I. Retournons
à l'Assemblée. N'ayant su prendre ni le parti de la Révolution ni le parti de
la constitution, elle subissait en silence tous les contre-coups du dehors et
ne semblait en permanence que pour accepter les actes du peuple. Attitude
passive et dégradée ; juste punition d'un corps souverain qui craignait la
république sans oser lui résister et qui la désirait sans oser la servir ! Le
peuple, qui sentait la faiblesse de ses représentants, faisait tout seul la
république ; mais comme le peuple fait tout, quand il est sans gouvernement,
par le désordre, par la flamme et par le sang. Il ne conservait envers
l'Assemblée qu'une apparence de respect légal, comme pour avoir l'air de
respecter quelque chose ; mais au fond il avait pris la dictature en prenant
les armes. Les hommages qu'il affectait de rendre à la représentation
n'étaient que les ordres respectueux qu'il lui donnait. Le véritable pouvoir
était déjà à l'Hôtel-de-Ville dans les commissaires de la commune. Le peuple
l'avait senti. Il leur prêtait sa force. Il a le sentiment du droit suprême :
le droit de ne pas périr. Les commissaires de la commune étaient plus que ses
représentants : ils étaient le peuple de Paris lui-même. Aussi, la victoire à
peine décidée par la retraite du roi et par l'assaut des Tuileries, tous les
hommes populaires, mais prudents, qui avaient attendu le signe du destin pour
se déclarer, volèrent à l'Hôtel-de-Ville et s'installèrent au nom de leur
opinion dans le conseil des vrais souverains de la circonstance. Robespierre,
qui réservait toujours, non sa personne, mais sa fortune, et qui s'était tenu
caché à ses amis comme à ses ennemis pendant la conjuration et pendant le
combat, parut dans la journée au conseil de la commune. Il y fut accueilli
par ses disciples, Huguenin, Sergent, Panis, comme l'homme d'État de la crise
et l'organisateur de la victoire. Danton,
après avoir rassuré sa femme et embrassé ses enfants, vint s'enivrer aux
Cordeliers des applaudissements des conjurés de Charenton et imprimer à ses
complices l'attitude, le ton, la volonté du moment. Marat
lui-même sortit du souterrain où il était enfermé depuis quelques jours. Aux
cris de victoire il s'élança dans la rue à la tête d'un groupe de ses
fanatiques et d'une colonne de fédérés de Brest. Il se promena dans Paris un
sabre nu à la main et une couronne de laurier sur la tête. Il se fit
proclamer commissaire de sa section au nom de ses haillons, de ses cachots et
de ses fureurs. Il se transporta avec ces mêmes satellites à
l'Imprimerie-Royale, et s'empara des presses, qu'il ramena chez lui comme la
dépouille due à son génie. Tallien,
Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes, Camille Desmoulins, tous les chefs des
Jacobins ou des Cordeliers, tous les agitateurs, toutes les têtes, toutes les
voix, toutes les mains du peuple se précipitèrent à la commune, et firent
d'un conseil municipal le gouvernement provisoire d'une nation. A ces hommes
vinrent s'adjoindre Fabre d'Églantine, Osselin, Fréron, Desforgues, Lenfant,
Chénier, Legendre. Ce conseil provisoire de la commune fut le germe de la
Convention. Il prit son rôle, il ne le reçut pas ; il agit dictatorialement. II. L'Assemblée
ne comptait pas trois cents membres présents dans la journée du 10 août. Les
membres du côté droit et les membres du parti constitutionnel, pressentant
qu'ils n'auraient qu'à sanctionner les volontés du peuple ou à périr,
s'étaient abstenus de se rendre à la séance. Les Girondins et les Jacobins y
assistaient seuls. Mais les rangs dégarnis de la représentation étaient
peuplés d'étrangers, de pétitionnaires, de membres des clubs, d'hommes de
travail, qui, assis pêle-mêle avec les députés, offraient à l'œil l'image de
la confusion du peuple et de ses représentants, parlant, gesticulant,
consultant, se levant avec les députés, comme sous l'empire d'un péril public
qui identifiait l'Assemblée et les spectateurs. Dans une catastrophe qui
intéresse au même degré toutes les âmes, personne ne regarde, tout le monde
agit. Tel était l'aspect de l'Assemblée pendant et après le combat. Aucun
discours ; des gestes soudains et unanimes ; des cris d'horreur ou de
triomphe ; des serments renouvelés à chaque instant, comme pour se raffermir
par le bruit d'une acclamation civique contre l'ébranlement du canon qui
retentissait aux portes ; des députations nommées, essayant de sortir,
refoulées dans la salle ; enfin des appels nominaux qui usaient l'heure en
apparences d'action, et qui donnaient aux événements le temps d'éclore et
d'enfanter une résolution décisive. Aussitôt
que le peuple fut maître du château, les cris de victoire pénétrèrent du
dehors par toutes les issues dans la salle. L'Assemblée se leva en masse et
s'associa au triomphe du peuple par le serment de maintenir l'égalité et la
liberté. De minute en minute, des hommes du peuple, les bras nus, les mains
sanglantes, le visage noirci de poudre, entraient aux applaudissements des
tribunes, s'avançaient à la barre, racontaient en paroles brèves les perfides
embûches de la cour, qui avait attiré les citoyens par des apparences de
trêve sons le feu des Suisses pour les immoler. D'autres, montrant du geste
la loge du logographe, offraient leur bras à la nation pour exterminer le
tyran et l'assassin de son peuple : « C'est cette cour perfide,
s'écria un de ces orateurs en découvrant sa poitrine frappée d'une balle et
ruisselante de sang, c'est cette cour perfide qui a fait couler ce sang. Nous
n'avons pénétré dans le palais qu'en marchant sur les monceaux de cadavres de
nos frères massacrés ! Nous avons fait prisonniers plusieurs de ces
satellites d'un roi parricide. C'est le roi seul que nous accusons. Ces
hommes n'étaient que les instruments de sa trahison ; du moment qu'ils ont
mis bas les armes, dans ces assassins soudoyés nous ne voyons plus d'ennemis,
nous ne voulons voir que des frères ! » A ces mots, il embrasse un Suisse
désarmé, qu'il avait amené par la main, et il tombe évanoui au milieu de la
salle, épuisé de fatigue, d'émotions, de sang. Des députés se précipitent,
l'emportent, le rendent à la vie. Il reprend ses sens, il se relève, il
rentre à la barre : « Je sens renaître mes forces, dit-il, je demande à
l'Assemblée de permettre à ce malheureux Suisse de demeurer chez moi ; je
veux le protéger et le nourrir. Voilà la vengeance d'un patriote français ! » La
générosité de ce citoyen se communique à l'Assemblée et aux tribunes. On
envoie des députations au peuple pour arrêter le massacre. On fait entrer
dans la cour des Feuillants les Suisses qui stationnaient encore sur la
