de Duplay étaient admis, tour à
tour, dans cette intimité ; les Lameth et Péthion, dans les premiers temps ;
assez rarement Legendre ; Merlin de Thionville, Fouché, qu'aimait la sœur de
Robespierre et que Robespierre n'aimait pas ; souvent Taschereau, Coffinhal,
Panis, Sergent, Piot ; tous les soirs Lebas, Saint-Just, David, Couthon,
Buonarroti, patriote toscan descendant de Michel-Ange, Camille Desmoulins, un
nommé Nicolas, imprimeur du journal et des discours de l'orateur ; un
serrurier nommé Didier, ami de Duplay ; enfin madame de Chalabre, femme noble
et riche, enthousiaste de Robespierre, se dévouant à lui comme les veuves de
Corinthe on de Rome aux apôtres du culte nouveau, lui offrant sa fortune pour
servir à la popularisation de ses idées, et captant l'amitié de la femme et
des filles de Duplay pour mériter un regard de Robespierre. Là, on
s'entretenait de la Révolution. D'autres fois, après une courte conversation
et quelques badinages avec les jeunes filles, Robespierre, qui voulait orner
l'esprit de sa fiancée, faisait des lectures à la famille. C'était le plus
souvent des tragédies de Racine. Il aimait à accentuer ces beaux vers, soit
pour s'exercer lui-même à la tribune par le théâtre, soit pour élever ces
âmes simples au niveau des grands sentiments et des grandes catastrophes de
l'antiquité, dont chaque jour rapprochait son rôle et leur vie. Il sortait
rarement le soir. Il conduisait deux ou trois fois par an madame Duplay et
ses filles au spectacle. C'était toujours au Théâtre-Français et à des
représentations classiques. Il n'aimait que les déclamations tragiques qui
lui rappelaient la tribune, la tyrannie, le peuple, les grands crimes, les
grandes vertus ; théâtral jusque dans ses rêves et dans ses délassements. Les
autres jours Robespierre se retirait de bonne heure dans sa chambre, se
couchait et se relevait ensuite pour travailler dans la nuit, Les
innombrables discours qu'il a prononcés dans les deux Assemblées nationales
et aux Jacobins, les articles rédigés pour son journal pendant qu'il en eut
un, les manuscrits plus nombreux encore des discours qu'il avait préparés et
qu'il ne prononça jamais, le soin de style qui s'y remarque, les corrections
infatigables dont ils sont tachés par sa plume sur les manuscrits, attestent
ses veilles et son obstination. Il visait à l'art au moins autant qu'à
l'empire. Il savait que la foule aime le beau au moins autant que le vrai. Il
traitait le peuple comme les grands écrivains traitent la postérité, sans
compter leurs peines et sans familiarité. Il se drapait dans sa philosophie
et dans son patriotisme. Ses
seules distractions étaient des promenades solitaires, à l'imitation de
Jean-Jacques Rousseau, son modèle, aux Champs-Élysées ou dans les environs de
Paris. Il n'avait pour compagnon de ces courses que son grand chien de la
race des dogues, qui couchait à la porte de sa chambre, et qui suivait
toujours son maître quand il sortait. Ce chien colossal, connu du quartier,
s'appelait Brount. Robespierre l'aimait beaucoup et jouait sans cesse avec
lui C'était la seule escorte de ce tyran de l'opinion qui faisait trembler le
trône et fuir à l'étranger toute l'aristocratie de son pays. Dans
les moments d'agitation extrême, et quand on craignait pour la vie des
démocrates, le typographe Nicolas, le serrurier Didier et quelques amis accompagnaient
de loin Robespierre. Il s'irritait de ces précautions prises à son insu. «
Laissez-moi sortir de votre maison et aller vivre seul, disait-il à son hôte
; je compromets votre famille, et mes ennemis feront un crime à vos enfants
de m'avoir aimé. — Non, non, nous mourrons ensemble ou le peuple triomphera,
» répondait Duplay. Quelquefois le dimanche toute la famille sortait de Paris
avec Robespierre, et le démocrate, redevenu homme, s'égarait avec la mère,
les sœurs et le frère d'Éléonore dans les bois de Versailles ou d'Issy. XIV. Ainsi
vivait cet homme, dont la puissance, nulle autour de lui, devenait immense en
s'éloignant de sa personne. Cette puissance n'était qu'un nom. Ce nom ne
régnait que clans l'opinion. Robespierre était devenu peu à peu le seul nom
que répétât sans cesse le peuple. A force de se produire à toutes les
tribunes comme le défenseur des opprimés, il avait martelé son image et
l'idée de son patriotisme dans la pensée de cette partie de la nation. Son
séjour chez le menuisier, sa vie commune avec une famille d'honnêtes artisans
n'avaient pas peu contribué à incruster le nom de Robespierre dans la masse
révolutionnaire mais probe du peuple de Paris. Les Duplay, leurs ouvriers,
leurs amis dans les divers quartiers de la capitale parlaient de Robespierre
comme du type de la vérité et de la vertu. Dans ce temps de fièvre d'opinion,
les ouvriers ne se répandaient pas comme aujourd'hui, après leur travail,
dans les lieux de plaisir ou de débauche pour y consumer les heures du soir
en vains propos. Une seule pensée agitait, dispersait, rassemblait la foule.
Rien n'était isolé et individuel dans les impressions ; tout était collectif,
populaire, tumultueux. La passion soufflait de tous les cœurs et sur tous les
cœurs à la fois. Des journaux, à un nombre incalculable d'abonnés, pouvaient
toutes les heures et sur toutes les couches de la population, comme autant
d'étincelles sur des matières combustibles. Des affiches de toutes les
formes, de toutes les dimensions, de toutes les couleurs, arrêtaient les
passants dans les carrefours ; des sociétés populaires avaient leurs tribunes
et leurs orateurs dans tous les quartiers. L'affaire publique était devenue
tellement l'affaire de chacun, que ceux même d'entre le peuple qui ne
savaient pas lire se groupaient, dans les marchés et dans les places, autour
de lecteurs ambulants qui lisaient et commentaient pour eux les feuilles
publiques. Parmi
tous ces noms d'hommes, de députés, d'orateurs retentissant à ses oreilles,
le peuple choisissait quelques noms favoris. Il se passionnait pour ceux-là,
s'irritait contre leurs ennemis ; il confondait sa cause avec la leur.
Mirabeau, Péthion, Marat, Danton, Barnave, Robespierre avaient été ou étaient
encore tour à tour ces personnifications de la foule. Mais de toutes ces
popularités, aucune ne s'était plus lentement et plus profondément enracinée
dans l'esprit des masses que celle du député d'Arras. XV. Cette
popularité avait été un moment éclipsée après le 10 août par celle des hommes
d'action de cette journée, tels que Danton et Marat ; mais cet oubli du
peuple n'avait pas été long pour son favori. On a vu que Robespierre, appelé
au conseil de la commune le lendemain de la victoire, avait pris une part
active à ses délibérations, rédigé ses décrets et promulgué ses volontés
comme orateur de plusieurs députations, à la barre de l'Assemblée
législative. Convaincu que l'heure de la république avait enfin sonné, et que
s'arrêter dans l'indécision c'était s'arrêter dans l'anarchie, Robespierre
avait accepté la république et violenté de paroles les Girondins, pour leur
arracher le gouvernement et pour le remettre au peuple de Paris. Jusqu'au 2
septembre, il s'était confondu ainsi à l'Hôtel-de-Ville avec les directeurs
du mouvement de la commune et avec les dictateurs de Paris. Mais, le jour où
Danton et Marat avaient organisé le meurtre et régularisé l'assassinat, soit
prévoyance du juste retour de l'indignation publique, soit horreur du sang
alors, Robespierre avait cessé de paraître à la commune. A dater du 2
septembre, il n'y siégea plus. On a vu en quels termes il témoigna à
Saint-Just le soulèvement de son âme contre ces immolations en masse. Elles
lui répugnaient tellement dans ces premiers temps, qu'il ne voulut à aucun
prix être confondu avec ses collègues de la commune, de peur qu'une tache du
sang de septembre ne rejaillit sur lui. A
mesure que ces proscriptions, contemplées de sang-froid, paraissaient plus
odieuses, Robespierre paraissait plus pur. On lui tenait compte de son
inaction. On lui savait gré de n'avoir pas ensanglanté son caractère, et
d'avoir voulu conserver à la cause du peuple le prestige de la justice et de
l'humanité. La réaction de l'opinion contre les journées de septembre
rejetait à lui tous les partis extrêmes, mais non pervers. Le jour
de la première séance de la Convention, il était encore l'homme incorruptible
de la Révolution, incorruptible au sang comme à l'or. Son nom dominait tout.
