I. Pendant
que la famille royale, arrivée au terme de tant d'agitations, se recueillait
derrière les murs du Temple et s'installait dans son dernier asile,
l'Assemblée, par l'organe de Guadet, promulguait les règles d'après
lesquelles on nommerait une convention, et ferait appel à la souveraineté
directe et unanime du peuple. Les assemblées primaires allaient se composer
de tous les Français ayant l'âge de vingt et un ans et de condition libre.
Elles devaient se réunir le 26 août et donner à leurs représentants un mandat
souverain et indépendant de toute constitution préexistante. La Convention se
réunirait le 20 septembre. L'Assemblée nationale et le pouvoir exécutif,
nommé la veille, ne se réservaient que l'interrègne du 12 août au 20
septembre. Ainsi
le triomphe des Girondins amena immédiatement leur abdication. L'Assemblée
qu'ils dominaient se sentit faible devant un événement qu'elle n'avait eu ni
le courage d'accomplir ni la vertu d'empêcher. Elle se retira, et restitua au
peuple les pouvoirs qu'elle en avait reçus. Le mouvement avorta dans ses
mains. Elle tira le gouvernement au sort et jeta la France au hasard.
Infidèle à la constitution, refusant son appui à la royauté, timide en face
de la république, elle n'eut ni plan, ni politique, ni audace. Elle donna à
tous les partis le droit de la mépriser. L'histoire la jugera plus sévèrement
qu'aucune des Assemblées qui personnifièrent la Révolution. Placée entre
l'Assemblée constituante et la Convention nationale, elle pâlit devant ces
deux grands foyers, l'un des lumières philosophiques, l'autre de la volonté
révolutionnaire de la nation. Elle ne renversa rien, elle ne fonda rien ;
elle aida tout à tomber. Elle reçut de ses prédécesseurs une constitution à
maintenir, une royauté à réformer, un pays à défendre. Elle laissa, en se
retirant, la France sans constitution, sans roi, sans armée. Elle disparut
dans une émeute. Ses seules traces furent des débris. Faut-il l'en accuser,
faut-il en accuser les difficultés du temps ? Mais le temps était-il plus
facile et les événements plus maniables pour l'Assemblée constituante au
serment du Jeu de paume, aux journées d'octobre, au 14 juillet, à la fuite du
roi ? Les temps furent-ils plus doux pour la Convention à son avènement dans
l'anarchie, à la proclamation de la république, à l'invasion de la Champagne,
à l'insurrection de la Vendée, au siège de Lyon ? Évidemment non ; mais ces
difficultés extrêmes trouvèrent, dans ces deux corps, une politique et une
volonté égales aux extrémités de ces situations. Pourquoi cette différence
entre des corps politiques puisés dans le même peuple et agissant à la même
époque ? Osons le dire : c'est que l'Assemblée législative, nommée en haine
de l'aristocratie et en défiance du peuple, et choisie parmi ces partis
moyens et modérés qui ne sont dans les temps de crise que les négations du
bien et du mal, n'eut, dans les éléments qui la composaient, ni l'esprit
politique des hautes classes, ni l'âme patriotique du peuple. L'Assemblée
constituante fut la représentation de la pensée de la France ; la Convention
fut la représentation du dévouement passionné des masses. L'Assemblée
législative ne représenta que les intérêts et les vanités des classes
intermédiaires. Expression de cette bourgeoisie honnête, mais égoïste dans
ses habitudes, elle n'apporta au gouvernement, de cette grande crise, que les
pensées moyennes, les passions vaniteuses et les petites prudences de cette
partie des nations, dont la timidité est à la fois la vertu et le vice. Elle
sut écrire et parler, elle ne sut pas agir. Elle eut des orateurs, elle n'eut
pas d'hommes d'État. Mirabeau avait été dans l'Assemblée constituante
l'expression souveraine de cette aristocratie qui, après s'être éclairée la
première, aux rangs élevés des nations, des hautes lumières d'une époque,
aspire à la gloire de les répandre sur le peuple, et se fait révolutionnaire
par générosité et populaire par orgueil. Danton, Robespierre furent
l'expression terrible des passions d'un peuple à peine émancipé de ses fers,
qui veut conserver à tout prix à l'avenir la révolution qu'on lui a faite, et
qui ne pèse ni un intérêt contre une idée, ni une vie contre un principe.
Vergniaud, Brissot, Gensonné, Guadet ne furent que des discoureurs
quelquefois sublimes, toujours impuissants. Ils n'eurent pas de but arrêté,
ou ils placèrent ce but toujours trop loin ou trop près. Ils donnèrent à la
Révolution des impulsions tour à tour trop faibles et trop fortes, qui les
arrêtèrent en deçà ou les lancèrent au-delà de leur pensée. Ils voulaient un
pouvoir et ils le sapaient ; ils craignaient l'anarchie et ils la
conspiraient ; ils voulaient la république et ils l'ajournaient. La nation
s'impatienta de leur indécision, qui la perdait ; elle fit sa journée et ils
disparurent. Au 10
août, le peuple fut plus homme d'État que ses chefs. Une crise était
nécessaire ou tout périssait dans les mains de ces législateurs qui voulaient
le mouvement sans secousse, la liberté sans sacrifice, la monarchie sans
royauté, la république sans hésitation, la Révolution sans garantie, la force
du peuple sans son intervention, le patriotisme sans cette fièvre de
l'enthousiasme qui donne aux nations le délire et la force du désespoir. Un
peuple ne pouvait pas laisser sans démence durer et empirer un tel état de
contradictions. La France était en perdition. L'Assemblée ne prenait pas le
gouvernail. Le peuple s'y précipita avec ce génie de la circonstance et cette
témérité de résolution qui risque tout pour tout sauver quand tout est
inévitablement perdu. Le mécanisme de la constitution ne fonctionnait plus.
Un éclair de conviction lui démontra qu'on ne pouvait plus le réparer. Il le
brisa ; ce fut le 10 août. Les
larmes, le sang, les crimes de cette journée ne retombèrent pas tant sur le
peuple qui la fit que sur l'Assemblée qui la rendit inévitable. Si
l'Assemblée législative avait eu l'intelligence tout entière, si elle avait
pris la dictature, voilé la constitution, suspendu et écarté le roi, mis la
royauté en tutelle pendant la crise, elle pouvait prévenir l'intervention des
piques, préserver la forme monarchique, armer la nation, garantir les
frontières, épargner le sang des victimes du 10 août et du 2 septembre, et ne
pas attrister la France de l’échafaud de son roi. Sa faiblesse produisit ces
excès et les fureurs du peuple. Malheur aux empires quand la tête des nations
ne prend pas l'initiative réfléchie des grandes résolutions et la laisse
prendre à l'insurrection. Ce que touche le peuple est toujours brisé par la
violence ou taché de sang. L'Assemblée nationale fut au-dessous de la crise.
Elle eut le talent, les lumières, le patriotisme, les vertus même nécessaires
aux fondateurs de la liberté ; elle n'en eut pas le caractère. Le caractère
est le génie de l'action. Ces hommes n'eurent que le génie de la parole et le
génie de la mort. Bien parler et bien mourir, ce fut leur destinée. II. Le
contre-coup du 10 août fut ressenti dans tout l'empire et dans toute
l'Europe. Les cabinets étrangers et les émigrés, tout en déplorant la
catastrophe, l'emprisonnement du roi, l'encouragement que le triomphe du
peuple de Paris donnait à l'esprit révolutionnaire, se réjouirent en secret
des agitations convulsives dans lesquelles la France allait vraisemblablement
se déchirer. Une guerre civile était le plus puissant auxiliaire de la guerre
étrangère. Le gouvernement anarchique d'une assemblée était le moins propre à
la conduite d'une guerre nationale. La France sans chef, sans unité, sans
constitution, tomberait, membre par membre, sous les forces des coalisés.
D'ailleurs le scandale de ce palais violé, de ces gardes immolés, de cette
famille royale avilie par l'insurrection, enlevait tout prétexte de
temporisation et de ménagement à celles des puissances qui hésitaient encore.
Le défi de la France était jeté à toutes les monarchies ; il fallait
l'accepter ou déclarer tous les trônes de l'Europe impuissants à se soutenir
devant l'esprit de trouble et d'insurrection, vainqueur partout s'il était
vainqueur à Paris. L'Angleterre elle-même, si favorable jusque-là à la
réforme en France, commençait à voir avec répugnance un mouvement d'esprit
qui dépassait les limites et la forme de sa propre constitution. La France,
en se lançant dans l'inconnu, s'aliénait tous les vœux et toutes les
espérances qui l'avaient suivie jusque-là. Le tocsin des trônes sonnait à
Paris. Les coalisés et les émigrés y répondirent en se rapprochant des
frontières. Le duc de Brunswick lui-même reprit confiance, concentra ses
forces et commença son mouvement. III. A
l'intérieur, l'adhésion au 10 août fut unanime dans le nord, dans l'est et
dans le midi de la France. Les campagnes de la Vendée seules s'agitèrent et
firent éclater quelques symptômes de guerre civile. Partout ailleurs les
royalistes et les constitutionnels consternés cachèrent leurs pressentiments
et leur douleur. Les Girondins et les Jacobins se coalisèrent pour faire
nommer à la Convention par les assemblées primaires des hommes extrêmes,
d'une trempe antique, irréconciliables avec la royauté. La France sentait que
l'heure des conseils timides était passée pour elle et que la patrie n'avait
plus de rempart que ses baïonnettes. Il lui fallait dans ses conseils comme
sur ses frontières des hommes qui ne pussent pas regarder derrière eux. Elle
cherchait ces hommes, elle les trouva, elle les nomma, fille leur donna pour
unique mandat le salut de la nation et le salut de la liberté. L'armée,
commandée par des généraux constitutionnels et par des officiers encore
attachés au roi, reçut avec stupeur la nouvelle inattendue du renversement de
la constitution et du triomphe des Jacobins. Il y eut quelques moments
d'hésitation, dont un chef habile et accrédité aurait pu s'emparer pour
l'entraîner contre Paris ; mais la victoire n'avait encore donné à aucun
général le droit de désobéir à un mouvement populaire. Le vieux Luckner,
commandant en chef, interrogé à Metz par la municipalité et par le club sur
le parti qu'il ferait prendre à l'armée, balbutia une approbation vague du
coup d'État de Paris. Le lendemain ayant reçu de La Fayette, son lieutenant,
un avis contraire, il changea de langage et harangua ses troupes pour les
prémunir contre les instigateurs de désordre qui allaient arriver de Paris.
