I. Pendant
que l'interrègne de la royauté a la république livrait ainsi Paris aux
satellites de Danton, la France, toutes ses frontières ouvertes, n'avait plus
pour salut que la petite forêt de l'Argonne et le génie de Dumouriez. Nous
avons laissé, le 2 septembre, ce général enfermé avec seize mille hommes dans
le camp de Grandpré et occupant, avec de faibles détachements, les défilés
intermédiaires entre Sedan et Sainte-Menehould, par où le duc de Brunswick
pouvait tenter de rompre sa ligne et de tourner sa position. Profitant, heure
par heure, des lenteurs de son ennemi, il faisait sonner le tocsin dans tous
les villages qui couvrent les deux revers de la forêt d'Argonne, s'efforçait
d'exciter, dans les habitants, l'enthousiasme de la patrie, faisait rompre
les ponts et les chemins par lesquels les Prussiens devaient l'aborder, et
abattre les arbres pour palissader les moindres passages. Mais la prise de
Longwy et de Verdun, les intelligences des gentilshommes du pays avec les corps
d'émigrés, la haine de la Révolution et la masse disproportionnée de l'armée
coalisée décourageaient la résistance. Dumouriez, abandonné à lui-même par
les habitants, ne pouvait compter que sur ses régiments. Les bataillons de
volontaires qui arrivaient lentement de Paris et des départements, et qui se
réunissaient à Châlons, n'apportaient avec eux que l'inexpérience,
l'indiscipline et la panique. Dumouriez craignait plus qu'il ne désirait de
pareils auxiliaires. Son seul espoir était dans sa jonction avec l'armée que
Kellermann, successeur de Luckner, lui amenait de Metz. Si cette jonction
pouvait s'opérer derrière la forêt de l'Argonne avant que les troupes du duc
de Brunswick eussent forcé ce rempart naturel, Kellermann. et Dumouriez,
confondant leurs troupes, pouvaient opposer une masse de quarante-cinq mille
combattants aux quatre-vingt-dix mille Prussiens et jouer, avec quelque
espoir, le sort de la France dans une bataille. Kellermann,
digne de comprendre et de seconder cette grande pensée, servait sans jalousie
le dessein de Dumouriez, satisfait de sa part de gloire, pourvu que la patrie
fût sauvée. Il marchait obliquement de Metz à l'extrémité de l'Argonne,
avertissant Dumouriez de tous les pas qu'il faisait vers lui. Mais
l'intelligence supérieure qui éclairait ces deux généraux restait invisible
pour la masse des officiers et des troupes ; au camp même de Dumouriez ou ne
voyait dans cette immobilité qu'une obstination fatale à tenter l'impossible,
on y présageait l'emprisonnement certain de son année entre les vastes corps
dont le duc de Brunswick allait l'envelopper et l'étouffer. Les vivres
étaient rares et mauvais. Le général lui-même mangeait le pain noir de
munition. Des herbes et point de viande, de la bière et point de vin. Les
maladies, suite de l'épuisement, travaillaient les troupes. Les murmures
sourds aigrissaient les esprits. Les ministres, les députés, Luckner
lui-même, influencés par les correspondances du camp, ne cessaient d'écrire à
Dumouriez d'abandonner sa position compromise et de se retirer à Châlons. Ses
amis l'avertissaient qu'une plus longue persévérance de sa part entraînerait
sa destitution, et peut-être un décret d'accusation contre lui. II. Ses
propres lieutenants forcèrent un matin l'entrée de sa tente, et, lui
communiquant les impressions de l'armée, lui représentèrent la nécessité de
la retraite. Dumouriez, appuyé sur lui seul, reçut ces observations avec un
front sévère : « Quand je vous rassemblerai en conseil de guerre, j'écoute
rai vos avis, leur dit-il ; mais en ce moment je ne consulte que moi-même ;
seul chargé de la conduite de la guerre, je réponds de tout. Retournez à vos
postes, et ne pensez qu'à bien seconder les desseins de votre général. »
L'assurance du chef inspira confiance aux lieutenants. Le génie a ses
mystères, qu'on respecte même en les ignorant. De
légères escarmouches toujours heureuses entre l'avant-garde des Prussiens,
qui s'avançaient enfin vers la forêt et vers les avant-postes de Dumouriez,
rendirent la patience aux troupes : le coup de fusil et le pas de charge sont
la musique des camps. Miaczinski, Stengel et Miranda repoussèrent partout les
Prussiens. On connaît Miaczinski et Stengel, hommes de choix de Dumouriez.
Miranda lui avait été envoyé récemment par Péthion. Le général voulut
éprouver Miranda dès le premier jour : il en fut content. Miranda,
qui prit depuis une si grande part dans les succès et dans les revers de
Dumouriez, était un de ces aventuriers qui n'ont que les camps pour patrie et
qui portent leur bras et leurs talents à la cause qui leur semble la plus
digne de leur sang. Miranda avait adopté celle des révolutions par tout
l'univers. Né au Pérou, noble, riche, influent dans l'Amérique espagnole, il
avait tenté jeune encore d'affranchir sa patrie du joug de l'Espagne. Réfugié
en Europe avec une partie de ses richesses, il avait voyagé de nations en
nations, s'instruisant dans les langues, dans la législation, dans l'art de
la guerre, et cherchant partout des ennemis à l'Espagne et des auxiliaires à
la liberté. La Révolution française lui avait paru le champ de bataille de
ses idées. Il s'y était précipité. Lié avec les Girondins, jusque-là les plus
avancés des démocrates, il avait obtenu d'eux, par Péthion et par Servan, le
grade de général dans nos armées. Il brûlait de s'y faire un nom dans la
guerre de notre indépendance, pour que ce nom, retentissant en Amérique, lui
préparât dans sa patrie la popularité, la gloire et le rôle d'un La Fayette.
Miranda, dès le premier jour de son arrivée au camp, montra cette valeur
d'aventurier qui naturalise l'étranger dans une armée. Un autre étranger, le
jeune Macdonald, issu d'une race militaire d'Écosse, transplantée en France
depuis la révolution de son pays, était aide-de-camp de Dumouriez. Il
apprenait au camp de Grandpré, sous son chef, comment on sauve une patrie. Il
apprit plus tard, sous Napoléon, comment on l'illustre ; maréchal de France a
la fin de sa vie, héros a son premier pas. III. Dumouriez
amortissait, dans cette position, le choc des cent mille hommes que le roi de
Prusse et le duc de Brunswick massaient aux pieds de l'Argonne. Il usait le
temps, ce précieux élément du succès dans les guerres d'invasion. Tranquille
sur son front défendu par cinq lieues de bois et de ravins infranchissables ;
tranquille sur sa droite couverte par les corps de Dillon et bientôt
fortifiée par les vingt mille hommes de Kellermann ; tranquille sur sa gauche
garantie de toute surprise par les détachements qu'il avait placés aux quatre
défilés de l'Argonne, par le corps de Miaczinski qui le flanquait à Sedan, et
par l'armée du camp de Maulde que son ami le jeune et vaillant Beurnonville
lui amenait à marches forcées ; un hasard compromit tout. Accablé
des fatigues de corps et d'esprit, il avait oublié d'aller reconnaître de ses
propres yeux, et tout pr ès de lui, le défilé de la Croix-au-Bois, qu'on lui
avait dépeint comme impraticable à des troupes, et surtout à de la cavalerie
et à de l'artillerie. Il l'avait fait occuper cependant par un régiment de
dragons, deux bataillons de volontaires et deux pièces de canon, commandés
par un colonel. Mais, par suite d'un déplacement de corps qui rappelait au
camp de Grandpré le régiment de dragons et les deux bataillons de la
Croix-au-Bois, avant que le bataillon des Ardennes, qui devait les remplacer,
fût arrivé à son poste, le défilé fut un moment ouvert à l'ennemi. Les
nombreux espions volontaires que les émigrés avaient dans les villages de
l'Argonne se hâtèrent d'indiquer cette faute au général autrichien Clairfayt.
Clairfayt lança a l'instant huit mille hommes, sous le commandement du jeune
prince de Ligne, à la Croix-au-Bois, et s'en empara. Quelques heures après,
Dumouriez, informé de ce revers, donne au général Chazot deux brigades, six
escadrons de ses meilleures troupes, quatre pièces de canon, outre les canons
des bataillons, et lui ordonne d'attaquer à la baïonnette et de reprendre à
tout prix le défilé. D'heure en heure, le général impatient envoie à Chazot
des aides-de-camp pour presser sa marche et pour lui rapporter des nouvelles.
