I. A peine
Danton était-il sorti du comité secret de la commune, que la ville, avertie
par le rappel des tambours, s'arrêta tout à coup, comme une ville morte dont
une catastrophe soudaine aurait dispersé tous les habitants. Bien que le
soleil serein de l'été éclairât les cimes des arbres des Tuileries, du
Luxembourg, des Champs-Elysées, des boulevards, ces promenades, les places,
les rues étaient entièrement désertes. Le sourd roulement des voitures, qui
est le bruit de la vie et comme le murmure de ces courants d'hommes, avait
cessé. On n'entendait que le bruit des portes et des fenêtres que les
habitants refermaient précipitamment sur eux comme à l'approche d'un ennemi
public. Des bandes d'hommes armés de piques, des patrouilles de fédérés, des
détachements de Marseillais et de Brestois sillonnaient, à pas lents, les
différents quartiers, Santerre, à la tête d'un état-major composé de
quarante-huit aides-de-camp fournis par les sections, visitait, à cheval, les
postes. Les barrières étaient fermées et gardées par les Marseillais. En
dehors des barrières les sections formaient une seconde enceinte de
sentinelles. Toute
communication était interceptée entre la campagne et Paris ; la ville tout
entière au secret était comme un prisonnier dont on tient les membres pendant
qu'on le fouille et qu'on l'enchaîne. L'eau du fleuve était aussi captive que
le sol. Des flottilles de bateaux remplis d'hommes armés naviguaient sans
cesse au milieu de la Seine, interceptant toute communication entre les deux
rives. Les parapets des quais, les arches des ponts, les toits des bateaux de
bains ou de blanchissage sur la rivière, étaient hérissés de factionnaires.
De temps en temps un coup de fusil, parti d'un de ces points élevés,
atteignait des fugitifs cherchant asile jusque dans l'embouchure des égouts.
Plusieurs ouvriers des ports furent ainsi tués en sortant de leurs bateaux ou
en voulant y rentrer. L'heure une fois sonnée, tout pas dans la ville était
un crime. Des escouades de piques arrêtaient tous ceux qu'un hasard, une
imprudence, une nécessité de la vie avaient attardés. Pendant que les rues
étaient ainsi évacuées, l'intérieur des maisons était dans l'attente et dans
la terreur. Nul ne savait s'il serait innocent ou criminel aux yeux des
visiteurs, et s'il n'allait pas être arraché à son foyer, à sa femme, à ses
enfants. Une
arme non déclarée était motif d'accusation ; déclarée, elle était témoignage
de suspicion. Un signe quelconque de royalisme, un uniforme de la garde du
roi, un cachet, un bouton d'habit aux armes royales, un portrait, une
correspondance avec un ami ou avec un parent émigré, l'hospitalité prêtée à
un étranger dont le séjour dans la maison ne s'expliquait pas, tout pouvait
être un titre de mort. La dénonciation d'un ennemi, d'un voisin, d'un
domestique faisait pâlir. Chacun cherchait à inventer pour soi, pour ses
hôtes, pour les objets que l'on voulait dérober à la recherche, des ténèbres,
des retraites, des asiles, des cachettes qui trompassent l'œil des visiteurs.
On descendait dans les caves, on montait sur les toits, on rampait dans les
conduits des cheminées, on excavait les murs, on y pratiquait des niches
recouvertes par des armoires ou des tableaux, on dédoublait les planchers, on
s'y glissait entre les solives et les parquets, on enviait le sort des
reptiles. Aux
coups de marteau des commissaires à la porte de la maison, la respiration
était suspendue. Ces commissaires montaient, escortés d'hommes des sections
le sabre nu à la main, et la plupart ouvriers connaissant toutes les
pratiques par lesquelles on peut rendre complices d'un recèlement les murs,
les meubles, le bois, les lits, les matelas, la pierre. Des serruriers, munis
de leurs outils, ouvraient les serrures, enfonçaient les portes, sondaient les
planchers, déjouaient toutes les ruses de la tendresse, de l'hospitalité, de
la peur. Cinq
mille suspects furent enlevés de leurs maisons ou de leurs asiles dans le
court espace d'une nuit. On en découvrit jusque dans les lits des malades
dans les hôpitaux où ils étaient allés partager la couche des mourants et des
morts. La haine des sicaires de Danton fut plus ingénieuse que la peur. On
arrêta jusqu'aux trois frères Sanson, bourreaux de Paris, coupables d'avoir
prêté machinalement leur guillotine aux vengeances de la royauté. Peu de
royalistes échappèrent. Paris fut vidé de tous ceux qui n'avaient pas pu fuir
ses murs depuis le 10 août. II. Le
lendemain, au jour, le dépôt de la mairie, les sections, les anciennes
prisons de Paris et les couvents, convertis en prisons, regorgeaient de
captifs. On les interrogea sommairement. On en relâcha la moitié, victimes de
l'erreur, de la précipitation, de la nuit, et réclamés par leurs sections. Le
reste fui distribué au hasard dans les prisons de l'Abbaye Saint-Germain, de
la Conciergerie, du Châtelet, de la Force, du Luxembourg, et dans les anciens
monastères des Bernardins, de Saint-Firmin, des Carmes. Bicêtre et la
Salpêtrière, ces deux grandes sentines de Paris, serrèrent leurs rangs pour
les recevoir. Les
trois jours qui suivirent cette nuit furent employés par les commissaires des
sections à faire le triage des prisonniers. Le bruit du sort qu'on leur
préparait était semé de loin. On délibérait déjà leur mort. La section
Poissonnière les condamna en masse à l'égorgement. La section des Thermes
demanda qu'on les exécutât sans autre jugement que le danger que leur
existence faisait courir à la patrie. « Il faut purger les prisons et ne pas
laisser de traîtres derrière nous en partant pour les frontières ! » tel
était le cri que Marat et Danton faisaient circuler dans les masses. Le
peuple a besoin qu'on lui rédige sa colère et qu'on le familiarise avec son
propre crime. III. Telle
était l'attitude de Danton, la veille de ces crimes. Quant
au rôle de Robespierre dans ces journées, il fut le rôle qu'il affecta dans
toutes, les crises : dans la question de la guerre, au 20 juin, au 10 août.
Il n'agit pas, il blâma ; mais il laissa l'évènement à lui-même, et, une fois
accompli, il l'accepta comme un pas de là Révolution, sur lequel il n'y avait
plus à revenir. Il ne voulut pas laisser à d'autres le pas de la popularité
sur lui ; il se lava les mains de ce sang et il le laissa répandre. Mais sou
crédit, inférieur à celui de Danton et de Marat au conseil de la commune, ne
lui donnait pas alors la force de rien empêcher. Il était comme Péthion, dans
l'ombre. Ces hommes, ainsi que les Girondins, voyaient transpirer les projets
de Marat et de Danton ; mais, impuissants à les prévenir, ils affectaient de
les ignorer. Un fait récemment révélé à l'histoire par un confident de
Robespierre et de Saint-Just, survivant de ces temps sinistres, prouve la
justesse de ces conjectures sur la part de Robespierre dans l'exécution des
journées de septembre. IV. En ce
temps-là, Robespierre et le jeune Saint-Just, l'un déjà célèbre, l'autre
encore obscur, vivaient dans cette intimité familière qui unit souvent le
maître et le disciple. Saint-Just, déjà mêlé au mouvement du temps, suivait
et devançait de l'œil les crises de la Révolution, avec la froide
impassibilité d'une logique qui rend le cœur sec comme un système et cruel
comme une abstraction. La politique était, à ses yeux, un combat à mort, et
les vaincus étaient des victimes. Le 2 septembre, à onze heures du soir, Robespierre
et Saint-Just sortirent ensemble des Jacobins, harassés des fatigues de corps
et d'esprit d'une journée passée tout entière dans le tumulte des
délibérations et grosse d'une si terrible nuit. Saint-Just
logeait dans une petite chambre d'hôtel garni de la rue Sainte-Anne, non loin
de la maison du menuisier Duplay habitée par Robespierre. En causant des
événements du jour et des menaces du lendemain, les deux amis arrivèrent à la
porte de la maison de Saint-Just. Robespierre, absorbé par ses pensées,
monta, pour continuer l'entretien, jusque, dans la chambre du jeune homme.
Saint-Just jeta ses vêtements sur une chaise et se disposa pour le sommeil. —
« Que fais-tu donc ? lui dit Robespierre. — Je me couche, répondit
Saint-Just. — Quoi ! tu peux songer à dormir dans une pareille nuit ! reprit
Robespierre, n'entends-tu pas le tocsin ! Ne sais-tu pas que cette nuit sera
peut-être la dernière pour des milliers de nos semblables, qui sont des
hommes au moment où tu t'endors, et qui seront des cadavres à l'heure où tu
te réveilleras ? — Hélas ! répondit Saint-Just, je sais qu'on égorgera
peut-être cette nuit, je le déplore, je voudrais être assez puissant pour
modérer les convulsions d'une société qui se débat entre la liberté et la
mort ; mais que suis-je ? et puis, après tout, ceux qu'on immolera cette nuit
ne sont pas les amis de nos idées ! Adieu. » Et il s'endormit. Le
lendemain, au point du jour, Saint-Just en s'éveillant vit Robespierre qui se
promenait à pas interrompus dans la chambre, et qui, de temps en temps,
collait son front contre les vitres de la fenêtre, regardant le jour dans le
ciel et écoutant les bruits dans la rue. Saint-Just, étonné de revoir son ami
de si grand matin à la même place. « Quoi donc te ramène sitôt aujourd'hui ?
dit-il à Robespierre. — Qu'est-ce qui me ramène ? répondit celui-ci :
penses-tu donc que je sois revenu ? — Quoi ! tu n'es pas allé dormir ?