Vieux mannequin de guerre inhabile à comprendre la politique, Luckner
balbutiait comme un entant tout ce qu'on lui soufflait. L'arrivée des
commissaires de l'Assemblée envoyés aux armées pour les éclairer et les
enchaîner, le fit changer de langage une troisième fois. A
Valenciennes, le général Dillon proclama dans an ordre du jour que la
constitution avait été violée et que les parjures devaient être punis.
Quelques jours plus tard Dillon se rétracta dans une lettre à l'Assemblée.
Montesquiou, à l'armée du Midi, se prononça mollement pour le maintien de la
constitution. A Strasbourg, le maire Diétrick et les généraux
Caffarelli-Dufalga et Victor de Broglie s'indignèrent de l'attentat à
l'inviolabilité du roi. Le général Biron, ami du duc d'Orléans et soutenu par
les Jacobins de Strasbourg, étouffa ce germe de soulèvement et donna son
armée au parti vainqueur. La Fayette seul prit une résolution et une attitude
politique. IV. Ce
général avait son quartier-général à Sedan, chef-lieu des Ardennes. Il apprit
les événements du 10 août par un officier de son armée, qui, se trouvant à
Paris pendant le combat, sortit des barrières et courut informer son général
des massacres et des décrets de la journée. La Fayette, dépassé par ce
mouvement, se crut de force à l'arrêter par une fédération de son armée et
des départements. A défaut du pouvoir central auquel il pût légalement obéir
il demanda des ordres aux administrateurs du département des Ardennes. Son
projet était de former une espèce de congrès des départements unis. Le noyau
de cette fédération se rencontrait pour lui dans les trois départements des
Ardennes, de l'Aisne et de la Meuse, sur les dispositions desquels il pensait
pouvoir compter. Il croyait peu au succès, mais il croyait à son devoir et il
l'accomplissait en citoyen plus qu'en chef de parti. L'Assemblée, informée de
ces hésitations de l'armée, envoya des commissaires pour l'arracher aux
généraux suspects. Mais La
Fayette, malgré la générosité de son caractère et malgré le dévouement de sa
vie, se confia trop pour un chef de parti à la puissance seule de la loi. Au
lieu d'enlever ses troupes par l'élan du mouvement, il les laissa réfléchir
immobiles. Leur enthousiasme pour lui et leur attachement à la constitution
s'assoupirent dans cette hésitation. Destitué par l'Assemblée le 19, il
sentit que sa fortune l'abandonnait, que sa popularité était vaincue et que
la Révolution, qui lui échappait, allait se retourner contre lui. Il résolut
de s'expatrier et se condamna lui-même à l'ostracisme dont son pays allait le
frapper. Alexandre Lameth, les deux frères Latour-Maubourg, Bureau de Pusy,
patriote, militaire et politique éminent, ses aides-de-camp, et quelques officiers
l'accompagnèrent dans sa fuite. La Fayette se proposait de passer en Hollande
et de là en Amérique. Après une nuit de marche, il tomba dans un détachement
ennemi. Reconnu et conduit à Namur, son nom fut son crime aux yeux des
généraux de l'empereur. Le chef de l'insurrection française, le protecteur de
Louis XVI, le général du peuple de Paris était une proie trop inattendue et
trop éclatante pour que les rois coalisés le laissassent généreusement se
retirer du champ de bataille. La Fayette, séparé de ses amis, traîné de place
forte en place forte jusqu'au cachot d'Olmutz, subit avec la patience de la
conviction une longue et odieuse captivité. Martyr de la liberté après en
avoir été le héros, sa vie publique eut, à dater de ce jour, une interruption
de trente ans. La Révolution le rappela sur la scène de l'histoire. Ses amis
et ses ennemis le reconnurent aux mêmes principes, aux mêmes vertus, aux
mêmes déceptions. V. L'expatriation
de La Fayette et la soumission de son corps d'armée laissèrent l'Assemblée
sans inquiétude sur la disposition des troupes, mais tremblante sur la
situation des frontières. Les Girondins, rentrés au ministère dans la
personne de Servan, Clavière et Roland, prévoyant leur lutte prochaine avec
les Jacobins, sentirent l'importance de donner a 1 armée un chef qui leur
garantît à la fois la victoire sur les ennemis du dehors, un appui contre les
ennemis du dedans. Anciens collègues de Dumouriez, leurs ressentiments contre
ce général cédèrent à la haute idée que cet homme leur avait laissée de ses
talents. De son côté Dumouriez, avec la sûreté de son coup d'œil, avait sondé
l'événement du 10 août et l'avait jugé. Les crises ne reviennent pas en arrière
avant de s'être épuisées elles-mêmes ou d'avoir achevé leur évolution. La
crise faisait un pas de plus, il fallait faire ce pas avec elle ; autrement
elle laisserait en arrière les indécis. Dumouriez déplorait le malheur du
roi. Mais en refusant le serment à la nation, il se perdait sans sauver Louis
XVI. D'ailleurs, quelle que fût la forme du gouvernement, il y aurait
toujours une patrie ! Sauver la patrie était la seule politique qui convint
dans un pareil moment à un soldat. Le champ de bataille était le chemin de la
puissance. Pendant que les autres généraux contestaient avec la nécessité ou
tentaient d'impuissantes résistances, Dumouriez, enfermé dans son camp de
Maulde près de Valenciennes, désobéit hardiment à Dillon, refusa de taire
prêter à son camp l'ancien serment à la royauté et se déclara aux ordres de
l'événement. Une correspondance secrète s'établit à l'instant entre Servan,
Roland, Clavière, ses anciens collègues, el ce général. Les Girondins se
félicitèrent d'avoir une tête et un bras à eux. D'un autre côté, les Jacobins
nouèrent avec Dumouriez des rapports que le hasard avait fait naître et dont
l'habileté du général tirait parti pour sa fortune. VI. Le
jeune Couthon, ami de Robespierre et député de l'Auvergne à l'Assemblée
législative, prenait en ce moment les bains de Saint-Amand. Saint-Amand est
aux portes de Valenciennes, dans le voisinage du camp de Dumouriez. Le
général et le député s'étaient rencontrés et souvent entretenus. Cet homme
avait l'auréole de ses pressentiments. Sa verve enivrait ceux qui
l'approchaient. Couthon fut fasciné par cette séduction du génie de
Dumouriez, comme l'avait été autrefois Gensonné. Il devina le sauveur de la patrie. Couthon,
jeune avocat de Clermont avant d'être envoyé à l'Assemblée nationale, puis à
la Convention, poussait sa foi à la Révolution jusqu'au fanatisme. Ce
fanatisme, doux et méditatif alors, fut sanguinaire depuis. Le foyer de cette
âme, pleine d'amour et d'espérance pour l'humanité, devint le cratère d'un
volcan intérieur contre les ennemis de ses idées. Plus les rêves de l'homme
sont beaux, plus il s'irrite contre tout ce qui les renverse. Couthon était
philosophe. Son visage était gracieux, son regard serein, ses entretiens
graves et mélancoliques. Une jeune femme et un enfant autour de lui
nourrissaient la tendresse de son âme et consolaient son infirmité : Couthon
était privé de l'usage de ses jambes. La cause de cette infirmité intéressait
à son malheur : il la devait à l'amour. Traversant pendant une nuit obscure
de l'hiver une vallée marécageuse de l'Auvergne pour aller s'entretenir
furtivement avec la jeune tille qu'il aimait, il s'était égaré dans les
ténèbres. Enseveli jusqu'au matin dans la boue glacée qui s'enfonçait de plus
en plus sous le poids de son corps, il avait lutté toute une nuit contre la
mort, et n'avait échappé au gouffre qu'engourdi et perclus. On ne soupçonnait
pas à Saint-Amand le rôle futur de Couthon. On ne voyait point de sang sur
ses rêves. Les
trois députés envoyés à l'armée de Dillon, Delmas, Dubois-Dubais et
Bellegarde, arrivés le 14 août à Valenciennes, avaient ordre de destituer
Dillon et Lanoue. Ces deux généraux avaient été lents à reconnaître le 10
août. Repentants et soumis aujourd'hui, ils implorèrent le pardon des trois
commissaires. Ceux-ci allaient l'accorder. Couthon, leur collègue, accourut
de Saint-Amand à Valenciennes, vanta les talents et l'énergie de Dumouriez,
et lui fit obtenir de l'Assemblée le commandement des deux armées de Lanoue
et de La Fayette. Westermann, ami de Danton, son homme de guerre dans la
journée du. 10, et maintenant son émissaire aux armées, après avoir visité le
camp de Sedan, accourut a Valenciennes. Il peignit vivement à Dumouriez la
désorganisation de l'armée de La Fayette, la désertion des officiers, le
mécontentement des soldats, le mauvais esprit des Ardennes, et la violation
prochaine du territoire, si l'ennemi, déjà maître de Longwy, marchait en
avant sur la Champagne. Westermann, investi de la confiance de Danton et
animé de tout le feu du patriotisme qu'il rapportait de Paris, convainquit
Dumouriez et l'entraîna. Le général, accoutumé à traiter avec les factions et
à entendre à demi-mot les insinuations de leurs chefs, comprit que Danton
voulait avoir un agent à l'armée dans la personne de Westermann ; il fit de
ce jeune officier le nœud de ses rapports avec Danton. Westermann, comme tous
les autres, fut entraîné à son tour dans la sphère du mouvement et du génie
de Dumouriez. Venu pour l'observer, il 1 admira et le servit avec passion. Le
général, qui savait employer les hommes selon la valeur et non selon le
grade, reconnut, au premier coup d'œil, dans Westermann un cœur martial, une
âme de feu, un bras de fer : il se l'attacha. VII. Dumouriez
fit, pendant la nuit du 26 au 26 août, ses dispositions pour la campagne de
Belgique, à laquelle il ne renonçait pas encore. Il rappela de Lille le
général Labourdonnaye, qui commandait cette place, et lui donna en son
absence, le commandement de l'armée de Valenciennes. Il partit pour Sedan le
26, avec Westermann, un seul aide-de-camp et le brave Baptiste, son valet de
chambre, dont la bravoure et le dévouement à son maître firent depuis un des
instruments de sa gloire et des succès de l'armée. Arrivé le 28 au camp de La
Fayette, Dumouriez y fut reçu avec la froideur et les murmures d'une armée
qui ne connaît pas le chef qu'on lui donne et qui regrette le chef qu'elle a
perdu. Sûr du lendemain, le général ne s'intimida pas de cet accueil. Il brava
le visage hostile et se fia au sentiment de sa supériorité qui lui ramènerait
les cœurs. Arrivé sans équipages et sans chevaux de guerre, il monta les
chevaux de La Fayette, passa la revue des troupes et les harangua.