La commune elle-même, qui n'avait pas trempé tout entière dans les
assassinats de septembre, se parait de Robespierre et lui décernait avec
affectation toute l'autorité sur ses actes. Elle sentait que sa force morale
était en lui. Les Girondins le sentaient aussi. Ils craignaient peu Marat,
trop monstrueux pour séduire. Ils négociaient avec Danton, assez vénal pour
être séduit. Mais, quoique pleins de dédain pour le talent subalterne encore
de Robespierre, c'était l'homme devant lequel ils tremblaient : le seul, en
effet, Danton écarté, qui pût leur disputer la direction du peuple et le
maniement de la république. Mais
depuis longtemps Robespierre avait rompu toute intimité avec madame Roland et
ses amis. Vergniaud, enivré d'éloquence et confiant dans sa puissance
d'entraînement, méprisait dans Robespierre cette parole sourde qui grondait
toujours, mais qui n'éclatait jamais. Il croyait que la puissance des hommes
se mesurait à leur génie. Le génie de Robespierre rampait au pied de la
tribune où celui de Vergniaud régnait déjà. Péthion, longtemps ami de
Robespierre, ne lui pardonnait pas de lui avoir enlevé la moitié de la faveur
publique. La popularité souffre moins de partage que l'empire. Louvet,
Barbaroux, Rebecqui, Isnard, Ducos, Fonfrède, Lanjuinais, tous ces jeunes
députés à la Convention, qui croyaient arriver à Paris avec la
toute-puissance de la volonté nationale et tout courber sous la constitution
républicaine qu'ils allaient délibérer librement, s'indignaient de trouver
dans la commune un pouvoir usurpateur et rebelle qu'il fallait renverser ou
subir, et dans Robespierre un tyran de l'opinion avec lequel il fallait
compter. Les lettres de ces jeunes hommes aux départements sont pleines
d'expressions de colère contre ces agitateurs de Paris. Des bruits de
dictature étaient répandus, moitié par les partisans de Robespierre, moitié
par ses rivaux. Ces bruits étaient accrédités par Marat, qui ne cessait de
demander au peuple de remettre à un seul homme le pouvoir et la hache pour
immoler tous ses ennemis à la fois. Les Girondins grossissaient ces bruits
sans y croire. Les partis se combattent avec des soupçons. Depuis que le
soupçon de royalisme ne pouvait plus atteindre personne, le soupçon d'aspirer
à la dictature était le coup le plus mortel que les partis pussent se porter. Si la
souveraineté sur l'opinion était le rêve unique de Robespierre, dans un
lointain confus, ainsi que son confident Lebas croyait le lire dans les
pensées de son ami, l'aspiration à une dictature actuelle et directe était
une calomnie contre son bon sens. Il lui fallait grandir immensément encore
dans la confiance et dans le fanatisme du peuple pour oser dominer la
représentation. Ses ennemis se chargeaient de l'élever en l'attaquant.
L'accuser de prétention à la dictature, c'était rendre deux services à sa
renommée. C'était, d'une part, lui préparer une occasion facile et certaine
de démontrer son innocence ; c'était, de l'autre, donner l'idée du crime dont
on l'accusait, et lui faire une candidature au pouvoir suprême par la bouche
même de ses calomniateurs : double fortune pour un ambitieux. XVI. La
colère et l'impatience des jeunes Girondins ne firent aucune de ces
réflexions. Ils se réunirent chez Barbaroux, ils s'échauffèrent de leurs
propres préventions, ils résolurent d'attaquer soudainement et corps à corps
la tyrannie de Paris dans la personne et sous le nom de Robespierre. En
rejetant sur lui seul tout l'odieux de cette tyrannie, ils avaient l'avantage
de laisser de côté Danton, qu'ils redoutaient beaucoup plus. Ils croyaient
ainsi attaquer la commune par le plus vulnérable de ses triumvirs, et ne
doutaient pas d'en triompher aisément. Quelques-uns de leurs amis plus âgés
et plus temporisateurs, tels que Brissot, Sieyès et Condorcet, leur
conseillèrent d'ajourner l'attaque et d'attendre qu'un conflit inévitable et
prochain s'élevât entre la commune et la Convention. Les plus animés
répondirent que donner du temps à une faction, c'était lui donner des forces
; que le courage était toujours la meilleure politique qu'il était habile
d'arracher dès le premier jour la république aux factieux qui voulaient la
saisir au berceau ; qu'il ne fallait pas laisser à l'indignation de la France
contre les égorgeurs de septembre le temps de se calmer ; qu'il fallait
compromettre dès le premier moment la majorité de la Convention contre les
hommes de sang qui menaçaient de tout asservir, et que d'ailleurs il y avait
en eux quelque chose de plus déterminant que la politique, c'était le
sentiment, c'était l'horreur de leur âme contre ces corrupteurs du peuple, et
l'impossibilité pour des hommes de cœur de se laisser confondre avec les
assassins, et de paraître les tolérer ou les craindre en les ménageant plus
longtemps. L'intrépide
Vergniaud, honteux d'avoir subi pendant six semaines l'insolente tyrannie des
orateurs de la commune, ne cherchait ni à presser ni à ralentir l'ardeur de
ses jeunes compatriotes. Il ne fuyait ni ne demandait le combat ; il se
déclarait seulement prêt à l'accepter et à le soutenir. Son âme, sa parole,
son sang étaient dévoués au salut de la patrie et à la pureté de la
république. Sieyès
surtout, qui, dans ces premiers temps, était recherché des Girondins et qui
les voyait tous les soirs dans le salon de madame Roland, leur donna en
formules laconiques des conseils de tactique, et leur présenta des plans
métaphysiques de constitution. Les Girondins le cultivaient comme leur homme
d'État. Sieyès, esprit à longue vue, tout en détestant Robespierre, Marat,
Danton, aurait voulu qu'avant d'attaquer la commune, les Girondins eussent
détaché Danton et fait un pacte avec Dumouriez qui leur assurât une autre
force que la tribune contre les bandes insurrectionnelles de
l'Hôtel-de-Ville. « Ne jouez pas la république, leur dit-il, dans une
bataille de rue avant d'avoir le canon de votre côté. » Vergniaud convint de
la justesse de ce mot ; mais l'impatience de la jeunesse, la honte de
reculer, les excitations éloquentes de madame Roland l'emportèrent sur de
froids calculs. XVII. Les
Jacobins cependant se repeuplaient depuis deux jours. Marat et Robespierre y
reparurent. La
Convention commença ses travaux. Elle entendit d'abord avec faveur un rapport
énergique de Roland, qui proclamait les vrais principes d'ordre et de
légalité, et qui demandait à l'Assemblée d'assurer sa propre dignité contre
les mouvements populaires, par une force armée consacrée à la sécurité de la
représentation nationale. Le moment était opportun pour attaquer la commune
et flétrir ses excès. Dans la séance du 24 septembre, Kersaint, gentilhomme
breton, officier de marine intrépide, écrivain politique éloquent,
réformateur dévoué à la régénération sociale, lié des le premier jour avec
les Girondins par un même amour pour la liberté, par une même horreur du
crime, demanda tout à coup, à propos d'un désordre aux Champs-Elysées, qu'on
nommât des commissaires pour venger la violation des premiers droits de
l'homme, la liberté, la propriété, la vie des citoyens. « Il est temps,
s'écria Kersaint, d'élever des échafauds pour les assassins et pour ceux qui
provoquent à l'assassinat. » Puis se tournant du côté de Robespierre, de
Marat, de Danton, et paraissant diriger contre eux une allusion sanglante : «
Il y a peut-être, poursuivit-il d'une voix tonnante, il y a peut-être quelque
courage à s'élever ici contre les assassins !... » L'Assemblée frémit et
applaudit. Tallien demanda que cette proposition fût ajournée. — « Ajourner
la répression du crime, dit Vergniaud, c'est proclamer l'impunité des
assassinats. » Fabre d'Églantine, Sergent, Collot-d'Herbois, se sentant
désignés, s'opposèrent à la motion de Kersaint. Ils justifièrent les citoyens
de Paris. — « Les citoyens de Paris, s'écria Lanjuinais, ils sont dans la
stupeur. A mon arrivée ici j'ai frémi ! » Des murmures s'élevèrent. Buzot,
confident de Roland, préparé à la parole par la communication qu'il avait
reçue du rapport, profita de l'émotion inattendue produite par le discours de
Kersaint pour monter à la tribune et pour engager le combat en élargissant le
terrain. XVIII. « Au
milieu de l'agitation violente que la proposition de Kersaint a fait naître,
dit Buzot, j'ai besoin de garder le sang-froid qui convient à un homme libre.
