I. Pendant
que Dumouriez triomphait par son génie militaire de l'armée prussienne, son
génie politique ne sommeillait pas. Son camp, dans les derniers jours de la
campagne, était tout à la fois un quartier-général et un centre de
négociations diplomatiques. Ancien diplomate lui-même, rompu aux intrigues
des cours, connaissant à fond les secrets des cabinets étrangers et les
sourdes rivalités qui couvent sous l'apparente harmonie des coalitions,
Dumouriez avait noué ou accepté des relations, moitié patentes, moitié
occultes, avec le duc de Brunswick et avec les militaires et les ministres
les plus influents sur les déterminations du roi de Prusse. Danton, seul
ministre avec lequel Dumouriez eût à s'entendre au dedans, avait les
confidences de ces négociations. Le vol du garde-meuble de la couronne qui
venait d'avoir lieu à Paris, avec la complicité présumée d'obscurs agents de
la commune, fournit, dit-on, à Dumouriez non pas ces grands moyens de
corruption avec lesquels on rachète une patrie, mais ces dépenses secrètes
qui soldent l'intrigue et captent la faveur des agents subalternes d'une cour
et d'un quartier-général. Le duc
de Brunswick ne désirait pas moins que Dumouriez négocier en combattant. Le
quartier-général du roi de Prusse était divisé en deux cabales : l'une
voulait retenir le roi à l'armée ; l'autre aspirait à l'en éloigner. Le comte
de Schulemburg, confident du roi, était de la première ; le duc de Brunswick
était l'âme de la seconde. Haugwitz, Lucchesini, Lombard, secrétaire privé du
roi, Kalkreuth et le prince de Hohenlohe servaient les pensées du
généralissime. Ils ne cessaient de représenter au roi que les affaires de la
Pologne, plus importantes pour son empire que les désordres de Paris,
exigeaient sa présence à Berlin s'il voulait saisir sa part de cette vaste
proie, que la Russie allait dépecer tout entière, et s'emparer de Dantzig. Le
roi résistait avec la fermeté d'un homme qui a engagé son honneur dans une
grande cause, à la face du monde, et qui veut au moins dégager sa gloire. Il
resta à l'armée et envoya le comte de Schulemburg surveiller à sa place les
opérations de la Pologne. De ce jour ce prince fut livré seul, dans son camp,
aux influences intéressées à ralentir sa marche et à énerver ses résolutions.
De ce jour aussi tout tendit à la retraite. II. Le duc
de Brunswick ne cherchait qu'un prétexte pour ouvrir des conférences avec le
quartier-général français. Tant qu'il avait été derrière l'Argonne, à dix
lieues de Grandpré, ce prétexte ne se présenta pas naturellement. Le roi de
Prusse aurait vu une lâcheté ou une trahison dans ces avances. Ce fut un des
motifs qui déterminèrent le duc de Brunswick à passer l'Argonne et à se
trouver face à face avec Dumouriez. Ce fut sans doute aussi le motif secret
pour lequel le généralissime, après un si grand développement de forces et
tant de démonstrations vaines au camp de la Lune, n'aborda cependant pas
l'armée française à l'arme blanche, n'engagea qu'une canonnade au lieu de
livrer une bataille complète, et se retira le soir dans ses lignes en
laissant tout indécis. Le combat de Valmy, dans la pensée du duc de
Brunswick, n'était qu'une négociation à coups de canon. Dumouriez tenait à
ses yeux le sort de la Révolution française dans ses mains. Il ne pouvait
croire que ce général voulut servir d'instrument aveugle aux fureurs d'une
démocratie anarchique. « Il
mettra le poids de son épée, disait-il à ses confidents, du côté d'une
monarchie constitutionnelle et tempérée. Il se retournera contre les geôliers
de son roi et contre les égorgeurs de septembre. Gardien des frontières de
son pays, il n'aura qu'à menacer de les ouvrir à la coalition, pour faire
trembler et obéir les meneurs des assemblées nationales. Une transaction
entre la France monarchique et la Prusse, sous les auspices de Dumouriez, est
mille fois préférable à une guerre extrême, où la Prusse joue son armée et
son trésor contre le désespoir d'une nation entière. Notre intérêt est de