L'infanterie se montrait morne mais ferme, la cavalerie presque séditieuse.
En passant devant les rangs, il entendit des paroles injurieuses contre lui :
« C'est pourtant cet homme, disaient les soldats entre eux, qui a fait
déclarer la guerre et qui est cause des dangers de la patrie et du sang versé
de nos frères à Longwy ! » Dumouriez arrêtant son cheval et regardant
fièrement les escadrons : « Y a-t-il quelqu'un assez lâche parmi des soldats,
dit-il, pour s'affliger de la guerre, et croyez-vous conquérir la liberté
sans vous battre ? » Ce mot ramena, sinon la confiance, du moins le respect
sur le front des officiers et des soldats. Le regard de Dumouriez, la
présence de Westermann, le vainqueur du 10 août, tout couvert encore du sang
des Suisses et de l'enthousiasme du peuple de Paris, imposèrent aux troupes.
Elles se sentirent placées, par la prise de Longwy, entre les baïonnettes des
Prussiens et le mépris de la nation, qui les regardait. Elles se
raffermirent. La
carte dépliée, les forces respectives et les distances mesurées sur la table
du conseil, Dumouriez ouvrit la séance, exposa la situation et demanda les
avis. Dillon prit le premier la parole. Il montra sur la carte le point de
Châlons comme la position qu'il fallait atteindre avant l'ennemi, si on
voulait lui couper à temps l'entrée des plaines de la France et la route de
Paris. Le compas à la main, il mesura la distance de Châlons à Verdun et de
Châlons à Sedan ; il montra que l'ennemi, déjà sous les murs de Verdun,
serait plus près de Châlons que l'armée défensive, et, représentant avec
beaucoup de raison et de force que la conservation de la capitale importait
plus à la nation que la conservation des Ardennes, il conclut à marcher la
nuit même sur Châlons en laissant le général Chazot et quelques bataillons
dans le camp fortifié de Sedan. Le conseil tout entier se rangea à cet avis.
Dumouriez eut l'air de l'approuver par son silence et ordonna à Dillon de
lever 1avant-garde et de la porter sur la rive gauche de la Marne, comme si
le mouvement sur Châlons eut été adopté dans sa pensée. Il ne l'était pas. A
peine le conseil de guerre était-il congédié, que Dumouriez, gardant auprès
de lui l'adjudant-général Thouvenot, dont il avait remarqué le regard pensif
et la physionomie expressive pendant le discours de Dillon, s'ouvrit à lui
comme à un confident capable de comprendre et de couver une grande pensée. «
La retraite sur Châlons, lui dit-il, est une pensée sage. Mais la sagesse des
grands dangers c'est la témérité. Il faut tromper la fortune en se montrant
plus confiant qu'elle n'est adverse. Se retirer derrière la Marne, devant un
ennemi nombreux et actif, c'est donner à la France le signal de la faiblesse
et du découragement, c'est commencer la guerre par un mouvement en arrière
toujours semblable à une déroute : enfin c'est ouvrir aux coalisés les
plaines fertiles d'Épernay et de Reims et la route de Paris, sur laquelle
aucun obstacle ne peut l'arrêter après la Marne. » Alors, montrant sur la
carte une longue ligne de forêts qui s'étend de Sedan à Sainte-Menehould,
entre Verdun et Châlons, nom obscur alors, devenu national depuis : « Voilà,
dit-il à Thouvenot, les Thermopyles de la France ! Si j'ai le bonheur d'y
arriver avant les Prussiens, tout est sauvé ! » Ce mouvement oblique de
Dumouriez, bien loin d'éloigner l'armée française des Prussiens, l'en
rapprochait, et leur fixait audacieusement un champ de bataille sur le
terrain même qu'ils occupaient déjà ; car de Verdun, où était le roi de
Prusse, il y a moins de distance que de Sedan, où était Dumouriez, pour se
porter au centre de la forêt de l'Argonne. Thouvenot fut convaincu par
l'enthousiasme dont cet éclair de génie illumina soudainement son œil
militaire. Il adopta l'idée comme si lui-même l'avait conçue. Subjugué par la
supériorité de caractère et d'intelligence qu'il découvrait dans son chef, il
devint de ce jour son second et son ami. C'était un de ces hommes dont l'âme
sommeille dans l'obscurité des rangs secondaires jusqu'à ce qu'une main habile
en ait touché le ressort. Il avait eu de l'estime pour La Fayette ; il eut un
culte pour Dumouriez. Bon officier sous le premier, il fut un héros sous
l'autre. Les hommes font les hommes. L'âme d'une armée est dans le général. VIII. Heureux
de se voir compris, Dumouriez, qui ne s'était pas couché depuis la veille de
son départ de Valenciennes, chargea Thouvenot de préparer les détails de ce
mouvement et s'endormit quelques heures sur son idée. Les grandes résolutions
calment les grands cœurs. Il avait d'avance la sécurité du parti pris. A son
réveil il envoya ordre à Beurnonville, qu'il avait laissé à Valenciennes, de
lui amener neuf mille hommes d'infanterie et de cavalerie, inutiles, pour le
moment, dans le camp de Maulde Il fit partir par toutes les routes des
courriers et des officiers sûrs pour informer Luckner de ses mouvements et
s'informer des siens. Il prévenait le vieux général qu'il allait appeler sur
l'Argonne tout le poids d'une armée de quatre-vingt mille Prussiens. Il lui
assignait le rendez-vous probable où la jonction de l'armée de Metz et de
l'armée de Sedan, si elle pouvait s'opérer, déterminerait la bataille et
sauverait la patrie. Il emprunta aux arsenaux de La Fère et de Douai les
munitions de guerre dont il était dépourvu. Enfin il nomma des généraux pour
remplacer ceux qu'avait entraînés La Fayette. Dangest, Diettmann, Ligneville,
Chazot, Miaczinski, officiers aimés du soldat, reçurent le grade de
lieutenants-généraux et de maréchaux-de-camp. Son état-major, incertain,
mécontent, plein d'hésitation et de murmure, fut composé d'hommes qui lui
devaient leur fortune et qu'il enchaînait à la sienne. L'armée avait une tête
; en vingt-quatre heures cette tête eut des bras. Il communiqua au ministre
de la guerre Servan son plan de défense. Il instruisit confidentiellement
Danton, par Westermann, de la résolution téméraire qu'il avait conçue. Averti
lui-même par Westermann des convulsions patriotiques dont il méditait
d'agiter la France pour lancer des milliers de défenseurs aux frontières,
Dumouriez indiqua Châlons et Sainte-Menehould pour camps aux volontaires qui arriveraient
de l'intérieur. Il pourvut ces deux camps des vivres, des fourrages, des
fours nécessaires aux hommes et aux chevaux. Sans cesse à cheval ou au conseil,
il se multiplia pour se faire connaître personnellement de tous ses corps. Il
effaça La Fayette de leurs yeux pour le remplacer dans leurs cœurs. La
Fayette était plus citoyen, Dumouriez plus soldat. L'armée se donna mieux à
lui ; il la remania en entier ; il la divisa en corps distincts, plaçant à la
tête de chacun de ces corps un général responsable par sa gloire de la
conduite de ses soldats. Ayant détaché la veille le général Dillon, comme on
l'a vu, avec l'avant-garde de La Fayette, dans le dessein de le porter à
l'extrémité de la forêt d'Argonne et de se séparer, pendant plusieurs jours,
de cette partie de l'armée, il forma une seconde avant-garde. Il en donna le
commandement à Stengel, brave et hardi colonel du régiment des hussards de
Berchiny. La résistance de Verdun étant nécessaire au moins quelques jours à
l'exécution de son plan et au déploiement de ses troupes, dans les
différentes positions qu'il voulait occuper dans l'Argonne, il fit partir le
général Galbaud avec un renfort de trois mille hommes pour se jeter dans
Verdun et en prolonger le plus longtemps possible la défense. Ces
dispositions prises, il étudia de plus près le terrain sur lequel il allait
établir l'armée française, l'importance des différents postes qu'elle aurait
à couvrir, et les moyens de la faire arriver avant l'ennemi clans des défilés
où l'ennemi, plus fort en nombre, était plus rapproché que lui. Le plus grand
secret lui était nécessaire. Sa pensée soupçonnée était une pensée avortée.
Un indice le perdait. IX. La
forêt de l'Argonne a trois lieues de long de Sedan à Sainte-Menehould ; sa
largeur, inégale, varie de deux à quatre lieues. Elle court sur un sol
montueux, entrecoupé de rivières, d'étangs, de ruisseaux, de marais, de
fondrières, qui, joignant leurs obstacles aux obstacles de la forêt même, en
font une barrière impénétrable à la marche d'une armée. Cette forêt sépare
les riches provinces des Trois-Évêchés des plaines stériles de la Champagne.