terrasse, exposés à la fureur du peuple. Ces soldats déchargent leurs fusils
en l'air en signe de confiance et de sécurité. Ils sont introduits dans les
couloirs, dans les cours et jusque dans les bureaux de l'Assemblée. Des
combattants apportent successivement et déposent sur la table, du président
la vaisselle d'argent, les sacs d'or, les diamants, les bijoux précieux, les
meubles de prix et jusqu'aux portefeuilles et aux lettres trouvés dans les
appartements de la famille royale. Des applaudissements saluent ces actes de
probité. Les armes, l'or, les assignats trouvés dans les vêtements des
Suisses sont accumulés au pied de la tribune. Le roi et la reine assistent du
fond de leur loge à l'inventaire des dépouilles trouvées dans leurs plus
secrets appartements. III. Le
président remet tous ces objets sous la responsabilité d'Huguenin,
commissaire de la nouvelle commune. Le canon se tait. La fusillade se
ralentit. Les pétitionnaires demandent à grands cris ou la tête ou la
déchéance du roi : « Vous n'arrêterez la vengeance du peuple qu'en lui
faisant justice. Représentants, soyez fermes ! Vous avez l'obligation de nous
sauver : Osez jurer que vous sauverez l'empire, et l'empire est sauvé ! » Ces
voix imploraient comme on ordonne. Les
Girondins, indécis jusque-là entre l'abaissement et la chute du trône,
sentirent qu'il fallait ou le précipiter eux-mêmes ou être entraînés avec
lui. Vergniaud laissa la présidence à Guadet, pour que l'Assemblée, pendant
son absence, restât sous la main d'un homme de sa faction. La commission
extraordinaire, où les Girondins avaient la majorité du nombre, de
l'importance et du talent, s'assembla séance tenante. La délibération ne fut
pas longue. Le canon délibérait pour elle. Le peuple attendait. Vergniaud
saisit la plume et rédige précipitamment l'acte de suspension provisoire de
la royauté. Il rentre et lit, au milieu d'un profond silence et à quatre pas
du roi, qui l'écoute, le plébiscite de la déchéance. Le son de la voix de
Vergniaud était solennel et triste, son attitude morne, son geste abattu.
Soit que la nécessité de lire la condamnation de la monarchie en présence du
monarque imposât à ses lèvres et à son cœur la décence de la pitié, soit que
le repentir de l'impulsion qu'il avait donnée aux événements le saisît, et
qu'il se sentît déjà l'instrument passif d'une fatalité qui lui demandait
plus que sa conscience ne consentait, il semblait moins déclarer la victoire
de son parti que prononcer sa propre sentence. « Je
viens, dit-il, au nom de la commission extraordinaire, vous présenter une
mesure bien rigoureuse ; mais je m'en rapporte à la douleur dont vous êtes
pénétrés pour juger combien il importe au salut de la patrie que vous
l'adoptiez sur l'heure. L'Assemblée nationale, considérant que les dangers de
la patrie sont parvenus à leur comble ; que les maux dont gémit l'empire
dérivent principalement des défiances qu'inspire la conduite des chefs du
pouvoir exécutif, dans une guerre entreprise en son nom contre la
constitution et contre l'indépendance nationale ; que ces défiances ont
provoqué de toutes les parties de l'empire le vœu de la révocation de
l'autorité confiée à Louis XVI ; considérant néanmoins que le corps
législatif ne veut agrandir par aucune usurpation sa propre autorité, et
qu'il ne peut concilier son serment à la constitution et sa ferme volonté de
sauver la liberté qu'en faisant appel à la souveraineté du peuple ; décrète
ce qui suit : « Le
peuple français est invité à former une convention nationale ; « Le
chef du pouvoir exécutif est provisoirement suspendu de ses fonctions ; un
décret sera proposé dans la journée sur la nomination d'un gouverneur du
prince royal ; « Le
payement de la liste civile est suspendu ; « Le
roi et sa famille demeureront dans l'enceinte du corps législatif jusqu'à ce
que le calme soit rétabli dans Paris ; le département fera préparer le
Luxembourg pour sa résidence, sous la garde des citoyens. » Ce
décret fut adopté sans discussion. Le roi l'entendit sans étonnement et sans
douleur. Au moment du vote, il s'adressa au député Coustard, placé au-dessus
de la loge du logographe, avec lequel il s'était entretenu familièrement
pendant la séance : « Ce que vous faites là n'est pas très-constitutionnel, »
lui dit le roi d'un ton d'enjouement qui contrastait avec la solennité de la
circonstance. « C'est vrai, sire, répondit Coustard, mais c'est le seul moyen
de sauver votre vie. » Et il vota contre le roi en s'entretenant avec
l'homme. IV. Mais ce
décret, qui laissait la question de la monarchie ou de la république en
suspens, et qui même préjugeait en faveur de la monarchie en indiquant la
nomination d'un gouverneur du prince royal, n'était qu'une demi-satisfaction
à l'énergie de la situation. Désiré avec passion la veille, il était accepté
avec murmure le lendemain. A peine
Vergniaud avait-il achevé de lire, que, des pétitionnaires plus exigeants se
présentèrent à la barre et sommèrent l'Assemblée de prononcer la déchéance du
roi perfide dont le règne finissait dans le sang de ses sujets. Vergniaud se
reprit et justifia les termes et la portée du décret ambigu des Girondins : « Je
suis bien aise, dit-il, de pouvoir m'expliquer devant les citoyens qui sont à
la barre. Les représentants du peuple ont fait tout ce que leur permettaient
leurs pouvoirs quand ils ont décrété qu'il serait nommé une convention
nationale pour statuer sur la question de déchéance. En attendant,
l'Assemblée vient de prononcer la suspension. Cette mesure doit suffire au
peuple pour le rassurer contre les trahisons du pouvoir exécutif. La suspension
ne réduit-elle pas le roi à l'impossibilité de nuire ? J'espère que cette
explication satisfera le peuple el qu'il voudra bien entendre et connaître la
vérité. » Les
tribunes et les pétitionnaires écoutèrent froidement ces paroles. Le député
Choudieu fit voter d'urgence la formation d'un camp sous Paris et la
permanence des séances de l'Assemblée. L'Assemblée procède à la nomination
des ministres. Roland,
Clavière et Servan, les trois ministres girondins renvoyés par le roi, furent
réintégrés sans scrutin, sur la proposition de Brissot. Leur nomination était
une vengeance de la destitution du roi. Danton fut nommé ministre de la
justice, Monge ministre de la marine, Lebrun des affaires étrangères,
Grouvelle secrétaire du Conseil des ministres. Monge était un mathématicien
illustre, Lebrun un homme de chancellerie versé dans la diplomatie, Grouvelle
un lettré subalterne et ambitieux. A neuf heures du soir le gouvernement fut
constitué. Les Girondins, y dominaient par Roland, Clavière, Servait, Lebrun.