grandir Dumouriez aux yeux de ses compatriotes pour que son nom devienne plus
imposant et plus populaire, et nous permette de traiter avec lui pour lui
laisser la disponibilité de son armée contre les Jacobins de Paris. Je
connais Dumouriez. Je l'ai fait prisonnier, il y a trente-deux ans, dans la
guerre de Sept-Ans. Tombé couvert de blessures entre les mains de mes hulans,
je lui ai sauvé la vie, je l'ai fait soigner, je lui ai donné ma cour pour
prison, j'ai fait de mon prisonnier un compagnon de mes fêtes et un ami. Je
veux le voir, je veux sonder ses desseins secrets et les servir dans
l'intérêt de l'Allemagne. Il reconnaîtra son ancien sauveur, et nous
avancerons plus les affaires de l'Europe en quelques conférences qu'en de
ruineuses campagnes. » III. Ainsi
parlait le vieillard. Il ne se trompait pas sur les vues secrètes de
Dumouriez, il se trompait sur sa puissance. La Révolution, dans toute sa
force alors, ne se mettait à la merci de personne : elle pliait tout et ne se
laissait pas plier. Cependant les deux armées étaient à peine rentrées dans
leurs lignes le lendemain du combat de Valmy, que le duc de Brunswick envoya
au camp de Kellermann le général prussien Heymann et le colonel Manstein,
adjudant-général du roi de Prusse, sous prétexte de négocier un cartel
d'échange des prisonniers des deux armées. Dumouriez, averti par Kellermann,
se rendit à la conférence. Elle fut longue, intime, flatteuse du côté des
Prussiens ; fière, réservée, presque silencieuse du côté de Dumouriez. Un mot
pouvait le perdre, un geste pouvait le trahir ; il négociait avec l'ennemi de
sa patrie, ayant à côté de lui son rival dans Kellermann, et derrière lui les
commissaires ombrageux de la Convention. – « Colonel, répondit-il aux
ouvertures du roi de Prusse et du duc de Brunswick, vous m'avez dit qu'on
m'estimait dans l'armée prussienne, je croirais qu'on m'y méprise si l'on m'y
jugeait capable d'écouter de telles propositions. » On se borna à convenir
d'une suspension d'armes sur le front des deux armées. IV. Or, la
nuit même qui suivit cette conférence officielle, Westermann et Fabre
d'Églantine, agents confidentiels de Danton, arrivèrent au camp sous prétexte
de réconcilier Dumouriez et Kellermann, mais avec la mission secrète
d'autoriser et de presser les négociations sur la base d'une prompte
évacuation du territoire. Pendant la même nuit, le secrétaire privé du
conseil du roi de Prusse, Lombard, sur l'ordre du roi et avec la connivence
du duc de Brunswick, feignit de tomber avec quelques voitures des équipages
dans une patrouille de hussards français, fut amené au quartier-général, et
eut un entretien nocturne avec Dumouriez, dont il a révélé plus tard les
circonstances. La délivrance de Louis XVI de sa captivité dans la tour du
Temple et le rétablissement de la monarchie constitutionnelle en France
étaient, de la part du roi de Prusse, les deux conditions préalables de la
négociation. Dumouriez professait les mêmes principes, confessait les mêmes
désirs, et engageait sa parole personnelle de concourir par tous ses efforts
à cette restau ration ; « mais il se perdrait inutilement, ajoutait-il, s'il
contractait de pareils engagements dans un traité secret. Sa popularité,
naissante n'avait pas encore assez de force pour porter de pareilles
résolutions. La Convention venait de déclarer d'enthousiasme et à l'unanimité
que jamais elle ne reconnaîtrait de roi. Le seul moyen de donner à Dumouriez
le crédit sur la nation nécessaire au salut du roi, c'était de le présenter à
la France comme le libérateur de sa patrie, comme le pacificateur de la
Révolution. La retraite des armées étrangères du territoire français était le
premier pas vers l'ordre et vers la paix. » Pressé par Lombard d'accepter une
conférence avec le duc de Brunswick, le général s'y refusa ; mais il remit à
ce négociateur un mémoire raisonné pour le roi de Prusse. Dans ce mémoire il
exposait à ce prince les motifs et la possibilité d'une alliance d'intérêt
avec la France. Il s'efforçait de lui démontrer les dangers d'une coalition