Vingt-quatre heures se passent dans ce doute. Enfin, le 14, Dumouriez entend
le canon sur sa gauche. Il juge au bruit qui s'éloigne que les impériaux
reculent et que Chazot s'enfonce dans la forêt. Le soir un billet de Chazot
lui annonce qu'il a forcé les retranchements des Autrichiens, défendus avec
une valeur désespérée par l'ennemi ; que huit cents morts jonchent le défilé et
que le prince de Ligne lui-même a payé de sa vie sa conquête d'un jour. Mais à
peine ce billet était-il lu au camp de Grandpré et Dumouriez s'était-il
endormi sur sa sécurité, que Clairfayt, brûlant de venger la mort du prince
de Ligne et de donner un assaut décisif à ce rempart de l'armée française,
lance toutes ses colonnes dans le défilé, s'empare des hauteurs, foudroie la
colonne de Chazot de front et sur ses deux flancs, enlève ses canons, force
Chazot à déboucher de la forêt dans la plaine, le coupe de sa communication
avec le camp de Grandpré, et le rejette fuyant et en déroute sur Vouziers. Au
même instant le corps des émigrés attaque le général Dubouquet au défilé du
Chêne-Populeux. Français contre Français, la valeur est égale. Les uns
combattent pour sauver une patrie, les autres pour la reconquérir. Dubouquet
succombe, évacue le passage et se retire sur Châlons. Ces deux désastres
frappent à la fois Dumouriez. Chazot et Dubouquet semblent lui tracer la
route. Le cri de son armée tout entière lui indique Châlons pour refuge.
Clairfayt, avec vingt-cinq mille hommes, allait lui couper sa communication
avec Châlons. Le duc de Brunswick, avec quatre-vingt mille Prussiens,
l'enfermait des trois autres côtés dans le camp de Grandpré. Ses détachements
égarés et sans retour possible réduisaient l'armée de Grandpré à quinze mille
combattants. Mourir de faim dans ces retranchements, mettre bas les armes, ou
se faire tuer inutilement sur une position déjà tournée, telles étaient les
trois alternatives qui se présentaient seules à l'esprit du général. La route
de Châlons, encore ouverte derrière lui, allait être murée par-deux marches
de Clairfayt. Il n'a qu'un jour pour s'y précipiter et pour atteindre cette
ville. La nécessité semble lui tracer son plan de campagne. Mais ce plan est
une retraite. Une retraite devant un ennemi vainqueur dans deux combats
partiels, c'est incliner la fortune de la France devant l'étranger. L'audace
de Danton a passé dans l'âme et dans la tactique de Dumouriez. Il conçoit en
une heure un plan plus téméraire que celui de l'Argonne. Il ferme l'oreille
aux conseils timides de l'art. Il n'écoute que l'enthousiasme, cet art sans
règles du génie. Il s'enferme avec ses aides-de-camp et ses chefs de corps.
Il dicte à chacun les ordres qui doivent changer la direction des généraux et
des corps d'armée, et les coordonner à sa nouvelle résolution : A
Kellermann l'ordre de continuer sa marche et de se diriger sur
Sainte-Menehould, petite ville à l'extrémité de la forêt d'Argonne, dans les
dernières ondulations de terrain entre les Ardennes et la Champagne ; A
Beurnonville l'ordre de partir de Rhétel, de côtoyer la rivière d'Aisne, en
évitant de se rapprocher de l'Argonne pour préserver ses flancs d'une attaque
de Clairfayt ; A
Dillon l'ordre de défendre jusqu'à la mort les deux défilés de l'Argonne qui
tiennent encore les Prussiens à distance sur la droite de Grandpré, et de
lancer des troupes légères au-delà de la forêt en tournant son extrémité par
Passavant, afin d'étonner de ce côté la marche du duc de Brunswick, et d'être
plus tôt en communication avec l'avant-garde de Kellermann ; A
Chazot l'ordre de revenir à Autry : Au
général Sparre, commandant à Châlons, l'ordre de former un camp en avant de
Châlons avec tous les bataillons armés qui lui arriveraient de l'intérieur,
réserve que Dumouriez se préparait en cas de revers dans une bataille. Ces
ordres partis, il manie ses propres troupes pour la manœuvre qu'il veut
exécuter lui-même dans la nuit. Il dirige sur les hauteurs qui couvrent la
gauche de Grandpré du côté de la Croix-au-Bois, où Clairfayt l'inquiète, six
bataillons, six escadrons, six pièces de canon en observation contre une
attaque inopinée des Autrichiens. Il fait, à la tombée de la nuit, défiler
silencieusement son parc d'artillerie par les deux ponts qui traversent
l'Aisne, et le dirige sur les hauteurs d'Autry. Aucun mouvement apparent dans
son corps d'armée ou dans ses avant-postes ne révèle à l'ennemi l'intention
d'une retraite de l'armée française. Le
prince de Hohenlohe fait demander une entrevue à Dumouriez dans la soirée
pour juger de l'état de cette armée : Dumouriez l'accorde. Il se fait
remplacer dans cette conférence par le général Duval, dont l'âge avancé, les
cheveux blancs, la haute taille, l'attitude martiale et majestueuse imposent
au général autrichien. Duval affecte la contenance de la sécurité. Il annonce
au prince que Beurnonville arrive le lendemain avec dix-huit mille hommes, et
que Kellermann arrive à la tête de trente mille combattants. Découragé dans,
ses tentatives de négociations par l'attitude de Duval, le général autrichien
se retire convaincu que Dumouriez attendra le combat dans son camp. IV. A
minuit Dumouriez sort à cheval du château de Grandpré, qu'il habitait, et
monte à son camp, au milieu des plus épaisses ténèbres. Le camp dormait. Il
défend aux tambours de battre, aux trompettes de sonner. Il fait passer de
bouche en bouche et à demi-voix l'ordre de détendre les tentes et de prendre
les armes. L'obscurité et la confusion ralentissent la formation des
colonnes. Mais avant la première lueur du jour l'armée est en marche ; les
troupes passent en deux files les ponts de Senuc et de Grandchamp et se
rangent en bataille sur les hauteurs d'Autry. Désormais couvert par l'Aisne,
Dumouriez regarde si l'ennemi le suit. Mais le mystère qui a enveloppé son
mouvement a déconcerté le duc de Brunswick et Clairfayt. L'armée coupe les
ponts derrière elle, se remet en marche et campe à Dammartin, à quatre lieues
de Grandpré. Deux fois réveillé dans la nuit par des paniques soudaines
semées par la trahison ou par la peur, il remonte deux fois à cheval, court
au bruit, se montre à ses troupes, les gourmande, les rassure, rétablit
l'ordre, fait allumer de grands feux à la lueur desquels les soldats se
reconnaissent et se rallient, et rend à tous les cœurs la confiance et
l'intrépidité de son âme. Le lendemain il fait disperser par le général Duval
un nuage de hussards prussiens. Ces hussards avaient assailli et mis en
déroute pendant la nuit le corps du général Chazot, qui se croyait attaqué
par toute l'armée prussienne. Les fuyards, s'échappant dans toutes les
directions, étaient allés semer jusqu'à Reims, à Châlons et à Vitry le bruit
d'une déroute complète de l'armée française. Le général ayant fait ramener
par sa cavalerie quelques-uns de ces semeurs de panique, les dépouilla de
leur habit d'uniforme, leur lit couper les cheveux et les sourcils et les
renvoya du camp, en les déclarant indignes de combattre pour la patrie. Après
cette exécution, qui punissait la lâcheté par le mépris et qui rappelait les
leçons de César à ses légions, Dumouriez reprit sa marche et entra le 17 dans
son camp de Sainte-Menehould. V. Le camp
de Sainte-Menehould, dont le génie de Dumouriez fit l'écueil des coalisés,
semble avoir été dessiné par la nature pour servir de citadelle à une poignée
de soldats patriotes contré une armée innombrable et victorieuse. C'est un
plateau élevé, d'environ une lieue carrée, précédé, du côté qui fait face à
l'ennemi, d'une vallée creuse, étroite et profonde, semblable au fossé d'un
rempart ; protégé sur ses deux flancs, d'un côté par le lit de l'Aisne, de
l'autre par des étangs et des marais infranchissables à l'artillerie. Le
derrière de ce camp est assuré par des branches marécageuses de la rivière
d'Auve. Au-delà de ces eaux bourbeuses et de ces fondrières s'élève un
terrain solide et étroit qui peut servir d'assiette à un second camp. Le
général réservait ce second camp à Kellermann. Du bois, de l'eau, des
fourrages, des farines, des viandes salées, de l'eau-de-vie, des munitions
amenées en abondance par les deux routes de Reims et de Châlons, pendant
qu'elles restaient libres, donnaient sécurité au général, gaieté aux soldats.