Les bords de la forêt, sur ces deux revers, déclinent en pentes arrosées et
vertes, où des pâturages et des terres labourables ont aggloméré des fermes,
des hameaux. C'est un long bras des Ardennes tendu au milieu des plaines de
la Champagne. On ne
peut traverser cette forêt que par cinq grandes clairières que la
configuration naturelle du sol, le lit des eaux, les défrichements, la ligne
des routes ont tracées et aplanies dans son épaisseur. Ces cinq passages
occupés, fortifiés et défendus, la France centrale est couverte. Le premier
de ces défilés et le plus rapproché de Sedan est celui du Chêne-Populeux ;
large et sans obstacle naturel, il livre passage à la route de Rhetel à
Sedan. Le
second se nomme la Croix-au-Bois, ce n'est qu'un chemin creux pour les
bûcherons. Le troisième est le défilé de Grandpré, placé au centre de la
forêt. La nature a disposé ce débouché pour le camp d'une armée défensive ;
un amphithéâtre placé entre deux rivières qui le couvrent, bordé par la forêt
qui protège ses flancs, descend en pente rapide du côté de l'ennemi, et donne
aux troupes établies dans cette position la supériorité du niveau, la
sécurité de leurs ailes et un glacis naturel au rempart qu'elles couronnent
de leur feu ; la route de Stenay à Reims le perce. Le quatrième est le défilé
de la Chalade, qui met en communication la ville de Varennes et celle de
Sainte-Menehould. Enfin le cinquième, ou le défilé des Islettes, s'ouvre à la
grande route de Verdun à Paris ; au-delà des Islettes, la forêt, en
s'abaissant, va mourir dans le village de Passavant et dans les plaines qui
s'étendent, sans ondulations, jusqu'à Bar. X. Telle
était la barrière qu'avec une armée de vingt-sept mille combattants Dumouriez
voulait fermer à quatre-vingt-dix mille hommes ivres de leurs premiers succès
et impatients de se répandre sur la Champagne et de courir sur Paris. Le plus
difficile était d'y arriver à temps. Deux partis s'offraient à Dumouriez pour
cela. Le premier et le plus sûr était de faire filer l'armée de Sedan à
Vouziers et à Sainte-Menehould, en ouvrant sa marche par la forêt même et en
laissant le plateau de l'Argonne entre l'ennemi et son armée ; le second, de
marcher aux défilés de l'Argonne à découvert par le revers extérieur de la
forêt et de braver en passant le général Clairfayt, qui était déjà à Stenay
avec vingt mille hommes. La première de ces routes était plus longue de
moitié, et, en faisant perdre du temps, elle avait le double inconvénient de
trahir l'intention du général et de provoquer le général Clairfayt et le duc
de Brunswick à occuper les premiers, l'un, le défilé de Grandpré ; l'autre,
celui des Islettes. Ces postes pris par les Prussiens rejetaient l'armée
française sur Châlons, et bientôt sous les murs de Paris. La
seconde conduisait en trois marches l'avant-garde de Dillon aux Islettes, et
Dumouriez en deux marches à Grandpré. Mais pour l'exécuter il fallait ou
devancer Clairfayt, qui n'était qu'à six heures de Grandpré, tandis que
Dumouriez en était à dix heures de distance, ou tromper et intimider
Clairfayt en se portant directement sur lui, à Stenay, et en le refoulant
derrière la Meuse. Au
moment où Dumouriez se déterminait pour ce coup d'audace, il reçut du général
Galbaud un courrier qui lui annonçait l'investissement de Verdun par l'armée
prussienne et l'impossibilité de porter secours à cette place assiégée par
cinquante mille hommes. Il répondit à Galbaud de se replier sur le défilé des
Islettes et d'y attendre Dillon. Il écrivit au général Duval, qu'il avait
laissé au camp de Maulde, à son ancienne armée, en quittant Valenciennes, de
lever son camp, de rallier celui de Maubeuge, de rassembler tous les
bataillons sur sa route et d'accourir à lui à marche forcée. Il lui indiqua
pour poste à occuper le défilé du Chêne-Populeux, auprès de Sedan. Sans
inquiétude sur ce passage, couvert quelques jours par la durée probable du
siège de Stenay, Dumouriez ne doutait pas que Duval n'arrivât à temps pour le
fermer. Il le négligea. Le 31 août il commença son mouvement. Le général
Miaczinski eut ordre de faire une attaque simulée sur Stenay ; Dillon eut
ordre de soutenir Miaczinski et de se poster en face de cette ville.
Miaczinski, à la tête de quinze cents hommes, attaqua héroïquement
l'avant-garde de Clairfayt, la rejeta derrière la Meuse et dégagea un moment
Stenay. Dillon, au lieu de soutenir Miaczinski, resta immobile avec le reste
de son avant-garde à Mouzon, au bord de la forêt, et ordonna même à
Miaczinski, vainqueur, de se replier. Cette faute de Dillon compromit tout le
plan de Dumouriez. Se
fiant aux ordres qu'il avait donnés, et croyant Dillon à Stenay, il ébranla
la masse de son armée le 1er septembre, et se porta à Mouzon. Étonné d'y trouver
Dillon, il continua sa marche et se porta devant Stenay pour y renouveler
lui-même la démonstration d'une attaque contre Clairfayt. Il campa deux jours
en face de Clairfayt, comme pour lui offrir la bataille, pendant que Dillon
gagnait le défilé des Islettes, où il jeta enfin l'avant-garde le 3
septembre. Clairfayt resta immobile. Les différents corps de Dumouriez
prirent position aux défilés qui leur avaient été assignés. Lui-même,
tournant tout à coup sur sa droite, entra avec les quinze mille hommes qui
formaient son centre dans le défilé de Grandpré. Il y assit son camp entre
l'Aire et l'Aisne, deux rivières qui formaient l'enceinte devant et derrière
lui ; son artillerie en arrière et au-dessus du camp, au village de Senuc ;
son avant-garde, sous l'intrépide colonel Stengel, en avant de l'Aire, avec
une retraite assurée par deux ponts qui la rattachaient au camp. La
disposition du camp de Grandpré était telle que, pour le forcer, l'ennemi
devait d'abord culbuter tous les postes défendus par une formidable
avant-garde, passer la rivière d'Aire sans ponts, et déboucher enfin dans un
bassin découvert et resserré, sous le triple feu du château de Grandpré, de l'artillerie
de position du village de Senuc, et enfin des pièces de canon qui couvraient
le front du camp. Gardien de cette route de feu qu'il fallait franchir pour
pénétrer au cœur de la France, Dumouriez attendit que la France se levât
derrière lui. XI. Il
était temps. Longwy venait d'être pris en deux jours, Verdun était compromis.
Les armées du roi de Prusse et celles de l'empereur, longtemps contenues dans
l'inaction par l'indécision de leur généralissime, allaient recevoir de leur
impatience, et du 10 août, une impulsion que leur chef se refusait à leur
donner. Le duc
de Brunswick, depuis l'ouverture de cette guerre, avait pour système la
temporisation ; mais, en ralentissant l'attaque, il donnait à la défense le
temps de se reconnaître. La guerre offensive ne doit pas accorder de temps,
la guerre défensive doit le disputer heure par heure ; car le temps, qui use
les forces des armées d'invasion, est le premier auxiliaire des guerres
nationales. Le duc de Brunswick, accoutumé aux manœuvres savantes et étudiées
de la stratégie allemande, procédait avec la circonspection et avec la
lenteur d'un joueur d'échecs. C'était le métier contre l'enthousiasme. Le
métier devait être vaincu. Ces
lenteurs d'ailleurs étaient favorisées par les négociations qui se croisaient
au quartier-général des coalisés. On a vu qu'à la conférence de Coblentz
entre l'empereur et le roi de Prusse il avait été convenu que les émigrés
français ne seraient pas réunis aux armées d'opération, de peur d'irriter la
France contre le joug qu'une noblesse impopulaire aurait l'air de lui
rapporter les armes à la main. Le marquis de Bouillé, conseiller militaire du
roi de Prusse proposa d'adoucir cette proposition blessante pour les émigrés.
Il fut convenu qu'on les diviserait en trois corps : l'un, de dix mille
gentilshommes, qui serait attaché à la grande armée du duc de Brunswick ; les
deux autres, de cinq mille gentilshommes chacun, qui seraient employés, l'un
sous le prince de Condé en Flandre, l'autre sous le duc de Bourbon sur le
Rhin. Ces trois corps d'émigrés, ainsi distribués, ne devaient cependant
marcher qu'en seconde ligne, pour éviter de souiller leur épée du sang
français, et pour rallier seulement à eux, derrière l'armée d'opération, les
déserteurs et les régiments entiers que la défection des corps français leur
promettait. Les
négociations contradictoires du baron de Breteuil, de M. de Calonne et de M.