reprit Saint-Just. — Dormir ! répliqua Robespierre, dormir pendant que des
centaines d'assassins égorgeaient des milliers de victimes et que le sang pur
ou impur coulait comme l'eau dans les égouts !... Oh non, poursuivit-il d'une
voix sombre et avec un sourire sardonique sur les lèvres, non, je ne me suis
pas couché, j'ai veillé comme le remords ou comme le crime : oui, j'ai eu la
faiblesse de ne pas dormir ; mais DANTON, LUI, A DORMI ! » V. Les
nouvelles désastreuses des frontières, les enrôlements patriotiques sur des
tréteaux dressés dans les principaux carrefours de Paris, les promenades des
volontaires au son du tambour, aux refrains de la Marseillaise et du Ça ira ;
le drapeau noir, signe d'une guerre funèbre, déployé sur l'Hôtel-de-Ville et
sur les tours de la cathédrale ; les feuilles de Marat, d'Hébert, écrites
avec du sang ; les journaux affichés comme des exclamations anonymes faisant
parler les murs, et groupant le peuple pour les entendre lire en
attroupements tumultueux ; le tocsin sonnant dans les tours et accélérant le
pouls d'une ville immense ; enfin le canon d'alarme tiré d'heure en heure :
tout avait été calculé pour souffler la fièvre à la ville. Ce plan de
massacre était combiné comme un plan de campagne. Les hasards même en étaient
prévus et concertés. VI. Le
dimanche 2 septembre, à trois heures après midi, lorsque le peuple se lève de
son repas et encombre les rues pour divaguer pendant les soirées de ces jours
de loisir, le signal fut donné comme par un de ces accidents qui naissent
d'eux-mêmes. Cinq
voitures remplies chacune de six prêtres furent dirigées du dépôt de
l'Hôtel-de-Ville à la prison de l'Abbaye, par le Pont-Neuf et la rue de
Bussy, lieux tumultueux et néfastes. Au troisième coup du canon d'alarme ces
voitures se mirent en marche. Une faible escorte d'Avignonnais et de
Marseillais, armés de sabres et de piques, les accompagnait. Ces portières
étaient ouvertes pour que la foule aperçût dans l'intérieur les costumes qui
lui étaient le plus odieux. Des bandes d'enfants, de femmes et d'hommes du
peuple, suivaient en insultant les prêtres. Les hommes de l'escorte
s'associaient aux injures, aux menaces et aux outrages de la populace. «
Voyez ! disaient-ils à la foule en lui montrant de la pointe de leurs sabres
les prisonniers ; voilà les complices des Prussiens ! voilà ceux qui vous
égorgeront si vous les laissez vivre pour vous trahir ! » L'émeute,
grossissant à chaque pas, à travers la rue Dauphine, fut refoulée par un
autre attroupement qui obstruait le carrefour Bussy, où des officiers
municipaux recevaient des enrôlements en plein air. Les voitures s'arrêtent.
Un homme fend l'escorte, qui s'ouvre complaisamment devant lui ; il monte Sur
le marchepied extérieur de la première voiture, plonge à deux reprises la
lame de son sabre dans le corps d'un des prêtres, le retire fumant et le
montre rougi de sang au peuple. Le peuple jette un cri d'horreur et s'éloigne
: « Cela vous fait peur, lâches ! dit l'assassin avec un sourire de dédain.
Il faut vous apprivoiser avec la mort. » A ces mots, plongeant de nouveau la
pointe de son sabre flans le fond de la voiture, il continue à frapper. L'un
de ces prêtres a l'épaule percée, l'autre la figure balafrée, le troisième
une main coupée en voulant couvrir son visage. L'abbé Sicard, le charitable
instituteur des sourds-muets, est protégé parles corps de ses compagnons
blessés. Les voitures reprennent lentement leur marche. L'assassin passe de
l'une à l'autre, et, se tenant d'une main au panneau des portières, il frappe
de l'autre main au hasard tous ceux que son arme peut atteindre. Des
assassins d'Avignon mêlés à l'escorte rivalisent avec lui et plongent leurs
baïonnettes dans l'intérieur. Les pointes des piques dirigées contre les
portières menacent ceux des prêtres qui voudraient se précipiter dans la rue.
La longue file de ces voitures roulant lentement et laissant une trace de
sang, les cris, les gestes désespérés des prêtres, les hurlements de rage des
bourreaux, les éclats de rire et les applaudissements de la populace
annoncent de loin aux prisonniers de l'Abbaye l'approche du convoi.
L'impatience des sicaires n'avait pas attendu que les victimes fussent
arrivées sur le lieu du supplice : ils immolaient en marchant. Le
cortége s'arrête sur la place, à la porte de la prison. Les soldats de
l'escorte tirent par les pieds huit cadavres des voitures. Les prêtres
épargnés par les sabres ou seulement blessés se précipitent dans la prison.
On en saisit quatre à travers la haie que forme le poste. On les égorge sur
le seuil. Quelques-uns, pour qui la porte est trop lente à s'ouvrir,
franchissent la fenêtre du comité de la section qui tenait en ce moment sa
séance dans la prison. Ces citoyens, étrangers au massacre, dérobent ces
victimes à la fureur des assassins, en les faisant asseoir dans leurs rangs.
Le journaliste Pariseau et l'intendant de la maison du roi, Lachapelle,
durent la vie à la présence d'esprit et au courageux mensonge des membres de
ce comité. VII. Cependant
les prisonniers entassés à l'Abbaye entendaient ce prélude de meurtre à leur
porte. Dès le matin, la figure morne et les demi-mots de leurs gardiens leur
avaient présagé un soir sinistre. Un ordre de la commune avait fait avancer,
ce jour-là, dans toutes les prisons, l'heure du repas. Les détenus se
demandaient entre eux quel pouvait être le motif de ce changement dans
l'habitude de leur régime intérieur ? Était-ce une translation ? était-ce un
départ pour un exil au-delà des mers ? Les uns espéraient, les autres
tremblaient, tous s'agitaient. Des fenêtres grillées d'une tourelle qui donne
sur la rue Sainte-Marguerite, quelques-uns d'entre eux aperçurent enfin les
voitures et entendirent les cris : ils semèrent l'alarme dans la prison. Le
bruit y courut qu'on avait immolé en route tous les prêtres. Le bourdonnement
d'une foule immense qui avait envahi la cour et qui se pressait sur la place
et dans les rues voisines de l'Abbaye leur arriva par les fenêtres et par les
soupiraux de la prison. Le roulement des voitures, les pas des chevaux, le
cliquetis des sabres, la voix confuse se taisant un moment pour éclater, par
intervalles, en un long cri de Vive la nation ! les laissèrent un moment
incertains si ce tumulte avait pour but de les immoler ou de les défendre.
Les guichets intérieurs étaient fermés sur eux. L'ordre venait de leur être
transmis de rentrer chacun dans leur salle comme pour un appel. VII. Or,
voici le spectacle qu'on leur cachait. Le dernier guichet qui ouvrait sur la
cour avait été transformé en tribunal. Autour d'une vaste table couverte de
papiers, d'écritoires, des livres d'écrou de la prison, de verres, de
bouteilles, de pistolets, de sabres, de pipes, étaient assis sur des bancs
douze juges aux figures ternes, aux épaules athlétiques, caractère des hommes
de peine, de débauche ou de sang. Leur costume était celui des professions
laborieuses du peuple : des bonnets de laine sur la tête, des vestes, des
souliers ferrés, des tabliers de toile comme ceux des bouchers. Quelques-uns
avaient ôté leurs habits. Les manches de leur chemise retroussées jusqu'aux
coudes laissaient voir des bras musculeux et une peau tatouée des symboles de
divers métiers. Deux ou trois, aux formes plus grêles, aux mains plus
blanches, a l'expression de figure plus intellectuelle, trahissaient des
hommes de pensée, mêlés à dessein à ces hommes d'action pour les diriger. Un
homme en habit gris, le sabre au côté, la plume à la main, d'une physionomie
inflexible et comme pétrifiée, était assis au centre de la table et présidait
ce tribunal. C'était l'huissier Maillard, l'idole des rassemblements du
faubourg Saint-Marceau, un de ces hommes que produit l'écume du peuple et
derrière lesquels elle se range parce qu'elle ne peut pas les dépasser. Rival
de Jourdan, ami de Théroigne, homme des journées d'octobre, du 20 juin, du 10
août, Maillard s'était constitué lui-même le bourreau du peuple. Il aimait le
sang, il portait les têtes, il arborait les cœurs, il dépeçait les cadavres.
Les femmes lubriques et les enfants cruels qui épient la mort après le combat
glorifiaient Maillard parce qu'il assouvissait leurs yeux. Il avait fini par
se faire une popularité de l'effroi de son nom. Il portait maintenant une
certaine impartialité dans sa vengeance et une certaine modération dans le
meurtre. Il n'exécutait plus de ses propres mains, il laissait faire à ses
seconds. Il discutait avec sa conscience avant de leur livrer leurs victimes. Tel
était Maillard. Il revenait des Carmes, où il avait organisé le massacre. Ce
n'était pas le hasard qui 1 avait amené à l'Abbaye à l'heure précise de
l'arrivée du dernier convoi et avec l'écrou des prisons sous sa main. Il
avait reçu la veille les confidences de Marat par des membres du comité de
surveillance. Danton avait fait porter les écrous à ce comité ; on y avait
épuré les listes. On y avait indiqué à Maillard ceux qu'il fallait absoudre,
ceux qu'il fallait condamner. Le jugement du reste avait été remis au
tribunal qui se formerait sur les lieux. Ce tribunal avait l'arbitraire du
peuple pour loi. On lisait L'écrou ; les guichetiers allaient chercher le
prisonnier. Maillard l'interrogeait ; il consultait de l'œil l'opinion de ses
collègues. Si le prisonnier était absous, Maillard disait : Qu on élargisse
monsieur. S'il était condamné, une voix disait : A la Force. La porte
extérieure s'ouvrait à ce mot ; le prisonnier entraîné hors du seuil tombait
en sortant. VIII. Le
massacre commença par les Suisses. Il y en avait cent cinquante à l'Abbaye,
officiers ou soldats. Maillard les fit amener dans le guichet et les jugea en
masse. « Vous avez assassiné le peuple au 10 août, leur dit-il ; le peuple
demande vengeance. Vous allez être transportés à la Force. — Grâce, grâce !
s'écrient les soldats en tombant à genoux. — Il ne s'agit pas de mourir, leur
répond Maillard, il ne s'agit que de vous transférer dans une autre prison.
Peut-être ailleurs vous fera-t-on grâce. » Mais les Suisses avaient entendu
les cris qui demandaient leurs vies. — « Pourquoi nous tromper ! disent-ils,
nous savons bien que nous ne sortirons d'ici que pour aller à la mort. » A
ces mots, un Marseillais et un garçon boucher entr'ouvrent la porte ; et
indiquant d'un doigt tendu les Suisses : « Allons, allons ! décidez-vous
! Marchons ! Le peuple s'impatiente ! » Les Suisses reculent comme un
troupeau à l'aspect de l'abattoir et se groupent en masse dans le fond du
guichet en poussant des lamentations déchirantes et en se cramponnant les uns
aux autres. « Il faut que cela finisse, dit un des juges. Voyons, quel est
celui qui sortira le premier ? — Eh bien, ce sera moi, s'écrie un jeune
officier d'une taille élevée, d'un front calme, d'une attitude martiale. Je
vais donner l'exemple. Montrez-moi la porte. Par où faut-il aller ? » La
porte s'ouvre. Il lance son chapeau derrière lui en criant adieu à ses
camarades, et franchit le seuil. Sa beauté, sa résolution frappent de stupeur
les assassins. Ils s'écartent en haie. Ils le laissent s'avancer jusqu'au
milieu de la cour. Mais, revenant bientôt de leur surprise, ils forment, en
se rapprochant, un cercle de sabres, de piques et de baïonnettes dirigés
contre lui. Il fait deux pas en arrière, promène tranquillement ses regards
sur ses assassins, croise ses bras sur sa poitrine, reste un moment immobile
comme attendant le coup, puis, voyant que tout est prêt, il s'élance de
lui-même la tête en avant sur les baïonnettes et tombe percé de mille coups.