avec l'empereur, alliance qui, en épuisant la Prusse d'hommes et d'argent, ne
pouvait profiter qu'à l'Autriche. Sous prétexte de reconduire Lombard au
quartier-général du roi de Prusse, Dumouriez envoya Westermann, confident de
Danton et son adjudant-général, au camp des Prussiens. Lombard ayant fait son
rapport et redit au roi les paroles confidentielles de Dumouriez, le roi
autorisa le duc de Brunswick à avoir un entretien avec Westermann. Cet
entretien eut lieu en présence du général Heymann. Il se conclut, de la part
du duc de Brunswick, par la demande d'un traité secret qui promettrait la
liberté à Louis XVI, et qui, suspendant les hostilités entre les deux armées,
permettrait aux Prussiens de se retirer sans être attaqués dans leur
retraite. Le duc rejeta tout l'odieux de la guerre sur les Autrichiens et sur
les princes français, et abandonna sans contestation les émigrés prisonniers
de guerre à la vindicte des lois de leur pays. Westermann revint rapporter
ces dispositions à son général. Dumouriez en informa Danton par un courrier
extraordinaire. Danton renvoya pour toute réponse le décret de la Convention
déclarant que la république française ne traiterait avec ses ennemis qu'après
l'évacuation de son territoire. Mais le
dernier mot de Danton était, par d'autres bouches, dans l'oreille de
Dumouriez. Les pourparlers ne furent point suspendus. Des conférences avouées
et publiques pour l'échange des prisonniers servirent à masquer des
entretiens et des correspondances plus mystérieuses. Dumouriez, craignant que
ses rapports avec le camp prussien ne le fissent accuser de trahison par ses
troupes, alla au-devant du soupçon : « Mes enfants, disait-il à ses soldats
qui se pressaient autour de lui quand il parcourait les postes, que
pensez-vous de toutes ces négociations avec les Prussiens, ne vous
donnent-elles pas quelque ombrage contre moi ? — Non, non, répondirent les
soldats, avec un autre nous serions inquiets et nous éplucherions sa conduite
; mais avec vous nous fermons les yeux, vous êtes notre père. » L'habile
général endormait ainsi son armée. V. Les
mêmes rapprochements entre les généraux des deux camps opposés se
remarquaient au camp de Kellermann. Mais les entretiens n'y roulaient que sur
l'échange des prisonniers. Une
circonstance hâta la détermination du roi de Prusse et du duc de Brunswick.
Le major prussien Massembach, confident du roi, dînait chez Kellermann avec
plusieurs généraux français et les deux fils du duc d'Orléans. Après le
repas, Dillon, causant dans l'embrasure d'une fenêtre avec Massembach, lui
dit que si le roi, son maître, ne consentait pas à reconnaître la république,
Louis XVI, la noblesse et le clergé périraient infailliblement en France, que
lui-même, quoique dévoué de principes et de cœur à la cause populaire, il ne
sauverait pas sa tête de la hache du peuple. Puis, jetant autour de lui dans
la salle un regard inquiet et rapide, et s'apercevant que les convives,
dispersés en groupes animés, ne l'observaient pas, il entraîna Massembach sur
un balcon. « Voyez, lui dit-il tout haut, quel magnifique pays ! »
Puis, baissant la voix et changeant de ton : « Avertissez le roi de
Prusse, murmura-t-il sans regarder Massembach et en dissimulant le mouvement
de ses lèvres, qu'on prépare à Paris un projet d'invasion en Allemagne, parce
qu'on sait qu'il n'y a pas de troupes allemandes sur le Rhin, et qu'on veut
ainsi forcer votre armée à rétrograder. » Cette périlleuse confidence,
répétée le soir au roi par Massembach, concordait avec les mouvements de
Custine, qui préparait son irruption sur Spire et sur Mayence. Elle frappa le
roi et le rejeta davantage dans les pensées d'accommodement. Cependant
le parti autrichien, le parti de la guerre et les émigrés surtout, dont la
guerre était la seule espérance, murmuraient dans le camp des Prussiens, et
assiégeaient de plaintes et de reproches le quartier-général du roi. « Que
présagent, disaient – ils, ces conférences entre le roi et Dumouriez ?