Dumouriez avait étudié cette position pendant les loisirs du camp de
Grandpré. Il s'y établit avec cette infaillibilité de coup d'œil d'un homme
qui connaît le terrain et qui s'empare sans hésitation du succès. Un
bataillon fut jeté dans le château escarpé de Saint-Thomas, qui terminait et
couvrait sa droite ; trois bataillons et un régiment de cavalerie à
Vienne-le-Château ; des batteries établies sur le front du camp qui
enfilaient le vallon ; son avant-garde se posta sur les hauteurs qui
dominent, au-delà du vallon, le petit ruisseau de la Tourbe ; quelques postes
perdus sur la route de Châlons, pour maintenir le plus longtemps possible sa
communication avec cette ville, son arsenal et sa place de recrutement. Ces
dispositions faites, et le quartier-général installé à Sainte-Menehould, au
centre de l'armée, Dumouriez, inquiet des bruits de sa prétendue déroute,
semés par les fuyards de Grandpré jusqu'à Paris, songe à écrire à l'Assemblée
: « J'ai été obligé, écrit-il au président, d'abandonner le camp de Grandpré.
La retraite était accomplie, lorsqu'une terreur panique s'est, répandue dans
l'armée. Dix mille hommes ont fui devant quinze cents hussards prussiens.
Tout est réparé. Je réponds de tout. » Pendant
que le général prenait ainsi possession du dernier champ de bataille qui
restait à la France, et y disposait d'avance la place où Kellermann et
Beurnonville devaient s'y rallier à son noyau de troupes pour vaincre ou
tomber avec lui, la fortune trompait encore une fois sa prudence et semblait
se complaire à déjouer son génie. A la nouvelle de la retraite de Grandpré,
Kellermann, croyant Dumouriez battu, et craignant de tomber, en se
rapprochant de l'extrémité de l'Argonne, dans les masses prussiennes qu'il
supposait au-delà de ce défilé, avait rétrogradé de deux marches jusqu'à
Vitry. Les courriers de Dumouriez le rappelaient heure par heure, il avançait
de nouveau, mais avec la lenteur d'un homme qui craint un piège à chaque pas.
Kellermann n'avait pas le secret de la fortune de Dumouriez. Il hésitait en
obéissant. D'un autre cote, l'ami et le confident de Dumouriez, Beurnonville,
qui s'avançait de Rhétel sur Grandpré avec l'armée auxiliaire du camp de
Maulde, avait rencontré les fuyards du corps de Chazot. Déconcerté par leurs
récits d'une déroute complète de son général, Beurnonville s'était porté avec
quelques cavaliers sur une colline d'où l'on apercevait l'Argonne et les
mamelons nus qui s'étendent de Grandpré à Sainte-Menehould. C'était
dans la matinée du 17, à l'heure où l'armée de Dumouriez filait de Dammartin
à Sainte-Menehould. A l'aspect de cette colonne de troupes qui serpentait
dans la plaine et dont la distance et la brume empêchaient de distinguer les
uniformes et les drapeaux, Beurnonville ne douta pas que ce ne fût l'armée
prussienne marchant à la poursuite des Français. Il changea de route, doubla
le pas, marcha sur Châlons pour s'y rallier à son général. Informé à Châlons
de son erreur par un aide-de-camp, Beurnonville ne donna que douze heures de
repos à ses troupes harassées, et arriva le 19 avec les dix mille hommes
aguerris qu'il ramenait de si loin au champ de bataille. Dumouriez crut
ressaisir la victoire en revoyant ces braves soldats qu'il appelait ses
enfants et qui l'appelaient leur père. Il se porta à cheval à la rencontre de
Beurnonville. Du plus loin que la colonne aperçut le général, officiers,
sous-officiers, soldats, oubliant leurs fatigues et agitant leurs chapeaux au
bout de leurs sabres et de leurs baïonnettes, saluèrent d'une immense
acclamation leur premier chef. Dumouriez les passa en revue. Il reconnaissait
tous les officiers par leurs noms, tous les soldats par leurs visages. Ces
bataillons et ces escadrons qu'il avait patiemment formés, disciplinés,
apprivoisés au feu pendant les lentes temporisations de Luckner à l'armée du
Nord, défilèrent devant lui couverts de la poussière de leur longue marche,
les chevaux amaigris, les uniformes déchirés, les souliers usés, mais les
armes complètes et polies comme un jour de parade. Quand
les officiers d'état-major eurent assigné à chaque corps sa position, et que
les armes furent en faisceaux devant le front des tentes, ces soldats, plus
pressés de revoir leur général que de manger la soupe, entourèrent
tumultuairement Dumouriez, les uns flattant de la main l'épaule de son
cheval, les autres baisant sa botte, ceux-ci lui prenant familièrement la
main et la serrant comme celle d'un ami retrouvé, ceux-là lui demandant s'il
les mènerait bientôt au combat, tous faisant éclater dans leurs yeux et sur
leurs physionomies cet attachement familier qu'un chef aimé de ses soldats
change, quand il le veut, en héroïsme. Dumouriez, qui connaissait le cœur du
soldat, vieux soldat lui-meme, fomentait, au lieu de la réprimer, du regard,
du sourire, de la main, cette familiarité militaire qui n'ôte rien au respect
et qui ajoute au dévouement des troupes. Il les remercia, les encouragea et
leur jeta à propos quelques brèves et soldatesques reparties, qui, transmises
de bouche en bouche et de groupe en groupe, circulèrent comme le mot d'ordre
de la gaieté dans le camp et allèrent réjouir le bivouac des bataillons. Les
soldats du camp de Grandpré, témoins des marques d'attachement que les
soldats du camp de Maulde donnaient à leur général, sentirent s'accroître en
eux une confiance que Dumouriez commençait seulement à conquérir.