Sa mort entraîne celle de ses cent cinquante camarades. Ils tombent les uns
après les autres sur le pavé comme des taureaux assommés. Les tombereaux ne
suffisent pas à déblayer assez vite les corps : on les empile des deux côtés
de la cour pour faire place à ceux qui doivent mourir. Leur chef mourut le
dernier : c'était le major Reding. Ce jeune officier était remarqué, par
l'élévation de sa stature et par l'expression mâle de ses traits, dans cette
race d'enfants des montagnes, où la nature fait tout plus grand et plus beau. Blessé
aux Tuileries, Reding avait une épaule et une cuisse cassées par les balles.
On l'avait transporté du champ de bataille à l'Abbaye. Jeté sur un grabat
dans un coin sombre de la chapelle, le moindre mouvement disloquait ses
membres fracturés et lui arrachait des gémissements. Une femme, qui l'aimait,
avait obtenu à prix d'or des commissaires des prisons la permission de venir
le soigner. Déguisée en garde-malade des hôpitaux, elle passait les journées
entières auprès du lit de Reding. Bien que reconnue par plusieurs, tous
affectaient de se tromper à son déguisement. Ils respectaient le mystère qui
cachait tant d'amour dans tant de dévouement. Il ne restait plus de Suisses à
immoler. Le silence avait succédé depuis un moment, dans la cour, aux coups de
sabre et au bruit de la chute des corps sur le pavé. Les assassins buvaient.
Reding se croyait oublié ou épargné. Ses compagnons de chambre le
félicitaient tout bas. Mais les victimes comptées dans la rue ne
correspondent pas au nombre des détenus : il manque un Suisse. On se souvient
du blessé. Trois égorgeurs, le sabre à la main, précédés d'un guichetier
portant une torche, entrent dans la chapelle et demandent Reding. L'amante
qui le veille s'évanouit à ce nom. Reding conjure ses bourreaux de le tuer dans
son lit pour lui éviter le supplice d'être transporté, et de la fracture de
ses membres, après les supplices qu'il a déjà soufferts. Ils s'y refusent
avec des railleries atroces. L'un d'eux le prend dans ses bras, le charge sur
ses épaules, les jambes en avant, la tête renversée en arrière. Le blessé
pousse d'involontaires hurlements. Soit férocité, soit pitié, un de ses
assassins scie avec la lame de son sabre le cou pendant de Reding. Ses cris
sont étouffés dans son sang. R arrive mort au pied de l'escalier. On jette
son cadavre aux égorgeurs. IX. Ils se
reposaient un moment. La nuit tombait. Des torches éclairaient la cour. Assis
les pieds dans le sang, ces salariés du crime mangeaient et buvaient comme
l'ouvrier après sa tâche achevée. La tâche n'était qu'interrompue. La
commune, officiellement avertie des massacres, avait envoyé Manuel,
Billaud-Varennes et d'autres commissaires aux prisons, pour rejeter du moins
la responsabilité du crime et pour témoigner de quelques efforts tentés
contre ces assassinats. Ces harangues, intimidées par l'attitude des
meurtriers et par les armes teintes de sang, ressemblaient plus à des
adulations qu'à des reproches. On y sentait la connivence ou la peur. Le
peuple les interprétait comme des encouragements. Quelques-unes même étaient
des félicitations et des provocations à de nouveaux meurtres. « Braves
citoyens, dit Billaud-Varennes dans la cour de l'Abbaye, vous venez d'égorger
de grands coupables ; la municipalité ne sait comment s'acquitter envers
vous. Sans doute les dépouilles de ces scélérats appartiennent à ceux qui
nous en ont délivrés. Sans croire vous récompenser, je suis chargé d'offrir à
chacun de vous vingt-quatre livres, qui vont vous être payées sur-le-champ. » Pendant
que Billaud-Varennes parlait ainsi, le massacre, un moment suspendu,
recommençait sous ses yeux. Le vieux commandant de la gendarmerie, Rulhières,
déjà percé de cinq coups de pique, dépouillé et laissé pour mort, courait nu
et sanglant autour de la cour, les mains en avant, cherchant a tâtons les
murs, tombait de nouveau et se relevait encore, dans la lutte de l'agonie.
Cette fuite sans issue dura dix minutes ! Après
les Suisses, on jugea en masse tous les gardes du roi emprisonnés à l'Abbaye.
Leur crime était leur fidélité au 10 août. Il n'y avait pas de procès.
C'étaient des vaincus. On se borna à leur demander leurs noms. Leur massacre
fut long : livrés un à un, le peuple, dont le vin, l’eau-de-vie mêlée de
poudre, la vue et l'odeur du sang semblaient raffiner la rage, faisait durer
le supplice comme s'il eût craint d'abréger le spectacle. La nuit entière
suffit à peine à les immoler et à les dépouiller. L'abbé
Sicard et les deux prêtres réfugiés comme lui dans une petite chambre
attenante au comité, virent, entendirent et notèrent toutes les minutes de
cette nuit. Une vieille porte percée de fentes les séparait de la scène du
massacre. Ils distinguaient le bruit des pas, les coups de sabre sur les
têtes, la chute des corps, les hurlements des bourreaux, les applaudissements
de la populace, les voix mêmes des amis qu'ils venaient de quitter, et les
danses atroces des femmes et des enfants aux lueurs des flambeaux, au chant
de la Carmagnole, autour des cadavres. De moment en moment des députations
d'égorgeurs venaient demander du vin au comité, qui leur en faisait
distribuer. Des femmes apportèrent à manger à leurs maris au lever du jour,
pour les soutenir, disaient-elles, dans leur rude travail ; manœuvres de la
mort abrutis par la misère, l'ignorance et la faim, pour qui tuer était
gagner sa vie ! Les
tombereaux commandés par la commune vidèrent, pendant ce repas, les cours des
monceaux de cadavres qui les obstruaient. L'eau ne suffisait pas à laver. Les
pieds glissaient dans le sang. Les assassins, avant de reprendre leur
ouvrage, étendirent un lit de paille sur une partie de la cour. Ils
couvrirent cette litière des vêtements des victimes. Ils décidèrent entre eux
de ne plus tuer que sur ce matelas de paille et de laine, pour que le sang,
bu par les habits, ne se répandît plus sur les pavés. Ils disposèrent des
bancs autour de ce théâtre pour qu'au retour de la lumière les femmes et les
hommes curieux de l'agonie pussent assister assis et en ordre à ce spectacle.
Ils placèrent autour du préau des sentinelles chargées d'y faire la police.
Au point du jour ces bancs trouvèrent en effet des femmes et des hommes du
quartier de l'Abbaye pour spectateurs, et ces meurtres des applaudissements !
Pendant ce temps-là Maillard et les juges prenaient leur repas dans le
guichet. Après avoir fumé tranquillement leurs pipes, ils dormirent sans
remords sur leurs bancs de juges, et reprirent des forces pour l'œuvre du
lendemain. X. Les
prisonniers seuls ne dormaient pas. Consignés tous dans leurs cachots ou dans
leurs salles, debout ou assis sur le bord de leurs lits, ils écoutaient. Tous
les bruits avaient un sens de mort ou de vie à leurs oreilles. La fenêtre
grillée de la tourelle de l'Abbaye, d'où l'on apercevait d'un côté la rue
Sainte-Marguerite, de l'autre une partie de la cour, était un observatoire où
les plus courageux montaient tour à tour pour informer les autres de ce qui
se passait au dehors. Au silence des dernières heures de la nuit, ils crurent
que le peuple avait assez de meurtre. Quelques-uns s'assoupirent de
lassitude. D'autres passèrent les minutes à prier, à écrire leur défense, à
préparer des lettres pour leurs femmes, à faire leur testament. Au
lever du soleil, deux prêtres, l'abbé Lenfant, prédicateur du roi, et l'abbé
de Rastignac, écrivain religieux, enfermés ensemble à l'Abbaye, réunirent les
prisonniers dans la chapelle. Là, du haut d'une tribune, ils les préparèrent
à la mort. Ces deux prêtres touchaient à quatre-vingts ans. Leurs cheveux
blancs, leur visage pâli par l'âge, macéré par la veille, divinisé par
l'approche du martyre, donnaient à leurs gestes et à leurs paroles la
solennité évangélique de l'éternité. Ils apparurent aux jeunes prisonniers
comme les anges de l'agonie. Tous tombèrent à genoux. Ce rayon de religion
sur un champ de sang leur fit sentir la présence d'une Providence jusque dans
le supplice. Les uns furent fortifiés, les autres consolés, tous attendris. A
peine les deux prêtres avaient-ils étendu les mains sur leurs compagnons,
qu'on vint les appeler pour donner à la fois l'exemple et la leçon du
martyre. Les mains jointes, l'esprit recueilli, les yeux levés au ciel, ils
furent hachés de mille coups de sabre et tombèrent sans avoir cessé de prier. Mais la
résignation de ces deux vieillards n'avait pas enlevé l'horreur de cette
expectative aux prisonniers. La nature n'en luttait pas moins en eux contre
la mort. Ils discutaient entre eux sur l'attitude dans laquelle il fallait
recevoir ou braver les coups pour rendre le trépas plus prompt et moins
sensible. Les uns voulaient tendre la tête aux sabres pour qu'elle tombât
d'un seul coup ; les autres se proposaient de découvrir leur poitrine et de
tenir leurs mains derrière le dos pour que le fer frappât sans s'égarer droit
au cœur ; les autres voulaient lutter jusqu'à la fin contre les bourreaux,
embrasser les piques, écarter les sabres, renverser les égorgeurs et changer
le supplice en combat pour mourir dans l'accès du courage et dans la joie de
la vengeance. Non contents de cette théorie du supplice, les détenus
allaient, comme des gladiateurs, étudier le supplice lui-même dans l'attitude
de ceux qui mouraient avant eux et, pour ainsi dire, répéter la mort. Ils
remarquèrent, en regardant par une lucarne élevée, que ceux qui étendaient
les mains en avant, par le geste naturel de l'homme menacé au visage,
mouraient deux fois au lieu d'une, parce qu'ils étaient hachés avant d'être
morts. Ceux, au contraire, qui croisaient leurs bras sur leur poitrine et qui