Veut-on sauver les jours du roi de France en nous sacrifiant ? Alors que
deviendront la monarchie, la religion, la noblesse, la propriété ? Nos alliés
ne se seront armés que pour nous livrer de leurs propres mains à nos ennemis
! » Telles étaient les plaintes dont les chefs des émigrés et les envoyés des
princes français rem plissaient le quartier-général du roi de Prusse. Le
Voltaire de l'Allemagne, Gœthe, qui suivait le duc de Weimar dans cette
campagne, a conservé dans ses mémoires une de ces nuits qui précédèrent la
retraite des Allemands. « Dans le cercle des personnes qui entouraient les
feux du bivouac, et dont la figure était calcinée par la lueur des flammes,
je vis un vieillard, dit-il, que je crus me souvenir d'avoir vu dans des
temps plus heureux. Je m'approchai de lui. Il me regarda avec étonnement, ne
paraissant pas comprendre par quel jeu bizarre de la destinée il me voyait
moi-même au milieu d'une armée la veille d'une bataille. Ce vieillard était
le marquis de Bombelles, ambassadeur de France à Venise, que j'avais vu deux
ans avant dans cette capitale de l'aristocratie et du plaisir, où
j'accompagnais alors la duchesse Amélie, comme le Tasse avait
accompagné-Léonore. Je lui parlai de son beau palais sur le canal de Venise
et de ce moment délicieux où la jeune duchesse et sa suite arrivant en
gondole à la porte de son palais, il nous avait reçus avec toute la grâce et
avec toute la magnificence de son pays, au milieu de la musique, des
illuminations et des fêtes. Je croyais le distraire en lui rappelant ces gais
souvenirs. Je ne fis que le retourner plus cruellement sur ses peines. Des
larmes roulèrent sur ses joues. Ne parlons plus de ces choses, me dit-il, ce
temps est à présent bien loin de nous. Même alors, tout en fêtant mes nobles
hôtes, ma joie n'était qu'apparente. J'avais le cœur navré. Je prévoyais les
suites des orages de ma patrie, et j'admirais votre insouciance. Quant à moi,
je me préparais en silence au changement de ma situation. En effet, il me
fallut bientôt quitter ce poste, ce palais, cette Venise qui m'était devenue
si chère, pour commencer une carrière d'exil, d'aventures et de misères, qui
m'a amené ici... où je vais assister peut-être, continua l'exilé avec
tristesse, à l'abandon de mon roi par l'armée des rois. – Le marquis de
Bombelles s'éloigna pour cacher sa douleur, et alla près d'un autre feu
envelopper sa tête dans son manteau. » VI. Le
marquis de Bombelles avait été envoyé au quartier-général, par le baron de
Breteuil, pour y veiller aux intérêts de Louis XVI. Les conseils se
multipliaient sous la tente du roi de Prusse. Les princes français
proposaient de marcher sur Châlons. Le roi penchait vers les partis courageux
et décisifs. Le duc s'opposait énergiquement à cette marche en avant. Il
représentait l'éloignement de Verdun, arsenal et magasin de l'armée ; les
communications difficiles et lentes, la saison avancée, les maladies croissantes,
les confédérés perdant tous les jours de leur nombre, les Français se
recrutant sur leur propre sol, les défilés de Grandpré impossibles à repasser
sans désastre, si l'armée battue avait à reconquérir sa route vers
l'Allemagne. Il concluait à attendre le résultat des négociations, sachant
bien que la seule attente, en accroissant le péril, donnerait plus de force
au parti de la retraite. Ainsi s'écoulaient les jours, et les jours étaient
des forces. Le roi commençait à faiblir. Il était évident qu'il ne cherchait
plus dans les termes de la négociation qu'un prétexte pour couvrir l'honneur
de ses armes, et qu'il se contenterait des garanties les plus illusoires sur
la vie et sur la liberté de Louis XVI. Dumouriez et Danton les lui donnèrent. Westermann,
renvoyé à Paris, présenta confidentiellement à Danton la véritable situation
des esprits dans les deux camps. Dumouriez avait chargé Westermann d'une
lettre ostensible pour le ministre des affaires étrangères, Lebrun. « Si je
tiens le roi de Prusse encore huit jours en échec, disait ce général à
Lebrun, son armée sera défaite sans avoir combattu. Ce prince est
très-indécis. Il voudrait trouver un moyen de sortir d'embarras. Peut-être
son désespoir va-t-il le porter à m'attaquer, si on ne lui fournit pas un
expédient acceptable. Je continue, en attendant, à tailler ma plume à coups
de sabre. » La