L'extérieur, la cordialité militaire, l'attitude, le geste, la parole de cet
homme de guerre prenaient sur les troupes un tel empire, que les deux camps,
jaloux des préférences de leur chef, rivalisèrent en peu de jours à qui
mériterait mieux d'être appelé ses enfants. Il avait besoin d'enthousiasme et
il l'allumait à son regard. Il avait du cœur pour ses soldats, ses soldats
avaient de la tendresse pour lui. Il ne les maniait pas comme des machines,
mais comme des hommes. VI. Dumouriez
n'avait pas dégagé encore son cheval, quand Westermann et Thouvenot, ses deux
officiers de confiance dans son état-major, vinrent lui annoncer que l'armée
prussienne en masse avait dépassé la pointe de l'Argonne et se déployait sur
les collines de la Lune, de l'autre côté de la Tourbe, en face de lui. Au
même instant, le jeune Macdonald, son aide-de-camp, envoyé l'avant-veille sur
la route de Vitry, accourut au galop et lui apporta l'heureuse nouvelle de
l'approche de Kellermann si longtemps attendu. Kellermann, à la tête de vingt
mille hommes de l'armée de Metz et de quelques milliers de volontaires de la
Lorraine, n'était plus qu'à deux heures de distance. Ainsi, la fortune de la
Révolution et le génie de Dumouriez, se secondant l'un l'autre, amenaient à
heure fixe et au point marqué, des deux extrémités de la France et du fond de
l'Allemagne, les forces qui devaient assaillir l'empire et les forces qui
devaient le défendre. Le compas et l'aiguille n'auraient pas mieux réglé le
lieu et la minute de la jonction que ne l'avait fait le génie prévoyant et
l'infatigable patience de Dumouriez. C'était le rendez-vous de quatre armées
sous le doigt d'un homme. Au même instant, Dumouriez, rappelant à lui ses
détachements isolés, se prépara à la lutte par la concentration de toutes ses
forces éparses. Le général Dubouquet, qu'il avait laissé au défilé de
l'Argonne appelé le Chêne-Populeux, et que la trouée de Clairfayt à la
Croix-au-Bois avait coupé de l'armée principale, s'était retiré avec ses
trois mille hommes à Châlons. Ce général, en arrivant à Châlons, où il
croyait, comme Beurnonville, trouver Dumouriez., n'avait trouvé dans la ville
que dix bataillons de fédérés et de volontaires arrivés de Paris. Ces
bataillons, à la nouvelle de la retraite de l'armée, s'ameutèrent contre
leurs chefs, coupèrent la tête à quelques-uns de leurs officiers,
entraînèrent les autres, pillèrent les magasins de l'armée, arrachèrent les
marques de leurs grades aux commandants des troupes de ligne, assassinèrent
le colonel du régiment de Vexin, qui voulut défendre ses épaulettes, et enfin
se débandèrent et reprirent en hordes confuses le chemin de Paris, proclamant
partout la trahison de Dumouriez et demandant sa tête. Ces bataillons étaient
ceux qui avaient ensanglanté dans leur marche les villes de Meaux, de
Soissons, de Reims. Dumouriez
redoutait pour l'armée le contact et la contagion de pareilles bandes. Elles
semaient partout la sédition où elles avaient été recrutées. Les vrais
soldats les méprisaient. Héros de carrefours, traînards d'armée, ardents à
l'émeute, lâches au combat. Dubouquet reçut l'ordre d'en laisser écouler la
lie et d'en retirer seulement ce petit nombre d'hommes jeunes et braves qu'un
véritable enthousiasme patriotique avait portés à s'enrôler. Il devait les
réunir en réserve sous Châlons, les organiser, les armer, les aguerrir et les
tenir sous sa main, mais hors du camp de Dumouriez. Le
général Stengel, après avoir ravagé le pays entre l'Argonne et
Sainte-Menehould pour affamer les Prussiens, se replia au-delà de la Tourbe
et se posta avec l'avant-garde sur les monticules de Lyron, en face des
collines de la Lune, où le duc de Brunswick s'était établi. Le camp de
Dampierre, séparé de celui de Dumouriez par les branches et les marécages de
l'Auve, fut désigné à Kellermann. Mais, soit que ce général se trompât sur
l'emplacement du camp qu'on lui avait tracé, soit qu'il voulût marquer son indépendance
dans le concours même qu'il apportait à son collègue, Kellermann dépassa le
camp de Dampierre et posta son armée entière, tentes, équipages, artillerie,
sur les hauteurs de Valmy, en avant du camp de Dampierre, à la gauche de
celui de Sainte-Menehould. La ligne de campement de Kellermann, plus
rapprochée de l'ennemi par son extrémité gauche, touchait par son extrémité
droite à la ligne de Dumouriez et formait ainsi avec l'armée principale un
angle rentrant dans lequel l'ennemi ne pouvait lancer ses colonnes d'attaque
sans être foudroyé à la fois et sur les deux flancs par l'artillerie des deux
corps français. Dumouriez, s'apercevant à l'instant que Kellermann, trop
engagé et trop isolé sur le plateau de Valmy, pouvait être tourné par les
masses prussiennes, envoya le général Chazot, à la tête de huit bataillons et
huit escadrons, pour se poster derrière la hauteur de Gizaucourt et se mettre
aux ordres de Kellermann. Il ordonna au général Stengel et à Beurnonville de
se développer avec vingt-six bataillons sur la droite de Valmy, où son coup
d'œil lui montrait d'avance le point d'attaque du duc de Brunswick.
L'isolement de Kellermann se trouva ainsi corrigé, et Valmy lié par la droite
et par la gauche à l'armée principale. Le plan de Dumouriez, légèrement et
heureusement modifié par la témérité de son collègue, était accompli. Ce plan
se révélait du premier regard à l'intelligence de l'homme de guerre et de
l'homme politique. Le défi était porté par quarante-cinq mille hommes aux
cent dix mille combattants de la coalition. VII. L'armée
française avait son flanc droit et sa retraite couverts par l'Argonne
inabordable à l'ennemi et qui se défendait par ses ravins et ses forêts. Le
centre, hérissé de batteries et d'obstacles naturels, était inexpugnable.
L'aile gauche, détachée en potence, s'avançait seule comme pour provoquer le
combat ; mais, solidement appuyée par la masse de l'armée, tous les corps
pouvaient circuler autour d'elle à l'abri de l'Auve et des mamelons de Lyron,
comme dans des chemins couverts. L'armée faisait face à la Champagne. Elle
avait encore derrière elle la route libre sur Châlons et sur la Lorraine.
Vivres, renforts, munitions lui étaient assurés dans un pays riche en grains
et en fourrages. Dans cette position, si habilement et si patiemment
préméditée, Dumouriez répondait aux deux hypothèses de la campagne des
coalisés et bravait le génie déconcerté ou usé du duc de Brunswick. « Ou
les Prussiens, se disait-il, voudront combattre, ou ils voudront marcher sur
Paris. S'ils veulent combattre, ils trouveront l'armée française dans un camp
retranché pour champ de bataille. Obligés pour attaquer le centre de passer
l'Auve, la Tourbe et la Bionne sous le feu de mes redoutes, ils prêteront le
flanc à Kellermann, qui écrasera leurs colonnes d'attaque entre ses
bataillons descendus de Valmy et les batteries de mon corps d'armée. S'ils
veulent négliger l'armée française, la couper de Paris en marchant sur
Châlons, l'armée, changeant de front, les suivra en se grossissant sur le
chemin de Paris. Les renforts de l'armée du Rhin et de l'armée du Nord, qui
sont en marche, les bataillons de volontaires épars, que je rallierai en
avançant à travers les provinces soulevées, porteront le nombre des
combattants à soixante ou soixante-dix mille hommes. Les Prussiens, coupés de
leur base d'opération, obligés de ravager, pour vivre, l'aride Champagne,
marchant à travers un pays ennemi et sur une terre pleine d'embûches,
n'avanceront qu'en hésitant et s'affaibliront à chaque pas. Chaque pas me
donnera de nouvelles forces. Je les atteindrai sous Paris. Une armée
d'invasion placée entre une capitale de six cent mille âmes qui ferme ses
portes, et une armée nationale qui lui ferme le retour, est une armée
anéantie. La France sera sauvée au cœur de la France, au lieu d'être sauvée
aux frontières, mais elle sera sauvée. » VIII. Ainsi
raisonnait Dumouriez, quand les premiers coups de canon prussien,
retentissant au pied des hauteurs de Valmy, vinrent lui annoncer que le duc
de Brunswick avait senti le danger de s'avancer en laissant derrière lui une
armée française, et qu'il attaquait Kellermann. Ce
n'était pas le duc de Brunswick, cependant, qui avait commandé l'attaque,
c'était le jeune roi de Prusse. Impatient de gloire, lassé des temporisations
de son généralissime, honteux de l'hésitation de son drapeau devant une
poignée de patriotes français, provoqué par les instances des émigrés, qui
lui montraient Paris comme le tombeau de la Révolution, et l'année de
Dumouriez comme une bande de soldats factieux dont les tâtonnements du duc de
Brunswick faisaient seuls toute la valeur, le roi avait forcé la main au duc.
L'armée prussienne, que le généralissime voulait déployer lentement de Reims
à l'Argonne, parallèlement à l'armée française, reçut ordre de se porter en
masse sur les positions de Kellermann. Elle marcha le 19 à Somme-Tourbe et y
passa la nuit sous les armes. Le bruit s'était répandu au quartier-général du
roi de Prusse que les Français méditaient leur retraite sur Châlons et que
les mouvements qu'on apercevait dans leur ligne n'avaient d'autre but que de
masquer cette marche rétrograde. Le roi s'indigna d'un plan de campagne qui
les laissait toujours échapper. Il crut surprendre Dumouriez dans la fausse
attitude d'une armée qui lève son camp. Le duc de Brunswick, dont l'autorité
militaire commençait à souffrir du peu de succès de ses précédentes manœuvres,
employa en vain le général Kœler à modérer l'ardeur du roi. L'attaque fut
résolue. Le 20,
à six heures du matin, le duc marcha à la tête de l'avant-garde prussienne
sur Somme-Bionne dans l'intention de déborder Kellermann et de lui couper sa
retraite par la grande route de Châlons. Un brouillard épais d'automne
flottait sur la plaine, dans les gorges humides où coulent les trois
rivières, dans les ravins creux qui séparaient les deux armées, et ne
laissait que les sommités des mamelons et les crêtes des collines éclater de
lumière au-dessus de cet océan de brume. Ce brouillard, qui ne permettait,
aux regards qu'un horizon de quelques pas, masquait entièrement l'un à
l'autre les mouvements des deux armées. Un choc inattendu de la cavalerie des
deux avant-gardes révéla seul, dans ces ténèbres, la marche des Prussiens aux
Français. Après une mêlée rapide et quelques coups de canon, l'avant-garde
française se replia sur Valmy et informa Kellermann de l'approche de
l'ennemi. Le duc de Brunswick continua son mouvement, atteignit la grande
route de Châlons, la dépassa et déploya successivement l'armée entière en
deçà et au-delà de cette route. A dix heures, le brouillard, s'étant
soudainement dissipé, laissa voir aux deux généraux leur situation
réciproque. IX. L'armée
de Kellermann était accumulée en masse sur le plateau et en arrière du moulin
de Valmy. Cette position aventurée s'avançait comme un cap au milieu des
lignes de baïonnettes prussiennes. Le général Chazot n'était pas encore
arrivé avec ses vingt-six bataillons, pour flanquer la gauche de Kellermann.