marchaient au fer, tombaient sous des coups plus sûrs et ne se relevaient
plus. Ils résolurent en masse de mourir ainsi. XII. Quelques-uns
préférèrent se choisir à eux-mêmes leur mort et trouvèrent plus doux de la
devancer que de l'attendre. Ils se brisèrent la tête contre des serrures de
fer, contre l'angle aigu des pierres de taille. Ils s'enfoncèrent dans le
cœur des couteaux mal aiguisés qu'ils avaient soustraits, la veille, aux
recherches des geôliers. M. de Chantereine, colonel de la garde
constitutionnelle du roi, se frappa de trois coups de stylet et tomba en
s'écriant : « Mon Dieu ! je vais à vous ! » M. de
Montmorin, l'ancien ministre de Louis XVI, avait été interrogé à l'Assemblée,
quelques jours auparavant. Brissot, Guadet, Vergniaud, Gensonné, ses ennemis,
avaient abusé de la victoire du 10 août, contre cet homme d'État retiré des
affaires et que leur animosité aurait dû oublier. Ils avaient prolongé
cependant et semé de pièges son interrogatoire pour se faire un mérite de sa
condamnation. On avait jeté M. de Montmorin à l'Abbaye ; son fils, presque
enfant, l'y consolait. Enfermé dans une même salle avec d'Affry, Thierri,
Sombreuil, gouverneur des Invalides, la fille de Sombreuil et Beaumarchais,
qui riait encore sous les verrous, Montmorin avait supporté sa captivité avec
calme dans les doux entretiens de ces anciens amis. L'élargissement de d'Affry
et de Beaumarchais, que Manuel était venu élargir, la veille, avec madame de
Saint-Brice et madame de Tourzel, lui donnait l'espoir d'une prochaine
délivrance. Le tocsin du 2 septembre, le tumulte des cours, les cris des
victimes, son fils arraché le matin de ses bras, le rejetèrent tout à coup de
la confiance dans l'abattement. Son désespoir devint de la fureur. Il
appelait ses ennemis pour les terrasser. Les cheveux épars, les yeux
enflammés, les poings levés, il parcourait la chambre en lançant des imprécations
aux brigands. Ses muscles, tendus par la colère, lui donnaient une force qui
ébranlait les barreaux de fer de sa prison. Il broya sous ses doigts une
table de chêne dont les planches avaient deux pouces d'épaisseur. Il fallut
le tromper pour lui faire franchir le seuil du guichet. Il parut fier et
l'ironie sur les lèvres en présence du tribunal. « Président, dit-il à
Maillard, puisqu'il vous plaît de vous nommer ainsi, j'espère que vous me
ferez amener une voiture pour me conduire à la Force, afin de m'éviter les
insultes de vos assassins. » Maillard fit un signe de consentement. Montmorin
s'assit un moment dans le guichet et vit juger quelques prisonniers. — « La
voiture qui doit vous conduire à votre destination est arrivée, » lui dit
enfin le président. Au même instant, la porte de la cour s'ouvrit. Montmorin
se précipita pour sortir. Il fut cloué au mur par trente piques et mourut en
croyant voler à la liberté. M. de
Montmorin avait eu entre les mains un reçu de cent mille francs payés à
Danton par ordre du roi, pour l'indemniser de sa charge d'avocat au Châtelet.
C'était en réalité le prix de la corruption sollicité et accepté secrètement
de la cour par le jeune démagogue. M. de Montmorin, quelque temps avant le 20
juin, s'inquiéta d'être le dépositaire d'un secret qui devait paraître à
Danton une révélation menaçante sans cesse suspendue sur sa popularité.
L'ancien ministre alla trouver M. de La Fayette son ami, lui confia ce
mystère et lui demanda conseil. « Vous n'avez qu'un de ces deux partis à
prendre, répondit M. de La Fayette : ou avertir Danton que vous publierez son
marché, s'il n'en accomplit pas les conditions en faveur du roi ; ou lui
remettre le reçu, et le prendre ainsi par la reconnaissance et par la
générosité en vous désarmant de vos preuves contre lui. » M. de Montmorin ne
suivit ni l'un ni l'autre de ces conseils. Il se contenta d'écrire à Danton
qu'il avait brûlé son reçu, mais il ne lui renvoya pas sa signature. Danton
put croire que ce témoignage existait encore, et qu'en tout cas M. de
Montmorin était à jamais un témoin dangereux à sa renommée. On implora en
vain pour lui l'élargissement obtenu pour tant d'autres. Il périt. Nul ne
sait si cette mort fut un oubli ou une prudence de ceux qui avaient leur nom
dans sa mémoire et leur signature dans ses papiers. Après
M. de Montmorin parut Sombreuil, gouverneur des Invalides. Sa fille arrêtée
avec lui avait la liberté de sortir. Elle avait refusé de quitter la prison
où l'enchaînait son amour pour son père. Elle y habitait une chambre destinée
aux femmes, avec mesdames de Tourzel, de Saint-Brice et la fille de Cazotte.
Depuis le commencement du massacre, elle se tenait dans le guichet du
tribunal, épiant la comparution de son père et protégée par la pitié des
gardes et des guichetiers. Sombreuil paraît ; il est condamné ; la porte
s'ouvre ; les baïonnettes brillent ; sa fille s'élance, se suspend au cou du
vieillard, le couvre de son corps, conjure les assassins d'épargner son père
ou de la frapper du même coup. Son geste, son sexe, sa jeunesse, ses cheveux
épars, sa beauté accrue par l'émotion de son âme, la sublimité de son
dévouement, l'ardeur de ses supplications attendrissent ces sicaires. Un cri
de grâce s'élève de la foule ; les piques s'abaissent ; on accorde à la fille
la vie de son père, mais à un horrible prix : on veut qu'en signe
d'abjuration de l'aristocratie, elle trempe ses lèvres dans un verre rempli
du sang des aristocrates. Mademoiselle de Sombreuil saisit le verre d'une
main intrépide, le porte à sa bouche et boit au salut de son père. Ce geste
la sauve. On s'associe à sa joie ; les larmes de ses assassins se mêlent aux
siennes. Il y a des surprises de la nature, même au plus profond du crime. Il
y a des abîmes dans le cœur humain. Des monstres, les bras teints de sang,
emportent en triomphe Sombreuil et sa fille jusqu'à leur demeure et leur
jurent de les défendre contre leurs ennemis. La
fille de Cazotte disputa ainsi et reconquit son père. Cazotte était un
vieillard de près de soixante-quinze ans. L'élévation de sa stature, la
blancheur de ses longs cheveux, le feu de son regard sous des sourcils
blancs, la beauté austère et l'exaltation des traits de son visage lui
donnaient la majesté d'un prophète. Il en avait l'éloquence et les vertiges.
Imagination folle dans ses écrits, âme extatique dans sa piété, homme de bien
dans sa vie, il voyait dans la Révolution une épreuve de feu par laquelle
Dieu faisait passer les enfants du siècle pour reconnaître les siens et les
glorifier dans leur martyre. Il offrait son sang. Il avait l'impatience du
sacrifice. Sa fille l'avait suivi volontairement clans son cachot. Prévoyant
le massacre, elle avait cherché et rencontré des protecteurs dans les
Marseillais qui gardaient les prisonniers. La touchante jeunesse, la piété filiale,
l'aimable familiarité de la jeune fille avaient amolli la rudesse de ces
hommes. Ils lui avaient promis son père. Ils tinrent parole. Cazotte,
interrogé par le tribunal, répondit comme un homme qui veut obstinément
mourir. « Ma femme ! mes enfants ! s'écriait-il, ne me pleurez pas ! Ne
m'oubliez pas, mais souvenez-vous surtout de Dieu ! Je veux mourir comme j'ai
vécu : fidèle à mon Dieu et à mon roi. » Sa fille, ne pouvant l'empêcher de
se jeter à la mort, s'y précipita avec lui. XIII. Des
Marseillais compatissants la suivirent dans la cour ; ils abaissèrent de la
main les sabres et les piques levés sur elle. Ils demandèrent grâce pour ces
deux vies inséparables l'une de l'autre. Ils firent traverser à leur protégée
cette mare de sang. Ils lui remirent son père et les firent conduire en lieu
de sûreté. Cette
grâce ne fut qu'un répit pour Cazotte. Repris quelques jours après, on
emprisonna séparément son enfant pour se débarrasser de la pitié. Ce que les
assassins n'avaient osé faire, des juges le firent : Cazotte périt. Après
lui mourut Thierri, premier valet de chambre du roi. « La reconnaissance,
dit-il à Maillard, n'a pas d'opinion, mon devoir c'était ma fidélité à mon
maître. « Percé d'une pique, qui entrait par la poitrine et qui ressortait
entre les épaules, il s'appuyait d'une main sur une borne de la cour, et de
l'autre il élevait encore son chapeau et faisait un dernier effort pour crier
Vive le roi. Maillé,
Rohan-Chabot, le lieutenant-général Wittgenstein, Romainvilliers commandant
en second la garde nationale au 10 août, les juges de paix Buob et Bosquillon
tombèrent après lui. Il y eut des repentirs, des précipitations, des
confusions de noms. On vit des hommes du dehors entrer dans la cour,
retourner les cadavres, laver avec des éponges le sang qui couvrait les
visages, les reconnaître et s'en aller consternés ou réjouis d'avoir manqué
ou satisfait leur vengeance. Le soir du second jour, des cris de grâce pour
ceux qui restaient retentirent dans la rue et dans les cours. Les prisonniers
oubliés reprirent espérance. Quelques-uns rassemblent ce qu'ils ont de plus
précieux et se préparent à sortir. Des coups de feu dans l'intérieur de la
prison et des cris au dehors les refoulent dans le fond des salles vides.
C'était le massacre du jeune Montsabray. Montsabray,
à peine âgé de dix-huit ans, appartenait par sa famille aux plus grands noms
de la noblesse. Les charmes de sa figure, les grâces de son âge, la douceur
de son caractère le faisaient admirer et adorer dans l'armée. Le duc de
Brissac l'avait nommé son aide-de-camp. Le duc, après la mort de Louis XV,
s'était attachée cœur à madame Dubarry, si jeune et si belle encore.
Courtisan par amour de cette favorite exilée, Brissac habitait avec elle le
pavillon de Lucienne, dans le bois de Marly, don du roi à sa maîtresse.