lettre secrète que le général en chef écrivait à Danton avouait une
négociation plus avancée. « Le roi de Prusse demande, avant de traiter avec
nous, lui disait-il, des renseignements formels sur Louis XVI, sur la nature
de sa captivité, sur le sort qu'on lui prépare, sur les égards qu'on a pour
une tête couronnée. » Danton
voulait la libération du territoire à tout prix. Elle était nécessaire à la
fondation de la république et pouvait seule couvrir l'horreur que les crimes
de septembre commençaient à déverser sur son nom et sur son pouvoir. Danton,
de plus, lié à la cour par d'anciennes relations, désirait, au fond, sauver
la vie du roi et de sa famille. Il chargea ses agents au conseil de la
commune de visiter Louis XVI à la tour du Temple, de faire, sur la situation
des prisonniers, un rapport officiel où la captivité politique du roi serait
déguisée sous l'apparence d'une sollicitude prudente pour ses jours, et où
les formes du respect et de la pitié masqueraient les murs, les verrous et
les rigueurs du Temple. Le
maire Péthion et le procureur de la commune, Manuel, se concertèrent pour
entrer dans les vues de Danton. Ils demandèrent à la commune une copie de
tous les arrêtés relatifs à la tour du Temple. Ils allèrent eux-mêmes au
Temple, interrogèrent le roi, affectèrent d'apporter de respectueux
adoucissements à sa captivité, et remirent à Danton un procès-verbal qui
témoignait de ses marques d'intérêt pour la famille royale. Ces démarches,
connues dans Paris et coïncidant avec l'évacuation du territoire, accréditèrent
le bruit d'une correspondance secrète entre Louis XVI et le roi de Prusse,
dont Manuel eût été l'intermédiaire, correspondance qui avait pour objet
d'obtenir la retraite des Prussiens en retour de la vie qu'on garantirait à
Louis XVI. Cette correspondance n'a jamais existé. Les agents de Louis XVI au
camp du roi de Prusse, MM. de Breteuil, de Calonne, de Bombelles, de
Moustier, le maréchal de Broglie et le maréchal de Castries, ne cessèrent
jusqu'au 29 d'implorer la bataille et la marche sur Paris, seul salut pour le
roi de France. Westermann
cependant repartit de Paris avec cette pièce destinée à endormir les remords
d'honneur du roi de Prusse. Dumouriez la fit porter au quartier-général
prussien par son confident intime, le colonel Thouvenot. Thouvenot, chargé
des pleins pouvoirs de son général et de son ami, donna verbalement au duc de
Brunswick l'assurance des dispositions personnelles de Dumouriez : « Il est
résolu à sauver le roi et à régulariser la Révolution, dit le colonel
Thouvenot ; il se déclarera pour le rétablissement de la monarchie quand il
en sera temps et quand il aura disposé son armée à lui obéir, et Paris à
trembler devant lui. Mais il lui faut pour cela une immense popularité.
L'évacuation volontaire du territoire par le roi de Prusse ou une victoire
décisive sur votre armée peuvent seules lui donner cette popularité. Il est
prêt à la bataille comme à la négociation. Choisissez. » VII. Le duc
de Brunswick transmit au roi les pièces relatives à la tour du Temple et les
paroles de Thouvenot. Un dernier conseil de cabinet fut convoqué pour le 28
en présence du roi. Le duc avait préparé d'avance les rôles et les avis. Il y
rendit compte au roi de l'état de la négociation secrète, qui ne laissait
d'autre espoir de sauver la vie de Louis XVI que l'évacuation du territoire
français. Il déposa sur la table les dépêches arrivées dans la nuit
d'Angleterre et de Hollande, et annonçant que ces deux gouvernements
refusaient formellement d'accéder à la coalition contre la France. Enfin, il
confirma la confidence faite à Massembach par le général Dillon, et montra
Custine ébranlant déjà ses colonnes sur le Rhin et prêt à couper la retraite
à l'armée prussienne. Il conjura le roi de céder à la fois à sa généreuse
pitié pour Louis XVI et aux intérêts de sa propre monarchie, en ne pénétrant
pas plus avant dans un pays où les passions étaient en flammes, et de ne pas
risquer une bataille don ! le résultat le plus heureux serait encore du
sang-prussien inutilement et isolément versé pour une cause trahie par
l'Europe. Le roi rougit et céda. L'ordre de se préparer au combat, donné par
lui la veille, fut converti en ordre de se préparer au départ. La retraite fut
résolue. Une
convention militaire avouée fut conclue entre les généraux des deux armées.