La commune les contrebalançait par Danton seul. A peine
nommé, Danton courut au conseil de l'Hôtel-de-Ville faire hommage à ses
complices du pouvoir qu'il venait de conquérir pour eux : « J'ai été porté au
ministère par un boulet de canon, dit-il à ses affidés. Je veux que la
Révolution entre avec moi au pouvoir. Je suis fort par elle ; je périrais en
m'en séparant. » Il appela Fabre d'Églantine et Camille Desmoulins aux deux
premiers emplois de son ministère : Fabre d'Églantine, complaisant de
son esprit ; Camille Desmoulins, courtisan de sa force ! L'Assemblée
fit rédiger l'analyse de ses décrets du jour et envoya des commissaires les
publier, aux flambeaux, dans toutes les rues de Paris. V. Le ciel
était serein ; la fraîcheur du soir et l'émotion fébrile des événements du
jour engageaient les habitants à sortir de leurs demeures et à respirer l'air
d'une nuit d'été. La curiosité de savoir ce qui se passait à l'Assemblée et
de visiter le champ de bataille de la matinée poussait instinctivement vers
les quais, vers les Champs-Elysées et vers les Tuileries, les oisifs, les
jeunes gens et les femmes, des quartiers éloignés de la capitale. De longues
colonnes de promeneurs paisibles erraient dans les allées et sous les arbres
des Tuileries rendues au peuple. Les flammes et la fumée des meubles dévorés
par l'incendie, dans les cours, flottaient sur les toits du château et
illuminaient les deux rives de la Seine. Les abords du palais brûlaient du côté
du pavillon de Flore. Un foyer de quinze cents toises, cerné par les pompiers
et les sapeurs, lançait ses gerbes par-dessus la galerie du Louvre et
menaçait a chaque instant d'embraser le château dévasté. Le feu, qui se
reflétait, entre le Pont-Neuf et le pont Louis XVI, dans la Seine, donnait
aux eaux l'apparence du sang. Des tombereaux, accompagnés d’agents envoyés
par la commune, ramassaient, dans les Champs-Elysées, sur la place Louis XV,
dans le jardin, dans les cours, les quatre mille cadavres des Suisses, des
Marseillais, des fédérés, qui marquaient par l'amoncellement de leurs corps
les places où le combat avait été le plus meurtrier. Les femmes, parées comme
pour un jour de fête, ne craignaient pas de s'approcher de ces tombereaux et
de contempler ces restes de la boucherie du matin. Ce peuple, où la tristesse
ne dure pas tout un jour, laissait entendre le murmure sourd, les
chuchotements enjoués et les bourdonnements des conversations ordinaires dans
ses lieux publics. Les spectacles étaient ouverts ; les spectateurs se
pressaient aux portes des théâtres, comme si la chute d'un empire n'eut été
pour la ville qu'un spectacle de plus déjà oublié. Les
Marseillais, les Brestois, les masses des faubourgs se replièrent dans leurs
quartiers lointains et dans leurs casernes. Ils avaient fait leur journée ;
ils avaient payé de plus de trois mille six cents cadavres leur tribut
désintéressé à cette révolution dont le prix ne devait être recueilli que par
leurs enfants. VI. Ces
soldats et ce peuple n'avaient pas combattu pour le pouvoir, encore moins
pour les dépouilles. Ils rentraient les mains vides, les bras lassés, dans
leurs ateliers. Ouvriers de la liberté, ils lui avaient donné un jour. Ils
combattaient pour elle, sans la bien comprendre : indifférents à la fortune
du pouvoir, à la monarchie, à la république ; incapables de définir les mots
pour lesquels ils mouraient, mais poussés comme par un pressentiment divin
des destinées qu'ils conquéraient pour l'humanité. La bourgeoisie combattait
pour elle-même ; le peuple combattait pour les idées. Chose étrange, mais
vraie, il y avait plus de lumière dans la bourgeoisie, plus d'idéal dans le
peuple. La nuance entre ces deux classes s'était trop caractérisée par leur
attitude dans la journée. La garde nationale, composée de la bourgeoisie,
parti de La Fayette, des Girondins, de Péthion, n'avait su ni empêcher ni
faire, ni attaquer ni défendre. Redoutant d'un côté par peur la victoire du
peuple, de l'autre par envie le triomphe de la cour et de l'aristocratie,
elle n'avait pris parti que pour elle-même. Rassemblée avec peine, indécise
dans ses mouvements, refusant son initiative à la république, son appui au
roi, elle était restée, l'arme au bras, entre le château et les faubourgs,
sans prévenir le choc, sans décider la victoire ; puis, passant lâchement du
côté du vainqueur, elle n'avait tiré que sur les fuyards. Maintenant
elle rentrait humiliée et consternée dans ses boutiques et dans ses
comptoirs. Elle avait justement perdu le pas sur le peuple. Elle ne devait
plus être que la force de parade de la révolution, commandée pour assister à
tous ses actes, à toutes ses fêtes, à tous ses crimes ; décoration vivante et
vaine aux ordres de tous les machinistes de la république. VII. Dès le
soir du 10 août la garde nationale avait disparu. Les piques et les haillons
avaient remplacé les baïonnettes et les uniformes civiques dans les postes et
dans les patrouilles qui sillonnaient Paris. Les Marseillais et les fédérés
rendaient seuls quelque appareil militaire à ces détachements du peuple armé.