Il ne suffit pas de se dire républicain et de subir sous ce nom de nouveaux
tyrans ! Étranger aux partis, je suis arrivé ici avec la confiance que je
pourrais y garder l'indépendance de mon âme. Il est bon que je sache ce que
je dois attendre ou craindre. Sommes-nous en sûreté ? Existe-t-il des lois
contre ceux qui provoquent au meurtre ? Croit-on que nous n'ayons pas apporté
une âme républicaine mais incapable de fléchir sous les menaces, sous les
violences d'hommes dont je ne connais ni le but ni les desseins ? On vous
demande une force publique ; c'est aussi la demande que vous adresse le
ministre de l'intérieur, ce Roland qui, malgré les calomnies dont on
l'accable, est à vos yeux un des plus hommes de bien de la France (on
applaudit). Je demande moi aussi, une force publique à laquelle concourent
tous nos départements. Il faut une loi contre ces hommes infâmes qui
assassinent parce qu'ils n'ont pas le courage de combattre... Croit-on nous
rendre esclaves de certains députés de Paris ?... » Ce
soulèvement de l'âme de Buzot ébranla la Convention. Des acclamations parties
de tous les bancs des députés des départements appuyèrent ses paroles. Les
députés de Paris et leurs adhérents se turent consternés, et la proposition
fut votée. Le soir, les douze députés de Paris se portèrent en masse à la
séance des Jacobins pour exhaler leur colère et pour concerter leur
vengeance. « Il faut, s'écria Chabot, que les Jacobins, non de Paris
seulement, mais de tout l'empire, forcent la Convention à donner à la France
le gouvernement de son choix. La Convention rétrograde. Les intrigants s'en
emparent. Les endormeurs de la secte de Brissot et de Roland veulent établir
un gouvernement fédératif pour régner sur nous par leurs départements. » A
ces mots Péthion paraît, il monte au fauteuil. Brissot écrit qu'il demande à
s'expliquer fraternellement. Fabre d'Églantine attaque Buzot et dénonce son
discours du matin comme une combinaison préparée chez Roland pour prévenir
l'esprit de la Convention contre Paris. Péthion défend Buzot, « non pas
seulement à titre d'ami, dit-il, mais comme un des citoyens les plus dévoués
à la liberté et à la république. » Billaud-Varennes, Chabot, Camille
Desmoulins appellent Brissot un scélérat. Grangeneuve et Barbaroux menacent
la députation de Paris de l'arrivée de nouveaux Marseillais. La séance est
levée au milieu du plus inexprimable tumulte. La guerre est déclarée. XIX. Le
combat s'engage le lendemain à la séance de la Convention. Merlin se lève. « On
parle de régler l'ordre du jour, dit-il ; le seul ordre du jour c'est de
faire cesser les défiances qui nous divisent et qui perdraient la chose
publique. On parle de tyrans et de dictateurs : je demande qu'on les nomme et
qu'on me désigne ainsi ceux que je dois poignarder. Je somme Lasource, qui
m'a dit hier qu'il existait ici un parti dictatorial, de nous le désigner. » Lasource,
ami de Vergniaud et presque aussi éloquent, se lève indigné de cette
interpellation perfide. « Il est bien étonnant, dit-il, qu'en m'interpellant
le citoyen Merlin me calomnie. Je n'ai point parlé de dictateur, mais de
dictature. J'ai dit que certains hommes ici me paraissaient tendre par
l'intrigue à la domination. C'est une conversation particulière que le
citoyen Merlin révèle. Mais loin de me plaindre de cette indiscrétion, je
m'en applaudis. Ce que j'ai dit en confidence, je le redirai à la tribune et
j'y soulagerai mon cœur. Hier au soir, aux Jacobins, j'entendis dénoncer les
deux tiers de la Convention comme conspirant contre le peuple et contre la
liberté. En sortant, des citoyens se groupèrent autour de moi ; le citoyen
Merlin se joignit à eux. Je leur peignis, avec une chaleur dont je ne sais
pas me défendre quand il s'agit de ma patrie, mon inquiétude.et ma douleur.
On criait contre le projet de loi qui demande la punition des provocateurs à
l'assassinat. J'ai dit et je dis encore que cette loi ne peut effrayer que
ceux qui méditent des crimes et qui les rejettent ensuite sur le peuple, dont
ils se disent les seuls amis ! On criait contre la proposition de donner une
garde à la Convention. J'ai dit et je redis encore que la Convention
nationale ne peut ôter à tous les départements de la république le droit de
veiller au dépôt commun et à la liberté de leurs représentants. Ce n'est pas
le peuple que je crains, c'est lui qui nous a sauvés ; et, puisqu'il faut
enfin parler de soi-même, ce sont les citoyens de Paris qui m'ont sauvé, là,
sur la terrasse des Feuillants ; ce sont eux qui détournèrent de moi la mort
dont j'étais menacé ; qui éloignèrent de mon sein trente coups de sabre !
Non, ce n'est pas le citoyen que je crains, c'est le brigand, c'est
l'assassin qui poignarde. S'en étonne-t-on ? J'interpelle à mon tour Merlin.
N'est-il pas vrai qu'il m'a averti en confidence, un de ces jours, au comité
de surveillance, que je devais être assassiné sur le seuil de ma porte, en
rentrant chez moi, ainsi que plusieurs de mes collègues ? Oui, je crains le
despotisme de Paris, je crains la domination des intrigants qui l'oppriment
sur la « Convention nationale ; je ne veux pas que Paris devienne pour
l'empire français ce que fut Rome pour l'empire romain. Je hais ces hommes
qui, le jour même où se commettaient les massacres, ont osé décerner des
mandats d'arrestation contre huit députés. Ils veulent parvenir par
l'anarchie à cette domination dont ils ont soif. Je ne désigne personne. Je
suis de l'œil le plan des conjurés, je soulève¬ le rideau ; quand les hommes
que je signale m'auront fourni assez de traits de lumière pour les bien voir
et pour les montrer à la France, je viendrai les démasquer à cette tribune,
dussé-je en descendant tomber sous leurs-coups ! Je serai vengé. La puissance
nationale, qui a foudroyé Louis XVI, foudroiera tous ces hommes avides de
domination et de sang. » Un
immense applaudissement couvrit ces paroles. L'énergie de Lasource semblait
avoir rendu la respiration à l'Assemblée. Rebecqui nomma Robespierre. «
Voilà, s'écria-t-il, le parti, voilà l'homme que je vous dénonce ! » Danton,
qui se sentait encore assez d'appui sur les deux côtés de la Convention pour
se tenir en équilibre et s'interposer comme un terrible médiateur, demanda la
parole. « C'est
un beau jour pour la nation, dit-il, c'est un beau jour pour la république,
que celui qui amène entre nous une explication fraternelle. S'il y a des
coupables, s'il existe un homme pervers qui veuille dominer despotiquement
les représentants du peuple, sa tête tombera aussitôt qu'il sera démasqué.
Cette imputation ne doit pas être une imputation vague et indéterminée. Celui
qui la fait doit la signer. Je la ferai, moi, dût-elle faire tomber la tête
de mon meilleur ami. Je ne défends pas en masse la députation de Paris, je ne
réponds pour personne (il indique d'un regard dédaigneux le banc de
Marat). Je ne
vous parlerai que de moi. Je suis prêt à vous retracer le tableau de ma vie
publique. Depuis trois ans, j'ai fait ce que j'ai cru devoir faire pour la
liberté. Pendant la durée de mon ministère, j'ai employé toute la vigueur de
mon caractère et toute l'activité d'un citoyen embrasé de l'amour de son
pays. S'il y a quelqu'un qui puisse m'accuser à cet égard, qu'il se lève et
qu'il parle ! Il existe, il est vrai, dans la députation de Paris un homme
dont les opinions exagèrent et discréditent le parti républicain, c'est Marat
! Assez et trop longtemps on m'a accusé d'être l'auteur des écrits de cet
homme. J'invoque le témoignage du citoyen qui vous préside. Péthion a dans
ses mains la lettre menaçante qui me fut adressée par Marat. Il a été témoin
d'une altercation entre Marat et moi à la mairie. Mais j'attribue ces
exagérations aux vexations que ce citoyen a subies. Je crois que les
souterrains dans lesquels il a été enfermé ont ulcéré son âme !... Faut-il,
pour quelques individus exagérés, accuser une députation tout entière ? Quant
à moi, je n'appartiens pas à Paris ; je suis né dans un département vers
lequel se tournent toujours mes regards avec un sentiment de plaisir. Mais
aucun de nous n'appartient à tel ou tel département. Nous appartenons à la
France entière. Portons une loi qui prononce la peine de mort contre
quiconque se déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat. On
prétend qu'il est parmi nous d'autres hommes qui veulent morceler la France.
Faisons disparaître ces idées absurdes en prononçant la peine de mort contre
ces hommes. La France doit être indivisible. Les citoyens de Marseille
veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Votons l'unité de
représentation et de gouvernement. Ce ne sera pas sans frémir que les
Autrichiens apprendront cette sainte harmonie. Alors je vous le jure, nos
ennemis sont morts ! » Danton
descendit de la tribune au bruit des applaudissements. Les assemblées,
toujours indécises par leur nature, adoptent avec enthousiasme les
propositions dilatoires, qui les soulagent de la nécessité de se prononcer. Mais
Buzot, impatient de rapporter une victoire à madame Roland, ne se contenta
pas pour son parti de ce déni de jugement, de ces lois de mort à deux
tranchants et de ces serments équivoques d'unité et d'indivisibilité de la
république. — « Et qui est-ce qui vous a dit, citoyen Danton, que quelqu'un
songeât à rompre cette unité ? répondit-il. N'ai-je pas demandé qu'elle fût
consacrée et garantie par une garde composée d'hommes envoyés par tous les
départements ? On nous parle de serments ? Je n'y crois plus, aux serments.
Les La Fayette, les Lameth en avaient fait un ; ils l'ont violé ! On nous
parle de décret ? Un simple décret ne suffit pas pour assurer
l'indivisibilité de la république. Il faut que cette unité existe par le
fait. Il faut qu'une force année envoyée par les quatre-vingt-trois
départements environne la Convention. Mais tontes ces idées ont besoin d'être
coordonnées. J'en demande le renvoi à la commission des six. » L'obstination
de Buzot ranima l'audace des jeunes Girondins un moment déconcertés par la
voix de Danton. Vergniaud, Guadet., Péthion se taisaient et semblaient
montrer dans leur physionomie et dans leur attitude une répugnance à pousser
le combat plus loin. Robespierre, appelé par son nom, monta avec lenteur et
solennité les marches de la tribune. Tous les regards se portèrent sur lui.