Madame Dubarry chérissait Montsabray d'une de ces tendresses maternelles qui
n'osent s'avouer à elle-même la nature de leur sentiment. Montsabray, blessé
légèrement au 10 août, s'était réfugié à Lucienne. La chambre secrète du
château ou il attendait sa guérison n'était connue que de madame Dubarry et
de ses femmes. Elle pansait elle-même la blessure du jeune militaire.
Audouin, membre de la commune, ayant demandé au conseil général un corps de
deux cents fédérés pour purger les environs de Paris des aristocrates qui
s'étaient échappés après le combat, découvrit Montsabray au pavillon de
Lucienne. Ni l'or, ni les larmes, ni les supplications de madame Dubarry ne
purent attendrir Audouin. Il emmena le jeune aide-de-camp sur un brancard, et
le jeta à l'Abbaye. Au bruit du massacre, Montsabray, qui couchait dans la
sacristie de la chapelle, se glissa hors de son lit et, grimpant par le tuyau
de la cheminée jusqu'au sommet du bâtiment, se suspendit â une forte grille
en fer qui interceptait la cheminée. De là il entendit, deux jours et deux
nuits, sans nourriture, le bruit des égorgements, espérant y échapper par sa
patience. Mais l'écrou dénonçait une victime de moins. On se souvint du
blessé. On le chercha en vain. Le geôlier de la chapelle, expert dans les
ruses des prisonniers, fit tirer des coups de fusil d'en bas dans le tuyau.
Une seule balle atteignit Montsabray et lui cassa le poignet. Il eut la force
de ne pas tomber et de se taire. On allait renoncer à lui. Un guichetier
apporta de la paille et l'alluma dans le foyer. La fumée suffoqua le blessé.
Il tomba sur la paille en feu. On l'emporta, mutilé, brûlé, évanoui, presque
mort, dans rue. Là on le coucha dans le sang, et on délibéra, devant lui, de
quelle mort on le ferait mourir. L'infortuné jeune homme, revenu à lui, resta
près d'un quart d'heure sur ce lit de cadavres en attendant que les égorgeurs
eussent trouvé et chargé des armes à feu. Ils eurent enfin pitié du supplice
de cet enfant et l'achevèrent de cinq coups de pistolet tirés à la fois dans
la poitrine. Il ne
restait plus qu'un prisonnier à l'Abbaye. C'était M. de Saint-Marc, colonel
d'un régiment de cavalerie. Les assassins convinrent entre eux de prolonger
son martyre pour que tous eussent leur part dans ses tourments et dans sa
mort. Ils le firent promener lentement à travers une haie de sabres dont ils
ménageaient les coups de peur de l'achever trop vite. Ils le percèrent
ensuite d'une lance qui lui traversait le corps. Ils le forcèrent à marcher
ainsi sur les genoux, imitant et raillant les contorsions que lui arrachaient
ces tortures. Quand il ne put plus se soutenir, ils lui hachèrent les mains,
le visage, les membres de coups de sabre et l'achevèrent enfin de six balles
dans la tête. Voilà quels hommes se cachent dans ces gouffres de civilisation
recouverts de tant de luxe et de tant de lumières. Il y a des Néron à tous
les degrés, depuis le trône jusqu'à l'échoppe ; raffinés en haut, brutes en
bas. Le goût du sang est la première et la dernière corruption de l'homme. Quelques
actes inexplicables ou consolants étonnent toutefois dans ces horreurs. La
compassion de Maillard parut chercher des innocents avec autant de soins que
sa vengeance cherchait des coupables. Il épargna tous ceux qui lui fournirent
un prétexte de les sauver. Soit qu'il considérât l'assassinat Comme un devoir
pénible, dont il se reposait par quelques pardons ; soit que son orgueil
jouit de dispenser ainsi la mort et la vie : il prodigua l'un et l'autre. Il
exposa sa propre tête pour disputer des victimes à ses bourreaux. On
murmurait souvent dans la cour contre sa parcimonie de meurtre. On criait à
la trahison. Plusieurs fois les égorgeurs forcèrent, le sabre à la main, la
porte du guichet, et menacèrent d'immoler le tribunal. Des citoyens étrangers
aux victimes se dévouèrent pour sauver des hommes qu'ils ne connaissaient que
de nom. L'horloger Monnot osa réclamer l'abbé Sicard et l'obtint au nom des
misères du peuple auxquelles l'instituteur des sourds-muets avait consacré sa
vie. Des députations de sections tentèrent de pénétrer dans la prison pour
réclamer des citoyens. Elles turent repoussées. Un poste de garde nationale
occupait la voûte qui conduit de la place de l'Abbaye dans la cour. Ce poste
avait ordre de laisser entrer, mais de ne pas laisser ressortir. On eût dit
qu'il était placé là pour protéger l'assassinat. Un seul de ces députés osa
franchir cette voûte. « Es-tu las de vivre ! » lui dirent les égorgeurs. On
conduisit ce député à Maillard. Maillard lui fit remettre les deux
prisonniers qu'il demandait. Le député traversa de nouveau la cour avec ces
détenus. Des torches éclairaient des piles de cadavres et des lacs de sang.
Les égorgeurs assis sur ces restes, comme des moissonneurs sur des gerbes, se
reposaient, fumaient, mangeaient, buvaient tranquillement. « Veux-tu voir un
cœur d'aristocrate ! lui dirent ces bouchers d'hommes, tiens ! regarde ! » En
disant ces mots, l'un d'eux fend le tronc d'un cadavre encore chaud, arrache
le cœur, en exprime le sang dans un verre et le boit aux yeux de Bisson ;
puis, lui présentant le verre, il le force d'y tremper ses lèvres et n'ouvre
passage aux prisonniers qu'à ce prix. Les assassins eux-mêmes laissèrent
plusieurs fois leur sanglant ouvrage et se lavèrent les pieds et les mains
pour aller remettre à leurs familles les personnes acquittées par le
tribunal. Ces hommes refusèrent tout salaire. « La nation nous paye pour
tuer, disaient-ils, mais non pour sauver. » Après avoir remis un père à sa
fille, un fils à sa mère, ils essuyaient leurs larmes d'attendrissement pour
aller recommencer à égorger. Jamais massacre n'eut plus l'apparence d'une
tâche commandée. L'assassinat, pendant ces jours, était devenu un métier de
plus dans Paris. XV. Pendant
que les tombereaux commandés par les agents du comité de surveillance
charriaient les cadavres et le sang de l'Abbaye, trente égorgeurs épiaient
depuis le matin les portes des Carmes de la rue de Vaugirard, attendant le
signal. La prison des Carmes était l'ancien couvent, immense édifice percé de
cloîtres, flanqué d'une église, entouré de cours, de jardins, de terrains
vagues. On l'avait converti en prison pour les prêtres condamnés à la
déportation. La gendarmerie, la garde nationale y avaient des postes. On
avait, à dessein, affaibli ces postes le matin. Les assassins, qui forcèrent
les portes vers six heures du soir, les refermèrent sur eux. Ceux qui
commencèrent le massacre n'avaient rien du peuple, ni dans le costume, ni
dans le langage, ni dans les armes. C'étaient des hommes jeunes, bien vêtus,
armés de pistolets et de fusils de chasse. Cérat, jeune séide de Marat et de
Danton, marchait à leur tête. On reconnaissait dans sa troupe quelques-uns
des visages exaltés qu'on voyait habituellement aux tribunes du club des
Cordeliers. Prétoriens de ces agitateurs qu'on appelait, par allusion au
couvent où se tenaient les séances, « les frères rouges de Danton, » ils
portaient le bonnet rouge, une cravate, un gilet, une ceinture rouges,
symbole significatif pour accoutumer les yeux et la pensée à la couleur du
sang. Les directeurs du massacre craignirent que l'ascendant des prêtres sur
le bas peuple ne fît reculer les égorgeurs devant des assassinats sacrilèges.
Ils recrutèrent, dans les écoles, dans les lieux de débauche et dans les
clubs, des exécuteurs volontaires au-dessus de ces scrupules, et que la haine
de la superstition poussait d'eux-mêmes à l'assassinat des prêtres. Des coups
de fusil tirés dans les cloîtres et dans les jardins sur quelques vieillards
qui s'y promenaient furent le signal du massacre. De cloître en cloître, de
cellule en cellule, d'arbre en arbre, les fugitifs tombaient blessés ou morts
sous les balles. On faisait rouler sur les escaliers, on jetait par les
fenêtres, les cadavres de ceux qui avaient succombé à la décharge. Des
hordes hideuses d'hommes en haillons, de femmes, d'enfants, attirées de ces
quartiers de misère par le bruit de la fusillade, se pressaient aux portes.
On les ouvrait de temps en temps, pour laisser sortir des tombereaux attelés
de chevaux magnifiques, pris dans les écuries du roi. Ces chariots fendaient
lentement la foule, laissant derrière eux une longue trace de sang. Sur ces
piles de cadavres ambulantes, des femmes, des enfants assis, trépignant de
joie, riaient et montraient aux passants des lambeaux de chair humaine. Le
sang rejaillissait sur leurs habits, sur leurs visages, sur leur pain. Ces
bouches livides, hurlant la Marseillaise, déshonoraient le chant de
l'héroïsme en l'associant à l'assassinat. Le peuple hâve qui suivait les
roues répétait en chœur les refrains et dansait autour de ces chars comme
autour des dépouilles triomphales du clergé et de l'aristocratie vaincus. Le
petit nombre des assassins, le grand nombre des victimes, l'immensité du
bâtiment, l'étendue du jardin, les murs, les arbres, les charmilles qui
dérobaient aux balles les prêtres courant çà et là pour fuir la mort,
ralentirent l'exécution. La nuit tombante allait les protéger de son ombre.
Les exécuteurs formèrent une enceinte, comme dans une chasse aux bêtes
fauves, autour du jardin. En se rapprochant pas à pas des bâtiments, ils
forcèrent à coups de plat de sabre tous les ecclésiastiques à se rabattre
dans l'église. Ils les y renfermèrent. Pendant que cette battue s'opérait au
dehors, une recherche générale dans la maison refoula de même dans l'église
les prêtres échappés aux premières décharges. Les assassins rapportèrent sur
leurs propres bras les prêtres blessés qui ne pouvaient marcher. Une fois
parquées dans cette enceinte, les victimes, appelées une à une, furent
entraînées par une petite porte qui ouvrait sur le jardin, et immolées sur
l'escalier. L'archevêque
d'Arles, Dulau, le plus âgé et le plus vénéré de ces martyrs, les édifiait de
son attitude et les encourageait de ses paroles. L'évêque de Beauvais et
l'évêque de Saintes, deux frères de la maison de La Rochefoucauld, plus unis
par le cœur que par le sang, s'embrassaient et se réjouissaient de mourir
ensemble. Tous priaient pressés dans le chœur autour de l'autel. Ceux qui
étaient appelés pour mourir recevaient de leurs frères le baiser de paix et
les prières des agonisants. L'archevêque d'Arles fut appelé un des premiers.