de Moustier compliquaient aussi la marche des affaires et suspendaient
l'action des puissances. Le baron de Breteuil, chargé des pouvoirs de Louis
XVI, s'opposait en son nom à ce que les cabinets étrangers reconnussent en
France une autre autorité légitime que celle du roi. M. de Calonne, agent des
princes et leur plénipotentiaire à Coblentz, revendiquait la régence pour le
comte de Provence, pendant l'impuissance constatée ou la captivité déguisée
de Louis XVI. M. de Moustier, envoyé par le comte de Provence pour remplacer
M. de Calonne devenu odieux aux émigrés, insistait avec énergie pour obtenir
cette reconnaissance des droits du comte de Provence à l'administration du
royaume reconquis. La Russie favorisait cette ambition du prince pressé
d'exploiter un règne idéal. L'empereur, par l'insinuation secrète de
Marie-Antoinette, sa sœur, qui craignait la domination de ses beaux-frères,
se refusait à déclarer ainsi le détrônement, de fait, du roi dont il allait
restaurer l'autorité méconnue par ses sujets. Des conférences auxquelles
assistèrent le roi de Prusse, le duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe, le
prince de Nassau, ne résolurent rien. La
nouvelle du 10 août éclata enfin au quartier-général des coalisés. En vain le
duc de Brunswick voulut atermoyer encore. L'ascendant du roi de Prusse fit
violence à son indécision. « Si nous ne pouvons plus arriver à temps pour
sauver le roi, s'écria-t-il dans le conseil de guerre, marchons pour sauver
la royauté. » Le lendemain, l'armée se mit en marche. Le 19 août, après avoir
fait quarante lieues en vingt jours, elle franchit enfin la frontière et
campa à Tiercelet, où s'opéra sa jonction avec le corps autrichien du général
Clairfayt. A ce
pas décisif le duc de Brunswick hésita de nouveau, et, ayant demandé un autre
conseil de guerre, il représenta au roi qu'il augurait mal d'une invasion
tentée au cœur d'un pays où l'énergie insurrectionnelle allait jusqu'à
l'emprisonnement du roi et jusqu'au massacre de ses gardes. « Qui sait,
ajouta-t-il, si notre première victoire ne sera pas le signal de la mort du
roi ? » Frédéric-Guillaume, raffermi dans sa résolution par les conseils du
comte de Schullembourg, son ministre, et par les chefs émigrés, altérés de
leur patrie, accueillit avec un mécontentement visible les éternelles
circonspections de son général. « Quelque affreuse que soit la situation de
la famille royale, dit-il, les armées ne doivent pas rétrograder : je désire
de toute mon âme, ajouta-t-il, arriver à temps pour délivrer le roi de France
; mais, avant tout, mon devoir est de sauver l'Europe. » XII. Le 20,
l'armée investit la forteresse de Longwy. Le bombardement commencé dans la
nuit du 21, et interrompu par un orage où le feu et les torrents du ciel
éteignirent le feu des assiégeants, reprit le lendemain. Trois cents bombes
tombées dans la place et quelques maisons incendiées déterminèrent le
commandant Lavergne à une capitulation qui commençait la campagne, par une
honte. La désertion de La Fayette, annoncée en même temps aux coalisés, enfla
leurs cœurs d une double joie, Si le due de Brunswick eût profité de cet élan
de l'armée et de ces avances de la fortune, pour opérer avec promptitude sur
la frontière centrale, rien ne pouvait l'arrêter que les murs de Paris.
Laissant quelques milliers d'hommes devant Thionville, il pouvait se jeter
avec une masse imposante sur l'armée de La Fayette privée de son général et
non encore ralliée sous la main de Dumouriez ; cette armée, désorganisée et
écrasée par le nombre, tombait devant lui. Ou bien il pouvait s'emparer,
avant Dumouriez, des défilés de l'Argonne, seule barrière naturelle entre la
Marne et Paris, et fondre sur la capitale avant que le patriotisme des
départements l'eût couverte d'un rempart de volontaires. Le duc de Brunswick
ne prit ni l'un ni l'autre de ces partis et ne parla que de prudence et de
tâtonnements, a l'heure où la seule prudence était la témérité. Ou le duc de
Brunswick fut trahi par son génie, ou il trahit lui-même la cause que les
rois de l'Europe avaient remise dans ses mains. Il lassa l'ardeur de
Frédéric-Guillaume, à force de lui créer des obstacles. Il perdit dix jours à
attendre ses renforts, comme s'il n'eût pas eu assez de soixante et douze
mille hommes pour en attaquer dix-sept mille, épais en faibles détachements
sur une ligne de quinze lieues entre Sedan et Sainte-Menehould. Tout lui fut
prétexte pour amortir sa propre armée. Le roi de Prusse, combattu entre son
respect pour la vieille gloire militaire de son généralissime et l'évidence
de ses fautes, se refusa trop longtemps à reconnaître que le cœur du duc de
Brunswick retenait son bras, et qu'il attaquait avec répugnance une cause qui
lui avait offert et qui lui offrait, encore une couronne. Le duc voyait-il
l'éventualité de cette couronne pour prix de ses ménagements envers la France
révolutionnaire ? Sa lenteur autorise le soupçon, et sa retraite le confirme.
Les causes naturelles sont insuffisantes à expliquer tant de faiblesse ou
tant de complicité. XIII. Pendant
ces dix jours, Verdun tomba ; mais Dumouriez avait créé dans les défilés de
l'Argonne des retranchements et une armée plus inexpugnables que les
garnisons et les remparts dont l'ennemi s'emparait au prix du temps. L'armée
coalisée ne parut que le 30 août sur les hauteurs du mont Saint-Michel, qui
domine Verdun. Le roi de Prusse et le duc de Brunswick campèrent à Grand-Bras
sur la rive droite de la Meuse au-dessous de la ville. Verdun, faiblement
fortifiée, mais capable de résister un certain temps à un siège, avait une
garnison de trois mille cinq cents hommes commandés par le colonel
Beaurepaire, officier intrépide et patriote digne des temps antiques. Le
bombardement commença le 31, et incendia plusieurs édifices. La place
répondait mal à l'ennemi. Les pièces manquaient de canonniers, les canons
manquaient d'affûts de rechange. La population était royaliste et redoutait
l'assaut. Le roi de Prusse offrit une suspension d'armes de quelques heures.
Elle fut acceptée. Un
conseil de défense, composé d'habitants et de magistrats civils, auxquels
l'Assemblée législative avait confié l'autorité suprême dans les villes en
état de siège, par défiance de l'armée, s'assembla. Ce conseil de guerre
décida que la ville était hors d'état de résister. Beaurepaire et ses
principaux officiers, au nombre desquels se trouvaient de jeunes lieutenants
qui furent depuis les généraux Lemoine, Dufour, Marceau, grands noms de nos
guerres futures, s'opposèrent en vain à une capitulation prématurée. Ils
convenaient que la ville ne pouvait subir un long siège, mais ils voulaient
au moins qu'elle tombât avec honneur. Le conseil se précipita dans
l'opprobre. La capitulation fut décidée. Beaurepaire,
rejetant la plume qu'on lui présentait et saisissant un pistolet à sa
ceinture : « Messieurs, dit-il, j'ai juré de ne rendre qu'un cadavre aux
ennemis de mon pays. Survivez à votre honte, si vous le pouvez ; quant à moi,
fidèle à mes serments, voici mon dernier mot : Je meurs libre. Je lègue mon
sang en opprobre aux lâches, et en exemple aux braves. » En achevant ces
mots, il se tire un coup de pistolet dans la poitrine et tombe mort dans la
salle du conseil. Cet
acte d'héroïsme ne fit pas même rougir les assistants. On enleva le cadavre
et on signa la reddition de Verdun. Les jeunes filles des principaux
habitants de la ville, parées de robes de fête, allèrent processionnellement
semer des fleurs sur les pas du roi de Prusse à son entrée dans la ville. Ce
crime, absous par le sexe, par l'âge et par l'innocence, les conduisit plus
tard toutes à l'échafaud. La garnison sortit avec les honneurs de la guerre.
Un fourgon attelé de chevaux noirs, et recouvert d'un drapeau tricolore pour
linceul, emmena le corps de Beaurepaire, dont les soldats ne voulurent pas
laisser le cadavre prisonnier. L'Assemblée législative vota des honneurs
funèbres à Beaurepaire. Son cœur fut placé au Panthéon. Le jeune Marceau,
dont l'éloquente indignation avait protesté contre la capitulation, partagea
les témoignages de l'admiration publique. Il avait perdu, en sortant de
Verdun, ses armes, ses chevaux, ses équipages. « Que voulez-vous que la
nation vous rende ? » lui demanda un représentant du peuple en mission à
l'armée de Dumouriez. a Mon sabre, » répondit laconiquement Marceau. XIV. Les
nouvelles de la fuite de La Fayette, de l'entrée de l'armée coalisée sur le
territoire, de la prise de Longwy et de la capitulation de Verdun éclatèrent
dans Paris comme des coups de foudre. La consternation se répandit sur tous
les visages. Les étrangers à six marches de la capitale, la trahison dans
l'armée, la lâcheté dans les villes, l'effroi dans les campagnes, la joie
secrète dans le cœur des complices de l'émigration, un gouvernement renversé,
une assemblée dissoute, une catastrophe dans un interrègne, une guerre
étrangère dans une guerre civile ; jamais la France n'avait touché de plus
près à ces jours sinistres qui présagent la décomposition des nations. Tout
était mort en elle, excepté la volonté de vivre. L'enthousiasme de la patrie
et de la liberté survivait. Abandonnée de tous, la patrie ne s'abandonnait
pas elle-même. Il ne lui fallait que deux choses pour se sauver ; du temps et
une dictature. Du temps ? L'héroïsme de Dumouriez le lui donna. La dictature
? Danton la prit sous le nom de la commune de Paris. Tout l'intervalle qui
s'écoula entre le 10 août et le 20 septembre ne fut que le gouvernement de
Danton. Dominant à la commune, dont il servait, fomentait et dirigeait les
volontés, il rapportait au conseil des ministres l'omnipotence qu'il puisait
à l'Hôtel-de-Ville. Il y parlait en Marius, qui ne voulait que des
instruments dans ses collègues. Le philosophe Roland, le financier Clavière,
le géomètre Monge, le diplomate Lebrun, le militaire Servan n'avaient ni le
génie, ni l'émotion, ni la perversité des crises où leur ambition les avait
jetés. Danton était le seul homme d'État du pouvoir exécutif. Il en était
aussi la seule parole. Aucun de ces hommes de plume vieillis dans les
chancelleries ou dans les bureaux ne savait parler la langue accentuée des
passions. Danton l'avait apprise dans la longue pratique des séditions et des
tumultes. Le peuple connaissait sa voix. Il soulevait ou apaisait la rue d'un
geste. Il atterrait l'Assemblée. Il y parlait moins en ministre qu'en
médiateur tout-puissant qui protège et qui gourmande. Ses conseils étaient
des ordres. Appuyé sur sa popularité, il venait rendre, en termes
foudroyants, obscurs et brefs, ses plébiscites à la barre. Il se hâtait de
rentrer dans le mystère de ses conciliabules et dans les intrigues de ses
agents, ou dans les comités secrets de la commune. L'étonnement imposé par sa
supériorité se, révélait ; la justesse de son esprit, l'énergie de son
patriotisme, la vigueur de ses conseils, les volcans de son âme avaient mis
les partis dans sa dépendance. Il tenait tous les fils et les faisait jouer
tantôt en montrant, tantôt en cachant la main. Il ne daignait pas déguiser
son dédain pour Roland. Il mettait l'œil et la main dans l'administration de
tous ses collègues. Il dirigeait la guerre, les finances, l'intérieur, les
négociations sourdes avec l'étranger. Roland murmurait tout bas et se
plaignait en rentrant, à sa femme, de l'insolence et de l'universalité
d'attributions qu'affectait Danton. Humilié de la suprématie de son collègue,
épouvanté de ses instincts, Roland sentait que le 10 août échappait des mains
de son parti, et qu'en se donnant un auxiliaire dans la personne de Danton
les Girondins s'étaient donné un maître. Roland pliait pourtant, espérant se
relever sous la prochaine assemblée. Il se renfermait en attendant dans les
détails purement administratifs du ministère de l'intérieur, et se consolait
dans les confidences de Brissot, de Guadet et de Vergniaud. XV. Danton
cependant ne négligeait rien pour ajouter la puissance de la séduction à
celle de l'intimidation sur Roland. Il s'attachait à plaire à sa femme, dont
il connaissait l'ascendant sur son mari. Madame Roland voyait, avec cette
répugnance délicate et instinctive de son sexe, la présence de Danton dans le
pouvoir exécutif. Ce tribun sans grâce, sans mœurs et sans principes, était,
selon elle, une concession humiliante des Girondins à la peur. « Quelle
honte, disait-elle à ses confidents, que le conseil soit souillé par ce
Danton dont la renommée est si mauvaise ! — Que voulez-vous, lui répondait
Brissot, il faut prendre la force où elle est. — Il est plus aisé,
répliquait-elle, de ne pas investir du pouvoir de pareils hommes que de les
empêcher d'en abuser. » Elle
rêvait un conseil des ministres composé de républicains fermes, modérés,
incorruptibles, tels qu'elle les avait lus dans Plutarque. Elle voyait à la
place de ce génie et de cette vertu antiques l'obséquiosité probe mais timide
de Monge, qui craignait à chaque regard de Danton d'être dénoncé par lui aux
suspicions de la commune ; l'indifférence de Servan pour tout ce qui sortait
de la compétence du ministère de la guerre ; la médiocrité de Lebrun ; la
turbulence et l'immoralité de Danton. Elle recevait cependant presque tous
les jours chez elle le jeune ministre, dans les commencements de son
ministère, tantôt un peu avant l'heure du conseil, que Danton devançait pour
avoir le temps de s'entretenir avec elle, tantôt dans les dîners intimes où
elle réunissait un petit nombre de convives, pour parler des affaires
publiques. Danton amenait avec lui Camille Desmoulins et Fabre d'Églantine.