La haine prématurée des Girondins lui avait fait, pour un orateur populaire,
le plus beau des rôles : celui de l'innocence qui se défend et de la force
qui se modère. XX. «
Citoyens, dit-il, en montant à cette tribune pour répondre à l'accusation
portée contre moi, ce n'est point ma propre cause que je viens défendre, mais
la cause publique. Quand je me justifierai, vous ne croirez point que je
m'occupe de moi-même, mais de la patrie. Citoyen, poursuivit-il en
apostrophant Rebecqui, citoyen, qui avez eu le courage de m'accuser de
vouloir asservir mon pays à la face des représentants du peuple, dans ce même
lieu où j'ai défendu ses droits, je vous remercie ! Je reconnais dans cet
acte le civisme qui caractérise la cité célèbre (Marseille) qui vous a
député. Je vous remercie ! car tous nous gagnerons à cette accusation. On m'a
désigné comme le chef d'un parti qu'on signale à l'animadversion de la France
comme aspirant à la tyrannie. Il est des hommes qui succomberaient sous le
poids d'une pareille accusation. Je ne crains pas ce malheur. Grâces soient
rendues à tout ce que j'ai fait pour la liberté : c'est moi qui ai combattu
toutes les factions pendant trois ans dans l'Assemblée constituante ; c'est
moi qui ai combattu la cour, dédaigné ses présents, méprisé les caresses du
parti plus séduisant qui, plus tard, s'était élevé pour opprimer la liberté !
» Des
voix nombreuses, fatiguées de ce vague panégyrique de lui-même,
interrompirent Robespierre en le sommant de rentrer dans la question. Tallien
réclama l'attention pour le député de Paris. Robespierre, qui ne trouvait
plus, la faveur et le respect dont il jouissait aux Jacobins, s'embarrassa un
moment dans ses paroles. Il implora le silence de la générosité de ses
accusateurs. Il rappela de nouveau ses services à la Révolution. « Mais
c'est là, ajouta-t-il, que commencèrent mes crimes ; car un homme qui lutta
si longtemps contre tous les partis avec un courage acre et inflexible sans
se ménager aucun parti à lui-même, celui-là devait être en butte à la haine
et aux persécutions de tous les ambitieux et de tous les intrigants. Quand
ils veulent commencer un système d'oppression, leur première pensée doit être
d'écarter cet homme. Sans doute d'autres citoyens ont défendu mieux que moi
les droits du peuple, mais je suis celui qui a pu s'honorer de plus d'ennemis
et de plus de persécutions. — Robespierre ! lui cria-t-on de toutes parts,
dis-nous simplement si tu as aspiré à la dictature ou au triumvirat ! »
Robespierre s'indigne des limites étroites qu'on prescrit à sa défense. La
Convention murmure et témoigne sa lassitude par son inattention. — « Abrège,
abrège ! crie-t-on de tous les bancs à Robespierre. — Je n'abrégerai pas,
reprend Robespierre. Je vous rappelle à votre dignité. J'invoque la justice
de la majorité de la Convention contre certains membres qui sont mes
ennemis... — Il y a ici unité de patriotisme et ce n'est point par haine
qu'on t'interrompt, » lui répond Cambon. Ducos demande que, dans l'intérêt
même des accusateurs, l'accusé soit entendu avec attention. XXI. Robespierre
reprend au milieu des rires et des sarcasmes : « Que ceux qui me répondent
par des éclats de rire et par des murmures se forment en tribunal et
prononcent ma condamnation, ce sera le jour le plus glorieux de ma vie ! Ah !
si j'avais été homme à m'attacher à un de ces partis, si j'avais transigé
avec ma conscience, je ne subirais ni ces insultes ni ces persécutions !
Paris est l'arène où j'ai soutenu ces combats contre mes ennemis et contre
les ennemis du peuple ; ce n'est donc pas à Paris qu'on peut dénaturer ma
conduite, car là elle a le peuple pour témoin. Il n'en est pas de même dans
les départements. Députés des départements, je vous en conjure au nom de la
chose publique, détrompez-vous et écoutez-moi avec impartialité ! Si la
calomnie sans réponse est la plus redoutable des précautions contre un
citoyen, elle est aussi la plus nuisible à la patrie ! On m'a accusé d'avoir
eu des conférences avec la reine, avec la Lamballe ; on m'a rendu responsable
des phrases irréfléchies d'un patriote exagéré (Marat), qui demandait que la
nation se confiât à des hommes dont, pendant trois ans, elle avait éprouvé
l'incorruptibilité ! Depuis l'ouverture de la Convention et même avant, on
renouvelle ces accusations. On veut perdre dans l'opinion publique les
citoyens qui ont juré d'immoler tous les partis. On nous soupçonne d'aspirer
à la dictature ; et nous, nous soupçonnons la pensée de faire de la
république française un amas de républiques fédératives qui seraient sans
cesse la proie des fureurs civiles ou de nos ennemis. Allons au fond de ces
soupçons. Qu'on ne se contente pas de calomnier, qu'on accuse et que l'on
signe ces accusations contre moi ! » XXII. L'impatient
Barbaroux se lève avec l'emportement de la jeunesse : « Barbaroux, de
Marseille, se présente, dit-il en regardant Robespierre en face, pour signer
la dénonciation... Nous étions à Paris. Nous venions de renverser le trône
avec les Marseillais. On nous recherchait dans tous les partis comme les
arbitres de la puissance. On nous conduisit chez Robespierre. Là, on nous
désigna cet homme comme le citoyen le plus vertueux, seul digne de gouverner
la république. Nous répondîmes que les Marseillais ne baisseraient jamais le
front devant un dictateur (on applaudit). Voilà ce que je signerai et ce que
je défie Robespierre de démentir. Et l'on ose vous dire que le projet de
dictature n'existe pas ! Et une commune désorganisatrice ose lancer des
mandats d'arrêt contre un ministre, contre Roland, qui appartient à la
république tout entière ! Et cette commune se coalise par correspondances et
par commissaires avec toutes les autres communes de la république ! Et l'on
ne veut pas que les citoyens de tous les départements se réunissent pour
protéger l'indépendance de la représentation nationale ! Citoyens ! ils se
réuniront, ils vous feront un rempart de leurs corps ! Marseille a prévenu
vos décrets : elle est en mouvement. Ses enfants marchent ! S'ils devaient
être vaincus, si nous devions être bloqués ici par nos ennemis, déclarez
d'avance que nos suppléants se rassembleront dans une ville désignée : et
nous, mourons ici ! Quant à l'accusation que j'ai portée contre Robespierre,
je déclare que j'aimais Robespierre, que je l'estimais. Qu'il reconnaisse sa
faute, et je retire mon accusation ! Mais qu'il ne parle pas de calomnie !
S'il a servi la liberté par ses écrits, nous l'avons défendue de nos bras !
Citoyens ! quand le moment du péril sera venu, alors vous nous jugerez ! Nous
verrons si les faiseurs de placards sauront mourir avec nous ! » Cette
allusion méprisante à Robespierre et à Marat fut couverte d'applaudissements. Cambon,
de Montpellier, âme droite et fougueuse, qui se jetait avec toute l'énergie
de ses convictions du côté où lui apparaissait la justice, soutint Barbaroux.
Il signala les scandales d'usurpation de pouvoir que s'était permis la
commune de Paris. « On veut nous donner le régime municipe de Rome !
s'écria-t-il. Je le dis, les députés du Midi veulent l'unité républicaine !
Ce cri du patriotisme fut répété, comme le mot d'ordre de la nation, par
toutes les parties de la salle. « L'unité, nous la voulons tous ! tous ! tous
! » Panis,
l'ami de Robespierre, voulut répliquer à Barbaroux. Il raconta que ses
entrevues avec les chefs des Marseillais n'avaient eu d'autre but que de
tramer le siège des Tuileries. « Président, dit-il à Péthion, vous étiez
alors à la mairie. Vous vous souvenez que je m'écriai, quelques jours avant
le 10 août : Il faut purger le château des conjurés qui le remplissent ; nous
n'avons de salut que dans une sainte insurrection. Vous ne voulûtes pas me
croire. Vous me répondîtes que le parti aristocrate était abattu et qu'il n'y
avait rien à craindre. Je me séparai de vous. Nous formâmes un comité secret.
Un jeune Marseillais brûlant de patriotisme vint nous demander des
cartouches. Nous ne pouvions lui en donner sans votre signature. Nous
n'osions vous la demander parce que vous étiez trop confiant. Il se mit le
pistolet sous la gorge et cria : Je me tue si vous ne me donnez pas les
moyens de défendre ma patrie. Ce jeune homme nous arracha des larmes. Nous
signâmes. Quant à Barbaroux, j'atteste par serment que je ne lui ai jamais
parlé de dictature ! Quels sont ses témoins ? — Moi, reprend Rebecqui. — Vous
êtes l'ami de Barbaroux : je vous récuse. Quant aux opérations du comité, je
suis prêt à les justifier. — Par quel motif, lui demande Brissot indigné,
avez-vous lancé un mandat d'arrêt contre un député ? N'était-ce pas pour le
faire immoler avec les prisonniers de l'Abbaye ? — Nous vous avons sauvés, et
vous nous calomniez ! reprend Panis. On se reporte assez aux circonstances
terribles où nous nous trouvions. Nous étions entourés de citoyens irrités
des trahisons de la cour. On nous criait : Voici un aristocrate qui se sauve.
Il faut l'arrêter, ou vous êtes vous-mêmes des traîtres. Par exemple,
beaucoup de bons citoyens vinrent nous dire que Brissot partait pour Londres
avec des preuves écrites de ses machinations. Je ne croyais pas moi-même à
cette inculpation mais elle était affirmée par d'excellents citoyens,
reconnus pour tels par Brissot lui-même. J'envoyai chez lui des commissaires
chargés de lui demander fraternellement communication de ses papiers. Oui –,
nous avons illégalement sauvé la patrie ! » XXIII. Marat,
demande à son tour à être entendu. Au nom, à l'aspect, à la voix de Marat, un
murmure de dégoût s'élève et des cris à bas de la tribune ferment quelque
temps la bouche à l'Ami du peuple. Lacroix réclame le silence même pour
Marat. La curiosité plutôt que la justice l'obtient de l'Assemblée. « J'ai
dans celte Assemblée un grand nombre d'ennemis personnels, dit Marat en
débutant. (Tous, tous ! s'écrie la Convention presque entière en se levant
de ses bancs).