— « C'est donc toi, lui dit un Marseillais, qui as fait couler le sang
des patriotes d'Arles ? — Moi, répondit l'archevêque, je n'ai fait de mal à
qui que ce soit dans ma vie ! » A ces mots l'archevêque reçoit un coup de
sabre au visage. Il reste impassible et debout. Il en reçoit un second qui
couvre ses yeux d'un voile de sang. Au troisième il tombe en se soutenant sur
la main gauche, sans proférer un gémissement. Le Marseillais le perce de sa
pique, dont le bois se brise par la force du coup. Il monte sur le corps de
l'archevêque, lui arrache sa croix, et la montre comme un trophée à ses
compagnons. L'évêque
de Beauvais embrasse l'autel jusqu'au dernier moment, puis il marche vers la
porte, avec autant de calme et de majesté que dans les saintes cérémonies.
Les jeunes prêtres le suivirent jusqu'au seuil, où il les bénit. Le
confesseur du roi, Hébert, supérieur des Eudistes, consolateur de Louis XVI
dans la nuit du 10 août, fut immolé ensuite. Chaque minute décimait les rangs
dans le chœur. Il n'y avait plus que quelques prêtres assis ou agenouillés
sur les degrés de l'autel. Bientôt il n'y en eut plus qu'un seul. L'évêque
de Saintes, qui avait eu la cuisse cassée dans le jardin, était couché sur un
matelas dans une chapelle de la nef. Les gendarmes du poste entouraient sa
couche et le cachaient aux yeux. Mieux armés et plus nombreux que les
exécuteurs, ils auraient pu défendre leur dépôt. Ils assistèrent l'arme au
bras au meurtre. Ils livrèrent l'évêque de Saintes comme les autres. — « Je
ne refuse pas d'aller mourir avec mon frère, répondit l'évêque quand on vint
l'appeler ; mais j'ai la cuisse cassée, je ne puis me soutenir : aidez-moi a
marcher, et j'irai avec joie au supplice. » Deux de ses meurtriers le
soutinrent en passant leurs bras autour de son corps. Il tomba en les
remerciant. C'était le dernier. Il était huit heures. Le massacre avait duré
quatre heures. XV. Les
tombereaux emportèrent cent quatre-vingt-dix cadavres. Les massacreurs se
dispersèrent et coururent aux autres prisons. Le sang altère et n'assouvit
pas. Il
coulait déjà dans les neuf prisons de Paris. La prison de la Force renfermait
après l'Abbaye les prisonniers les plus signalés à l'extermination du peuple.
On y avait jeté les hommes et les femmes de la cour arrêtés le 1 0 août. A
l'heure où Maillard instituait son tribunal à l'Abbaye, deux membres du
conseil de la commune, Hébert et Lhuilier, s'érigeaient d'eux-mêmes en juges
souverains dans Je guichet de la Force. Là, les mêmes signes de préméditation
dans l'attentat, la même invasion d'une horde de soixante exécuteurs, la même
discipline dans l'assassinat, les mêmes formes d'interrogatoire et de
jugement, les mêmes soins pour éponger le sang, les mêmes tombereaux pour
empiler les corps, les mêmes mutilations des cadavres, les mêmes jeux avec
les têtes coupées, la même indifférence brutale des bourreaux, mangeant,
buvant, dansant, piétinant sur les membres des victimes ; les mêmes torches,
éclairant la nuit les mêmes saturnales et se réverbérant dans un lac de sang
; enfin la même impassibilité de la force publique, assistant et consentait
aux égorgements. Cent
soixante têtes roulèrent, en deux jours, sous le sabre et sous les pieds des
meurtriers. Hébert et Lhuilier en sauvèrent dix, parmi lesquelles plusieurs
femmes de la reine. Quel prix paya leur salut ? On ne le vit pas compter dans
la main des juges. Mais le glaive, qui s'abattit sans pitié sur les plus
obscures et les plus pauvres, épargna les plus illustres et les plus riches.
On marchanda le sang goutte à goutte. On fit payer la pitié. Une
seule de ces victimes, rachetée dans l'intention des juges, ne put échapper
au supplice. Hébert et Lhuilier voulaient la sauver. Un cri la perdit. Elle
tomba entre le tribunal et la rue. C'était la princesse de Lamballe. Cette
jeune veuve du fils du duc de Penthièvre était une princesse de
Savoie-Carignan. Sa beauté et les charmes de son âme lui avaient attiré
l'attachement passionné de Marie-Antoinette. La chaste affection de la
princesse de Lamballe n'avait répondu aux odieux soupçons du peuple que par
un héroïque dévouement aux infortunes de son amie. Plus la reine tombait,
plus la princesse s'attachait à sa chute. Elle mettait sa volupté dans le
partage des revers. Péthion lui avait accordé de suivre sa royale amie au
Temple. La commune, plus implacable, l'avait envoyé prendre dans les bras de
la reine et l'avait jetée à la Force. Le beau-père de madame de Lamballe, le
duc de Penthièvre, l'adorait, comme sa propre fille. XVI. Le duc
de Penthièvre vivait retiré au château de Bizy en Normandie. L'amour du
peuple y protégeait sa vieillesse. Il savait la captivité de sa belle-fille
et les dangers qui menaçaient les prisons. Il veillait de loin sur ses jours.
Un négociateur secret de sa maison, muni d'une somme de cent mille écus,
s'était rendu par l'ordre du prince à Paris, et avait acheté d'un des
principaux agents de la commune le salut de la princesse de Lamballe.
D'autres agents inférieurs, domestiques ou familiers de la maison de
Penthièvre, avaient été répandus dans Paris, chargés par le duc de lier
amitié avec les hommes dangereux qui rôdaient autour des prisons, de
s'insinuer dans leurs confidences, d'épier le crime et de le prévenir en
tentant la cupidité des assassins. Toutes ces mesures, dont le centre était
l'hôtel de Toulouse, palais du duc, avaient réussi. A la commune, parmi les
juges, parmi les exécuteurs, des yeux veillaient sur la princesse. Elle
parut une des dernières devant le tribunal. Elle avait été épargnée le jour
et la nuit du 2 septembre comme pour donner au peuple le temps de s assouvir
avant de lui dérober cette proie. Enfermée seule avec madame de Navarre, une
de ses femmes, dans une chambre haute de la prison, elle entendait de là
depuis quarante heures le tumulte du peuple, les coups des assommeurs, les
gémissements des mourants. Des voix qui prononçaient son nom montaient
jusqu'à ses oreilles. Malade, couchée sur son lit, passant des convulsions de
la terreur à l'anéantissement du sommeil, réveillée en sursaut par des songes
moins affreux que les contre-coups du meurtre sous sa fenêtre, elle
s'évanouissait à chaque instant. A quatre heures deux gardes nationaux
entrèrent dans la chambre de la princesse et lui ordonnèrent, avec une
rudesse feinte, de se lever et de les suivre à l'Abbaye. Ne pouvant qu'à
peine se soulever sur son séant et se soutenir sur le coude, elle supplia ses
bienfaiteurs de la laisser où elle était, aimant autant, disait-elle, mourir
là qu'ailleurs. Un de ces hommes se pencha vers son lit, et lui dit à
l'oreille qu'il fallait obéir et que son salut en dépendait. Elle pria les
hommes qui étaient dans sa chambre de se retirer, s'habilla promptement et
descendit l'escalier soutenue par le garde national qui semblait s'intéresser
à son salut. Hébert
et Lhuilier l'attendaient. A l'aspect de ces figures sinistres, de cet
appareil de crime, de ces bourreaux aux bras teints de sang entr'ouvrant la
porte de la cour où l'on entendait tomber les victimes, la jeune femme perdit
l'usage de ses sens, glissa dans les bras de sa femme de chambre et revint
lentement à la vie. Après un bref interrogatoire : « Jurez, lui dirent
les juges, l'amour de l'égalité et de la liberté, la haine des rois et des
reines. Je ferai volontiers le premier serment, répondit-elle ; quant à la
haine du roi et de la reine, je ne puis la jurer, car elle n'est pas dans mon
cœur. » Un des juges se pencha vers elle : « Jurez tout, lui dit-il avec un
geste significatif ; si vous ne jurez pas, vous êtes morte. » Elle baissa la
tête et ferma les lèvres. — « Eh bien, sortez, lui dirent les
assistants, et, quand vous serez dans la rue, criez : Vive la nation ! » Un
des chefs des massacreurs, nommé Truchon ou le Grand Nicolas, soutient la
princesse d'un côté, un de ses acolytes la soutient de l'autre. Elle paraît
sur le seuil et recule en arrière à l'aspect du monceau de cadavres mutilés.