La conversation de Danton respirait le patriotisme, le dévouement, l'ardent
désir de la concorde avec ses collègues. Ses paroles, le son de sa voix,
l'accent de sincérité et, pour ainsi dire, de sérénité de son enthousiasme, faisaient
un moment illusion à madame Roland ; elle était tentée d'accuser la renommée
de calomnie et de croire à cet homme les vertus sauvages de la liberté. Mais
quand elle regardait sa figure, elle se reprochait son indulgence. Elle ne
pouvait appliquer l'idée d'un homme de bien sur ce visage. « Je n'ai jamais
rien vu, disait-elle, qui caractérisât si complétement l'emportement des
passions brutales et l'audace la plus effrénée, à demi voilés sous une
affectation de franchise, de jovialité et de bonhomie. Mon imagination, qui
aime à donner un rôle aux personnages, me représentait sans cesse Danton un
poignard à la main, excitant de la voix et du geste une troupe d'assassins
plus timides ou moins féroces que lui ; ou bien, content de ses forfaits,
indiquant, par le geste de Sardanapale, les cyniques voluptés dans lesquelles
son âme se reposait du crime. » A peine
élevé au pouvoir sur la catastrophe du 10 août, Danton, dépouillant son rôle
d'agitateur, se montrait à la hauteur de la crise. Il s'attachait par des
libéralités toutes les ambitions subalternes affamées d'or et de crédit,
qu'il avait coudoyées longtemps dans les clubs. Il se faisait un parti de
toutes les soifs de fortune. Vénal lui-même, il connaissait la puissance de
la vénalité. Il s'en procurait sans pudeur les moyens. Il organisait la
corruption parmi les patriotes. Non content des cent mille francs de fonds
secrets affectés, le lendemain du 10 août, à chaque ministère, il s'attribua,
sans rendre de compte, le quart des deux millions de dépenses secrètes que
l'Assemblée alloua au pouvoir exécutif pour agir sur les cabinets étrangers
et pour travailler l'esprit public. Il força même Lebrun et Servan à lui
remettre une partie des fonds attribués à leurs ministères. Il envoya aux
armées des commissaires, soldés à l'aide de ces fonds, et choisis parmi les
hommes de la commune les plus vendus à ses intérêts. Le Trésor public payait
les proconsuls de Danton. XVI. La
rivalité de pouvoirs qui avait commencé, la nuit du 9 au 10 août, entre
l'Assemblée mourante et la commune, se poursuivait et se caractérisait plus
insolemment d'heure en heure. L'Assemblée, seul pouvoir légal et seul débris
resté debout de la constitution, cherchait à ramener le peuple, après la
crise, au sentiment de la légalité et au respect constitutionnel pour
l'autorité des représentants de la nation. Elle voulait gouverner par des
lois. Le conseil général de la commune, produit d'une insurrection et d'une
usurpation, voulait perpétuer en elle le droit de l'insurrection, attirer à
soi tout le pouvoir exécutif, et se servir seulement de la représentation
nationale pour rédiger en décrets les injonctions absolues de la capitale.
Chaque séance attestait cette lutte. Des commissaires apportaient à
l'Assemblée un vœu de la commune. Quelques voix énergiques résistaient à
l'empiétement de pouvoirs. D'autres voix, intimidées ou complices,
démontraient l'urgence du décret proposé. Tout finissait par un acte d'obséquiosité
servile à la volonté de la commune, ou par une de ces mesures équivoques qui
cachent un asservissement réel sous une apparence de transaction. Les
Girondins frémissaient mais obéissaient. De peur de paraître vaincus, ils se
faisaient complices. La
commune demanda ainsi impérieusement la création d'une cour martiale qui
jugerait sommairement les ennemis du peuple et les complices de la cour.
Brissot et ses amis tremblèrent de remettre, entre les mains du peuple, un
pareil instrument de tyrannie. Ils résistèrent quelques jours à ce vœu. Ils
rédigèrent une proclamation pour rappeler les esprits aux principes de
justice, d’humanité, d’impartialité, garanties de la vie des citoyens dans
les tribunaux. Choudieu et Thuriot, quoique Jacobins, s'opposèrent avec
énergie à la création de ce tribunal de vengeance. « J'adore la Révolution,
s'écria Thuriot ; mais je déclare que si la Révolution ne pouvait triompher
que par un crime, je la laisserais périr plutôt que de me souiller pour la
sauver. » Thuriot avait par sa conscience la révélation du vrai salut des
révolutions. Le crime est la politique des assassins. Le vrai génie est
toujours innocent parce qu'il est la suprême intelligence. La
commune insista et menaça. « Citoyens ! dit un orateur à la barre de
l'Assemblée, le peuple est las de n'être pas vengé. Craignez qu'il ne se
fasse justice à lui-même ! Je vous annonce que ce soir, à minuit, le tocsin
sonnera, la générale battra ! Nous voulons qu'il soit nommé un citoyen par
chaque section pour former un tribunal criminel, et que ce tribunal siège au
château des Tuileries, afin que la vengeance éclate là où le crime a été
tramé ! Je demande que Louis XVI et Marie-Antoinette, si avides du sang du
peuple, soient rassasiés en voyant couler celui de leurs infâmes satellites
!... Si, avant trois heures, les jurés que nous demandons, ajouta un autre
orateur, ne sont pas en état d'agir, de grands malheurs retomberont sur vos
têtes ! » Hérault de Séchelles, au nom de la commission extraordinaire,
répondit, peu d'instants après, à cette sommation, par la lecture d'un décret
qui instituait un tribunal chargé de juger les crimes du 10 août, Robespierre
fut nommé président de ce tribunal. Il se récusa, soit horreur du sang, soit
dédain d'une magistrature qui ne répondrai t pas assez à la hauteur de ses
pressentiments. XVII. La
garde nationale, odieuse aux uns, suspecte aux autres, fut réorganisée
populairement : elle prit le nom de sections armées. On adjoignit à chaque
compagnie des sections armées un nombre illimité d'ouvriers et de prolétaires
munis de piques ; garde prétorienne de la commune, soldée par elle et toute
dans sa main, chargée de surveiller les citoyens des sections. Non
satisfaite de la création du tribunal criminel, la commune demanda, à la
séance du 25 août, que les prisonniers d'Orléans fussent transportés a Paris,
« pour y subir le supplice du à leurs forfaits. » Des fédérés de Brest, en
armes, accompagnaient ce jour-là les commissaires de la commune. L'un d'eux
menaça l'Assemblée de la vengeance du peuple, si le sang des prisonniers ne
leur était pas sacrifié. Lacroix, ami de Robespierre et de Danton, Jacobin
fanatique mais député intrépide, présidait l'Assemblée : « La France entière,
répondit-il avec indignation aux commissaires de la commune, a les yeux fixés
sur l'Assemblée nationale. Nous serons dignes d'elle. Les menaces ne
produiront sur nous d’autre effet que de nous résigner à mourir à notre
poste. Il ne nous appartient pas de changer la constitution. Adressez vos
demandes à la Convention nationale, elle seule pourra changer l'organisation
de la haute cour martiale d'Orléans. Nous avons fait notre devoir. Si notre
mort est une dernière preuve nécessaire pour vous persuader, le peuple, dont
vous nous menacez, peut disposer de notre vie. Les députés qui n'ont pas
craint la mort quand les satellites du despotisme menaçaient le peuple, qui
ont partagé avec lui tous les dangers qu'il a courus, sauront mourir à leur
poste. Allez le dire à ceux qui vous ont envoyés ! » Cette résistance
généreuse de Lacroix, ami et confident de Danton, fait supposer que ce
ministre résistait encore lui-même aux instigations de Marat et de son parti,
qui le poussaient aux crimes de septembre. Ainsi, après quatorze jours d'un
triomphe remporté en commun sur le trône, l'Assemblée en était réduite à
porter à la commune et au peuple le défi de l'assassinat. Elle rendit le
lendemain le décret de déportation de tous les prêtres qui avaient refusé ou
rétracté le serment à la constitution civile du clergé. XVIII. La
prise de Longwy suspendit un moment la lutte entre l'Assemblée et la commune,
et la remplaça par une rivalité de sacrifices au danger de la patrie.