Le général Leveneur, qui devait flanquer sa droite et la relier à l'armée de
Dumouriez, s'avançait avec hésitation et à pas lents, craignant d'attirer sur
son faible corps tout le poids des masses prussiennes qu'il apercevait en
bataille devant lui. Le général Valence, commandant la cavalerie de
Kellermann, se déployait sur une seule ligne avec un régiment de carabiniers,
quelques escadrons de dragons et quatre bataillons de grenadiers, entre
Gizaucourt et Valmy, masquant ainsi tout l'intervalle que Kellermann ne
pouvait couvrir et où ce général était attendu. Les lignes de Kellermann se
formaient au centre sur les hauteurs. Sa nombreuse artillerie hérissait de
ses pièces les abords du moulin de Valmy, centre et clef de sa position.
Presque enveloppé par les lignes demi-circulaires et toujours grossissantes
de l'ennemi, embarrassé sur cette élévation trop étroite de ses vingt-deux
mille hommes, de ses chevaux, de ses équipages et de ses canons, Kellermann ne
pouvait développer les bras de son armée. Le choc qui s'avançait ressemblait
plus à l'assaut d'une brèche défendue par une masse d'assiégés qu'au champ de
bataille préparé pour les évolutions de deux armées. Du haut
de ce plateau, Kellermann voyait sortir successivement de la brume blanche du
matin et briller au soleil la nombreuse cavalerie prussienne. Elle filait par
escadrons en tournant le monticule de Gizaucourt et menaçait de l'envelopper
comme dans un filet s'il venait à être forcé dans sa position. Des bataillons
d'infanterie contournaient également le plateau de Valmy. Vers midi le duc de
Brunswick ayant formé toute son armée sur deux lignes et conçu le plan de sa
journée, on vit se détacher du centre et s'avancer vers les pentes de
Gizaucourt et de la Lune une avant-garde composée d'infanterie, de cavalerie
et de trois batteries. Le duc de Brunswick, à cheval, entouré d'un groupe
d'officiers, dirigeait lui-même ce mouvement. L'armée reforma sa ligne. De
nouvelles troupes comblèrent le vide que ce corps détaché laissait dans le
centre. A l'aide de lunettes d'approche on distinguait le roi lui-même, en
uniforme de général, monté sur un cheval de bataille et reformant en arrière
deux fortes colonnes d'attaque, qu'il animait du geste et de l'épée. X. Tel
était l'horizon de tentes, de baïonnettes, de chevaux, de canons,
d'état-major, qui se déroulait au loin sur les mamelons blanchâtres et dans
les ravins creux de la Champagne, le 20 septembre au milieu du jour. A la
môme heure, la Convention, entrant en séance, allait délibérer sur la
monarchie ou sur la république. Au dedans, au dehors, la France et la liberté
se jouaient avec le sort. L'aspect
extérieur des deux armées semblait déclarer d'avance l'issue de la campagne
contre nous. Du côté des Prussiens, cent dix mille combattants de toutes
armes ; une tactique, héritage du grand Frédéric, vivant encore dans ses
lieutenants ; une discipline qui changeait les bataillons en machines de
guerre, et qui, anéantissant toute volonté individuelle dans le soldat,
l'assouplissait à la pensée et à la voix de ses officiers ; une infanterie
que sa liaison avec elle-même rendait solide et impénétrable comme des
murailles de fer ; une cavalerie montée sur les magnifiques chevaux de la
Frise et du Mecklembourg, dont la docilité sous la main, l'ardeur modérée et
le sang-froid intrépide ne s'effarouchent ni du bruit, ni du feu de
l'artillerie, ni des éclairs de l'arme blanche ; des officiers formés dès
l'enfance au métier des combats, nés pour ainsi dire dans l'uniforme,
connaissant leurs troupes, en étant connus, et exerçant sur leurs soldats le
double ascendant de la noblesse et du commandement ; pour auxiliaires les
régiments d'élite de l'armée autrichienne récemment accourus des bords du
Danube, où ils venaient de s'aguerrir contre les Turcs ; une noblesse
française émigrée, portant avec elle tous les grands noms de la monarchie,
dont chaque soldat combattait pour sa propre cause et avait son injure à
venger, son roi à sauver, sa patrie à recouvrer au bout de sa baïonnette ou à
la pointe de son sabre ; des généraux prussiens, tous élèves d'un roi
militaire, ayant à maintenir la supériorité de leur renom en Europe ; un
généralissime que l'Allemagne proclamait son Agamemnon et que le génie de
Frédéric couvrait d'un prestige d'invincibilité ; enfin un roi jeune, brave,
adoré de son peuple, cher à ses troupes, vengeur de la cause de tous les
rois, accompagné des représentants de toutes les cours sur le champ de
bataille, et suppléant à l'inexpérience de la guerre par une intrépidité
personnelle qui oubliait son rang pour ne se souvenir que de son honneur :
voilà l'armée prussienne. XI. Dans le
camp français, une infériorité numérique de un contre trois ; des régiments
réduits à trois ou quatre cents hommes par l'effet des lois de 1790, qui
avaient supprimé les engagements à prix d'argent ; ces régiments privés de
leurs meilleurs officiers par l'émigration, qui en avait entraîné plus de la
moitié sur la terre ennemie, et par la création soudaine de cent bataillons
de volontaires, à la tête desquels on avait placé les officiers restés en
France comme officiers instructeurs ; ces bataillons et ces régiments sans
esprit de corps, se regardant avec jalousie ou avec mépris ; deux esprits
dans la même armée, l'esprit de discipline dans les vieux cadres, l'esprit
d'insubordination dans les nouveaux bataillons, les officiers anciens
suspects à leurs soldats, les soldats redoutés de leurs officiers ; la
cavalerie, mal montée et mal équipée ; l'infanterie instruite et solide dans
les régiments, novice et faible dans les bataillons ; la solde arriérée et
payée en assignats dépréciés ; les armes insuffisantes ; les uniformes
divers. usés, déchirés, souvent en lambeaux ; beaucoup de soldats manquant de
chaussure, et remplaçant les semelles de leurs souliers par des poignées de
foin liées autour des jambes avec des cordes ; ces corps arrivant de différentes
aimées et de provinces diverses, inconnus les uns aux autres, sachant à peine
le nom des généraux sous lesquels on les avait embrigadés ; ces généraux ou
jeunes et téméraires, passés sans transition de l'obéissance au commandement,
ou vieux et routiniers, ne pouvant plier leurs habitudes méthodiques aux
hardiesses de guerres désespérées ; enfin, à la tête de cette armée
incohérente, un général en chef de cinquante-trois ans, nouveau dans la
guerre, dont tout le monde avait le droit de douter, en défiance à ses
troupes, en rivalité avec son principal lieutenant, en lutte avec son propre
gouvernement, dont le plan audacieux et patient n'était compris par personne,
et qui n'avait encore ni un service dans son passé, ni le nom d'une victoire
sur son épée, pour se faire pardonner le commandement : voilà les Français à
Valmy. Mais l'enthousiasme de la patrie et de la Révolution battait dans le cœur
de cette armée, et le génie de la guerre inspirait l'âme de Dumouriez. XII. Inquiet
sur la position de Kellermann, Dumouriez, à cheval dès le point du jour,
visitait sa ligne, échelonnait ses corps entre Sainte-Menehould et
Gizaucourt, et galopait vers Valmy pour mieux juger par lui-même des
intentions du duc de Brunswick et du point où les Prussiens concentreraient
leur effort. Il y trouva Kellermann donnant ses derniers ordres aux généraux
qui à sa gauche et à sa droite allaient avoir la responsabilité de la
journée. L'un était le général Valence, l'autre était le duc de Chartres. Valence,
attaché à la maison d'Orléans, avait épousé la fille de madame de Genlis.