Santerre, affectant dans son extérieur la simplicité cynique d'un général des
faubourgs, pour contraster avec le luxe militaire de La Fayette, parcourait
Paris monté sur un lourd cheval noir, bête de travail plutôt que cheval de
bataille. Deux ou trois ouvriers de sa brasserie l'accompagnaient et lui
servaient d'aides-de-camp, à la place de ce brillant état-major de jeunes
officiers de l'aristocratie ou du haut commerce dont le général du Champ-de-Mars
était toujours décoré. Le chapeau écrasé de Santerre, ses épaulettes
noircies, son sabre au fourreau de cuivre, son uniforme râpé et débraillé, sa
poitrine nue, son geste trivial flattaient la multitude. Elle aimait dans
Santerre son égal. Westermann, dans une tenue plus militaire, visita les
postes des fédérés et des Marseillais, accompagné de Fournier l'Américain, de
Barbaroux et de Rebecqui. Les
agents de la commune de Paris, pressés de faire disparaître les traces du
sang et les corps des victimes, de peur que l'aspect des cadavres ne
rallumât, le lendemain, la vengeance du peuple et ne perpétuât les massacres
qu'on voulait arrêter, avaient envoyé des escouades d'hommes de peine au
Carrousel pour balayer le champ de bataille. Vers minuit, ces hommes
dressèrent d'immenses bûchers avec les charpentes enflammées, les bois de lit
des gardes suisses de l'hôtel de Brionne, les meubles du palais. Ils y
jetèrent des centaines de cadavres qui jonchaient le Carrousel, les cours, le
vestibule, les appartements. Rangés, en silence, autour des feux, ces
balayeurs de sang attisaient le bûcher en y jetant d'autres débris et
d'autres corps. Ces flammes lugubres, réverbérées sur les murs et allant
éclairer, â travers les vitres brisées, l'intérieur même du palais, furent la
dernière illumination de cette nuit. A l'aube du jour, Suisses et
Marseillais, royalistes el républicains, nobles et peuple, tout était consumé.
On lava ces pavés, on balaya cette cendre â la Seine. La nuit, l'eau, le feu
avaient tout englouti. La ville reprit son cours, sans apercevoir d'autres
traces de la catastrophe de la monarchie qu'un palais désert, des portes sans
gardes, des fenêtres démantelées et les déchirures de la mitraille sur les
vieux murs des Tuileries. VIII. L'Assemblée
suspendit sa séance à deux heures du matin. La famille royale était restée
jusque-là dans la loge du logographe. Dieu seul peut mesurer la durée des
seize heures de cette séance dans l'âme du roi, de la reine, de madame
Élisabeth et de leurs enfants. La soudaineté de la chute, l'incertitude
prolongée, les vicissitudes de crainte et d'espérance, la bataille qui se
livrait aux portes et dont ils étaient le prix sans même voir les
combattants, les coups de canon, la fusillade retentissant dans leur cœur,
s'éloignant, se rapprochant, s'éloignant de nouveau comme l'espérance qui
joue avec le mourant, la pensée des dangers de leurs amis abandonnés au
château, le sombre avenir que chaque minute creusait devant eux sans en
apercevoir le fond, l'impossibilité d'agir et de se remuer au moment où
toutes les pensées poussent l'homme à l'agitation, la gêne de s'entretenir
même entre eux, l'attitude impassible que le soin de leur dignité leur
commandait, la crainte, la joie, le désespoir, l'attendrissement et, pour
dernier supplice, le regard de leurs ennemis fixé constamment sur leurs
visages pour y surprendre un crime dans une émotion ou s'y repaître de leur
angoisse, tout fit de ces heures éternelles la véritable agonie de la
royauté. La chute fut longue, profonde, terrible, du tronc à l'échafaud.
Nulle part elle ne fut plus sentie que là. C'est le premier coup qui brise,
les autres ne font que tuer. Si l'on
ajoute à ces tortures de l'âme les tortures du corps de cette malheureuse
famille, jetée, après une nuit d'insomnie, dans cette espèce de cachot ;
l'air brûlant exhalé par une foule de trois ou quatre mille personnes,
s'engouffrant dans la loge et intercepté dans le couloir par la foule
extérieure qui l'engorgeait ; la soif, l'étouffement, la sueur ruisselante,
la tendresse réciproque de chacun des membres de cette famille multipliant
dans chacun d'eux les souffrances de tous, on comprendra que cette journée
eût assouvi a elle seule la vengeance d'une longue servitude. IX. A
l'exception de l'accès machinal et spasmodique d'appétit que le roi avait
satisfait au commencement de la séance, les personnes de la famille royale ne
prirent aucune nourriture pendant cette journée et la moitié de cette nuit.
Les enfants même oublièrent la faim. La pitié attentive de quelques députés
et des inspecteurs de la salle envoyait de temps en temps quelques fruits et
quelques verres d'eau glacée pour les désaltérer. La reine et sa sœur ne
faisaient qu'y tremper leurs lèvres ; elles ne paraissaient occupées que du
roi. Ce
prince, accoudé sur le devant de la loge comme un homme qui assiste à un
grand spectacle, semblait déjà familiarisé avec sa situation. Il faisait des
observations judicieuses et désintéressées sui-les circonstances, sur les
motions, sur les votes, qui prouvaient un complet détachement de lui-même. Il
parlait de lui comme d'un roi qui aurait vécu mille ans auparavant ; il
jugeait les actes du peuple envers lui, comme il aurait jugé les actes de
Cromwell et du long parlement envers Charles Ier. La puissance de résignation
qu'il possédait lui donnait cette puissance d'impartialité, sous le fer même
du parti qui le sacrifiait. Il adressait souvent la parole à demi-voix aux
députés les plus rapprochés de lui et qu'il connaissait, entre autres à
Calon, inspecteur de la salle, à Coustard et à Vergniaud. Il entendit sans
changer de couleur, de regard, d'attitude, les invectives lancées contre lui
et le décret de sa déchéance. La chute de sa couronne ne donna pas un
mouvement à sa tête. On vit même une joie secrète luire sur ses traits à
travers la gravité et la tristesse du moment. Il respira fortement comme si
un grand fardeau eût été soulevé de son âme. L'empire pour lui était un
devoir plus qu'un orgueil. En le dégradant on le soulageait. Madame
Elisabeth, insensible à la catastrophe politique, ne cherchait qu'à répandre