Jacobins, Girondins, Cordeliers votèrent à l'envi les levées extraordinaires
de troupes, les armes, les équipements, les canons réclamés par les
circonstances. Un cri d'indignation s'éleva contre le commandant de Longwy.
Vergniaud proposa le décret de peine de mort contre tout citoyen d'une ville
assiégée qui parlerait de se rendre. Luckner fat remplacé à l'armée de Metz
par Kellermann. Kellermann,
passionné pour les armes et pour la liberté, avait conquis ses grades dans la
guerre de Sept-Ans. Jeune, il avait pris en Allemagne l'expérience des vieux
capitaines et les leçons de Frédéric. La Révolution l'avait trouvé colonel et
l'avait promu an rang de général. Attaché à Luckner, il avait conquis
l'affection des troupes de ce corps d'armée. L'hésitation de Luckner à faire
prêter le serment à la nation l'avait rendu suspect. On le destitua. Il
refusa le commandement de l'armée de Luckner, son ancien chef et son ami, si
on ne rendait pas au vieux maréchal le grade de généralissime. L'Assemblée,
touchée de la générosité de Kellermann et convaincue de l'innocence et de l’imbécillité
de Luckner, lui rendit en effet son grade et l'envoya à Châlons jouir d'un
titre purement honorifique, et organiser les bataillons de volontaires qui
marchaient de tous les départements à l'armée. Pendant
que Danton donnait au gouvernement la vigueur de ses coups de main,
Robespierre, moins maître que lui du conseil de la commune et soulevé moins
haut par un événement auquel il n'avait pas participé, recommença à élever la
voix après la bataille, comme pour en expliquer le sens et la portée au
peuple. « La nation française en était arrivée, écrivit-il, au point de
calamité publique où les nations, comme les individus, n'ont plus qu'un
devoir, celui de pourvoir à leur propre existence. Elle s'est levée comme en
89, mais avec plus d'ordre et de majesté encore qu'en 89 ; elle a exercé avec
plus de sang-froid sa souveraineté pour assurer son salut et son bonheur. En
89, une partie de l'aristocratie l'aidait ; en 92, elle n'a eu pour se sauver
qu'elle-même. » Faisant ensuite le récit de la journée, il résuma ainsi son
opinion sur les conséquences du 10 août. « L'Assemblée a suspendu le roi,
mais ici elle n'a pas assez osé ; ce n'était pas la suspension, mais la
déchéance de la royauté qu'elle devait prononcer. Elle devait trancher cette
question, dont la solution nous prépare des difficultés et des lenteurs. Au
lieu de cela, elle nous a parlé de nommer un gouverneur au prince royal.
Français ! songez au sang qui a coulé ! Rappelez-vous les prodiges de raison
et de courage qui vous ont mis au-dessus de tous les peuples de la terre ;
rappelez-vous ces principes immortels que vous avez eu l'audace et la gloire
de faire retentir les premiers autour des trônes pour susciter le genre
humain de ses ténèbres et de sa servitude ! Quel rapport y a-t-il entre ce
rôle sublime et le choix d'un gouverneur pour élever le fils d'un tyran ! « Mais
la voilà en marche, la plus belle révolution qui ait honoré l'humanité ! la
seule qui ait eu un objet digne de l'homme, celui de fonder des sociétés
politiques sur les principes divins de l'égalité, de la justice et de la
raison ! quelle autre cause pouvait inspirer à ce peuple ce courage sublime
et patient, et enfanter des prodiges d'héroïsme égaux à tout ce que
l'histoire nous raconte de l'antiquité ! Déjà la secousse qui a renversé un
trône a ébranlé tous les trônes ! Français, soyez debout et veillez ; il faut
que les rois ou les Français succombent ! Secouez donc les derniers anneaux
de la chaîne de la royauté. Vous devez à l'univers et à vous-mêmes de vous
donner la meilleure des constitutions possible. N'appelez à la Convention que
des hommes purs des intrigues et des lâchetés, qui sont les vertus des cours
! Vous êtes en guerre désormais avec tous vos oppresseurs. Vous ne trouverez
la paix que dans la victoire et dans le châtiment ! » C'était l'appel aux
élections qui s'approchaient. XIX. Quant à
Péthion, objet du culte platonique des commissaires de la nouvelle commune,
qui l'appelaient le Père de la patrie, il ne parut que de temps en temps à la
barre de l'Assemblée, pour justifier, d'une voix complaisante, les
usurpations de ce corps insurrectionnel. Le sourire de béatitude qui reposait
toujours sur ses lèvres déguisait mal les amertumes dont on l'abreuvait à la
mairie. Il était l'otage du peuple à l'Hôtel-de-Ville. Le vrai maire maintenant,
c'était Danton. Danton, sans cesse présent aux délibérations de ce corps
municipal en permanence, négligeait l'Assemblée pour la commune. Il
concertait avec elle toutes les mesures du gouvernement ; il était son
pouvoir exécutif. Pour donner au conseil de la commune la direction, l'unité,
le secret nécessaires à une réunion d'hommes d'action, et pour faire
prévaloir, en séance générale, les résolutions prises entre lui et ses
affichés, il avait, de concert avec Marat, divisé le conseil municipal en
comités distincts. Ces comités délibéraient et agissaient isolément. Ils
furent le type de ceux qui concentrèrent plus tard le gouvernement dans la
Convention. Le comité souverain était celui de surveillance générale. Composé
d'un petit nombre d'hommes successivement choisis et épurés par Marat et par
Danton, il faisait plier tous les autres comités. Il s'attribuait tous les
pouvoirs ; il devançait tous les décrets de l'Assemblée ; il citait à sa
barre les citoyens, il les faisait arrêter, il remplissait les prisons ; il
exerçait la police générale de l'empire, il disciplinait et perpétuait en lui
l'insurrection ; il était la conjuration en permanence, modèle de
l'institution de tyrannie qu'exerça depuis le comité de salut public. Danton,
s'appuyant à la fois sur son pouvoir légal de ministre de la justice au
conseil exécutif, et sur son pouvoir populaire dans le comité de surveillance
de la commune, donnait à ses ordres, comme ministre, la force de l’insurrection
et à l'insurrection la force de la loi. C'était le consulat de Catilina. Rien
ne pouvait lui résister. Si cet homme rêvait un crime, ce crime devenait un
acte du gouvernement. S'il n'en méditait pas un, il souffrait du moins qu'on
le préparât, dans l'ombre, autour de lui. Il renouvelait à dessein les
membres du comité pour que le moment de l'exécution ne trouvât pas, dans la
conscience d'un seul de ces hommes, plus de scrupule et plus d'hésitation que
dans la sienne. Il laissait, dès le 29 août, éclater quelques symptômes
significatifs de sa pensée devant l'Assemblée nationale. XX. C'était
à la séance de nuit. L'Assemblée, ébranlée par le contre-coup des nouvelles
de la frontière, cherchait à prendre mesures sur mesures, pour égaler le
dévouement aux dangers. Les motions succédaient aux motions. Vergniaud,
Guadet, Brissot, Gensonné, Lasource, Chambon, Ducos frappaient du pied la
tribune pour en faire sortir des défenseurs de la patrie. On votait des
hommes, des chevaux, des armes, des réquisitions. Danton entra dans la salle,
à la tête de ses collègues, et monta à la tribune avec l'attitude d'un homme
qui porte une solution dans sa tête. Le silence de l'attente s'établit à son
aspect. « Le
pouvoir exécutif, dit-il, mie charge d'entretenir l'Assemblée nationale des
mesures qu'il a prises pour le salut de l'empire. Je motiverai ces mesures en
ministre du peuple, en ministre révolutionnaire. L'ennemi menace le royaume,
mais l'ennemi n'a pas pris Longwy. On exagère nos revers. Cependant nos
dangers sont grands. Il faut que l'Assemblée se montre digne de la nation.
C'est par une convulsion que nous avons renversé le despotisme, ce n'est que
par une grande convulsion nationale que nous ferons rétrograder les despotes
! Jusqu'ici nous n'avons fait que la guerre simulée de La Fayette, il faut
faire une guerre plus terrible. Il est temps de pousser le peuple à se
précipiter en masse sur ses ennemis ! On a jusqu'à ce moment fermé les portes
de la capitale, et l'on a bien fait : il était important de se saisir des
traîtres ; mais, y en eut-il trente mille à arrêter, il faut qu'ils soient
arrêtés demain, et que demain, à Paris, on communique avec la France entière
! Nous demandons que vous nous autorisiez à faire des visites domiciliaires.