Député de la noblesse aux états-généraux, il avait servi de ses opinions la
cause de la liberté. Depuis la guerre, il la servait de son sang. D'abord
colonel de dragons, jeune, actif, gracieux comme un aristocrate, patriote
comme un citoyen, brave comme un soldat, il maniait la cavalerie avec audace,
et avait commandé l'avant-garde de Luckner à Courtrai. Son coup d'œil
militaire, ses études, l'aplomb de son esprit le rendaient capable de
commander en chef un corps d'armée. On pouvait lui confier le salut d'une
position. Le duc
de Chartres était le fils aîné du duc d'Orléans. Né dans le berceau même de
la liberté, nourri de patriotisme par son père, il n'avait pas eu à faire son
choix entre les opinions. Son éducation avait fait ce choix pour lui. Il
avait respiré la révolution, mais il ne l'avait pas respirée au Palais-Royal,
foyer des désordres domestiques et des plans politiques de son père. Son
adolescence s'était écoulée studieuse et pure dans les retraites de
Belle-Chasse et de Passy, où madame de Genlis gouvernait l'éducation des
princes de la maison d'Orléans. Jamais femme ne confondit si bien en elle
l'intrigue et la vertu, et n'associa une situation plus suspecte à des
préceptes plus austères. Odieuse à la mère, favorite du père, mentor des
enfants, à la fois démocrate et amie d'un prince, ses élèves sortirent de ses
leçons pétris de la double argile du prince et du citoyen. Elle façonna leur
âme sur la sienne. Elle leur donna beaucoup de lumières, beaucoup de
principes, beaucoup de calcul. Elle glissa de plus dans leur nature cette
adresse avec les hommes et cette souplesse avec les événements qui laissent
reconnaître à jamais l'empreinte de la main d'une femme habile sur les
caractères qu'elle a touchés. Le duc de Chartres n'eut point de jeunesse.
L'éducation supprimait cet âge dans les élèves de madame de Genlis. La
réflexion, l'étude, la préméditation de toutes les pensées et de tous les
actes y remplaçaient la nature par l'étude et l'instinct par la volonté. Elle
faisait des hommes, mais des hommes factices. A dix-sept. ans, le jeune
prince avait la maturité des longues années. Colonel en 1791, il avait déjà
mérité deux couronnes civiques de la ville de Vendôme, où il était en
garnison, pour avoir sauvé, au péril de ses jours, la vie à deux prêtres dans
une émeute, et à un citoyen dans le fleuve. Assidu aux séances de l'Assemblée
constituante, affilié par son père aux Jacobins, il assistait dans les
tribunes aux ondulations des assemblées populaires. Il semblait emporté
lui-même par les passions qu'il étudiait ; mais il dominait ses emportements
apparents. Toujours assez dans le flot du jour pour être national, et assez
en dehors pour ne pas souiller son avenir. Sa famille était la meilleure
partie de son patriotisme. Il en avait le culte et même le dévouement. A la
nouvelle de la suppression du droit d'aînesse, il s'était jeté dans les bras
de ses frères : « Heureuse loi, avait-il dit, qui permet à des frères de
s'aimer sans jalousie. Elle ne fait que m'ordonner ce que mon cœur avait
déclaré d'avance. Vous le saviez tous, la nature avait fait entre nous cette
loi ! » La guerre l'avait entraîné heureusement dans les camps, où tout le
sang de la Révolution était pur. Son père avait demandé qu'il servît sous le
général Biron, son ami. Il s'était signalé par sa fermeté dans ces premiers
tâtonnements militaires de la demi-campagne de Luckner en Belgique. A
vingt-trois ans, nommé général de brigade, à titre d'ancienneté, dans une
armée où les anciens colonels avaient presque tous émigré, il avait suivi
Luckner à Metz. Appelé par Servan au commandement de Strasbourg : « Je suis
trop jeune, répondit-il, pour m'enfermer dans une place. Je demande à rester
dans l'armée active. » Kellermann, successeur de Luckner, avait pressenti sa
valeur et lui avait confié une brigade de douze bataillons d'infanterie et de
douze escadrons de cavalerie. XIII. Le duc
de Chartres s'était fait accepter des anciens soldats comme prince, des
nouveaux comme patriote, de tous comme camarade. Son intrépidité était
raisonnée. Elle ne l'emportait pas, il la guidait. Elle lui laissait la
lumière du coup d'œil et le sang-froid du commandement. Il allait au feu sans
presser et sans ralentir le pas. Son ardeur n'était pas de l'élan, mais de la
volonté. Elle était réfléchie comme un calcul, et grave comme un devoir. Sa
taille était élevée, sa stature solide, sa tenue sévère. L'élévation du
front, le bleu de l'œil, l'ovale du visage, l'épaisseur majestueuse mais un
peu lourde du menton rappelaient en lui le Bourbon et faisaient souvenir du
trône. Le cou souvent incliné, l'attitude modeste du corps, la bouche un peu
pendante aux deux extrémités, le coup d'œil adroit, le sourire caressant, le
geste gracieux, la parole facile rappelaient le fils d'un complaisant de la
multitude, et faisaient souvenir du peuple. Sa familiarité, martiale avec
l'officier, soldatesque avec les soldats, patriotique avec les citoyens, lui
faisait pardonner son rang. Mais, sous l'extérieur d'un soldat du peuple, on
apercevait au fond de son regard une arrière-pensée de prince du sang. Il se
livrait à tous les accidents d'une révolution avec cet abandon complet mais
habile d'un esprit consommé. On eût dit qu'il savait d'avance que les
événements brisent ceux qui leur résistent, mais que les révolutions, comme
les vagues, rapportent souvent les hommes où elles les ont pris. Bien faire
ce que la circonstance indiquait, en se fiant du reste à l'avenir et à son
sang, était toute sa politique. Machiavel ne l'eût pas mieux conseillé que sa
nature. Son étoile ne l'éclairait jamais qu'à quelques pas devant lui. Il ne
lui demandait ni plus de lumière, ni plus d'éclat. Son ambition se bornait à
savoir attendre. Sa providence était le temps ; né pour disparaître dans les
grandes convulsions de son pays, pour survivre aux crises, pour déjouer les
partis déjà fatigués, pour satisfaire et pour amortir les révolutions. A travers
sa bravoure, son enthousiasme exalté pour la patrie, on craignait d'entrevoir
en perspective un trône relevé sur les débris et par les mains d'une
république. Ce pressentiment qui précède les hautes destinées et les grands
noms, semblait révéler de loin à l'armée que de tous les hommes qui
s'agitaient alors dans la Révolution, celui-là pouvait être un jour le plus
utile ou le plus fatal à la liberté. Dumouriez,
qui avait entrevu le jeune duc de Chartres à l'armée de Luckner, l'observa
attentivement dans cette occasion, fut frappé de son sang-froid et de sa
lucidité dans l'action, entrevit vague ment une force dans cette jeunesse, et
résolut de se l'attacher. XIV. Les
Prussiens couronnaient les crêtes des hauteurs de la Lune et commençaient à
en descendre en ordre de bataille. Les vieux soldats du grand Frédéric, lents
et mesurés dans leurs mouvements, ne montraient aucune impétuosité et ne
donnaient rien au hasard. Leurs bataillons marchaient d'une seule pièce et se
profilaient en lignes géométriques et à angles droits comme des bastions. Ils
semblaient hésiter à aborder de près un ennemi qu'ils dépassaient trois fois
en nombre et en tactique, mais dont ils redoutaient la témérité ou le
désespoir. De leur
côté, les Français ne contemplaient pas sans un certain ébranlement
d'imagination cette armée immense, jusque-là invincible, avançant
silencieusement sa première ligne en colonnes et déployant ses deux ailes
pour foudroyer leur centre et leur couper toute retraite soit sur Châlons,
soit sur Dumouriez. Les soldats restaient immobiles sur leurs positions,
craignant de dégarnir par un faux mouvement le champ de bataille étroit où
ils pouvaient se défendre, mais où ils n'osaient manœuvrer. Descendus à mi-côte
de la colline de la Lune, les Prussiens s'arrêtèrent. Leurs compagnies de
sapeurs aplanirent le terrain en larges plates-formes, et l'artillerie,
débouchant à travers les bataillons qui s'ouvrirent, porta au galop sur le
front des colonnes cinquante-huit bouches à feu divisées en quatre batteries,
trois de canons et une d'obusiers. Une autre batterie de même force, qui
prenait en flanc les lignes françaises, restait encore cachée sous un flocon
de brouillard, sur la droite des Prussiens, et ne tarda pas à déchirer de la
commotion de ses salves la brume qui l'enveloppait. Le feu commença à la fois
de front et de flanc. A ce
feu, l'artillerie de Kellermann s'ébranle et s'établit en avant de
l'infanterie. Plus de vingt mille boulets, échangés pendant deux heures par
cent vingt pièces de canons, labourent le sol des deux collines opposées,
comme si les deux artilleries eussent voulu faire brèche aux deux montagnes.