un peu de sérénité dans cette ombre. La main de la reine dans sa main, la
triste condoléance de son sourire, la profondeur d'affection qui brillait
dans ses yeux à travers ses larmes, ouvraient au roi et à la reine un coin de
ciel intérieur où leurs regards se reposaient confidentiellement de tant de
trouble. Une seule âme qui aime, un seul accent qui plaint compensent la
haine et l'injure de tout un peuple : elle était la pitié visible et présente
à côté du supplice. La
reine avait été soutenue au commencement par l'espérance de la défaite de
l'insurrection. Émue comme un héros au bruit du canon, intrépide contre les
vociférations des pétitionnaires et des tribunes, son regard les bravait, sa
lèvre dédaigneuse les couvrait de mépris ; elle se tournait sans cesse avec
des regards d'intelligence vers les officiers de sa garde, qui remplissaient
le fond de la loge et le couloir, pour leur demander des nouvelles du
château, des Suisses, des forces qui leur restaient, de la situation des
personnes chères qu'elle avait laissées aux Tuileries et surtout de la
princesse de Lamballe, son amie. Elle avait entendu en frémissant
d'indignation, mais sans pâlir, le massacre de Suleau dans la cour des
Feuillants, les cris de rage des assassins, les fusillades des bataillons aux
portes de l'Assemblée, les assauts tumultueux du peuple pour forcer l'entrée
du couloir et venir l'immoler elle-même. Tant que le combat avait duré, elle
en avait eu l'agitation et l'élan. Aux derniers coups de canon, aux cris de
victoire du peuple, à la vue de ses écrins, de ses bijoux, de ses
portefeuilles, de ses secrets étalés et profanés sous ses yeux comme les
dépouilles de sa personne et de son cœur, elle était tombée dans un
abattement immobile mais toujours fier. Elle dévorait sa défaite, elle ne
l'acceptait pas comme le roi. Son rang faisait partie d'elle-même ; en
déchoir c'était mourir. Le décret de suspension, prononce par Vergniaud,
avait été un coup de hache sur sa tête. Elle ferma un moment les yeux et
parut se recueillir dans son humiliation ; puis l'orgueil de son infortune
brilla sur son front comme un autre diadème. Elle recueillit toute sa force
pour s élever, par le mépris des coups, au-dessus de ses ennemis : elle ne
les sentit plus que dans les autres. X. Cinquante
hommes choisis et fidèles avaient pénétré avec le roi dans l'enceinte. Ils
formaient une garde immédiate autour de la famille royale, dans le couloir, à
la porte du logographe. Les ministres, quelques officiers généraux, le prince
de Poix, M. de Choiseul, M. d'Aubier, M. d'Affry, M. d'Aubigny, M. de
Vioménil, Carl, commandant de la gendarmerie, et quelques serviteurs
personnels du roi, se tenaient là, debout, attentifs a ses ordres, prêts à
mourir pour lui faire un dernier rempart, si le peuple venait à faire
irruption dans les corridors de la salle. Ces généreux confidents des
angoisses de la famille royale lui communiquaient à voix basse, les nouvelles
du dehors. Les uniformes de la garde nationale et de l'armée dont ils étaient
revêtus leur permettaient de circuler dans les alentours de l'Assemblée et de
rapporter à leurs maîtres les événements de la journée. Vers
six heures, les anciens ministres, mandés par un décret, prirent tristement
congé du roi et se retirèrent pour aller remettre le dépôt de leur
administration et pour se rendre le lendemain à la haute cour d'Orléans. Un
peu après, d'Affry, commandant des Suisses, appelé par des commissaires de la
commune, fut traîné à l'Abbaye. D'Aubigny, s'étant mêlé aux groupes qui
abattaient les statues des rois sur la place Louis XV et ayant laissé parler
son indignation sur ses traits, fut immolé sur le monument même dont il
déplorait la profanation. M. de Choiseul courut deux fois risque de la vie en
sortant pour rallier les Suisses et en rentrant pour couvrir le roi de son
épée. Un moment après, un grand bruit s'étant fait aux portes, le roi tourna
la tête et demanda avec inquiétude la cause de ce tumulte. Carl, commandant
de la gendarmerie de Paris, s'élança au bruit. Il ne revint pas. Le roi, qui
se retournait pour entendre sa réponse, apprit sa mort avec horreur. La reine
se couvrit le visage de ses deux mains. Chacun de leurs ordres portait
malheur à leurs amis. Le vide se faisait, le massacre décimait autour d'eux,
la mort frappait toujours plus près de leur âme. Combien
de cœurs qui battaient pour eux le matin étaient glacés le soir ! L'obscurité
de l'enceinte, les lueurs de l'incendie des Tuileries qui se répercutaient
sur les fenêtres et sur les murs du Manège, les agitations d'une séance
prolongée, la nuit, toujours plus cruelle que le jour, les plongeaient clans
les plus sombres pensées. Le silence du tombeau régnait depuis quelques
heures clans la loge du logographe. On n'y entendait que le bruit des plumes
pressées des rédacteurs qui couraient sur le papier, inscrivant minute par
minute les paroles, les gestes, les émotions de la salle. La lueur fétide des
chandelles qui éclairaient leur table, montrait le jeune Dauphin couché sur
les genoux de la reine et dormant au bruit des décrets qui lui enlevaient
l'empire et la vie. XI. A une
heure après minuit, les inspecteurs de la salle vinrent prendre le roi et sa
famille pour les conduire clans le logement qu'on leur avait préparé à la
hâte depuis la promulgation du décret de déchéance. Des commissaires de
l'Assemblée et le détachement de la garde nationale qui veillait depuis le
matin sur leurs jours, les escortaient. Un officier de la maison du roi prit
le Dauphin des mains de la reine et l'emporta tout assoupi derrière elle. Ce
logement, plus semblable à un cloître ou à une prison qu'à un palais, régnait
dans l'étage supérieur du vieux monastère des Feuillants, au-dessus des
bureaux et des comités de l'Assemblée. Il était composé de quatre chambres à
la suite les unes des autres, ouvrant toutes par une porte semblable sur le
vaste corridor qui desservait les cellules des religieux. Ces chambres,
inhabitées depuis la destruction des ordres monastiques, étaient nues comme