Dumouriez la définit ainsi lui-même, dans une lettre au ministre Lebrun : « Il
faut regarder tout ceci, lui dit-il, comme une négociation purement
militaire, telle que les capitaines grecs et romains en faisaient à la tête
de leurs armées. Élevons-nous à ces temps héroïques, si nous voulons être
dignes de la république que nous avons créée ! » Il masquait sous ces paroles
la véritable nature de la négociation. Militaire dans l'apparence, cette
négociation était politique au fond. Dumouriez en montrait une partie pour
cacher le reste. La
convention militaire portait que l'armée française s'engageait à ne point
inquiéter la retraite des Prussiens jusqu'à la Meuse, et qu'au-delà de la
Meuse l'armée française observerait sans attaquer ; à condition que le roi de
Prusse remettrait sans combat, à l'armée française, les villes de Longwy et
de Verdun, occupées par ses troupes. La convention politique et verbale
garantissait au roi de Prusse les jours de la famille royale et les efforts
de Dumouriez pour restaurer la monarchie constitutionnelle et modérer la
Révolution. Ce traité, dont l'existence à été l'objet de tant de controverses
et de tant d'accusations, ne peut être aujourd'hui contesté. L'honneur du
cabinet prussien lui commandait de le nier, et d'attribuer la retraite
paisible de l'armée coalisée à l'habileté de ses manœuvres et à l'impuissance
des Français. Or c'est du cabinet prussien que sont sortis, avec le temps,
les aveux, les témoignages et les pièces qui constatent la réalité de la
négociation. Cette négociation explique seule l'inexplicable immobilité de
Dumouriez, laissant opérer impunément au duc de Brunswick et au roi une
marche de flanc qui les exposait à être coupés en tronçons, et mesurant les
pas de l'armée française sur les pas lents de l'armée prussienne ; en sorte
que les Français avaient l'air d'accompagner leurs ennemis bien plus que de
les chasser de leurs frontières. VIII. Cette
négociation de Dumouriez ne fut ni trahison ni faiblesse. Elle fut l'instinct
du patriotisme et le génie de la circonstance. Elle sauva la France d'un
geste, au lieu de la compromettre en frappant le coup. Une évacuation
certaine valait bien mieux pour la France, dans sa situation extrême, qu'une
bataille douteuse. Attaqué dans sa retraite, le duc de Brunswick, plus fort
encore de quarante mille combattants que Dumouriez, pouvait se retourner et
anéantir l'armée française. La France n'avait pas une seconde armée ni un
second Dumouriez. Une défaite la livrait à l'invasion. Le contre-coup aurait
renversé la république à peine affermie sur la victoire du 10 août. Danton,
plus intéressé que personne aux mesures désespérées, le sentit lui-même et
fut complice de la prudence de Dumouriez. Son énergie, qui allait jusqu'au
crime, n'allait pas jusqu'à la démence. Il prit la convention et la trêve
sous sa responsabilité. Dumouriez
eut un autre motif pour ne pas abuser de la retraite et pour ménager les
Prussiens. Diplomate avant d'être soldat, il savait que les coalitions
portent avec elles, dans des rivalités sourdes, le principe qui doit les
dissoudre. La Russie et l'Autriche allaient disputer à la Prusse les lambeaux
les plus précieux de la Pologne, pendant que l'armée prussienne consumerait
ses forces dans la croisade des rois contre la France. Le cabinet prussien et
le duc de Brunswick ne se dissimulaient pas ce danger. Une alliance avec la
France, même républicaine, pouvait entrer dans les arrière-pensées du cabinet
prussien. Il ne fallait pas contrister ces arrière-pensées du roi de Prusse
et de sa nation, en poussant la guerre jusqu'au sang et le pas rétrograde du roi
jusqu'à l'humiliation. Laisser aux Prussiens les honneurs de la guerre, en
les expulsant du sol de la république, était une profonde habileté. On peut
toujours se réconcilier avec un ennemi dont on n'a pas écrasé l'orgueil. La
liberté avait trop d'ennemis sur le continent pour ne pas se réserver une
alliance au cœur de l'Allemagne. Mais le véritable et secret motif de
Dumouriez était personnel. Une guerre de chicane, qui pouvait se prolonger
tout l'hiver et peut-être toute la campagne suivante contre les Prussiens,
dans les Ardennes et sur la Meuse, ne convenait ni à sa situation politique,
ni à son ambition. Il avait besoin de deux choses : du titre de libérateur du
territoire français d'abord, et de la liberté de porter ailleurs son activité
et son génie. La retraite non contestée des Prussiens, et un traité secret
avec cette puissance, lui garantissaient ces deux nécessités de sa situation.