J'ai dans cette Assemblée un grand nombre d'ennemis, reprend Marat ; je les
rappelle à la pudeur. Qu'ils n'accablent pas de huées et de menaces un homme
qui s'est dévoué pour la patrie et pour leur propre salut ! Qu'ils m'écoutent
un instant en silence. Je n'abuserai pas de leur patience. Je rends grâce à
la main cachée qui a jeté parmi nous un vain fantôme pour intimider les âmes
faibles, pour diviser les citoyens, pour dépopulariser la députation de Paris
et pour l'accuser d'aspirer au tribunal. Cette inculpation ne peut avoir
aucune vraisemblance qu'en s'appliquant à moi. Eh bien ! je déclare que mes
collègues, notamment Robespierre et Danton, ont constamment improuvé l'idée
d'un tribunal, d'un triumvirat, d'une dictature. « Si
quelqu'un est coupable d'avoir jeté dans le public cette idée, c'est moi !
J'appelle sur moi la vengeance de la nation ; mais, avant de faire tomber sur
ma tête l'opprobre ou le glaive, écoutez-moi. « Au
milieu des machinations, des trahisons dont la patrie était sans cesse
environnée, à la vue des complots atroces d'une cour perfide, à la vue des
menées secrètes des traîtres enfermés dans le sein même de l'Assemblée
législative, me ferez-vous un crime d'avoir proposé le seul moyen que je
crusse propre à nous retenir au bord de l'abîme toujours ouvert ? Lorsque les
autorités constituées ne servaient plus qu'à enchaîner la liberté, qu'à
protéger les complots, qu'à égorger les patriotes avec l'arme de la loi, me
ferez-vous un crime d'avoir provoqué sur la tête des traîtres la hache
vengeresse du peuple ? Non ; si vous me l'imputiez à crime, le peuple vous
démentirait. Car, obéissant à ma voix, il a senti que le moyen que je
proposais était le seul qui put sauver la patrie ; et, devenu dictateur
lui-même, il a su se débarrasser seul des traîtres. J'ai frémi moi-même des
mouvements impétueux et désordonnés du peuple lorsque je les vis se
prolonger, et, pour que ces mouvements ne fussent pas éternellement vains et
aveugles, j'ai demandé que le peuple nommât un bon citoyen, sage, juste et
ferme, connu par son ardent amour de la liberté, pour diriger ses actes et
les faire servir au salut public ! Si le peuple avait pu sentir la justesse
de cette mesure et l'adopter le lendemain de la prise de la Bastille, il
aurait abattu à ma voix cinq cents têtes de machinateurs : tout aujourd'hui
serait tranquille ; les traîtres auraient frémi ; la liberté et la justice
seraient établies dans l'empire. J'ai donc plusieurs fois proposé de donner
une autorité momentanée à un homme sage et fort, sous la dénomination de
tribun du peuple, de dictateur : le nom n'y fait rien. Mais la preuve que je
voulais l'enchaîner à la patrie, c'est que je proposais qu'on lui mît un
boulet aux pieds et qu'il n'eût d'autorité que pour abattre des têtes
criminelles ! Telle est mon opinion. Je n'en rougis pas ; j'y ai mis mon nom.
Si vous n'êtes pas encore à la hauteur de m'entendre, tant pis pour vous !
Les troubles ne sont pas finis. Déjà cent mille patriotes ont été égorgés
parce qu'on n'a pas entendu ma voix ; cent mille autres seront égorgés
encore. Si le peuple faiblit, l'anarchie n'aura point de fin. M'accuse-t-on
de vues ambitieuses ? Voyez-moi et jugez-moi. » Il montra de l'index le
mouchoir sale qui enveloppait sa tête malade, et secoua les basques
débraillées de sa veste sur sa poitrine nue. « Si
j'avais voulu, poursuivit-il, mettre un prix à mon silence ; si j'avais voulu
quelque place, j'aurais pu être l'objet des faveurs de la cour. Eh bien !
quelle a été ma vie ? Je me suis enfermé volontairement dans des cachots
souterrains, je me suis condamné à la misère, à tous les dangers ! Le glaive
de vingt mille assassins était suspendu sur moi, et je prêchais la vérité la
tête sur le billot !... « Je
ne vous demande en ce moment que d'ouvrir les yeux. Ne voyez-vous pas un
complot pour jeter la discorde parmi nous et distraire l'Assemblée des grands
objets qui doivent l'occuper ? Que ceux qui ont fait revivre aujourd'hui le
fantôme de la dictature se réunissent à moi et qu'ils marchent, avec les
vrais patriotes, aux grandes mesures seules capables d'assurer le bonheur du
peuple, pour lequel je sacrifierais tous les jours de ma vie ! » XXIV. Un
silence de stupeur suivit ce discours. Marat, supérieur, ce jour-là, en
audace à Danton et surtout à Robespierre, avait dominé ses deux rivaux et
étonné la Convention. Seul contre tous, il avait osé parler en tribun qui se
dévoue aux poignards d'une assemblée de patriciens, sûr que le peuple est à
la porte pour le défendre ou pour le venger. Ses paroles distillaient le sang
du 2 septembre. Il demandait un bourreau national pour toute institution. Le
crime dans sa bouche avait une telle grandeur, la fureur dans son âme
ressemblait tellement au sang-froid d'un homme d'État, qu'il était dangereux
et lâche de laisser une assemblée à son début, flottante entre l'horreur et
l'admiration, et qu'il fallait lui arracher une protestation unanime contre
ce théoricien du meurtre. Le peuple aurait cru ou qu'on craignait ou qu'on
admirait Marat. Vergniaud recueillit son horreur et gravit, la tête inclinée,
les marches de la tribune. XXV. « S'il
est un malheur pour un représentant du peuple, dit-il d'une voix affaissée,
c'est sans doute celui d'être obligé de remplacer à cette tribune un homme
chargé de décrets de prise de corps qu'il n'a pas purgés ! — Je m'en fais
gloire ! s'écria Marat. — Sont-ce les décrets du despotisme ? dit Chabot. — Sont-ce
les décrets dont il a été honoré pour avoir terrassé La Fayette ? » dit
Tallien. Vergniaud reprit froidement : « C'est le malheur d'être obligé de
remplacer à cette tribune un homme contre lequel il a été rendu un décret
d'accusation et qui a élevé sa tête audacieuse au-dessus des lois ! un homme
enfin tout dégouttant de calomnie, de fiel et de sang ! ... » Des murmures
s'élèvent contre les expressions de Vergniaud. Ducos s'écrie : « Si l'on a
fait l'effort d'entendre Marat, je demande qu'on entende Vergniaud. Les
tribunes trépignent et vocifèrent pour Marat. Le président est obligé de
rappeler les spectateurs au respect de la représentation. Vergniaud lit la
circulaire de la commune aux départements pour provoquer à l'imitation des
massacres des prisons. Il rappelle que la commune, par l'organe de
Robespierre, a dénoncé un complot tramé, selon lui, par Ducos, Vergniaud,
Brissot, Guadet, Lasource, Condorcet, et dont le but était de livrer la
France au duc de Brunswick. « Robespierre, reprend-il, sur lequel jusque-là
je n'avais prononcé que des paroles d'estime.... — Cela est faux, s'écrie
Sergent. — Comme je parle sans amertume, poursuit Vergniaud, je me félicite
d'une dénégation qui me prouvera que Robespierre aussi a pu être calomnié.
Mais il est certain que, dans cet écrit, on appelle les poignards sur
l'Assemblée. Que dirai-je de l'invitation formelle qu'on y fait au meurtre et
à l'assassinat ?... Le bon citoyen jette un voile sur ces désordres partiels.
Il cherche à faire disparaître autant qu'il est en lui les taches qui
pourraient ternir l'histoire d'une si mémorable Révolution. Mais que des
hommes chargés par leurs fonctions de parler au peuple de ses devoirs et de
faire respecter la loi, prêchent le meurtre et en fassent l'apologie, c'est
là un degré de perversité qui ne peut se concevoir que dans un temps où toute
morale serait bannie de la terre ! » Boileau,
ami des Girondins, succède à Vergniaud, et lit à la Convention des phrases du
journal de Marat qui provoquent au massacre des députés : Ô peuple, n'attends
plus rien de cette Assemblée ! Cinquante ans d'anarchie t'attendent, et tu
n'en sortiras que par un dictateur, vrai patriote et homme d'État. » Des cris
de fureur éclatent contre Marat. Des voix demandent qu'il soit conduit à
l'Abbaye. Marat affronte avec intrépidité cet orage : « On invoque contre moi
des décrets, dit-il ; le peuple les a anéantis en m'envoyant ici. Les
condamnations qu'on allègue contre moi, je m'en fais gloire, j'en suis fier.