Que dirait la France, si Paris, dans la stupeur, attendait immobile l'arrivée
des ennemis ? Le peuple français a voulu être libre, il le sera. » Le
ministre se tait. L'Assemblée s'étonne ; le décret passe. Danton sort et
court au conseil général de la commune, préparé à l'obéissance par ses
confidents. Il demande au conseil de « décréter séance tenante les mesures
nécessaires au coup d'État national dont le pouvoir exécutif assume la
responsabilité : au rappel des tambours, qui battra dans la journée du
lendemain, tous les citoyens seront tenus de rentrer dans leurs maisons. La
circulation des voitures sera suspendue à deux heures. Les sections, les
tribunaux, les clubs seront invités à n'avoir point de séances, de peur de
distraire l'attention publique des nécessités du moment. Le soir, les maisons
seront illuminées. Des commissaires choisis par les sections, et accompagnés
de la force publique, pénétreront, au nom de la loi, dans tous les domiciles
des citoyens. Chaque citoyen déclarera et remettra ses armes. S'il est
suspect, on fera des recherches ; s'il a menti, il sera arrêté. Tout
particulier qui sera trouvé dans un autre domicile que le sien sera déclaré
suspect et incarcéré. Les maisons vides ou qu'on n'ouvrira pas seront
scellées. Le commandant général Santerre requerra les sections armées. Il
formera un second cordon de gardes autour de l'enceinte de Paris pour arrêter
tout ce qui tenterait de fuir. Les jardins, les bois, les promenades des
environs seront fouillés. Des bateaux armés intercepteront aux deux
extrémités de Paris le cours de la rivière, afin de fermer toutes les voies
de la fuite aux ennemis de la nation. » Ces
mesures décrétées, Danton se relire au comité de surveillance de la commune
et donne ses derniers ordres à ses complices. Le comité renouvelé était
présidé par Marat. Marat n'était commissaire d'aucune section, mais le
conseil général lui avait accordé la faveur exceptionnelle d'assister aux
séances par droit de patriotisme, et lui avait voté une tribune d'honneur
dans son enceinte pour y rendre compte au peuple des délibérations. Les
autres membres étaient Panis, beau-frère de Santerre ; Lepeintre, Sergent,
présidents de section ; Duplein, Lenfant, Lefort, Jourdeuil, Desforgues,
Guermeur, Leclerc et Dufort, hommes dignes d'être les collègues de Marat et
les exécuteurs de Danton. Méhée, secrétaire-greffier ; Manuel, procureur de
la commune ; Billaud-Varennes, son substitut ; Collot-d'Herbois, Fabre
d'Églantine, Tallien, secrétaire du conseil général ; Huguenin, président ;
Hébert, et quelques autres parmi les chefs de la commune, soit qu'ils aient
approuvé, combattu ou toléré la résolution, la connurent. Des actes et des
pièces irrécusables attestent que pour cette convulsion populaire, prédite et
acceptée sinon provoquée par Danton, tout fut prémédité et préparé d'avance,
exécuteurs, victimes, et jusqu'aux tombeaux. Le
mystère a couvert les délibérations de ce conciliabule. On sait seulement que
Danton, faisant un geste horizontal, dit d'une voix âpre et saccadée : « Il
faut faire peur aux royalistes. » Plus tard il témoigna lui-même contre lui,
dans ce mot fameux jeté à la Convention en réponse aux Girondins qui
l'accusaient du 2 septembre : « J'ai regardé mon » crime en face, et je l'ai
commis. » XXI. Avant
minuit, Maillard, le chef des hordes du 6 octobre, fut averti de rassembler
sa milice de sicaires pour une prochaine expédition dont l'heure et les
victimes lui seraient désignées plus tard. On lui promit, pour ses hommes,
une haute solde de tant par meurtre. On le chargea de retenir les tombereaux
nécessaires pour charrier les cadavres. Enfin,
deux agents du comité de surveillance se présentèrent, le 28 août, à six
heures du matin, chez le fossoyeur de la paroisse de
Saint-Jacques-du-Haut-Pas ; ils lui enjoignirent dé prendre sa bêche et
de les suivre. Arrivés sur l'emplacement des carrières qui s'étendent en
dehors de la barrière Saint-Jacques, et dont quelques-unes, avaient servi de
catacombes à l'époque du déplacement récent des cimetières de Paris, les deux
inconnus déplièrent une carte et s'orientèrent sur ce champ de mort. Ils
reconnurent, à des signes tracés sur le sol cl rappelés sur la carte,
remplacement de ces souterrains refermés. Ils marquèrent eux-mêmes, d'un
revers de bêche, la ligne circulaire d'une enceinte de six pieds de diamètre,
où le fossoyeur devait faire creuser pour retrouver l'ouverture du puits qui
descendait dans ces abîmes. Ils lui remirent la somme nécessaire au salaire
de ses ouvriers. Ils lui recommandèrent de veiller à ce que l'ouvrage fût
achevé le quatrième jour, et se retirèrent en imposant le silence. Le
silence ne couvrit qu'imparfaitement ces funestes apprêts. Un bruit sourd,
circulant dans les prisons, donna aux victimes le pressentiment du coup. Les
geôliers et les porte-clefs reçurent et transmirent des avertissements
obscurs. Danton,
cruel en masse, capable de pitié en détail, cédant aux sollicitations de
l'amitié et aux propres mouvements de son cœur, fit relâcher, la veille,
quelques prisonniers au sort desquels on l'intéressa. Ordonnant le crime par
férocité de système et non par férocité de nature, il semblait heureux de se
dérober à lui-même des victimes. M. de Marguerie, officier supérieur de la
garde constitutionnelle du roi ; l'abbé Lhomond, grammairien célèbre ;
quelques pauvres prêtres des écoles chrétiennes, qui avaient donné leurs
soins à l'éducation de Danton, lui durent la vie. Marat, sur l'ordre du
ministre, fît élargir ces prisonniers. Il en mit lui-même un certain nombre à
l'abri du coup qu'on allait frapper. Le cœur de l'homme n'est jamais si
inflexible que son esprit. L'amitié de Manuel sauva Beaumarchais, l'auteur de
la comédie de Figaro, ce prologue d'une révolution commencée par le rire et
finissant par la hache. Manuel alla lui-même à la prison des Carmes placer
une sentinelle à la porte des quatre anciens religieux de cette maison à qui
l'on avait accordé d'v finir leurs jours. Ces vieillards survécurent seuls.
Ils n'étaient point connus de Manuel ; mais leur sang était inutile, il fut
épargné. L'abbé
Bérardier, principal du collège Louis-le-Grand, sous lequel Robespierre et
Camille Desmoulins avaient étudié, reçut un sauf-conduit, d'une main
inconnue, le jour du massacre. Ces préparatifs, ces avertissements, ces
exceptions prouvent une préméditation. Camille, dans la confidence de toutes
les palpitations de la pensée de Danton, ne pouvait ignorer le plan
d'égorgement organisé. Il était impossible aussi que Santerre, commandant en
chef des gardes nationales, et dont l'inaction était nécessaire pendant trois
jours à la perpétration de tant de meurtres, n'eût pas une insinuation de
Danton. Santerre instruit, Péthion ne pouvait pas tout ignorer : le
commandant de la force civique relevait du maire de Paris. Les demi-mots, les
confidences équivoques, les signes d'intelligence, entre des conjurés qui siègent,
qui délibèrent, qui agissent presqu'à découvert en face les uns des autres,
dans un conseil de cent quatre-vingts membres, ne pouvaient échapper à
Pétition. XXII. Les
rapports de la police municipale, apportés d'heure en heure à la mairie, ne
se taisaient pas sur les choses, les hommes, les armes qu'on disposait pour
l'événement. Comment ce qui était connu aux prisons fût-il resté inconnu à
l'Hôtel-de-Ville ? L'acte accompli, tout le monde s'est lavé du sang. Après
l'avoir rejeté longtemps sur un mouvement soudain et irrésistible de la
colère du peuple, on a voulu circonscrire le crime dans le plus petit nombre
possible d'exécuteurs. L'histoire n'a pas de ces complaisances. La pensée en
appartient à Marat, l'acceptation et la responsabilité à Danton, l'exécution
au conseil de surveillance, la complicité à plusieurs, la lâche tolérance à
presque tous. Les plus courageux, sentant leur impuissance à empêcher
l'assassinat, feignirent de l'ignorer pour n'avoir ni à l'approuver ni à le
prévenir. Ils s'écartèrent, ils gémirent, ils se turent. Pour la garde
nationale, pour l'Assemblée, pour le conseil général de la commune, ce fut un
crime de réticence. On détourna les yeux pendant qu'il se commettait. On ne
l'exécra tout haut qu'après. Dans l'âme de Marat ce fut ardeur pour le sang,
remède suprême d'une société qu'il voulait tuer pour la ressusciter selon ses
rêves ; dans l'esprit de Danton ce fut un coup d'État de la politique. Danton
raisonnait son crime avant de l'ordonner. Il lui était aussi facile de l'empêcher
que de le permettre. Il s'en déguisa à lui-même l'atrocité. « Nous
n'assassinerons pas, dit-il dans sa dernière conférence avec le conseil de
surveillance, nous jugerons ; aucun innocent ne périra. » Danton voulut
trois choses : la première, secouer le peuple et le compromettre tellement
dans la cause de la Révolution, qu'il ne put plus reculer et qu'il se
précipitât aux frontières, tout souillé du sang des royalistes, sans autre
espérance que la victoire ou la mort ; la seconde, porter la terreur dans
l'âme des royalistes, des aristocrates et des prêtres ; enfin, la troisième,
intimider les Girondins, qui commençaient à murmurer de la tyrannie de la
commune, et montrer à ces âmes faibles que s'ils ne se faisaient pas les
instruments du peuple, ils en pourraient bien être les victimes. Mais Danton fut poussé au meurtre par une cause plus personnelle et moins théorique : son caractère, il avait la réputation de l'énergie, il en eut l'orgueil. Il voulut la déployer dans une mesure qui étonnât ses amis et ses ennemis. Il prit le crime pour du génie. Il méprisa ceux qui s'arrêtaient devant quelque chose, même devant l'assassinat en masse. Il s'admira dans son dédain de remords. Il consentit à être le phénomène de l'emportement révolutionnaire. Il y eut de la vanité dans son forfait. Il crut que son acte, en se purifiant par l'intention et par le lointain, perdrait de son caractère ; que son nom grandirait quand il serait en perspective, et qu'il serait le colosse de la Révolution. Il se trompait, Plus les crimes politiques s'éloignent des passions qui les font commettre, plus ils baissent et pâlissent aux regards de la postérité. L'histoire est la conscience du genre humain. Le cri de cette conscience sera la condamnation de Danton. On a dit qu'il sauva la patrie et la Révolution par ces meurtres, et que nos victoires sont leur excuse. On se trompe comme il s'est trompé. Un peuple qu'on aurait besoin d'enivrer de sang pour le pousser à défendre, sa patrie serait un peuple de scélérats et non un peuple de héros. L'héroïsme est le contraire de l'assassinat, Quant à la Révolution, son prestige était dans sa justice et dans sa moralité. Ce massacre allait la souiller aux yeux de l'Europe. L’Europe pousserait, il est vrai, un cri d'horreur ; mais l'horreur n'est pas du respect. On ne sert pas les causes que l'on déshonore. |