Tranquille sur ce côté de ses frontières, la Convention lui permettrait de
réaliser son rêve militaire et de porter la guerre en Belgique. Vainqueur des
Prussiens au dedans, il serait vainqueur des Autrichiens dans leurs propres
domaines. Au titre de libérateur du territoire de la république, il
ajouterait le titre de conquérant du Brabant. Rayonnant de cette double gloire,
que ne pourrait-il pas tenter ou pour le roi, ou pour la république, ou pour
lui-même ! Rétablirait-il Louis XVI sur un trône constitutionnel ?
Élèverait-il une dynastie nouvelle, émanée du sein de la Révolution, dans la
personne de ce jeune duc de Chartres, fils du duc d'Orléans, qui venait de
lui apparaître au milieu du feu de Valmy comme dans une auréole d'avenir ?
Abandonnerait-il la France à ses convulsions et se créerait-il lui-même une
puissance indépendante dans ces provinces belges arrachées par lui à
l'oppression autrichienne et aux spoliations de la France ? Il était
incertain du parti qu'il prendrait, prêt seulement à se décider pour celui
que lui présenterait le mieux sa fortune. Mais avant tout il lui fallait
conquérir la Belgique. Il laissa ses lieutenants suivre lentement l'armée
prussienne, qui se retirait en semant ses campements et ses routes des traces
de la maladie et de la mortalité qui la décimaient, et il revint triompher à
Paris. IX. Le soir
de son arrivée à Paris, Dumouriez se jeta dans les bras de Danton, malgré le
sang du 2 septembre dont ce ministre était couvert. Ces deux hommes se
comprenaient à travers l'horreur du temps : l'un la tête, l'autre la main de
la patrie. Ils se jurèrent alliance et amitié ; ils se sentaient nécessaires
l'un à l'autre. Danton complétait Dumouriez ; Dumouriez complétait Danton.
L'un répondait pic l'armée, l'autre répondait du peuple. A eux deux ils se
sentaient maîtres de la Révolution. Vers ce
temps le duc de Chartres, depuis roi des Français, se présenta à l'audience
du ministre de la guerre, Servan, pour se plaindre d'une injustice que lui
faisaient les bureaux. Servan, malade, était dans son lit. Il écoutait avec
distraction le jeune prince. Danton était présent et semblait commander au
ministère de la guerre plus que le ministre lui-même. Il prit à part le duc
de Chartres et lui dit tout bas : « Que faites-vous ici ? Vous voyez bien que
Servan est un fantôme de ministre et qu'il ne peut ni vous servir ni vous
nuire. Mais venez demain chez moi ; je vous entendrai et j'arrangerai votre
affaire, moi. Le duc de Chartres s'étant rendu le lendemain à la
chancellerie, Danton le reçut avec une sorte de brusquerie paternelle : « Eh
bien, jeune homme, dit-il au duc de Chartres, qu'ai-je appris ! On assure que
vous tenez des discours qui ressemblent à des murmures ? que vous blâmez les
grandes mesures du gouvernement ? que vous vous répandez en compassion pour
les victimes, en imprécations contre les bourreaux ? Prenez-y garde, le
patriotisme n'admet pas de tiédeur et vous avez à faire pardonner un grand
nom. » — Le prince avoua avec une fermeté au-dessus de son âge que l'armée
avait horreur du sang versé ailleurs que sur le champ de bataille, et que les
assassinats de septembre lui paraissaient déshonorer la liberté. « Vous êtes
trop jeune pour juger ces événements, répliqua Danton avec une attitude et un
accent de supériorité ; pour les comprendre, il faut être à la place où nous
sommes. La patrie était menacée et pas un défenseur ne se levait pour elle,
les ennemis s'avançaient, ils allaient nous submerger, nous avons eu besoin
de mettre un fleuve de sang entre les tyrans et nous ! A l'avenir,
taisez-vous ! Retournez à l'armée, battez-vous bien, mais ne prodiguez pas
inutilement votre vie ; vous avez de nombreuses années devant vous, la France
n'aime pas la république, elle a les habitudes, les faiblesses et les besoins
de la monarchie ; après nos orages, elle y sera ramenée par ses vices ou par
ses nécessités, vous serez roi ! Adieu, jeune homme. Souvenez-vous de la
prédiction de Danton ! » X. Le