Je les avais méritées en démasquant les traîtres et les conspirateurs. J'ai
vécu dix-huit mois sous le glaive de La Fayette. Si les souterrains où je vivais
ne m'avaient dérobé à sa fureur, il m'aurait anéanti, et le plus zélé
défenseur du peuple n'existerait plus ! Les lignes que l'on vient de lire
contre moi ont été écrites il y a dix jours, quand je m'indignais de voir
élire à la Convention cette faction de la Gironde qui veut me proscrire
aujourd'hui ! » Il lit lui-même une page de son journal du matin où il parle
avec plus de modération et de décence : « Vous le voyez, ajoute-t-il ; à quoi
tient la vie des patriotes les plus éprouvés ? Si, par la négligence de mon
imprimeur, ma justification n'avait pas paru ce matin dans ces pages, vous
m'auriez voué au glaive des tyrans ! Cette fureur est-elle digne d'hommes
libres ?... Mais je ne crains rien sous le soleil ! » A ces mots, tirant
de sa poitrine un pistolet, il applique la bouche du canon sur son front : «
Je déclare, dit-il en prolongeant ce geste, que si le décret d'accusation eut
été lancé contre moi, je me brûlais la cervelle au pied de cette tribune... »
Puis, attendrissant sa voix, et comme affaissé sous l'ingratitude de ses
ennemis : « Voilà donc le fruit de trois années de cachot et d'angoisses
essuyées pour sauver ma patrie ! Voilà le fruit de mes veilles, de mes
travaux, de ma misère, de mes souffrances, de mes proscriptions !... Eh bien
! je resterai parmi vous pour braver vos fureurs ! » A ces
mots, une foule de députés, parmi lesquels on distingue Cambon, Goupilleau,
Rebecqui, Barbaroux, s'approchent de la tribune avec des gestes menaçants : «
A la guillotine ! à la guillotine ! » lui crient de toutes parts des voix
furieuses. Marat croise les bras sur sa poitrine et regarde d'un œil
impassible la salle qui bouillonne à ses pieds. On voit à l'impassibilité de
son exaltation qu'il se complaît dans ce rôle de martyr du peuple et que la
tribune est le piédestal où il veut être contemplé comme la victime de la
Révolution. On l'en
arrache à force de clameurs. Moitié pitié, moitié lassitude, l'Assemblée
oublie Marat, vote l'indivisibilité de la république, et se sépare. Le lendemain
Marat triompha dans ses feuilles de la faiblesse de ses ennemis : «
J'abandonne le lecteur, écrivit-il, à ses réflexions sur la scélératesse de
la faction Guadet-Brissot. Je plains quelques-uns de leurs acolytes et je
leur pardonne : ils sont égarés. Quant aux chefs, Condorcet, Brissot,
Lasource, Vergniaud, je les crois incapables de repentir et je les
poursuivrai jusqu'à la mort : ils ont juré que je périrais le 25 de ce mois
par le glaive de la tyrannie ou par le poignard des brigands. Que les amis de
la patrie soient avertis ! Si je tombe sous les coups des assassins, ils
savent à qui doivent remonter le crime et la vengeance ! » Les tribunes de la
Convention, remplies de ce que les sections avaient de plus violent,
soutenaient Marat du regard et du geste. Un ami de Brissot ayant voulu sortir
de la salle avant la fin de la séance, l'officier de garde l'en empêcha. « Gardez-vous
de vous montrer à la foule, lui dit-il ; elle est pour Marat. Je viens de la
traverser. Elle fermente. Si le décret d'accusation est porté contre l'ami du
peuple, il y aura des têtes abattues ce soir. » XXVI. Telle
fut la première démonstration des Girondins. Mal préparée et mal soutenue par
les principaux orateurs, bornée dans son plan, indécise et avortée dans son
résultat, elle ne constata pas leur empire. Robespierre en sortit plus
populaire, Danton plus important, Marat plus impuni. En rejetant tout
l'odieux de l'anarchie sur Marat, les Girondins avaient essayé de déshonorer
l'anarchie ; mais ils avaient grandi Marat. Cet homme se vantait de leur
haine et s'illustrait de leurs coups. Il devenait l'idole du peuple en se
présentant à lui comme son martyr. La pitié s'ajoutait à sa popularité. Le
rôle de cet homme appelle un regard. Marat
n'avait point de patrie. Né au village de Baudry près de Neufchâtel, de
parents obscurs, dans cette Suisse cosmopolite dont les enfants vont chercher
fortune par le monde, il avait quitté de bonne heure et pour jamais ses
montagnes. Il avait erré jusqu'à l'âge de quarante ans en Angleterre, en
Écosse, en France. Poussé et repoussé par cette vague inquiétude qui est le
premier génie des ambitieux, instituteur, savant, médecin, philosophe,
politique, il avait remué toutes les idées, toutes les professions où l'on
peut trouver la fortune ou la gloire. Il n'y avait trouvé que l'indigence et
le bruit. Voltaire n'avait pas dédaigné de persifler sa philosophie. Le
célèbre professeur Charles avait pulvérisé sa physique. Marat irrité avait
répondu par l'injure à la critique. Il avait eu un duel avec Charles. La
législation criminelle avait appelé plus tard ses réflexions. Cet apôtre du
meurtre en masse avait conclu à l'abolition de la peine de mort. Sans talent
dans l'expression de ses idées, sans convenance dans ses rapports avec les
hommes, la société ne s'était pas ouverte pour lui. Son orgueil blessé et
blessant fermait les cœurs que sa situation, ses travaux, son mérite auraient
intéressés. Poursuivi par le besoin, il avait été quelque temps réduit à
vendre lui-même, dans les rues de Paris, un spécifique de sa composition. Ces
habitudes de charlatan avaient trivialisé son langage, débraillé son costume,
avili ses mœurs ; il avait appris à connaître, à flatter, à émouvoir la
populace. Cependant
sa fibre aigrie et souffrante lui avait fait aimer et plaindre ce peuple
souffrant et méprisé comme lui. Il avait contracté avec les masses la parenté
de la misère et de l'oppression. En se vengeant lui-même il avait juré de les
venger. Il voulait retourner la société comme on retourne une terre avec la
charrue, mettant à l'ombre ce qui est au soleil et au soleil ce qui est à
l'ombre. Il ne rêvait pas une révolution, mais un redressement général de
toutes les situations et de tous les principes faussés par le désordre social
et rétablis violemment et à tout prix sur le plan de la nature. Philosophie,
ressentiment, équité, vengeance, amour du peuple, haine des hommes, ambition
et dévouement, assassinat et martyre, tout se confondait dans son système.
C'était l'utopie du bouleversement, éclairée d'en haut par la lumière de la
philanthropie, d'en bas par la lueur de l'incendie social. XXVII. Ce
système couvait depuis des années dans son âme. La Révolution vint lui donner
de l'air. Marat était alors parvenu à l'emploi infime et humiliant, pour son
génie, de médecin des écuries du comte d'Artois. Emporté dès les premiers
jours de 89 par le mouvement populaire, il s'y jeta pour l'accélérer. Il
vendit jusqu'à son lit pour payer l'imprimeur de ses premières feuilles. Il
changea trois fois le titre de son journal, jamais l'esprit. C'était le
rugissement du peuple rédigé chaque nuit en lettres de sang, et demandant
chaque matin la tête des traîtres et des conspirateurs. Cette
voix paraissait venir du fond de la société en ébullition. Nul ne connaissait
celui qui la proférait. Marat était un être idéal pour le peuple. Un mystère
planait sur son existence. On a vu que madame Roland elle-même en doutait et
demandait à Danton s'il existait en effet un homme appelé Marat ? Ce mystère,
ces souterrains, ces cachots d'où s'échappaient ces feuilles, ajoutaient un
prestige aux écrits, au nom, à la vie de Marat. Le peuple s'attendrissait sur
les dangers, les fuites, les asiles ténébreux, les souffrances, les haillons
de celui qui paraissait souffrir tout cela pour sa cause. Marat ne sortait
d'une retraite que pour entrer clans une autre. Poursuivi, en 1790, par La
Fayette, Danton le couvrit de sa protection et le cacha chez mademoiselle
Fleury, actrice du Théâtre-Français. Soupçonné dans cet asile, il se réfugia
à Versailles, chez Bassal, curé de la paroisse Saint-Louis et plus tard son
collègue à la Convention. Ces frères de la religion nouvelle se visitaient et
se secouraient les uns les autres. Décrété de nouveau d'accusation par les
Girondins Lasource et Guadet pendant l'Assemblée législative, le boucher
Legendre le recueillit dans sa cave. Les souterrains du couvent des
Cordeliers l'abritèrent ensuite, lui et ses presses, jusqu'au 10 août. Il en
sortit, porté en triomphe, pour entrer, sous le patronage de Danton, à la
commune, et y combiner les massacres de septembre. Étranger jusque-là à tous
les partis, mais redouté de tous, les Jacobins, sur la demande de Chabot et
de Taschereau, le recommandèrent aux électeurs de Paris. La terreur de son
nom sollicitait pour lui. Il fut élu. Il
vivait alors, dans un petit appartement d'une rue voisine des Cordeliers,
avec une femme qui s'était attachée à ses malheurs. Cette femme, encore
jeune, portait, dans sa pâleur et dans la maigreur de ses traits, les traces
des misères qu'elle souffrait avec lui et pour lui. C'était la femme de son
imprimeur, que Marat avait séduite et enlevée à son mari. Vouée pour lui à
une vie errante et ténébreuse, elle souffrait l'ignominie de ce nom.