Oubliant le cri sauveur qu'on lui a recommandé de proférer : « Dieu, quelle
horreur ! » s'écria-t-elle. Truchon lui met la main sur la bouche et la fait
enjamber les morts. Les égorgeurs, désarmés par cette apparition angélique,
s'arrêtent devant tant de beauté. Elle avait traversé au milieu de
l'étonnement et du silence plus de la moitié de la rue, quand un garçon
perruquier, nommé Chariot, ivre de vin et de carnage, veut, par un jeu,
barbare, enlever avec la pointe de sa pique le bonnet qui couvre les cheveux
de madame de Lamballe ; la pique, mal dirigée par une main avinée, effleure
le front de la princesse, le sang jaillit et couvre son visage. XVII. Les
égorgeurs, à la vue du sang, croient que la victime leur est dévolue et se
précipitent sur elle. Un scélérat, nommé Grizon, l'étend à ses pieds d'un
coup de bûche. Les sabres et les piques la frappent. Charlot la saisit par
les cheveux et lui tranche la tête. D'autres dépouillent le cadavre de ses
vêtements, le profanent et le mutilent. Pendant ces sacrilèges, Charlot,
Grizon, Hamin, Rodi — l'histoire est l'éternel pilori des noms infâmes —
portent la tête de la princesse de Lamballe dans un cabaret voisin, la
déposent sur le comptoir entre les verres et les bouteilles et forcent les
assistants de boire avec eux à la mort. Ces buveurs de sang marchent en se
grossissant jusqu'aux portes du Temple pour consterner les yeux de
Marie-Antoinette de la tête livide de son amie. Les commissaires de la
commune, qui veillaient au Temple avec une députation de l'Assemblée, avertis
de l'approche de cet attroupement, le reçurent avec des égards et des
prières. L'attroupement se borna à demander de promener la tête de la
complice de la reine sous les fenêtres de la famille royale. Les commissaires
y consentirent. Pendant que le cortége défilait dans le jardin, sous la tour
habitée par les prisonniers, le commandant du poste invita le roi à se
présenter au peuple. Le roi obéit. Un commissaire plus humain se jeta entre
le prince et la fenêtre où l'on élevait l'horrible trophée. Le roi néanmoins
aperçut la tête et la reconnut. La reine, que l'attroupement appelait à
grands cris, ignorant le spectacle qu'on lui préparait, s'élança vers la
fenêtre. Le roi la retint clans ses bras et l'amena dans le fond de ses
appartements. On ne lui cacha que la vue du supplice de son amie ; elle en
sut le soir même les détails, et reconnut la haine du peuple à son
acharnement contre tout ce qu'elle aimait. XVIII. L'attroupement
reprit sa marche à travers les rues de Paris et s'arrêta sous les fenêtres du
Palais-Royal pour montrer au duc d'Orléans la tête de sa belle-sœur, non
comme une menace, mais comme un tribut. Le duc d'Orléans était à table avec
madame de Buffon, sa nouvelle favorite, et quelques compagnons de ses
plaisirs. Il n'osa pas refuser l'hommage d'un crime offert, au nom du peuple
par des assassins. Il se leva, se présenta au balcon et contempla quelques
instants en silence la tête sanglante qu'on élevait jusqu'à lui. Madame de
Buffon l'aperçut. « Dieu, s'écria-t-elle en joignant les mains et en se
renversant en arrière, c'est donc ainsi qu'on portera bientôt ma propre tête
dans les rues ! » Le duc referma la fenêtre et s'efforça de rassurer sa
favorite. « Pauvre femme, dit-il en parlant de la princesse, si elle m'avait
cru, sa tête ne serait pas là ! » Puis il s'assit et resta silencieux et
morne jusqu'à la fin du repas. Ses ennemis l'accusèrent d'avoir désigné cette
tête au fer des assassins et d'avoir exigé qu'on la lui présentât pour
assouvir sa vengeance et pour tranquilliser sa cupidité. Il voyait une
ennemie dans l'amie de la reine, et il héritait, par la mort de madame de
Lamballe, du douaire que les biens du duc de Penthièvre devaient à la veuve
de son beau-frère. Ces imputations tombent devant la vérité. La vie de cette
femme était indifférente à son ambition, sa mort n'ajoutait rien à sa
fortune. Au moment de l'assassinat, le duc et la duchesse d'Orléans étaient
séparés de biens juridiquement. Le douaire de madame de Lamballe ne grevait
les biens futurs de la duchesse d'Orléans que d'une faible rente de trente
mille francs par an. Ce prix du sang était au-dessous d'un assassinat et ne
revenait pas même à l'assassin. On rejetait sur le duc d'Orléans tous les
crimes auxquels on était embarrassé d'assigner une cause : triste
condamnation d'une mauvaise renommée. On surprit souvent sa main dans les
égarements du peuple, on crut la surprendre dans ce sang : elle n'y était
pas. XIX. Quand
la nuit fut venue, un inconnu, qui suivait pieusement de halte en halte le
cortége, acheta des assassins à prix d'or la tête de la princesse encore
ornée de sa longue chevelure. Il la purifia du sang et de la boue qui
souillaient ses traits, scella la tête dans un coffre de plomb et la remit
aux serviteurs du duc de Penthièvre pour que cette partie de son beau corps
reçût au moins la sépulture dans le tombeau de sa famille. Le duc de
Penthièvre attendait dans l'angoisse les nouvelles que la rumeur publique
apportait jusqu'à son château de Bizy. A la réception de ces chères
dépouilles, sa fille, épouse du duc d'Orléans, et ses serviteurs essayèrent
en vain de composer leur visage pour dérober au vieillard la connaissance de
cet attentat. Le prince lut son malheur dans leurs yeux. Il éleva les mains
au ciel : « Grand Dieu, s'écria-t-il, à quoi servent la jeunesse, la beauté,
toutes les tendresses de la femme, puisqu'elles n'ont pu trouver grâce devant
le peuple ? Qu'est-ce donc que le peuple ? » Il ne se releva plus de son lit
de larmes. Le service funèbre fut célébré dans sa chambre tendue de noir. «
Je crois toujours l'entendre, disait-il dans ses derniers entretiens avec sa
fille. Je crois toujours la voir assise près de la fenêtre, dans ce petit
cabinet. Vous son venez-vous, ma fille, avec quelle assiduité elle y
travaillait du matin au soir à des ouvrages de son sexe pour les pauvres ?
J'ai passé bien des années avec elle ; je n'ai jamais surpris une pensée dans
son âme qui ne fût pour la reine, pour moi ou pour les malheureux ; et voilà
l'ange qu'ils ont mis en pièces ! Ah ! je sens que cette idée creuse mon
tombeau ! » Il y descendit sans s'être un moment consolé. XX. Le
Châtelet, la Conciergerie, où l'on enfermait les prévenus de délits ou de
crimes civils et où, dans l'insuffisance des prisons, on avait enfermé des
Suisses et des royalistes, furent visités le lendemain par les exterminateurs
de l'Abbaye et de la Force. La commune avait pris soin d'en extraire deux
cents détenus pour dettes ou pour d'insignifiants délits. Elle n'avait laissé
exposés au massacre que des victimes coupables à ses yeux et dévouées
d'avance aux hasards de ces journées. Le massacre y commença dans la matinée
du 3 septembre. Le tribunal institué pour juger les crimes du 10 août tenait
ses séances dans le palais, à quelques pas du lieu de l'exécution. Les
massacreurs impatients n'attendaient pas sa justice trop lente. La mort
devança les jugements, et la pique jugea en masse. Quatre-vingts cadavres jonchèrent,
en peu de minutes, la cour du palais. Pendant ce temps le tribunal jugeait
encore. Le major Bachmann, qui avait remplacé M. d'Affry dans le commandement
général des Suisses au 10 août, est appelé devant les juges. Les assassins le
rencontrent dans l'escalier qui conduit de la prison au prétoire. Ils le
respectent en sa qualité de victime de la loi. Condamné à mort en cinq
minutes, Bachmann monte dans la charrette qui doit le conduire au supplice.
Debout, le front haut, l'œil serein, la bouche fière, martialement drapé dans
son manteau rouge d'uniforme comme un soldat qui se repose au bivouac, il
conserve en face de la mort la dignité du commandement. Il jette un regard de
dédain sur la foule sanguinaire, qui s'agite sous les roues en demandant sa
tête. La charrette traverse lentement la cour où le peuple immole ses
compatriotes et ses amis. Bachmann ne s'attendrit que sur eux. Ceux de ses
soldats qui attendent encore leur tour de mourir s'inclinent respectueusement
sur le passage de leur chef et semblent reconnaître leur commandant jusque
dans la mort. Le bourreau qui le saisit est sa sauvegarde contre les
assassins. Ils ne lui font grâce qu'à la condition de l'échafaud. C'est son
champ de bataille du jour. Il y monte avec orgueil et y meurt en soldat, Deux
cent vingt cadavres au Grand-Châtelet, deux cent quatre-vingt-neuf à la
Conciergerie furent dépecés par les travailleurs. Les assassins, trop peu
nombreux pour tant d'ouvrage, délivrèrent les détenus pour vol, à la
condition de se joindre à eux. Ces hommes, rachetant leur vie par le crime,
immolaient ainsi leurs compagnons de captivité, dont ils venaient de serrer
la main. Plus de la moitié des prisonniers périt sous les coups de l'autre.
Un jeune armurier de la rue Sainte-Avoie, Avoie, détenu pour une cause
légère, et remarquable par sa stature et sa force, reçut ainsi la liberté à
la charge de prêter ses bras aux assommeurs. L'amour instinctif de la vie la
lui fit accepter à ce prix. Il porta en hésitant quelques coups mal assurés.
Mais, bientôt revenant à lui, à la vue du sang, et rejetant avec horreur
l'instrument de meurtre qu'on avait mis dans sa main : « Non, non,
s'écrie-t-il, plutôt victime que bourreau ! J'aime mieux recevoir la mort de
la main de scélérats comme vous que de la donner à des innocents désarmés.
Frappez-moi ! » Il tombe et lave volontairement de son sang le sang qu'il
vient de répandre. D'Éprémesnil,
reconnu et favorisé par un garde national de Bordeaux, fut le seul détenu qui
échappa au massacre du Châtelet. Il s'évada, un sabre teint de sang à la
main, sous le costume d'un égorgeur. La nuit, le désordre, l'ivresse firent
confondre le fugitif avec ses assassins. Il enfonça jusqu'aux chevilles dans
la boue rouge de cette boucherie. Arrivé à la fontaine Maubué, il passa plus
d'une heure à laver sa chaussure et ses habits pour ne pas glacer d'effroi
les hôtes auxquels il allait demander asile. Dans
cette prison on anticipa le supplice de plusieurs accusés ou condamnés à mort
pour crimes civils. De ce nombre fut l'abbé Bardi, prévenu d'assassinat sur
son propre frère. Homme d'une taille surnaturelle et d'une sauvage énergie,
il lutta pendant une demi-heure contre ses bourreaux et en étouffa deux sous
ses genoux. Une
jeune fille d'une admirable beauté, connue sous le nom de la Belle
Bouquetière, accusée d'avoir blessé, dans un accès de jalousie, un
sous-officier des gardes-françaises, son amant, devait être jugée sous peu de
jours. Les assassins, parmi lesquels se trouvaient des vengeurs de sa victime
et des instigateurs animés par sa rivale, devancèrent l'office du bourreau.