lendemain, Dumouriez dîna chez Roland avec les principaux Girondins. En
entrant dans le salon, il présenta à madame Roland un bouquet de fleurs de
laurier-rose en signe de réconciliation et comme pour faire en elle hommage
de sa victoire aux Girondins. La gloire de sa campagne éclatait sur sa mâle
figure. Tous les partis voulaient s'illuminer à ses rayons. Assis entre
madame Roland et Vergniaud, il reçut avec une réserve pensive les avances des
convives. La guerre entre eux et les Jacobins, quoique sourde, était déjà
commencée. Il ne voulait se déclarer que pour la patrie. Madame Roland lui
pardonna tout. Après le dîner il se rendit à l'Opéra. Il y fut salué comme un
triomphateur, par les applaudissements de tout un peuple. Danton triomphait à
côté de lui dans la loge du ministre de l'intérieur et semblait le présenter
au peuple. Madame Roland et Vergniaud, arrivés au théâtre quelques moments
plus tard, ouvrirent la loge et se disposèrent à entrer pour faire cortège au
vainqueur. Mais ayant aperçu le visage sinistre de Danton à côté de
Dumouriez, madame Roland fit un geste d'horreur. Elle avait cru voir la
figure du crime à côté de la gloire. La gloire même lui parut souillée par le
contact de Danton. Elle se retira sans être vue et entraîna Vergniaud. L'homme
de septembre leur cachait l'homme de Valmy. Un
siècle semblait s'être écoulé entre le jour où Dumouriez avait quitté Paris
et le jour où il y rentrait. Il avait laissé une monarchie, il trouvait une
république. Après un interrègne de quelques jours, pendant lesquels la
commune de Paris et l'Assemblée législative s'étaient disputé un pouvoir
tombé dans la main des assassins et ramassé dans le sang par Danton seul, la
Convention nationale s'était rassemblée et se préparait à agir. Élue sous le
contre-coup du 10 août et sous la terreur des journées de septembre, elle
était composée des hommes qui avaient horreur de la monarchie et qui ne
croyaient pas à la constitution de 91, transaction tentée sous le nom de
monarchie constitutionnelle : hommes extrêmes, seuls indiqués par l'extrémité
des circonstances. Les Girondins et les Jacobins, confondus un moment dans
une conspiration commune contre la royauté, avaient été nommés partout
d'acclamation pour achever leur œuvre. Leur mandat était d'en finir avec le
passé, d'écraser les résistances, de pulvériser le trône, l'aristocratie, le
clergé, l'émigration, les armées étrangères, de jeter le défi à tous les rois
et de proclamer, non plus cette souveraineté abstraite du peuple qui va se
dénaturer et se perdre dans le mécanisme compliqué des constitutions mixtes,
mais cette souveraineté populaire qui va interroger, homme par homme, le
dernier des citoyens, et qui fait régner avec une irrésistible
toute-puissance la pensée, la volonté ou même la passion générale. Tel était
l'instinct du moment. Tous les noms que la France avait entendu prononcer depuis le commencement de sa révolution, dans ses conseils, dans ses clubs, dans ses séditions, se retrouvaient sur la liste des membres de la Convention. La France les avait choisis, non à la modération, mais à l'ardeur ; non à la sagesse, mais à l'audace ; non à la maturité des années, mais à la jeunesse. C'était une élection désespérée. La patrie sentait que, dans les périls où sa résolution de changer la face du monde allait la jeter, il lui fallait des combattants et non des législateurs. C'était moins un gouvernement qu'une force temporaire qu'elle voulait instituer. Pénétrée du besoin d'unité et d'énergie d'action, elle votait sciemment une grande dictature. Seulement, au lieu de donner cette dictature à un homme qui pouvait se tromper, faiblir ou trahir, elle la donnait à sept cent cinquante représentants qui lui répondaient de leur fidélité par leurs rivalités mêmes, et qui, s'observant les uns les autres, ne pourraient ni s'arrêter, ni reculer, sans rencontrer le soupçon du peuple et le supplice derrière eux. Ce n'était ni des lumières, ni de la justice, ni de la vertu qu'elle leur demandait, c'était de la volonté. |