Maîtresse, complice, servante de Marat, elle avait accepté toutes les
servitudes pour souffrir ou pour mourir avec lui. Marat ne communiquait avec
la vie extérieure que par cette femme et par le prote d'imprimerie de son
journal. Privé de sommeil et d'air, ne renouvelant jamais son âme par
l'entretien avec ses semblables, travaillant dix-huit heures par jour, ses
pensées, allumées par la tension d'esprit et par la solitude, étaient
devenues une véritable obsession. On eût dit, dans les temps antiques, qu'il
était possédé de l'esprit d'extermination. Sa logique violente et atroce
aboutissait toujours au meurtre. Tous ses principes demandaient du sang. Sa
société ne pouvait se fonder que sur les cadavres et sur les ruines de tout
ce qui existait. Il poursuivait son idéal à travers le carnage, et pour lui
le seul crime était de s'arrêter devant un crime. Cependant
son cœur n'était pas toujours assez endurci pour ne pas fléchir sous sa
théorie. Il avait des éclairs de vertu et des surprises d'attendrissement.
Deux traits, longtemps inconnus à l'histoire, attestent que l'homme se
retrouvait quelquefois en lui sous l'insensé. Pendant les massacres des
prisons qu'il avait inspirés et dirigés, un des sauveurs de Cazotte, après
avoir reconduit le père et la fille à leur demeure, vint avec crainte
raconter à Marat cette faiblesse. Marat pleura en écoutant ce récit : « Tu as
bien fait, dit-il à l'assassin étonné. Le père méritait la vie à cause d'une
telle fille ! Mais quant à ces Suisses que vous avez épargnés, vous avez eu
tort ; il fallait les immoler jusqu'au dernier. » Le ressentiment contre sa
première patrie, où il avait subi la misère et l'obscurité, ne pouvait
s'éteindre que dans le sang de ses compatriotes. XXVIII. Quelques
jours avant ces massacres, une jeune fille, d'une beauté et d'une innocence
sans tache, apprit par la rumeur des prisons que les détenus devaient être
égorgés. Son père, employé aux Tuileries avant le 10 août, était enfermé à
l'Abbaye. Elle n'avait plus de mère. Sa tendresse désespérée la poussait, de
porte en porte, pour obtenir la vie de son père. Aucune ne s'ouvrait. Manuel,
Danton, Panis avaient refusé de la voir. Chaque heure lui paraissait sonner
le tocsin de l'égorgement. Elle se dévoua comme Judith, non pour sa ville
mais pour sauver son père. Elle fit dans son âme l'holocauste de sa vertu. Le
nom de l'ami du peuple s'offrit à son esprit. Elle découvrit une femme qui
connaissait Marat. Elle chargea cette femme d'une lettre pour lui. Cette lettre,
dans laquelle elle offrait de se donner à lui pour prix des jours de son
père, fut remise à l'ami du peuple. La messagère lui dépeignit la jeunesse,
les charmes, la pureté de celle qui lui écrivait. Marat ouvrit la lettre avec
un sourire équivoque. « Dites à cette enfant de se trouver ce soir, seule,
sur la terrasse du bord de l'eau. L'homme qui l'abordera sans lui parler et
qui lui prendra le bras sera Marat ; qu'elle le suive en silence. » La jeune
fille obéit. Marat parut. Il entraîna l'inconnue, muette et tremblante, à
l'extrémité des Champs-Élysées, entra chez un traiteur, demanda une salle à
part et commanda un léger repas. Pendant qu'on le préparait, Marat
s'approcha, prit la main de la jeune fille, qui n'osait lever les yeux. Enfin
elle tomba à ses pieds en fondant en larmes. « Je vous fais peur, lui dit
Marat d'une voix émue, je vous fais horreur, et vous consentez à vous livrer
à moi ? — J'accepte tout ce qui sauvera mon père, balbutia la victime. — Eh
bien, relevez-vous, lui dit Marat en la rassurant, ce sacrifice me suffit.
J'ai voulu voir jusqu'où irait la vertu filiale ! Je serais un lâche si
j'abusais de tant de dévouement. Je ne veux pas souiller ce que j'admire.
Demain votre père vous sera rendu. » Il reprit le bras de la jeune fille et la
reconduisit jusqu'à la porte de sa maison. XXIX. L'extérieur
de Marat révélait son âme. Petit, maigre, osseux, son corps paraissait
incendié par un foyer intérieur. Des taches de bile et de sang marquaient sa
peau. Ses yeux, quoique proéminents et pleins d'insolence, paraissaient
souffrir de l'éblouissement du grand jour. Sa bouche largement fendue, comme
pour lancer l'injure, avait le pli habituel du dédain. Il connaissait la
mauvaise opinion qu'on avait de lui, et semblait la braver. Il portait la
tête haute et un peu penchée à gauche comme dans le défi. L'ensemble de sa
figure, vue de loin et éclairée d'en haut, avait de l'éclat et de la force,
mais du désordre. Tous les traits divergeaient comme la pensée. C'était le
contraire de la figure de Robespierre, convergente et concentrée comme un
système : l'une, méditation constante ; l'autre, explosion continue. A
l'inverse de Robespierre qui affectait la propreté et l'élégance, Marat
affectait la trivialité et la saleté du-costume. Des souliers sans boucles,
des semelles de clous, un pantalon d'étoffe grossière et taché de boue, la
veste courte des artisans, la chemise ouverte sur la poitrine, laissant à nu
les muscles du cou ; les mains épaisses, le poing fermé, les cheveux gras
sans cesse labourés par ses doigts : il voulait que sa personne fût l'enseigne
vivante de son système social. XXX. Tel
était l'homme que les Girondins avaient habilement choisi pour flétrir, en
lui, la faction de la commune qui leur était opposée. Attaqué par eux,
abandonné par Danton, renié par Robespierre, Marat venait de leur échapper
par la seule énergie de son attitude et par la franchise de son langage. Ils
sentirent qu'il fallait reprendre le combat, achever la victoire ou courber
la tête devant le triumvirat. C'était le moment pour la Convention de nommer
de nouveaux ministres ou de maintenir le ministère du 10 août. Roland,
Danton, Servan offraient leur démission, à moins qu'une invitation formelle
et explicite de la nouvelle Assemblée ne retrempât leur force en légitimant
leur autorité. La
discussion s'ouvrit sur ce point. Buzot, organe de Roland, demanda que la
Convention déchargeât Servan, ministre de la guerre, de ses fonctions, que la
maladie l'empêchait de remplir : « Je prierais Danton de rester à son poste,
s'il n'avait pas déclaré trois fois qu'il voulait se retirer. Nous avons le
droit de l'inviter, nous n'avons pas le droit de le contraindre. Quant à
Roland, c'est une étrange politique que de ne vouloir pas rendre justice, je
ne dirai pas aux grands hommes, mais aux hommes vertueux qui ont mérité la
confiance. On nous dit : Les hommes vertueux et capables ne vous manquent
pas. Étranger à ce pays de vertus et d'intrigues, j'interroge mes collègues
et je leur demande : Où sont-ils ? Malgré les murmures, les calomnies, les
menaces, je suis fier de le dire, Roland est mon ami ; je le connais homme de
bien, tous les départements le connaissent comme moi. Si Roland reste, c'est
un sacrifice qu'il fait à la chose publique ; car il renonce ainsi à
l'honneur de siéger comme député parmi vous. S'il ne reste pas, il perd
l'estime des hommes de bien. La nation ne connaît pas vos haines ; elle dit
aux hommes de bien : Continuez de me servir, et vous aurez toujours mon
estime. — Je demande, dit Philippeaux, qu'on étende l'invitation à Danton. — Je
déclare, répond Danton, que je me refuse à une invitation, parce que je crois
qu'une invitation n'est pas de la dignité de la Convention. — Et moi, reprend
Barrère, je m'oppose à toute démarche de la Convention pour retenir les
ministres. Elle serait contraire à la majesté et à la liberté du peuple.
Rappelez-vous le mot de Mirabeau : « Ne mettez jamais en balance un homme et
la patrie : Je rends hommage aux vertus et au patriotisme de Roland. Mais on
n'est pas longtemps libre dans un pays où l'on élève par des flatteries un
citoyen au-dessus des autres. — Pour moi, ajoute Cambon, je ne vois qu'en
tremblant applaudir un homme. » Danton se leva de nouveau, impatient d'une
discussion qui, à elle seule, était un hommage au nom de Roland. « Personne,
dit-il avec une feinte déférence, ne rend plus de justice que moi à Roland.
Mais si vous lui faites une invitation, faites-la donc aussi à sa femme ; car
tout le monde sait que Roland n'était pas seul dans son département. Moi
j'étais seul dans le mien. » Des éclats d'un rire malveillant contre madame
Roland éclatent à ces mots sur les bancs des Jacobins ; les murmures de la
majorité étouffent et reprochent à Danton l'inconvenance de son allusion, il
s'irrite de ces murmures. « Puisqu'on me force à dire tout haut ma pensée, je
rappellerai, moi, qu'il y eut un moment où la confiance fut tellement
détruite qu'il n'y avait plus de ministres et que Roland lui-même eut l'idée
de sortir de Paris. — J'ai connaissance de ce fait, répond Louvet ; c'est
quand on tapissait les rues de placards dégoûtants, de la plus atroce
calomnie (voix nombreuses : C'était Marat !). Effrayé pour la chose publique,
effrayé pour Roland lui-même, j'allai lui parler de ses périls. « Si la mort
me menace, me dit-il, je dois l'attendre, ce sera le dernier forfait de la
faction. Roland pouvait donc avoir perdu quelque confiance, mais il avait
conservé tout son courage. » Valazé soutient Louvet et défend Roland. « On
vous a cité Aristide. Si les Athéniens frappèrent d'ostracisme cet homme
juste, ils expièrent leur injustice en le rappelant. Si Rome exila Camille,
Camille fut vengé par son retour dans sa patrie. Les noms de Roland et de
Servan sont sacrés pour moi (on applaudit à cette explosion de l'amitié).