L'épaisse fumée de la poudre, la poussière élevée par le choc des boulets qui
émiettaient la terre, rampant sur le flanc des deux coteaux et rabattues par
le vent dans la gorge, empêchaient les artilleurs de viser juste et
trompaient souvent les coups. On se combattait du fond de deux nuages, et
l'on tirait au bruit plus qu'à la vue. Les Prussiens, plus découverts que les
Français, tombaient en plus grand nombre autour des pièces. Leur feu se
ralentissait. Kellermann, qui épiait le moindre symptôme d'ébranlement de
l'ennemi, croit reconnaître quelque confusion dans ses mouvements. Il
s'élance à cheval à la tête d'une colonne pour s'emparer de ces pièces. Une
nouvelle batterie, masquée par un pli du terrain, éclate sur le front de sa
colonne. Son cheval, le poitrail ouvert par un éclat d'obus, se renverse sur
lui et expire sur son cavalier. Le lieutenant colonel Lormier, son
aide-de-camp, est frappe à mort. La tête de la colonne, foudroyée de trois
côtés à la fois, tombe, hésite, recule en désordre, Kellermann, dégagé et
emporté par ses soldats, revient chercher un autre cheval. Les Prussiens, qui
ont vu la chute d'un général et la retraite de sa troupe, redoublent leur
feu. Une pluie d'obus mieux dirigés écrase le parc d'artillerie des Français.
Deux caissons éclatent au milieu des rangs. Les projectiles, les essieux, les
membres des chevaux, lancés en tous sens, emportent des files entières de nos
soldats. Les conducteurs de chariots, en s'écartant au galop du foyer de
l'explosion, avec leurs caissons, jettent la confusion et communiquent leur
instinct de fuite aux bataillons de la première ligne. L'artillerie, privée
ainsi de ses munitions, ralentit et éteint son feu. Le duc
de Chartres, qui supporte lui-même depuis près de trois heures, l'arme au
bras, la grêle de boulets et de mitraille de l'artillerie prussienne, au
poste décisif du moulin de Valmy, s'aperçoit du danger de son général. Il
court à toute bride à la seconde ligne, entraîne la réserve d'artillerie à
cheval, la porte au galop sur le plateau du moulin, couvre le désordre du
centre, rallie les caissons, les ramène aux canonniers, nourrit le feu,
étonne et suspend l'élan de l'ennemi. Le duc
de Brunswick ne veut pas donner aux Français le temps de se raffermir. Il
forme trois colonnes d'attaque, soutenues par deux ailes de cavalerie. Ces
colonnes s'avancent malgré le feu des batteries françaises et vont engloutir
sous leur masse le moulin de Valmy, où le duc de Chartres les attend sans
s'ébranler. Kellermann, qui vient de rétablir sa ligne, forme son armée en
colonnes par bataillons, descend de son cheval, en jette la bride à une
ordonnance, fait conduire l'animal derrière les rangs, indiquant aux soldats,
par cet acte désespéré, qu'il ne se réserve que la victoire ou la mort.
L'armée le comprend. « Camarades, » s'écrie Kellermann d'une voix
palpitante d'enthousiasme et dont il prolonge les syllabes pour qu'elles
frappent plus loin l'oreille de ses soldats, « voici le moment de la
victoire. Laissons avancer l'ennemi sans tirer un seul coup et chargeons à la
baïonnette ! » En disant ces mots, il élève et agite son chapeau, orné du
panache tricolore, sur la pointe de son épée. « Vive la nation ! s'écrie-t-il
d'une voix plus tonnante encore, allons » vaincre pour elle ! » Ce cri
du général, porté de bouche en bouche par les bataillons les plus rapprochés,
court sur toute la ligne ; répété par ceux qui l'avaient proféré les
premiers, grossi par ceux qui le répètent pour la première fois, il forme une
clameur immense, semblable à la voix de la patrie animant elle-même ses
premiers défenseurs. Ce cri de toute une armée, prolongé pendant plus d'un
quart d'heure et roulant d'une colline à l'autre, dans les intervalles du
bruit du canon, rassure l'armée avec sa propre voix et fait réfléchir le duc
de Brunswick. De pareils cœurs promettent des bras terribles. Les soldats
français, imitant spontanément le geste sublime de leur général, élèvent
leurs chapeaux et leurs casques au bout de leurs baïonnettes et les agitent
en l'air, comme pour saluer la victoire : « Elle est à nous ! » dit
Kellermann, et il s'élance au pas de course au-devant des colonnes
prussiennes en faisant redoubler les décharges de son artillerie. A l'aspect
de cette armée qui s'ébranle comme d'elle-même en avant, sous la mitraille de
quatre-vingts pièces de canon, les colonnes prussiennes hésitent, s'arrêtent,
flottent un moment en désordre. Kellermann avance toujours. Le duc de
Chartres, un drapeau tricolore dans une main, son épée dans l'autre, lance sa
cavalerie à la suite de l'artillerie à cheval. Le duc de Brunswick, avec le
coup d'œil d'un vieux soldat et cette économie de sang qui caractérise les
généraux consommés, juge à l'instant que son attaque s'amortira contre un
pareil enthousiasme. Il reforme avec sang-froid ses têtes de colonnes, fait
sonner la retraite et reprend lentement, et sans être poursuivi, ses
positions. XV. Les
batteries se turent des deux côtés. Le vide se rétablit entre les deux
armées. La bataille resta comme tacitement suspendue jusqu'à quatre heures du
soir. A cette heure, le roi de Prusse, indigné de l'hésitation et de
l'impuissance de son armée, reforma lui-même, avec l'élite de son infanterie
et de sa cavalerie, trois formidables colonnes d'attaque, et, parcourant à
cheval le front de ses lignes, leur reprocha amèrement d'humilier le drapeau
de la monarchie. Les colonnes s'ébranlent à la voix de leur souverain. Le
roi, entouré du duc de Brunswick et de ses principaux généraux, marche aux
premiers rangs et à découvert sous le feu des Français, qui décimait autour
de lui son état-major. Intrépide comme le sang de Frédéric, il commanda en
roi jaloux de l'honneur de sa nation et s'exposa en soldat qui compte sa vie
pour rien devant la victoire. Tout fut inutile. Les colonnes prussiennes,
écrasées avant de pouvoir aborder les hauteurs de Valmy par vingt-quatre
pièces de canon en batterie au pic du moulin, se replièrent, à la nuit
tombante, ne laissant sur leur route que des sillons de nos boulets, une
traînée de sang et huit cents cadavres. Kellermann coucha sur le plateau de
Valmy, au milieu des blessés et des morts, mais comptant avec raison cette canonnade
de dix heures pour une victoire. Il avait fait entendre pour la première fois
à l'armée le bruit de la guerre et éprouvé le patriotisme français au feu de
deux cents pièces de canon. Le nombre et la situation des troupes ne
permettaient pas davantage. Ne pas être vaincu, pour l'armée française,
c'était vaincre. Kellermann le sentit avec une telle ivresse qu'il voulut
confondre plus tard son nom dans le nom de Valmy, et qu'après une longue vie
et d'éclatantes victoires il légua, dans son testament, son cœur au village
de ce nom, pour que la plus noble part de lui-même reposât sur le théâtre de
sa plus chère gloire, à côté des compagnons de son premier combat. Pendant
que l'armée française combattait et triomphait à Valmy, la Convention, comme
nous l'avons vu, décrétait la république à Paris. Le courrier qui portait à
l'armée la nouvelle de la proclamation de la république et le courrier qui
portait à Paris la nouvelle de l'échec de la coalition se croisèrent aux
environs de Châlons. Ainsi la victoire et la liberté se rencontraient le même
jour et à la même heure, comme pour présager à la France que la fortune lui
serait fidèle tant qu'elle resterait fidèle elle-même à la cause du peuple et
aux principes de la Révolution. XVI. Dumouriez
était rentré dans son camp au bruit des derniers coups de canon de
Kellermann. Tout en se félicitant du succès d'une journée qui raffermissait
l'esprit de l'armée et qui rendait le premier choc contre la patrie fatal à
ses ennemis, il était trop clairvoyant pour se dissimuler la faute de
Kellermann et la témérité de sa position. Le duc de Brunswick était le
lendemain ce qu'il était la veille, et de plus il avait étendu son aile
droite au-delà de Gizaucourt et coupait la route de Châlons. L'armée française,
quoique victorieuse, était ainsi emprisonnée dans ses lignes. Il ne lui
restait de libre communication avec Paris que par la route indirecte de
Vitry. Une seconde journée pouvait ramener les Prussiens sur Kellermann et
anéantir son corps trop exposé. Dumouriez se rendit le 21 de grand matin au
camp de son collègue, et lui ordonna de passer la rivière d'Auve et de se
replier dans le camp de Dampierre qu'il avait précédemment assigné. Cette
position, moins brillante mais plus sûre, rendait la liaison et la solidité à
l'armée française. Kellermann le sentit et obéit sans murmurer. Aucune
attaque des Prussiens n'était possible contre soixante mille hommes couverts
par des bastions et des fossés naturels et soutenus par une nombreuse
artillerie. C'était le temps seul qui allait désormais combattre pour ou
contre l'une ou l'autre armée. Les
Prussiens avaient perdu tant de jours qu'il ne leur en restait plus à perdre.