Théroigne de Méricourt prêta son génie à ce supplice. Attachée nue à un
poteau, les jambes écartées, les pieds cloués au sol, on brûla avec des
torches de paille enflammée le corps de la victime. On lui coupa les seins à
coups de sabre ; on fit rougir des fers de piques, qu'on lui enfonça dans les
chairs. Empalée enfin sur ces fers rouges, ses cris traversaient la Seine et
allaient frapper d'horreur les habitants de la rive opposée. Une cinquantaine
de femmes délivrées de la Conciergerie par les tueurs prêtèrent leurs mains à
ces supplices et surpassèrent les hommes en férocité. Les
cinq cent soixante-quinze cadavres du Châtelet et de la Conciergerie furent
empilés en montagnes sur le Pont-au-Change. La nuit, des troupes d'enfants,
apprivoisés depuis trois jours au massacre, et dont les corps morts étaient
le jouet, allumèrent des lampions au bord de ces monceaux de cadavres, et
dansèrent la Carmagnole. La Marseillaise, chantée en chœur par des voix plus
mâles, retentissait aux mêmes heures aux abords et aux portes de toutes les
prisons. Des réverbères, des lampions, des torches de résine mêlaient leurs
clartés blafardes aux lueurs de la lune qui éclairait ces piles de corps, ces
troncs hachés, ces têtes coupées, ces flaques de sang. Pendant cette même
nuit, Henriot, escroc et espion sous les rois, assassin et bourreau sous le
peuple, à la tête d'une bande de vingt à trente hommes, dirigeait et
exécutait le massacre de quatre-vingt-douze prêtres, au séminaire de
Saint-Firmin. Les satellites d'Henriot, poursuivant les prêtres dans les
corridors et dans les cellules, les lançaient tout vivants par les fenêtres
sur une herse de piques, de broches et de baïonnettes qui les perçaient dans
leur chute. Des femmes, à qui les égorgeurs laissaient cette joie, les
achevaient à coups de bûche, et les traînaient dans les ruisseaux. Il en fut
de même au cloître des Bernardins. Mais
déjà les victimes manquaient dans Paris à la soif de sang allumée par ces
quatre-vingt-douze heures de massacre. Les prisons étaient vides. Henriot et
les exécuteurs de ces meurtres, au nombre de plus de deux cents, renforcés
par les scélérats qu'ils avaient recrutés dans les prisons, se portèrent à
Bicêtre avec sept pièces de canon que la commune leur laissa impunément
emmener. Bicêtre,
vaste égout où s'écoulait toute la boue du royaume pour purifier la
population des fous, des mendiants ou des criminels incorrigibles, contenait
trois mille cinq cents détenus. Leur sang n'avait point de couleur politique
; mais, pur ou impur, c'était du sang de plus, Les égorgeurs forcèrent les
portes de Bicêtre, enfoncèrent les cachots à coups de canon, arrachèrent les
détenus et en firent une boucherie qui dura cinq jours et cinq nuits. L'eau,
le fer et le feu servirent à exterminer ses habitants. Les uns furent inondés
ou noyés dans les souterrains où ils avaient cherché un refuge, les autres
hachés à coups de sabre, le reste mitraillé dans les cours. Coupables ou
innocents, malades ou sains, vagabonds ou indigents, tout, jusqu'aux insensés
à qui cette maison servait d'hospice, fut immolé sans distinction. L'économe,
les aumôniers, les concierges, les scribes de l'administration furent compris
dans le massacre général. En vain la commune envoya des commissaires, en vain
Péthion lui-même vint haranguer les assassins. Ils suspendirent à peine leur
ouvrage pour écouter les admonitions du maire. A des paroles sans force, le
peuple ne prête qu'un respect sans obéissance. Les égorgeurs ne s'arrêtèrent
que devant le vide. Le lendemain, la même bande, d'environ deux cent
cinquante hommes armés de fusils, de piques, de haches, de massues, fait
irruption dans l'hôpital de la Salpêtrière, hospice et prison à la fois. La
Salpêtrière ne renfermait que des femmes perdues ; lieu de correction pour
les vieilles, de guérison pour les jeunes, d'asile pour celles qui touchaient
encore à l'enfance. Après avoir massacré trente-cinq femmes des plus âgées,
ils forcent les dortoirs des autres, les obligent à assouvir leur brutalité,
égorgent celles qui résistent et emmènent en triomphe avec eux de jeunes
filles de dix à douze ans, proie immonde de la débauche ramassée dans le
sang. XXI. Pendant
que ces proscriptions consternaient Paris, l'Assemblée envoyait en vain des
commissaires pour haranguer le peuple aux portes des prisons. Les égorgeurs
ne suspendaient même pas leur travail pour prêter l'oreille à ces discours
officiels. Les mots de justice et d'humanité ne résonnent pas dans le cœur de
brutes ivres de vin et de sang. En vain le ministre de l'intérieur, Roland,
gémissant de son impuissance, écrivit-il à Santerre de déployer la force pour
protéger la sûreté des prisons ; Santerre ne parut que le troisième jour pour
demander au conseil général de la commune l'autorisation de réprimer les
scélérats devenus dangereux à ceux-là mêmes qui les avaient lâchés sur leurs
ennemis. Les tueurs venaient insolemment sommer la municipalité de leur payer
leurs meurtres. Tallien et ses collègues n'osèrent leur refuser le prix de
ces journées de travail, et portèrent sur les registres de la commune de
Paris ces salaires à peine déguisés sous des titres et sous des prétextes
transparents. Santerre et ses détachements, arrivés après coup, eurent peine
à refouler, dans leurs repaires, ces hordes alléchées de carnage. Ces hommes,
nourris de crimes pendant sept jours, gorgés de vin dans lequel on mêlait de
la poudre à canon, enivrés par la vapeur du sang, s'étaient exaltés jusqu'à
un état de démence physique qui les rendait incapables de repos. La fièvre de
l'extermination les avait saisis. Ils n'étaient plus bons qu'à tuer. Dès que
l'emploi leur manqua, beaucoup d'entre eux tournèrent leur fureur contre eux-mêmes.
Quelques-uns, rentrés chez eux, se répandirent en imprécations contre
l'ingratitude de la commune, qui ne leur avait fait allouer que quarante sous
par jour. Ce n'était pas un sou par victime pour ces assassinats au rabais.
D'autres, tourmentés de remords, ne virent plus devant leurs yeux que les
visages livides, les membres saignants, les entrailles fumantes de ceux
qu'ils avaient égorgés. Ils tombèrent dans des accès de folie ou dans une
langueur sinistre, qui les conduisit en peu de jours au tombeau. D'autres
enfin, signalés à l'effroi de leurs voisins et odieux à leurs proches,
s'éloignèrent de leur quartier s'engagèrent dans des bataillons de
volontaires, ou, insatiables de crime, s'enrôlèrent dans les bandes
d'assassins qui allèrent continuer à Orléans, à Lyon, à Meaux, à Reims, à
Versailles les proscriptions de Paris. De ce nombre furent Chariot, Grizon,
Hamin, le tisserand Rodi, Henriot, le garçon boucher Allaigre, et un nègre,
nommé Delorme, amené à Paris par Fournier l'Américain. Ce noir, infatigable
au meurtre, égorgea à lui seul plus de deux cents prisonniers pendant les
trois jours et les trois nuits du massacre, sans prendre d'autre relâche que
les courtes orgies où il allait retremper ses forces dans le vin. Sa chemise
rabattue sur sa ceinture laissant voir son tronc nu, ses traits hideux, sa
peau noire rougie de taches de sang, les éclats de rire sauvage qui ouvraient
sa bouche et montraient ses dents à chaque coup qu'il assénait, faisaient de
cet homme le symbole du meurtre et le vengeur de sa race. C'était un sang qui
en épuisait un autre, le crime exterminateur punissant l'Européen de ses
attentats sur l'Afrique. Ce noir, qu'on retrouve une tête coupée à la main
dans toutes les convulsions populaires de la Révolution, fut, deux ans plus
tard, arrêté aux journées de prairial, portant au bout d'une pique la tête du
député Féraud, et périt enfin du supplice qu'il avait tant de fois prodigué.
Aussitôt que ces complices de septembre, réfugiés aux armées dans les
bataillons de volontaires, y furent, signalés à leurs camarades, les
bataillons les vomirent avec dégoût. Les soldats ne pouvaient pas vivre à
côté des assassins. Le drapeau, du patriotisme devait être pur du sang des
citoyens. L'héroïsme et le crime ne voulaient pas être confondus. XXII. Telles
furent les journées de septembre. Les fosses de Clamart, les catacombes de la
barrière Saint-Jacques connurent seules le nombre des victimes. Les uns en
comptèrent dix mille, les autres le réduisirent à deux ou trois mille. Mais
le crime n'est pas dans le nombre, il est dans l'acte de ces assassinats. Une
théorie barbare a voulu les justifier. Les théories qui révoltent la
conscience ne sont que les paradoxes de l'esprit mis au service des
aberrations du cœur. On veut se grandir en s'élevant, dans de soi-disant
calculs d'homme d'État, au-dessus des scrupules de la morale et des
attendrissements de l'âme. On se croit ainsi au-dessus de l'homme. On se
trompe, on est moins qu'un homme. Tout ce qui retranche à l'homme quelque
chose de sa sensibilité lui retranche une partie de sa véritable grandeur.
Tout ce qui nie sa véritable conscience lui enlève une partie de sa lumière.
La lumière de l'homme est dans son esprit, mais elle est surtout dans sa
conscience. Les systèmes trompent. Le sentiment seul est infaillible comme la
nature. Contester la criminalité des journées de septembre, c'est s'inscrire
en faux contre le sentiment du genre humain. C'est nier la nature, qui n'est
que la morale dans l'instinct. Il n'y a rien, dans l'homme, de plus grand que
l'humanité. Il n'est pas plus permis à un gouvernement qu'à un individu
d'assassiner. La masse des victimes ne change pas le caractère du meurtre. Si
une goutte de sang souille la main d'un meurtrier, des flots de sang
n'innocentent pas les Danton ! La grandeur du forfait ne le transforme pas en
vertu. Des pyramides de cadavres élèvent plus haut, il est vrai, mais c'est
plus haut dans l'exécration des hommes. XXIII. Sans doute il ne faut pas compter les vies que coûte une cause juste et sainte, et les peuples marchent dans le sang et ne se souillent pas en marchant à la conquête de leurs droits, à la justice et à la liberté du monde. Mais c'est dans le sang des champs de bataille et non dans celui des vaincus froidement et systématiquement massacrés. Les révolutions comme les gouvernements ont deux moyens légitimes de s'accomplir et de se défendre : juger selon la loi et combattre. Quand elles égorgent, elles font horreur à leurs amis et donnent raison à leurs ennemis. La pitié du monde s'écarte des causes ensanglantées. Une révolution qui resterait inflexiblement pure conquerrait l'univers à ses idées. Ceux qui donnent les exemples de septembre comme des conseils et qui présentent des égorgements comme des éléments de patriotisme perdent d'avance la cause des peuples en la faisant abhorrer ; avec de telles doctrines il n'y a plus que ténèbres, précipices et, chutes. La Saint-Barthélemy a plus affaibli le catholicisme que n'eut fait le sang d'un million de catholiques. Les journées de septembre furent la Saint-Barthélemy de la liberté. Machiavel les eût conseillées, Fénelon les eût maudites. Il y a plus de politique dans une vertu de Fénelon que dans toutes les maximes de Machiavel. Les plus grands hommes d'État des révolutions se font quelquefois leurs martyrs, jamais leurs bourreaux. |