Qu'importe à la patrie, reprend La source, que Roland ait une femme
intelligente qui lui inspire ses résolutions, ou qu'il les puise en lui-même (on applaudit) ! Ce petit moyen n'est pas
digne des talents de Danton (nouveaux et plus nombreux applaudissements). Je
ne dirai pas avec Danton que c'est la femme de Roland qui gouverne, ce serait
accuser Roland lui-même d'ineptie. Quant au défaut d'énergie, je dirai que
Roland a répondu avec courage aux affiches scélérates où l'on cherchait à
flétrir la vertu d'un homme intègre. A-t-il cessé de prêcher l'ordre et les
lois ? A-t-il cessé de démasquer les agitateurs (on applaudit) ? Doit-on néanmoins l'inviter à
rester au ministère ? Non ! Malheur aux nations reconnaissantes ! Je le dis
avec Tacite : La reconnaissance a fait le malheur des nations, parce que
c'est elle qui a fait les rois ! » (Nouveaux applaudissements.) Cette
habile intervention d'un ami de Roland éluda la question sans la résoudre, et
laissa aux Girondins les honneurs de la magnanimité. Le lendemain Roland
écrivit à la Convention une de ces lettres lues en séance publique, et qui
lui donnaient indirectement la parole dans la Convention et l'influence du talent
de sa femme dans l'opinion. Ces lettres aux autorités constituées, aux
départements, à la Convention, étaient les discours de madame Roland. Elle
rivalisait ainsi avec Vergniaud, elle luttait contre Robespierre, elle
écrasait Marat. On sentait le génie, on ignorait le sexe. Elle combattait
masquée dans la mêlée des partis. « La Convention, disait Roland dans sa
lettre, a montré sa sagesse en ne voulant pas accorder à un homme
l'importance que semblerait donner à son nom l'invitation solennelle de
rester au ministère. Mais sa délibération m'honore et elle a prononcé assez
clairement son vœu. Ce vœu me suffit. Il m'ouvre la carrière. Je m'y lance
avec courage. Je reste au ministère. J'y reste parce qu'il y a des dangers à
courir. Je les brave et je n'en crains aucun dès qu'il s'agit de sauver ma
patrie... Je me dévoue jusqu'à la mort. Je sais quelles tempêtes se forment :
des hommes ardents, peut-être égarés, prennent leurs passions pour des
vertus, et, croyant que la liberté ne peut être bien servie que par eux,
sèment la défiance contre toutes les autorités qu'ils n'ont pas créées,
parlent de trahison, provoquent les séditions, aiguisent les poignards et
méditent les proscriptions. Ils se font un droit de leur audace, un rempart
de la terreur qu'ils essaient d'inspirer ; ils traîneraient à la dissolution
un empire assez malheureux pour n'avoir pas des citoyens capables de les
démasquer et de les arrêter ! Combien serait coupable l'homme supérieur, par
sa force ou ses talents, à cette horde insensée, qui voudrait la faire servir
à ses desseins ambitieux ! qui tantôt, avec l'apparence d'une indulgence
magnanime, excuserait ses torts, tantôt atténuerait ses excès !... Telle a
été la marche des usurpateurs depuis Sylla jusqu'à Rienzi !... On vous a
dénoncé des projets de dictature, de triumvirat : ils ont existé !... On m'a
accusé de manquer de courage : je demanderai où fut le courage, dans les
jours lugubres qui suivirent le 2 septembre ? dans ceux qui dénonçaient ou
dans ceux qui protégeaient les assassins ? » Ces
allusions directes à la commune de Paris, à Danton, à Robespierre, étaient
une déclaration de guerre où l'irritation de la femme outragée l'emportait
sur le sang-froid du politique. Elle repoussa ainsi Danton indécis dans les
rangs des ennemis des Girondins. Danton devint irréconciliable. On essaya de
l'ébranler encore, et de le ramener au parti qui avait le plus d'analogie
avec sa nature d'homme d'État. Il s'y prêta pour un moment. L'anarchie
prolongée lui répugnait. Il feignait pour Robespierre plus de déférence qu'il
n'en avait. Il avouait tout haut son dégoût pour Marat. Il estimait Roland,
il avait admiré sa femme. L'éloquence de Vergniaud l'enthousiasmait. Son âme
était trop forte pour connaître l'envie. Son cœur gardait mal la haine. Son
alliance avec les Girondins était facile et aurait armé les théories de
Vergniaud de la force d'exécution qui manquait à cet orateur platonique. La
Gironde n'avait que des têtes, Danton eût été sa main. Il inclinait vers ces
hommes. Il aimait la Révolution comme un affranchi qui ne veut pas retomber
dans la servitude. XXXI. Dumouriez
rêvait aussi cette réconciliation de Danton et des Girondins. Elle donnait à
la France un gouvernement dont il eût été l'épée. Il réunit à sa table Danton
et les principaux chefs de la Gironde. On parla d'imposer silence aux
ressentiments, de ne plus remuer le sang de septembre, d'où ne sortaient que
des exhalaisons mortelles à la république ; de reléguer Robespierre et Marat
dans l'impuissante idolâtrie des factions, d'appeler une force départementale
imposante à Paris, d'intimider les Jacobins et de plier la commune au joug de
la loi. A Paris, les comités de la Convention dominés par les amis de Roland
et de Danton ; aux frontières, Dumouriez assurant l'armée à la Convention, et
éblouissant l'opinion de l'éclat de nouvelles victoires, devaient sauver la
nation au dehors et consolider le gouvernement au dedans. Ce plan, développé
par Dumouriez et adopté par la majorité des convives, séduisit tous les
esprits. Péthion y adhérait ; Sieyès, Condorcet, Gensonné, Brissot en
reconnaissaient la nécessité. Vergniaud, plus politique et plus homme d'État
que l'indolence de son caractère ne le laissait soupçonner, consentait à
mettre un sceau sur ses lèvres, et à sacrifier l'indignation de son âme aux
nécessités de la patrie. Plusieurs fois, dans le cours de la soirée,
l'alliance parut cimentée. Mais
Buzot, Guadet, Barbaroux, Ducos, Fonfrède, Rebecqui, dont le républicanisme
avait toute la pureté d'une idée sans tache, ne se liaient qu'avec une
répugnance visible à des concessions qui leur faisaient tacitement accepter
la solidarité des assassinats de septembre. — « Tout, excepté l'impunité aux
égorgeurs et à leurs complices ! s'écria Guadet en se retirant. Danton,
irrité mais dominant sa colère par son sang-froid, alla à lui et essaya de le
ramener à des vues plus conciliantes. « Notre
division, lui dit-il en lui prenant la main, c'est le déchirement de la
république. Les factions nous dévoreront les uns après les autres, si nous ne
les étouffons pas dès le premier moment. Nous mourrons tous, vous les
premiers ! — Ce n'est pas en pardonnant au crime qu'on obtient le pardon des
scélérats, répondit sèchement Guadet. Une république pure ou la mort : c'est
le combat que nous allons livrer. » Danton laissa retomber tristement la main
de Guadet. « Guadet, lui dit-il d'une voix prophétique, vous ne savez point
faire à la patrie le sacrifice de vos ressentiments. Vous ne savez pas
pardonner. Vous serez victime de votre obstination. Allons chacun où le flot
de la Révolution nous pousse. Nous pouvions la dominer unis ; désunis, elle
nous dominera ! Adieu ! » La conférence fut rompue ; Danton fut refoulé vers
Robespierre, et la direction de la Convention remise au hasard. Néanmoins Danton, qui prévoyait l'anarchie et qui redoutait Robespierre, fit seul avec Dumouriez une alliance offensive et défensive contre leurs ennemis communs. Un coup d'œil avait suffi au héros de Valmy pour juger les Girondins. « Ce sont des Romains dépaysés, dit-il à Westermann son confident. La république comme ils l'entendent n'est que le roman d'une femme d'esprit. Ils vont s'enivrer de belles paroles pendant que le peuple s'enivrera de sang ! Il n'y a ici qu'un homme, c'est Danton. » A dater de ce jour, Dumouriez et Danton concertèrent secrètement toutes leurs pensées. Ces deux hommes, désormais unis, eurent cependant encore une dernière entrevue avec les Girondins chez madame Roland. On eût dit que l'instinct de leur avenir les avertissait des dangers de leur rupture, et cherchait encore à les rapprocher. Madame Roland couvrit de séductions et d'enivrements l'abîme qui séparait les deux partis. Vergniaud tendit sa main généreuse et pure à la main de Danton repentant. Louvet immola Robespierre et Marat, sous ses sarcasmes, au rire amer de ses amis et au mépris de son rival. Dumouriez raconta sa guerre et promit la Belgique au printemps à la république, si la république voulait seulement vivre jusque-là. Les cœurs parurent s'ouvrir. L'enthousiasme de la patrie transporta un moment les esprits dans une région inaccessible aux divisions des factions. Mais chaque fois qu'on retombait sur le terrain de la réalité et sur la question du jour, on y retrouvait le sang de septembre. Danton l'expiait par son embarras. Les Girondins l'accusaient par leur horreur. On évita d'y toucher. On se sépara en se regrettant, mais on se sépara sans retour. |