La mauvaise saison les atteignait déjà, et l'hiver seul les forcerait à la
retraite. Le duc de Brunswick n'avait que trois partis à prendre, mais il
fallait les prendre immédiatement : marcher sur Paris par la route de
Châlons, qu'il avait conquise ; attaquer et vaincre Dumouriez dans ses lignes
; enfin repasser l'Argonne, prendre de bons quartiers d'hiver dans la partie
grasse du territoire qu'il avait envahi, tenir la France en échec pendant six
mois, la fatiguer d'inquiétude et reprendre l'offensive au printemps. Le duc
ne prit aucun de ces trois partis. Il perdit dix jours irréparables à
observer l'armée française et à épuiser le sol stérile qu'il occupait. La
saison pluvieuse et fébrile le surprit dans cette hésitation. Les pluies
défoncèrent les routes de l'Argonne par lesquelles ses convois lui arrivaient
de Verdun. Ses soldats sans abri et dénués de vivres se répandirent dans les
champs, dans les vergers, dans les vignes pour s'y assouvir de raisins verts
que ces hommes du Nord cueillaient pour la première fois. Leur estomac
débilité par la mauvaise nourriture leur fit contracter ces maladies
d'entrailles qui enlèvent la force et le cœur aux soldats. La contagion se
répandit rapidement dans le camp et décima les corps. Les routes de l'Argonne
étaient couvertes de chariots qui emmenaient les pâles soldats de Brunswick
aux hôpitaux de Longwy et de Verdun. La
situation de Dumouriez ne paraissait cependant, pas plus rassurante aux
esprits qui n'avaient pas le secret de ses pensées. Enfermé du côté des
Évêchés par le prince de Hohenlohe, du côté de Paris par le roi de Prusse ;
les Prussiens n'étaient qu'à six lieues de Châlons, les émigrés plus près
encore. Les hulans, cavalerie légère des Prussiens, venaient marauder
jusqu'aux portes de Reims. Entre la capitale et Châlons pas une position, pas
une armée. Paris tremblait de se sentir découvert. Les bruits sinistres,
grossis par la malveillance et la peur, annonçaient à chaque instant aux
Parisiens consternés l'approche du roi de Prusse ; les journaux criaient a la
trahison. Le gouvernement, le ministre de la guerre, Danton lui-même,
envoyaient courriers sur courriers à Dumouriez pour lui ordonner de dégager à
tout prix l'armée et de venir couvrir la Marne. Kellermann, lieutenant
intrépide, mais susceptible et murmurant, ébranlé par l'opinion de Paris,
menaçait de quitter le camp et d'abandonner son collègue à son obstination.
Dumouriez, employant sur ce collègue tantôt l'ascendant de l'autorité, tantôt
la séduction du génie, passait, pour le retenir, de la menace à la prière et
gagnait jour par jour sa victoire de patience. Une conviction puissante mais
isolée pouvait seule le soutenir contre tous. La route de Châlons interceptée
retardait l'arrivée des convois de l'intérieur. Les soldats étaient
quelquefois trois jours sans pain. Les murmures assiégeaient l'oreille du
général. Il les tournait en plaisanteries : « Voyez les Prussiens, leur
disait-il, ne sont-ils pas plus à plaindre que vous ? Ils mangent leurs
chevaux morts et vous avez de la farine. Faites des galettes, la liberté les
assaisonnera. » D'autres
fois il menaçait d'enlever l'uniforme et les armes à ceux qui se plaindraient
de manquer de pain, et de les chasser du camp comme des lâches indignes de
souffrir des privations pour la patrie. Huit bataillons de fédérés récemment
arrivés du camp de Châlons et encore ivres de sédition et d'assassinats,
étaient ceux qui menaçaient le plus la subordination du camp. Ils disaient
tout haut que les anciens officiers étaient des traîtres et qu'il fallait
purger l'armée des généraux comme on avait purgé Paris des aristocrates.
Dumouriez fit camper ces bataillons à l'écart, plaça quelques escadrons
derrière eux et deux pièces de canon sur leur flanc ; puis, ayant ordonné
qu'ils se missent en bataille sous prétexte de les passer en revue, il arriva
à la tête de leur ligne, entouré de tout son état-major et suivi d'une
escorte de cent hussards. — « Vous autres, leur dit-il, car je ne veux vous
appeler ni citoyens ni soldats, vous voyez devant vous cette artillerie,
derrière vous cette cavalerie. Vous êtes souillés de forfaits. Je ne souffre
ici ni assassins ni bourreaux. Je sais qu'il y a parmi vous des scélérats
chargés de vous pousser au crime. Chassez-les vous-mêmes ou dénoncez-les-moi-
Je vous rends responsables de leur conduite. » Les bataillons tremblèrent et
prirent l'esprit de l'armée. Le
vieil honneur s'associait dans le camp au patriotisme. Dumouriez
l'entretenait parmi ses troupes. Familier avec ses soldats, il passait les
nuits à leurs feux, mangeait et buvait avec eux, leur expliquait sa position,
celle des Prussiens, leur annonçait la prochaine déroute des ennemis, et
quêtait homme par homme dans son armée cette confiance et cette patience dont
il avait besoin pour les sauver tous. La menace de sa destitution lui
arrivait tous les soirs de Paris. Il répondait par des défis au ministre. « Je
tiendrai ma destitution secrète, écrivait-il, jusqu'au jour où je verrai fuir
les ennemis. Je la montrerai alors à mes soldats et j'irai recevoir à Paris
ma punition pour avoir sauvé mon pays malgré lui. » XVII. Trois
commissaires de la Convention, Sillery, Carra et Prieur, arrivèrent au camp
le 24 pour y faire reconnaître la république. Dumouriez n'hésita pas. Quoique
monarchiste, son instinct lui disait que la question du jour n'était pas le
gouvernement, mais la patrie. D'ailleurs, il avait l'ambition grande comme le
génie, vague comme l'avenir. Une république, agitée au dedans, menacée au
dehors, ne pouvait pas mécontenter un soldat victorieux à la tête d'une armée
qui l'adorait. La royauté abolie, il n'y avait rien de plus haut, dans la
nation, que son généralissime. Les commissaires avaient aussi pour mission de
ramener l'armée au-delà de la Marne. Dumouriez leur demanda six jours. Il les
obtint. Le septième jour, au lever du soleil, les vedettes françaises virent
les collines du camp de la Lune nues et désertes, et les colonnes du duc de
Brunswick filer lentement entre les mamelons de la Champagne et reprendre la
direction de Grandpré. La fortune avait justifié la persévérance. Le génie
avait lassé le nombre. Dumouriez était triomphant. La France était sauvée. A cette nouvelle, un cri général de Vive la nation ! s'éleva de tous les postes de l'armée française. Les commissaires, les généraux, Beurnonville, Miranda, Kellermann lui-même se jetèrent dans les bras de Dumouriez et reconnurent la supériorité de ses vues et la toute-puissance de sa volonté. Les soldats le proclamèrent le Fabius de la patrie. Mais ce nom, qu'il acceptait pour un jour, répondait mal à l'ardeur de son âme, et il rêvait déjà au dehors le rôle d'Annibal plus conforme à l'activité de son caractère et à l'obstination de son génie. Celui de César pouvait aussi le tenter un jour au dedans. Cette ambition de Dumouriez explique seule la retraite impunie des Prussiens à travers un pays ennemi, par des défilés faciles à changer en fourches caudines et sous le canon de soixante-dix mille Français, devant lesquels l'armée décimée et énervée du duc de Brunswick avait à opérer une marche de flanc. |