des murs dont les hôtes sont depuis longtemps dispersés. L'architecte de
l'Assemblée, sur l'ordre des inspecteurs de la salle, y avait fait porter
précipitamment les meubles qui s'étaient rencontrés sous la main dans son
propre logement : une table à manger, quelques chaises, quatre bois de lit
sans ciels, pour le roi, la reine, le Dauphin et sa sœur ; des matelas
étendus sur le carreau de briques étaient la couche de madame Élisabeth et de
la gouvernante des enfants de France : campement sur le champ de bataille
entre deux journées de crise, aux portes du palais saccagé, sous la main du
peuple vainqueur, et qui annonçait trop par sa nudité à la famille royale
qu'elle était désormais plus près d'un cachot que d'un palais ! MM. de
Briges, d'Aubier, de Goguelat, le prince de Poix et le duc de Choiseul
occupèrent la première pièce, qui servait d'antichambre. Étendus sur des
manteaux à la porte du roi, ils veillèrent les derniers sur son sommeil. Le roi
coucha à demi habillé dans la seconde chambre. Dépourvu de vêtement de nuit
et des meubles de toilette pillés au château, une serviette ceignit sa tête
sur l'oreiller sans rideau. La reine dormit avec les enfants dans la
troisième. Madame Elisabeth, madame de Tourzel et la princesse de Lamballe,
qui était venue dans la soirée rejoindre la famille royale, se réunirent dans
une pièce qui suivait la chambre de la reine, et passèrent la nuit à veiller,
à pleurer, à prier à sa porte. Le
cloître élevé et vaste sur lequel ou vraient ces chambres servit de camp aux
officiers supérieurs, aux cinquante hommes de garde et aux serviteurs du roi,
Hue et Chamilly. Louis XVI, sa famille et sa suite ne touchèrent pas, ce
soir-là, au souper qui leur avait été préparé. Après une conversation intime
et sans témoin, entre ce prince, la reine et madame Elisabeth, ils allèrent
chercher quelques moments de sommeil, après une veille de trente-six heures,
qui avait épuisé à la fois leur âme et leur corps. Ce sommeil fut court, le
réveil terrible. XII. La
reine, en rouvrant les yeux aux rayons d'un soleil brûlant qui pénétrait,
sans voile, jusque sur sa couche, en voyant ces toits sombres, cette fenêtre
sans tenture, cette chambre nue, ces chaises de paille, ces vêtements en
désordre jetés sur des meubles presque indigents, referma les yeux pour se
tromper elle-même un moment de plus et pour se persuader que les événements
de la veille et l'horreur du jour étaient un songe. Elle fut arrachée à ce
demi-sommeil par la présence, par la voix et par les caresses de ses enfants.
Madame Élisabeth les amenait au pied de son lit. On avertit la reine que
l'heure de la séance approchait, et que l'Assemblée exigeait que la famille
royale y reprît sa place de la veille. Quelques-unes de ses femmes, à qui les
inspecteurs de la salle avaient permis le matin de pénétrer jusqu'à leur
maîtresse, furent introduites en même temps dans l'appartement. En traversant
la cellule du roi, elles trouvèrent ce prince assis près de son lit et
faisant réparer le désordre de sa coiffure. On lui coupait les cheveux. Il en
prit quelques mèches et les donna à ces fidèles suivantes de la reine :
munificence de cœur, la seule désormais qui fut en sa puissance. Elles
voulurent lui baiser la main ; il la retira et les embrassa. La familiarité
du malheur avait effacé les distances entre cette famille et ces serviteurs. Ces
femmes fondirent en larmes en voyant la reine de France couchée sur un lit de
camp et servie par une étrangère, gardienne de ce cloître abandonné. Cette
pauvre servante, intimidée et attendrie par la grandeur et par l'infortune
qu'elle avait sous les yeux, s'efforçait de racheter, par ses soins et par
ses respects, l'inhabileté de ses services. Marie-Antoinette tendit les bras
à ses amies et éclata en sanglots. Elle resta longtemps sans pouvoir ni
regarder ni parler, confuse et rougissant de son abaissement et de sa
dégradation, devant celles qui l'avaient vue la veille dans son luxe et dans
sa splendeur. « Venez, malheureuses femmes, leur dit-elle enfin, venez
voir une femme plus malheureuse que vous, puisque c'est elle qui fait votre
malheur à toutes. » Puis embrassant sa fille et le Dauphin, que lui
présentait madame de Tourzel : — « Pauvres enfants, ajouta-t-elle, qu'il est
cruel de leur avoir promis un si bel héritage et de dire : Voilà ce que nous
leur laissons, tout finit avec nous ! » Elle s informa ensuite, dans les plus
intimes détails, du sort de madame Pauline de Tourzel, de madame de
Laroche-Aymon, de la duchesse de Luynes et de toutes les personnes de sa cour
qu'elle avait laissées aux Tuileries. XIII. La mort
de ses serviteurs tués sur le seuil de son appartement déchira son cœur. Elle
leur donna des larmes. Elle raconta, en s'habillant, ses impressions pendant
la séance de la veille. Elle se plaignit à demi-mot de ce défaut de dignité
naturelle qui ne donnait pas au roi, depuis qu'il était entre les mains de
l'Assemblée, toute la majesté qu'elle aurait désiré lui voir devant ses
ennemis. Elle regrettait qu'il eût satisfait sa faim en public et offert
ainsi aux regards du peuple une apparence d'insouciance et d'insensibilité si
loin de son cœur. Des députés attachés à son parti l'avaient fait prévenir du
fâcheux effet de cet oubli de sa situation ; mais, sachant, disait-elle,
l'inutilité de ces avertissements, impuissants contre sa rude nature, elle
les avait épargnés au roi, pour ne pas ajouter une humiliation à tant de
peines. La montre et la bourse de la reine s'étant perdues dans le tumultueux
trajet du château à l'Assemblée, elle emprunta la montre d'une de ses dames,
et pria madame Augié, sa première femme de chambre, de lui prêter vingt-cinq
louis pour les hasards de sa captivité. A dix
heures, la famille royale rentra à l'Assemblée et y resta jusqu'à la nuit. Le
triomphe de la veille avait rendu le peuple plus exigeant, et les motions
plus sanguinaires. Des pétitionnaires assiégeaient la barre, demandant à
grands cris le sang des Suisses de l'escorte du roi, réfugiés dans l'enceinte
des Feuillants. L'Assemblée disputait aux assassins ces trois cents victimes.
Santerre, mandé par Vergniaud pour protéger les prisonniers, annonçait le
massacre imminent de ceux qu'on avait arrêtés dans le bois de Boulogne. Des
voix féroces hurlaient aux portes pour qu'on leur livrât leur proie ! «
Grands dieux, quels cannibales ! » s'écria Vergniaud. Des
traits de générosité populaire se mêlèrent à ces rugissements de brutes
avides de carnage. Des combattants vinrent prendre les vaincus sous leur
responsabilité et se dévouer à leur salut. Mailhe et Chabot, envoyés pour
haranguer le rassemblement, furent accueillis par les cris : « A
bas les orateurs ! » Il y eut un moment où la terreur s'empara de
l'Assemblée, l'enceinte extérieure était forcée. Vergniaud, intrépide pour
lui-même, craignit pour les jours du roi. Les inspecteurs de la salle
accoururent et firent retirer la famille royale dans le couloir, afin que si
le peuple entrait, les armes à la main, dans la salle, il ne trouvât pas ses
victimes sous sa main. Le roi, qui crut le moment suprême arrivé pour lui et
pour sa famille, songea seulement au salut de ses serviteurs. Il les conjura
de l'abandonner à son sort et de penser à leur propre sûreté. Aucun d'eux ne
pesa sa vie contre son devoir. Ils restèrent où l'honneur et l'attachement
leur commandaient de vivre ou de mourir. La consigne fit reculer le peuple.
Danton accourut, fendit cette foule avec l'autorité de son nom et la terreur
de son geste. Il demanda patience et non générosité aux assassins. A sa voix,
les hommes à piques ajournèrent leur soif de sang. « Législateurs, dit Danton
en entrant à l'Assemblée, la nation française, lasse du despotisme, avait
fait une révolution. Mais, trop généreuse, ajouta-t-il en lançant un regard
menaçant sur la place où le roi l'écoutait, elle a transigé avec les tyrans.
L'expérience lui a prouvé qu'il n'y a aucun retour à espérer des anciens
oppresseurs du peuple. Elle va rentrer dans ses droits... mais là où commence
la justice, doivent s'arrêter les vengeances populaires. Je prends, devant
l'Assemblée nationale, l'engagement de protéger les hommes qui sont dans son
enceinte. Je marcherai à leur tête et je réponds d'eux ! » Il
jeta, en prononçant ces derniers mots, un coup d'œil rapide et fier sur la
reine, comme si une intelligence secrète ou une compassion superbe eussent
été cachées sous la rudesse de son discours et sous le dédain de son
attitude. XIV. L'Assemblée,
les tribunes applaudirent. Le peuple ratifia au dehors, par ses acclamations,
la promesse de son favori, et les Suisses furent sauvés jusqu'au 2 septembre.
Péthion succéda à Danton. Délivré de sa captivité simulée, il venait de
reprendre à la commune le simulacre d'une autorité qu'il n'avait plus que de
nom. Utile la veille aux factieux, il leur était importun désormais. Il
affecta devant l'Assemblée de croire encore à sa puissance qui lui échappait.
Quand l'œuvre est faite, on brise l'instrument. Péthion n'était que le
complice timide d'une conspiration accomplie ; mannequin populaire élevé
contre le roi, le jour où le roi disparaissait Péthion n'était plus. Il
tentait en vain de modérer les exigences des commissaires de la commune et de
reporter le pouvoir à son centre légal, c'est-à-dire à l'Assemblée. La
commune impérieuse envoyait des ordres, sous la forme de prières, au corps
législatif. Les Girondins n'étaient, comme Péthion, que les souverains
honoraires d'une révolution qui les dépassait. Ils
avaient décrété la veille que Louis XVI habiterait le palais du Luxembourg
pendant la suspension. Ce palais rappelait trop le pouvoir suprême dont la
commune voulait écarter l'image des yeux du peuple. Elle représenta au corps
législatif qu'elle ne pouvait répondre du roi dans une demeure aussi vaste,
et sous laquelle des souterrains immenses pouvaient favoriser les évasions ou
les complots. L'Assemblée, pour sauver l'apparente indépendance de ses
résolutions, renvoya à une commission le pouvoir de prescrire l'habitation du
roi. Cette commission décréta que la famille captive occuperait l'hôtel du
ministre de la justice, sur la place Vendôme. Cet hôtel, au centre de Paris
et sur la place où l'on passait en revue les troupes, attirait encore trop
les pensées vers une puissance dangereuse à montrer aux soldats et au peuple.
La commune refusa d'exécuter ce décret. Manuel vint en son nom demander que
l'habitation du roi otage fût fixée au Temple, loin des yeux, loin des
souvenirs, loin des émotions de la ville. L'Assemblée céda. Le choix du
Temple indiquait l'esprit de la commune dans l'interprétation des événements
de la veille. Au lieu d'une demeure, c'était une prison. XV. Les
Girondins avaient suspendu seulement, la commune dégradait la royauté. Roland
et ses amis voulurent se préparer un appui contre l'omnipotence de
l'Hôtel-de-Ville en constituant le conseil du département, et en rendant à ce
conseil l'ascendant et la surveillance que la constitution lui donnait sur le
corps municipal. Ils firent proposer cette motion par un de leurs adhérents
les plus obscurs, pour cacher la main qui portait le coup. La commune
reconnut la main et la prévint. Trois fois dans la journée le conseil
municipal envoya demander humblement d'abord, fermement après, insolemment
enfin, la révocation du décret attentatoire à sa toute-puissance. La dernière
injonction fut brève et menaçante comme un ordre souverain. Cet ordre fut
obéi. D'autres
députations de la commune vinrent ensuite demander la création d'une cour
martiale pour venger le sang du peuple. L'Assemblée ayant éludé de répondre :
« Si ce décret n'est pas porté, reprit froidement l'orateur de la commune,
notre mission est de l'attendre ! » Robespierre, au nom de la section de la
place Vendôme, parut à la barre : « Peuple, dit-il en faisant allusion aux
statues du roi qu'on abattait sur les places publiques, quand la tyrannie est
couchée à terre, gardez-vous de lui donner le temps de se relever. Nous avons
vu tomber la statue d'un despote ; notre première pensée est d'élever à sa
place un monument à la liberté. Les citoyens qui meurent en défendant la
patrie sont au second rang. Ceux-là sont au premier, qui meurent pour l'affranchir
au dedans. » Enfin
le Prussien Anacharsis Clootz, philosophe errant pour semer sa doctrine sur
la terre avec sa parole, sa fortune et son sang, fit entendre au nom du genre
humain à l'Assemblée nationale le premier écho du 10 août dans l'âme des
peuples impatients de leur servitude. Clootz poussait la passion de l'humanité
jusqu'au délire. Mais ce délire était celui de l'espérance et de la
régénération. Les sceptiques le trouvaient ridicule, les patriotes le
trouvaient banal, les politiques l'appelaient utopiste. Cependant Clootz ne
se trompait que d'heure. Les utopies ne sont souvent que des vérités
prématurées. Les âmes ébranlées par la secousse du moment et fanatisées
d'espérance s'ouvraient aux perspectives les plus idéales. Le philosophe fut
écouté avec complaisance, et les idées consolantes qu'il faisait briller
comme un arc-en-ciel sur cet horizon de sang suspendirent, quelques instants,
la lutte des partis et la hache des assassins. XVI. Après
cette seconde journée, le roi fut reconduit aux Feuillants. Les témoignages
de pitié et d'attachement des hommes de son escorte alarmèrent la commune et
les Jacobins. Santerre releva ce poste et choisit pour la garde du roi des
cœurs inaccessibles à l'indulgence et irréconciliables avec un tyran détrôné.
La rudesse des gestes, la rigueur des consignes apprirent au roi ce
changement. Le Girondin Grangeneuve, membre du comité de surveillance dont le
bureau était dans le même cloître que les chambres du roi, s'alarma aussi des
respects et de l'attendrissement du petit nombre d'amis qui entouraient la
famille royale. Il crut à un projet d'enlèvement. Il en fit part à ses
collègues. La plus ombrageuse des tyrannies, c'est la plus récente. Le comité
partagea ou feignit la peur de Grangeneuve. Il ordonna l'éloignement de
toutes les personnes étrangères à la domesticité immédiate de la famille. Cet
ordre consterna les généreux courtisans de sa captivité. Le roi fit appeler
les députés inspecteurs de la salle. « Je suis donc prisonnier, messieurs !
leur dit-il avec amertume ; Charles Ier fut plus heureux que moi ; on lui
laissa ses amis jusqu'à l'échafaud. » Les inspecteurs baissèrent la tête.
Leur silence répondit pour eux. On vint
prier le roi de passer dans la salle où le souper de la famille royale était
préparé. On permit à ses amis de l'y suivre. Ce fut le dernier jour où le roi
et la reine furent servis avec l'étiquette des cours par ces cinq
gentilshommes debout : étiquette touchante ce jour-là, car elle était
volontaire. Le respect redoublait avec l'infortune. Une tristesse muette
assombrit ce dernier repas. Maîtres et serviteurs sentaient qu'ils allaient
se séparer pour toujours. Le roi ne mangea pas. Il retardait à dessein
l'heure où l'on enlèverait la table afin de prolonger les minutes où il lui
était permis de voir encore des visages amis. Ce long adieu lassa la patience
des officiers de garde. Il fallut déchirer cet entretien. Le roi savait que
les cinq gentilshommes couraient risque d'être arrêtés au bas de l'escalier.
L'inquiétude sur leur sort ajoutait à l'horreur du sien. Enfin, fondant en
larmes en les regardant, il essaya de parler, son émotion le rendit muet. — «
Séparons–nous, leur dit la reine ; ce n'est que de ce moment que nous sentons
toute l'amertume de notre situation. Jusqu'à présent vous nous l'aviez voilée
par vos respects et adoucie par vos soins. Que Dieu vous paye une
reconnaissance que..... » Ses sanglots lui coupèrent la voix. Elle fit
embrasser ses enfants par les derniers serviteurs de leur famille. La garde
inflexible entra et leur disputa les minutes. Les gentilshommes descendirent
par un escalier dérobé. Ils sortirent un à un sous des habits empruntés pour
se perdre inaperçus dans la foule. XVII. M. de
Rohan-Chabot, aide-de-camp de La Fayette, avait passé les deux jours et les
deux nuits, à la porte du roi, en costume de simple garde national. Reconnu
et arrêté en sortant des Feuillants, il fut jeté clans la prison de l'Abbaye,
qui ne s'ouvrit qu'aux assassins de septembre. La reine, sa sœur, les enfants
de France, dénués de tout par le pillage des Tuileries, reçurent de
l'ambassadrice d'Angleterre le linge et les vêtements de femme, nécessaires à
la décence de leur situation. La famille royale passa encore un jour et demi
dans la loge du logographe. Il semblait que le peuple, comme un triomphateur
cruel, voulût se repaître longtemps du supplice et de l'ignominie de la
royauté. Seuls et sans amis pendant ces deux derniers jours, leur douleur et
leur honte sans témoins furent aussi sans consolation. Leurs cœurs, lassés
d'outrages, ne purent même se reposer sur un peu de pitié. En se regardant
mutuellement, leurs yeux ne se renvoyaient que les mêmes terreurs et les
mêmes larmes. Le lundi, à trois heures, Péthion et Manuel vinrent les prendre dans deux voitures pour les conduire au Temple. La commune, qui pouvait enlever les prisonniers de nuit, voulut que ce trajet des Tuileries à la prison se fit en plein jour, à pas lents, et par les quartiers les plus populeux, pour que la dégradation de la royauté eût l'apparence et l'authenticité d'une exposition avant le supplice. Péthion et Manuel étaient dans la voiture du roi. Une foule innombrable formait la haie de la porte des Feuillants à la porte du Temple. Les regards, les gestes, les injures, le rire moqueur, le plus lâche des outrages, se renouvelèrent sur tous les pas du cortége. La faiblesse des femmes, l'innocence des enfants attendrissaient en vain quelques regards furtifs : il fallait cacher son attendrissement comme une trahison. Péthion avait l'habitude de présider à ces marches triomphales de la déchéance. C'était lui qui avait ramené le roi de Varennes à travers la capitale irritée. C'était lui qui avait vu le roi coiffé du bonnet rouge dans son palais envahi le 20 juin, et qui avait félicité le peuple en le congédiant. C'était lui encore qui le menait à sa dernière halte, avant le supplice. Il ne lui épargna aucune des amertumes de la route. Il ne lui voila aucun des présages de sa chute. Il le promena à travers sa honte pour la lui faire savourer. En passant sur la place Vendôme, il lui fit remarquer la statue renversée de Louis XIV jonchant de ses débris la ville où son image avait si longtemps régné. Le peuple ne voulait plus de rois même en souvenir. Partout les symboles de la royauté étaient effacés ou mutilés sur le passage des voitures. La main du peuple effaçait ainsi d'avance une institution sur laquelle l'Assemblée n'avait pas encore prononcé. Le 10 août était un décret obscur de la victoire que la commune de Paris se hâtait d'interpréter par l'emprisonnement du roi. De la prison au trône le retour était impossible. La commune voulait le montrer. Louis XVI le sentit ; et quand après deux heures de marche les voitures roulèrent sous les voûtes de la cour du Temple, il avait dans son cœur abdiqué le trône et accepté l'échafaud. |